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L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

DEUXIEME PARTIE : CONSTANCE ET JULIEN

CHAPITRE IX

TRANSFORMATION DU PAGANISME.

 

Après s’être délivré de la politesse captieuse du souverain et avoir échappé aux pièges delà cour, Athanase poursuivit sa route vers Alexandrie. Il s’arrêta quelques jours à Jérusalem, où l’attendait une réunion d’un petit nombre d’évêques d’Orient, restés pendant les mauvais jours silencieusement fidèles à la bonne cause, qui le comblèrent de témoignages d’affection et d’hommages. Il rentra ensuite dans son diocèse, où son arrivée fut saluée par le vif empressement des peuples, par des actions de grâces solennelles, des festins publics et des fêtes. Rien ne manquait extérieurement à son triomphe, pas même ce triste spectacle de servilité et d’apostasie que donnent toutes les révolutions politiques et religieuses. Pendant un moment personne n’avait été Arien, ou ne voulait plus l’être. «Combien d’ennemis, dit Athanase lui-même avec celle raillerie douce qu’inspirent à une âme élevée la connaissance et, par suite, le mépris des faiblesses humaines, déposaient alors leur inimitié! Combien de calomniateurs qui se défendaient d’avoir jamais calomnié! Que d’amis Athanase avait alors, qui l’avaient toujours détesté! Que de rétractations et de palinodies! Beaucoup venaient de nuit lui confier qu’ils étaient retenus de force parmi les Ariens, chargeaient l'hérésie d’exécrations et d’anathèmes, lui demandaient pardon de tant de pièges et d’embûches qu’ils avaient concouru à lui tendre, protestaient que, s’ils étaient de corps avec les hérétiques, de cœur ils étaient avec. Athanase: Laissez-nous faire seulement, disaient-ils, et fiez-vous à nous»

La contagion gagna même jusqu’à des évêques très-compromis dans la lutte. On vit arriver à Alexandrie des lettres de deux prélats déjà célèbres et toujours inséparables, Ursace de Singidon et Valens de Murse, qui demandaient humblement la communion d’Athanase. Ils reconnaissaient qu’on les avait trompés, et que tous les griefs auxquels ils avaient ajouté foi étaient des inventions et des mensonges. Ils adressaient le double de ce désaveu à l’évêque de Rome. Il est vrai que leurs diocèses, situés l’un dans la haute Mœsie et l’autre dans la Pannonie, avoisinaient les possessions de l’empereur Constant, et que Valens avait des prétentions déclarées au siège d’Aquilée qui dépendait de ce souverain.

Mais Athanase était moins louché de ces hommages intéressés que de l’édification pieuse causée par le triomphe de la vérité aux chrétiens restés fidèles. La présence de leur évêque justifié devenait pour ceux-ci le signal d’un grand élan de reconnaissance et de ferveur. «Combien, dit encore Athanase au même endroit, de jeunes filles prêtes à se marier se décidèrent alors à rester vierges pour Jésus-Christ! Combien de jeunes gens embrassaient la vie solitaire, suppliant leurs pères de ne point les détourner du saint exercice! Combien de femmes persuadèrent à leurs maris, ou de maris à leurs femmes, de se livrer tout entiers à l’oraison, suivant le conseil de l’Apôtre! Combien de veuves et d’orphelins, auparavant affamés et sans vêtements, soulagés tout à coup par l’abondante effusion des aumônes, ne connurent plus ni la nudité ni la misère! En somme, il y eut entre tous une telle émulation de vertus que chaque famille paraissait une église.»

Telle était l’inépuisable richesse de la foi de ces premiers âges. Les scandales pouvaient la contrister un instant, non la refroidir. Sa flamme s’animait par le souffle même du vent dont elle était agitée. En prenant connaissance, à son retour, de l’état des populations confiées à ses soins, Athanase put se convaincre qu’au travers des épreuves le progrès des mœurs et des institutions chrétiennes ne s’était point ralenti; et c’est vers ce tableau consolant, quoique encore mêlé de quelques ombres, que l'historien doit porter un instant ses regards, pour jouir lui-même de la trêve momentanée que la politique accorda alors à la religion.

De toutes les formes de la piété chrétienne, celle qui se développait le plus rapidement dans ces temps d’orage, c’était celle-là même dont l’Égypte était le théâtre favori : l'institution monastique. Née du dégoût des choses du monde, de la crainte des tentations et de la fatigue des luttes, la propension vers la vie solitaire s’accroissait en raison des agitations de la politique. Tout le temps que la vie des chrétiens, au sein des cités populeuses, s’était écoulée entre un opprobre constant et des persécutions intermittentes, entre l’ignominie et les supplices, une sorte de point d’honneur pouvait leur ordonner de se maintenir à la portée du péril et sous les regards de leurs ennemis. La retraite aurait pris souvent l’apparence de la fuite: la vie publique et commune était l’épreuve véritable de la foi. Mais lorsque le christianisme triomphant vil entrer dans son sein la brigue avec la faveur, la cupidité avec les richesses, l’ambition avec les honneurs, le dégoût même qui suivit un tel spectacle, la vue des sanctuaires envahis par les passions et souvent par les armes des grands de la terre, tournèrent vers la solitude ces âmes fatiguées qui ne trouvaient plus la paix même au pied des autels. Il fallut chercher, dans une cellule, la pauvreté, le renoncement, l’oubli des grandeurs, ces legs sacrés de Jésus-Christ, qui semblaient fuir le faste des demeures épiscopales : et Dieu lui-même, prenant soin de l’équilibre moral de son Église, semblait lui ordonner de compenser par les austérités volontaires les dangereux enivrements de la prospérité et du pouvoir.

Mais les plus généreux entraînements ne peuvent se maintenir longtemps purs, sans une autorité qui les modère. Des hommes séparés du monde, affranchis des devoirs de la vie civile, livrés aux transports de l’extase, soumis à des macérations qui pouvaient ébranler leurs nerfs ou troubler leurs cerveaux, en seraient venus facilement à prendre tous leurs rêves pour des visions et toutes leurs fantaisies pour des ordres célestes. Le respect populaire aurait bientôt développé chez eux cet orgueil délicat et dangereux qui peut se cacher sous les formes de l’humilité, subtile tentation où succombent souvent les âmes détachées des concupiscences grossières. A côté du culte fixe et hiérarchique, on courait risque de voir ainsi s'établir un mysticisme bizarre, abandonné aux écarts de l'imagination individuelle. Heureusement dans l’Eglise, nul mouvement ne demeure sans règle. L’impulsion donnée par Antoine allait être régularisée par un de ses amis et de ses disciples. Antoine avait ouvert la voie de la solitude et devait demeurer à jamais le patron des anachorètes; Pacôme de Tabenne devait organiser la vie monastique et fonder les ordres religieux.

Pacôme était, comme Antoine, un enfant de la Thébaïde. Il était né dans les derniers jours de la persécution de l’Église, d’une famille de païens habitant un district si reculé de l’Egypte qu’on n’y connaissait pas même le nom des chrétiens. De bonne heure, pourtant, la nature de ses inclinations, l’instinct délicat de ses vertus et une effusion miraculeuse de grâce divine, l’avaient écarté des superstitions profanes de ses parents; les prêtres de son village disaient communément qu’il était l’ennemi du culte des dieux et que les cérémonies saintes ne pouvaient s’accomplir en sa présence. A vingt ans, vers l’an 315 environ, il fut compris dans une levée de troupes opérée par les ordres de l’empereur Maximin, qui se préparait à combattre Licinius. Sa légion fut rassemblée dans la ville de Thèbes : elle manquait à peu près de tout, comme c'était souvent le cas des meilleures troupes, dans ce temps de désordres et de désastres politiques. La charité des chrétiens de la ville subvint aux premiers besoins des soldats, et Pacôme fut si touché de ce secours inattendu qu’il résolut dès lors que, si jamais il recouvrait la libre possession de lui-même, il se consacrerait au service d’un Dieu qui apprenait aux hommes à aimer les hommes. La défaite de Maximin et le rétablissement de la paix ne tardèrent pas à lui rendre cette liberté désirée, et le premier usage qu'il en fit lut d’aller recevoir le baptême dans la ville voisine de Chérabosque. Puis l’élan du même zèle le porta à se retirer avec un saint homme du nom de Palémon, près de Panoplie, entre le Nil et la mer Rouge; il vécut là plusieurs aimées privé, autant que la nature humaine pouvait le comporter, de nourriture et de sommeil, ne mangeant que du pain et du sel pilé, marchant nu-pieds dans les épines, et, le soir venu, s’appuyant à peine sur un banc, les bras étendus dans l'attitude de la prière.

La retraite n’apporta pas à Pacôme tout le repos qu’il désirait. Des visions célestes, des rêves prophétiques, l’avertissaient qu’il avait une autre vocation à suivre et un autre devoir à remplir sur la terre, que de s’y préparer seul pour le ciel. Il résista longtemps à celle inspiration qui revenait sous diverses formes; mais enfin Palémon lui-même lui conseilla d’y céder. Ils firent choix, d’après des indications où ils reconnaissaient l’un et l’autre un ordre du ciel, d’un jardin situé sur les bords du Nil ; une vaste maison y fut bâtie, et Pacôme invita les solitaires du désert voisin et ceux qui s’étaient déjà adressés à lui pour être initiés aux saints exercices, à y venir vivre auprès de lui sous une loi uniforme et dans une complète communauté de régime.

Jusque-là, en effet, chaque anachorète avait vécu à peu près pour son compte, possédant d’ordinaire une cellule séparée qu’on appelait proprement le monastère, (de monos=seul), choisissant le genre de privations qu’il jugeait utiles au bien de son âme et les mesurant au degré qui lui convenait. Là même où, comme dans le désert de Nitrie habité par l’ami de saint Antoine, Ammon, et dans les retraites de Palestine peuplées par son disciple Hilarion, les cellules étaient nombreuses, rapprochées, quelquefois communes à plusieurs solitaires, cette liberté d’habitudes subsistait encore. Sauf les exercices de l’église, où on célébrait ensemble le service divin, chacun restait maître de ses actions et seul juge de sa règle de vie. Pacôme, au contraire, imposa sur-le-champ à ses disciples une loi complète et minutieuse qui dut s’étendre à tous les détails de leur journée. Il n’avait guère que cinq associés quand il l’inaugura, parmi lesquels un de ses frères et un enfant de quatorze ans. En moins de dix ans sa maison était pleine de manière qu’il fallut en élever jusqu’à sept autres, toutes calquées sur le même plan, restant unies par un lien étroit et soumises au même chef.

Chaque maison commune, qu’on nomma d’un mot grec dont celui de couvent n’est que l’imparfaite traduction (vie commune, d’où cénobite), tout en restant soumise au supérieur général, dut avoir un supérieur particulier, et se diviser en plusieurs familles, conduites elles-mêmes par un chef ou prévôt. La famille était une catégorie de moines qui s’occupaient tous au même genre de travail et rendaient à la communauté le même genre de service. Ceux qui pourvoyaient à la nourriture formaient ainsi une famille. Il y eut une famille de laboureurs, une de boulangers, une de serruriers, une de tanneurs; d’autres avaient soin des chameaux; d’autres lissaient la toile ou faisaient les sandales. Les lettrés, qui savaient le grec, étaient de même réunis en un seul groupe. Chaque maison abritait, dit-on, environ trente ou quarante de ces familles qui mangeaient et travaillaient aux mêmes heures; et chaque cellule était l’habitation commune de trois religieux.

Repas, jeûnes, costume, sommeil, prières, tout fut réglé sur un mode uniforme. Une tunique de gros lin, sans manches, s’arrêtant aux genoux, recouverte d’une peau de chèvre blanche, un capuchon de laine, firent reconnaître de loin, dans la plaine, le disciple de saint Pacôme. Le pain, les olives, les herbes crues ou assaisonnées au vinaigre, de petits poissons salés sans être cuits, étaient la nourriture des frères en état de supporter l’abstinence; les légumes cuits et la viande n’étaient permis qu’aux enfants, aux vieillards et aux malades. Les repas, comme le travail, s’accomplissaient en silence, le capuchon baissé sur le visage, pour éviter les observations réciproques et la frivole recherche des actions d'autrui. Le supérieur seul regardait et surveillait tout : chaque semaine, il prenait connaissance du travail fait et en recevait le produit. Avec une telle activité et une telle abstinence, le travail des moines suffisait et au-delà à l’entretien de la maison; le reste était vendu et le prix en était distribué aux pauvres, ou servait à la nourriture des hôtes nombreux qui cherchaient nu abri dans le couvent eu traversant le désert. Nulle propriété ne demeurait entre les mains des moines; tout était remis au supérieur, jusqu’à leur linge de rechange et leurs livres, quand la lecture en était interrompue.

A celle vie de travail manuel et pénible, la pensée pourtant ne devait rien perdre. Tout religieux devait savoir lire et écrire : se mettre en état de lire l’écriture était le premier devoir imposé aux novices. Aussitôt qu’un candidat à la vie religieuse se présentait, on s’assurait qu’il était libre de tout engagement séculier, puis on lui apprenait par cœur la prière dominicale, quelques fragments des psaumes et des épîtres de saint Paul, et on lui mettait l’alphabet entre les mains. Des prédications fréquentes, des lectures continues, entretenaient chez les frères l’activité de l’intelligence, tout en l’élevant vers les choses d’en haut. Le prévôt de chaque famille faisait l’instruction tous les jours; le supérieur du couvent, le dimanche.

Une règle si sévère ne lassa pourtant point le zèle des néophytes. On vil des femmes même s’y soumettre. La sœur de Pacôme donna l’exemple à tout son sexe. Un jour qu’elle était venue à la porte du couvent pour voir son frère, le solitaire lui fit répondre que désormais il avait renoncé à sa famille pour plaire à Dieu, et qu’il lui conseillait de l’imiter. Elle accepta l’avis et fonda à peu de distance, dans le désert, un monastère de vierges astreintes au même régime. Les enfants des deux sexes étaient admis dans ces pieux établissements. Pacôme ne les repoussait pas : «Ces jeunes âmes, disait-il, peuvent être élevées à ne jamais perdre la présence de Dieu. Gardez-les en mémoire du Dieu qui les aima.» Et il adoucissait pour eux la sévérité de ses lois.

Qu’on se représente maintenant cette république de sept à huit mille hommes (ce nombre était atteint dès la fin du IVe siècle), sortie comme par enchantement d’un sol jusque-là désert, vivant sous le régime de l’égalité à la fois et de la subordination, dans l’accord du travail le plus humble et des pensées les plus hautes; et qu’on s'imagine l'impression qu'en devaient ressentir les voyageurs, les commerçants, dont les caravanes, venues d’Éthiopie ou de la mer Rouge, traversaient à toute heure ces plaines sablonneuses. Jamais pareil spectacle d’activité et de paix n’avait frappé des yeux accoutumés au mélange de faste oisif et de bruyante industrie des cités orientales. Ces laboureurs au front grave, ces ouvriers, les regards baissés sur le jonc qu’ils tressaient ou sur la toile dont ils tissaient la trame, ne ressemblaient ni aux chétifs colons de la glèbe, travaillant sous le fouet du maître, ni à l’insolent artisan des rues d’Alexandrie. En approchant de ce paisible atelier, on entendait quelques chants sur un mode simple: c’était un psaume ou un cantique qui tenaient l’âme élevée vers le ciel, tandis que le front était courbé vers la terre. La nuit était-elle venue, ou l'orage s’élevait-il dans la plaine, la modeste demeure s’ouvrait pour offrir un abri à tons les passants. Dans ces asiles de l’austérité et de l'abstinence, il n’y avait d’abondance que pour l’hospitalité et l’aumône, pour le voyageur et pour le pauvre. A des jours réglés, tout travail était suspendu et chacun courait à la chapelle. Une fois même par an, les routes entières étaient couvertes de nuées de pèlerins se rendant tous à la maison mère. C'était le saint jour de Pâques, et tous les frères devaient se réunir pour célébrer en commun la Résurrection du Sauveur. D’autres jours, ils sortaient, rangés sur une longue ligne, en entonnant des chants funèbres : il s’agissait de conduire à la tombe la dépouille d’un frère mort. Le lieu de la sépulture était au-delà du Nil, sur une montagne : nul n’aurait manqué de s’y rendre, ni infirme, ni vieillard, quels que fussent l’état orageux du fleuve et le débordement de ses eaux. Souvent aussi on signalait à l’horizon une petite barque qui descendait ou montait le Nil. Un vieillard en tenait la rame d’une main que ni le jeûne ni l’âge n’avaient affaiblie. C’était Pacôme lui-même faisant la visite de toutes les maisons. Son bateau lui servait très-habituellement de demeure; il y prenait le repos et la nourriture, toujours voyageant d’un établissement vers un autre. À peine débarqué, tous l’entouraient, et il disait à chacun une parole grave et précise qui se fixait dans la mémoire. A ceux qui pleuraient leurs amis ou leurs frères : «Les pleurs sur les morts, disait-il, ne peuvent les ressusciter; mais les pleurs sur les vivants peuvent ressusciter les âmes» Les petits enfants se pressaient autour de lui en l’embrassant : Père, disait l’un d’eux, voilà plusieurs jours qu’on ne nous a fait cuire de légumes pour notre nourriture. — Ne craignez rien, mon ami, disait le saint, je me charge de vous en faire avoir. Il se faisait montrer tous les travaux et rendre tous les comptes. Le moindre sentiment de vanité chez l’ouvrier, tout esprit de gain et de profit dans la communauté, trouvaient en lui un impitoyable censeur. «Voyez ce frère, disait-il à un religieux qui lui montrait avec complaisance deux nattes habilement tressées; il a travaillé du soir au malin pour le démon, et préfère deux nattes au royaume de Dieu.» Un économe lui racontait avec orgueil les profits qu'il avait faits pour l’établissement ou sur les fournitures des religieux et le bas prix auquel il avait trouvé le moyen d’acheter du blé pour le couvent dans une saison de famine. Mais le saint ne voulait pas de pareils gains, qui sentaient trop l’esprit de commerce, et l’économe était réprimandé ou révoqué. Pacôme était surtout sévère pour l’orgueil spirituel, si fréquent chez les âmes adonnées à la contemplation, pour le goût des visions, des révélations étranges. Pour lui-même son humilité était telle qu’un jour Athanase étant venu, dans une tournée pastorale, visiter toutes les maisons du désert, il parut devant lui mêlé à tous les autres moines, sans consentir qu’on le nommât ni qu’on le fit connaître au patriarche. Bien que souvent il eut fait preuve d’une puissance surnaturelle, il ne s’attendait jamais à obtenir de Dieu aucune grâce extraordinaire, surtout aucun miracle matériel, pour le soulagement des maux du corps. «Les miracles invisibles, disait-il souvent, sont supérieurs à ceux qui se voient. La guérison de l’âme vaut mieux que celle du corps. Voulez-vous voir, ajoutait-il, la plus grande des vivions? Si vous rencontrez un homme d’une pureté et d’une humilité parfaite, c’est là une vision digne de votre admiration. Car que peut-il y avoir de plus grand et de plus admirable que de voir le Dieu invisible habitant dans l’homme comme dans son temple? »

Malgré ces graves avertissements d’une piété sage, toutes les biographies de saint Pacôme et tous les récits de la vie de ces premiers pères du désert, ne sont guère remplis que de prodiges accomplis par leur pouvoir ou en leur nom. Si l’on prêtait à tous une entière croyance, jamais, pas même au temps des apôtres, les miracles n’auraient été si nombreux que dans ces solitudes. Il serait également téméraire et de croire et. de rejeter indistinctement ces pieuses narrations. Le don des miracles, cet attribut de la toute-puissance divine, qui ne se laisse point enfermer dans le cercle des lois qu’elle a créées, n’avait assurément pas abandonné l’Eglise après avoir assuré son triomphe; et si jamais quelques hommes ont mérité de pouvoir commander à la nature, ce furent certainement ceux qui avaient commencé par la dompter en eux-mêmes. Mais nul doute aussi qu’éveillé par la vue de tant d’incontestables prodiges, un enthousiasme facilement crédule n’ait embelli, enrichi, parfois même bizarrement travesti la vérité. De ces hommes, qui habitaient des retraites inconnues, dont le costume était singulier, les traits défigurés par le jeûne ou transfigurés par l’extase, des populations, ou encore païennes, ou très-récemment converties, étaient disposées à tout attendre et à tout croire. Alexandrie était pleine de récits étranges venus du désert. La part de la vérité et de l’imagination était difficile dès lors à faire avec exactitude; elle serait impossible à la distance des siècles. Seulement on peut remarquer que ces récits naïfs, qui ont tout le charme et toute la sève d’une foi enfantine, étaient, par leur caractère particulier, merveilleusement propres à exercer un heureux effet moral sur la discipline intérieure de la vie chrétienne. Les prodiges qu’ils racontent ne sont point, en effet, de vains tours de force, d’inutiles démonstrations de pouvoir, dénaturé seulement à captiver les sens par un prestige surprenant. Ce sont d’ordinaire les représentations extérieures, sous une forme vivante et sensible, de la lutte de l’âme chrétienne contre les passions et le péché. On dirait le drame intérieur de l’âme produit au grand jour. C’était ainsi pour chaque chrétien l’histoire animée de sa vie intime, de ses luttes de conscience. Quand le récit des tentations de la volupté, soutenues par Antoine ou Pacôme, était fait à des hommes jeunes, par une soirée brûlante, sous un ciel étoilé se pelletant dans les eaux du Nil, au milieu des parfums de la nature, nul sourire ne passait sur les lèvres, car chacun songeait aux combats qu’il livrait en lui-même. Chaque épreuve de la vie chrétienne avait de même sa représentation, depuis les pressantes séductions de l’orgueil et de la chair jusqu’aux puériles distractions qui viennent troubler les plus pieuses prières. Ainsi un jour c’est un saint qui aperçoit autour des moines en oraison des démons lutins tenant en main et faisant voler devant leurs yeux les richesses du monde, les maisons , les parures, les objets de jeux et d’étude qui peuvent évoquer les souvenirs de leur jeunesse ou de leur enfance. D’autres fois, c’est la lutte du culte nouveau contre les vieilles divinités de l’Égypte, qui semble personnifiée dans les combats rendus par un anachorète contre le démon sur les ruines des anciens temples ou au tombeau des magiciens de Pharaon. C’est ainsi que dans un âge plus récent un sectaire de la Grande-Bretagne a décrit tous les combats du chrétien contre le péché par une longue allégorie où chaque vice comme chaque vertu sont personnifiés. Seulement, dans les récits du désert, ce ne sont ni des noms ni des personnages symboliques qui sont en scène. Les acteurs sont ces esprits fidèles ou déchus que l’Ecriture elle-même nous représente comme toujours occupés à gouverner ou à troubler le monde, à protéger ou à perdre l’homme.

La vérité est donc toujours ail fond de tels récits, quand même les détails et la forme en restent parfois douteux.

Le progrès et la vie n’étaient pourtant pas tout à fait réfugiés au désert. L'Église militante et mêlée aux populations en gardait sa part. La prospérité avait ses avantages comme ses périls. Bien qu’elle introduisît dans le sein de l’Église de dangereux éléments de corruption, elle lui permettait pourtant de donner à toutes les influences bienfaisantes de la charité plus de régularité et d'extension. A l'abri des actes arbitraires du pouvoir, pouvant paraître au grand jour et songer au lendemain avec confiance, la charité chrétienne, jusque-là répandue avec une effusion intermittente, allait faire prendre à ses bienfaits le caractère de stabilité et de persévérance qui s’attache à une propriété durable. Les fondations pieuses de toute nature commençaient à se multiplier autour des églises devenues riches et propriétaires. Ce changement avait pris naissance même avant la liberté de l’Église. Dès les derniers temps de la captivité et à la faveur des instants de relâche que la persécution laissait aux fidèles, le trésor de chaque église, ail début composé seulement des collectes faites dans les familles, avait commencé à s’immobiliser par l’acquisition de quelques biens-fonds; et c’est ainsi qu’on a vu l’édit de Milan ordonner la restitution de tous les biens confisqués aux chrétiens, y compris (et très-spécialement) les propriétés autres que les lieux de réunion, appartenant aux corporations ecclésiastiques. Mais ce fonds, encore peu considérable, grossit tout d’un coup, dès le lendemain de la défaite de Licinius, par la disposition de Constantin qui attribua à chaque église les propriétés des mains martyrs sans testament et sans famille, et par la loi qui permit à tout testateur de disposer de ses biens en faveur des corporations. À partir de ce moment, l’église de chaque diocèse devint maîtresse de propriétés considérables. Tout prêtre entrant dans son sein lui fit don de ce qu’il possédait; le pénitent, le catéchumène riche, la comblaient de leurs offrandes. De ce trésor commun, mie partie fut consacrée à l’entretien de l’église même, de son culte et de ses ministres; une autre, et la plus considérable, resta la propriété des pauvres. Toutes deux furent remises à la disposition de l’évêque. Mais déjà, à côté de lui, on voit dans les documents voisins de cette époque figurer un intendant spécial qu’on nomme l’économe des pauvres, le nourricier des orphelins.

C’est que ce ne sont plus seulement quelques épargnes à distribuer régulièrement chaque dimanche à des veuves, à des orphelins ou à de pauvres passagers: il y a des maisons entières à régir, des établissements à gouverner. Le premier de ces asiles de la charité, celui qui s’élève presque partout auprès de l’église, c’est la maison de l’hospitalité. Le soin des hôtes, rappelé en termes si touchants par l'apôtre saint Paul, était la tradition favorite de l’Eglise chrétienne. Son unité et sa paix en avaient dépendu bien longtemps. C’était par l’habitude imposée de bonne heure aux familles chrétiennes de recevoir à leur foyer tout voyageur qui se recommandait du nom du Christ, qu’à travers la dispersion et le silence obligé, les relations entre les chrétiens s’étaient maintenues intimes et fréquentes. L’Église captive s’était propagée à l’ombre de l’hospitalité: libre, elle lui éleva des palais qui semblaient attester sa reconnaissance. Il y eut dans chaque grande ville, à côté de la demeure de l’évêque, un vaste bâtiment ouvert à tous les voyageurs. Puis au corps du bâtiment on ajouta plusieurs ailes; elles furent réservées aux malades, aux enfants ou aux vieillards. Chacune eut bientôt son administration particulière, sa population d’affligés et d’infirmiers. «Sortez de la ville, disait quelques années plus tard un orateur chrétien, évêque lui-même et racontant les bienfaits d’un collègue chéri, et regardez celte ville nouvelle, le vaste dépôt de la charité! C’est le trésor où tous les riches sont venus placer leurs épargnes, où ils ont apporté non-seulement leur superflu, mais leur nécessaire : là les vers ne rongent point. Rien n’attire les voleurs; rien n’excite ni les luttes de l’envie, ni les débauches du siècle. Là, la maladie est reçue avec calme, l’adversité est appelée un bonheur : c’est là l’épreuve de la charité.» — «Qu’il y ait dans toutes les villes, dit un de ces canons apocryphes du concile de Nicée qui peuvent servir à nous faire connaître avec certitude les usages contemporains, une demeure séparée pour les étrangers, les pauvres et les malades... Et que l’évêque choisisse un homme parmi les solitaires qui habitent le désert, étranger à la ville et dont la patrie soit éloignée, qui n’ait point de parents autour de lui, mais dont la probité soit assurée, et qu’il le mette à la tête de cette demeure. Et son office sera de préparer les lits, les couvertures et tout ce qui est nécessaire pour des malades ou des pauvres. Et si les biens de l’Eglise ne suffisent pas pour de telles dépenses, il devra faire faire des quêtes par les diacres et recevoir des secours de tous, les chrétiens suivant leurs facultés.»

Ce que l’Église faisait collectivement et par les ressources réunies de tout le troupeau, beaucoup de particuliers riches, de grandes daines, maîtresses de ces fortunes colossales qui survivaient encore à la ruine de la richesse publique et qui s’alimentaient à ses dépens, l’essayaient par leurs propres forces. Tel qui naguère se serait ruiné à bâtir un cirque, à faire venir des bêtes féroces du fond delà Nubie, à distraire et à nourrir pendant des journées entières une foule enivrée, renonçant maintenant à la richesse au lieu de la prodiguer, bâtissait à ses frais un hospice ou un sanctuaire. C’était, de toutes parts, une prise de possession du sol par la foi et par l’aumône. A la veille des grands désastres publics, la charité chrétienne se creusait des fondements dans le roc et se bâtissait des citadelles.

Les faits matériels ne sont que l’expression des révolutions morales. A celle assiette désormais plus assurée de l’Eglise, correspond aussi je ne sais quoi de plus calme, de plus majestueux, de plus impératif dans le langage de ses ministres. Les écrits des premiers âges, dans leur ardente éloquence, portent presque tous les caractères d’une discussion agitée. Ce sont, ou de grandes luttes apologétiques contre les païens, ou de hautes considérations propres à être débattues entre lus docteurs. L’enseignement dogmatique proprement dit, très-discrètement distribué aux catéchumènes; la prédication faite à voix basse dans les catacombes, ont laissé peu de traces. Toute la vie intime, journalière de l’Eglise, est restée couverte d’un voile. Mais le triomphe amène la lumière, et nous avons pour la première fois, à celte époque, un monument complet de renseignement chrétien tel qu’il se donnait au pied des autels à la foule des esprits simples. Les Catéchèses de saint Cyrille, qui furent prononcés à peu près vers cette date dans l’église de Jérusalem, nous présentent le premier exposé de la foi chrétienne qui ait été rédigé sous une forme purement dogmatique et dans une synthèse abrégée et régulière. C’est un simple prêtre, semblable à un vicaire de nos paroisses (Cyrille encore jeune remplissait à peu près cet office auprès de l’évêque de Jérusalem, Maxime), qui développe l’ensemble de la foi chrétienne à des catéchumènes prêts à recevoir le baptême an jour de Pâques. Il faut voir tout le système évangélique se dérouler sous sa main avec la tranquillité d’une doctrine sûre de l’accueil qu’elle va recevoir, confiante désormais dans la fermeté de ses appuis, dans la docilité de ses auditeurs, dans le respect universel qui l’environne. Cyrille sait déjà qu’il ne parle pas à des croyants tous bien sincères et à des convertis d’une foi bien pure. Il démêle sur le visage de ses auditeurs les motifs complexes, de mode, de fantaisie, d’intérêt, qui peuvent les attirer dans le sein d’une Église florissante, maîtresse du pouvoir et des honneurs. Il les avertit, juste assez pour les mettre en garde, pas assez pour les éloigner. Rien ne donne mieux l’idée du mouvement un peu confus, mélange de curiosité, d’ambition, d’admiration et de foi naissante, qui poussait les populations vers le christianisme vainqueur; on saisit sur le fait l’art à la lois savant et sincère par lequel l’Église se servait des passions humaines elles-mêmes pour en tempérer les excès, cl de son pouvoir temporel pour avancer le règne spirituel de Dieu dans les âmes.

«O vous, dit Cyrille au début de ses Catéchèses, qui voulez être éclairés, le parfum de la béatitude vous attire. Vous voulez cueillir les fleurs spirituelles pour trouver la couronne du ciel. Le souffle embaumé de l’Esprit a passé sur vous. Vous voici debout sous le vestibule du palais: qu’il plaise au roi de vous introduire. Les fleurs seules ont paru jusqu’ici. Plaise au ciel de faire mûrir les fruits! Vous avez donné vos noms pour la milice, il s’agit maintenant de prendre les armes..., Le désir de la sainte cité vous pousse: votre dessein est bon, et l’espérance qui en naît est légitime, car Celui qui ne trompe pas a dit : que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu. Dieu est libéral dans ses bienfaits, mais il veut chez tous une volonté sincère. C’est pourquoi l’apôtre se sert de ces termes : Ceux qui sont appelés suivant le dessein qu'ils en ont formé. C’est donc la volonté sincère qui fait que vous êtes appelés ; et vainement votre corps est-il présent ici si votre esprit est absent... Que personne donc n’entre ici en disant : Voyons ce que font ces fidèles; j’entrerai pour savoir ce qui s’y passe. Vous voudriez voir, et vous pensez qu’on ne vous verra pas ! Vous examineriez ce que nous faisons, et Dieu n’examinerait pas le fond de votre cœur!... L’époux sans doute est libéral, mais il n’est pas dépourvu de jugement. Il examine tous les convives... et s’il en voit un qui ne soit pas revêtu de la robe nuptiale : Éon ami, dit-il, pourquoi êtes-vous entré ici? Quel est votre vêtement et quelle est votre conscience? — Le portier ne vous a pas arrêté; soit, parce que l’hôte est magnifique; mais ne saviez-vous pas le vêtement qu’il vous convenait de prendre pour venir au festin?... Nous, les ministres du Christ, nous sommes les portiers, et nous laissons la porte ouverte. Vous êtes peut-être entrés ici avec une âme souillée de la bouc du péché, et dans un dessein honteux. Vous êtes entré, on vous admet; on a pris votre nom. Voyez- vous l’admirable structure de notre église ! voyez-vous son ordre et sa discipline! les préséances réglées de ses milices canoniques! la pieuse lecture des Ecritures! la suite et l'enchaînement des leçons! — Que le respect d’un tel lieu vous pénètre. Instruisez-vous de ce que vous voyez. Sortez plutôt à temps aujourd’hui ; vous rentrerez demain plus à propos... Je vous y engage avant que paraisse Jésus, l'époux de vos âmes qui examinera tous vos vêtements.

«Mais il se peut que vous ayez quelque autre motif encore pour être venus ici. Un homme peut venir ici pour se mettre en mesure d’obtenir la main d’une femme; une femme aussi, pour se rendre digne d’un mari; un esclave, pour être agréable à son maître; un ami, pour plaire à son ami. Je saisis cet hameçon avec son appât et je vous reçois, bien que votre motif ne soit pas légitime, dans la légitime espérance de vous sauver. Vous ne saviez peut-être pas où vous veniez ni dans quels filets vous tombiez. Vous êtes tombés dans les filets de l’Église; vous êtes pris tout vivants, vous ne fuirez plus. Jésus vous a pris à son amorce, non pour vous livrer à la mort, mais pour qu’étant morts vous ressuscitiez'. »

Pour agir sur des esprits si divers et encore si incertains, le catéchiste suit un plan méthodique qui éblouit les païens par la majesté de la doctrine chrétienne, avant de les rassurer par sa miséricorde et de les enchaîner par sa puissance. L’unité de Dieu lui fournil les premiers de ses développements. C’était là, en effet, l’idée capitale qui, une fois rentrée en possession de l’intelligence humaine dont elle n’aurait jamais dit sortir, la ravissait par sa grandeur. L’unité du plan divin, la beauté touchante de l’ordre de la Providence, jusque-là couvertes comme d’un voile, apparaissaient pour la première fois aux imaginations. Quand Cyrille développe, aux auditeurs curieux et un peu indifférents qu’il vient de nous dépeindre, tout ce tableau merveilleux sur lequel notre raison est aujourd’hui trop souvent blasée et nos impressions émoussées, mais qui avait pour des païens tout le charme et tout l’éclat de la nouveauté, il semble voir un rayon de soleil perçant le brouillard des montagnes, et déployant aux yeux du voyageur surpris les sinuosités des fleuves, les riches moissons de la plaine, tonte une perspective de grandeur, de fécondité et de paix.

«Que dirai-je? s’écrie-t-il. Celui qui regarde le soleil peut-il ne pas admirer? Il point à l’horizon comme un cercle de peu d’étendue ; mais sa force est déjà grande et sa lumière s’étend de l’orient jusqu’à l’occident. Le Psalmiste décrivant son lever matinal: Le voilà, dit-il, comme le jeune époux sortant du lit nuptial. Et telle est en effet la splendeur tempérée qu’il répand lorsqu’il paraît aux yeux des hommes... Mais les ténèbres, qu’en dirons-nous? O hommes, pourquoi vous irriter contre elles? Pourquoi supporter impatiemment le temps qui nous est donné pour le repos? Le maître ne laisserait pas de repos à son esclave, si les ténèbres n’imposaient une trêve au travail El quoi de plus utile que la nuit pour la sagesse? C’est pendant les ombres de la nuit que nous viennent le plus souvent les pensées qui nous conduisent à Dieu : c’est alors que notre esprit est libre pour lire et pour méditer les oracles divins. N’est-ce pas la nuit que nos péchés nous reviennent le plus souvent en mémoire? Ne croyez donc point qu’il y ait un auteur des ténèbres cl un auteur de la lumière; car l’expérience démontre que les ténèbres aussi sont très-bonnes et très-utiles. Et la pluie, quel en est père? Qui est-ce qui a distillé les gouttes de la rosée? Qui est-ce qui a épaissi l’air pour en faire les nuages, et pour soutenir au-dessus de nos tôles les eaux de la pluie?... Tour à tour cette eau de pluie est blanche comme la laine ; c’est la neige : puis elle se répand dans les airs comme la cendre, ou bien elle se durcit comme la pierre. Sa nature est une, son efficacité est diverse. Dans la vigne, elle devient le vin qui réjouit le cœur de l’homme... Dans l’olivier, c’est l’huile qui fait briller le visage de l’homme: elle produit aussi le pain qui soutient les forces de l’homme. Pouvez-vous embrasser dans votre connaissance toutes les vertus des plantes, ou dire l’utilité à laquelle est destiné chaque animal? Des vipères les plus venimeuses sortent les remèdes salutaires pour les hommes. Mais, direz-vous, le serpent est terrible: craignez Dieu, et il ne vous nuira pas. Le scorpion a un dard qui pique: craignez Dieu, et sa pointe ne vous atteindra pas. Le lion aime le sang: craignez Dieu, et il viendra se coucher au­près de vous comme auprès de Daniel. O hommes, voyez en toutes choses le grand ouvrier et le sage fondateur. »

Voilà le Dieu unique replacé sur le trône de la création et de l’intelligence, mais sa splendeur aurait pu éblouir les regards. Cyrille se haie de la tempérer aussitôt par l’éclat voilé de l'humanité du Christ.

« Croyons, dit-il, aussi à Jésus-Christ, qui est venu dans la chair et s’est fait homme: car autrement nous n’aurions pas pu l’embrasser par la pensée , car, comme nous ne pouvions le voir tel qu’il est, ni jouir de lui, il s’est fait ce que nous sommes, afin que nous puissions aussi le posséder. Que si nous ne pou­vons, en effet, regarder le soleil qui n’a été fait que le quatrième jour, comment pourrions-nous voir Dieu qui en est fauteur? Dieu s’était montré sur le mont Sinaï, et le peuple n’a pu soutenir son éclat… Si entendre la voix de Dieu donne la mort, voir Dieu lui-même, quelle épreuve n’eût-ce point été?.... L’expérience de notre faiblesse étant ainsi faite, le Seigneur a opéré ce que désirait l'homme. L’homme désirait entendre la parole de la bouche d’un être fait comme lui: le Sauveur a pris notre nature pour instruire plus aisément les hommes. Les hommes oubliant Dieu s’étaient fabriqué des idoles à forme humaine: et la figure humaine recevait ainsi à tort les honneurs divins. Dieu s’est fait véritablement homme, afin de détruire le mensonge. Ainsi, par les œuvres mêmes que le diable employait pour nous écraser, nous avons été sauvés.»

C’était là un point délicat pour l’orateur chrétien, car ce rapport mystérieux de l’unité divine avec l’humanité du Christ était précisément le nœud de toutes les discussions de l’Église et la source de toutes ses agitations. Cyrille détourne prudemment les yeux de ses auditeurs de ce douloureux spectacle. A l’abri de la neutralité prudente qu’avait gardée son honnête mais timide évêque, Maxime, au milieu de tous ces conflits, il évite de se prononcer trop ouvertement sur les questions débattues autour de lui. Il tire seulement des maux du temps quelques sujets d’instruction morale: «Si vous entendez dire, continue-t-il, que des évêques s’élèvent contre des évêques, des prêtres contre des prêtres, des populations contre des populations, et qu’ils en viennent jusqu’à verser du sang, ne vous troublez pas, car cela a été prédit dans les Écritures. Et si moi qui vous enseigne, je viens à faillir, ce n’est pas une raison pour que vous périssiez avec moi. Mais le disciple peut devenir meilleur que le maître, et celui qui est arrivé le dernier peut devenir le premier. Si la trahison s’est trouvée parmi les apôtres, vous étonnerez-vous qu’il y ait entre les évêques des luttes contraires à la charité chrétienne?»

Puis il s’arrache à ces tristes pensées pour retourner promptement au grand spectacle du siècle, à celte conquête pacifique du monde soumis par la foi, miracle permanent dont l'évidence chaque jour croissante entraînait et subjuguait tous les cœurs.

«Tout, s’écrie-t-il, doit vous convaincre de la puissance du crucifié; tout, jusqu’à votre présence ici. Qui est-ce qui vous a amenés dans cette enceinte? Quels soldats vous y ont traînés? Où sont les fers dont vous avez été liés? Où est la sentence du juge qui vous y a condamnés? — C’est le trophée de Jésus-Christ, c’est la croix qui vous a tous amenés ici; c’est la croix qui a réduit les Perses à la soumission, qui a apprivoisé les Scythes; c’est la croix qui a donné à l’Égypte la connaissance du vrai Dieu, à la place de ces vils animaux, de ces chiens, de ces chats, de ces idoles de toutes sortes et de toutes formes qu’elle adorait. Glorifions-nous donc de cette croix, applaudissons et tressaillons de joie, adorant celui qui a été crucifié, et le Père qui l’a envoyé, et le Saint- Esprit »

De tels enseignements prêches, ou pour mieux dire de tels chants de triomphe entonnés à l’ombre des sanctuaires élevés par la piété d’Hélène, en face du bois de la croix naguère souillé de boue, aujourd’hui tout étincelant des joyaux de la couronne impériale, retentissaient au fond de toutes les âmes et couvraient le bruit discordant des dissensions ecclésiastiques. Le courant du fleuve conservait encore assez de son impétuosité première pour franchir en bondissant les premiers obstacles déjà semés sur sa route.

L’autorité impériale, d'ailleurs, n’était que trop pressée de venir en aide à ce progrès non encore ralenti de la foi chrétienne. Elle faisait payer cher sa protection à l’Église, mais elle la lui accordait fidèlement. Pendant que ses soldais et ses préfets chassaient de leurs sièges les prélats orthodoxes et intronisaient des évêques de leur choix, par une réciprocité qui servait à peine de compensation à tant de maux, les conseillers chrétiens des empereurs continuaient à faire passer dans les lois les principes généraux de leur religion, et à creuser pour ainsi dire chaque jour plus profondément la place du clergé parmi les pouvoirs politiques. Après la mort de Constantin, il est vrai, il se fait comme un silence dans le recueil de lois de cette époque. On ne les voit plus se succéder si rapidement: elles ne traitent plus de tant de sujets variés; leur rédaction ne porte plus l’empreinte d’une conviction animée, personnelle, éloquente, mais on voit pourtant le législateur s’avancer, bien que plus lentement, dans la même voie. Adoucissement des lois civiles et pénales; simplification des rapports de la famille chrétienne; sévérité inconnue de la loi pour des vices que l’antiquité païenne couvrait de son indulgence; protection intelligente étendue sur les classes souffrantes de la société; tous ces traits, qui ont distingué l’activité législative du premier empereur chrétien, continuent à se faire remarquer dans les actes plus rares et moins systématiques de ses successeurs. C’est ainsi que, pendant ces années et celles qui les suivent de plus près, on voit se compléter les règles déjà posées pour la succession des mères aux biens de leurs enfants; et s’introduire dans les prescriptions relatives au mariage quelques-uns des empêchements que suggérait seule, jusqu’alors, la pureté de la loi chrétienne. Sous l’empire des mêmes influences novatrices, disparaissent les derniers vestiges du vieux droit quiritaire. Un édit porté en 342 sous le consulat des deux fils de Constantin est conçu en ces termes: «Que les formules de l’ancien droit, ces syllabes captieuses qui sont des pièges pour la bonne foi, disparaissent complètement de tous les actes.» Une disposition de l’année 340 qui interdit par une juste prudence le mélange des sexes dans les prisons; une autre qui protège la pudeur des vierges chrétiennes contre les trafiquants de prostitution; une autre de 336 qui arrête l’abus des longues détentions préventives, en ordonnant d’interroger les accusés dans le mois qui suit leur détention, portent le même caractère. On peut rattacher aussi au même ordre d’idées une tentative, trop promptement abandonnée, d’arrêter l’avidité du fisc en limitant à deux crimes seulement la confiscation des biens des condamnés; et une disposition qui préserve les esclaves de la glèbe du malheur d’être enlevés au champ qu’ils cultivent. On reconnaît enfin le langage indigné de la sévérité chrétienne dans un édit des deux empereurs adressé au peuple entier, qui flétrit du haut du trône, au nom de la nature frémissante, des infamies tolérées par toute l’antiquité et chantées par ses poètes. Seulement, à côté de la morale évangélique, l’ambition qui se glisse dans le corps ecclésiastique, souvent l’intérêt caché sous un masque hypocrite, savent aussi se faire réserver leur part. Ce n’est point Athanase probablement, toujours si pressé de demander des juges et d’appeler l’enquête publique sur tous ses actes, qui a dicté une loi de 355, destinée à soustraire les évêques en toute cause, non-seulement criminelle mais civile, aux tribunaux séculiers. Ce n’est pas lui qui a sollicité trois dispositions successives qui étendent au-delà de toute prudence les immunités cléricales : l’une dispense les prêtres non-seulement des charges civiles incompatibles avec la vie sacerdotale, mais même des impôts du commerce, afin de leur laisser faire, dit la loi, le commerce pour subvenir à leur nourriture. Une autre accorde les mêmes faveurs, non-seulement aux prêtres eux-mêmes, mais à leurs femmes et à leurs enfants, comprenant ainsi dans la même protection maladroite, les droits de l’Église et les abus qu’elle tolérait en les condamnant. On retrouve là l’effet de ces demandes, de ces sollicitations indécentes que flétrissait la juste sévérité des Pères de Sardique. La vérité des portraits qu’Athanase a faits de ses ennemis ne se reconnaît nulle part mieux que dans ces mesures inspirées par eux á l’empereur dont ils gouvernaient les conseils.

Et cependant il y avait des chrétiens impatients qui ne trouvaient pas que la puissance du dehors en fit encore assez pour la foi. Ils auraient voulu des dispositions plus énergiques, plus radicales, pour faire disparaître du sol, d’un coup et par la force, les débris du culte païen. L’esprit de persécution par lequel le faux zèle imite et prétend remplacer la ferveur qui lui manque, se laisse déjà apercevoir dans quelques écrits contemporains. Un personnage illustre, Firmicus Maternus, qui se décore lui-même du titre de clarissime, et qu’on reconnaît, à la forme oratoire de son langage, pour un rhéteur converti, adresse, vers cette époque, aux deux empereurs Constant et Constance une attaque violente contre le paganisme. Il y produit de bonnes raisons qui ont l’inconvénient de venir un peu tard, et déploie une éloquence qui rappelle, au courage près, les souvenirs des Tertullien, des Athénagore et des Méliton. Tout un luxe de démonstrations dont les arguments étaient déjà connus et dont les empereurs n’avaient pas besoin d'être entretenus, n’est destiné au fond qu’à amener cette ardente péroraison:

«O vous, Constant et Constance, très-sacrés empereurs, nous invoquons la vertu de votre foi vénérable, qui vous a élevés au-dessus des hommes, qui vous a séparés de la fragilité humaine, qui vous associe aux choses célestes, et qui, en toutes choses, autant qu’elle le peut, se conforme à la volonté de Dieu.  Il ne vous reste que peu à faire pour écraser le diable sous vos coups, et pour que périsse la contagion funeste de l’idolâtrie. La vertu de ce venin est évanouie, et chaque jour sa profane exhalaison s’évapore. Levez donc le drapeau de la foi : c’est à vous que la Divinité a réservé cet honneur... Élevez le signe de notre loi vénérable. Sanctionnez, ordonnez, promulguez ce qui est nécessaire. Heureux souverains que Dieu a appelés en part de son œuvre et de sa gloire! Le Christ favorable aux peuples réserve à vos mains l’honneur de ruiner l’idolâtrie et de mettre en poussière les temples profanes. Depuis que les temples sont abaissés, la puissance de Dieu vous élève. Vous avez vaincu vos ennemis. Vous avez étendu les limites de votre empire, et pour ajouter encore à la gloire de vos exploits, méprisant l’ordre des saisons, c’est au cœur de l’hiver (audace qui ne s’était point vue et ne se verra plus) que vous avez courbé sous vos rames les vagues frémissantes de l’Océan. Les eaux d’une mer inconnue se sont émues devant vous. Le Breton a tremblé devant le regard inattendu d’un empereur. Que voulez- vous de plus? Les éléments vaincus cèdent devant vous. Mais les saintes Écritures vous déclarent ce que Dieu attend de vous... La loi du Très-Haut vous ordonne de frapper de votre sévérité la honte de l’idolâtrie... Faites donc ce que Dieu ordonne; accomplissez ce qu’il vous commande. Jamais règne ne fut plus comblé de biens que le vôtre. Vous avez senti et reçu les bienfaits de la foi. La main de Dieu ne vous a point abandonnés: il n'a point refusé son secours à vos travaux. Les rangs de vos adversaires ont été dispersés : les armes des rebelles sont tombées devant vous... Voilà, sacrés empereurs, les récompenses que Dieu vous a données pour votre foi : et c’est par là qu’il vous invite à votre tour à témoigner votre respect pour sa loi.»

Ces adulations qui n’ont pas même, comme celles d’Eusèbe, l’excuse de s’adresser au génie; ces excitations à la sévérité légale; ces promesses trop judaïques de prospérités temporelles, sont des nouveautés dans l’Église. C’est le langage d’un courtisan dans la bouche d’un chrétien.

On peut croire que les deux fils de Constantin, très-décidés dans leurs sentiments religieux et nullement difficiles dans le choix des moyens, auraient volontiers prêté l’oreille à de telles incitations. Ce n’étaient ni le désir, assurément, ni les bons prétextes qui leur manquaient pour raser au niveau du sol les autels déshonorés du paganisme. A voir même la généralité et la force des termes de certaines de leurs lois, l’énergie des menaces qu’elles contiennent, on croirait que les conseils de Maternus ont été suivis:  «Que la superstition cesse, s’écrie une loi datée de 341, portant le seing des deux empereurs; que la folie des sacrifices soit abolie. » Qui ne penserait, à entendre ce langage, que tous les temples vont disparaître devant l’éclat du courroux impérial? Il n’en est rien pourtant. La phrase qui suit immédiatement atténue prudemment la force de ces terribles paroles:  Quiconque, ajoute en effet le même texte, violant la loi du divin prince notre père et cet ordre de notre clémence, osera célébrer des sacrifices, que la vengeance s’étende sur lui en vertu de la sentence présente.» Constantin, comme on l’a vu, n’avait jamais défendu les sacrifices publics faits dans les temples par les prêtres officiels; ses prohibitions ne s’étendaient qu’aux superstitions privées, aux cérémonies magiques accomplies dans l’ombre par la fourbe ou la crédulité populaire. En se couvrant du nom et de l’exemple de leur père, les fils commentent et restreignent leur propre loi.

Est-ce à dire qu’ils se tiendront eux-mêmes bien rigoureusement dans cette distinction, si ingénieusement imaginée, mais si peu observée déjà par Constantin? Nullement: la loi est élastique et équivoque. On l’appliquera aussi loin, aussi hardiment, à autant de sanctuaires du culte païen, qu’on osera et qu’on pourra. Ce qu’on ne fait pas soi-même, on le laissera faire, souvent sans répression, par les populations qu’anime le zèle de la religion victorieuse. Ainsi s’expliquent dans cette seconde phase, comme dans la première, ces témoignages contradictoires dont s’étonnent trop volontiers les érudits. Sous la main des fils de Constantin, comme de leur père, le culte païen est à la fois officiellement conservé, souvent même honoré, et impunément outragé. Tout dépend de la disposition des peuples ou des magistrats, de la force des partis, souvent du hasard des lieux. Aussi, tandis que dans les villes où les païens sont sinon plus nombreux du moins plus agglomérés, où ils ont leurs collèges de pontifes et leur population d’adorateurs, tout l’ancien culte reste debout, professé par des magistrat, par des préfets et par des curiales, qui instituent des corporations, qui élèvent des statues, qui gravent des inscriptions sur les monuments publics; dans les lieux abandonnés, au contraire, dans les campagnes désertes, où nulle surveillance municipale ne s’exerce, la naturelle indignation des chrétiens vainqueurs se donne souvent plus librement carrière. On trouve des temples détruits et dégradés par des mains inconnues. Les vastes sépultures des familles riches, qui bordent les grandes voies romaines, toutes chargées d’insignes païens, sont l’objet d'insultes nocturnes, et bientôt la cupidité se met à l’aise à la faveur de l'impunité laissée au zèle. Sous prétexte de détruire des sanctuaires profanes, des brigands soi-disant chrétiens dépouillent les temples, dérobent les objets précieux, les colonnes de marbre, les riches statues qui les ornent. Le scandale en vient au point qu’il faut que les empereurs interviennent pour arrêter les désordres qu’ils ont d’abord excités et tolérés. Une loi de Constant, postérieure d’un an seulement à celle que nous venons de citer, et rédigée avec un embarras visible, ordonne qu’on répare aux frais de l'État les temples situés dans le voisinage de Rome. Il écrit au préfet de la ville, Calulinus, païen lui-même et même augure : «Quoique notre intention soit-assurément de détruire la superstition de fond en comble, nous voulons pourtant que les bâtiments des temples qui sont en dehors des murailles de Rome restent intacts et préservés de toutes dégradations. Car, comme c’est à l’occasion de plusieurs d’entre eux qu’ont pris naissance des jeux du cirque et des solennités, il ne faut pas détruire ce qui fournit au peuple romain ses plaisirs accoutumés». Deux autres lois frappent des peines les plus sévères les violateurs et les spoliateurs des sépulcres.

Telle est, dans cette période qui suit immédiatement la mort de Constantin, l’incertitude de ses fils à l’égard du culte païen. Tout est contradictoire dans leurs actes et, par suite, dans les récits de leurs historiens. Ils avancent, ils reculent: un jour novateurs hardis, le lendemain, intimidés par le fantôme des anciennes institutions et des préjugés qui les environnent;, ici détruisant, là réparant eux-mêmes les sanctuaires; tantôt frappant de leur disgrâce, tantôt honorant de leur confiance des magistrats païens; et méritant par cette conduite incohérente les éloges ou les invectives les plus contraires des avocats des deux partis, et souvent des mêmes écrivains.

On pourrait se demander quelle était celte force occulte du paganisme qui, décrédité et déchu, tenait tête pourtant encore au flot montant de l’opinion et aux dépositaires ardents d’un pouvoir absolu. Elle était grande et persistante: car c’était la force du passé dans une société vieille de dix siècles de puissance et de gloire. Un mélange de superstitions populaires, de traditions politiques, d’habitudes sociales, et de goûts littéraires, défendait encore contre l’invasion des mœurs nouvelles les restes solides et massifs, bien que brisés, du vieux culte. Toute la société romaine était pénétrée de ses souvenirs et de ses croyances : la langue populaire, administrative, poétique ou élégante, en était également imprégnée. Les campagnes, les curies, les écoles, regorgeaient encore de païens avoués ou secrets. Le vieil arbre frappé de la foudre, et atteint à la cime, n’avait point cessé d’étendre ses fortes racines sous le sol; et, comme il arrive souvent aux vaincus, l’adversité même préparait aux derniers païens des ressources nouvelles, en resserrant leurs rangs et en leur rendant l’union au défaut de la puissance.

Nous avons vu, en effet, dans quelle division et dans quel chaos étaient tombés, aux derniers jours de leur puissance, la philosophie comme le culte qui subsistaient à l’ombre du polythéisme. Nous en avons compté les éléments divisés et confus; mais l’époque où nous sommes parvenus présente un spectacle différent. Sous l’empire d’une nécessité commune, à la veille d’être enveloppées dans une destruction pareille, toutes ces forces diverses qui se neutralisaient naguère, se réunissent, se rapprochent et se préparent, moins par un calcul réfléchi que par l’instinct irrésistible de la défense, à tenter de concert un dernier effort. Il faut suivre, à tous les degrés de la société romaine, cette dernière et fébrile excitation de l’agonie qui devait prendre pendant quelques jours les apparences de la résurrection.

De toutes les formes différentes qu’avait revêtues le polythéisme, la plus intacte en apparence, mais la plus sévèrement atteinte au fond, c’était la religion officielle, celte fille de la Grèce et de Rome, produit mélangé des souvenirs de la république et des emprunts de la conquête, fondus par l’habile conciliation des premiers Césars. Comme elle s’était concentrée, au fond, tout, entière, d'abord dans l’abstraite divinité de la ville éternelle, puis dans la personne déifiée de l’empereur, la défection du souverain la faisait trembler sur sa base. C’était son Dieu même qui descendait de l’autel et donnait l’exemple de l’apostasie. Ainsi, malgré les murmures du vieux sénat romain, malgré la répugnance plus redoutable d’une administration qui ne se cabrait jamais sous la main du maître, mais qui entravait longtemps ses volontés par le poids d’une masse inerte, le vieux cadre de la religion légale n’aurait pu résister longtemps à l’action continue du zèle et de la puissance. Si le polythéisme officiel n’avait eu d’autre appui que les corps constitués, la servilité eût bien vite étouffé chez ses derniers champions les murmures du préjugé ou de la conscience. Mais il conservait des racines sur un sol plus résistant que celui des lois: il s’appuyait, non sur les mœurs politiques, mais sur les plaisirs populaires. Ce fut là son dernier et longtemps son inviolable asile.

Le droit de se divertir aux frais de l’État et de ses maîtres était pour le peuple de Rome le dernier des droits politiques. C’était le seul qu’il n’eût jamais sacrifié, et celui qui avait absorbé peu à peu tous les autres. L’onéreux devoir d’amuser des concitoyens demeurait l’unique prérogative réservée aux fondions électives. La préture ne conservait pins guère, on l'a vu, que cette attribution, et le revenu le plus clair du patrimoine d’un noble de Rome passait à décorer un cirque ou à faire venir à ses frais des artistes savants de la Grèce ou des bêtes sauvages de grand prix du fond des déserts d’Afrique. Esclave partout ailleurs, le peuple au cirque était maître et se souvenait qu’il avait été roi. Il exerçait ce jour-là tous les droits de la souveraineté, y compris celui de décider, par ses faveurs ou ses cris, de la vie de ses sujets d’un jour. Disposant du magistrat qui se ruinait pour lui plaire, et de l’acteur qui épuisait sa voix et souvent son sang sur un ordre parti de la foule, le parterre d'un théâtre goûtait avec les émotions d’une joie brutale l’orgueilleux plaisir de commander.

Celte passion de jeux qui de la Grèce avait gagné Rome, et de Rome s’était répandue par contagion sur le monde, était, toute frivole qu’elle puisse paraître, l’un des obstacles les plus sérieux que rencontrât encore le développement de la religion nouvelle. Le faste parfois cruel et toujours voluptueux, la sensuelle oisiveté de tels divertissements, étaient repoussés par tout l’esprit de la loi chrétienne. Parmi les jeux consacrés, quelques-uns ne pouvaient à aucun prix, sous aucun prétexte, être tolérés par l’Église : c’étaient ceux qui repaissaient la foule de la vue du sang et de l’agonie humaine. Un gladiateur se faisant un jeu du meurtre, un chasseur de bêtes féroces risquant dans une lutte inégale une âme rachetée par le Christ, étaient des spectacles intolérables pour les regards d’un chrétien. La pudeur chrétienne n’était pas moins choquée par la nudité des athlètes, par les attitudes lascives des pantomimes et les refrains érotiques des chanteurs. Les courses de chars, de chevaux ou de piétons, les luttes d’adresse, spectacles en eux-mêmes peut-être plus innocents, consumaient pourtant en passetemps frivoles des moments précieux, réclamés par les soins du salut. Puis, tout dans de telles cérémonies rappelait les souvenirs du paganisme. Point de jeu un peu célèbre qui ne fut consacré à la mémoire d’une divinité : et dans le rituel ordinaire de ces solennités, une promenade publique où figuraient les statues des dieux était un prélude obligé. Enfin, n’y eût-il eu que le souvenir encore mal effacé de la persécution, il n’en eût pas fallu davantage pour détourner les enfants des martyrs de venir chercher un plaisir bruyant dans les lieux tout baignés encore du sang de leurs pères.

Aussi la sentence de l’Église primitive avait-elle été impitoyable pour les spectacles de toute espèce. Ce n’était pas seulement Tertullien, avec sa fougue accoutumée, c’était le sage Cyprien lui-même qui avait fait de leur interdiction absolue un cas de conscience sans restriction. Les antiques constitutions apostoliques, plus tard le concile d’Elvire, avaient porté sur la profession d’acteur et même sur celle de cocher du cirque des anathèmes formels. Enfin Cyrille de Jérusalem, du haut de sa chaire, s’exprimait encore dans le même sens : « La pompe du diable, c'est la folie des théâtres, les courses de chevaux dans l’hippodrome, les chasses dans le cirque, et les vanités du même genre. Ne gardez aucun goût pour cette folie de théâtre, où vous verriez les honteuses et indécentes agaceries des mimes, les folles danses des hommes efféminés... Fuyez même les courses de chevaux, spectacle insensé et qui dissipe l’âme. Ce sont là les pompes du diable auxquelles vous renoncez par le baptême.»

Aucune décision de l’Église n’était plus positive; mais aucune n’était moins obéie. Chrétien pour tout le reste, consacrant même souvent à la défense du christianisme une passion un peu aveugle, un habitant d’Antioche ou de Constantinople redevenait païen le jour où le cirque s’ouvrait. La fureur du plaisir brisait à ce moment tous les liens de la foi, et rien ne contribuait plus à rétablir dans les grandes villes le crédit ébranlé des magistrats païens, et à faire porter sur leurs noms tous les suffrages, que l’espérance de trouver en eux des amateurs décidés des plaisirs populaires, qu’aucun scrupule n’empêcherait d’en assurer l’éclat et d’en couvrir la dépense.

Voisine du cirque était l'école, autre refuge du paganisme proscrit. Malgré les efforts heureux que faisait chaque jour la science chrétienne pour s’approprier tous les secrets des lettres profanes, malgré les modèles d’un art vif et délicat que donnaient déjà dans leurs écrits ou dans leurs chaires, les Athanase, les Eusèbe et les Cyrille, le paganisme conservait pourtant encore sur toute la littérature de cet âge comme un droit de paternité. Il était la souche primitive de toute poésie, de toute philosophie, de toute éloquence: la greffe chrétienne, non encore détachée de l’arbre, n’en avait point aspiré toute la sève. Aussi, même du sein des familles converties, on envoyait les jeunes gens achever dans les écoles païennes le cours de leurs études profanes. Ils passaient ainsi plusieurs années au pied des chaires de maîtres habiles, consommés dans l’art de parler élégamment. Ces sophistes, comme ils se nommaient eux-mêmes parmi nom emprunté aux plus beaux jours du génie grec, n’étaient point des pédants de collège, enfermés dans un cabinet et pâlissant sur des parchemins. Ils avaient gardé sous le despotisme impérial quelque chose des libres allures du Portique et de l’Académie. Ils vivaient avec leurs élèves, les enseignant plus encore par leurs conversations familières  et dans des promenades, que dans des leçons régulières; captant leurs applaudissements ; prétendant à diriger leurs mœurs, à former leurs croyances, et leur inspirant souvent pour les Muses et leurs interprètes un véritable culte d’enthousiasme. Ils passaient ainsi de ville en ville, dans des promenades triomphales, partout attendus, célébrés, fêtés, et faisant entendre à des spectateurs ébahis d'admiration quelque déclamation sur des points de morale, ou quelque amplification mise dans la bouche des héros de l’histoire ou de la fable. En Grèce, en Asie, partout où demeurait encore la passion de bien dire, un sophiste était l’enfant gâté de la foule. Un groupe de disciples s’attachait à ses pas. Possédant d’ailleurs dans leur tête la courte encyclopédie du savoir antique, familiers avec Platon comme avec Homère, mêlant comme Aristote l’étude de la nature à celle de l’âme, la physique à la métaphysique, ces héritiers de la Grèce antique ne laissaient naître dans l’intelligence de leur élève nulle question à laquelle ils ne se piquassent de répondre; il n’y avait nul acte de sa vie qu’ils ne prétendissent régir. Et comme, par suite de l’importance qu’avaient gardée les hommes de lois, l’étude de l’art oratoire était l’indispensable préliminaire de toute carrière publique, c’étaient eux, en fait, qui préparaient tous les candidats aux grandes fonctions de l’État. Tous les rangs de l’administration étaient remplis de leurs anciens disciples, demeurés leurs admirateurs. Leurs recommandations étaient écoutées dans tous les prétoires ; leurs correspondances bien accueillies, même à la cour : et parfois même on ne dédaignait pas de leur confier quelques emplois honorifiques, comme la présidence des sénats. Ils y trouvaient l’occasion de consacrer au panégyrique de l’empereur vivant, ou à des invectives contre ses rivaux terrassés, le flux d’une éloquence verbeuse, maladroitement imitée de Cicéron, et renouvelée de Pline et de Quintilien.

Un de ces derniers héros des lettres païennes destiné à jouer quelque rôle dans l’histoire, et dont le nom va fréquemment reparaître, nous a conservé de celte vie animée un récit assez curieux bien qu’un peu diffus. Par l’importance qu’il se donne à lui-même, on juge de l’action qu’il exerçait autour de lui et du sentiment qu’il avait conçu de sa dignité. Libanius était né à Antioche, d’une famille honorable bien que ruinée, où la profession oratoire était héréditaire’. Il avait perdu son père de bonne heure, et sa mère comme ses oncles l’auraient volontiers détourné de la carrière des lettres; mais le feu sacré s’alluma dès l’enfance dans son âme, et, bien que privé de maîtres habiles (Antioche n’en possédait pas alors), il se mil à étudier sans guide, passant la journée dans la solitude, la tête cachée dans quelque livre. Son ardeur était telle qu'il ne s’aperçut point un jour d'un orage qui grondait dans le ciel, et que le tonnerre vint tomber à ses pieds sans qu’il s’en doutât. L'ébranlement lui causa une douleur de tête qui ne le quitta plus. Mais sa passion d’étude n’en lut point refroidie, et bientôt il ne fut question dans Antioche que du jeune rhéteur et de ses travaux. Antioche offrait peu d'aliment à tant d’ardeur. C'était vers Athènes, la terre des souvenirs et la patrie des éludes, que tendaient tous ses vœux. Il arracha colin de la tendresse maternelle la permission de s’y rendre.

Là les écoles ne manquaient pas, cl autour de chacune une population d’étudiants, bruyante, animée, souvent dissolue, mêlait aux travaux littéraires les jeux, les courses, les débauches, les festins prolongés dans la nuit. Chaque école était enrégimentée sous un chef, et c’étaient entre ces compagnies rivales des défis continuels , des luttes, des rixes qui souvent attirail ni les sévérités de la police urbaine. On s’enlevait les écoliers célèbres; on se disputait les nouveaux venus; puis, avant de les admettre a tous les honneurs scolaires, on leur faisait subir des épreuves burlesques, pareilles à celles qui sont encore d’usage aujourd’hui dans beaucoup de nos grands établissements d'instruction publique; on leur tendait des pièges, on leur jetait des défis ridicules, on essayait leur courage en assourdissant leurs oreilles de cris el d’injures, puis on les conduisait au bain en pompe, el ce n’était qu’après une ablution solennelle qu’on les recevait au rang d’écoliers.

Libanius, à peine débarqué, fut ainsi arrêté et conduit de force à l’auditoire d’un maître qui ne lui convenait guère, et nulle réclamation ne le délivra de cette violence. Bon gré, mal gré, il lui fallut écouter et même applaudir une éloquence qu’il ne goûtait pas. Il n’y aurait pas eu sûreté pour lui, même à se montrer froid dans son approbation, et il était obligé de s’excuser de ne pas crier plus fort, sur la faiblesse maladive de sa voix. Contrarié de voir ainsi ses vœux trompés, il céda, fort à regret, se tenant à l’écart de ses camarades et ne prenant part ni à leurs rivalités, ni à leurs triomphes. L’école ne le compta pas, dans ses jours de fête et de lutte, au nombre de ses héros; mais il n’en étudia que mieux, nous dit-il, et plus à l’abri des distractions.

Au bout de quelques années, un voyage entrepris pour accompagner un ami l’amena à Constantinople. Il y trouva de même des écoles en lutte et des sophistes aux prises. L’un d’entre eux, dépité d’être vaincu par un rival plus habile, lui proposa de lui céder son auditoire et de le faire maître à son tour. L'offre fut acceptée avec empressement; mais pendant que Libanius se rendait à Athènes pour prendre congé de ses professeurs et s’acquitter d’un vœu qu'il avait tait, son patron lui manqua de parole, et à son retour il trouva sa chaire remplie par un rival que le sénat de la ville et l’empereur lui avaient préféré. La chaire, en effet, dépendait de l’autorité impériale et était payée des deniers de l’Etat. Le jeune rhéteur, un instant déconcerté, ne perdit pourtant pas courage et ouvrit lui-même bravement un cours en face de l’enseignement officiel. En moins d’un mois, il avait quatre-vingts élèves, et la salle de son rival était vide. On désertait les courses de chevaux et les spectacles, pour venir entendre sa parole. « C’était l’empereur, dit-il, qui nourrissait l’un de nous deux; mais c’étaient les pères de mes élèves qui subvenaient à mes besoins.» De dépit, la faction vaincue fit venir des villes voisines un autre sophiste renommé, appelé Bémarque, fort bien placé dans la faveur de Constance et dans l’intimité de ses courtisans. Libanius était un païen strict et dévoué : Bémarque adorait aussi les dieux; mais il admettait plus d’accommodements. Ne rendant pas hommage au Dieu de Constance, il avait inventé, comme expédient pour rester en grâce, d’écrire le panégyrique descriptif des belles églises que l'empereur faisait élever. Ce fut un de ces morceaux de rhétorique dont il essaya l’effet dans un concours proposé à son jeune rival.

C’était un beau jour pour un orateur et pour toute une ville grecque, que celui où devait avoir lieu, dans l’amphithéâtre, une grande joute oratoire. D’avance, des esclaves parcouraient les rues pour avertir les amateurs, on louait des banquettes, on se disputait les places. Le sophiste en renom ne négligeait rien pour éblouir les yeux de la foule. Sa toilette était l’objet d’un soin tout particulier : il y consacrait une bonne part de l’opulence qu’il devait à ses leçons. Ses cheveux étaient parfumés, ses joues enduites de fard, sa tête couronnée de lauriers ou de fleurs artificielles, entremêlées de pierres précieuses. Il y avait un art d’entrer à propos, de répondre aux applaudissements de la foule par un salut gracieux, de se poser avec nonchalance, en faisant briller ses mains chargées d’anneaux de diamant. Bémarque, riche et bon courtisan, ne négligea sans doute aucun de ces moyens de succès, auxquels un rival pauvre et inconnu ne pouvait atteindre. Mais tous s'effacèrent devant le prestige du talent naissant et de la jeunesse. Malgré l’appui des magistrats et la faveur souveraine, Bémarque succomba devant le jugement public : l’honneur des armes oratoires demeura à Libanius. La foule le porta en triomphe, le chargea de couronnes en lui donnant les noms de poète divin, de rossignol, de roi de l’éloquence, qu’elle prodiguait à ses favoris. En un jour, Libanius eut pris place parmi les princes de la parole.

Ses ennemis l’attaquèrent alors par d’autres moyens. On l’accusa de devoir ses rapides succès à des arts illicites, aux enchantements de la magie. Les prêtres païens de la ville, trompés par la calomnie, entrèrent eux-mêmes dans celle conjuration, et déjà un astrologue qu’on accusait de complicité avec le rhéteur était cité devant le tribunal et mis à la torture. Libanius, averti à temps, quitta prudemment la ville et passa en Asie. Sa réputation l’y avait devancé, et de l’autre côté du détroit toutes les cités se disputèrent ses leçons. Nicomédie surtout les réclama, pressée de l’opposer au seul sophiste qu’elle possédât dans ses murailles, et dont l’arrogance avait lassé tout le monde. Il passa cinq années dans cette ville, qui furent, dit-il, les plus heureuses de sa vie, entouré des hommages universels, fêté parles plus riches, renommé auprès des plus pauvres, à ce point, assure-t-il, qu’on chantait communément dans les rues les exordes de ses discours en guise de refrains populaires. Tant de prospérités ne manquèrent pas d’exciter encore l’envie. De nouvelles accusations de sorcellerie, d’empoisonnement, circulèrent bientôt contre lui, répandues par ses rivaux; on lui intenta un nouveau procès et l’importance de la cause paraissait telle aux yeux mêmes du gouvernement que, malgré les soins urgents de la guerre de Perse, le proconsul de Bithynie crut devoir venir en personne siéger sur le tribunal, à Nicée, précédé des glaives et des haches des licteurs. Libanius dut une fois de plus paraître devant le magistrat, se disculper longuement, confondre son adversaire, et faire tourner les attaques de la jalousie à la gloire de son éloquence. La réputation qu’il s’acquit dans ces débats devint si grande que Constantinople enfin le regretta, et qu’un ordre impérial vint le contraindre d’y rentrer. Il y retourna, bien à regret, redoutant la dissipation d’une grande ville, et plus encore peut-être le voisinage d’une cour où ses opinions ne pouvaient longtemps lui assurer la faveur du souverain. Il n’en débuta pas moins par un panégyrique enthousiaste des deux empereurs, où il les louait, en des termes habilement ménagés, de professer une opinion qui leur enseignait à ne pas craindre la mort, parce que la vie de tout homme est entre les mains de Dieu. A partir de ce moment, Libanius était devenu un personnage dans l’État; ses discours occupaient la renommée; les gens en place l’écoutaient, on tenait compte de ses avis; des relations nombreuses et une vaste correspondance suivie sur tous les points de l’empire avec d’anciens disciples parvenus aux dignités publiques, et bientôt enfin les vicissitudes inattendues des partis, devaient élever son rôle à une véritable importance politique.

De tels hommes, car Libanius n’était pas le seul, n’étaient point, pour une cause même mourante, d’inutiles champions. Ils maintenaient son ascendant dans les hautes régions du pouvoir. Dans les bas-fonds de la société, le paganisme avait d’autres représentants dont le récit même qu’on vient de lire atteste assez l’influence.

Qu’était-ce, en effet, que ces fréquentes accusations d’enchantements et de magie, assez habituelles pour se reproduire de ville en ville, assez graves pour appeler au prétoire le premier magistrat d’une province? On s’imagine difficilement ce que pouvait être le crime de sorcellerie parmi les adorateurs des dieux païens. Quand on songe, en fait de ridicule mysticisme et de jonglerie divinatoire, à ce que permettait, ce qu’ordonnait même le culte légal, combien d’orgies sombres ou sanglantes même se cachaient à l’ombre des temples les mieux famés, combien d’impostures se couvraient du nom de l’oracle de Delphes ou des augures de Rome, on a de la peine à comprendre que la crédulité humaine eût encore besoin de se donner carrière en dehors d’un champ si large. Mais une erreur définie, quelques formes variées qu’elle emprunte, est impuissante à satisfaire les aspirations de l’âme vers un monde inconnu, son impatience des limites de l’intelligence humaine, son inquiète curiosité de l’avenir. A côté de tant de religions nationales, en face de tant de superstitions privées qu’abritait le foyer domestique, il y avait toujours place, au sein de la société antique, pour les pratiques ténébreuses des sciences occultes. Des invocations d’esprits ou de revenants, des mots sacramentels prononcés pour conjurer les mauvais sorts ou les diriger contre une victime désignée, des philtres pour faire naître ou troubler l’amour; des paroles enchantées pour guérir les maladies ou intervertir le cours des astres : toutes les poésies, toutes les narrations antiques en sont pleines; Juvénal, Pétrone, Lucien, Horace et Virgile eux-mêmes nous les font trouver à chaque pas. Les quartiers reculés de toutes les villes étaient habités, toutes les campagnes étaient parcourues par des gens faisant métier de prédire l’avenir, d’annoncer à chacun sa fortune, ou de faciliter l’accomplissement des vœux qu’on leur recommandait. Il y en avait de tous les degrés et pour toutes les classes, depuis le mathématicien qui lisait la destinée dans les astres et dressait le thème natal de tout enfant nouveau-né !, jusqu’au sortilège qui interrogeait le sort par de petits dés chargés de figures symboliques, et jusqu’au conjecteur qui faisait métier d’interpréter savamment les songes. Puis au fond des sépulcres se cachait l’affreuse Saga, pâle, vêtue d’une robe noire retroussée, les pieds nus, les cheveux épars, faisant bouillir les ossements des morts, et souvent mêlant à ses préparations magiques le sang des nouveau-nés ou le suc de plantes vénéneuses. Un archéologue a pris plaisir à relever dans les écrivains classiques plus de quatre-vingts moyens de connaître l’avenir, dont les trois quarts, assurément, étaient étrangers aux cultes légaux.

Le polythéisme officiel avait été longtemps pour toutes ces superstitions à la fois sévère et dédaigneux. Rien n’égalait le mépris avec lequel un augure, qui venait de chercher la volonté divine dans les entrailles d’une victime, parlait d’un Chaldéen qui essayait de la lire dans les astres. Cicéron était pontife quand il écrivait le Traité De Divination, où le défenseur môme des augures raille sans pitié tous les calculs de l’astrologie judiciaire. Un initié des mystères d’Éleusis était sérieusement scandalisé désenchantements d’une magicienne de carrefour. Mais ces orgueilleuses inconséquences n’empêchaient pas la superstition d’être le fruit naturel de l’idolâtrie ; et malgré le mépris des gens instruits, les pratiques mystérieuses n’avaient jamais compté autant de sectateurs que dans les derniers jours de l’empire. La littérature de cette époque est très-riche en récits de sorciers, et les ouvrages d’Apulée lui-même ne sont guère qu’une suite de contes de ce genre. Maternus dédiait à Constantin un traité où l’astrologie était déduite par principes et élevée à l’état de science mathématique. Maxence, à la veille de combattre, avait eu recours à des sacrifices infâmes et sanglants. Il y a plus, l’esprit nouveau que le christianisme répandait autour et en dehors de lui, les aspirations d'un spiritualisme mystique qu’il inspirait même à ceux qui n'adoptaient pas son symbole, s’accommodaient mieux de superstitions indécises qui ne s'assujettissaient à aucune règle fixe, qui se prêtaient à toutes sortes d'interprétations symboliques, que des solennités légales où tout était trop public, trop clair et trop précis. Aussi, pendant tout le cours des persécutions, la lactique des adversaires du christianisme avait-elle été de ranger la doctrine chrétienne parmi les sciences occultes. On avait longtemps poursuivi les chrétiens comme des sorciers, et signalé leurs progrès comme ceux d’une magie orientale.

Mais le christianisme vainqueur venait de repousser avec éclat cette solidarité. Les édits répétés de Constantin avaient frappé, à plusieurs reprises, précisément celte partie des croyances vulgaires que ne protégeait pas l’au­torité d'un culte officiel : ses coups, qui épargnaient le polythéisme légal, avaient porté sans ménagement sur toutes les superstitions de contrebande. Les magiciens, les devins, les enchanteurs, sentaient toute la rigueur du pouvoir nouveau. Une inimitié commune les rapprochait alors naturellement des prêtres païens qui les avaient si longtemps méprisés. El des alliés, maîtres des imaginations populaires, qui entraient dans toutes les cabanes des pauvres, que mandait souvent, dans l'ombre, une grande dame amoureuse ou un ambitieux trompé, qui savaient à leur gré effrayer on séduire, n’étaient pointa mépriser pour une cause obligée, sous peine de mort, de disputer au clergé chrétien la con­fiance des masses et des simples.

Certains cultes étrangers, d’ailleurs, admis et même fort de mode dans les rangs supérieurs de la société romaine, pouvaient servir de trait d'union entre la magie et la religion et ménager dans celle alliance la dignité compromise du sacerdoce. Sans prêter aux étymologies trop d’importance, on peut croire que ce n’était passons raison que toute la sorcellerie antique avait reçu de la langue populaire un nom qui la rattachait à la religion nationale des Perses. Entre un magicien et un mage la langue latine fait à peine une différence. Et en effet, tandis que la philosophie cherchait volontiers à faire remonter aux symboles de l’Égypte l’origine de ses théories ou de ses chimères, la superstition se mettait de préférence à couvert derrière les importations du culte de Zoroastre. Le rôle avoué que le système théogonique du sage persan faisait jouer au principe du mal, la lutte qu’il croyait reconnaître entre des génies contraires se combattant sur le théâtre du inonde, semblaient justifier à merveille les pratiques occultes dont le but est toujours d’évoquer ou de conjurer la puissance des esprits malfaisants. Aussi toute magie était ou passait pour être d’origine persane. Or, c’est précisément à cette époque et concurremment avec tous les progrès du christianisme, qu’on voit un rameau détaché du culte des Perses, depuis longtemps naturalisé dans l’empire, prendre, sans motif apparent, un développement considérable, qu’attestent à la fois des inscriptions recueillies dans les provinces les plus diverses, et les invectives répétées des docteurs de l’Église : c’était le culte de Mithra, dieu du soleil, le premier des bons génies, le médiateur entre l’homme et le principe suprême de tout bien.

Les recherches des savants n’ont point suffisamment éclairci la nature et l’origine de ce culte. La place que tient le dieu Mithra dans la théogonie de Zoroastre , demeure un problème livré à leurs discussions et dont l’histoire générale n’a point d’ailleurs à s’enquérir. Mais le fait à la fois certain et curieux que tous les monuments démontrent, c’est que, presque seule de toutes les religions de l’empire, l’adoration de Mithra croissait, au milieu de la décadence universelle des dieux, en publicité et en importance. Son introduction datait à Rome des derniers temps de la république, de la guerre des Pirates achevée et soutenue par Pompée; son adoption officielle, du règne de Trajan. Mais sa vaste diffusion ne commence qu’avec le règne des Antonins, et on la suit, presque sans décroissance, jusqu'à la fin même du IVe siècle. On rencontre les emblèmes mithriaques, les deux porte-flambeaux, le lion , le corbeau, le griffon, le taureau mystérieux, sur les ruines des anciens monuments d’Italie, d’Helvétie, des Gaules, de la Germanie, de la Norique, de la Pannonie, du pays des Daces. On voit jusqu’au milieu du règne de Constance, des consuls, de hauts dignitaires de l’État, prendre sur les inscriptions, à côté du titre de leurs fonctions, celui des charges sacerdotales bizarres dont ils étaient investis dans ce culte exotique. Le temple, ou comme on l’appelait, l’antre de Mithra, subsistait dans les souterrains du Capitole et ne fut fermé que sous le règne de Gratien. Celte popularité n’était point due à l’appât du plaisir ou de la licence. Nulle initiation, au contraire, n’était plus longue et plus laborieuse : douze épreuves tentaient la patience et le courage des novices. Il fallait traverser une rivière à la nage, se précipiter dans le feu, souffrir la faim et la soif, endurer la fatigue et le froid, s’exposer à des coups de fouet répétés. À chacune de ces épreuves correspondait un degré d’initiation figuré par l’image d’un animal symbolique. Quelque chose devait donc évidemment attirer les âmes vers ces mystères, en dépit des rigueurs de leur abord, et ce ne pouvait être que la ressemblance, soit artificielle, soit fortuite qu’ils présentaient avec certaines doctrines du christianisme, et l’emprunt qu’ils avaient faits d’un certain nombre de ses cérémonies. On y retrouvait une sorte de baptême pour la purification des péchés, une onction d’huile sainte qui rappelait la confirmation; deux ordres de sacrifices, l’un sanglant, consistant dans l’immolation d’un taureau et reproduisant ceux de l’ancienne loi juive, l’autre se bornant à une oblation de pain et de vin pareille à celle de l’Eucharistie. Ce sont les docteurs chrétiens eux-mêmes, c’est Tertullien, c’est saint Jérôme qui signalent ces ressemblances, non sans quelque inquiétude. Cette imitation visible leur fait redouter une rivalité dangereuse. Et en effet, des espérances d’une vie future plus nettement exprimées que dans les religions ordinaires de l’antiquité; des aspirations ardentes vers une régénération morale; la promesse de la rémission des péchés et de la purification de l’âme, des rémission des péchés et de la purification de l’âme, faisaient du culte de Mithra comme une contre-épreuve affaiblie du christianisme plus propre peut-être qu’aucune autre forme du poix théisme à soutenir la lutte contre la religion nouvelle. De là sa faveur marquée parmi les magistrats et les courtisans qui n’avaient pas encore désespéré du triomphe des dieux. Pour tenter de nouveau les combats contre le Christ, on espérait trouver en Mithra un puissant auxiliaire.

Telles étaient les forces diverses, considérables mais divisées, dont disposait encore le paganisme. C’était une armée puissante, mais en désordre et débandée. Pourtant, qu’une doctrine prît naissance dans le sein de la philosophie, assez vaste pour tout embrasser dans son sein ; qu’un chef s’élevât dans l’empire, assez énergique pour tout réunir sous une seule main, un dernier effort était encore possible et un dernier espoir était permis.

Ce système et bientôt ce chef se trouvèrent. C’est du sein de la nouvelle école philosophique d’Alexandrie qu’ils devaient sortir.

Nous avons fait connaître le but que s’était proposé celle philosophie. C’était, on l’a vu, un système destiné à réunir dans un vaste éclectisme toutes les doctrines de spiritualisme et de morale élevée qu’avait produites la science grecque. La subtile dialectique de l'école d’Élée, la Théodicée de Platon, moins nuageuse et pins accessible à l’intelligence humaine, la métaphysique solide et raisonnée d’Aristote : toutes ces formes disperses de la pensée grecque, parties d’une aspiration commune vers l'infini, mais longtemps séparées par des querelles d’école. Plotin et ses disciples axaient entrepris de les pacifier par une ingénieuse conciliation. Ils avaient poursuivi cette tentative de paix à tous les degrés de la science, depuis l’analyse des facultés de l'âme jusqu'à la description de la nature de Dieu. Leur Dieu triple et un pâle contrefaçon de la Trinité chrétienne, résumait dans sa multiple nature les trois formes que la Grèce avait fait prendre à l’idée de Dieu : l’abstraite unité de Parménide, le Démiurge du Timée et le moteur immobile du philosophe de Stagyre. A l’ombre de cette union, plus nominale que réelle, les diverses sectes philosophiques avaient momentanément pose les armes; et bientôt, réunies plus efficacement encore par une haine commune, elles axaient tourné contre le christianisme vainqueur leurs forces trop longtemps épuisées par des luttes intestines.

Ce qu’elle axait lait pour la philosophie, l’école néo­platonicienne d’Alexandrie était fatalement appelée à l’essayer tôt ou tard pour le culte. Elle devait tenter, entre les religions diverses, la même conciliation éclectique qu’elle avait su habilement faire régner entre les systèmes métaphysiques. La polémique qu'elle avait entreprise contre le christianisme, la popularité dont elle jouissait dans les rangs des païens, tout lui faisait un devoir et presque une nécessité de devenir ainsi le point central et comme la citadelle du polythéisme aux abois.

Longtemps, il est vrai, elle avait hésité à descendre dans l’arène populaire. Fortement attachée aux formes extérieures du vieux culte qui représentait pour elle le brillant passé de la Grèce, elle éprouvait pourtant pour les pratiques de la religion commune le dédain secret qui convenait à une héritière de Socrate et de Cicéron. Plotin, Porphyre même, bien qu’ennemis très-déclarés du christianisme et respectant dans la religion établie le soutien de l’État et la tradition des ancêtres, n’étaient au fond que des déistes déguisés; ils toléraient la pluralité des dieux comme un utile préjugé, et ne voyaient dans les récits de la mythologie que des symboles poétiques de vérités cachées au vulgaire. Mais ces rapports de politique et de politesse, composés d’hommages extérieurs et de réserves discrètes, qui avaient subsisté si longtemps entre la philosophie et la religion grecques, ne pouvaient plus être maintenus par ces temps d’orage où tout périssait dans le même tourbillon. Une alliance plus intime était nécessaire pour faire face à une destruction menaçante. Le polythéisme décrédité demandait aux philosophies de le relever dans l’estime des sages. La philosophie détrônée avait aussi besoin elle-même de chercher des appuis dans la foi populaire. Unir fortement ces débris de religion et de philosophie vaincues, enlacer l’un à l’autre tous ces tronçons, c’était la condition nécessaire pour tenter de nouveau une lutte désespérée. L’école alexandrine le sentit et tenta l’entreprise sous les yeux mêmes et malgré la répugnance de Porphyre.

Deux doctrines en particulier, empruntées à la métaphysique et à la psychologie de Plotin lui-même, pouvaient se prêter, pour le but qu’il s’agissait d’atteindre, à une interprétation élastique. Des trois personnes ou hypostases, l’Unité, l’intelligence et l’Âme, qui constituaient, dans le système néoplatonicien, la triple unité du Dieu suprême, une seule communiquait avec le monde dont elle avait réglé et maintenait l’ordonnance : c’était l’Âme, unique canal de communication entre l’infini et le fini, entre l'éternité et le temps, entre l’être pur et absolu et les phénomènes changeants d’un monde mobile. L’Âme divine était l’auteur direct de l’univers sensible. Mais cette âme elle-même, seule personne divine en relation avec le monde, ne l’avait pas fait sortir du néant tout entier, et d’un seul coup, par un fiat créateur, à l’exemple du Dieu de la Genèse. C’était au contrai] e par une série d’émanations, par une suite de chutes successives, que la vie, détachée de la triade suprême où elle résidait essentiellement, était venue enfin animer la matière encore informe dont l’univers était sorti. Une série d’êtres intermédiaires s’engendrant l’un l’autre, une série d'âmes individuelles, comme on les nommait pour les distinguer de l’Ame générale et suprême, peuplaient ainsi tout l’intervalle qui sépare la nature de son premier et éternel principe. Au sommet de cette chaîne étaient les corps célestes, les astres glorieux et brillants; au centre, l’âme humaine ; le dernier anneau était formé par la matière brute et inorganique. Sur cette longue échelle il était facile, on le voit, de placer toute une théogonie pareille à celle d’Hésiode ou de Zoroastre. Au-dessus de l’homme, au-dessous de lui, plus dégagés de la matière ou plus absorbés en elle, on pouvait imaginer des êtres protecteurs ou malfaisants, des dieux, des démons, des génies. Tout l’Olympe des Grecs pouvait habiter à des degrés divers, mais à l’aise, sur les pentes de cette dégradation de l’être. Plotin lui-même, et surtout Porphyre, ne s’étaient pas complètement refusés à des assimilations de ce genre. Ils avaient consenti plus d’une fois à donner aux êtres supérieurs à l'homme que reconnaissait leur philosophie le nom des dieux de la Grèce, à attribuer aux astres, aux corps lumineux, par exemple, une action directe non-seulement sur le monde physique, mais sur la destinée des êtres raisonnables et moraux. Mais ces ambages d’une pensée enveloppée de poésie avaient, il est vrai, dans leur bouche, le caractère d’allusions symboliques plutôt que d’une doctrine bien arrêtée. Entre les mains de leurs disciples il en devait être tout autrement. Ce qui n’était que l’accessoire pouvait devenir le principal; ce qui n’était qu’une concession faite à des préjugés populaires pouvait devenir le fondement de toute une doctrine, et par celte porte laissée ouverte, toute la mythologie, toutes les mythologies même, pouvaient rentrer avec les honneurs philosophiques.

Telle était la première planche de communication, le premier pont jeté, pour ainsi parler, entre la philosophie néoplatonicienne et le polythéisme. Mais ce n’était pas tout: l’école d’Alexandrie ne faisait pas seulement descendre l’âme humaine, par une suite de chutes successives, des hauteurs de l’Être absolu : elle lui enseignait aussi à y remonter par l’étude et par la vertu. A l’aide de la logique péripatéticienne et de la dialectique de Platon, par l'effort combiné des Catégories et des Idées, elle élevait l'intelligence de l'homme jusqu'à ces notions du bien, du beau, de l’Etre, dont l'ensemble constitue la Divinité. Les sens, l’analyse, le raisonnement, toutes les facultés de l’âme, conjointement mises en œuvre et exercées ses puissance, conduisaient les disciples de Plotin jusqu’aux plus hautes régions de la métaphysique. Là, pourtant, se rencontrait un point que toutes les forces de la pensée seule ne pouvaient atteindre, un voile que la raison seule ne pouvait soulever. La première hypostase de la Triade, l’Unité pure, le Bien par essence, l’Absolu exempt de tout phénomène et étranger à toute affection, l’Etre sans nom, comment la connaissance humaine pouvait-elle l’aborder? Dans col abîme aucun regard ne peut plonger: dans cette région du silence aucune voix ne peut se faire entendre. L’être créé, contingent, mobile, ne peut entrer en aucune relation avec l'immutabilité pure. Aussi n’est-ce par aucune faculté humaine que l’homme, dans le système néoplatonicien, se met en communication avec cette suprême forme de l’Etre divin : c’est au contraire par une facilité supérieure à lui, qui l’enlève à sou essence, le transfigure et l’absorbe. Ce que la raison ne peut lui faire connaître, l'extase le lui révèle. Sous le nom d’extase, l’école néoplatonicienne entend non une faculté, mais un état de l'âme. C’est l'être individuel qui disparaît et qui se perd dans la contemplation de l’être infini dont il est sorti autrefois, auquel il doit retourner un jour. Un vif amour de la vérité, une soif de la posséder, suppriment pour un moment, dès ici-bas, les limites de la nature finie et lui permettent de s’abreu­ver et de se fondre dans la source même de son être. Ce n’est point alors l’âme qui connaît Dieu, c’est Dieu qui descend en elle : il n’y a pas deux êtres, l’un connaissant, l’autre connu; il n’y a plus, pour parler le langage technique, un sujet et un objet de la connaissance; l’homme ne connaît pas Dieu, il est fait Dieu pour un instant : l’éclair de l’extase, en le touchant , l’a déifié. Il participe aux conditions de celte nature divine qui ne peut avoir d’autre objet d’amour et d’intelligence qu'elle-même, et pour qui être, aimer et penser sont une seule chose.

Cette théorie de l’extase est le sommet de toute la doctrine néoplatonicienne. L’extase est le terme dernier de toute connaissance, et le couronnement de la vertu parfaite. L’extase n’est pas le partage de tout le monde. C’est par un patient amour du vrai, par une constante pratique du bien; c’est par la mortification des sens, le détachement des passions, c’est par le mépris du corps et delà terre, que le sage de Plotin doit mériter cette anticipation de l’immortalité divine. C’est en cessant d’être homme qu’il peut se rendre digne de devenir Dieu. Des pratiques austères renouvelées de Pythagore, excitées peut-être encore par l’émulation des exemples chrétiens, avaient seules révélé à Plotin l’existence de cet état surnaturel. Porphyre en traçait le tableau dans son traité de l’Abstinence, et, empruntant presque les paroles de l’Esprit-Saint, il engageait les hommes à purifier leur corps, comme le temple où doit descendre la gloire de Dieu. Sa lettre à sa femme Marcelle respire le même enthousiasme d’austérité. Son dégoût des choses de la terre était même poussé si loin , qu’il fallut l'intervention de Plotin pour le détourner du suicide. El lui-même cependant, malgré tant d’efforts, n’avait goûté que rarement les douceurs de l’extase. «Pour moi, dit-il, en racontant les merveilles de la vie de son maître, je n’ai été uni qu'une seule fois à Dieu, à l’âge de quarante-huit ans »

Qui le croirait, pourtant? Cette doctrine de l’extase, où respire un parfum si touchant de sainteté, cette essence épurée d’amour divin, était précisément ce qui devait fournir aux disciples de Porphyre lui-même le moyen de faire rentrer par un nouveau détour dans leur système les plus basses et les plus grossières pratiques de la superstition. Ce qu’il y avait d’insaisissable pour l’intelligence dans celle transformation momentanée de l’âme, ce qu’il y avait de merveilleux dans celle apothéose de l’individu, celle action mystérieuse de la Divinité sur l'intérieur de l’homme, ces vues ouvertes sur un monde surnaturel, c’était là ce qui devait servir de transition pour ramener, par degrés, au sein même de la philosophie, tous les prestiges de l’idolâtrie populaire.

Les liens qui unissent la double substance dont notre être est composé, sont si subtils, en effet, et si délicats, que de l’enthousiasme de l’âme à l'exaltation des nerfs il n’v a qu’un pas facilement franchi. Au lieu de se préparer à l’extase par le long exercice des vertus morales, qu’on essayât, par exemple, de s’y élever brusquement par l'effet d’excitations physiques, de pratiques ou de paroles sacramentelles; qu’on fît dépendre la présence efficace et salutaire de Dieu dans l’âme, non de l’habitude de se perdre dans la contemplation de son essence, ou d’un vif désir de s’élever jusqu’à lui, mais d'une manière convenue de l’invoquer, d’une forme liturgique de cérémonies et de prières : à l’instant on quittait la voie d’un mysticisme idéal pour rentrer dans les sentiers battus du polythéisme. Ce fut là ce que fit, au bout de très-peu d’années, toute l'école néoplatonicienne. En changeant les conditions de l’extase, elle en changea aussi toute la nature. Au lieu d’écouter, dans le silence, la parole intérieure révélée par la philosophie, on la vit retourner au pied des autels, dans l’antre des oracles ou des sibylles. Les évocations, les chants magiques, les sacrifices sanglants, reparurent comme autant de moyens de produire l’extase, en élevant l'homme à Dieu ou en faisant descendre Dieu vers l’homme. Avec une interprétation mystique, avec une direction d’intention morale, on en revint à sanctifier toutes les bizarreries de l’imagination ou delà coutume. Des régions éthérées de l’enthousiasme, on retomba, sans transition, dans la fange de la magie. Celle pente et cette chute n’ont été que trop souvent l’histoire des mysticismes humains.

Porphyre vécut assez pour voir poindre et pour déplorer celte métamorphose. Il vit construire sous ses yeux toute une théorie dont le but était de considérer les pratiques du culte extérieur comme autant de recettes pour produire l'extase et qui arrivait par là à leur donner un caractère de légitimité philosophique. Cet art nouveau reçut un nom particulier. On l’appela la théurgie, l’action de Dieu ou l’art de produire Dieu. Il y eut une science, plus mécanique que morale, ayant pour but avoué d’appeler Dieu sur la terre.

Le vieux maître s’en effraya; cette grossière traduction de ses rêveries lui causa une indignation qu’il exprima presque sans prudence. Dans une lettre adressée au prêtre égyptien Anébon, il fit, avant de mourir, assez rudement le procès aux adeptes du nouvel art et, à leur occasion, à la mythologie tout entière. Il s’efforce, dans ce traité, de démontrer aux nouveaux enthousiastes qu’ils rabaissent et déshonorent l’idée de Dieu. «Les dieux sont impassibles, dit-il, c’est donc vainement qu’on pense les concilier, les fléchir par des invocations, des expiations, des prières... Ce qui est impassible ne peut être ni ému, ni contraint... Je vois des gens, ajoute-t-il, qui croient deviner l’avenir par une sorte d’enthousiasme et de transport divin, et bien qu’ils veillent et aient tous leurs sens en action, ils ne semblent pas maîtres d’eux-mêmes; et ils arrivent à cet état pour avoir entendu le son des cymbales ou des tambours, ou quelque chant consacré ou pour avoir bu d’une certaine eau…. ou respiré une certaine vapeur… ou s’être servis de certains caractères sacrés… Et je me demande si la divinité est à ce point aux ordres des hommes, qu’on puisse connaître sa volonté par des moyens si vulgaires... C’est pour moi la cause d’une grande émotion, de penser que ceux dont nous invoquons le secours, parce qu'ils sont doués d’une puissance supérieure à nous, nous leur demandons en même temps de nous obéir comme s’ils nous étaient inférieurs… Il est donc bien à craindre que tout cela ne soit que des arts d’imposteur, que nous n’attribuions aux dieux ce que nous souffrons en nous-mêmes, et que nous ne nous fassions de la Divinité une idée tout autre que ce qu’elle est réellement».

Pour l’honneur de la philosophie, Porphyre avait raison. Mais il ne s’agissait déjà plus d’honneur; il s’agissait de vivre; il s’agissait d’appuyer l’école au temple pour résister au flot chaque jour montant de l’inondation chrétienne. Les dédains de la science devaient plier sous la nécessité, et les scrupules des philosophes cédaient devant l’intérêt pressant de la politique. La protestation timide de Porphyre ne tarda pas à être réfutée, en règle, dans un vaste traité que nous possédons encore, et qui se recommande du nom de Jamblique, sou plus fameux disciple et son héritier dans la direction de l’école. Quel qu’en soit l’auteur véritable, que Jamblique en ait été l’inspirateur ou l’écrivain, il n’importe : le traité des Mystères d’Égypte n’en demeure pas moins comme le pacte d’alliance conclu dans un jour de détresse entre la science et la fable.

L’auteur s’y déclare dès le début très-résolument polythéiste. Il y a pour lui deux ordres d’êtres supérieurs à l’homme, les dieux et les démons. C’est là la première et capitale division des êtres. Au-dessous des démons viennent les héros: les âmes n’arrivent qu’au dernier degré de l’échelle, et chacune de ces classes d’êtres se rattache à celle qui la précède, dont elle émane directement et dont elle reproduit l’image en l’affaiblissant. Dieux, démons, héros, tous ont, à des degrés divers, les attributs de la Divinité. Tous sont également impassibles, mais tous exercent pourtant sur l’âme de l’homme une action qui modifie son étal sans altérer leur repos. Les prières, les invocations, les cérémonies, n’agissent donc point sur les dieux, mais ils agissent sur l’homme par l'effort qu’ils lui font faire pour s’élever vers la Divinité. Le point culminant de cet effort, c’est l’enthousiasme extatique, source de toute science divinatoire. C’est en s’unissant à Dieu que l’âme apprend à le connaître, à pénétrer l’avenir, à devenir sur tous les points l’interprète delà connaissance divine. Les actes matériels qui accompagnent, qui préparent et précèdent ces transformations morales, n’ont pour effet que d’y disposer l'être humain tout entier, par suite de celle harmonie générale du monde qui fait que toutes les forces de la nature, soit physiques, soit spirituelles, agissent dans le même sens et conspirent au même but. Les paroles sacramentelles, les sons, les cymbales, tout l’appareil des cérémonies sont des échos et des images de cette harmonie universelle du sein de laquelle l’homme est sorti et où il tend à rentrer par l’extase. C’est ainsi que la nature physique tout entière, œuvre de Dieu comme l’homme, concourt à élever l’âme vers son auteur et son centre.

Toute celle théorie, développée avec lucidité et chaleur, n’est dépourvue ni de charme, ni même de pureté morale. Revendiquant ainsi par d’ingénieux artifices la dignité philosophique du polythéisme, Jamblique voudrait laisser en dehors tout ce que la corruption des âges y avait mêlé de puérilités trop choquantes. Il distingue avec soin, à plusieurs reprises, la théurgie, véritablement divine, agissant sur la partie élevée de l'âme, et la magie, grossier produit de l’illusion des sens. Il voudrait épurer le culte en le sanctifiant, ennoblir le merveilleux en le réhabilitant. En tendant la main au vulgaire, il voudrait au moins que ce fût pour le faire monter de quelques degrés vers la sagesse.

L’effort était vain : on ne pouvait s’arrêter sur une telle pente. La superstition, une fois introduite ainsi dans le sanctuaire philosophique, y devait pénétrer tout entière, avec son cortège d’erreurs, de sottises et de crimes. A partir de ce moment, la crédulité élevée publiquement à l’état de science se donna carrière, même parmi les rangs des meilleurs adeptes de l’école. Sous prétexte d’éprouver ou de décrire les effets de l’enthousiasme, il n’y eut plus de sophiste qui n’eût à raconter sur lui-même ou sur ses maîtres quelque prodige bien merveilleux. Les prédictions, les évocations d’esprits, les opérations miraculeuses, devinrent les signes ordinaires de la vocation philosophique; et les tableaux que dans les premières années du Ve siècle l’historien Eunape nous trace de la vie des savants qu’il avait connus, ne diffèrent plus essentiellement de nos contes de sorciers. C’est ainsi qu’il nous montre Jamblique lui-même, élevé dans ses prières de dix coudées au-dessus de terre; puis faisant sortir à son commandement, des ondes d’une fontaine, les génies et les amours auxquels la source est consacrée. Un peu plus loin, c’est Oedesius, successeur de Jamblique, qui, divinement averti par un oracle des dangers de la profession de philosophe sous un empereur chrétien, va se cacher dans une retraite en dépit des efforts de ses disciples. Puis, c’est Eustathe, moins célèbre encore par ses propres aventures que par celles de sa femme Sosipètre, élevée dans son enfance par des génies et qui connaissait si bien l’avenir, qu’en se mariant elle put prédire le nombre, les vertus, les qualités des enfants qu’elle devait avoir, et la durée de la vie de son fiancé. Tous ces contes, répétés dans les écoles, répandaient dans les rangs du peuple la réputation des philosophes, et ceux qui n’auraient pas compris leurs doctrines se sentaient pénétrés de respect au récit de leurs prodiges.

Par celte condescendance, en effet, qui l’a déshonorée aux yeux de la postérité, la nouvelle école philosophique s’assurait quelques jours de popularité et même de puissance. Son concours rendait aux dieux du polythéisme quelque chose de ce qui leur avait manqué pour combattre leurs victorieux ennemis. Un des mérites principaux de la religion chrétienne avait été d'offrir aux hommes des croyances à la fois populaires et sublimes, et de réunir autour d’un même autel des enfants et des douleurs. L’alliance de la philosophie alexandrine et des fables païennes reproduisait d’une façon grossière et artificielle, et, par conséquent, bien moins saisissante, ce mélange pourtant toujours efficace de science cl de foi. Elle donnait un credo commun à la foule qui se pressait dans les cirques et dans les temples, et aux maîtres qui enseignaient dans les écoles. Des rangs du paganisme pouvait maintenant s’élever un homme à la fois lettré et croyant : et si les jeux du hasard ou la sévère justice de la Providence lui niellaient un jour une couronne sur le front, armé de la force que donnent une croyance ferme et une science profonde, il pouvait ouvrir à l'erreur de nouvelles destinées et soumettre la vérité à de nouvelles épreuves.

 

CHAPITRE X

LA JEUNESSE DE JULIEN. (345 —356)