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L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
DEUXIEME PARTIE
: CONSTANCE ET JULIEN
CHAPITRE IX
TRANSFORMATION DU PAGANISME.
Après s’être délivré de la politesse captieuse du souverain
et avoir échappé aux pièges delà cour, Athanase poursuivit sa route vers
Alexandrie. Il s’arrêta quelques jours à Jérusalem, où l’attendait une réunion
d’un petit nombre d’évêques d’Orient, restés pendant les mauvais jours
silencieusement fidèles à la bonne cause, qui le comblèrent de témoignages
d’affection et d’hommages. Il rentra ensuite dans son diocèse, où son arrivée
fut saluée par le vif empressement des peuples, par des actions de grâces
solennelles, des festins publics et des fêtes. Rien ne manquait extérieurement
à son triomphe, pas même ce triste spectacle de servilité et d’apostasie que
donnent toutes les révolutions politiques et religieuses. Pendant un moment
personne n’avait été Arien, ou ne voulait plus l’être. «Combien d’ennemis, dit
Athanase lui-même avec celle raillerie douce qu’inspirent à une âme élevée la
connaissance et, par suite, le mépris des faiblesses humaines, déposaient alors
leur inimitié! Combien de calomniateurs qui se défendaient d’avoir jamais
calomnié! Que d’amis Athanase avait alors, qui l’avaient toujours détesté! Que
de rétractations et de palinodies! Beaucoup venaient de nuit lui confier qu’ils
étaient retenus de force parmi les Ariens, chargeaient l'hérésie d’exécrations
et d’anathèmes, lui demandaient pardon de tant de pièges et d’embûches qu’ils
avaient concouru à lui tendre, protestaient que, s’ils étaient de corps avec
les hérétiques, de cœur ils étaient avec. Athanase: Laissez-nous faire
seulement, disaient-ils, et fiez-vous à nous»
La contagion gagna même jusqu’à des évêques
très-compromis dans la lutte. On vit arriver à Alexandrie des lettres de deux
prélats déjà célèbres et toujours inséparables, Ursace de Singidon et Valens de Murse, qui demandaient humblement la
communion d’Athanase. Ils reconnaissaient qu’on les avait trompés, et que tous
les griefs auxquels ils avaient ajouté foi étaient des inventions et des
mensonges. Ils adressaient le double de ce désaveu à l’évêque de Rome. Il est
vrai que leurs diocèses, situés l’un dans la haute Mœsie et l’autre dans la Pannonie, avoisinaient les possessions de l’empereur
Constant, et que Valens avait des prétentions déclarées au siège d’Aquilée qui
dépendait de ce souverain.
Mais Athanase était moins louché de ces hommages
intéressés que de l’édification pieuse causée par le triomphe de la vérité aux
chrétiens restés fidèles. La présence de leur évêque justifié devenait pour
ceux-ci le signal d’un grand élan de reconnaissance et de ferveur. «Combien,
dit encore Athanase au même endroit, de jeunes filles prêtes à se marier se
décidèrent alors à rester vierges pour Jésus-Christ! Combien de jeunes gens
embrassaient la vie solitaire, suppliant leurs pères de ne point les détourner
du saint exercice! Combien de femmes persuadèrent à leurs maris, ou de maris à
leurs femmes, de se livrer tout entiers à l’oraison, suivant le conseil de
l’Apôtre! Combien de veuves et d’orphelins, auparavant affamés et sans
vêtements, soulagés tout à coup par l’abondante effusion des aumônes, ne
connurent plus ni la nudité ni la misère! En somme, il y eut entre tous une
telle émulation de vertus que chaque famille paraissait une église.»
Telle était l’inépuisable richesse de la foi de ces
premiers âges. Les scandales pouvaient la contrister un instant, non la
refroidir. Sa flamme s’animait par le souffle même du vent dont elle était
agitée. En prenant connaissance, à son retour, de l’état des populations
confiées à ses soins, Athanase put se convaincre qu’au travers des épreuves le
progrès des mœurs et des institutions chrétiennes ne s’était point ralenti; et
c’est vers ce tableau consolant, quoique encore mêlé de quelques ombres, que
l'historien doit porter un instant ses regards, pour jouir lui-même de la trêve
momentanée que la politique accorda alors à la religion.
De toutes les formes de la piété chrétienne, celle qui se
développait le plus rapidement dans ces temps d’orage, c’était celle-là même
dont l’Égypte était le théâtre favori : l'institution monastique. Née du dégoût
des choses du monde, de la crainte des tentations et de la fatigue des luttes,
la propension vers la vie solitaire s’accroissait en raison des agitations de
la politique. Tout le temps que la vie des chrétiens, au sein des cités
populeuses, s’était écoulée entre un opprobre constant et des persécutions
intermittentes, entre l’ignominie et les supplices, une sorte de point
d’honneur pouvait leur ordonner de se maintenir à la portée du péril et sous
les regards de leurs ennemis. La retraite aurait pris souvent l’apparence de la
fuite: la vie publique et commune était l’épreuve véritable de la foi. Mais
lorsque le christianisme triomphant vil entrer dans son sein la brigue avec la
faveur, la cupidité avec les richesses, l’ambition avec les honneurs, le dégoût
même qui suivit un tel spectacle, la vue des sanctuaires envahis par les
passions et souvent par les armes des grands de la terre, tournèrent vers la
solitude ces âmes fatiguées qui ne trouvaient plus la paix même au pied des
autels. Il fallut chercher, dans une cellule, la pauvreté, le renoncement,
l’oubli des grandeurs, ces legs sacrés de Jésus-Christ, qui semblaient fuir le
faste des demeures épiscopales : et Dieu lui-même, prenant soin de l’équilibre
moral de son Église, semblait lui ordonner de compenser par les austérités
volontaires les dangereux enivrements de la prospérité et du pouvoir.
Mais les plus généreux entraînements ne peuvent se
maintenir longtemps purs, sans une autorité qui les modère. Des hommes séparés
du monde, affranchis des devoirs de la vie civile, livrés aux transports de
l’extase, soumis à des macérations qui pouvaient ébranler leurs nerfs ou
troubler leurs cerveaux, en seraient venus facilement à prendre tous leurs
rêves pour des visions et toutes leurs fantaisies pour des ordres célestes. Le
respect populaire aurait bientôt développé chez eux cet orgueil délicat et
dangereux qui peut se cacher sous les formes de l’humilité, subtile tentation
où succombent souvent les âmes détachées des concupiscences grossières. A côté
du culte fixe et hiérarchique, on courait risque de voir ainsi s'établir un
mysticisme bizarre, abandonné aux écarts de l'imagination individuelle.
Heureusement dans l’Eglise, nul mouvement ne demeure sans règle. L’impulsion
donnée par Antoine allait être régularisée par un de ses amis et de ses
disciples. Antoine avait ouvert la voie de la solitude et devait demeurer à
jamais le patron des anachorètes; Pacôme de Tabenne devait organiser la vie monastique et fonder les ordres religieux.
Pacôme était, comme Antoine, un enfant de la Thébaïde. Il
était né dans les derniers jours de la persécution de l’Église, d’une famille
de païens habitant un district si reculé de l’Egypte qu’on n’y connaissait pas
même le nom des chrétiens. De bonne heure, pourtant, la nature de ses
inclinations, l’instinct délicat de ses vertus et une effusion miraculeuse de
grâce divine, l’avaient écarté des superstitions profanes de ses parents; les
prêtres de son village disaient communément qu’il était l’ennemi du culte des
dieux et que les cérémonies saintes ne pouvaient s’accomplir en sa présence. A
vingt ans, vers l’an 315 environ, il fut compris dans une levée de troupes
opérée par les ordres de l’empereur Maximin, qui se préparait à combattre
Licinius. Sa légion fut rassemblée dans la ville de Thèbes : elle manquait à
peu près de tout, comme c'était souvent le cas des meilleures troupes, dans ce
temps de désordres et de désastres politiques. La charité des chrétiens de la
ville subvint aux premiers besoins des soldats, et Pacôme fut si touché de ce
secours inattendu qu’il résolut dès lors que, si jamais il recouvrait la libre
possession de lui-même, il se consacrerait au service d’un Dieu qui apprenait
aux hommes à aimer les hommes. La défaite de Maximin et le rétablissement de la
paix ne tardèrent pas à lui rendre cette liberté désirée, et le premier usage
qu'il en fit lut d’aller recevoir le baptême dans la ville voisine de Chérabosque. Puis l’élan du même zèle le porta à se retirer
avec un saint homme du nom de Palémon, près de Panoplie, entre le Nil et la mer
Rouge; il vécut là plusieurs aimées privé, autant que la nature humaine pouvait
le comporter, de nourriture et de sommeil, ne mangeant que du pain et du sel
pilé, marchant nu-pieds dans les épines, et, le soir venu, s’appuyant à peine
sur un banc, les bras étendus dans l'attitude de la prière.
La retraite n’apporta pas à Pacôme tout le repos qu’il
désirait. Des visions célestes, des rêves prophétiques, l’avertissaient qu’il
avait une autre vocation à suivre et un autre devoir à remplir sur la terre,
que de s’y préparer seul pour le ciel. Il résista longtemps à celle inspiration
qui revenait sous diverses formes; mais enfin Palémon lui-même lui conseilla
d’y céder. Ils firent choix, d’après des indications où ils reconnaissaient
l’un et l’autre un ordre du ciel, d’un jardin situé sur les bords du Nil ; une
vaste maison y fut bâtie, et Pacôme invita les solitaires du désert voisin et
ceux qui s’étaient déjà adressés à lui pour être initiés aux saints exercices,
à y venir vivre auprès de lui sous une loi uniforme et dans une complète
communauté de régime.
Jusque-là, en effet, chaque anachorète avait vécu à peu
près pour son compte, possédant d’ordinaire une cellule séparée qu’on appelait
proprement le monastère, (de monos=seul), choisissant le genre de
privations qu’il jugeait utiles au bien de son âme et les mesurant au degré qui
lui convenait. Là même où, comme dans le désert de Nitrie habité par l’ami de saint Antoine, Ammon, et dans les retraites de Palestine
peuplées par son disciple Hilarion, les cellules étaient nombreuses,
rapprochées, quelquefois communes à plusieurs solitaires, cette liberté
d’habitudes subsistait encore. Sauf les exercices de l’église, où on célébrait
ensemble le service divin, chacun restait maître de ses actions et seul juge de
sa règle de vie. Pacôme, au contraire, imposa sur-le-champ à ses disciples une
loi complète et minutieuse qui dut s’étendre à tous les détails de leur
journée. Il n’avait guère que cinq associés quand il l’inaugura, parmi lesquels
un de ses frères et un enfant de quatorze ans. En moins de dix ans sa maison
était pleine de manière qu’il fallut en élever jusqu’à sept autres, toutes
calquées sur le même plan, restant unies par un lien étroit et soumises au même
chef.
Chaque maison commune, qu’on nomma d’un mot grec dont
celui de couvent n’est que l’imparfaite traduction (vie commune, d’où cénobite),
tout en restant soumise au supérieur général, dut avoir un supérieur
particulier, et se diviser en plusieurs familles, conduites elles-mêmes par un
chef ou prévôt. La famille était une catégorie de moines qui s’occupaient tous
au même genre de travail et rendaient à la communauté le même genre de service.
Ceux qui pourvoyaient à la nourriture formaient ainsi une famille. Il y eut une
famille de laboureurs, une de boulangers, une de serruriers, une de tanneurs;
d’autres avaient soin des chameaux; d’autres lissaient la toile ou faisaient
les sandales. Les lettrés, qui savaient le grec, étaient de même réunis en un
seul groupe. Chaque maison abritait, dit-on, environ trente ou quarante de ces
familles qui mangeaient et travaillaient aux mêmes heures; et chaque cellule
était l’habitation commune de trois religieux.
Repas, jeûnes, costume, sommeil, prières, tout fut réglé
sur un mode uniforme. Une tunique de gros lin, sans manches, s’arrêtant aux
genoux, recouverte d’une peau de chèvre blanche, un capuchon de laine, firent
reconnaître de loin, dans la plaine, le disciple de saint Pacôme. Le pain, les
olives, les herbes crues ou assaisonnées au vinaigre, de petits poissons salés
sans être cuits, étaient la nourriture des frères en état de supporter
l’abstinence; les légumes cuits et la viande n’étaient permis qu’aux enfants,
aux vieillards et aux malades. Les repas, comme le travail, s’accomplissaient
en silence, le capuchon baissé sur le visage, pour éviter les observations
réciproques et la frivole recherche des actions d'autrui. Le supérieur seul
regardait et surveillait tout : chaque semaine, il prenait connaissance du
travail fait et en recevait le produit. Avec une telle activité et une telle
abstinence, le travail des moines suffisait et au-delà à l’entretien de la
maison; le reste était vendu et le prix en était distribué aux pauvres, ou
servait à la nourriture des hôtes nombreux qui cherchaient nu abri dans le
couvent eu traversant le désert. Nulle propriété ne demeurait entre les mains
des moines; tout était remis au supérieur, jusqu’à leur linge de rechange et
leurs livres, quand la lecture en était interrompue.
A celle vie de travail manuel et pénible, la pensée
pourtant ne devait rien perdre. Tout religieux devait savoir lire et écrire :
se mettre en état de lire l’écriture était le premier devoir imposé aux
novices. Aussitôt qu’un candidat à la vie religieuse se présentait, on
s’assurait qu’il était libre de tout engagement séculier, puis on lui apprenait
par cœur la prière dominicale, quelques fragments des psaumes et des épîtres de
saint Paul, et on lui mettait l’alphabet entre les mains. Des prédications
fréquentes, des lectures continues, entretenaient chez les frères l’activité de
l’intelligence, tout en l’élevant vers les choses d’en haut. Le prévôt de
chaque famille faisait l’instruction tous les jours; le supérieur du couvent,
le dimanche.
Une règle si sévère ne lassa pourtant point le zèle des
néophytes. On vil des femmes même s’y soumettre. La sœur de Pacôme donna
l’exemple à tout son sexe. Un jour qu’elle était venue à la porte du couvent
pour voir son frère, le solitaire lui fit répondre que désormais il avait
renoncé à sa famille pour plaire à Dieu, et qu’il lui conseillait de l’imiter.
Elle accepta l’avis et fonda à peu de distance, dans le désert, un monastère de
vierges astreintes au même régime. Les enfants des deux sexes étaient admis
dans ces pieux établissements. Pacôme ne les repoussait pas : «Ces jeunes âmes,
disait-il, peuvent être élevées à ne jamais perdre la présence de Dieu.
Gardez-les en mémoire du Dieu qui les aima.» Et il adoucissait pour eux la
sévérité de ses lois.
Qu’on se représente maintenant cette république de sept à
huit mille hommes (ce nombre était atteint dès la fin du IVe siècle), sortie
comme par enchantement d’un sol jusque-là désert, vivant sous le régime de
l’égalité à la fois et de la subordination, dans l’accord du travail le plus
humble et des pensées les plus hautes; et qu’on s'imagine l'impression qu'en
devaient ressentir les voyageurs, les commerçants, dont les caravanes, venues
d’Éthiopie ou de la mer Rouge, traversaient à toute heure ces plaines sablonneuses.
Jamais pareil spectacle d’activité et de paix n’avait frappé des yeux
accoutumés au mélange de faste oisif et de bruyante industrie des cités
orientales. Ces laboureurs au front grave, ces ouvriers, les regards baissés
sur le jonc qu’ils tressaient ou sur la toile dont ils tissaient la trame, ne
ressemblaient ni aux chétifs colons de la glèbe, travaillant sous le fouet du
maître, ni à l’insolent artisan des rues d’Alexandrie. En approchant de ce
paisible atelier, on entendait quelques chants sur un mode simple: c’était un
psaume ou un cantique qui tenaient l’âme élevée vers le ciel, tandis que le
front était courbé vers la terre. La nuit était-elle venue, ou l'orage
s’élevait-il dans la plaine, la modeste demeure s’ouvrait pour offrir un abri à
tons les passants. Dans ces asiles de l’austérité et de l'abstinence, il n’y
avait d’abondance que pour l’hospitalité et l’aumône, pour le voyageur et pour
le pauvre. A des jours réglés, tout travail était suspendu et chacun courait à
la chapelle. Une fois même par an, les routes entières étaient couvertes de
nuées de pèlerins se rendant tous à la maison mère. C'était le saint jour de
Pâques, et tous les frères devaient se réunir pour célébrer en commun la
Résurrection du Sauveur. D’autres jours, ils sortaient, rangés sur une longue
ligne, en entonnant des chants funèbres : il s’agissait de conduire à la tombe
la dépouille d’un frère mort. Le lieu de la sépulture était au-delà du Nil, sur
une montagne : nul n’aurait manqué de s’y rendre, ni infirme, ni vieillard,
quels que fussent l’état orageux du fleuve et le débordement de ses eaux.
Souvent aussi on signalait à l’horizon une petite barque qui descendait ou
montait le Nil. Un vieillard en tenait la rame d’une main que ni le jeûne ni
l’âge n’avaient affaiblie. C’était Pacôme lui-même faisant la visite de toutes
les maisons. Son bateau lui servait très-habituellement de demeure; il y
prenait le repos et la nourriture, toujours voyageant d’un établissement vers
un autre. À peine débarqué, tous l’entouraient, et il disait à chacun une
parole grave et précise qui se fixait dans la mémoire. A ceux qui pleuraient
leurs amis ou leurs frères : «Les pleurs sur les morts, disait-il, ne peuvent
les ressusciter; mais les pleurs sur les vivants peuvent ressusciter les âmes»
Les petits enfants se pressaient autour de lui en l’embrassant : Père, disait
l’un d’eux, voilà plusieurs jours qu’on ne nous a fait cuire de légumes pour
notre nourriture. — Ne craignez rien, mon ami, disait le saint, je me charge de
vous en faire avoir. Il se faisait montrer tous les travaux et rendre tous les
comptes. Le moindre sentiment de vanité chez l’ouvrier, tout esprit de gain et
de profit dans la communauté, trouvaient en lui un impitoyable censeur. «Voyez
ce frère, disait-il à un religieux qui lui montrait avec complaisance deux
nattes habilement tressées; il a travaillé du soir au malin pour le démon, et
préfère deux nattes au royaume de Dieu.» Un économe lui racontait avec orgueil
les profits qu'il avait faits pour l’établissement ou sur les fournitures des
religieux et le bas prix auquel il avait trouvé le moyen d’acheter du blé pour
le couvent dans une saison de famine. Mais le saint ne voulait pas de pareils
gains, qui sentaient trop l’esprit de commerce, et l’économe était réprimandé
ou révoqué. Pacôme était surtout sévère pour l’orgueil spirituel, si fréquent
chez les âmes adonnées à la contemplation, pour le goût des visions, des
révélations étranges. Pour lui-même son humilité était telle qu’un jour
Athanase étant venu, dans une tournée pastorale, visiter toutes les maisons du
désert, il parut devant lui mêlé à tous les autres moines, sans consentir qu’on
le nommât ni qu’on le fit connaître au patriarche. Bien que souvent il eut fait
preuve d’une puissance surnaturelle, il ne s’attendait jamais à obtenir de Dieu
aucune grâce extraordinaire, surtout aucun miracle matériel, pour le
soulagement des maux du corps. «Les miracles invisibles, disait-il souvent,
sont supérieurs à ceux qui se voient. La guérison de l’âme vaut mieux que celle
du corps. Voulez-vous voir, ajoutait-il, la plus grande des vivions? Si vous
rencontrez un homme d’une pureté et d’une humilité parfaite, c’est là une
vision digne de votre admiration. Car que peut-il y avoir de plus grand et de
plus admirable que de voir le Dieu invisible habitant dans l’homme comme dans
son temple? »
Malgré ces graves avertissements d’une piété sage, toutes
les biographies de saint Pacôme et tous les récits de la vie de ces premiers
pères du désert, ne sont guère remplis que de prodiges accomplis par leur
pouvoir ou en leur nom. Si l’on prêtait à tous une entière croyance, jamais,
pas même au temps des apôtres, les miracles n’auraient été si nombreux que dans
ces solitudes. Il serait également téméraire et de croire et. de rejeter
indistinctement ces pieuses narrations. Le don des miracles, cet attribut de la
toute-puissance divine, qui ne se laisse point enfermer dans le cercle des lois
qu’elle a créées, n’avait assurément pas abandonné l’Eglise après avoir assuré
son triomphe; et si jamais quelques hommes ont mérité de pouvoir commander à la
nature, ce furent certainement ceux qui avaient commencé par la dompter en
eux-mêmes. Mais nul doute aussi qu’éveillé par la vue de tant d’incontestables
prodiges, un enthousiasme facilement crédule n’ait embelli, enrichi, parfois
même bizarrement travesti la vérité. De ces hommes, qui habitaient des
retraites inconnues, dont le costume était singulier, les traits défigurés par
le jeûne ou transfigurés par l’extase, des populations, ou encore païennes, ou
très-récemment converties, étaient disposées à tout attendre et à tout croire.
Alexandrie était pleine de récits étranges venus du désert. La part de la
vérité et de l’imagination était difficile dès lors à faire avec exactitude;
elle serait impossible à la distance des siècles. Seulement on peut remarquer
que ces récits naïfs, qui ont tout le charme et toute la sève d’une foi
enfantine, étaient, par leur caractère particulier, merveilleusement propres à
exercer un heureux effet moral sur la discipline intérieure de la vie
chrétienne. Les prodiges qu’ils racontent ne sont point, en effet, de vains
tours de force, d’inutiles démonstrations de pouvoir, dénaturé seulement à
captiver les sens par un prestige surprenant. Ce sont d’ordinaire les
représentations extérieures, sous une forme vivante et sensible, de la lutte de
l’âme chrétienne contre les passions et le péché. On dirait le drame intérieur
de l’âme produit au grand jour. C’était ainsi pour chaque chrétien l’histoire
animée de sa vie intime, de ses luttes de conscience. Quand le récit des
tentations de la volupté, soutenues par Antoine ou Pacôme, était fait à des
hommes jeunes, par une soirée brûlante, sous un ciel étoilé se pelletant dans
les eaux du Nil, au milieu des parfums de la nature, nul sourire ne passait sur
les lèvres, car chacun songeait aux combats qu’il livrait en lui-même. Chaque
épreuve de la vie chrétienne avait de même sa représentation, depuis les
pressantes séductions de l’orgueil et de la chair jusqu’aux puériles
distractions qui viennent troubler les plus pieuses prières. Ainsi un jour
c’est un saint qui aperçoit autour des moines en oraison des démons lutins
tenant en main et faisant voler devant leurs yeux les richesses du monde, les
maisons , les parures, les objets de jeux et d’étude qui peuvent évoquer les
souvenirs de leur jeunesse ou de leur enfance. D’autres fois, c’est la lutte du
culte nouveau contre les vieilles divinités de l’Égypte, qui semble
personnifiée dans les combats rendus par un anachorète contre le démon sur les
ruines des anciens temples ou au tombeau des magiciens de Pharaon. C’est ainsi
que dans un âge plus récent un sectaire de la Grande-Bretagne a décrit tous les
combats du chrétien contre le péché par une longue allégorie où chaque vice
comme chaque vertu sont personnifiés. Seulement, dans les récits du désert, ce
ne sont ni des noms ni des personnages symboliques qui sont en scène. Les
acteurs sont ces esprits fidèles ou déchus que l’Ecriture elle-même nous
représente comme toujours occupés à gouverner ou à troubler le monde, à
protéger ou à perdre l’homme.
La vérité est donc toujours ail fond de tels récits,
quand même les détails et la forme en restent parfois douteux.
Le progrès et la vie n’étaient pourtant pas tout à fait
réfugiés au désert. L'Église militante et mêlée aux populations en gardait sa
part. La prospérité avait ses avantages comme ses périls. Bien qu’elle
introduisît dans le sein de l’Église de dangereux éléments de corruption, elle
lui permettait pourtant de donner à toutes les influences bienfaisantes de la
charité plus de régularité et d'extension. A l'abri des actes arbitraires du
pouvoir, pouvant paraître au grand jour et songer au lendemain avec confiance,
la charité chrétienne, jusque-là répandue avec une effusion intermittente,
allait faire prendre à ses bienfaits le caractère de stabilité et de
persévérance qui s’attache à une propriété durable. Les fondations pieuses de
toute nature commençaient à se multiplier autour des églises devenues riches et
propriétaires. Ce changement avait pris naissance même avant la liberté de
l’Église. Dès les derniers temps de la captivité et à la faveur des instants de
relâche que la persécution laissait aux fidèles, le trésor de chaque église,
ail début composé seulement des collectes faites dans les familles, avait
commencé à s’immobiliser par l’acquisition de quelques biens-fonds; et c’est
ainsi qu’on a vu l’édit de Milan ordonner la restitution de tous les biens
confisqués aux chrétiens, y compris (et très-spécialement) les propriétés
autres que les lieux de réunion, appartenant aux corporations ecclésiastiques.
Mais ce fonds, encore peu considérable, grossit tout d’un coup, dès le
lendemain de la défaite de Licinius, par la disposition de Constantin qui
attribua à chaque église les propriétés des mains martyrs sans testament et
sans famille, et par la loi qui permit à tout testateur de disposer de ses
biens en faveur des corporations. À partir de ce moment, l’église de chaque
diocèse devint maîtresse de propriétés considérables. Tout prêtre entrant dans
son sein lui fit don de ce qu’il possédait; le pénitent, le catéchumène riche,
la comblaient de leurs offrandes. De ce trésor commun, mie partie fut consacrée
à l’entretien de l’église même, de son culte et de ses ministres; une autre, et
la plus considérable, resta la propriété des pauvres. Toutes deux furent
remises à la disposition de l’évêque. Mais déjà, à côté de lui, on voit dans
les documents voisins de cette époque figurer un intendant spécial qu’on nomme
l’économe des pauvres, le nourricier des orphelins.
C’est que ce ne sont plus seulement quelques épargnes à
distribuer régulièrement chaque dimanche à des veuves, à des orphelins ou à de
pauvres passagers: il y a des maisons entières à régir, des établissements à
gouverner. Le premier de ces asiles de la charité, celui qui s’élève presque
partout auprès de l’église, c’est la maison de l’hospitalité. Le soin des
hôtes, rappelé en termes si touchants par l'apôtre saint Paul, était la
tradition favorite de l’Eglise chrétienne. Son unité et sa paix en avaient
dépendu bien longtemps. C’était par l’habitude imposée de bonne heure aux
familles chrétiennes de recevoir à leur foyer tout voyageur qui se recommandait
du nom du Christ, qu’à travers la dispersion et le silence obligé, les
relations entre les chrétiens s’étaient maintenues intimes et fréquentes.
L’Église captive s’était propagée à l’ombre de l’hospitalité: libre, elle lui
éleva des palais qui semblaient attester sa reconnaissance. Il y eut dans
chaque grande ville, à côté de la demeure de l’évêque, un vaste bâtiment ouvert
à tous les voyageurs. Puis au corps du bâtiment on ajouta plusieurs ailes;
elles furent réservées aux malades, aux enfants ou aux vieillards. Chacune eut
bientôt son administration particulière, sa population d’affligés et d’infirmiers.
«Sortez de la ville, disait quelques années plus tard un orateur chrétien,
évêque lui-même et racontant les bienfaits d’un collègue chéri, et regardez
celte ville nouvelle, le vaste dépôt de la charité! C’est le trésor où tous les
riches sont venus placer leurs épargnes, où ils ont apporté non-seulement leur
superflu, mais leur nécessaire : là les vers ne rongent point. Rien n’attire
les voleurs; rien n’excite ni les luttes de l’envie, ni les débauches du
siècle. Là, la maladie est reçue avec calme, l’adversité est appelée un bonheur
: c’est là l’épreuve de la charité.» — «Qu’il y ait dans toutes les villes, dit
un de ces canons apocryphes du concile de Nicée qui peuvent servir à nous faire
connaître avec certitude les usages contemporains, une demeure séparée pour les
étrangers, les pauvres et les malades... Et que l’évêque choisisse un homme
parmi les solitaires qui habitent le désert, étranger à la ville et dont la
patrie soit éloignée, qui n’ait point de parents autour de lui, mais dont la probité
soit assurée, et qu’il le mette à la tête de cette demeure. Et son office sera
de préparer les lits, les couvertures et tout ce qui est nécessaire pour des
malades ou des pauvres. Et si les biens de l’Eglise ne suffisent pas pour de
telles dépenses, il devra faire faire des quêtes par les diacres et recevoir
des secours de tous, les chrétiens suivant leurs facultés.»
Ce que l’Église faisait collectivement et par les
ressources réunies de tout le troupeau, beaucoup de particuliers riches, de
grandes daines, maîtresses de ces fortunes colossales qui survivaient encore à
la ruine de la richesse publique et qui s’alimentaient à ses dépens,
l’essayaient par leurs propres forces. Tel qui naguère se serait ruiné à bâtir
un cirque, à faire venir des bêtes féroces du fond delà Nubie, à distraire et à
nourrir pendant des journées entières une foule enivrée, renonçant maintenant à
la richesse au lieu de la prodiguer, bâtissait à ses frais un hospice ou un
sanctuaire. C’était, de toutes parts, une prise de possession du sol par la foi
et par l’aumône. A la veille des grands désastres publics, la charité
chrétienne se creusait des fondements dans le roc et se bâtissait des
citadelles.
Les faits matériels ne sont que l’expression des
révolutions morales. A celle assiette désormais plus assurée de l’Eglise,
correspond aussi je ne sais quoi de plus calme, de plus majestueux, de plus impératif
dans le langage de ses ministres. Les écrits des premiers âges, dans leur
ardente éloquence, portent presque tous les caractères d’une discussion agitée.
Ce sont, ou de grandes luttes apologétiques contre les païens, ou de hautes
considérations propres à être débattues entre lus docteurs. L’enseignement
dogmatique proprement dit, très-discrètement distribué aux catéchumènes; la prédication
faite à voix basse dans les catacombes, ont laissé peu de traces. Toute la vie
intime, journalière de l’Eglise, est restée couverte d’un voile. Mais le
triomphe amène la lumière, et nous avons pour la première fois, à celte époque,
un monument complet de renseignement chrétien tel qu’il se donnait au pied des
autels à la foule des esprits simples. Les Catéchèses de saint Cyrille, qui
furent prononcés à peu près vers cette date dans l’église de Jérusalem, nous
présentent le premier exposé de la foi chrétienne qui ait été rédigé sous une
forme purement dogmatique et dans une synthèse abrégée et régulière. C’est un
simple prêtre, semblable à un vicaire de nos paroisses (Cyrille encore jeune
remplissait à peu près cet office auprès de l’évêque de Jérusalem, Maxime), qui
développe l’ensemble de la foi chrétienne à des catéchumènes prêts à recevoir
le baptême an jour de Pâques. Il faut voir tout le système évangélique se
dérouler sous sa main avec la tranquillité d’une doctrine sûre de l’accueil
qu’elle va recevoir, confiante désormais dans la fermeté de ses appuis, dans la
docilité de ses auditeurs, dans le respect universel qui l’environne. Cyrille
sait déjà qu’il ne parle pas à des croyants tous bien sincères et à des
convertis d’une foi bien pure. Il démêle sur le visage de ses auditeurs les
motifs complexes, de mode, de fantaisie, d’intérêt, qui peuvent les attirer
dans le sein d’une Église florissante, maîtresse du pouvoir et des honneurs. Il
les avertit, juste assez pour les mettre en garde, pas assez pour les éloigner.
Rien ne donne mieux l’idée du mouvement un peu confus, mélange de curiosité,
d’ambition, d’admiration et de foi naissante, qui poussait les populations vers
le christianisme vainqueur; on saisit sur le fait l’art à la lois savant et sincère
par lequel l’Église se servait des passions humaines elles-mêmes pour en
tempérer les excès, cl de son pouvoir temporel pour avancer le règne spirituel
de Dieu dans les âmes.
«O vous, dit Cyrille au début de ses Catéchèses, qui
voulez être éclairés, le parfum de la béatitude vous attire. Vous voulez
cueillir les fleurs spirituelles pour trouver la couronne du ciel. Le souffle
embaumé de l’Esprit a passé sur vous. Vous voici debout sous le vestibule du
palais: qu’il plaise au roi de vous introduire. Les fleurs seules ont paru
jusqu’ici. Plaise au ciel de faire mûrir les fruits! Vous avez donné vos noms
pour la milice, il s’agit maintenant de prendre les armes..., Le désir de la
sainte cité vous pousse: votre dessein est bon, et l’espérance qui en naît est
légitime, car Celui qui ne trompe pas a dit : que tout concourt au bien de ceux
qui aiment Dieu. Dieu est libéral dans ses bienfaits, mais il veut chez tous
une volonté sincère. C’est pourquoi l’apôtre se sert de ces termes : Ceux qui
sont appelés suivant le dessein qu'ils en ont formé. C’est donc la volonté
sincère qui fait que vous êtes appelés ; et vainement votre corps est-il
présent ici si votre esprit est absent... Que personne donc n’entre ici en
disant : Voyons ce que font ces fidèles; j’entrerai pour savoir ce qui s’y
passe. Vous voudriez voir, et vous pensez qu’on ne vous verra pas ! Vous
examineriez ce que nous faisons, et Dieu n’examinerait pas le fond de votre
cœur!... L’époux sans doute est libéral, mais il n’est pas dépourvu de
jugement. Il examine tous les convives... et s’il en voit un qui ne soit pas
revêtu de la robe nuptiale : Éon ami, dit-il, pourquoi êtes-vous entré ici?
Quel est votre vêtement et quelle est votre conscience? — Le portier ne vous a
pas arrêté; soit, parce que l’hôte est magnifique; mais ne saviez-vous pas le
vêtement qu’il vous convenait de prendre pour venir au festin?... Nous, les
ministres du Christ, nous sommes les portiers, et nous laissons la porte
ouverte. Vous êtes peut-être entrés ici avec une âme souillée de la bouc du
péché, et dans un dessein honteux. Vous êtes entré, on vous admet; on a pris
votre nom. Voyez- vous l’admirable structure de notre église ! voyez-vous son
ordre et sa discipline! les préséances réglées de ses milices canoniques! la
pieuse lecture des Ecritures! la suite et l'enchaînement des leçons! — Que le
respect d’un tel lieu vous pénètre. Instruisez-vous de ce que vous voyez.
Sortez plutôt à temps aujourd’hui ; vous rentrerez demain plus à propos... Je
vous y engage avant que paraisse Jésus, l'époux de vos âmes qui examinera tous
vos vêtements.
«Mais il se peut que vous ayez quelque autre motif encore
pour être venus ici. Un homme peut venir ici pour se mettre en mesure d’obtenir
la main d’une femme; une femme aussi, pour se rendre digne d’un mari; un
esclave, pour être agréable à son maître; un ami, pour plaire à son ami. Je
saisis cet hameçon avec son appât et je vous reçois, bien que votre motif ne
soit pas légitime, dans la légitime espérance de vous sauver. Vous ne saviez
peut-être pas où vous veniez ni dans quels filets vous tombiez. Vous êtes
tombés dans les filets de l’Église; vous êtes pris tout vivants, vous ne fuirez
plus. Jésus vous a pris à son amorce, non pour vous livrer à la mort, mais pour
qu’étant morts vous ressuscitiez'. »
Pour agir sur des esprits si divers et encore si
incertains, le catéchiste suit un plan méthodique qui éblouit les païens par la
majesté de la doctrine chrétienne, avant de les rassurer par sa miséricorde et
de les enchaîner par sa puissance. L’unité de Dieu lui fournil les premiers de
ses développements. C’était là, en effet, l’idée capitale qui, une fois rentrée
en possession de l’intelligence humaine dont elle n’aurait jamais dit sortir,
la ravissait par sa grandeur. L’unité du plan divin, la beauté touchante de
l’ordre de la Providence, jusque-là couvertes comme d’un voile, apparaissaient
pour la première fois aux imaginations. Quand Cyrille développe, aux auditeurs
curieux et un peu indifférents qu’il vient de nous dépeindre, tout ce tableau
merveilleux sur lequel notre raison est aujourd’hui trop souvent blasée et nos
impressions émoussées, mais qui avait pour des païens tout le charme et tout
l’éclat de la nouveauté, il semble voir un rayon de soleil perçant le
brouillard des montagnes, et déployant aux yeux du voyageur surpris les
sinuosités des fleuves, les riches moissons de la plaine, tonte une perspective
de grandeur, de fécondité et de paix.
«Que dirai-je? s’écrie-t-il. Celui qui regarde le soleil
peut-il ne pas admirer? Il point à l’horizon comme un cercle de peu d’étendue ;
mais sa force est déjà grande et sa lumière s’étend de l’orient jusqu’à
l’occident. Le Psalmiste décrivant son lever matinal: Le voilà, dit-il, comme
le jeune époux sortant du lit nuptial. Et telle est en effet la splendeur
tempérée qu’il répand lorsqu’il paraît aux yeux des hommes... Mais les
ténèbres, qu’en dirons-nous? O hommes, pourquoi vous irriter contre elles?
Pourquoi supporter impatiemment le temps qui nous est donné pour le repos? Le
maître ne laisserait pas de repos à son esclave, si les ténèbres n’imposaient
une trêve au travail El quoi de plus utile que la nuit pour la sagesse?
C’est pendant les ombres de la nuit que nous viennent le plus souvent les
pensées qui nous conduisent à Dieu : c’est alors que notre esprit est libre
pour lire et pour méditer les oracles divins. N’est-ce pas la nuit que nos
péchés nous reviennent le plus souvent en mémoire? Ne croyez donc point qu’il y
ait un auteur des ténèbres cl un auteur de la lumière; car l’expérience
démontre que les ténèbres aussi sont très-bonnes et très-utiles. Et la pluie,
quel en est père? Qui est-ce qui a distillé les gouttes de la rosée? Qui est-ce
qui a épaissi l’air pour en faire les nuages, et pour soutenir au-dessus de nos
tôles les eaux de la pluie?... Tour à tour cette eau de pluie est blanche comme
la laine ; c’est la neige : puis elle se répand dans les airs comme la cendre,
ou bien elle se durcit comme la pierre. Sa nature est une, son efficacité
est diverse. Dans la vigne, elle devient le vin qui réjouit le cœur de
l’homme... Dans l’olivier, c’est l’huile qui fait briller le visage de l’homme:
elle produit aussi le pain qui soutient les forces de l’homme. Pouvez-vous
embrasser dans votre connaissance toutes les vertus des plantes, ou dire l’utilité
à laquelle est destiné chaque animal? Des vipères les plus venimeuses sortent
les remèdes salutaires pour les hommes. Mais, direz-vous, le serpent est
terrible: craignez Dieu, et il ne vous nuira pas. Le scorpion a un dard qui
pique: craignez Dieu, et sa pointe ne vous atteindra pas. Le lion aime le sang:
craignez Dieu, et il viendra se coucher auprès de vous comme auprès de Daniel.
O hommes, voyez en toutes choses le grand ouvrier et le sage fondateur. »
Voilà le Dieu unique replacé sur le trône de la création
et de l’intelligence, mais sa splendeur aurait pu éblouir les regards. Cyrille
se haie de la tempérer aussitôt par l’éclat voilé de l'humanité du Christ.
« Croyons, dit-il, aussi à Jésus-Christ, qui est venu
dans la chair et s’est fait homme: car autrement nous n’aurions pas pu
l’embrasser par la pensée , car, comme nous ne pouvions le voir tel qu’il est,
ni jouir de lui, il s’est fait ce que nous sommes, afin que nous puissions
aussi le posséder. Que si nous ne pouvons, en effet, regarder le soleil qui
n’a été fait que le quatrième jour, comment pourrions-nous voir Dieu qui en est
fauteur? Dieu s’était montré sur le mont Sinaï, et le peuple n’a pu soutenir
son éclat… Si entendre la voix de Dieu donne la mort, voir Dieu lui-même,
quelle épreuve n’eût-ce point été?.... L’expérience
de notre faiblesse étant ainsi faite, le Seigneur a opéré ce que désirait
l'homme. L’homme désirait entendre la parole de la bouche d’un être fait comme
lui: le Sauveur a pris notre nature pour instruire plus aisément les hommes.
Les hommes oubliant Dieu s’étaient fabriqué des idoles à forme humaine: et la
figure humaine recevait ainsi à tort les honneurs divins. Dieu s’est fait
véritablement homme, afin de détruire le mensonge. Ainsi, par les œuvres mêmes
que le diable employait pour nous écraser, nous avons été sauvés.»
C’était là un point délicat pour l’orateur chrétien, car
ce rapport mystérieux de l’unité divine avec l’humanité du Christ était
précisément le nœud de toutes les discussions de l’Église et la source de
toutes ses agitations. Cyrille détourne prudemment les yeux de ses auditeurs de
ce douloureux spectacle. A l’abri de la neutralité prudente qu’avait gardée son
honnête mais timide évêque, Maxime, au milieu de tous ces conflits, il évite de
se prononcer trop ouvertement sur les questions débattues autour de lui. Il
tire seulement des maux du temps quelques sujets d’instruction morale: «Si vous
entendez dire, continue-t-il, que des évêques s’élèvent contre des évêques, des
prêtres contre des prêtres, des populations contre des populations, et qu’ils
en viennent jusqu’à verser du sang, ne vous troublez pas, car cela a été prédit
dans les Écritures. Et si moi qui vous enseigne, je viens à faillir, ce
n’est pas une raison pour que vous périssiez avec moi. Mais le disciple peut
devenir meilleur que le maître, et celui qui est arrivé le dernier peut devenir
le premier. Si la trahison s’est trouvée parmi les apôtres, vous
étonnerez-vous qu’il y ait entre les évêques des luttes contraires à la charité
chrétienne?»
Puis il s’arrache à ces tristes pensées pour retourner
promptement au grand spectacle du siècle, à celte conquête pacifique du monde
soumis par la foi, miracle permanent dont l'évidence chaque jour croissante
entraînait et subjuguait tous les cœurs.
«Tout, s’écrie-t-il, doit vous convaincre de la puissance
du crucifié; tout, jusqu’à votre présence ici. Qui est-ce qui vous a amenés
dans cette enceinte? Quels soldats vous y ont traînés? Où sont les fers dont
vous avez été liés? Où est la sentence du juge qui vous y a condamnés? — C’est
le trophée de Jésus-Christ, c’est la croix qui vous a tous amenés ici; c’est la
croix qui a réduit les Perses à la soumission, qui a apprivoisé les Scythes;
c’est la croix qui a donné à l’Égypte la connaissance du vrai Dieu, à la place
de ces vils animaux, de ces chiens, de ces chats, de ces idoles de toutes
sortes et de toutes formes qu’elle adorait. Glorifions-nous donc de cette
croix, applaudissons et tressaillons de joie, adorant celui qui a été crucifié,
et le Père qui l’a envoyé, et le Saint- Esprit »
De tels enseignements prêches, ou pour mieux dire de tels
chants de triomphe entonnés à l’ombre des sanctuaires élevés par la piété
d’Hélène, en face du bois de la croix naguère souillé de boue, aujourd’hui tout
étincelant des joyaux de la couronne impériale, retentissaient au fond de
toutes les âmes et couvraient le bruit discordant des dissensions
ecclésiastiques. Le courant du fleuve conservait encore assez de son
impétuosité première pour franchir en bondissant les premiers obstacles déjà
semés sur sa route.
L’autorité impériale, d'ailleurs, n’était que trop
pressée de venir en aide à ce progrès non encore ralenti de la foi chrétienne.
Elle faisait payer cher sa protection à l’Église, mais elle la lui accordait
fidèlement. Pendant que ses soldais et ses préfets chassaient de leurs sièges
les prélats orthodoxes et intronisaient des évêques de leur choix, par une
réciprocité qui servait à peine de compensation à tant de maux, les conseillers
chrétiens des empereurs continuaient à faire passer dans les lois les principes
généraux de leur religion, et à creuser pour ainsi dire chaque jour plus
profondément la place du clergé parmi les pouvoirs politiques. Après la mort de
Constantin, il est vrai, il se fait comme un silence dans le recueil de lois de
cette époque. On ne les voit plus se succéder si rapidement: elles ne traitent
plus de tant de sujets variés; leur rédaction ne porte plus l’empreinte d’une
conviction animée, personnelle, éloquente, mais on voit pourtant le législateur
s’avancer, bien que plus lentement, dans la même voie. Adoucissement des lois
civiles et pénales; simplification des rapports de la famille chrétienne;
sévérité inconnue de la loi pour des vices que l’antiquité païenne couvrait de
son indulgence; protection intelligente étendue sur les classes souffrantes de
la société; tous ces traits, qui ont distingué l’activité législative du
premier empereur chrétien, continuent à se faire remarquer dans les actes plus
rares et moins systématiques de ses successeurs. C’est ainsi que, pendant ces
années et celles qui les suivent de plus près, on voit se compléter les règles
déjà posées pour la succession des mères aux biens de leurs enfants; et
s’introduire dans les prescriptions relatives au mariage quelques-uns des
empêchements que suggérait seule, jusqu’alors, la pureté de la loi chrétienne.
Sous l’empire des mêmes influences novatrices, disparaissent les derniers
vestiges du vieux droit quiritaire. Un édit porté en 342 sous le consulat des
deux fils de Constantin est conçu en ces termes: «Que les formules de l’ancien
droit, ces syllabes captieuses qui sont des pièges pour la bonne foi,
disparaissent complètement de tous les actes.» Une disposition de l’année 340
qui interdit par une juste prudence le mélange des sexes dans les prisons; une
autre qui protège la pudeur des vierges chrétiennes contre les trafiquants de
prostitution; une autre de 336 qui arrête l’abus des longues détentions
préventives, en ordonnant d’interroger les accusés dans le mois qui suit leur
détention, portent le même caractère. On peut rattacher aussi au même ordre
d’idées une tentative, trop promptement abandonnée, d’arrêter l’avidité du fisc
en limitant à deux crimes seulement la confiscation des biens des condamnés; et
une disposition qui préserve les esclaves de la glèbe du malheur d’être enlevés
au champ qu’ils cultivent. On reconnaît enfin le langage indigné de la sévérité
chrétienne dans un édit des deux empereurs adressé au peuple entier, qui
flétrit du haut du trône, au nom de la nature frémissante, des infamies
tolérées par toute l’antiquité et chantées par ses poètes. Seulement, à côté de
la morale évangélique, l’ambition qui se glisse dans le corps ecclésiastique,
souvent l’intérêt caché sous un masque hypocrite, savent aussi se faire
réserver leur part. Ce n’est point Athanase probablement, toujours si pressé de
demander des juges et d’appeler l’enquête publique sur tous ses actes, qui a
dicté une loi de 355, destinée à soustraire les évêques en toute cause,
non-seulement criminelle mais civile, aux tribunaux séculiers. Ce n’est pas lui
qui a sollicité trois dispositions successives qui étendent au-delà de toute
prudence les immunités cléricales : l’une dispense les prêtres non-seulement
des charges civiles incompatibles avec la vie sacerdotale, mais même des impôts
du commerce, afin de leur laisser faire, dit la loi, le commerce pour
subvenir à leur nourriture. Une autre accorde les mêmes faveurs,
non-seulement aux prêtres eux-mêmes, mais à leurs femmes et à leurs enfants,
comprenant ainsi dans la même protection maladroite, les droits de l’Église et
les abus qu’elle tolérait en les condamnant. On retrouve là l’effet de ces
demandes, de ces sollicitations indécentes que flétrissait la juste sévérité
des Pères de Sardique. La vérité des portraits qu’Athanase
a faits de ses ennemis ne se reconnaît nulle part mieux que dans ces mesures
inspirées par eux á l’empereur dont ils gouvernaient les conseils.
Et cependant il y avait des chrétiens impatients qui ne
trouvaient pas que la puissance du dehors en fit encore assez pour la foi. Ils
auraient voulu des dispositions plus énergiques, plus radicales, pour faire
disparaître du sol, d’un coup et par la force, les débris du culte païen.
L’esprit de persécution par lequel le faux zèle imite et prétend remplacer la
ferveur qui lui manque, se laisse déjà apercevoir dans quelques écrits
contemporains. Un personnage illustre, Firmicus Maternus, qui se décore lui-même du titre de clarissime,
et qu’on reconnaît, à la forme oratoire de son langage, pour un rhéteur
converti, adresse, vers cette époque, aux deux empereurs Constant et Constance
une attaque violente contre le paganisme. Il y produit de bonnes raisons qui
ont l’inconvénient de venir un peu tard, et déploie une éloquence qui rappelle,
au courage près, les souvenirs des Tertullien, des Athénagore et des Méliton. Tout un luxe de démonstrations dont les arguments étaient déjà
connus et dont les empereurs n’avaient pas besoin d'être entretenus, n’est
destiné au fond qu’à amener cette ardente péroraison:
«O vous, Constant et Constance, très-sacrés empereurs,
nous invoquons la vertu de votre foi vénérable, qui vous a élevés au-dessus des
hommes, qui vous a séparés de la fragilité humaine, qui vous associe aux choses
célestes, et qui, en toutes choses, autant qu’elle le peut, se conforme à la
volonté de Dieu. Il ne vous reste que
peu à faire pour écraser le diable sous vos coups, et pour que périsse la
contagion funeste de l’idolâtrie. La vertu de ce venin est évanouie, et chaque
jour sa profane exhalaison s’évapore. Levez donc le drapeau de la foi : c’est à
vous que la Divinité a réservé cet honneur... Élevez le signe de notre loi
vénérable. Sanctionnez, ordonnez, promulguez ce qui est nécessaire. Heureux
souverains que Dieu a appelés en part de son œuvre et de sa gloire! Le Christ
favorable aux peuples réserve à vos mains l’honneur de ruiner l’idolâtrie et de
mettre en poussière les temples profanes. Depuis que les temples sont abaissés,
la puissance de Dieu vous élève. Vous avez vaincu vos ennemis. Vous avez étendu
les limites de votre empire, et pour ajouter encore à la gloire de vos
exploits, méprisant l’ordre des saisons, c’est au cœur de l’hiver (audace qui
ne s’était point vue et ne se verra plus) que vous avez courbé sous vos rames
les vagues frémissantes de l’Océan. Les eaux d’une mer inconnue se sont émues
devant vous. Le Breton a tremblé devant le regard inattendu d’un empereur. Que
voulez- vous de plus? Les éléments vaincus cèdent devant vous. Mais les saintes
Écritures vous déclarent ce que Dieu attend de vous... La loi du Très-Haut vous
ordonne de frapper de votre sévérité la honte de l’idolâtrie... Faites donc ce
que Dieu ordonne; accomplissez ce qu’il vous commande. Jamais règne ne fut plus
comblé de biens que le vôtre. Vous avez senti et reçu les bienfaits de la foi.
La main de Dieu ne vous a point abandonnés: il n'a point refusé son secours à
vos travaux. Les rangs de vos adversaires ont été dispersés : les armes des
rebelles sont tombées devant vous... Voilà, sacrés empereurs, les récompenses
que Dieu vous a données pour votre foi : et c’est par là qu’il vous invite à
votre tour à témoigner votre respect pour sa loi.»
Ces adulations qui n’ont pas même, comme celles d’Eusèbe,
l’excuse de s’adresser au génie; ces excitations à la sévérité légale; ces
promesses trop judaïques de prospérités temporelles, sont des nouveautés dans
l’Église. C’est le langage d’un courtisan dans la bouche d’un chrétien.
On peut croire que les deux fils de Constantin,
très-décidés dans leurs sentiments religieux et nullement difficiles dans le
choix des moyens, auraient volontiers prêté l’oreille à de telles incitations.
Ce n’étaient ni le désir, assurément, ni les bons prétextes qui leur manquaient
pour raser au niveau du sol les autels déshonorés du paganisme. A voir même la
généralité et la force des termes de certaines de leurs lois, l’énergie des
menaces qu’elles contiennent, on croirait que les conseils de Maternus ont été suivis: «Que la superstition cesse, s’écrie une loi datée de 341, portant le
seing des deux empereurs; que la folie des sacrifices soit abolie. » Qui ne
penserait, à entendre ce langage, que tous les temples vont disparaître devant
l’éclat du courroux impérial? Il n’en est rien pourtant. La phrase qui suit
immédiatement atténue prudemment la force de ces terribles paroles: Quiconque, ajoute en effet le même texte, violant
la loi du divin prince notre père et cet ordre de notre clémence, osera
célébrer des sacrifices, que la vengeance s’étende sur lui en vertu de la
sentence présente.» Constantin, comme on l’a vu, n’avait jamais défendu les
sacrifices publics faits dans les temples par les prêtres officiels; ses
prohibitions ne s’étendaient qu’aux superstitions privées, aux cérémonies
magiques accomplies dans l’ombre par la fourbe ou la crédulité populaire. En se
couvrant du nom et de l’exemple de leur père, les fils commentent et
restreignent leur propre loi.
Est-ce à dire qu’ils se tiendront eux-mêmes bien
rigoureusement dans cette distinction, si ingénieusement imaginée, mais si peu
observée déjà par Constantin? Nullement: la loi est élastique et équivoque. On
l’appliquera aussi loin, aussi hardiment, à autant de sanctuaires du culte
païen, qu’on osera et qu’on pourra. Ce qu’on ne fait pas soi-même, on le
laissera faire, souvent sans répression, par les populations qu’anime le zèle
de la religion victorieuse. Ainsi s’expliquent dans cette seconde phase, comme
dans la première, ces témoignages contradictoires dont s’étonnent trop
volontiers les érudits. Sous la main des fils de Constantin, comme de leur
père, le culte païen est à la fois officiellement conservé, souvent même
honoré, et impunément outragé. Tout dépend de la disposition des peuples ou des
magistrats, de la force des partis, souvent du hasard des lieux. Aussi, tandis
que dans les villes où les païens sont sinon plus nombreux du moins plus
agglomérés, où ils ont leurs collèges de pontifes et leur population
d’adorateurs, tout l’ancien culte reste debout, professé par des magistrat, par
des préfets et par des curiales, qui instituent des corporations, qui élèvent
des statues, qui gravent des inscriptions sur les monuments publics; dans les
lieux abandonnés, au contraire, dans les campagnes désertes, où nulle
surveillance municipale ne s’exerce, la naturelle indignation des chrétiens
vainqueurs se donne souvent plus librement carrière. On trouve des temples
détruits et dégradés par des mains inconnues. Les vastes sépultures des
familles riches, qui bordent les grandes voies romaines, toutes chargées
d’insignes païens, sont l’objet d'insultes nocturnes, et bientôt la cupidité se
met à l’aise à la faveur de l'impunité laissée au zèle. Sous prétexte de
détruire des sanctuaires profanes, des brigands soi-disant chrétiens
dépouillent les temples, dérobent les objets précieux, les colonnes de marbre,
les riches statues qui les ornent. Le scandale en vient au point qu’il faut que
les empereurs interviennent pour arrêter les désordres qu’ils ont d’abord excités
et tolérés. Une loi de Constant, postérieure d’un an seulement à celle que nous
venons de citer, et rédigée avec un embarras visible, ordonne qu’on répare aux
frais de l'État les temples situés dans le voisinage de Rome. Il écrit au
préfet de la ville, Calulinus, païen lui-même et même
augure : «Quoique notre intention soit-assurément de détruire la superstition
de fond en comble, nous voulons pourtant que les bâtiments des temples qui sont
en dehors des murailles de Rome restent intacts et préservés de toutes
dégradations. Car, comme c’est à l’occasion de plusieurs d’entre eux qu’ont
pris naissance des jeux du cirque et des solennités, il ne faut pas détruire ce
qui fournit au peuple romain ses plaisirs accoutumés». Deux autres lois
frappent des peines les plus sévères les violateurs et les spoliateurs des
sépulcres.
Telle est, dans cette période qui suit immédiatement la
mort de Constantin, l’incertitude de ses fils à l’égard du culte païen. Tout
est contradictoire dans leurs actes et, par suite, dans les récits de leurs
historiens. Ils avancent, ils reculent: un jour novateurs hardis, le lendemain,
intimidés par le fantôme des anciennes institutions et des préjugés qui les
environnent;, ici détruisant, là réparant eux-mêmes les sanctuaires; tantôt frappant
de leur disgrâce, tantôt honorant de leur confiance des magistrats païens; et
méritant par cette conduite incohérente les éloges ou les invectives les plus
contraires des avocats des deux partis, et souvent des mêmes écrivains.
On pourrait se demander quelle était celte force occulte
du paganisme qui, décrédité et déchu, tenait tête pourtant encore au flot
montant de l’opinion et aux dépositaires ardents d’un pouvoir absolu. Elle
était grande et persistante: car c’était la force du passé dans une société
vieille de dix siècles de puissance et de gloire. Un mélange de superstitions
populaires, de traditions politiques, d’habitudes sociales, et de goûts
littéraires, défendait encore contre l’invasion des mœurs nouvelles les restes
solides et massifs, bien que brisés, du vieux culte. Toute la société romaine
était pénétrée de ses souvenirs et de ses croyances : la langue populaire,
administrative, poétique ou élégante, en était également imprégnée. Les
campagnes, les curies, les écoles, regorgeaient encore de païens avoués ou
secrets. Le vieil arbre frappé de la foudre, et atteint à la cime, n’avait
point cessé d’étendre ses fortes racines sous le sol; et, comme il arrive
souvent aux vaincus, l’adversité même préparait aux derniers païens des
ressources nouvelles, en resserrant leurs rangs et en leur rendant l’union au
défaut de la puissance.
Nous avons vu, en effet, dans quelle division et dans
quel chaos étaient tombés, aux derniers jours de leur puissance, la philosophie
comme le culte qui subsistaient à l’ombre du polythéisme. Nous en avons compté
les éléments divisés et confus; mais l’époque où nous sommes parvenus présente
un spectacle différent. Sous l’empire d’une nécessité commune, à la veille
d’être enveloppées dans une destruction pareille, toutes ces forces diverses
qui se neutralisaient naguère, se réunissent, se rapprochent et se préparent,
moins par un calcul réfléchi que par l’instinct irrésistible de la défense, à
tenter de concert un dernier effort. Il faut suivre, à tous les degrés de la
société romaine, cette dernière et fébrile excitation de l’agonie qui devait
prendre pendant quelques jours les apparences de la résurrection.
De toutes les formes différentes qu’avait revêtues le
polythéisme, la plus intacte en apparence, mais la plus sévèrement atteinte au
fond, c’était la religion officielle, celte fille de la Grèce et de Rome,
produit mélangé des souvenirs de la république et des emprunts de la conquête,
fondus par l’habile conciliation des premiers Césars. Comme elle s’était
concentrée, au fond, tout, entière, d'abord dans l’abstraite divinité de la
ville éternelle, puis dans la personne déifiée de l’empereur, la défection du
souverain la faisait trembler sur sa base. C’était son Dieu même qui descendait
de l’autel et donnait l’exemple de l’apostasie. Ainsi, malgré les murmures du
vieux sénat romain, malgré la répugnance plus redoutable d’une administration
qui ne se cabrait jamais sous la main du maître, mais qui entravait longtemps
ses volontés par le poids d’une masse inerte, le vieux cadre de la religion
légale n’aurait pu résister longtemps à l’action continue du zèle et de la
puissance. Si le polythéisme officiel n’avait eu d’autre appui que les corps
constitués, la servilité eût bien vite étouffé chez ses derniers champions les murmures
du préjugé ou de la conscience. Mais il conservait des racines sur un sol plus
résistant que celui des lois: il s’appuyait, non sur les mœurs politiques, mais
sur les plaisirs populaires. Ce fut là son dernier et longtemps son inviolable
asile.
Le droit de se divertir aux frais de l’État et de ses
maîtres était pour le peuple de Rome le dernier des droits politiques. C’était
le seul qu’il n’eût jamais sacrifié, et celui qui avait absorbé peu à peu tous
les autres. L’onéreux devoir d’amuser des concitoyens demeurait l’unique
prérogative réservée aux fondions électives. La préture ne conservait pins
guère, on l'a vu, que cette attribution, et le revenu le plus clair du
patrimoine d’un noble de Rome passait à décorer un cirque ou à faire venir à ses
frais des artistes savants de la Grèce ou des bêtes sauvages de grand prix du
fond des déserts d’Afrique. Esclave partout ailleurs, le peuple au cirque était
maître et se souvenait qu’il avait été roi. Il exerçait ce jour-là tous les
droits de la souveraineté, y compris celui de décider, par ses faveurs ou ses
cris, de la vie de ses sujets d’un jour. Disposant du magistrat qui se ruinait
pour lui plaire, et de l’acteur qui épuisait sa voix et souvent son sang sur un
ordre parti de la foule, le parterre d'un théâtre goûtait avec les émotions
d’une joie brutale l’orgueilleux plaisir de commander.
Celte passion de jeux qui de la Grèce avait gagné Rome,
et de Rome s’était répandue par contagion sur le monde, était, toute frivole
qu’elle puisse paraître, l’un des obstacles les plus sérieux que rencontrât
encore le développement de la religion nouvelle. Le faste parfois cruel et
toujours voluptueux, la sensuelle oisiveté de tels divertissements, étaient
repoussés par tout l’esprit de la loi chrétienne. Parmi les jeux consacrés,
quelques-uns ne pouvaient à aucun prix, sous aucun prétexte, être tolérés par
l’Église : c’étaient ceux qui repaissaient la foule de la vue du sang et de
l’agonie humaine. Un gladiateur se faisant un jeu du meurtre, un chasseur de bêtes
féroces risquant dans une lutte inégale une âme rachetée par le Christ, étaient
des spectacles intolérables pour les regards d’un chrétien. La pudeur
chrétienne n’était pas moins choquée par la nudité des athlètes, par les
attitudes lascives des pantomimes et les refrains érotiques des chanteurs. Les
courses de chars, de chevaux ou de piétons, les luttes d’adresse, spectacles en
eux-mêmes peut-être plus innocents, consumaient pourtant en passetemps frivoles
des moments précieux, réclamés par les soins du salut. Puis, tout dans de
telles cérémonies rappelait les souvenirs du paganisme. Point de jeu un peu
célèbre qui ne fut consacré à la mémoire d’une divinité : et dans le rituel
ordinaire de ces solennités, une promenade publique où figuraient les statues
des dieux était un prélude obligé. Enfin, n’y eût-il eu que le souvenir encore
mal effacé de la persécution, il n’en eût pas fallu davantage pour détourner
les enfants des martyrs de venir chercher un plaisir bruyant dans les lieux
tout baignés encore du sang de leurs pères.
Aussi la sentence de l’Église primitive avait-elle été
impitoyable pour les spectacles de toute espèce. Ce n’était pas seulement Tertullien,
avec sa fougue accoutumée, c’était le sage Cyprien lui-même qui avait fait de
leur interdiction absolue un cas de conscience sans restriction. Les antiques
constitutions apostoliques, plus tard le concile d’Elvire, avaient porté sur la
profession d’acteur et même sur celle de cocher du cirque des anathèmes
formels. Enfin Cyrille de Jérusalem, du haut de sa chaire, s’exprimait encore
dans le même sens : « La pompe du diable, c'est la folie des théâtres, les
courses de chevaux dans l’hippodrome, les chasses dans le cirque, et les
vanités du même genre. Ne gardez aucun goût pour cette folie de théâtre, où vous
verriez les honteuses et indécentes agaceries des mimes, les folles danses des
hommes efféminés... Fuyez même les courses de chevaux, spectacle insensé et qui
dissipe l’âme. Ce sont là les pompes du diable auxquelles vous renoncez par le
baptême.»
Aucune décision de l’Église n’était plus positive; mais
aucune n’était moins obéie. Chrétien pour tout le reste, consacrant même
souvent à la défense du christianisme une passion un peu aveugle, un habitant
d’Antioche ou de Constantinople redevenait païen le jour où le cirque
s’ouvrait. La fureur du plaisir brisait à ce moment tous les liens de la foi,
et rien ne contribuait plus à rétablir dans les grandes villes le crédit
ébranlé des magistrats païens, et à faire porter sur leurs noms tous les
suffrages, que l’espérance de trouver en eux des amateurs décidés des plaisirs
populaires, qu’aucun scrupule n’empêcherait d’en assurer l’éclat et d’en
couvrir la dépense.
Voisine du cirque était l'école, autre refuge du
paganisme proscrit. Malgré les efforts heureux que faisait chaque jour la
science chrétienne pour s’approprier tous les secrets des lettres profanes,
malgré les modèles d’un art vif et délicat que donnaient déjà dans leurs écrits
ou dans leurs chaires, les Athanase, les Eusèbe et les Cyrille, le paganisme conservait
pourtant encore sur toute la littérature de cet âge comme un droit de
paternité. Il était la souche primitive de toute poésie, de toute philosophie,
de toute éloquence: la greffe chrétienne, non encore détachée de l’arbre, n’en
avait point aspiré toute la sève. Aussi, même du sein des familles converties,
on envoyait les jeunes gens achever dans les écoles païennes le cours de leurs
études profanes. Ils passaient ainsi plusieurs années au pied des chaires de
maîtres habiles, consommés dans l’art de parler élégamment. Ces sophistes,
comme ils se nommaient eux-mêmes parmi nom emprunté aux plus beaux jours du
génie grec, n’étaient point des pédants de collège, enfermés dans un cabinet et
pâlissant sur des parchemins. Ils avaient gardé sous le despotisme impérial
quelque chose des libres allures du Portique et de l’Académie. Ils vivaient
avec leurs élèves, les enseignant plus encore par leurs conversations
familières et dans des promenades, que
dans des leçons régulières; captant leurs applaudissements ; prétendant à
diriger leurs mœurs, à former leurs croyances, et leur inspirant souvent pour
les Muses et leurs interprètes un véritable culte d’enthousiasme. Ils passaient
ainsi de ville en ville, dans des promenades triomphales, partout attendus, célébrés,
fêtés, et faisant entendre à des spectateurs ébahis d'admiration quelque
déclamation sur des points de morale, ou quelque amplification mise dans la
bouche des héros de l’histoire ou de la fable. En Grèce, en Asie, partout où
demeurait encore la passion de bien dire, un sophiste était l’enfant gâté de la
foule. Un groupe de disciples s’attachait à ses pas. Possédant d’ailleurs dans
leur tête la courte encyclopédie du savoir antique, familiers avec Platon comme
avec Homère, mêlant comme Aristote l’étude de la nature à celle de l’âme, la
physique à la métaphysique, ces héritiers de la Grèce antique ne laissaient
naître dans l’intelligence de leur élève nulle question à laquelle ils ne se
piquassent de répondre; il n’y avait nul acte de sa vie qu’ils ne prétendissent
régir. Et comme, par suite de l’importance qu’avaient gardée les hommes de
lois, l’étude de l’art oratoire était l’indispensable préliminaire de toute
carrière publique, c’étaient eux, en fait, qui préparaient tous les candidats
aux grandes fonctions de l’État. Tous les rangs de l’administration étaient
remplis de leurs anciens disciples, demeurés leurs admirateurs. Leurs
recommandations étaient écoutées dans tous les prétoires ; leurs
correspondances bien accueillies, même à la cour : et parfois même on ne
dédaignait pas de leur confier quelques emplois honorifiques, comme la
présidence des sénats. Ils y trouvaient l’occasion de consacrer au panégyrique
de l’empereur vivant, ou à des invectives contre ses rivaux terrassés, le flux
d’une éloquence verbeuse, maladroitement imitée de Cicéron, et renouvelée de
Pline et de Quintilien.
Un de ces derniers héros des lettres païennes destiné à
jouer quelque rôle dans l’histoire, et dont le nom va fréquemment reparaître,
nous a conservé de celte vie animée un récit assez curieux bien qu’un peu
diffus. Par l’importance qu’il se donne à lui-même, on juge de l’action qu’il
exerçait autour de lui et du sentiment qu’il avait conçu de sa dignité.
Libanius était né à Antioche, d’une famille honorable bien que ruinée, où la
profession oratoire était héréditaire’. Il avait perdu son père de bonne heure,
et sa mère comme ses oncles l’auraient volontiers détourné de la carrière des
lettres; mais le feu sacré s’alluma dès l’enfance dans son âme, et, bien que
privé de maîtres habiles (Antioche n’en possédait pas alors), il se mil à
étudier sans guide, passant la journée dans la solitude, la tête cachée dans
quelque livre. Son ardeur était telle qu'il ne s’aperçut point un jour d'un
orage qui grondait dans le ciel, et que le tonnerre vint tomber à ses pieds
sans qu’il s’en doutât. L'ébranlement lui causa une douleur de tête qui ne le
quitta plus. Mais sa passion d’étude n’en lut point refroidie, et bientôt il ne
fut question dans Antioche que du jeune rhéteur et de ses travaux. Antioche
offrait peu d'aliment à tant d’ardeur. C'était vers Athènes, la terre des
souvenirs et la patrie des éludes, que tendaient tous ses vœux. Il arracha
colin de la tendresse maternelle la permission de s’y rendre.
Là les écoles ne manquaient pas, cl autour de chacune une
population d’étudiants, bruyante, animée, souvent dissolue, mêlait aux travaux
littéraires les jeux, les courses, les débauches, les festins prolongés dans la
nuit. Chaque école était enrégimentée sous un chef, et c’étaient entre ces
compagnies rivales des défis continuels , des luttes, des rixes qui souvent
attirail ni les sévérités de la police urbaine. On s’enlevait les écoliers
célèbres; on se disputait les nouveaux venus; puis, avant de les admettre a
tous les honneurs scolaires, on leur faisait subir des épreuves burlesques,
pareilles à celles qui sont encore d’usage aujourd’hui dans beaucoup de nos
grands établissements d'instruction publique; on leur tendait des pièges, on
leur jetait des défis ridicules, on essayait leur courage en assourdissant
leurs oreilles de cris el d’injures, puis on les conduisait au bain en pompe,
el ce n’était qu’après une ablution solennelle qu’on les recevait au rang
d’écoliers.
Libanius, à peine débarqué, fut ainsi arrêté et conduit
de force à l’auditoire d’un maître qui ne lui convenait guère, et nulle
réclamation ne le délivra de cette violence. Bon gré, mal gré, il lui fallut
écouter et même applaudir une éloquence qu’il ne goûtait pas. Il n’y aurait pas
eu sûreté pour lui, même à se montrer froid dans son approbation, et il était
obligé de s’excuser de ne pas crier plus fort, sur la faiblesse maladive de sa
voix. Contrarié de voir ainsi ses vœux trompés, il céda, fort à regret, se
tenant à l’écart de ses camarades et ne prenant part ni à leurs rivalités, ni à
leurs triomphes. L’école ne le compta pas, dans ses jours de fête et de lutte,
au nombre de ses héros; mais il n’en étudia que mieux, nous dit-il, et plus à
l’abri des distractions.
Au bout de quelques années, un voyage entrepris pour
accompagner un ami l’amena à Constantinople. Il y trouva de même des écoles en
lutte et des sophistes aux prises. L’un d’entre eux, dépité d’être vaincu par
un rival plus habile, lui proposa de lui céder son auditoire et de le faire
maître à son tour. L'offre fut acceptée avec empressement; mais pendant que
Libanius se rendait à Athènes pour prendre congé de ses professeurs et
s’acquitter d’un vœu qu'il avait tait, son patron lui manqua de parole, et à
son retour il trouva sa chaire remplie par un rival que le sénat de la ville et
l’empereur lui avaient préféré. La chaire, en effet, dépendait de l’autorité
impériale et était payée des deniers de l’Etat. Le jeune rhéteur, un instant
déconcerté, ne perdit pourtant pas courage et ouvrit lui-même bravement un
cours en face de l’enseignement officiel. En moins d’un mois, il avait
quatre-vingts élèves, et la salle de son rival était vide. On désertait les
courses de chevaux et les spectacles, pour venir entendre sa parole. « C’était
l’empereur, dit-il, qui nourrissait l’un de nous deux; mais c’étaient les pères
de mes élèves qui subvenaient à mes besoins.» De dépit, la faction vaincue fit
venir des villes voisines un autre sophiste renommé, appelé Bémarque,
fort bien placé dans la faveur de Constance et dans l’intimité de ses
courtisans. Libanius était un païen strict et dévoué : Bémarque adorait aussi les dieux; mais il admettait plus d’accommodements. Ne rendant
pas hommage au Dieu de Constance, il avait inventé, comme expédient pour rester
en grâce, d’écrire le panégyrique descriptif des belles églises que l'empereur
faisait élever. Ce fut un de ces morceaux de rhétorique dont il essaya l’effet
dans un concours proposé à son jeune rival.
C’était un beau jour pour un orateur et pour toute une
ville grecque, que celui où devait avoir lieu, dans l’amphithéâtre, une grande
joute oratoire. D’avance, des esclaves parcouraient les rues pour avertir les
amateurs, on louait des banquettes, on se disputait les places. Le sophiste en
renom ne négligeait rien pour éblouir les yeux de la foule. Sa toilette était
l’objet d’un soin tout particulier : il y consacrait une bonne part de
l’opulence qu’il devait à ses leçons. Ses cheveux étaient parfumés, ses joues
enduites de fard, sa tête couronnée de lauriers ou de fleurs artificielles,
entremêlées de pierres précieuses. Il y avait un art d’entrer à propos, de
répondre aux applaudissements de la foule par un salut gracieux, de se poser
avec nonchalance, en faisant briller ses mains chargées d’anneaux de diamant. Bémarque, riche et bon courtisan, ne négligea sans doute
aucun de ces moyens de succès, auxquels un rival pauvre et inconnu ne pouvait
atteindre. Mais tous s'effacèrent devant le prestige du talent naissant et de
la jeunesse. Malgré l’appui des magistrats et la faveur souveraine, Bémarque succomba devant le jugement public : l’honneur des
armes oratoires demeura à Libanius. La foule le porta en triomphe, le chargea
de couronnes en lui donnant les noms de poète divin, de rossignol, de roi de
l’éloquence, qu’elle prodiguait à ses favoris. En un jour, Libanius eut pris
place parmi les princes de la parole.
Ses ennemis l’attaquèrent alors par d’autres moyens. On
l’accusa de devoir ses rapides succès à des arts illicites, aux enchantements
de la magie. Les prêtres païens de la ville, trompés par la calomnie, entrèrent
eux-mêmes dans celle conjuration, et déjà un astrologue qu’on accusait de
complicité avec le rhéteur était cité devant le tribunal et mis à la torture.
Libanius, averti à temps, quitta prudemment la ville et passa en Asie. Sa
réputation l’y avait devancé, et de l’autre côté du détroit toutes les cités se
disputèrent ses leçons. Nicomédie surtout les réclama, pressée de l’opposer au
seul sophiste qu’elle possédât dans ses murailles, et dont l’arrogance avait
lassé tout le monde. Il passa cinq années dans cette ville, qui furent, dit-il,
les plus heureuses de sa vie, entouré des hommages universels, fêté parles plus riches, renommé auprès des plus pauvres, à ce
point, assure-t-il, qu’on chantait communément dans les rues les exordes de ses
discours en guise de refrains populaires. Tant de prospérités ne manquèrent pas
d’exciter encore l’envie. De nouvelles accusations de sorcellerie,
d’empoisonnement, circulèrent bientôt contre lui, répandues par ses rivaux; on
lui intenta un nouveau procès et l’importance de la cause paraissait telle aux
yeux mêmes du gouvernement que, malgré les soins urgents de la guerre de Perse,
le proconsul de Bithynie crut devoir venir en personne siéger sur le tribunal,
à Nicée, précédé des glaives et des haches des licteurs. Libanius dut une fois
de plus paraître devant le magistrat, se disculper longuement, confondre son
adversaire, et faire tourner les attaques de la jalousie à la gloire de son
éloquence. La réputation qu’il s’acquit dans ces débats devint si grande que
Constantinople enfin le regretta, et qu’un ordre impérial vint le contraindre
d’y rentrer. Il y retourna, bien à regret, redoutant la dissipation d’une
grande ville, et plus encore peut-être le voisinage d’une cour où ses opinions ne
pouvaient longtemps lui assurer la faveur du souverain. Il n’en débuta pas
moins par un panégyrique enthousiaste des deux empereurs, où il les louait, en
des termes habilement ménagés, de professer une opinion qui leur enseignait
à ne pas craindre la mort, parce que la vie de tout homme est entre les mains
de Dieu. A partir de ce moment, Libanius était devenu un personnage dans
l’État; ses discours occupaient la renommée; les gens en place l’écoutaient, on
tenait compte de ses avis; des relations nombreuses et une vaste correspondance
suivie sur tous les points de l’empire avec d’anciens disciples parvenus aux
dignités publiques, et bientôt enfin les vicissitudes inattendues des partis,
devaient élever son rôle à une véritable importance politique.
De tels hommes, car Libanius n’était pas le seul,
n’étaient point, pour une cause même mourante, d’inutiles champions. Ils
maintenaient son ascendant dans les hautes régions du pouvoir. Dans les bas-fonds
de la société, le paganisme avait d’autres représentants dont le récit même
qu’on vient de lire atteste assez l’influence.
Qu’était-ce, en effet, que ces fréquentes accusations
d’enchantements et de magie, assez habituelles pour se reproduire de ville en
ville, assez graves pour appeler au prétoire le premier magistrat d’une
province? On s’imagine difficilement ce que pouvait être le crime de
sorcellerie parmi les adorateurs des dieux païens. Quand on songe, en fait de
ridicule mysticisme et de jonglerie divinatoire, à ce que permettait, ce qu’ordonnait
même le culte légal, combien d’orgies sombres ou sanglantes même se cachaient à
l’ombre des temples les mieux famés, combien d’impostures se couvraient du nom
de l’oracle de Delphes ou des augures de Rome, on a de la peine à comprendre
que la crédulité humaine eût encore besoin de se donner carrière en dehors d’un
champ si large. Mais une erreur définie, quelques formes variées qu’elle
emprunte, est impuissante à satisfaire les aspirations de l’âme vers un monde
inconnu, son impatience des limites de l’intelligence humaine, son inquiète
curiosité de l’avenir. A côté de tant de religions nationales, en face de tant
de superstitions privées qu’abritait le foyer domestique, il y avait toujours
place, au sein de la société antique, pour les pratiques ténébreuses des
sciences occultes. Des invocations d’esprits ou de revenants, des mots
sacramentels prononcés pour conjurer les mauvais sorts ou les diriger contre
une victime désignée, des philtres pour faire naître ou troubler l’amour; des
paroles enchantées pour guérir les maladies ou intervertir le cours des astres
: toutes les poésies, toutes les narrations antiques en sont pleines; Juvénal,
Pétrone, Lucien, Horace et Virgile eux-mêmes nous les font trouver à chaque
pas. Les quartiers reculés de toutes les villes étaient habités, toutes les
campagnes étaient parcourues par des gens faisant métier de prédire l’avenir,
d’annoncer à chacun sa fortune, ou de faciliter l’accomplissement des vœux
qu’on leur recommandait. Il y en avait de tous les degrés et pour toutes les
classes, depuis le mathématicien qui lisait la destinée dans les astres
et dressait le thème natal de tout enfant nouveau-né !, jusqu’au sortilège qui interrogeait le sort par de petits dés chargés de figures symboliques, et
jusqu’au conjecteur qui faisait métier
d’interpréter savamment les songes. Puis au fond des sépulcres se cachait
l’affreuse Saga, pâle, vêtue d’une robe noire retroussée, les pieds nus,
les cheveux épars, faisant bouillir les ossements des morts, et souvent mêlant
à ses préparations magiques le sang des nouveau-nés ou le suc de plantes
vénéneuses. Un archéologue a pris plaisir à relever dans les écrivains
classiques plus de quatre-vingts moyens de connaître l’avenir, dont les trois
quarts, assurément, étaient étrangers aux cultes légaux.
Le polythéisme officiel avait été longtemps pour toutes
ces superstitions à la fois sévère et dédaigneux. Rien n’égalait le mépris avec
lequel un augure, qui venait de chercher la volonté divine dans les entrailles
d’une victime, parlait d’un Chaldéen qui essayait de la lire dans les astres.
Cicéron était pontife quand il écrivait le Traité De Divination, où le
défenseur môme des augures raille sans pitié tous les calculs de l’astrologie
judiciaire. Un initié des mystères d’Éleusis était sérieusement scandalisé
désenchantements d’une magicienne de carrefour. Mais ces orgueilleuses
inconséquences n’empêchaient pas la superstition d’être le fruit naturel de
l’idolâtrie ; et malgré le mépris des gens instruits, les pratiques
mystérieuses n’avaient jamais compté autant de sectateurs que dans les derniers
jours de l’empire. La littérature de cette époque est très-riche en récits de
sorciers, et les ouvrages d’Apulée lui-même ne sont guère qu’une suite de
contes de ce genre. Maternus dédiait à Constantin un
traité où l’astrologie était déduite par principes et élevée à l’état de
science mathématique. Maxence, à la veille de combattre, avait eu recours à des
sacrifices infâmes et sanglants. Il y a plus, l’esprit nouveau que le
christianisme répandait autour et en dehors de lui, les aspirations d'un
spiritualisme mystique qu’il inspirait même à ceux qui n'adoptaient pas son
symbole, s’accommodaient mieux de superstitions indécises qui ne
s'assujettissaient à aucune règle fixe, qui se prêtaient à toutes sortes
d'interprétations symboliques, que des solennités légales où tout était trop
public, trop clair et trop précis. Aussi, pendant tout le cours des
persécutions, la lactique des adversaires du christianisme avait-elle été de
ranger la doctrine chrétienne parmi les sciences occultes. On avait longtemps
poursuivi les chrétiens comme des sorciers, et signalé leurs progrès comme ceux
d’une magie orientale.
Mais le christianisme vainqueur venait de repousser avec
éclat cette solidarité. Les édits répétés de Constantin avaient frappé, à
plusieurs reprises, précisément celte partie des croyances vulgaires que ne
protégeait pas l’autorité d'un culte officiel : ses coups, qui épargnaient le
polythéisme légal, avaient porté sans ménagement sur toutes les superstitions
de contrebande. Les magiciens, les devins, les enchanteurs, sentaient toute la
rigueur du pouvoir nouveau. Une inimitié commune les rapprochait alors
naturellement des prêtres païens qui les avaient si longtemps méprisés. El des
alliés, maîtres des imaginations populaires, qui entraient dans toutes les
cabanes des pauvres, que mandait souvent, dans l'ombre, une grande dame
amoureuse ou un ambitieux trompé, qui savaient à leur gré effrayer on séduire,
n’étaient pointa mépriser pour une cause obligée, sous peine de mort, de
disputer au clergé chrétien la confiance des masses et des simples.
Certains cultes étrangers, d’ailleurs, admis et même fort
de mode dans les rangs supérieurs de la société romaine, pouvaient servir de
trait d'union entre la magie et la religion et ménager dans celle alliance la
dignité compromise du sacerdoce. Sans prêter aux étymologies trop d’importance,
on peut croire que ce n’était passons raison que toute la sorcellerie antique
avait reçu de la langue populaire un nom qui la rattachait à la religion
nationale des Perses. Entre un magicien et un mage la langue latine fait à
peine une différence. Et en effet, tandis que la philosophie cherchait
volontiers à faire remonter aux symboles de l’Égypte l’origine de ses théories
ou de ses chimères, la superstition se mettait de préférence à couvert derrière
les importations du culte de Zoroastre. Le rôle avoué que le système
théogonique du sage persan faisait jouer au principe du mal, la lutte qu’il
croyait reconnaître entre des génies contraires se combattant sur le théâtre du
inonde, semblaient justifier à merveille les pratiques occultes dont le but est
toujours d’évoquer ou de conjurer la puissance des esprits malfaisants. Aussi
toute magie était ou passait pour être d’origine persane. Or, c’est précisément
à cette époque et concurremment avec tous les progrès du christianisme, qu’on
voit un rameau détaché du culte des Perses, depuis longtemps naturalisé dans
l’empire, prendre, sans motif apparent, un développement considérable, qu’attestent
à la fois des inscriptions recueillies dans les provinces les plus diverses, et
les invectives répétées des docteurs de l’Église : c’était le culte de Mithra,
dieu du soleil, le premier des bons génies, le médiateur entre l’homme et le
principe suprême de tout bien.
Les recherches des savants n’ont point suffisamment
éclairci la nature et l’origine de ce culte. La place que tient le dieu Mithra
dans la théogonie de Zoroastre , demeure un problème livré à leurs discussions
et dont l’histoire générale n’a point d’ailleurs à s’enquérir. Mais le fait à
la fois certain et curieux que tous les monuments démontrent, c’est que,
presque seule de toutes les religions de l’empire, l’adoration de Mithra
croissait, au milieu de la décadence universelle des dieux, en publicité et en
importance. Son introduction datait à Rome des derniers temps de la république,
de la guerre des Pirates achevée et soutenue par Pompée; son adoption
officielle, du règne de Trajan. Mais sa vaste diffusion ne commence qu’avec le
règne des Antonins, et on la suit, presque sans décroissance, jusqu'à la fin
même du IVe siècle. On rencontre les emblèmes mithriaques, les deux
porte-flambeaux, le lion , le corbeau, le griffon, le taureau mystérieux, sur
les ruines des anciens monuments d’Italie, d’Helvétie, des Gaules, de la
Germanie, de la Norique, de la Pannonie, du pays des Daces. On voit jusqu’au
milieu du règne de Constance, des consuls, de hauts dignitaires de l’État,
prendre sur les inscriptions, à côté du titre de leurs fonctions, celui des
charges sacerdotales bizarres dont ils étaient investis dans ce culte exotique.
Le temple, ou comme on l’appelait, l’antre de Mithra, subsistait dans les
souterrains du Capitole et ne fut fermé que sous le règne de Gratien. Celte
popularité n’était point due à l’appât du plaisir ou de la licence. Nulle
initiation, au contraire, n’était plus longue et plus laborieuse : douze
épreuves tentaient la patience et le courage des novices. Il fallait traverser
une rivière à la nage, se précipiter dans le feu, souffrir la faim et la soif,
endurer la fatigue et le froid, s’exposer à des coups de fouet répétés. À
chacune de ces épreuves correspondait un degré d’initiation figuré par l’image
d’un animal symbolique. Quelque chose devait donc évidemment attirer les âmes
vers ces mystères, en dépit des rigueurs de leur abord, et ce ne pouvait être
que la ressemblance, soit artificielle, soit fortuite qu’ils présentaient avec
certaines doctrines du christianisme, et l’emprunt qu’ils avaient faits d’un certain
nombre de ses cérémonies. On y retrouvait une sorte de baptême pour la
purification des péchés, une onction d’huile sainte qui rappelait la
confirmation; deux ordres de sacrifices, l’un sanglant, consistant dans
l’immolation d’un taureau et reproduisant ceux de l’ancienne loi juive, l’autre
se bornant à une oblation de pain et de vin pareille à celle de l’Eucharistie.
Ce sont les docteurs chrétiens eux-mêmes, c’est Tertullien, c’est saint Jérôme
qui signalent ces ressemblances, non sans quelque inquiétude. Cette imitation
visible leur fait redouter une rivalité dangereuse. Et en effet, des espérances
d’une vie future plus nettement exprimées que dans les religions ordinaires de
l’antiquité; des aspirations ardentes vers une régénération morale; la promesse
de la rémission des péchés et de la purification de l’âme, des rémission des
péchés et de la purification de l’âme, faisaient du culte de Mithra comme une
contre-épreuve affaiblie du christianisme plus propre peut-être qu’aucune autre
forme du poix théisme à soutenir la lutte contre la religion nouvelle. De là sa
faveur marquée parmi les magistrats et les courtisans qui n’avaient pas encore
désespéré du triomphe des dieux. Pour tenter de nouveau les combats contre le
Christ, on espérait trouver en Mithra un puissant auxiliaire.
Telles étaient les forces diverses, considérables mais
divisées, dont disposait encore le paganisme. C’était une armée puissante, mais
en désordre et débandée. Pourtant, qu’une doctrine prît naissance dans le sein
de la philosophie, assez vaste pour tout embrasser dans son sein ; qu’un chef
s’élevât dans l’empire, assez énergique pour tout réunir sous une seule main,
un dernier effort était encore possible et un dernier espoir était permis.
Ce système et bientôt ce chef se trouvèrent. C’est du
sein de la nouvelle école philosophique d’Alexandrie qu’ils devaient sortir.
Nous avons fait connaître le but que s’était proposé
celle philosophie. C’était, on l’a vu, un système destiné à réunir dans un
vaste éclectisme toutes les doctrines de spiritualisme et de morale élevée
qu’avait produites la science grecque. La subtile dialectique de l'école
d’Élée, la Théodicée de Platon, moins nuageuse et pins accessible à
l’intelligence humaine, la métaphysique solide et raisonnée d’Aristote : toutes
ces formes disperses de la pensée grecque, parties d’une aspiration commune vers
l'infini, mais longtemps séparées par des querelles d’école. Plotin et ses
disciples axaient entrepris de les pacifier par une ingénieuse conciliation.
Ils avaient poursuivi cette tentative de paix à tous les degrés de la science,
depuis l’analyse des facultés de l'âme jusqu'à la description de la nature de
Dieu. Leur Dieu triple et un pâle contrefaçon de la Trinité chrétienne,
résumait dans sa multiple nature les trois formes que la Grèce avait fait
prendre à l’idée de Dieu : l’abstraite unité de Parménide, le Démiurge du Timée
et le moteur immobile du philosophe de Stagyre. A
l’ombre de cette union, plus nominale que réelle, les diverses sectes
philosophiques avaient momentanément pose les armes; et bientôt, réunies plus
efficacement encore par une haine commune, elles axaient tourné contre le
christianisme vainqueur leurs forces trop longtemps épuisées par des luttes
intestines.
Ce qu’elle axait lait pour la philosophie, l’école
néoplatonicienne d’Alexandrie était fatalement appelée à l’essayer tôt ou tard
pour le culte. Elle devait tenter, entre les religions diverses, la même
conciliation éclectique qu’elle avait su habilement faire régner entre les
systèmes métaphysiques. La polémique qu'elle avait entreprise contre le
christianisme, la popularité dont elle jouissait dans les rangs des païens,
tout lui faisait un devoir et presque une nécessité de devenir ainsi le point
central et comme la citadelle du polythéisme aux abois.
Longtemps, il est vrai, elle avait hésité à descendre
dans l’arène populaire. Fortement attachée aux formes extérieures du vieux
culte qui représentait pour elle le brillant passé de la Grèce, elle éprouvait
pourtant pour les pratiques de la religion commune le dédain secret qui
convenait à une héritière de Socrate et de Cicéron. Plotin, Porphyre même, bien
qu’ennemis très-déclarés du christianisme et respectant dans la religion
établie le soutien de l’État et la tradition des ancêtres, n’étaient au fond
que des déistes déguisés; ils toléraient la pluralité des dieux comme un utile
préjugé, et ne voyaient dans les récits de la mythologie que des symboles
poétiques de vérités cachées au vulgaire. Mais ces rapports de politique et de
politesse, composés d’hommages extérieurs et de réserves discrètes, qui avaient
subsisté si longtemps entre la philosophie et la religion grecques, ne
pouvaient plus être maintenus par ces temps d’orage où tout périssait dans le
même tourbillon. Une alliance plus intime était nécessaire pour faire face à
une destruction menaçante. Le polythéisme décrédité demandait aux philosophies
de le relever dans l’estime des sages. La philosophie détrônée avait aussi
besoin elle-même de chercher des appuis dans la foi populaire. Unir fortement
ces débris de religion et de philosophie vaincues, enlacer l’un à l’autre tous
ces tronçons, c’était la condition nécessaire pour tenter de nouveau une lutte
désespérée. L’école alexandrine le sentit et tenta l’entreprise sous les yeux
mêmes et malgré la répugnance de Porphyre.
Deux doctrines en particulier, empruntées à la
métaphysique et à la psychologie de Plotin lui-même, pouvaient se prêter, pour
le but qu’il s’agissait d’atteindre, à une interprétation élastique. Des trois
personnes ou hypostases, l’Unité, l’intelligence et l’Âme, qui constituaient,
dans le système néoplatonicien, la triple unité du Dieu suprême, une seule
communiquait avec le monde dont elle avait réglé et maintenait l’ordonnance :
c’était l’Âme, unique canal de communication entre l’infini et le fini, entre
l'éternité et le temps, entre l’être pur et absolu et les phénomènes changeants
d’un monde mobile. L’Âme divine était l’auteur direct de l’univers sensible.
Mais cette âme elle-même, seule personne divine en relation avec le monde, ne
l’avait pas fait sortir du néant tout entier, et d’un seul coup, par un fiat
créateur, à l’exemple du Dieu de la Genèse. C’était au contrai] e par une série
d’émanations, par une suite de chutes successives, que la vie, détachée de la
triade suprême où elle résidait essentiellement, était venue enfin animer la
matière encore informe dont l’univers était sorti. Une série d’êtres
intermédiaires s’engendrant l’un l’autre, une série d'âmes individuelles, comme
on les nommait pour les distinguer de l’Ame générale et suprême, peuplaient
ainsi tout l’intervalle qui sépare la nature de son premier et éternel
principe. Au sommet de cette chaîne étaient les corps célestes, les astres
glorieux et brillants; au centre, l’âme humaine ; le dernier anneau était formé
par la matière brute et inorganique. Sur cette longue échelle il était facile,
on le voit, de placer toute une théogonie pareille à celle d’Hésiode ou de
Zoroastre. Au-dessus de l’homme, au-dessous de lui, plus dégagés de la matière ou
plus absorbés en elle, on pouvait imaginer des êtres protecteurs ou
malfaisants, des dieux, des démons, des génies. Tout l’Olympe des Grecs pouvait
habiter à des degrés divers, mais à l’aise, sur les pentes de cette dégradation
de l’être. Plotin lui-même, et surtout Porphyre, ne s’étaient pas complètement
refusés à des assimilations de ce genre. Ils avaient consenti plus d’une fois à
donner aux êtres supérieurs à l'homme que reconnaissait leur philosophie le nom
des dieux de la Grèce, à attribuer aux astres, aux corps lumineux, par exemple,
une action directe non-seulement sur le monde physique, mais sur la destinée
des êtres raisonnables et moraux. Mais ces ambages d’une pensée enveloppée de
poésie avaient, il est vrai, dans leur bouche, le caractère d’allusions
symboliques plutôt que d’une doctrine bien arrêtée. Entre les mains de leurs
disciples il en devait être tout autrement. Ce qui n’était que l’accessoire
pouvait devenir le principal; ce qui n’était qu’une concession faite à des
préjugés populaires pouvait devenir le fondement de toute une doctrine, et par
celte porte laissée ouverte, toute la mythologie, toutes les mythologies même,
pouvaient rentrer avec les honneurs philosophiques.
Telle était la première planche de communication, le
premier pont jeté, pour ainsi parler, entre la philosophie néoplatonicienne et
le polythéisme. Mais ce n’était pas tout: l’école d’Alexandrie ne faisait pas
seulement descendre l’âme humaine, par une suite de chutes successives, des
hauteurs de l’Être absolu : elle lui enseignait aussi à y remonter par l’étude
et par la vertu. A l’aide de la logique péripatéticienne et de la dialectique
de Platon, par l'effort combiné des Catégories et des Idées, elle élevait
l'intelligence de l'homme jusqu'à ces notions du bien, du beau, de l’Etre, dont
l'ensemble constitue la Divinité. Les sens, l’analyse, le raisonnement, toutes
les facultés de l’âme, conjointement mises en œuvre et exercées ses puissance,
conduisaient les disciples de Plotin jusqu’aux plus hautes régions de la métaphysique.
Là, pourtant, se rencontrait un point que toutes les forces de la pensée seule
ne pouvaient atteindre, un voile que la raison seule ne pouvait soulever. La
première hypostase de la Triade, l’Unité pure, le Bien par essence, l’Absolu
exempt de tout phénomène et étranger à toute affection, l’Etre sans nom,
comment la connaissance humaine pouvait-elle l’aborder? Dans col abîme aucun
regard ne peut plonger: dans cette région du silence aucune voix ne peut se
faire entendre. L’être créé, contingent, mobile, ne peut entrer en aucune
relation avec l'immutabilité pure. Aussi n’est-ce par aucune faculté humaine
que l’homme, dans le système néoplatonicien, se met en communication avec cette
suprême forme de l’Etre divin : c’est au contraire par une facilité supérieure
à lui, qui l’enlève à sou essence, le transfigure et l’absorbe. Ce que la
raison ne peut lui faire connaître, l'extase le lui révèle. Sous le nom
d’extase, l’école néoplatonicienne entend non une faculté, mais un état de
l'âme. C’est l'être individuel qui disparaît et qui se perd dans la
contemplation de l’être infini dont il est sorti autrefois, auquel il doit
retourner un jour. Un vif amour de la vérité, une soif de la posséder,
suppriment pour un moment, dès ici-bas, les limites de la nature finie et lui
permettent de s’abreuver et de se fondre dans la source même de son être. Ce
n’est point alors l’âme qui connaît Dieu, c’est Dieu qui descend en elle : il
n’y a pas deux êtres, l’un connaissant, l’autre connu; il n’y a plus, pour
parler le langage technique, un sujet et un objet de la connaissance; l’homme
ne connaît pas Dieu, il est fait Dieu pour un instant : l’éclair de l’extase,
en le touchant , l’a déifié. Il participe aux conditions de celte nature divine
qui ne peut avoir d’autre objet d’amour et d’intelligence qu'elle-même, et pour
qui être, aimer et penser sont une seule chose.
Cette théorie de l’extase est le sommet de toute la
doctrine néoplatonicienne. L’extase est le terme dernier de toute connaissance,
et le couronnement de la vertu parfaite. L’extase n’est pas le partage de tout
le monde. C’est par un patient amour du vrai, par une constante pratique du
bien; c’est par la mortification des sens, le détachement des passions, c’est
par le mépris du corps et delà terre, que le sage de Plotin doit mériter cette anticipation
de l’immortalité divine. C’est en cessant d’être homme qu’il peut se rendre
digne de devenir Dieu. Des pratiques austères renouvelées de Pythagore,
excitées peut-être encore par l’émulation des exemples chrétiens, avaient
seules révélé à Plotin l’existence de cet état surnaturel. Porphyre en traçait
le tableau dans son traité de l’Abstinence, et, empruntant presque les paroles
de l’Esprit-Saint, il engageait les hommes à purifier leur corps, comme le
temple où doit descendre la gloire de Dieu. Sa lettre à sa femme Marcelle
respire le même enthousiasme d’austérité. Son dégoût des choses de la terre
était même poussé si loin , qu’il fallut l'intervention de Plotin pour le
détourner du suicide. El lui-même cependant, malgré tant d’efforts, n’avait
goûté que rarement les douceurs de l’extase. «Pour moi, dit-il, en racontant
les merveilles de la vie de son maître, je n’ai été uni qu'une seule fois à
Dieu, à l’âge de quarante-huit ans »
Qui le croirait, pourtant? Cette doctrine de l’extase, où
respire un parfum si touchant de sainteté, cette essence épurée d’amour divin,
était précisément ce qui devait fournir aux disciples de Porphyre lui-même le
moyen de faire rentrer par un nouveau détour dans leur système les plus basses
et les plus grossières pratiques de la superstition. Ce qu’il y avait
d’insaisissable pour l’intelligence dans celle transformation momentanée de l’âme,
ce qu’il y avait de merveilleux dans celle apothéose de l’individu, celle
action mystérieuse de la Divinité sur l'intérieur de l’homme, ces vues ouvertes
sur un monde surnaturel, c’était là ce qui devait servir de transition pour
ramener, par degrés, au sein même de la philosophie, tous les prestiges de
l’idolâtrie populaire.
Les liens qui unissent la double substance dont notre
être est composé, sont si subtils, en effet, et si délicats, que de
l’enthousiasme de l’âme à l'exaltation des nerfs il n’v a qu’un pas facilement
franchi. Au lieu de se préparer à l’extase par le long exercice des vertus
morales, qu’on essayât, par exemple, de s’y élever brusquement par l'effet
d’excitations physiques, de pratiques ou de paroles sacramentelles; qu’on fît
dépendre la présence efficace et salutaire de Dieu dans l’âme, non de
l’habitude de se perdre dans la contemplation de son essence, ou d’un vif désir
de s’élever jusqu’à lui, mais d'une manière convenue de l’invoquer, d’une forme
liturgique de cérémonies et de prières : à l’instant on quittait la voie d’un
mysticisme idéal pour rentrer dans les sentiers battus du polythéisme. Ce fut
là ce que fit, au bout de très-peu d’années, toute l'école néoplatonicienne. En
changeant les conditions de l’extase, elle en changea aussi toute la nature. Au
lieu d’écouter, dans le silence, la parole intérieure révélée par la philosophie,
on la vit retourner au pied des autels, dans l’antre des oracles ou des
sibylles. Les évocations, les chants magiques, les sacrifices sanglants,
reparurent comme autant de moyens de produire l’extase, en élevant l'homme à
Dieu ou en faisant descendre Dieu vers l’homme. Avec une interprétation
mystique, avec une direction d’intention morale, on en revint à sanctifier
toutes les bizarreries de l’imagination ou delà coutume. Des régions éthérées de
l’enthousiasme, on retomba, sans transition, dans la fange de la magie. Celle
pente et cette chute n’ont été que trop souvent l’histoire des mysticismes
humains.
Porphyre vécut assez pour voir poindre et pour déplorer
celte métamorphose. Il vit construire sous ses yeux toute une théorie dont le
but était de considérer les pratiques du culte extérieur comme autant de
recettes pour produire l'extase et qui arrivait par là à leur donner un
caractère de légitimité philosophique. Cet art nouveau reçut un nom
particulier. On l’appela la théurgie, l’action de Dieu ou l’art de produire
Dieu. Il y eut une science, plus mécanique que morale, ayant pour but avoué
d’appeler Dieu sur la terre.
Le vieux maître s’en effraya; cette grossière traduction
de ses rêveries lui causa une indignation qu’il exprima presque sans prudence.
Dans une lettre adressée au prêtre égyptien Anébon,
il fit, avant de mourir, assez rudement le procès aux adeptes du nouvel art et,
à leur occasion, à la mythologie tout entière. Il s’efforce, dans ce traité, de
démontrer aux nouveaux enthousiastes qu’ils rabaissent et déshonorent l’idée de
Dieu. «Les dieux sont impassibles, dit-il, c’est donc vainement qu’on
pense les concilier, les fléchir par des invocations, des expiations, des
prières... Ce qui est impassible ne peut être ni ému, ni contraint... Je vois des
gens, ajoute-t-il, qui croient deviner l’avenir par une sorte d’enthousiasme et
de transport divin, et bien qu’ils veillent et aient tous leurs sens en action,
ils ne semblent pas maîtres d’eux-mêmes; et ils arrivent à cet état pour avoir
entendu le son des cymbales ou des tambours, ou quelque chant consacré ou
pour avoir bu d’une certaine eau…. ou respiré une certaine vapeur… ou
s’être servis de certains caractères sacrés… Et je me demande si la divinité
est à ce point aux ordres des hommes, qu’on puisse connaître sa volonté par des
moyens si vulgaires... C’est pour moi la cause d’une grande émotion, de penser
que ceux dont nous invoquons le secours, parce qu'ils sont doués d’une
puissance supérieure à nous, nous leur demandons en même temps de nous obéir
comme s’ils nous étaient inférieurs… Il est donc bien à craindre que tout
cela ne soit que des arts d’imposteur, que nous n’attribuions aux dieux ce que
nous souffrons en nous-mêmes, et que nous ne nous fassions de la Divinité une
idée tout autre que ce qu’elle est réellement».
Pour l’honneur de la philosophie, Porphyre avait raison.
Mais il ne s’agissait déjà plus d’honneur; il s’agissait de vivre; il
s’agissait d’appuyer l’école au temple pour résister au flot chaque jour montant
de l’inondation chrétienne. Les dédains de la science devaient plier sous la
nécessité, et les scrupules des philosophes cédaient devant l’intérêt pressant
de la politique. La protestation timide de Porphyre ne tarda pas à être
réfutée, en règle, dans un vaste traité que nous possédons encore, et qui se
recommande du nom de Jamblique, sou plus fameux disciple et son héritier dans
la direction de l’école. Quel qu’en soit l’auteur véritable, que Jamblique en
ait été l’inspirateur ou l’écrivain, il n’importe : le traité des Mystères
d’Égypte n’en demeure pas moins comme le pacte d’alliance conclu dans un
jour de détresse entre la science et la fable.
L’auteur s’y déclare dès le début très-résolument
polythéiste. Il y a pour lui deux ordres d’êtres supérieurs à l’homme, les
dieux et les démons. C’est là la première et capitale division des êtres.
Au-dessous des démons viennent les héros: les âmes n’arrivent qu’au dernier
degré de l’échelle, et chacune de ces classes d’êtres se rattache à celle qui
la précède, dont elle émane directement et dont elle reproduit l’image en
l’affaiblissant. Dieux, démons, héros, tous ont, à des degrés divers, les
attributs de la Divinité. Tous sont également impassibles, mais tous exercent
pourtant sur l’âme de l’homme une action qui modifie son étal sans altérer leur
repos. Les prières, les invocations, les cérémonies, n’agissent donc point sur
les dieux, mais ils agissent sur l’homme par l'effort qu’ils lui font faire
pour s’élever vers la Divinité. Le point culminant de cet effort, c’est
l’enthousiasme extatique, source de toute science divinatoire. C’est en
s’unissant à Dieu que l’âme apprend à le connaître, à pénétrer l’avenir, à
devenir sur tous les points l’interprète delà connaissance divine. Les actes
matériels qui accompagnent, qui préparent et précèdent ces transformations
morales, n’ont pour effet que d’y disposer l'être humain tout entier, par suite
de celle harmonie générale du monde qui fait que toutes les forces de la
nature, soit physiques, soit spirituelles, agissent dans le même sens et conspirent au même but. Les paroles
sacramentelles, les sons, les cymbales, tout l’appareil des cérémonies sont des
échos et des images de cette harmonie universelle du sein de laquelle l’homme
est sorti et où il tend à rentrer par l’extase. C’est ainsi que la nature
physique tout entière, œuvre de Dieu comme l’homme, concourt à élever l’âme
vers son auteur et son centre.
Toute celle théorie, développée avec lucidité et chaleur,
n’est dépourvue ni de charme, ni même de pureté morale. Revendiquant ainsi par
d’ingénieux artifices la dignité philosophique du polythéisme, Jamblique
voudrait laisser en dehors tout ce que la corruption des âges y avait mêlé de
puérilités trop choquantes. Il distingue avec soin, à plusieurs reprises, la théurgie,
véritablement divine, agissant sur la partie élevée de l'âme, et la magie,
grossier produit de l’illusion des sens. Il voudrait épurer le culte en le
sanctifiant, ennoblir le merveilleux en le réhabilitant. En tendant la main au
vulgaire, il voudrait au moins que ce fût pour le faire monter de quelques
degrés vers la sagesse.
L’effort était vain : on ne pouvait s’arrêter sur une
telle pente. La superstition, une fois introduite ainsi dans le sanctuaire
philosophique, y devait pénétrer tout entière, avec son cortège d’erreurs, de
sottises et de crimes. A partir de ce moment, la crédulité élevée publiquement
à l’état de science se donna carrière, même parmi les rangs des meilleurs
adeptes de l’école. Sous prétexte d’éprouver ou de décrire les effets de
l’enthousiasme, il n’y eut plus de sophiste qui n’eût à raconter sur lui-même
ou sur ses maîtres quelque prodige bien merveilleux. Les prédictions, les
évocations d’esprits, les opérations miraculeuses, devinrent les signes
ordinaires de la vocation philosophique; et les tableaux que dans les premières
années du Ve siècle l’historien Eunape nous trace de
la vie des savants qu’il avait connus, ne diffèrent plus essentiellement de nos
contes de sorciers. C’est ainsi qu’il nous montre Jamblique lui-même, élevé
dans ses prières de dix coudées au-dessus de terre; puis faisant sortir à son
commandement, des ondes d’une fontaine, les génies et les amours auxquels la
source est consacrée. Un peu plus loin, c’est Oedesius,
successeur de Jamblique, qui, divinement averti par un oracle des dangers de la
profession de philosophe sous un empereur chrétien, va se cacher dans une
retraite en dépit des efforts de ses disciples. Puis, c’est Eustathe, moins
célèbre encore par ses propres aventures que par celles de sa femme Sosipètre, élevée dans son enfance par des génies et qui
connaissait si bien l’avenir, qu’en se mariant elle put prédire le nombre, les
vertus, les qualités des enfants qu’elle devait avoir, et la durée de la vie de
son fiancé. Tous ces contes, répétés dans les écoles, répandaient dans les
rangs du peuple la réputation des philosophes, et ceux qui n’auraient pas
compris leurs doctrines se sentaient pénétrés de respect au récit de leurs
prodiges.
Par celte condescendance, en effet, qui l’a déshonorée
aux yeux de la postérité, la nouvelle école philosophique s’assurait quelques
jours de popularité et même de puissance. Son concours rendait aux dieux du
polythéisme quelque chose de ce qui leur avait manqué pour combattre leurs
victorieux ennemis. Un des mérites principaux de la religion chrétienne avait
été d'offrir aux hommes des croyances à la fois populaires et sublimes, et de
réunir autour d’un même autel des enfants et des douleurs. L’alliance de la
philosophie alexandrine et des fables païennes reproduisait d’une façon
grossière et artificielle, et, par conséquent, bien moins saisissante, ce
mélange pourtant toujours efficace de science cl de foi. Elle donnait un credo commun à la foule qui se pressait dans les cirques et dans les temples, et aux
maîtres qui enseignaient dans les écoles. Des rangs du paganisme pouvait
maintenant s’élever un homme à la fois lettré et croyant : et si les jeux du
hasard ou la sévère justice de la Providence lui niellaient un jour une
couronne sur le front, armé de la force que donnent une croyance ferme et une
science profonde, il pouvait ouvrir à l'erreur de nouvelles destinées et
soumettre la vérité à de nouvelles épreuves.
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