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|  | L’ÉGLISE
        ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE 
         PREMIÈRE
          PARTIE
           CHAPITRE II
             UNION DE L’ÉTAT ET DE L’ÉGLISE, ET RÉUNION DE L’EMPIRE
             (313-323.)
             
             L’effet de l’édit de Milan fut immense. Ce n’était pas seulement la
            délivrance, c’était la réhabilitation civique d’une moitié des sujets romains.
            Un long cri de joie s’éleva de tous les points de l’Empire. Les chrétiens
            s’abordaient en tout lieu avec transport, célébrant les merveilles de la
            protection divine. Sur les débris d’humbles chapelles ruinées pendant la
            persécution s’élevaient partout des églises dans de vastes proportions,
            décorées avec un éclat inconnu. Sortie des souterrains et des déserts, la
            religion nouvelle apparaissait partout à la splendeur du jour. Ce n’étaient que
            dédicaces de temples et réunions d’évêques. Les cérémonies, les pompes
            religieuses, le chant des psaumes et des cantiques, la célébration des mystères
            symboliques de la passion, faisaient déborder chez une multitude de tout âge et
            de tout sexe, l’effusion de la foi, de la charité et de la reconnaissance.
             Eusèbe nous donne la description d’un de ces temples dont l’étendue et
            l’éclat attestaient la puissance et la liberté des chrétiens : l’église de Tyr,
            construite par l’évêque Paulin. On l’avait bâtie sur la place même de
            l’ancienne, dans une partie assez peu commode de la ville, dont les païens
            avaient fait pendant la persécution un dépôt d’immondices, et où elle s'élevait
            maintenant comme un lis remplissant les airs des délices d'un divin parfum.
            L’enceinte en avait été fort étendue et entourée d’une muraille qui lui servait
            de protection. Un grand vestibule s’ouvrait du côté du lever du soleil,
            frappant tous les regards et invitant tous les passants à entrer. Entre ce
            vestibule et l’église proprement dite s’étendait une cour intérieure de forme
            carrée, bordée de colonnes des quatre côtés, et fermée par un grillage de bois
            d'une médiocre hauteur. Deux fontaines y étaient préparées pour verser des eaux
            purificatrices sur les pieds et les mains de ceux qui devaient pénétrer dans le
            sanctuaire. Au-delà de cette cour, plusieurs vestibules précédaient encore
            l’entrée du temple qui s’ouvrait par trois portes différentes, alignées sur la
            même face de l’édifice, et tournées vers le soleil levant. L’intérieur
            resplendirait de l’éclat des matériaux les plus précieux; le cèdre du Liban
            formait les lambris. Des trônes très élevés étaient préparés pour les chefs de
            l’assemblée, et des sièges moins apparents pour les ministres d’un ordre
            inférieur. Enfin dans le milieu de l’enceinte s’élevait l’autel, le saint des
            saints, préservé du contact de la foule par une barrière de bois de l’art le
            plus exquis. Telle était la disposition magnifique de ces temples élevés par de
            nouveaux et pacifiques Salomons, et à qui on ne
            craignait pas de donner le nom de demeure royale, basilique, jusque-là consacré
            aux édifices publics de l'autorité impériale.
             «Amis et prêtres de Dieu, disait l’orateur sacré, lors de la dédicace de
            cette église, vous qui êtes couverts de la tunique sacrée et couronnés de la
            gloire céleste, imbus de fonction divine, enveloppés du manteau sacerdotal dont
            vous a revêtus l’Esprit-Saint... et vous, ô troupeau sacré du Christ,
            sanctuaire de bonnes pensées, école de sagesse, pieux et religieux auditoire,
            écoutez-moi : nous avions, depuis longtemps, appris dans les leçons de la
            Sainte-Écriture les merveilles de la main de Dieu, et son admirable bonté
            envers les hommes. Dans nos hymnes et nos cantiques, nous étions accoutumés à
            répéter ces paroles: ô Dieu, nous avons entendu de nos oreilles, et nos pères
            nous ont annoncé les merveilles que vous avez opérées dans les jours antiques.
            Mais, maintenant, ce n’est pas seulement par l’ouïe, par la parole et par la
            renommée que nous avons éprouvé la main céleste et le bras étendu de notre Dieu
            très-grand et de notre roi très-puissant : nous avons vu en réalité et de nos
            propres yeux, la vérité et la certitude des choses que nous avions lues dans
            les écrits d’autrefois, et nous pouvons chanter cet autre cantique de triomphe
            : Voilà ce que nous avons entendu et vu dans la cité du Seigneur des
            puissances, dans la demeure de notre Dieu... quel roi, en effet, est jamais
            arrivé à un aussi grand degré de puissance que N.-S. Jésus-Christ, à savoir de
            remplir de son nom les oreilles et les bouches de tous les mortels? Où est le
            souverain qui ait porté des lois assez pieuses et assez sages pour qu’elles
            puissent être lues à tous les hommes soumis d’un bout à l’autre de la terre et
            qui ait changé, par des règlements très-doux et très-humains, les mœurs
            barbares et féroces des nations sauvages? Quel héros a-t-on vu combattre pendant
            tant de siècles, pour tous les hommes, déployer une vertu plus grande que la
            force humaine, fleurir et croître de jour en jour avec tout l’éclat de la
            jeunesse? Puis se créer à lui-même une nation inconnue avant lui, non point
            cachée dans quelque coin ignoré de la terre, mais répandue sur toute la surface
            du monde? Donner enfin à ses soldats des armes assez fortes pour qu’ils se
            montrent, dans leurs luttes contre leurs ennemis, plus durs que le diamant?
            Quel roi a conservé, après sa mort même, assez de force pour conduire des
            armées, remporter des victoires, et couvrir de ses palais, de ses demeures
            consacrées, tous les lieux, tous les pays et toutes les villes, soit chez les
            Grecs, soit chez les barbares? »
               Le sentiment de la puissance et la joie du triomphe n’étaient pas
            complètement étrangers à ces pieuses exaltations. L’Église sentait la force que
            lui donnait, dans un monde déchiré, l’unité de l’organisation et des croyances.
            Constantin ne tarda pas non plus à s’en apercevoir. Il comprit le parti qu’il
            pouvait tirer d’un corps puissant, désormais attaché à lui par la
            reconnaissance, pour rétablir un peu d’ordre au sein de son Empire. «Je me
            proposais, écrivait-il peu d’années après, de ramener à une seule forme
            l’opinion que tous les peuples se faisaient de la Divinité, et de rendre son
            ancienne vigueur au corps entier de l’Empire qui me semblait atteint d’un grand
            mal. M’étant mis devant les veux ces deux buts, je contemplais incessamment
            l’un par le regard secret de la pensée, j’essayais d’atteindre l’autre par la
            force des armes. Car je concevais que si j’avais pu, comme c’était mon désir,
            établir entre les hommes l’accord sur le culte de Dieu, l’administration des
            affaires publiques en aurait recueilli le fruit par un changement conforme aux
            sentiments pieux de tous les peuples». Pour la partie pacifique de cette œuvre,
            Constantin espérait trouver un auxiliaire dévoué et efficace dans le clergé
            chrétien. Au premier 1moment, cependant, ce résultat ne fut ni aussi rapide ni
            aussi complet qu’il s’en flattait.
             Un de ses premiers actes, dès le début de l’année 313, fut de faire du
            clergé chrétien un corps privilégié exempt des obligations de la vie civile.
            Peu de jours après sa victoire, il avait envoyé en Afrique le proconsul Anulin,
            portant la tête de Maxence, pour recevoir les soumissions de la province.
            L’Afrique, encore tout émue des violences de Maxence, avait adhéré avec
            empressement au nouveau règne. La ville de Cirthe s’était hâtée de prendre le nom de Constantine. Anulin était à peine établi
            qu’il reçut l’ordre d’aller trouver Cécilien, l’évêque de Carthage, et de lui
            annoncer, de la part de l’empereur, qu’à l’avenir les ministres de son Église
            seraient déchargés de toute fonction municipale pour pouvoir se consacrer plus
            entièrement à la Divinité; faveur considérable, si l’on songe que dans
            l’organisation municipale des Romains, tous les bourgeois aisés faisaient, sous
            le nom de décurions, partie de l’administration de la commune, et
            étaient tenus de subvenir de leurs propres biens à l’insuffisance des deniers
            publics. C’était dans les désastres de l’Empire une des charges les plus
            lourdes qui pesât sur la propriété privée.
             Cette lettre était accompagnée d’une autre adressée à l’évêque Cécilien
            lui-même, et par laquelle l’empereur mettait le comble à sa générosité en
            assurant une subvention pécuniaire à toute l’Église d’Afrique. Ce n’était rien
            moins qu’une sorte de traite sur le trésorier général de la province, Ursus, et l’intendant du domaine, Héraclidas.
            Le crédit ouvert se montait à trois mille bourses. En terminant cette lettre,
            Constantin indiquait en termes assez vagues qu’il avait entendu parler de
            quelques troubles intérieurs dans l’Église d’Afrique, et qu’il engageait
            Cécilien à y mettre ordre avec le concours de l’autorité civile s’il était nécessaire.
             Mais les choses étaient plus graves qu’il ne le croyait. Anulin venait à
            peine de s’acquitter de sa commission qu’il voyait sa demeure envahie par une
            multitude de peuple qui se disant plus catholique que l’évêque, ou plutôt
            contestant à Cécilien le caractère épiscopal, venait le charger de remettre
            entre les mains de l’empereur une dénonciation en règle d’une partie du clergé
            contre l’autre. Il apprit ainsi que les chrétiens étaient, en Afrique, partagés
            en deux camps qui se portaient réciproquement une très-vive inimitié.
             C’était le schisme des Donatistes, l’une de ces divisions intérieures de
            l’Église, qui naissaient, comme nous l’avons vu, de la diffusion même de la foi
            chrétienne, de la variété des populations rangées sous sa loi, et en même temps
            que de la source intarissable des passions humaines, et contre lesquelles
            l’unité centrale avait dû lutter dès les premiers jours, avec autant de peine
            que de succès. La prospérité de l’Église, en faisant entrer dans son sein tous
            les éléments impurs que les pouvoirs temporels traînent à leur suite, allait
            rendre ces divisions plus nombreuses encore et plus redoutables; mais celle-ci
            remontait aux incidents de la dernière persécution de Dioclétien. Le
            christianisme, en Afrique, avait toujours gardé quelque empreinte de la rudesse
            punique. Sur une terre de sable et de feu, au milieu des ruines de l’ancienne
            Carthage, vivait une population riche, ardente, également passionnée dans ses
            convictions et dans ses plaisirs, à l’église comme au théâtre, et qui, bien que
            sous le joug romain, conservait encore les mœurs et l’esprit des Hannibal et
            des Hannon. La foi même y prenait un aspect farouche et une fougue impétueuse.
            C’était la patrie de Tertullien, et les semences de sa doctrine étaient
            toujours prêtes à lever sur ce sol. Comme Tertullien, les chrétiens d’Afrique
            se montraient volontiers provocants jusqu’à la témérité à l’égard des magistrats
            romains, et sans pitié pour leurs frères timides dont le courage défaillait
            dans les supplices. Saint Cyprien, leur grand évêque, s’était cru obligé de
            leur donner l’exemple d’une retraite prudente pendant la persécution, et il
            avait ensuite écrit un traité entier, De lapsis,
            pour leur apprendre à garder un juste tempérament entre la rigueur outrée et la
            miséricorde excessive. Dans la persécution de Dioclétien le même courage
            accompagné de la même âpreté s’était fait voir. Des chrétiens étaient allés
            eux-mêmes se livrer au proconsul romain et lui déclarer qu’ils avaient en dépôt
            des livres de l’Écriture dont ils ne voulaient pas se dessaisir. L’évêque
            Mensurius, blâmant par une juste prudence cet excès de zèle, se vit accuser de
            faiblesse et même de trahison. La qualification de traditeur devint une
            imputation commune dont les fanatiques poursuivaient les fidèles plus modérés;
            et à la faveur d’une accusation avidement accueillie par la violence populaire,
            toutes les récriminations, tous les ressentiments, toutes les ambitions privées
            se donnaient librement carrière.
             La mort de Mensurius avait suivi de près l’origine de la querelle et en
            avait envenimé toutes les passions. L’archidiacre Cécilien l’ayant remplacé en
            vertu du suffrage de tout le peuple, sa nomination fut un grand
            désappointement, et pour quelques prêtres du diocèse qui avaient aspiré à
            profiter de la vacance, et pour les évêques voisins de la province qui
            voulaient avoir part à l’élection du siège primatial de Carthage. Une trame fut
            ourdie entre les prélats du voisinage et les mécontents de la ville même, à la
            tête desquels se plaçait une dame de qualité, du nom de Lucile, à qui ses
            pratiques superstitieuses avaient attiré des réprimandes de Cécilien. Le
            prétexte de l’accusation fut que l’ordination de Cécilien avait été faite sans
            le concours de toute la province, par un évêque traditeur, Félix d’Aptonge. Sur ce motif, soixante-dix évêques de Numidie, au
            nombre desquels figurait un certain Donat, évêque des Cases noires, s’étaient
            donné rendez-vous à Carthage et avaient cité Cécilien à leur barre. Cécilien ,
            fort de la pureté de sa conscience, de l’appui de son troupeau et de la
            communion de Rome, refusa de quitter son église où se trouvaient encore la
            chaire de saint Cyprien et l’autel où l’évêque martyr avait célébré le
            sacrifice. II se borna à faire répondre à ses adversaires que s’il avait été
            irrégulièrement ordonné, ils n’avaient qu’à venir réparer eux-mêmes ce vice de
            forme par une consécration nouvelle. Cette réponse, qui tenait du défi,
            exaspéra les prélats ambitieux, et l’un d’eux s’écria avec une colère sauvage:
            «Qu’il vienne, et au lieu de lui imposer les mains pour le consacrer, on lui
            cassera la tête pour pénitence». Dans ces dispositions violentes, le concile
            prétendu passa outre, condamna Cécilien pour tradition; anathématisa ses
            ordinateurs et tous ceux qui demeuraient dans sa communion, et procéda à une
            élection nouvelle. Le choix tomba sur un diacre nommé Majorin, familier de
            cette Lucile dont les richesses et la passion avaient servi d’aliment à toute
            l’intrigue. Cette élection fit grand bruit dans toute la province d’Afrique, et
            chaque évêque ayant soin, à son retour dans son diocèse, de propager des
            calomnies contre Cécilien, l’opinion générale se déclara au premier moment en
            faveur de ses adversaires.
             Tel était le débat au milieu duquel venaient tomber les faveurs de
            Constantin pour l’Église catholique. L’autorité impériale n’était un auxiliaire
            à négliger pour aucun des deux partis. La requête des Donatistes remise au
            proconsul Anulin fut très-pressante. Elle était renfermée dans un sac de cuir
            portant ce titre: Production de l’Eglise catholique contenant les crimes de
              Cécilien, donnée par le parti de Majorin. « Nous nous adressons à vous,
            disaient les signataires, ô très-excellent prince, parce que vous êtes d’une
            race juste et fils d’un prince qui n’a point exercé de persécution comme les
            autres empereurs ses collègues... Car il y a des disputes entre nous, et les
            autres évêques d’Afrique; nous supplions donc votre piété de nous faire donner
            des juges dans les Gaules.»
             La lettre était datée du 15 avril 313. Elle trouva, par conséquent,
            Constantin encore dans les Gaules. Sa surprise, en recevant cette étrange
            missive, ne fut égalée que par son désappointement. Il trouvait la division là
            où il cherchait l’unité, et son christianisme, de date bien récente et de
            nature encore bien équivoque, était mis à forte épreuve par celle demande
            d’intervention dans une querelle si étrangère à ses habitudes. Mais son
            déplaisir, qui aurait fort bien pu s’étendre à tous les chrétiens en général,
            ne tomba, par bonheur, que sur les schismatiques. Il faut sans doute attribuer
            la cause de cette modération à l’influence qu’avaient prise sur lui de saints
            évêques d’Occident, et en particulier l’évêque de Cordoue, Osius, homme d’une
            vertu éminente, qui allait régner pendant de longues années sur la conscience
            du royal catéchumène. Osius jouissait, dans tout l’Occident, d’une grande
            réputation de sagesse. Les païens même l’avaient en respect, et il n’est guère
            douteux que c’est lui que l’historien Zosime appelle l’Égyptien ou mage venu d’Espagne, qui avait la confiance de toutes les dames du palais, et qui
            agit puissamment pour la conversion de l’empereur. Sous l’empire de tels
            conseils, Constantin se décida à intervenir activement pour rétablir l’unité
            troublée dans l’Église, et comme il n’était pas dans sa nature de poursuivre un
            but à moitié, on le vit, à peine converti, ne paraissant nullement songer à se
            faire baptiser, entrer avec passion dans une querelle de discipline, et porter
            dans une controverse de théologie la ténacité et l’ardeur habituelles de son
            caractère.
             Sur-le-champ il désigna trois évêques de Gaule pour être juges dans le
            différend, Materne, évêque de Cologne, Rétice d’Autun, et Marin d’Arles. Il
            leur communiqua toutes les pièces transmises par Anulin et leur donna ordre de
            se rendre à Rome où Cécilien allait être mandé avec dix évêques de son parti,
            et dix du parti contraire. Le procès devait s’instruire sous la direction de
            l’évêque de Rome, Miltiade ou Melchiade, qui gouvernait depuis deux ans la première
            Église du monde. L'histoire ne nous a conservé que le nom du premier pape qui
            présida aux destinées de l’Église triomphante. La lettre que l’empereur
            adressa, à cette occasion, au pape Miltiade, était empreinte d’une déférence
            respectueuse ; ce n’était pourtant que le langage d’un souverain bienveillant
            pour l’Église, mais soucieux avant tout du bon ordre de son Empire. «Plusieurs
            pièces, disait-il, m’ont été remises par le très-illustre Anulin, proconsul
            d’Afrique, dont il résulte que Cécilien, évêque de Carthage, est accusé sur
            plusieurs chefs par ses collègues d’Afrique. Il m’est très-pénible que dans
            cette province que la Providence divine a spontanément confiée à mes soins
            pieux, et qui contient une grande multitude d’hommes, le peuple soit ainsi
            engagé dans une division funeste et que les évêques ne puissent s’accorder...
            que votre gravité, donc, après avoir lu les pièces, décide de quelle manière il
            conviendra de terminer, conformément à la justice, la controverse dont je viens
            de parler; car il ne vous échappera pas que je porte un tel respect à la
            régulière et légitime Église catholique que je ne voudrais voir subsister entre
            vous ni schisme ni division. Et sur ce, ô mon très-cher, que la divinité du
            Dieu suprême vous conserve plusieurs années»
             Ainsi s’ouvrit à Rome, dans le mois d’octobre 313, le premier concile
            d’évêques chrétiens réunis avec les insignes d’un pouvoir officiel. Un schisme
            insignifiant, en lui-même, servit d’occasion pour ouvrir les assises de
            l’Église victorieuse. Le concile siégea au palais de Latran, appartenant à
            l’impératrice Fausta, à deux pas du mont Palatin, en regard du Capitole et
            au-dessus du Forum. Cette colline de Latran, demeure de Constantin, est restée
            tout empreinte de la mémoire de sa conversion; la légende y a mêlé ses fables,
            et l’Eglise qui s’y élève aujourd’hui, devenue la métropole de Rome, porte
            encore au fronton, en souvenir de cette prise de possession solennelle, les
            mots: Omnium ecclesiarum urbis et mundi mater et caput.
               Le concile tint trois séances. Aux quatre évêques de
            Gaule s’en étaient joints quinze d’Italie et de Rhétie Mérocle de Milan, Florien de Cesène, Zotique de Quintiane (Kintzen en Bavière), Stemnius de Rimini, Félix de Florence, Gaudence de Pise, Constance de Faenza, Protère de Capoue,
            Théophile de Bénévent, Savin de Terracine , Second de Préneste, Félix de Cisterne, Maximin d’Ostie, Évandre d’Ursinum, et Donatien de Forum Claudii.
            Cécilien fut présent ainsi que ses adversaires. Tout se passa avec gravité et mesure.
            On écarta les accusateurs de mauvaise vie notoire. On ne voulut pas recevoir en
            témoignage des documents qui ne faisaient qu’attester les cris séditieux et les
            violences de la populace qui suivait le parti de Majorin. Le concile, animé
            d’un véritable esprit de justice, exigea des témoins en forme. Les ennemis de
            Cécilien en promirent qui ne parurent point, et eux-mêmes, dès le second jour,
            firent défaut à la séance. L’absolution de Cécilien ne faisait donc pas
            difficulté. II n’y en avait pas non plus à prononcer la condamnation du
            principal accusateur, le farouche Donat des Cases noires, contre lequel des
            faits très-graves étaient allégués et prouvés. Mais il était plus délicat de
            porter une sentence formelle contre le concile de Carthage où soixante-dix
            évêques avaient siégé. Les Pères de Rome usèrent ici d’une modération tout à
            fait conforme au bien de la paix, aux intentions de l’empereur et à l’esprit de
            l’Evangile. Ils s’appuyèrent uniquement sur ce fait, que Cécilien n’avait pas
            été entendu dans cette première instance et tinrent le jugement pour nul, sans
            vouloir ni en connaître ni le casser positivement. Le pape Miltiade, en
            particulier, s’exprima sur ce point difficile avec une douceur vraiment
            paternelle. Sous son influence pacifique, et d’après la formule que le pape
            proposa lui-même, la sentence fut définitivement ainsi rédigée: «Attendu qu’il
            est constant que Cécilien n’a pas même été accusé par ceux qui sont venus avec
            Donat, et que Donat lui-même ne l’a convaincu sur aucun chef, nous pensons
            qu’il convient de le conserver dans la communion de l’Église et dans la
            plénitude de sa dignité.» Acte fut dressé de toute la procédure et les juges
            envoyèrent la décision à Constantin en l'assurant qu’ils l’avaient rendue en
            toute conscience et dans un grand désir de justice.
             Par une coïncidence singulière, cette année même tombait l’anniversaire des
            jeux séculaires, l’une des grandes solennités de la religion politique de Rome.
            Soit défense de Constantin, soit crainte de lui déplaire, on n’osa point les
            célébrer, et l’amphithéâtre de Vespasien resta vide, pendant que sur les
            sommets qui le dominent passait la pompe inaccoutumée d’un concile. Les vieux
            amis de la grandeur romaine en conçurent de tristes pressentiments. Tel était
            le chemin déjà parcouru en moins de six mois. Dans les grandes crises des
            sociétés, quand les événements ont pris une fois un certain cours, ils semblent
            se précipiter avec une force irrésistible qui n’est que le poids de la main de
            Dieu.
             Pendant que Constantin se flattait d’avoir rétabli la paix au sein de
            l’Église, il recevait aussi la nouvelle qu’un grand pas était fait vers l’union
            politique de l’Empire. Maximin Daïa venait de succomber et l’Orient ne
            reconnaissait plus que le pouvoir de Licinius.
             La paix, en effet, n’avait pu être de longue durée entre deux souverains
            voisins et très-engagés l’un et l’autre dans deux lignes politiques
            différentes. Maximin n’avait pas attendu la fin de la conférence de Milan et le
            retour de Licinius pour commencer les hostilités. Profitant de l’absence de son
            rival, il avait traversé à marches forcées la Bithynie, malgré les rigueurs
            d’un hiver prolongé, et était venu mettre le siège devant Byzance qui n’avait
            tenu que onze jours. Il s’était arrêté un peu plus longtemps devant Héraclée,
            ce qui permit à Licinius de revenir en hâte, de rassembler ses troupes et
            d’attendre son adversaire devant Andrinople, moins pour le combattre que pour
            l’arrêter; car les deux armées étaient fort inégales, Licinius n’ayant que
            trente mille hommes pour tenir, tête aux soixante mille de son adversaire.
             Un engagement étant pourtant inévitable. Il eut lieu le 1er mai 313.
            Lactance, qui rapporte seul les détails de cette journée, les accompagne de
            circonstances tellement semblables à celles du combat qui avait eu lieu, l’année
            précédente, sous les murs de Rome, qu’il est impossible de ne pas concevoir
            quelques doutes sur l’exactitude de son témoignage. Il prête à Licinius comme à
            Constantin, un songe mystérieux la veille de la bataille, qui le détermina,
            dit-il, à se mettre d’une façon plus précise encore sous la protection du Dieu
            des chrétiens. Il est certain que, dans la lutte, la cause de Licinius était
            étroitement unie avec celle de la religion nouvelle, tandis que Maximin avait
            pour lui tous les vœux du paganisme mourant. Licinius était le signataire de
            l’édit de Milan, Maximin était le dernier survivant de tous les persécuteurs
            des chrétiens. Rien donc n’empêche de croire qu'un des deux camps fut mis
            solennellement sous l’invocation de Jupiter, tandis que les soldats de l’autre
            furent exhortés, au contraire, à se recommandera Jésus-Christ. Le matin du
            combat, les deux armées étant déjà en présence, les soldats de Licinius eurent
            ordre de détacher leurs boucliers, de délier leur casque et d’élever les mains
            vers le ciel. Puis l’empereur fit entendre lui-même celte prière répétée après
            lui par les officiers à qui elle avait été la veille communiquée par écrit: «O
            Dieu suprême, nous t’invoquons, Dieu saint, nous te prions, nous te
            recommandons le soin de la justice, notre salut et notre Empire. Par toi nous
            vivons, par toi nous sommes victorieux et prospères. Dieu saint et suprême,
            écoute nos prières; nous élevons nos mains vers toi; écoute-nous, Dieu saint et
            suprême.» La formule fut redite trois fois par toute l’armée assez haut pour
            que les ennemis en entendissent comme le murmure; puis, quand les boucliers
            furent relevés et les casques remis en tête, Licinius tenta encore quelques
            pourparlers avec son rival. Mais Maximin était très-confiant dans sa supériorité
            numérique et très-impatient d’en finir avec Licinius pour marcher contre
            Constantin; il ne voulut entendre aucune proposition. Il espérait même que les
            troupes de son adversaire passeraient de son côté sans combat, et dans ce but
            il les chargea fort mollement, ne cessant, au milieu de la mêlée même, de
            tenter de les séduire. Cette indécision dans l’attaque fut funeste à Maximin.
            Malgré l’inégalité des forces et quelques manœuvre heureuses, l’ébranlement ne
            tarda pas à se mettre parmi ses soldats. Dans les armées impériales toujours
            prêtes à passer d’un maître à l’autre, le moindre revers était fatal. La
            défection suivait et augmentait bien vite la déroule. Maximin, voyant une
            partie de ses hommes étendus sur le champ de bataille, tandis que les autres abandonnaient
            ses étendards, se bâta de prendre la fuite, jetant sa robe de pourpre et se
            couvrant du déguisement d’un esclave. Sa terreur était telle qu’en moins de
            vingt-quatre heures il avait traversé le Bosphore et se trouvait rendu à
            Nicomédie, n’ayant pas fait moins de soixante lieues. Il ne voulut pas
            s’arrêter là, et prenant avec lui sa femme, ses enfants et quelques officiers,
            il gagna du même pas la Cappadoce. Là, enfin, ayant trouvé quelques renforts,
            il s’arrêta et reprit la pourpre.
             Licinius, suivant le même itinéraire, entra sans retard dans la capitale
            abandonnée, rendit solennellement grâces à Dieu, et le 13 juin il fit afficher
            sur les murailles le grand édit de tolérance. Il donna l’ordre que les lieux
            d’assemblées des chrétiens fussent rétablis dans leur premier état. Il y avait
            dix ans, à quelques mois près, que la grande persécution avait commencé par la
            destruction de l’église de Nicomédie.
             Mais il fallait en finir avec Maximin. Licinius le pressa l’épée dans ses
            reins jusque dans les défilés du Taurus où il s’était fortifié. Déposté encore
            de cet asile, Maximin recula jusqu’à Tarse. Le désespoir, la rage et la terreur
            ravageaient son âme. Il essaya de mettre fin à ses tourments par une mort
            volontaire; mais avant de finir ses jours il se livra avec excès aux délices
            d’un dernier festin, et avala le poison après son souper. L’estomac chargé
            rejeta une partie du venin et amortit l’effet du reste. Il n’en résulta qu’un
            état de langueur et de souffrance générale qui, trouvant une constitution ruinée
            par la débauche, dégénéra bientôt en une effroyable maladie. Un feu intérieur
            le dévorait et lui causait d’indicibles souffrances. Dans les convulsions de la
            douleur il frappait sa tête contre les parois de sa chambre, et broyait des
            mottes de terre entre ses dents; les yeux lui sortaient de la tête; sa chair
            tombait en putréfaction et répandait une affreuse odeur. Son esprit n’était
            guère plus sain. Il lui semblait voir Dieu lui-même sur son tribunal, environné
            de ses ministres vêtus de blanc. On l’entendait gémir comme un homme à la
            torture. Ce n’est pas moi, s’écriait-il, ce sont les autres qui l’ont voulu. Puis il avouait tout, et demandait grâce. Dans un de ses accès de remords et de
            démence, il fit massacrer les prêtres païens dont les conseils l’avaient
            trompé, et se mil à l’œuvre pour rédiger un nouvel édit de tolérance. Enfin il
            rendit l’âme au milieu de ces douleurs.
             Licinius entra dans Antioche sans coup férir, fit déclarer le tyran ennemi
            public, fit abattre ses statues et ses inscriptions, fit mourir ses enfants,
            jeter sa femme dans les flots de l’Oronte, et livra ses principaux ministres
            aux supplices. A ces victimes il en joignit d’autres encore plus illustres: la
            veuve et la fille de Dioclétien, Prisque et Valérie
            et un fils de l’empereur Galère, Candidien, que Valérie avait adopté. Tous ces
            débris des anciennes familles impériales vivaient à l’ombre du pouvoir de
            Maximin dans une condition médiocre. Licinius hésita quelque temps, parut faire
            bonne mine à Candidien, puis, sur quelques soupçons qu’il conçut, l’envoya
            brusquement au supplice. Valérie, menacée du même sort, s’échappa sous un
            vêtement d’esclave et ne réussit que quelques mois à préserver sa vie.
             Ces exécutions successives répandirent un grand effroi dans tout l’Empire.
            C’étaient tous les auteurs de la dernière persécution qui semblaient l’un après
            l’autre précipités dans le même gouffre. On remarquait que ces ministres de
            Maximin étaient les proconsuls mêmes que les chrétiens avaient vus sur leur
            tribunal, ardents à accomplir leur tâche servile et sanglante. On ajoutait que
            Valérie, un instant chrétienne, n’avait pas osé défendre sa foi contre les
            menaces de son père. Le jour d’une grande et impitoyable justice était donc
            arrivé. Le Dieu des chrétiens montrait sa puissance. Il n'épargnait ni le sexe,
            ni le rang, ni l’âge. Sa colère punissait le père dans les enfants. Tout
            s’abaissait devant lui. Les chrétiens redisaient ses justices dans un langage
            sombre, emprunté aux anathèmes bibliques. La mort des persécuteurs devenait une
            expression proverbiale qui frappait l’imagination populaire. Sous ce titre, un
            rhéteur de renom, longtemps professeur à Nicomédie, très-célèbre déjà par ses
            apologies de la religion chrétienne, admis dans l’intimité de la maison de
            Constantin pour l’éducation de son fils, Firmianus Lactance publia un écrit plein de passion et de verve, coloré des plus vives
            peintures, mais où la charité évangélique n’a pas tout à fait assez tempéré les
            ressentiments de l’oppression.
             La chute de Maximin était donc un immense succès pour la cause chrétienne;
            mais la grandeur personnelle de Constantin n’avait pas autant à y gagner.
            Licinius devenait son égal par la victoire autant que par la puissance. Les
            préoccupations religieuses n’absorbaient pas tellement Constantin qu’elles lui
            fissent prendre en patience la moindre atteinte portée à sa prépondérance.
            Licinius, de son côté, avait un caractère perfide et jaloux. Aussi les deux
            beaux-frères, délivrés de leur ennemi commun, commencèrent-ils à se regarder
            avec déplaisance, et à chercher quelque prétexte de guerre qu’ils ne devaient
            pas tarder à trouver.
             La querelle éclata entre eux au sujet d’un certain Bassien, leur allié
            commun, qui avait épousé Anastasie, seconde fille de Constance Chlore.
            Constantin avait d’abord voulu élever homme au rang de César, puis sur un
            indice plus ou moins certain, il l’accusa de conspiration contre sa vie; et
            passant de la faveur extrême à l’extrême disgrâce, il le fit juger et condamner
            à mort. Il reprocha ensuite à Licinius d’avoir fomenté cette intrigue et de
            donner asile aux complices. Licinius refusa, en effet, de livrer à la justice
            les parents de la victime, et acceptant franchement la guerre, il détruisit les
            statues de Constantin dans la ville d’Émone, en
            Pannonie (Laybach).
             Mais il n'avait pas compté sur la rapidité des résolutions de Constantin et
            la promptitude foudroyante de leur accomplissement. La paix durait encore au
            mois de mai 314, comme on peut le voir par une médaille d’un des magistrats de
            Constantin, frappée à l’honneur de Licinius. Dès les premiers jours d’octobre,
            la guerre avait déjà abouti à une victoire sanglante. C’était auprès de Cibales en Pannonie, dans une plaine qui s’étend entre la
            Save et la Brave, que les deux beaux-frères en étaient venus aux mains. Constantin
            s’était posté au pied d’une éminence où ‘était située la ville de Cibales, appuyant ses troupes à la colline d’un côté, et de
            l’autre à un marais profond. Licinius avait au contraire développé les siennes
            dans la plaine. Cette fois comme l’affaire se disputait entre deux hommes de
            guerre d’importance et dignes l’un de l’autre, elle fut longue à terminer. Les
            troupes ne donnèrent point le honteux spectacle de la défection, ni les
            généraux, l’exemple de la fuite. On combattit toute la journée d’homme à homme
            dans une chaude mêlée. Quand la valeur personnelle de Constantin qui commandait
            son aile droite eut enfin décidé le sort de la journée, Licinius fit sagement
            retraite, n’abandonnant à l’ennemi que son bagage et ses chevaux. Il passa la
            Save auprès de Sirmium (Sirmich), rompit le pont, et
            se retira à travers la Mœsio vers la Thrace. Il avait
            perdu vingt mille hommes.
             Constantin le suivit lentement, obligé de reconstruire les ponts, et ne
            s’avançant qu’avec précaution. A Philippe il reçut des députés de Licinius avec
            des offres de paix. Il eût été assez disposé à les écouler, sans une nouvelle
            qu’il reçut en même temps, et qui l’irrita fortement. Licinius, sans doute pour
            s’assurer un utile auxiliaire, avait imaginé d’associer lui-même à l’empire un
            général distingué du nom de Valens. Constantin ne voulait à aucun prix, ni de
            nouveaux collègues, ni de soldats de fortune élevés du camp à l’empire. Il
            recommença la lutte sans hésiter. Une seconde bataille eut lieu en Thrace, dans
            les plaines de Mardie. Le succès fut encore plus
            disputé que dans la première journée. Les historiens s’accordent fort mal sur
            les détails, et en général il faut ajouter peu de foi à leurs récits toujours
            plus déclamatoires que militaires, et où la rhétorique tient une grande place.
            Ce qu’il y a de certain, c’est que le succès de Constantin, bien que
            considérable, ne fut pas assez complet pour le détourner de prêter l’oreille à
            une négociation nouvelle.
             Elle eut lieu dans la nuit même qui suivit la bataille. Licinius promettait
            de consentir à tout ce qu’on lui demanderait, à l’exception de la déposition de
            Valens. Mais c’était sur ce point particulièrement que Constantin était
            inflexible. Avec un sentiment d’hérédité monarchique, très nouveau chez les
            Romains, il s’écriait dans son impatience qu’il n’avait pas mérité qu’on lui
            donnât un valet pour collègue, et qu'il ne voyait pas que tant d’exploits et de
            victoires le rendissent digne d’un tel mépris. Il faillit bien que Licinius
            cédât à ces instances; et, pour sortir de peine, ne sachant que faire de Valons
            qui ne voulait pas rentrer de bonne grâce dans la condition privée, il prit le
            parti de le faire mourir.
             L’arrangement, ainsi facilité, ne souffrit plus de retard. L'Empire demeura
            partagé en deux grandes divisions. Mais Constantin ajouta à son lot l’Illyrie,
            la Macédoine, la Dardanie, la Grèce et une partie de
            la Mésie. Les deux beaux-frères se séparèrent ensuite; Constantin, satisfait
            d'avoir vaincu, d’être obéi, et d’avoir fait un pas déplus vers la possession
            de tout l’Empire; Licinius, humilié, regrettant ce qu’il avait perdu, inquiet
            pour ce qu’il conservait, et l’âme ulcérée contre son vainqueur. Ces sentiments
            ne les empêchèrent pas d’accepter en commun le consulat pour l’année suivante.
             L’Empire, constamment ensanglanté depuis dix ans, se promettait enfin
            quelques jours de repos. Mais il n’y en avait pas pour Constantin. La paix le
            rendait seulement plus libre pour songer à des affaires politiques et
            religieuses qui n’avaient pas cessé un seul jour de partager son attention. Il y
            avait d'abord le schisme des Donatistes qui avait recommencé avec un feu plus
            vif que jamais, et que du milieu même des camps il n’avait pas perdu un instant
            de vue. Le concile de Rome, malgré sa prudence, n’avait apaisé aucune passion.
            Les évêques de Numidie, condamnés par cette sentence lointaine, sans oser
            protester précisément contre son autorité, avaient cherché sur-le-champ quelque
            faux-fuyant pour l'éluder. Ils firent dire à Constantin que la question avait
            été très-mal posée à Rome; qu’il ne s’agissait pas de savoir si Cécilien était
            lui-même coupable de fait de tradition, personne ne l’en accusant positivement,
            mais bien s’il avait été régulièrement ordonné. Ce n’était pas sa conduite,
            mais celle de son consécrateur, l’évêque d’Aptonge,
            Félix, qu’il fallait soumettre à une enquête sévère. Ils se faisaient fort de
            prouver pièces en main, que Félix, durant la dernière persécution, avait livré
            des manuscrits très précieux aux magistrats. Dès lors, à leurs yeux, il était
            interdit, et tous ses actes étaient sans valeur.
             Ces réclamations étaient accompagnées d’insinuations à peine détournées sur
            la bonne foi et même l’intégrité du pape Miltiade. L’empereur, qui avait hâte
            d’en finir avec le conflit, se laissa ébranler par ces plaintes, et comme il s’agissait
            d’un point de fait dont la preuve par témoins pouvait se faire devant un
            magistrat civil, il écrivit au successeur d’Anulin, le proconsul Elien, de
            procéder sur-le-champ, toute autre affaire cessante, à une enquête sur la vie
            de Félix d’Aptonge.
             Ce fut assurément un spectacle fort singulier et très significatif pour
            tout le monde que cet examen d’un évêque par un magistrat pour un fait tout
            religieux que l’Eglise seule pouvait apprécier, et qui, la veille encore, était
            non-seulement permis mais commandé par la loi civile. Il s’agissait de savoir
            si pendant la persécution, l’évêque Félix avait eu le tort d’obéir à l’édit
            impérial, et de se rendre aux menaces des magistrats. La soumission lui était
            imputée à crime devant le tribunal même où naguère on l’exigeait par violence.
            Rien ne pouvait mieux attester la victoire complète de l’Église sur
            l’impuissance déclarée de l’État. L’autorité civile se chargeait de constater
            elle-même qu’on avait bien fait de lui tenir tête, et les faisceaux ne se
            dressaient que pour s’incliner devant la croix. Pour que rien ne manquât à ce
            piquant et profond contraste, des officiers de la force publique furent cités
            et témoignèrent à l’honneur de Félix qu’il avait eu le courage de leur
            résister. Alphée, édile d’Aptonge, attesta sous
            serment que quand il s’était présenté, dix ans avant, à l’église des chrétiens,
            Félix était absent, et qu’on ne lui avait livré que des lettres insignifiantes.
            Son contradicteur, le donatiste Ingence, convaincu
            publiquement de faux, n’échappa à la torture que parce que sa qualité de décurion
            le préservait de tout supplice infamant. Félix, traité à son tour comme
            Cécilien, fut déchargé solennellement du crime d’avoir brûlé les livres divins;
            la sentence était datée du 15 février 314.
             Muni cette fois d’une sentence spirituelle et d’une décision civile, il
            semble que Constantin n’avait plus qu’à frapper un de ces coups d’autorité qui
            ne lui coûtaient pas pour éteindre ce foyer de division allumé au sein de
            l’unité même, et qui lui causait une si vive contrariété. Mais du moment où il
            s’agissait de l’Église et de la religion chrétiennes, celte âme impérieuse et
            cet esprit résolu semblaient atteints tout d’un coup d’hésitations et de
            scrupules. Le sentiment d’un droit étranger, sinon supérieur au sien, le
            respect d’une vérité qu’il redoutait sans la bien comprendre, la grandeur d’un
            corps qui ne recevait ses bienfaits mêmes qu’avec une dignité indépendante
            l’intimidaient involontairement. Il était décidé à tout faire pour rétablir la
            paix dans l’Église, excepté à y faire la loi lui-même. Son impatience était contenue
            par la crainte d’une usurpation sacrilège, et avec plus de zèle que de science
            il revenait sans cesse à la charge pour être sûr de pouvoir agir en sûreté de
            conscience d’après les ordres d’une autorité régulière. Tel il se montra
            toujours dans les longues querelles religieuses qui désolèrent son règne;
            ardent à prendre parti dans l’Église, mais prompt à en changer, jamais lassé et
            jamais fixé; infatigable et incertain, prêt à employer la violence pour servir
            la religion, jamais pour la dominer. Rien ne peint plus vivement la nature
            simple, sincère, souvent même grossière de sa foi. Ce grand homme, si jaloux de
            commander d’ordinaire ne se montra dans l’Église inquiet et impatient que d’obéir
            à un pouvoir légitime.
             Cette indécision de conscience se manifesta, non sans affliger les
            chrétiens orthodoxes dans ce moment décisif de la querelle des Donatistes. Ne
            pouvant prendre son parti de leur obstination, et redoutant de les contraindre
            au silence par la force (ce qui d’ailleurs ne lui était demandé par personne),
            il voulut recourir encore une fois à des moyens de douceur et de justice. Il
            convoqua lui-même un nouveau concile à Arles, dans les Gaules, et y manda
            Cécilien avec trois évêques de son parti. «On avait espéré, écrivait-il au
            vicaire d’Afrique, que ces séditions et ces disputes qui paraissent au o reste
            des hommes n’avoir vraiment aucun sujet sérieux, avaient enfin trouvé leur
            terme. Mais j’apprends par vos récits... à n’en pouvoir douter, que ces hommes
            ne veulent considérer ni l’intérêt de leur propre salut, ni, ce qui est plus
            grave encore, le respect qui est dû au Dieu tout-puissant. Ils continuent à
            agir de telle sorte, que non-seulement ils se couvrent de honte et d’infamie, mais
            qu’ils donnent occasion de médire à ceux qui affranchissent encore leurs sens
            de la très-sainte observance de cette religion », et après avoir indiqué
            le lieu et la date de la réunion du concile, l’Empereur ajoutait: «vous devez
            faire entendre aux évêques, qu’avant de partir, ils doivent prendre des
            précautions pour qu’en leur absence la discipline régulière soit observée, et
            que nul ne se livre à des séditions ou des altercations certain comme je suis,
            que vous êtes, vous aussi, un adorateur du Dieu suprême, je confesse à votre
            gravité que je ne me crois pas permis de tolérer ou de négliger ces scandales
            qui peuvent irriter la Divinité, non-seulement contre le genre humain, mais
            contre moi-même, puisque par un acte de son bon plaisir céleste, elle m’a confié
            la terre entière à gouverner ; émue contre moi, elle pourrait prendre
            quelque autre décision. Je ne pourrai donc être réellement et pleinement
            tranquille, et me promettre un bonheur complet de la bienveillance du Dieu
            tout-puissant, que lorsque je verrai tous les hommes réunis dans un sentiment
            fraternel, rendre au Dieu très-saint le culte régulier de la religion
            catholique.»
             Ce n’était pas seulement aux magistrats civils, c’était aux évêques aussi
            que Constantin se croyait obligé de faire comprendre l’ardeur et l’incertitude
            de sa conduite. Il écrivait à Chrest, évêque de
            Syracuse en le mandant pour le concile: «Il y a déjà quelque temps que j’avais
            fait venir d’Afrique ces hommes qui, divisés en deux partis, se livrent à des
            disputes si obstinées; en présence de l’évêque de Rome et d'autres évêques
            envoyés de Gaule, j’avais fait en sorte que l’objet de la dispute fût
            soigneusement examiné. Mais quelques-uns oubliant, et leur propre salut et la
            vénération qu’ils doivent à la très-sainte foi, ne cessent pas de poursuivre
            leurs altercations privées : ils ne veulent pas se soumettre à la sentence
            portée : ils disent qu’elle a été rendue par un très-petit nombre d’évêques qui
            n’ont pas assez examiné toutes choses, et qui se sont hâtés de porter un
            jugement précipité, et il arrive que ceux qui devraient donner l’exemple de
            vivre en concorde et en paix, se déchirent entre eux par une honteuse et
            détestable division, et donnent occasion de railler à ceux dont les sentiments
            « sont éloignés de la sainte religion. J’ai donc dû employer mes soins à cette
            fin, que le différend qui aurait dû être apaisé par une soumission volontaire
            après la sentence, puisse être terminé maintenant par l'intervention d’un grand
            nombre de juges.»
             C’était du milieu des camps que partait ce grave langage et ces
            instructions précises. Au moment où le concile se réunit, au mois d’août 314,
            Constantin était en Thrace à la tête de son armée. Mais il avait tout disposé
            d'avance , dans les moindres détails. Voulant cette fois que le concile fût très-nombreux,
            il avait fait venir les prélats de tous les points de son empire, les défrayant
            de tout sur la route. Ce fut là ce qu’on appela le bienfait des voitures
            publiques  qui devait tenir une grande place dans les conciles de ce
            siècle, et devenir un puissant et parfois dangereux moyen d’action de
            l’autorité laïque sur l’Eglise. Il avait réglé lui-même la suite de chaque
            évêque, qui devait se composer de deux prêtres et de trois hommes de service.
            Les évêques schismatiques avaient, comme les autres, part à ces largesses.
            Grâce à ces facilités, les évêques accoururent, en effet, des villes les plus
            éloignées, depuis Lérida et Capoue, jusqu’à Trêves et Colchester (Colonia Londinensium). Tout porte à croire que ce fut une des plus
            nombreuses assemblées de l’Église primitive. La tradition avait gardé ce
            souvenir. Les monuments très-imparfaits qui nous restent des décisions du
            concile, ne portent cependant qu’à trente-six au plus les inscriptions des
            prélats présents, et en y joignant les églises représentées par de simples
            députés, on n’atteint que le chiffre de quarante-sept. L’évêque de Rome, saint
            Sylvestre, successeur de Miltiade, ne put quitter sa métropole, bien qu’on l’en
            eût formellement prié; mais ses légats siégèrent et signèrent en son nom tous
            les actes.
             Aucun récit de la délibération intérieure du concile ne nous est parvenu.
            Mais, par le texte de vingt-deux canons que nous possédons encore, on peut se
            faire une idée de l’importance qu’il sut donner du premier coup à ses
            décisions. Terminant en fort peu de jours la puérile et épineuse affaire qui
            les avait réunis, les pères d’Arles eurent bien vite confirmé la sentence de
            Rome et admis Cécilien dans leurs rangs. Puis, laissant de côté cette procédure
            insignifiante, ils abordèrent des questions plus liantes que faisaient naître
            soit l’incident lui- même, soit les rapports si nouveaux de l’Église, désormais
            toute-puissante, avec un État presque chrétien. Les Donatistes avaient contesté
            le caractère épiscopal de Cécilien à cause de l’indignité vraie ou prétendue de
            son consécrateur. Le point de fait était jugé; mais il donnait ouverture à une
            difficulté de droit plus élevée. Un évêque indigne pouvait-il ou ne pouvait-il
            pas valablement ordonner? Le sacrement de l’Ordre, tous les sacrements en
            général, le baptême lui-même, le premier et le plus important de tous,
            changeaient-ils de nature, étaient-ils valides ou nuls d’après le degré de foi
            et de vertu du ministre qui les conférait? Les sacrements donnés par les
            excommuniés, et les hérétiques, en un mot, étaient-ils valables? C’était une
            grande question qui n’allait à rien moins qu’à fermer la porte de l’Église et
            du ciel à tous les fidèles de bonne foi qui se trouvaient naître et vivre sous
            la loi d’un ministre apostat ou indigne. Elle avait été déjà agitée plus d’une
            fois. Elle partageait l’Église d’Occident, et l’Afrique dans ses prédilections
            d’austérité avait embrassé sans hésiter la décision la plus étroite et le parti
            le plus sévère. Saint Cyprien lui-même, malgré sa douceur, avait soutenu
            très-énergiquement contre le pape Étienne la nullité du baptême des hérétiques,
            et convoqué même, dans ce but, deux ou trois conciles de sa province. Rome, au
            contraire, avec sa prudence et sa charité maternelles, ouvrait plus largement
            la voie du salut. Le concile d’Arles jugea qu’il était opportun de trancher la
            question sans retour, et d’un arrêt particulier il tira deux canons universels
            qui font loi encore aujourd’hui dans tout le monde catholique.
             «Quant à l’usage des Africains, dit le huitième canon, qui est de
            rebaptiser les hérétiques, si un hérétique vient à l’Église, on lui demandera
            le symbole, et si l’on trouve qu’il a été baptisé au nom du Père, du Fils et du
            Saint-Esprit, on lui imposera seulement les mains, afin qu’il reçoive
            l’Esprit-Saint. Mais s’il ne répond pas suivant la foi de la Trinité, qu’il
            soit baptisé de nouveau»
             Le treizième canon touchait de plus près l’incident du jour; mais ne posait
            pas une règle moins générale. Les termes étaient ainsi conçus: «Ceux qui sont
            reconnus authentiquement coupables d’avoir livré les Écritures et les vases
            sacrés, ou qui auront dénoncé leurs frères seront déposés de la cléricature;
            mais s’ils ont valablement ordonné quelqu’un, que l’ordination demeure.»
             Des règlements intérieurs de l’Église le concile passait aux rapports des
            fidèles avec la société civile. L’empereur avait besoin de soldats pour ses
            années, désormais conduites à la victoire sous le signe de la foi chrétienne ;
            mais bien que le service militaire n’eût jamais été interdit aux chrétiens, un
            préjugé assez naturel contre une profession meurtrière et le souvenir des
            pratiques idolâtres qui avaient été longtemps mêlées aux solennités martiales
            les retenaient volontiers loin des camps. Le christianisme pouvait devenir
            ainsi la cause d’un affaiblissement graduel de la force militaire et c’est ce
            qu’un conquérant, comme Constantin, ne pouvait longtemps supporter. Il avait
            sans doute sollicité lui-même le troisième canon conçu en ces termes: «Les
            soldats qui quitteront les armes durant la paix seront privés de la communion.»
            Premier exemple d’une peine spirituelle attachée ouvertement à l’infraction
            d’une loi civile et qui atteste l’union qui allait régner entre les deux lois,
            cimentée par un échange, souvent périlleux, de services réciproques.
             Le neuvième canon est plus remarquable encore, quoique bien simple. «Les
            fidèles, dit-il, qui seront élevés aux charges publiques, et même à des
            gouvernements prendront des lettres de communion de leurs évêques, afin de
            prouver qu’ils sont dans la communion de l’Église. Toutefois, l’évêque du lieu
            où ils exercent leur charge prendra soin d’eux, et pourra, s’ils font quelque
            chose de contraire à la discipline, les retrancher de la communion.» C’est de
            ce ton simple que s’établissait au grand jour la supériorité de la juridiction
            religieuse sur toutes les magistratures politiques. Des hommes sortis, la
            veille, des cachots, lavés à peine de la tâche d’infamie dont on les avait
            marqués au front, se mettaient ainsi eux-mêmes, sans emphase et sans surprise
            au-dessus de tous les pouvoirs du monde, au nom des droits que la conscience a
            sur la force.
             L’ensemble de ces décisions fut envoyé à Rome pour être soumis à
            l’approbation du pape Sylvestre, dans une lettre synodale qui est parvenue,
            quoique mutilée, jusqu’à nous1. «Plût au ciel, ô notre père très-cher, que vous
            eussiez assisté à ce grand spectacle! vous eussiez fait en sorte, assurément,
            qu’une sentence plus sévère fût portée contre les criminels. Si vous eussiez
            jugé de concert avec nous, toute notre assemblée eût été transportée d’une
            grande joie. Mais puisque vous ne pouviez quitter cette ville, domicile préféré
            des apôtres, et où leur sang atteste sans relâche la gloire de Dieu, nous vous
            dirons que nous n’avons pas cru seulement devoir traiter les points pour
            lesquels nous étions appelés; mais comme nous venions de provinces diverses,
            nous avons cru devoir nous consulter sur beaucoup de choses différentes qu’il
            nous convenait de faire observer. Il nous a donc plu, en présence de l’Esprit—Saint
            et de ses anges, de régler diverses choses qui touchent à la paix présente; et
            il nous a paru convenable que ce fût vous, dont l’autorité est plus étendue,
            qui fissiez connaître nos décisions. »
             Pendant que les arrêts du concile prenaient ainsi le chemin de Rome et de
            la haute autorité ecclésiastique, ceux qu’il avait frappés faisaient suivre à
            leurs réclamations une autre route; et c’était au camp de l’empereur qu’ils en
            voyaient une protestation en règle. Un très-petit nombre de schismatiques
            s’étaient soumis; le reste, qui s’était aperçu du trouble de l’empereur,
            demandait artificieusement à être jugé par lui. Assailli par ces nouvelles
            importunités, et voyant qu’il n’y avait pas moyen d’en finir, l’empereur
            éprouva un véritable accès de fureur et de désespoir. «Quelle rage,
            s’écriait-il, que veulent-ils donc ces gens, vrais instruments du diable! Ils
            demandent mon jugement, moi qui attends le jugement du Christ! Ils interjettent
            appel comme dans les causes civiles ils laissent les choses célestes pour les choses
            du monde. Mais je le dis en vérité, le jugement des prêtres doit être reçu
            comme si Dieu en personne était assis sur leur tribunal pour juger. Car il ne
            leur est pas permis de penser et de juger autre chose que ce qu’ils ont appris
            par l’enseignement du Christ.» Sous l’impression de cette colère dont la
            vivacité même décelait bien quelque trouble intérieur, il écrivit en toute hâte
            au concile une lettre émue, où il faisait, dans des termes touchants, une
            profession de christianisme, cette fois tout à fait explicite. Ce n’était plus
            le Dieu suprême, le Dieu tout-puissant, la divinité du ciel, c’était le Christ
            sauveur qu’il appelait en témoignage et de son ardent désir de la justice et de
            sa vive reconnaissance. Il parlait de sa conversion due à l’éternelle et
            incompréhensible bonté de Dieu, qui l’avait fait sortir d’un état digne de
            toutes sortes de maux où dans le fond de son cœur, il ne reconnaissait aucune
            puissance suprême. Il priait, en finissant, les pères d’adresser encore aux endurcis
            un dernier appel charitable, puis de se retirer avec ceux que le Seigneur avait
            jugés dignes de son culte et de ne pas l’oublier dans leurs prières. Quant aux
            hérétiques, il avait donné des ordres pour qu’on les amenât enchaînés auprès de
            lui, afin qu’il fît cesser un scandale qui déshonorait la clarté du ciel.
             Le concile n’avait plus qu’à se dissoudre. Aussi bien son œuvre était
            terminée. Il avait condamné la doctrine et frappé les hérétiques de toute la
            rigueur des peines spirituelles. Rien n’indique qu’il ait voulu aller plus loin
            et qu’il ait sollicité contre les condamnés aucun châtiment matériel. Les pères
            d’Arles ne donnèrent pas le triste spectacle si fréquent dans les temps de
            partis de refuser la liberté à d’autres après l’avoir obtenue pour eux-mêmes,
            et d’armer la persécution après l’avoir soufferte. La tâche du concile était
            finie. C’était à l’empereur à voir s’il avait quelque chose de plus à faire.
             Son embarras était vraiment très-grand. D’une part, c’était une
            très-périlleuse entreprise que de recommencer dans l’empire, sitôt après l’édit
            de Milan, une poursuite judiciaire pour cause religieuse. De l’autre, le
            schisme lui causait une douleur chaque jour plus vive : ses instincts de
            gouvernement, sa foi de néophyte, son amour-propre d’homme de parti en étaient
            également froissés et contristés. C’était à ses yeux un désordre qui, chez des
            peuples ardents comme ceux de l’Afrique, menaçait réellement la paix publique;
            c’était un outrage à la Divinité; c’était un sujet de raillerie pour le vieux
            parti du polythéisme.
             Entre ces sentiments contraires Constantin hésita plus d’une année, prenant
            chaque jour et révoquant des décisions, essayant de la sévérité et de la
            douceur, embrassant avec ardeur la moindre ouverture de paix qui se présentait,
            et cruellement déçu quand elle lui échappait. Ces indécisions, très-habilement
            exploitées par les prélats donatistes retenus à la cour, produisirent, pendant
            toute l’année 315, une série de marches et de contre-marches d’autant plus
            difficiles à suivre, qu’il faut les saisir à travers des textes épars et
            mutilés.
             D’abord il se laissa persuader de prendre encore une fois connaissance de
            l’affaire par lui-même, et de recevoir par conséquent cet appel qu’il avait, au
            premier moment, repoussé avec tant de répugnance. Il en demandait pardon aux
            évêques, et assurait que c’était uniquement pour ôter aux accusés tout prétexte
            de réclamer. Mais il ne savait si c’était en Afrique ou à Rome qu’il serait
            mieux placé pour bien juger. Il fit traverser plusieurs fois la Méditerranée
            aux accusés, même à Cécilien. Ces déplacements étaient d’autant plus pénibles
            que lui-même ne restait guère dans le même lieu, et que, pendant toute cette
            année 315, on le vit tour à tour à Naisse, en Illyrie, à Aquilée, à Rome et à
            Milan. Les accusés étaient obligés de se traîner derrière lui de ville en
            ville, attendant ou suivant le caprice de ses ordres. Cécilien fut ainsi retenu
            plusieurs mois à Brixia, dans une sorte de prison.
             Pendant ce temps deux envoyés de l’empereur, évêques eux-mêmes,
            parcouraient par ses ordres le diocèse de Carthage, essayant s’ils ne
            pourraient pas concilier les partis au prix de quelques sacrifices et de
            quelques concessions réciproques. Enfin tous ces moyens termes ayant échoué, il
            fallut prendre un parti, ou plutôt revenir au point de départ. Une dernière
            fois l’innocence de Cécilien fut établie par une lettre impériale écrite à
            Milan dans le mois de novembre 316.
             Dans les idées romaines, il était impossible de laisser une sentence
            impériale dénuée de toute sanction pénale. Aussi Constantin, au premier moment,
            se croyait-il obligé d’envoyer les chefs donatistes aux supplices. Les conseils
            d’Osius le retinrent à temps. Il se borna à enlever au schisme ses églises, à
            dépouiller les plus ardents de leurs biens et à envoyer lus chefs en exil.
            Celle rigueur même ne fut pas de très-longue durée. Quatre ans seulement après,
            les exilés rentraient dans leurs foyers, du consentement, à ce qu’il paraît, et
            presque sur la demande des évêques catholiques, comme on peut le voir par les
            félicitations que leur adressait Constantin: «Dieu, disait-il, dans des termes
            qui sans doute lui avaient été suggérés par quelque pieux évêque, s’est réservé
            toute vengeance, et lorsqu’on laisse la vengeance à Dieu, il punit plus
            sévèrement ses ennemis. J’ai donc connu que vous étiez des prêtres et des
            serviteurs du Dieu vivant, à ceci que vous ne réclamez aucun châtiment contre
            des impies, des scélérats, des sacrilèges, des profanes, des hommes
            irréligieux, ingrats envers leur Dieu et ennemis de l’Église; mais que plutôt
            vous implorez pour eux la miséricorde. C’est bien là véritablement connaître
            Dieu et obéir à son commandement, a c’est avoir la vraie science de savoir
            qu’épargner les ennemis de l’Église dans le temps, c’est amasser a des
            châtiments plus terribles sur leur tête.»
             L’intervention de Constantin n’en avait pas moins produit des conséquences
            très-fâcheuses que le temps devait développer. Son indulgence avait ébranlé
            auprès des esprits rebelles l’autorité des conciles, et ouvert un recours
            commode contre les décisions spirituelles. De plus, il avait fait reparaître,
            ne fût-ce qu’un jour, le principe de l’intolérance dans les lois romaines d’où
            l’avait banni l’édit de Milan, et ce principe était trop conforme aux idées de
            la société ancienne et aux habitudes impérieuses du pouvoir souverain, pour n’y
            pas reprendre pied rapidement. Les hérétiques, d’ailleurs, et les Donatistes en
            particulier, devaient fournir par leurs actes de sédition et de violence, de
            trop raisonnables motifs à une répression sévère. Une fois échappés au joug de
            l’Église et mis au ban de la société civile, les schismatiques de Carthage
            allaient se livrer à toute l’impétuosité native du tempérament africain, et ne
            devaient pas larder à devenir, moins une secte condamnée, qu’une faction de
            brigands et de malfaiteurs. C’est sous cet aspect qu’ils doivent reparaître
            dans les annales de l’Eglise et ne justifier que trop bien les peines
            rigoureuses qui furent plus tard portées contre eux. Mais c’est le devoir de
            l’histoire de reconnaître que l’Église demeura tout à fait étrangère à cette
            première invasion du pouvoir séculier dans son domaine. Le premier appel fait à
            l’empereur dans une cause religieuse partit d’une secte hérétique. La première
            intervention de l’autorité civile émana du zèle d’un empereur qui n’était pas
            encore catéchumène.
             Par une autre suite, et celle-ci plus heureuse, de l’ardeur qu’avait portée
            Constantin dans une controverse religieuse, le gouvernement de l’Empire se
            trouvait définitivement engagé dans la voie chrétienne. Vivant avec les
            évêques, obligé de pénétrer dans la connaissance de leurs dogmes pour se mêler
            de leurs débats, s’accoutumant par là à suivre leurs conseils et à s’éclairer
            de leurs lumières, Constantin, qui était entré dans la querelle des Donatistes
            en chrétien équivoque encore et timide, en sortit résolu et engagé aux yeux de
            tous. On suit le progrès de son esprit dans le dédale des lois de cette époque.
            A la défaite de Licinius avait succédé une paix profonde qui ne dura pas moins
            de neuf années. Pendant cet intervalle de repos dont l’Empire s’étonnait autant
            qu’il en jouissait, Constantin parcourut successivement toutes les branches de
            l’administration impériale, portant partout un coup d’œil sûr et une main
            ferme. Son activité est attestée par l’abondance des lois qui datent de ces
            heureuses années. L'année 315 par exemple, ne compte pas, au code Théodosien
            seulement, moins de vingt-cinq lois ou constitutions impériales adressées soit
            à la population entière, soit aux préfets des différentes provinces. Le nombre
            en est de douze pour l’année 316 , de dix pour 317; pour 319 il s’élève à quarante-quatre;
            il est encore de vingt-six en 320, et de vingt-trois en 321. La diversité des
            sujets n’est égalée que par celle des lieux de résidence dont chaque loi garde
            la date. De Trêves jusqu’à Thessalonique, le législateur ardent et infatigable
            se montrait partout; il pensait à tout, depuis les minuties de la tenue de son
            palais, jusqu’aux difficultés ardues de la procédure, et jusqu’aux questions
            élevées de l’état des personnes.
             Presque dans toutes ces lois, la main du maître et son esprit nouveau sont
            déjà sensibles. L’influence de la religion chrétienne s’y montre sous deux
            aspects bien différents. Tantôt c’est un souffle de charité qui tempère la
            rudesse de la répression pénale, et adoucit les relations civiles des hommes;
            tantôt c’est une morale plus pure qui découvre et châtie des crimes nouveaux.
            La loi civile sur les traces de l’Évangile devient moins dure mais plus
            austère. Elle condamne plus souvent et punit moins sévèrement. On la voit ainsi
            tour à tour, suivant que l’une ou l’autre de ces dispositions prévaut,
            s’aggraver ou s’attendrir.
             Voici par exemple où Faction de la charité évangélique se manifeste seule
            et n’est guère possible à méconnaître. C’est une série d’adoucissements dans
            l’application de tous les supplices. En novembre 314, Constantin défend aux
            juges d’infliger la peine capitale sans la confession de l’accusé ou le
            témoignage unanime des accusateurs. Le 21 mars 318, il écrit à Eumèle ces mémorables paroles: «Que ceux qui sont condamnés,
            soit aux jeux de gladiateurs, soit aux mines, ne soient pas marqués sur le
            front..., afin que la majesté du visage qui est formée à l’image de la beauté
            céleste, ne demeure pas déshonorée.»
             A partir de la même date, en effet, on n’entend plus mentionner dans les
            lois le supplice infamant de la croix, et un historien profane nous affirme que
            Constantin le fit disparaître très-peu de temps après la prise de Rome, en même
            temps que la torture de la rupture des jambes ; c’était la double peine
            des esclaves, éternellement glorifiée sur le calvaire.
             Écoutons maintenant cette lettre à Ablave datée
            de la même année 315, au mois de mai; on croirait entendre le cri du cœur d’un
            évêque chrétien: «Qu’une loi soit  promptement affichée dans toutes les villes
            d’Italie, pour détourner les parents de porter sur leurs enfants nouveau-nés
            une main parricide, et disposer leurs cœurs à de meilleurs sentiments. Veillez
            avec soin à ceci, que si un père apporte son enfant en disant qu’il ne peut le
            nourrir, on lui fournisse sans délai la nourriture et le vêtement, car les
            soins des nouveau-nés ne peuvent souffrir aucun retard, et nous ordonnons que
            notre fisc aussi bien que notre trésor privé subvienne indistinctement à cette
            dépense»; et quelques années plus tard (321), mais toujours dans cette période
            de paix et de bonne administration, le législateur continue: «Nous avons appris
            que les habitants des provinces souffrant de la rareté des vivres, vendent et
            mettent en gage leurs propres enfants. Nous ordonnons donc que ceux qui seront
            trouvés dans cette situation, sans aucune ressource personnelle, et ne pouvant
            soutenir qu’à grand peine leurs enfants, soient secourus par notre fisc avant
            qu’ils tombent sous le coup de la misère car il répugne à nos mœurs que
            quelqu’un sous notre empire soit poussé par la faim à commettre un crime.»
             C’est encore la loi chrétienne, mais cette fois déjà plus sévère, qui
            inspire à Constantin le dessein de faire régner l’égalité des jugements et des
            peines entre les diverses classes de la société. Une loi du 4 décembre 316,
            adressée à Octavien, comte d’Espagne, ordonne que tout homme, quelle que soit
            sa dignité, puisse être jugé, soit pour le rapt d’une vierge, soit pour
            l’usurpation du bien d’autrui, par le magistrat du lieu où le crime a été
            commis, sans qu’il y ail ouverture à un appel auprès de l’empereur, ni recours
            à la juridiction des magistrats de Rome; car dit-elle, l’accusation efface
            l’honneur.
             Le 30 juin 320, nouvelle loi sur la procédure pénale et sur le régime
            intérieur des prisons. Les procès criminels devront être examinés avec toute
            diligence, et s’il faut retenir les prévenus en arrestation, on ne leur mettra
            point des entraves trop serrées, entrant dans les chairs, mais des chaînes
            lâches qui ne les fassent pas trop souffrir. On ne les jettera pas dans des cachots,
            mais on les retiendra dans des lieux où il y ait de l’air et du jour; car la
            peine de la prison, trop douce pour des coupables est bien dure pour des
            innocents. «Que des juges pervers ou irrités, dit encore une constitution du 9
            février de la même année, se gardent d’employer contre ceux qui n’acquittent
            pas les charges publiques, soit le cachot, soit les fouets et les cuirs garnis
            de plombs; car le cachot est fait pour les criminels..., mais si quelqu’un est
            assez dépourvu de bon sens pour abuser de cette indulgence, qu’on le retienne
            aux arrêts militaires (in custodia militari), dans
            une prison ouverte à la lumière.»
             Telles étaient les nobles paroles que les officiers impériaux allaient
            affichant de ville en ville sur des tables d’airain, de plomb ou de marbre, à
            côté des gibets encore debout, des bûchers mal éteints, des roues à peine
            brisées dont les édits de Galère et de Dioclétien avaient couvert l’empire. Un
            rude guerrier, très-jaloux de son pouvoir, impitoyable souvent dans ses vengeances
            personnelles, puisait dans les entretiens de ses nouveaux conseillers, des
            pensées de bien public, que la civilisation moderne n’a pas dépassées, et que
            la misère de la condition humaine ne permettra jamais de réaliser complètement.
             De loin en loin cependant, l’impétuosité du néophyte se montre. A peine en
            possession de quelques vérités morales sur lesquelles l’Évangile vient
            d’éclairer sa conscience, il veut à tout prix les faire régner sur le monde, et
            on le voit, par une de ces contradictions si fréquentes dans le cœur humain,
            appeler lui-même à l’appui de quelques-unes de ses prescriptions, tout
            l’appareil effrayant des supplices dont il gémissait tout à l’heure. Pour la
            continence, par exemple, cette vertu toute chrétienne, si rarement indiquée, si
            peu estimée dans les lois anciennes, il semble n’avoir pas assez de rigueur à
            déployer. C’est peu d’interdire par une loi générale du 14 juin 320, toute
            relation illicite en dehors du mariage, c'est peu de condamner à la peine capitale
            la femme libre qui a abandonné son honneur à un esclave, et d’envoyer son
            complice au bûcher. Une loi du 9 mars de la même année, portée spécialement
            contre le rapt entre dans un détail de rigueur qui fait frémir. Le séducteur et
            la victime doivent être punis de la même peine. Si une servante ou une nourrice
            a, par ses conseils, engagé la jeune vierge à se laisser ravir du toit
            paternel, on devra lui verser du plomb fondu dans la bouche, pour fermer cette
            partie du corps dont est sorti le mauvais conseil. La vierge qui a résisté à la
            violence n’en est pas moins punie de l’exhérédation, parce qu’elle a toujours
            quelque légèreté et quelque faiblesse à se reprocher. Nulle transaction entre
            les parents et les coupables ne peut désarmer la sévérité de la loi, et la
            liberté est promise à l’esclave qui aura dénoncé le fait.
             Le droit civil suit, bien que de loin et plus lentement, le droit pénal. Un
            jour ne suffisait pas pour modifier cette jurisprudence romaine fille des
            siècles, que le temps devait respecter, comme il l’avait produite. Confiée à des magistrats exercés, elle poursuivait
              à côté du trône, au travers des révolutions, son développement régulier; et
              l’empereur, chef nominal du prétoire n’y exerçait qu’une action éloignée et
              indirecte. D’ailleurs un esprit de douceur et d’équité s’y était de bonne heure
              introduit, nous l’avons vu, à la suite de la conquête du monde, et adoucissait
              tous les jours ce qui restait des formes rudes et bizarres de la vieille cité
              romaine. Il serait assez difficile de démêler ce que le christianisme ajouta à
              ce progrès de la raison naturelle qui l’avait devancé, mais qui ne tarda pas à
              se confondre avec lui. Quand nous voyons, par exemple, dans ces mêmes années,
              Constantin détruire les derniers restes de la puissance exorbitante du père de
              famille, en accordant au fils mineur la propriété des biens maternels, on ne
              sait s’il faut voir là une simple conquête de l’équité sur le droit strict, ou
              bien s’il y est entré quelque idée chrétienne de fonder l’union des familles
              sur des relations plus douces que la terreur ou l’intérêt. Mais le respect des
              vertus évangéliques se montre très- évidemment dans la suppression de toutes
              les lois qui frappaient le célibat de certaines incapacités civiles. Le célibat
              était un crime aux yeux des vieilles lois romaines, qui n’y voyaient qu’une
              fraude faite à la population par une débauche égoïste. Il changeait d’aspect
              devant la loi chrétienne. Le célibat voluptueux des chevaliers romains ne
              pouvait plus être confondu avec la pureté des vierges et des solitaires. Par
              une constitution du 10 février 319, Constantin délivre de toute pénalité civile
              les célibataires ou les gens mariés privés d’enfants.
               Venait enfin une grande institution civile consacrée sans remords par toute
            la sagesse antique, mais repoussée par tout l’esprit de la loi nouvelle.
            L’Évangile et l’esclavage allaient se trouver face à face. II est curieux et
            solennel de contempler cette première rencontre. Une série de lois toutes
            favorables à la liberté de l’être humain est placée par Constantin sous la
            protection officielle, et comme sous l’invocation de l’Église chrétienne.
             Le 28 avril 314, la liberté est déclarée imprescriptible par son essence.
            Soixante ans de captivité n’enlèveront point à l’ingénu le droit de
            réclamer sa liberté.
             Le 28 juin 316, Constantin écrit à l’évêque Protogène; «il m’a plu depuis
            longtemps d’établir que dans l’Église catholique les maîtres puissent donner la
            liberté à leurs esclaves, pourvu qu’ils le fassent en présence de tout le
            peuple assemblé, et avec l’assistance des prêtres chrétiens, et que pour garder
            mémoire du fait, quelque écrit intervienne où ils signent en qualité d’acteurs
            et de témoins. Vous donc, par conséquent, vous pouvez à bon droit donner ou
            léguer la liberté sous quelque forme que bon vous semble, pourvu qu’il reste
            quelque témoignage apparent de votre volonté.
             Et le premier mai 321, s’adressant à son confident Osius, évêque de
            Cordoue, Constantin continue: «Celui qui, dans un sentiment religieux, aura
            donné une juste liberté à ses esclaves dans le sein de l’Église catholique,
            sera censé en avoir fait don du même droit que s’il avait rempli les conditions
            par lesquelles s'acquiert ordinairement le droit de cité romaine. Mais cette facilité
            n’est accordée qu’à ceux qui affranchissent sous les yeux du prêtre. Nous
            accordons, en outre, aux clercs eux-mêmes, cette facilité de plus, qu’ils puissent
            donner la pleine jouissance de la liberté à leurs esclaves, non-seulement en
            présence de tout le peuple religieusement assemblé , mais par voie de dernière volonté
            et de quelque formule qu’ils se servent, en telle sorte que du jour où leur
            volonté est publiée, la liberté soit directement accordée sans l’intermédiaire
            de té- moins ou de magistrats ».
             Enfin, le 20 juin 322, une constitution fort détaillée environne de tous
            les moyens de défense et de revendication imaginables celui qui soutient une
            contestation de liberté. Un édit sera affiché pour faire connaître la contestation
            et obliger même sous des peines sévères ceux qui pourraient produire des moyens
            en faveur de la liberté contestée à venir les faire connaître. Même après la
            sentence il n’y aura jamais chose jugée contre la liberté, et le recours
            existera toujours, an cas où quelque nouveau moyen viendrait à se découvrir-.
             Ainsi commençait la longue lutte qui devait durer pendant des siècles entre
            la servitude invétérée du vieux monde et l’esprit libérateur de l’Évangile. Par
            les deux constitutions de Constantin, l’Église était chargée d’une sorte de
            patronage officiel pour l'affranchissement du genre humain. Les lieux consacrés
            devenaient des asiles de liberté et des terres franches. Maîtres de provoquer
            et de recevoir toutes sortes d’affranchissements, en dehors de toute formalité
            juridique et de toute entrave légale, les évêques allaient désormais porter
            dans le sens de la liberté tout le poids dont l’autorité religieuse pesait sur
            les consciences chrétiennes. Il ne fallait pas moins pour faire fléchir, sans
            briser tous les ressorts de la vie sociale, des habitudes enracinées, défendues
            par toutes les passions comme par tous les besoins des hommes, et dont l’ébranlement
            seul menaçait leur existence autant qu’il irritait leur orgueil. L’abolition
            soudaine de l’esclavage aurait affamé la société antique, qui ne vivait que des
            produits du travail servile. Elle aurait jeté sur le sol, des populations
            entières, sans guide, sans ressources, incapables de se gouverner elles-mêmes,
            des êtres vivants, également dénués et de l’instinct de l’animal et do
            l’intelligence de l’homme. Plus d’un jour était nécessaire pour faire naître et
            mûrir ce respect de soi-même et d’autrui, cette estime du travail, ces
            sentiments d’indépendance et de dignité qui rendent les sociétés capables de
            subsister par les efforts de l’activité libre. L’Église à ce moment solennel
            accepta de Dieu et de Constantin la tâche d’émanciper le monde sans le bouleverser.
            C’est aux nations modernes à dire si elle a tenu sa parole.
             Les consciences avaient devancé et forcé même les lois; mais à leur tour
            les lois, par une action moins heureuse, mais inévitable, agissaient sur les mœurs.
            Les faveurs du prince multipliaient de jour en jour, sans grand profit pour
            l’Église et sans grande édification pour les fidèles, le nombre des chrétiens.
            L’exemption des charges municipales confirmée et étendue par deux lois
            spéciales (313 et 319) ; la permission de tester en faveur des corporations
            catholiques, accordées à peu près à la même époque, faisaient du clergé un
            ordre privilégié qui ne devait pas tarder à joindre les richesses aux dignités.
            Il en résulta sur-le-champ une abondance d’ordinations sacerdotales qui
            attestaient à la fois et la misère publique et la puissance des chrétiens. Les
            villes réclamèrent, se voyant privées, par cette désertion des fonctions
            civiques, de leurs meilleurs magistrats et surtout des plus opulents. Il fallut
            venir en aide à leur trésor appauvri. Dès l’année 320 on dut régler que le
            nombre des prêtres ne dépasserait pas dans chaque ville un chiffre fixé; qu’on
            se bornerait à remplacer les morts, et qu’on ne choisirait pas les nouveaux
            parmi les bourgeois les plus riches. Car, dit la loi, par une appréciation
            étrange, il faut que les riches subviennent aux nécessités du siècle et que les
            pauvres soient nourris par les trésors de l’Église.
             Il faut clore enfin cette énumération par une loi plus populaire qui dut
            porter jusque sous le chaume du plus humble toit le retentissement de la
            victoire du Christ et de la défaite des faux dieux. L’artisan, l’ouvrier, le laboureur,
            apprirent par deux proclamations successives, de la main même de l’empereur,
            qu’ils devaient célébrer dorénavant par un saint repos le jour de la
            résurrection du crucifié. Deux lois de 321 interdirent de se livrer le jour
            vénérable du soleil, le dimanche, à d’autres labeurs que les travaux pressés
            des champs, et à tout autre acte civil que l’émancipation d’un esclave. Le même
            jour, nous dit Eusèbe, les soldats chrétiens avaient la liberté d’assister au
            service divin. Ceux mêmes qui n’avaient pas embrassé la foi du Christ, étaient
            conduits hors de la ville, dans la plaine, et là, les mains étendues et les
            regards élevés vers le ciel, ils devaient répéter une prière latine adressée au
            Dieu suprême, auteur des victoires et de la prospérité de l’empereur.
             Les dieux pourtant n’avaient disparu ni des camps ni des temples; mais sans
            renverser leurs autels, on commençait à les renfermer soigneusement et comme à
            les bloquer dans leurs sanctuaires. Constantin paraît s’être tracé dans cette époque
            intermédiaire, au sujet du culte païen, une ligne de conduite habile dont il ne
            se départit pas. Le culte officiel et publie restait permis, et même honoré. On
            évitait de l’offenser trop directement. II n’était pas même entièrement banni
            des solennités. Les vétérans des armées romaines accueillant Constantin dans
            les salles de la justice militaire, le saluaient encore de l’acclamation
            antique: O César, que les dieux te conservent. Le rhéteur Nazaire
            chantant les louanges du héros, le comparait encore à Mars, à Hercule, à Castor
            et à Pollux. Les monnaies romaines continuaient à mêler des emblèmes païens à
            l’image impériale. Mais si le tronc du paganisme restait debout, chaque jour on
            frappait quelqu’un des rameaux parasites qui s’y étaient greffés, et en avaient
            depuis longtemps absorbé toute la sève. Les superstitions privées, les
            sorcelleries, les magies pratiquées secrètement au foyer domestique, toutes ces
            cabales occultes qui étaient presque les seules parties vivantes du paganisme,
            parce que seules elles parlaient aux imaginations troublées, aux passions
            ardentes et crédules, se voyaient sévèrement proscrites. Constantin, en faisant
            revivre contre elles d’anciennes prescriptions légales tombées en désuétude, se
            procurait l’avantage de frapper l’idolâtrie au cœur, sans altérer les lois de
            l’empire.
             «Qu’aucun aruspice, écrit-il à Maxime, le 1er février 319, ne s’aventure à
            passer le seuil d’une maison privée, pour quelque motif d'amitié que ce puisse être,
            sous peine du feu pour celui qui aura violé cette loi. Car vous, ajoute-t-il,
            le 15 mai suivant, qui a pensez que ces pratiques vous sont utiles, vous n’avez
            qu’à vous rendre aux autels et aux temples publics, et à célébrer les
            solennités de votre rite. Nous ne défendons pas que les cérémonies de
            l’ancienne observance soient célébrées au grand jour.»
             Mais là même il rencontrait une vivacité, et comme une ferveur de préjugés
            populaires qu’il était tenu de respecter. On ne pouvait arracher à l’habitant
            des campagnes les mots magiques, les recettes superstitieuses, les formules
            consacrées à l’aide desquels il croyait conjurer le hasard des saisons ou
            subvenir aux misères de sa destinée. Constantin se vit obligé de tempérer un
            peu la rigueur de sa décision, sans la rétracter tout à fait. En juin 321, il
            excepte des pratiques condamnées les remèdes appliqués au corps humain, les
            invocations faites contre la pluie ou la grêle, et généralement toute pratique
            qui ne fait de tort ni à l’honneur ni à la santé des hommes.
             D’autres fois, c’étaient des événements publics, des circonstances
            fortuites, dans lesquels l’imagination des peuples avait coutume de chercher
            des présages, et qui tournaient tous les regards du côté des dépositaires
            habituels des oracles divins. La foudre venait-elle à frapper un palais
            impérial, c’était un signe du ciel que chacun par habitude voulait voir
            interpréter, et les aruspices retrouvaient ce jour-là un peu de foi populaire.
            Il est probable qu’ils saisissaient avidement cette occasion pour insinuer à
            voix basse quelque regret de l’ancien culte, quelques menaces des dieux
            offensés. Constantin se souvenait alors qu’il était encore souverain pontife;
            pour calmer l’inquiétude publique, et empêcher ces malveillants de l’envenimer,
            il faisait officiellement consulter l’oracle, et se réservait la connaissance
            de la réponse. «Si la foudre, dit-il, en décembre 321, a touché soit un de nos
            palais, soit quelque édifice public, qu’on ait soin d’interroger les aruspices
            pour savoir quel est le présage, conformément à la coutume de l’ancienne
            observance, et que la réponse scrupuleusement recueillie, soit portée à notre
            connaissance ». L’augure cité ainsi directement devant l’empereur avait
            sans doute soin que le langage des dieux ne parût ni trop hardi ni trop
            déplaisant.
             Ils auraient du reste parlé en vain. Une voix plus puissante qui avait
            retenti sur les champs de bataille, couvrait les timides accents des sibylles
            mourantes. L’oracle était ailleurs: on le lisait, on l’entendait partout. La
            chute des persécuteurs avait frappé de terreur. La prospérité de Constantin
            remplissait les peuples d’admiration. Le comble des félicités humaines semblait
            arrêté sur sa tête. Depuis le dernier Antonin, nul empereur n’avait régné au
            sein d’une paix et d’une gloire égales. Chaque année lui apportait comme de
            nouveaux bienfaits. Sa famille recevait toutes les marques de la bénédiction
            divine. Pendant qu’il célébrait la dixième année de son règne à Rome même, au
            milieu des réjouissances universelles, et qu’il consacrait l’arc de triomphe
            que le sénat lui avait élevé, Fausta, sa femme, longtemps stérile, lui donnait
            un fils que deux autres suivirent de près. Tous reçurent avec de légères
            variations de désinence le nom chéri et glorieux de leur père (Constantin,
            Constance, Constant). A la tête de celte jeune famille se plaçait naturellement
            dans une auréole de gloire naissante le fils d’un premier amour, l’enfant de la
            jeunesse de Constantin, Crispus, qui venait
            d’atteindre l’adolescence. Il avait la nature douce de son aïeul, et l’ardeur
            guerrière de son père. Constantin l’avait fait élever sous ses yeux par un
            maître habile, le chrétien Lactance, que de son temps on nommait le Cicéron
            chrétien, également versé dans les lettres divines et profanes. De l’école, Crispus avait passé directement dans les camps, et pour
            renaître en lui tout à fait, Constantin l’avait fait César en lui confiant
            cette province des Gaules, berceau de sa fortune et objet de ses constantes
            prédilections. Crispus s’était hâté de justifier ce
            choix prématuré, en signalant ses premières armes par une victoire sur les
            Francs. Puis il revint en toute hâte, traversant au cœur de l’hiver les Alpes
            couvertes de glace et de neige pour se jeter dans les bras de son père et lui
            offrir ses premiers lauriers. Ce fut une cérémonie pleine d’émotion et de
            tendresse. Toute la famille et une grande foule de peuple y assistaient.
            Pendant que le jeune héros faisait le récit de ses victoires, son petit frère
            jouait avec ses armes, et le suivait du regard de l’admiration enfantine.
             Les courtisans qui assistaient à cette scène touchante pouvaient sans doute
            remarquer quelques légers indices de discordes domestiques qui menaçaient d’en
            troubler l’harmonie. Ils auraient pu saisir dans les yeux de l’ardente Fausta,
            l’expression d’une jalousie maternelle contre ce premier-né qu’elle n’avait pas
            porté dans son sein. Quelque inimitié devait bien gronder aussi entre la royale
            épouse de Constantin et sa mère, la vieille Hélène, forte et prudente comme une
            paysanne, récemment convertie à la foi chrétienne, et chez qui la sainteté
            naissante n’avait pas encore amorti le feu des passions. Mais ces symptômes
            d’une sombre tragédie de famille échappaient aux regards de la foule, et
            Constantin, environné de ses enfants, comme un grand arbre de ses rejetons,
            guerrier comme David, sage et fastueux comme Salomon, paraissait aux
            populations, au milieu de son empire pacifié, de ses villes florissantes, dans
            un nuage de gloire et d’éclat, l’homme de Dieu, l’oint du Seigneur, l’héritier
            longtemps attendu des promesses de l’Écriture.
             Il y avait pourtant un seul lieu dans l’empire où cette grandeur était vue
            de mauvais œil. C’était à la cour de Licinius. Là les ressentiments laissés par
            les derniers combats ne cessaient de s’aigrir, bien que Constantin ne paraisse
            s’être permis dans ses rapports avec son rival aucune attaque directe, ni même
            aucun manque d’égards. Il avait poussé le scrupule dans l’exécution des traités
            jusqu’à associer à son propre fils dans la qualité de César, le jeune Licinianus, encore tout enfant, né du mariage de sa sœur Constantie. Mais le sentiment de l’infériorité et de
            l'humiliation tourmentait l’âme de Licinius. Il cherchait partout, en secret et
            sous-main, à se créer des alliés et à fomenter des inimitiés contre son
            collègue. Il ne trouvait guère de sympathie dans cette entreprise parmi les
            chrétiens, admirateurs passionnés de Constantin, et qui ne le nommaient jamais
            qu’avec reconnaissance et respect. Aussi il ne tarda pas à croire qu’un
            chrétien était, par ce fait seul, un espion déguisé de son adversaire, et il
            bannit de son palais tous ceux qui professaient avec zèle la foi nouvelle. Il
            avait porté lui-même de bien rudes coups au paganisme, mais une haine commune
            et présente fait rapidement oublier les injures passées. Les sectateurs
            humiliés de la vieille religion de Rome tournèrent leurs regards vers le souverain
            qui paraissait partager leurs inimitiés et leurs rancunes. Licinius avait été
            chrétien un jour par intérêt; l’ambition et le dépit le ramenèrent sans peine
            aux pieds des autels des faux dieux.
             Ce ne fut pourtant ni une apostasie solennelle, ni une défection éclatante.
            L’attitude indécise que d’un bout à l’autre de l’Empire, gardaient encore tous
            les représentants du pouvoir civil ne rendait aucune abjuration nécessaire. Ce
            ne fut pas non plus une attaque ouvertement dirigée contre la foi nouvelle.
            Licinius n’avait gardé de violer l’édit de Milan couvert par le sceau de son
            puissant rival. Il agit en politique raffiné et en persécuteur adroit. Ce fut
            par des raisons d’état, et par des mesures de police qu’il entreprit non de
            détruire, mais de gêner le culte chrétien, et de satisfaire ainsi les passions
            de ses nouveaux amis. Les ennemis du christianisme avaient déjà trouvé l’art,
            si savamment pratiqué par la suite, de paraître ménager ses dogmes tout en calomniant
            le caractère de ses ministres et en jetant des soupçons odieux sur les
            pratiques secrètes du culte. On accusait les fréquentes assemblées d’évêques de
            troubler le bon ordre de l’État. Licinius les interdit. On parlait mal des
            rapports familiers que la fréquentation commune des églises établissait chez
            les chrétiens entre les différents sexes. On feignait même de s’inquiéter pour
            la pudeur des femmes, de l’instruction donnée par des prêtres. Licinius, dont
            l’incontinence était notoire, se mit à partager avec affectation ces scrupules.
            Il ordonna que dans les réunions chrétiennes, on séparerait dorénavant les
            femmes des hommes, et enjoignit même qu’il y eût des femmes docteurs et
            catéchistes pour enseigner les jeunes personnes de leur sexe. Enfin, prétendant,
            pour des raisons de salubrité publique, que les grandes réunions d’hommes dans
            l’enceinte des villes, avaient des inconvénients, il ordonna que le service
            divin fût célébré hors des portes, en plein air. Le clergé catholique ne
            pouvant se conformer à ces étranges prescriptions, ni s’accommoder de cette
            ingérence, sa résistance fut traitée de rébellion, et la persécution reparut
            ainsi sourde, timide, embarrassée, mais parfois pourtant rigoureuse encore et
            sanglante. Des églises furent démolies, des évêques payèrent de leur vie leur
            fidélité à rester aux pieds des autels consacrés. La postérité chrétienne a
            recueilli le nom de Basile, évêque d’Amasie, dans le Pont, brutalement frappé
            pour avoir résisté à une fantaisie impériale. L’église honore encore la mémoire
            de quarante pieux soldats, tous condamnés à périr le même jour, exposés pendant
            toute une nuit sans vêtements, à la rigueur d’une saison glacée, et qui firent
            voir dans cette épreuve ce que la foi peut ajouter au courage militaire.
             Il était assez naturel que l’armée sentit principalement le poids du
            déplaisir impérial. La persécution n’était pour Licinius qu’un moyen de se
            préparer à la lutte. Il frappait avant tout dans les chrétiens les partisans de
            Constantin. La lutte, en effet, ne se fit pas attendre. Ni la politique, ni la
            conscience n’auraient permis à Constantin d’abandonner, sans défense, son Dieu
            et ses amis.
             Il choisit pourtant son jour et son heure. L’année 323 fut la première,
            qui, après une longue paix, commença à entendre résonner des bruits de guerre.
            Ce fut d’abord contre les Sarmates et contre les Goths que Constantin essaya
            ses armes. Les barbares toujours en course sur les frontières, toujours agités,
            toujours pillant, toujours faciles, par conséquent, à prendre en faute, fournissaient
            un prétexte commode pour expliquer les réunions militaires et les mouvements de
            troupe. Les Sarmates qui habitaient les bords du Palus Méotides,
            s’aventuraient à passer le Danube et à ravager les terres de l’Empire. Leur
            roi, Rausimode, avait même osé mettre le siège devant
            une ville. Constantin marcha résolument contre lui, le poursuivit l’épée dans
            les reins, au-delà du Danube, et le ramena prisonnier. Par occasion, il fit
            sentir aussi le poids de ses armes aux Goths qui avaient envahi quelque partie
            de la Thrace et la Mœsie. Il opéra tous ces
            mouvements sans trop s’inquiéter, si dans les marches et contre-marches il
            respectait bien scrupuleusement les frontières de son empire. II se trouva que,
            sous prétexte de se défendre contre l’ennemi commun, ses troupes avaient passé
            sans permission sur le domaine de Licinius. De vives réclamations
            s’ensuivirent. C’était ce que Constantin désirait. Licinius se fâcha;
            Constantin parla plus haut encore, et se plaignit avec amertume des traitements
            que subissaient les chrétiens. La discussion se poursuivit ainsi plusieurs mois
            sur un ton d’irritation toujours croissante, bien que Licinius parût parfois
            effrayé et suppliant. Elle amena bientôt une rupture ouverte.
             C’était pour la troisième fois depuis dix ans que la religion de l’Empire
            allait dépendre de la fortune des batailles. Mais, cette fois, la cause
            chrétienne joignait à la protection de Dieu l’ascendant connu et redouté du
            génie. Des deux parts le déploiement fut immense. Zosime, dans ses
            appréciations toujours un peu douteuses, fait monter les forces de Constantin à
            cent vingt mille hommes, dix mille chevaux, deux cents vaisseaux de guerre, et
            deux mille navires de charge. Celles de Licinius se composaient, suivant le
            même auteur, de cent cinquante mille hommes de pied, quinze mille cavaliers et
            trois cent cinquante galères. Le rendez-vous des troupes de Constantin était en
            Grèce: sa marine faisait station dans le Pirée. Licinius était en armes sur
            l’Hellespont. Le sort des deux religions allait se décider sur la limite des
            deux mondes.
             De part et d’autre on ne fit point mystère du caractère religieux de la
            lutte. Constantin n'avait jamais déployé un zèle plus vif et plus éclatant à
            tous les yeux. La reconnaissance des bienfaits reçus, l’espoir d’une gloire
            nouvelle, l’intime solidarité de sa cause et de celle du Christ, une véritable
            émotion pieuse enfin, portèrent dans cette crise sa foi jusqu’à l’exaltation.
            Son camp était rempli de prêtres chrétiens, qu’il avait voulu avoir auprès de
            lui, comme les véritables gardiens de son âme. Devant ses bataillons marchait
            le Labarum consacré, environné de tous les honneurs militaires. Licinius, de
            son côté, s’était décidé à jeter le masque, et à faire appel hardiment à toutes
            les superstitions et à tous les intérêts que venait de froisser la dernière révolution
            religieuse. Avec lui le paganisme allait faire un dernier effort. Son armée
            était l’asile des prêtres païens, des devins, de tout ce que l’Égypte et la
            Grèce renfermaient de mages, d’hiérophantes, de pythonisses et de faux
            prophètes. La fumée des sacrifices s’y élevait à toute heure. Entre ces deux
            partis également ardents, c’était un échange de prédictions et de railleries.
            Les aruspices voyaient la chute de Constantin dans des songes et dans les
            entrailles des victimes. Les chrétiens, de leur côté, racontaient que dans les
            villes d’Orient, soumises à Licinius, on avait vu apparaître en plein jour des
            troupes lumineuses qui se disaient les soldats victorieux de Constantin.
             Parti de Thessalonique dans les derniers jours de mai, Constantin rencontra
            son ennemi à Andrinople. Les deux armées étaient séparées par la rivière de l’Hèbre. Elles restèrent plusieurs jours en présence.
            Constantin feignit de se mettre en mesure de jeter un pont; mais pendant que
            les travaux se poursuivaient et qu’on portait les planches et les cordes , il
            remonta le fleuve avec une poignée d’hommes , jusqu’à un gué qu’il avait
            découvert et qui était caché par une petite colline couverte de bois. Il
            n’avait que cinq mille archers et quatre-vingts chevaux; mais il n’hésita pas à
            s’aventurer sur la rive opposée, entrant lui-même dans l’eau avec douze hommes
            de sa suite. Puis, il fondit, à l’improviste, sur les ennemis. La surprise fut
            telle dans leurs rangs à cette apparition inattendue, qu’ils laissèrent le
            temps au reste de l'armée d’opérer le passage. Licinius n’eut plus alors
            d’autre ressource que de livrer la bataille. Elle eut lieu en effet, le 3
            juillet 323.
             Le matin de ce jour, Licinius offrait un sacrifice aux Dieux, dans un bois
            épais. Il adressa à ses compagnons une harangue étrangement mêlée d’un
            scepticisme grossier, et d’un fanatisme d’emprunt. «Amis et compagnons, leur
            dit-il en leur montrant les statues consacrées, voici les Dieux que nous
            adorons et que nos pères ont adorés de tout temps. Cet homme qui nous fait la guerre,
            foulant aux pieds les mœurs et les institutions de nos ancêtres, a embrassé
            l’opinion impie de ceux qui croient que les dieux n’existent pas. Il a été
            chercher je ne sais quel Dieu étranger que personne ne connaît, et déshonore
            son armée par le symbole de ce culte infâme. Plein de confiance en ce Dieu, ce
            n’est pas tant contre nous que contre les Dieux offensés qu’il vient porter les
            armes. Ce jour donc devra faire voir quel est celui de nous deux qui se trompe,
            et l’événement décidera qui de son Dieu ou des nôtres a droit aux hommages des
            hommes Car, si nos Dieux, qui ont au moins l’avantage d'être plusieurs
            contre un, se laissent vaincre par ce Dieu de Constantin, sorti on ne sait
            d’où, personne ne doutera plus quel est celui qu’il faut adorer. Chacun devra
            se ranger du côté du plus fort et prendre le parti de la victoire. Nous-mêmes
            il nous faudra bien reconnaître cet étranger, dont nous nous moquons, et donner
            congé à ceux pour qui nous aurons fait en vain brûler nos cierges. Mais, si,
            comme personne n’en peut douter, nos Dieux sortent vainqueurs de la lutte,
            après la victoire il ne faut faire aucun quartier à ces impies qui les
            offensent».
             Constantin, qui ne s’arrêtait point à poser de telles alternatives, se
            borna à faire précéder la prise d’armes d’une prière, et donna pour mot d’ordre
            à ses soldats celte courte phrase: «Dieu notre sauveur.» L’action fut
            très vive. Constantin reçut une blessure à la cuisse; mais la supériorité de la
            discipline et de l’ardeur assurèrent la victoire de l’armée d’Occident. Trente-quatre
            mille hommes restèrent sur le champ de bataille. On remarqua de bonne heure,
            dans la journée, que partout où le Labarum était porté, les ennemis, frappés de
            terreur, semblaient fuir devant ce signe mystérieux. Constantin, qui savait
            l'influence d’une telle croyance sur l’esprit des soldats, se hâta de former un
            bataillon sacré de cinquante hommes choisis dans la grosse infanterie de sa
            garde, tous de haute taille, d’un courage éprouvé, et professant la foi
            chrétienne. Il leur donna pour charge unique d’environner l’étendard sacré et
            de le porter à tour de rôle sur leurs épaules. Un de ces gardes d’élite, saisi
            de terreur au milieu de la mêlée, prit la fuite en passant précipitamment le
            drapeau à son voisin. II n’avait pas eu le temps de s’éloigner qu’il recevait
            un coup dans le ventre et demeurait mort sur la place. Son camarade, plus brave
            que lui, demeura ferme au milieu d’une volée de traits, dont aucun ne le
            frappa, quoique plusieurs vinssent se ficher dans le bois de la pique sacrée.
            Tout le monde remarqua ce prodige, que Constantin, longtemps après, prenait
            encore plaisir à raconter.
               Licinius , cependant, était déjà réduit à fuir par cette route d’Orient
            qu’il avait parcourue lui-même tout récemment, à marches forcées, à la suite de
            Maximin. Mais sa retraite n’était ni désordonnée, ni désespérée. Il s’enferma
            dans Byzance où il ne tarda pas à être assiégé. Pour pousser le siège avec
            vigueur, Constantin manda sa flotte, qui, du Pirée, s’était rendue sur les
            côtes de Macédoine. Elle était commandée par Crispus,
            son fils, et rencontra à l’entrée de l’Hellespont celle de Licinius, dont le
            chef avait nom Amand ou Abante, et qui était forte de
            deux cents vaisseaux. Crispus jugea que dans l’étroit
            passage qu’il s’agissait de traverser, le nombre était plus un embarras qu’une
            force, et il n’engagea dans le détroit que quatre-vingts de ses meilleurs
            vaisseaux. L’événement confirma sa prévision. La petite flotte pût être
            conduite avec art et prudence. Abante, au contraire,
            s’embarrassa dans la multitude de ses navires, qui se heurtaient entre eux et
            prêtaient le flanc aux attaques bien dirigées de l’ennemi. Il en vit couler un
            très-grand nombre dès le premier jour, et fut obligé de rentrer dans le port
            d’Ajax, sur la côte d’Asie, tandis que Crispus s’abritait dans celui d’Elie, sur la côte de Thrace. Le lendemain, au moment où Abante voulait sortir pour recommencer le combat, il
            aperçut la flotte de Constantin tout entière en ligne, les vaisseaux laissés en
            arrière ayant rejoint durant la nuit pour réparer les pertes de la journée.
            Pendant qu’il contemplait avec inquiétude ce spectacle d’un péril inattendu, un
            vent du sud très-violent s’éleva, qui trouvant la flotte encore à la côte, la
            jeta violemment contre les rochers, et brisa, ou fit échouer environ cent
            trente vaisseaux. Cinq mille hommes périrent dans cette journée. Le même vent
            permit à Crispus de franchir sans peine le détroit,
            et d’apporter à son père, qui était toujours sous les murs de Byzance,
            d’abondants renforts d’hommes et de munitions.
             Licinius ne jugea pas qu’il pût tenir plus longtemps. Il sortit, sans
            balancer, de la ville, avec ses principaux officiers, ses meilleures troupes et
            ses trésors, passa le Bosphore de Thrace et débarqua à Chalcédoine. Son grand
            courage n’était pas abattu, et il espérait reprendre l’avantage sur son
            terrain, en Asie. On le vit pourtant, comme dans la première lutte, recourir à
            un expédient qui montrait peu de confiance dans l’autorité qu’il exerçait sur
            son armée. Il s’adjoignit un collègue, dans la personne d’un des premiers
            officiers de sa cour, qui portail le titre de maître des offices, et le nom de Martinianus. On trouve de ce Martinianus,
            empereur d’un jour, des médailles où il paraît le front ceint du diadème.
            Licinius se chargeant de la défense du Bosphore, Martinianus se rendit à Lampsaque, pour veiller à celle de l’Hellespont.
             Constantin trompa l’une et l’autre de ces prévisions. Il leva sur-le-champ
            le siège de Byzance, et embarquant ses troupes sur des bâtiments très légers,
            il vint descendre sur le territoire d’Asie, à deux cents stades au nord de
            Chalcédoine, à l’entrée même du Pont-Euxin. II offrit la bataille sur les
            hauteurs de Chrysopolis. Licinius paraissait hésiter à l’accepter. Des
            propositions de paix étaient échangées entre les deux camps, et un instant même
            on put croire que cette seconde lutte aurait la même issue que la première;
            mais les choses avaient été poussées trop avant, et Licinius, lui-même, ne
            demandait pas la paix de bonne foi. Il cherchait seulement le temps de faire
            revenir sa division de Lampsaque, avec des auxiliaires barbares qu’il attendait.
            Constantin, qui s’aperçut de ce dessein, rompit les pourparlers,, et les deux
            armées durent enfin en venir aux mains, le 10 septembre. Cette fois, Licinius,
            moins sûr de son fait, avait, dit-on, donné ordre à ses troupes de ne jamais
            attaquer l’aile de l’armée ennemie en tête de laquelle figurait le Labarum. La
            foi de Constantin, au contraire, était plus ardente que jamais. Il passa, le
            matin, des heures en prières, dans le tabernacle où l’étendard était déposé, et
            il en sortit l’œil enflammé et l’épée nue, pour donner aux siens le signal et
            fondre sur l’ennemi. Une lueur d’inspiration divine semblait se mêler à
            l’ardeur habituelle de ses regards.
             La victoire ne fut pas douteuse un seul instant, et fut suivie de la
            soumission de Byzance et de toute la province. Licinius sauva à peine trente
            mille hommes de son armée, et rentra en déroute à Nicomédie. Tous ses partisans
            passèrent du côté du vainqueur. Il aurait été pris dans sa capitale, si
            l’impératrice Constantine n’était venue se jeter aux pieds de son frère pour
            implorer sa miséricorde. Constantin se laissa fléchir et reçut le vaincu dans
            sa tente et à sa table. Dépouillé de la pourpre, Licinius dut aller vivre en
            paix à Thessalonique, et finir ses jours dans la condition privée. Martinianus seul paya de sa tète sa grandeur éphémère.
            Constantin demeurait maître de tout l’Empire.
             Un an n’était pas écoulé qu’un ordre fatal venait chercher Licinius dans sa
            retraite, et qu’il périssait étranglé. Un événement si habituel dans les
            annales de l’Empire a pourtant vivement ému les passions de tous les
            historiens. Les écrivains profanes, comme Zosime, Victor, relèvent avec
            triomphe ce manque de foi d’un empereur chrétien. Eusèbe enveloppe tout ce
            dénouement dans une rhétorique embarrassée et confuse. Socrate, Zonare et Nicéphore, s’épuisent à chercher des prétextes
            vains et des déguisements impossibles.
             Seul des auteurs chrétiens, saint Jérôme dans sa chronique, rapporte le
            fait sans excuse et sans détour C’est le seul langage qui convienne à un
            narrateur sincère. Il faut reconnaître franchement que Constantin qui
            combattait avec la foi d’un chrétien, qui gouvernait souvent avec les lumières
            de l’Évangile, vengeait encore ses propres injures avec la rigueur, et souvent
            avec la ruse d’un empereur romain du vieux culte. L’histoire a droit de relever
            en lui, avec étonnement et sévérité, les vices familiers à ses prédécesseurs.
            C’est encore un hommage qu’elle rend à son caractère et à sa foi.
             
             
 PREMIÈRE
          PARTIE
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