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L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

DEUXIEME PARTIE : CONSTANCE ET JULIEN

CHAPITRE XI

LA PERSÉCUTION ARIENNE. ( 356 — 361. )

 

Pendant que la fin de l’année 355 s’écoulait ainsi dans ces préoccupations toutes politiques, que devenaient la sentence rendue contre Athanase et la suite des desseins de l’empereur en Orient? Chose étrange et inouïe dans les fastes de l’empire, la volonté souveraine, même proclamée avec éclat, souffrait encore quelques délais dans son exécution. L’empereur avait un ennemi déclaré, et ce mortel audacieux n’était pas encore retranché du nombre des vivants. Le début de l’année 356 trouvait encore Athianase sur son trône pontifical à Alexandrie.

Ce fait sans exemple s’expliquait par l’extrême prudence qui tempérait le courage de l’évêque, et par l’extrême timidité qui contenait les violences de l’empereur. Depuis trois années que le glaive était suspendu sur sa tête, Athanase ne s’était pas départi un seul jour de la ligne de conduite qu'il s’était tracée. Comme si le trouble qui agitait l’Église ne l’eût intéressé en aucune façon, comme si son nom n’eût pas éveillé tous les échos du palais impérial, il livrait à ses devoirs d’évêque avec une sérénité que rien n'altérait. Attentif à ne pas mettre le pied hors de son diocèse, respectueux pour la puissance civile, même dans ses prétentions exagérées, quand elle ne lui demandait rien de contraire à la foi, ne trahissant sur son visage ni préoccupation, ni terreur, prêchant l'Evangile, soignant les malades, il ne paraissait pas se douter qu'il y eût un empereur, ni que cet empereur songeât à lui. Nulle provocation; nulle faiblesse; rien qui permit de l’accuser; rien qui fil espérer de le fléchir.

El en même temps il préparait tout pour cette lutte qu’il n'avait pas même l'air de prévoir. Par des exhortations animées, par des lettres confidentielles, il ne cessait de ranimer le courage chancelant des fidèles et même des évêques de sa province. Pans ces entretiens paternels, cette âme, de fer pour la résistance, qui opposait une impassibilité glacée à toutes les puissances de la terre, se montrait toute brûlante d’un feu intérieur de piété et de tendresse : « O mon cher Draconce, écrivait-il à un jeune prêtre qui fuyait au désert pour se soustraire aux devoirs de l'épiscopat, je ne sais ce que je dois vous écrire. Dois-je penser que vous nous quittez parce que les temps qi s'approchent vous inquiètent, et que vous allez vous cacher par crainte des Juifs? Quel que soit le motif qui vous pousse, votre conduite est digne de blâme. Vous ne devez point aller enfouir le talent que vous avez reçu : il n’est point digne de voire prudence de fournir à d’autres le prétexte de la faiblesse. Votre fuite va répandre le scandale. On ne croira pas que vous vous soyez éloigné sans dessein : on pensera que vous avez songé aux mauvais jours qui nous menacent et aux calamités qui pèsent sur l’Église. Vous fuyez, dites-vous, pour sauver votre âme : craignez que le péril que vous allez faire courir à d’autres âmes ne vous accuse devant le Seigneur. Que si, en effet, le Seigneur a dit que si quelqu'un scandalise un de ces petits, il vaudrait mieux pour lui être plongé dans l’eau avec une meule à son cou, que pensera-t-il de vous, quand vous serez devenu pour tant de frères un objet de scandale? Alexandrie vous avait désigné pour évêque dans notre contrée, avec une rare unanimité de sentiments : votre départ a rompu cette concorde, et l’épiscopat où vous étiez appelé va devenir la proie des intrigues. Des païens avaient promis qu’ils recevraient la foi le jour de votre ordination : ils demeureront dans la gentilité, quand ils verront que votre piété se joue de la dignité que vous avez reçue. Comment vous justifierez-vous d’avoir causé tant de maux?.... Comment rétablirez-vous la paix rompue? — 0 mon fils chéri ! vous étiez ma joie, vous êtes devenu ma douleur : vous étiez ma consolation, et je gémis en pensant à vous... Mais il faut que vous le sachiez et que vous n’en conserviez aucun doute : avant d’être évêque, vous viviez pour vous-même; évêque, vous vivez pour ceux-là seuls à qui vous avez été consacré... Si ce sont les jours où nous vivons qui vous effrayent, cela n’est point d’un homme courageux, car c’est le cas au contraire de montrer le zèle de la foi du Christ, et de répéter hardiment les paroles du bienheureux Paul : C’est ici notre victoire de ne point céder aux temps, mais d'obéir à Dieu.»

Cette attitude, de tous points irréprochable, mais inflexible, mettait les agents de l’empereur dans un cruel embarras. Pour complaire aux désirs de leur maître, ils auraient voulu prendre le prélat en faute sur quelque point étranger à la religion, sur quelque acte de rébellion et de provocation politique, qui permît de le frapper seul, sans engager de question de foi, ni compromettre l’indépendance de l’Eglise. Dans celte vue, ils resserraient chaque jour la surveillance, encourageaient les délations, et se créaient à plaisir des griefs imaginaires. Ainsi, on fit un grand crime à Athanase d’avoir célébré le jour de Pâques le service divin dans une grande église que Constance avait fait construire à ses frais, sans attendre que l’empereur lui-même fût venu honorer la dédicace de sa présence. Athanase n’eut pas de peine à démontrer que c’était la foule des chrétiens, chaque jour plus grande, et trop à l’étroit dans les anciennes chapelles, qui avait exigé impérieusement de lui cette anticipation, cl qu’il ne s’y était, décidé qu’à la suite d’accidents graves dont la dernière solennité avait été l’occasion. Les fidèles avaient déclaré qu’ils n’iraient plus à l’église pour y voir leurs femmes écrasées et leurs enfants foulés aux pieds. «Où vouliez-vous, disait Athanase, que je célébrasse le service divin? En plein air et dans la campagne? car le peuple ne voulait plus rentrer dans les églises. La dédicace n’est point faite, d’ailleurs, assura-t-il, et nous attendons l’empereur pour la faire, comme cela s’est déjà pratiqué en plusieurs endroits. Les magistrats (chrétiens au moins de nom) n’avaient rien à répondre à de si bonnes raisons; et cette démonstration de l’accroissement du nombre des chrétiens dans Alexandrie les pénétrait de crainte; car tout nouveau converti était un ami de plus pour Athanase

Il fallait donc attendre pour agir les ordres précis de Constance; mais celui-ci ne se pressait pas de les envoyer. Il passait le temps à faire circuler dans les provinces l’édit rendu à Milan, pour le couvrir de souscriptions d’évêques, obtenues par séduction ou par violence, et ne voulait frapper Athanase que lorsqu’il l’aurait ainsi isolé dans l’Eglise. Puis il redoutait toujours d’avoir à l’enlever violemment de l’autel, au milieu d’un peuple qui le chérissait; et il ne désespérait pas que son adversaire, intimidé, ne le dispensât lui-même de recourir à une si rude extrémité. En attendant, il répugnait à signer un ordre exprès qui pouvait exposer la volonté impériale à se voir méconnue par une insurrection populaire. Aussi Diogène, sou envoyé, n’arriva dans Alexandrie qu'assez tard, porteur seulement d’une instruction verbale, et sans aucun appareil militaire.

Diogène n’en fit pas moins sur-le-champ savoir à l’évêque, qu'il eût à faire ses préparatifs pour quitter la ville. «Où sont vos ordres, répondit Athanase sans se troubler? Montrez-moi vos ordres. Voici les lettres de l’empereur qui m’ont autorisé à rentrer à Alexandrie, encore du vivant de l’empereur Constant : en voici d’autres qui m’ont encouragé à y rester, après le meurtre de ce prince. Je suis ici eu vertu d’un ordre écrit de l’auguste empereur : serait-il convenable que j’en sortisse sur la parole d’un simple notaire?».

Diogène, en effet, n’avait pas d’autre qualité: il n’était ni préfet, ni commandant de troupes; et quand il apprit que la ville commençait à s’émouvoir au sujet de sa mission, n’ayant aucune force armée à sa disposition, il prit peur et se retira.

Force fut donc de faire un pas de plus, et de recourir aux légions qui étaient eu Egypte et en Libye. Elles avancèrent en effet vers Alexandrie, et y firent leur entrée dans les premiers jours de janvier, sous le commandement du duc Syrien. Les ariens de la ville, qui craignaient le peuple, respirèrent à l’aise en se voyant enfin sous bonne garde, et s’empressèrent autour du duc, qui passa plusieurs jours à tenir conseil et à faire grande chère en leur compagnie. De ces conciliabules partit un nouvel ordre à l’adresse d’Athanase, lui enjoignant de sortir d’Alexandrie. A la même demande, celte fois mieux appuyée, Athanase fit pourtant la même réponse : « Avez-vous des ordres? répétait-il; voici les miens : faites voir les lettres. Je ne sortirai que sur l’ordre de l’empereur. Que je sache si vous parlez au nom de mon maître. Je vous vois entouré de gens suspects qui sont mes ennemis; vous prenez des détours; vous n’avez pas l’air de parler tout haut, comme il conviendrait à des gens qui agissent en vertu d’un ordre souverain. Ecrivez-moi au moins que vous avez la commission expresse de l’empereur; il n’en faut pas moins à un évêque pour quitter son troupeau : car nous lisons dans les Écritures que c’est un grand crime de quitter le troupeau que Dieu nous a confié, et de laisser au loup, par notre absence, la facilité d’y pénétrer»

Syrien était fort embarrassé de produire l’ordre qu’on lui demandait, puisqu'il n’en avait pas reçu. Affirmer par écrit lui-même qu’il était dépositaire de la volonté impériale, c’était compromettre Constance et s’exposer à être désavoué. Puis il sentait bien probablement qu’en le laissant ainsi sans instructions écrites, on avait voulu se réserver la faculté de rejeter sur sa tête, en cas de rébellion, la responsabilité du sang versé. Soit ruse, soit hésitation véritable, il consentit donc à laisser partir une députation de la ville d’Alexandrie, chargée d’aller s’informer de la volonté de l’empereur et de le fléchir, s’il était possible. Jusque-là, il s’engagea à laisser toutes les églises en repos. Pour plus de sûreté, un acte constatant cet accommodement fut dressé en présence des magistrats de la ville.

Pendant que ces pourparlers duraient, et que toute la cité était dans le trouble, on annonça que la demeure épiscopale était honorée d’une visite qui n’était pas de nature à refroidir l’émotion. C’était le saint homme Antoine, sorti de sa retraite malgré son grand âge et ses infirmités croissantes, pour venir donner à son ami une nouvelle marque d’attachement, et en même temps rendre un témoignage solennel à la foi du Christ menacée. Ce fut à l’instant, autour de lui, un concours empressé de fidèles et de curieux. Tout le monde courait pour voir Antoine. Des païens, des prêtres même des faux dieux, l’attendaient sur son passage, ou se glissaient dans l’église pour l’apercevoir. On admirait sa verte vieillesse (il était plus que centenaire), que le temps semblait avoir respectée. Son teint était coloré, son regard vif, ses dents tontes intactes, bien qu'eu peu usées sur les gencives par l'effet des années. Les mouvements de ses pieds et de ses mains étaient agiles, sa démarche ferme et légère. On lui apportait de toutes parts des malades pour les guérir, ou des possédés pour les délivrer du malin esprit. On voulait toucher le bord de sa robe. «Prenez garde, disaient ceux qui l’environnaient, vous allez blesser l’homme de Dieu.

— Laissez-les donc, reprenait doucement le saint, ils ne sont ni plus nombreux, ni plus bruyants que les démons que j’ai laissés sur la montagne.»

Dans son langage, c’était toujours la même simplicité suave et rustique. Un vieil aveugle, nommé Didyme, savant dans l’étude des Écritures, demanda à l’entendre. Antoine se rendit à sa retraite, fit la prière avec lui, puis lui demanda soudain s’il ne regrettait pas d’avoir perdu la vue.

—Hélas, dit l’aveugle après s’être fait un peu presser, je confesse à ma honte que j’en gémis intérieurement.

—Je m’étonne, reprit Antoine, qu'un homme judicieux comme vous paraissez être, regrette ces yeux de la chair qui sont communs aux mouches, aux fourmis et aux plus méprisables animaux; et qu’il ne lui suffise pas de posséder celte lumière intérieure qui n’appartient qu’aux saints et aux anges, et par laquelle nous voyons, non les choses qui passent, mais Dieu lui-même. Réjouissez-vous d’avoir l’esprit plus éclairé que le corps, et de posséder ces yeux de l’âme que n’obscurcit point la paille du péché, plutôt que ces yeux charnels qui peuvent, par un seul regard impudique, nous précipiter dans les enfers».

Un autre jour on le vit se diriger vers la maison d’un corroyeur inconnu d’Alexandrie, et comme on cherchait le motif de cette visite inattendue :

—C’est, dit-il, que j’ai été averti de Dieu que cet homme est plus avancé que moi dans la piété.

—Que pensez-vous du salut, demanda-t-il au corroyeur?

—Je crois, répondit l’ouvrier, que tous en sont dignes par leur vertu, excepté moi qui n’y arriverai point à cause de mes péchés.

—Voyez, dit Antoine, il en a plus appris à son établi que moi dans ma solitude.

Après plusieurs jours passés dans des discours semblables, auxquels étaient jointes de très vives allocutions contre l’hérésie arienne, Antoine sortit d’Alexandrie, reconduit assez loin hors de la ville par Athanase. Les adieux de ces deux amis furent pleins de joie et de paix: puis ils retournèrent à leurs destinées différentes. Athanase rentrait dans Alexandrie, où la persécution l’attendait : Antoine sentait sa tâche finie, et allait mourir dans la solitude. Sur sa route, il traversa de nouveau tous ses monastères, laissant à chacun ses instructions. Partout on voulait le retenir; nulle part il ne se laissait arrêter. Le lieu le plus reculé du désert était celui qu’il avait choisi pour finir seul, sous les yeux de Dieu, une vie que Dieu seul avait remplie, et rendre secrètement à la terre une dépouille mortelle à qui il ne pouvait pardonner d’avoir si longtemps retardé son âme dans la voie du salut. Au fond d’une grotte creusée dans une montagne, sa retraite de prédilection, il sentit la vie qui lui échappait, et fit venir auprès de lui les deux seuls disciples dont il eût souffert la compagnie : «J’entre, dit-il, comme il est écrit, dans la voie de mes pères, et je vois que Dieu m’appelle. Vous autres, veillez et jeûnez, et ne perdez pas le fruit de votre long exercice... Vous connaissez les démons qui vous font la guerre; vous savez qu’ils sont farouches, mais qu’ils sont impuissants : ne les craignez donc point, mais respirez toujours l’esprit du Christ, et ayez confiance. Vivez comme si vous mouriez tous les jours... Point de commerce avec les schismatiques, ni avec les hérétiques ariens. Vous savez que je les ai toujours fuis, parce que leur hérésie fait la guerre à mon Christ... Si vous avez eu quelque souci de moi, gardez mon souvenir comme celui d’un père ; ne souffrez point qu’on porte mon corps en Egypte, de peur qu’on ne le garde dans des maisons particulières, comme c’est la coutume: car vous savez combien j'ai blâmé souvent ceux qui font ainsi, et combien je les ai détournés de cette habitude. Ensevelissez donc mon corps, et cachez-le sous la terre, et que personne que vous seuls ne connaisse le lieu de ma sépulture. Au jour du jugement, le Sauveur me rendra cette chair devenue incorruptible. Distribuez ainsi mes vêlements : donnez une de mes tuniques de poils de chèvre à l'évêque Athanase; joignez-y mon manteau, qu’il m’a lui-même donné quand il était neuf, et que je lui rends tout usé. Mon autre tunique est pour l'évêque Sérapion : pour vous, gardez ma chemise de crin. Et puis, salut, mes enfants! Antoine vous quitte, et ne demeurera plus avec vous.»

Quand les disciples du saint vinrent à Alexandrie, pour s'acquitter du legs modeste dont ils étaient chargés, ils y trouvèrent tout en rumeur et les choses poussées enfin aux dernières extrémités. Le duc Syrien, soit qu’il eût reçu des ordres secrets, soit que la crainte de mécontenter Constance par ses hésitations, l’emportât sur celle de se compromettre par des violences, avait enfin pris son parti, et, joignant la mauvaise loi à la cruauté, il avait rompu la trêve sans prévenir. Le vendredi, 9 février, au moment où le peuple et l'évêque étaient réunis en prières, sans aucune crainte, il fit subitement irruption dans l’église de Saint-Théonas, et remplit tout le sanctuaire du bruit et de l’éclat des armes.

« Il était nuit, dit Athanase, et il y avait dans l’église du peuple qui faisait la vigile de la fête du lendemain. Le chef militaire, Syrien, apparut tout à coup avec des soldats au nombre de plus de cinq mille, ayant des armes et des épées nues, des arcs, des flèches, des lances; et il les rangea autour de l’église, de manière à empêcher toute personne de sortir. Moi qui ne croyais pas juste, dans un si grand désordre, d’abandonner mon peuple, et qui préférais m’exposer le premier au péril, m’étant assis dans ma chaire, j’ordonnai au diacre de lire le psaume: La miséricorde de Dieu est grande dans tes siècles; je dis au peuple de répondre et de se retirer ensuite chacun dans sa maison. Mais le chef s’étant élancé dans le temple, et les soldats assiégeant de toutes parts le sanctuaire pour me saisir, le peuple et les prêtres me pressent, me supplient de prendre la fuite : je refuse de le faire avant que chacun d’eux soit en sûreté. M’étant donc levé, et ayant prié le Seigneur, je les conjurai de se retirer. J’aime mieux, disais-je, être en péril que de voir maltraiter quelqu'un de vous. Plusieurs étant déjà sortis, et les autres se préparant à les suivre, quelques solitaires et quelques moines montèrent jusqu’à moi et m’entrainèrent. Et ainsi, j’en atteste la suprême vérité, malgré tant de soldats qui assaillaient le sanctuaire, malgré ceux qui entouraient l’église, je sortis sous la conduite du Seigneur et j’échappai sans être vu, glorifiant surtout le Seigneur de ce que je n’avais pas trahi mon peuple, et de ce que, l’ayant mis d'abord en sureté, j’avais pu être sauvé moi-même et me dérober aux mains qui voulaient me saisir. »

Ce sobre récit ne disait pas tout. Du haut du siège où l’attachaient son devoir et son courage, Athanase n’avait pu tout voir, et son regard ne pouvait tout protéger. Pendant que le sanctuaire retentissait encore des accents de la prière, dans les bas-côtés de l’église plus d’une lutte sanglante s’était engagée entre les fidèles et les soldats. Les sabres brillaient, les flèches volaient dans l’air, des cris se mêlaient aux chants sacrés, et le lendemain, quand le jour se leva sur cette scène d’horreur, des cadavres presque méconnaissables à force d’avoir été foulés sous les pieds, des débris d’armes, d’épées, d’ornements d’église, jonchaient le pavé du temple. Des femmes évanouies et à moitié nues étaient étendues sur les marches, le sang ruisselait de toutes parts, et Alexandrie entière, plongée dans une inexprimable confusion, apprit que le crime était consommé et que son évêque avait disparu.

Sous l'empire d’une indignation qui dominait leur effroi, les catholiques se réunirent dans la matinée du lendemain, pour adresser à l’empereur nue protestation indignée contre les violences de son agent. Syrien, qui fut informé de leur démarché et qui savait bien qu’il avait agi sans ordre exprès, s’en montra assez troublé. Rien n’eût été si conforme au caractère de Constance que de désavouer les violences commises, tout en en recueillant le profit. N’ayant cependant plus d’autre ressource que de pousser jusqu’au bout l'intimidation, le duc manda les signataires de la protestation et leur ordonna de mentionner expressément dans leur lettre, que l’exécution s’était passée sans troubles et sans coûter la vie à personne. En même temps il envoyait des soldats à l’église de Saint-Théonas pour enlever les cadavres et les débris d’armes qui attestaient encore la lutte nocturne. Les chrétiens résistèrent tant aux ordres impérieux du duc, qui les faisait frapper de coups de bâton, qu’aux efforts des soldats; et ce fut l’occasion de nouveaux désordres, à la suite desquels fut rédigée une seconde protestation, que nous trouvons dans les œuvres d’Athanase, et qui commençait en ces termes :

«Le peuple d’Alexandrie, qui est sous la direction du très-respectable Athanase, lait savoir les faits suivants :

«Par un premier acte, nous avons porté témoignage de la violence nocturne qui a été faite tant à nous qu’au temple du Seigneur; et ce témoignage n’était pas nécessaire, car toute la ville a vu ces faits et les connaît. Les cadavres des gens tués, trouvés dans l’église, ont été exposés publiquement, ainsi que les arcs et les autres armes qui attestent, comme des témoins qui crieraient à haute voix, la violation de la loi qui a été commise. Mais puisque le clarissime duc Syrien veut nous contraindre par la force de déclarer qu'il n’y a point eu de troubles et que personne n’a péri, c’est pour nous une preuve très assurée que ce qui s’est passé n’est pas l’effet de la volonté du très-clément Auguste Constance; car le duc ne concevrait pas de crainte de toutes ces choses, s’il les avait accomplies par ordre... Nous renouvelons donc notre témoignage, et comme quelques-uns d’entre nous font roule vers le très-pieux Auguste, nous les avons adjurés par le salut du très-pieux empereur (que le Dieu tout puissant garde!) , nous prions aussi le préfet d’Egypte, Maxime, et tous les curieux, et tous les magistrats clarissimes, de raconter tout au pieux empereur. Nous adjurons aussi tous les pilotes de divulguer ces faits en tous lieux où ils aborderont, afin de les faire parvenir aux oreilles du prince, et de tous les préfets, et de tous les magistrats, et afin qu'il soit connu que, sous le règne de Constance, des vierges et beaucoup d’autres personnes ont été martyrisées par les ordres de Syrien. »

Suivait le récit des faits, semblable à celui d’Athanase, à cette exception près qu'ignorant encore ou ne voulant pas révéler la retraite du prélat, les signataires déclarent qu’il a été enlevé à demi mort, sans connaissance, et qu’on ne sait s’il est encore en vie. Puis ils continuent :

« Si tout ceci est la volonté du prince, à savoir de nous persécuter à outrance, nous sommes prêts à subir le martyre : s’il en est autrement, nous prions le préfet d’Egypte, Maxime, et les autres magistrats, de conjurer le prince que de tels crimes ne se renouvellent pas, et de faire en sorte que nos prières parviennent jusqu'à lui. Qu’il ne permette pas qu’on nous impose un autre évêque, ce à quoi nous résisterions jusqu'à la mort, ne voulant que le respectable Athanase que Dieu nous a donné suivant la succession de nos pères, et que le reli­gieux empereur a envoyé ici avec des lettres expresses, et sous la garde de son serment »

La ville, occupée militairement, attendit avec anxiété, mais en repos, la réponse de Constance à cette prière, qui ne partit sans doute pas sans être accompagnée d’un récit du duc Syrien destiné à en prévenir l’effet. Plusieurs semaines durent se passer ainsi dans cette pénible angoisse, et pendant tout ce temps on ne savait ni dans quel lieu Athanase était réfugié, ni s’il respirait encore. Enfin la réponse impériale arriva, et elle éteignit la dernière lueur d’espoir des fidèles. L’empereur, très-soulagé d’apprendre que le coup était frappé et qu’Alexandrie lui obéissait encore, avouait, approuvait tout, et ne témoignait qu’un regret : c’est qu’on eût laissé échapper Athanase. Délivré de la crainte qui seule mettait des bornes à sa fureur, il n’apportait plus de ménagements dans ses expressions. « Sénat, peuple d'Alexandrie, assemblez-vous, disait-il; vous tous, jeunes gens de la ville, réunissez-vous. Pour suivez le traître, ou sachez que je vous tiendrai pour mes ennemis. S’il est réfugié chez les Barbares, il faut l’en tirer ». Et il désignait spécialement, comme la retraite où il soupçonnait qu’on pourrait trouver le fugitif, le petit royaume d’Anxume, district d’Ethiopie voisin de l'Égypte, converti par les soins d’Athanase, et gouverné spirituellement par son disciple et ami, Frumence. Athanase assure que l'empereur prit soin d’écrire par le même courrier au prince d’Anxume, pour le prier de lui livrer le maître et le disciple.

Le porteur de ces ordres, le comte Héracle, ne paraissait nullement disposé à en laisser languir l'exécution. A peine arrivé, il fil afficher la lettre impériale et y joignit en son nom, de nouvelles menaces. Il déclara au peuple que, si la moindre résistance s’élevait dans la ville, tonte distribution de pain serait suspendue, et qu’on jetterait en prison tous les séditieux. «A aucun prix, répétait-il à tout venant, l’empereur ne veut plus entendre parler d’Athanase, et toutes les églises vont être remises aux ariens.» Ces paroles étranges circulaient dans la ville, où elles causaient une grande émotion. «Qu’est cela? disait-on de toutes paris; l'empereur est-il donc décidément hérétique?»

Il fallait pourtant bien se procurer quelques auxiliaires, pour ne pas avoir l’air d’agir exclusivement par la force et sous l’inspiration d’un seul parti. Ce fut encore, celle fois aux païens qu’on eut recours, et l’artifice employé par l’envoyé de Constance, pour les enrôler à son service, sans avoir l’air de s’allier avec eux, fut singulier. Il fit venir les principaux d’entre eux, ceux qui étaient sénateurs et magistrats de la ville, et leur déclara, d’un air d’autorité, que l’empereur se proposait de fermer tous leurs temples et d’abattre leurs idoles; mais que leur obéissance empressée, dans une circonstance aussi grave, que l’expulsion d’Athanase pourrait leur faire trouver grâce. La menace n’était pas sans vraisemblance, car on savait que Constance, par un double jeu qu’ont mis en pratique plus d’une fois les oppresseurs de l’Eglise pour paraître en même temps ses protecteurs, annonçait l'intention d'imposer la foi chrétienne à tous ses sujets. Peu de temps même auparavant, sous les yeux d’Athanase, un ordre impérial avait prohibé la solennité publique d’une grande fête de l’ancien culte national. Les païens, très-indifférents sur le fond de la question soulevée par Arius, mais plus ennemis d’Athanase que de tout autre, ne pouvaient hésiter à se racheter à si bon marché. Ils promirent donc toute espèce de concours, et, pour commencer, des jeunes gens envoyés par eux firent invasion, peu de jours après, dans une église où le peuple était assemblé. Ils entrèrent armés de pierres et de bâtons, chantant des vers obscènes, insultant les femmes, battant les vieillards, brisèrent l’autel qui était de bois, déchirèrent les voiles de la tenture, et firent du tout un grand feu sur la place, qui s’étendait devant l’église. «Victoire! s’écriaient-ils dans leur ivresse, ariens et Grecs ne sont plus qu’un, et Constance va reconnaître nos mystères.» Ils amenèrent même dans l'église le nourrisson d’une vache et se mettaient en devoir de le sacrifier, quand on fit remarquer que c’était une génisse, et que la religion du pays ne permettait de sacrifier que des mâles. Grâce à ces violences, les églises furent bientôt vides et prêtes à recevoir sans difficulté le successeur hérétique d’Athanase.

Car c’était là, en définitive, qu’on en devait venir, et l'on ne savait trop quel serait l’homme assez hardi pour recueillir l'héritage qui avait si mal profité, dix ans auparavant, entre les mains de Grégoire. L’épreuve tenta pourtant l’ambition d’un des compatriotes de l’usurpateur précédent, Georges, originaire comme lui de Cappadoce. C’était un homme de basse extraction, fils d’un foulon, dit Ammien-Marcellin. Les écrivains ecclésiastiques en font le plus odieux portrait. Il était, disent-ils, ignorant, larron, adonné aux plaisirs de la chair et surtout de la table. Ce dernier défaut lui avait coûté une place qu’il occupait avant d’être entré dans les ordres. Il exerçait les fonctions de receveur d’une des fermes du Trésor, celle qui fournissait des viandes salées pour la nourriture des soldats à Constantinople, et il avait été surpris détournant les fonds à son profit, pour subvenir aux frais de sa bonne chère : d’où lui était venu le surnom de Mangeur du Trésor. Les ariens ne l’en avaient pas moins fait prêtre, quoiqu’il ne se mît point en peine de couvrir ses vices par le moindre vernis d’hypocrisie. Il annonçait, de plus, des instincts cruels. Ammien-Marcellin confirme cette peinture par deux mots plus sobres, mais d’une valeur extrême dans la bouche d’un païen; «C’était, dit-il, un homme qui oubliait que sa profession n’enseigne que la justice et la douceur.» Tel était le choix qui fut arrêté dans un petit concile de prélats ariens à Antioche. On le désigna à Constance qui se hâta de lui écrire en l’appelant le révérendissime Georges, maître très-habile dans le chemin du ciel.

Georges ne tarda pas à se mettre en campagne, et avant la fin du carême, c’est-à-dire dans les derniers jours de mars (Pâques tombant cette année le 6 avril), il arrivait, accompagné d'un nouvel officier supérieur; car Constance, avec sa mobilité et ses caprices accoutumés, changeait à tout instant ses agents, n’étant jamais ni satisfait du zèle, ni sûr de la fidélité d’aucun. Celui-ci, qui portait le nom de Sébastien , était un bel esprit qui avait étudié, pour être rhéteur, à l’école de Libanius, et qui avait embrassé la secte subtile des manichéens. Il joignait les prétentions d’un savant et les passions d’un sectaire à la brutalité d’un soldat. Apparaissant dans cette redoutable compagnie, Georges fut reçu au milieu d’un calme et d’une stupeur universels La ville, pleine de soldats et environnée de troupes dont les postes se relevaient à lotit instant, n’aurait, osé bouger. «Voyez Alexandrie, disait un peu plus tard un contemporain, s’adressant à Constance lui-même : quelles guerres autour d’elle! Ce ne sont à tout mo­ment (pie des expéditions militaires qui la font trembler. On change les préfets et les généraux; on soulève le peuple; on fait marcher les légions: et tout cela pour qu'Athanase ne puisse pas prêcher Jésus-Christ.»

Constance ne s’en applaudissait pas moins, avec ravissement, d’une soumission obtenue à si grands frais. Il ne craignait pas d’en féliciter les Alexandrins : « Votre cité, leur écrivait-il dans un véritable accès de rage triomphante, n’a donc point renié ses habitudes héréditaires et les traditions de ses fondateurs: elle s’est montrée, comme toujours, obéissante et docile. Après celte preuve de soumission, si nous ne surpassions pas en bienveillance pour vous Alexandre lui-même, nous pécherions gravement... Quel lieu du monde ignore l'honneur qui vient d’être acquis dans ces derniers événements? Je ne sais, en vérité, à quoi le comparer. La plus grande partie de votre ville était dans l’aveuglement; un homme la gouvernait, sorti des plus bas-fonds; il conduisait dans les ténèbres tous ceux qui cherchaient la vérité, les séduisant non par des paroles saines, mais par des jongleries. Et il avait des flatteurs qui l’applaudissaient, qui s’écriaient d’admiration (lesquels, je pense, grommellent bien quelque chose encore en ce moment entre leurs dents) : les simples, trompés, se laissaient entraîner à vivre suivant les conseils de cet homme, et la chose publique, emportée comme par un torrent, s’en allait vers un cataclysme... Mais le voilà, ce grand homme, cet homme courageux : il n’a pas su comparaître pour se défendre; il s’est condamné lui-même, il a fui ! Je conseille aux Barbares de s’en défaire au plus vite, de peur qu’il ne pervertisse ceux qu’il rencontre, se lamentant devant eux avec des airs et des larmes de théâtre. Quant à lui, donc, qu'il s’en aille et ne revienne plus; et quant à vous, distinguez-vous du grand nombre, comme vous avez toujours fait, par votre sagesse et votre vertu.... Ne vous souvenez plus des vains bavardages de ce scélérat... convaincu de tant de crimes qu’il ne les expierait pas encore suffisamment s’il subissait dix fois la mort.»

Personne n’était dupe (et Georges moins que tout autre) du prétendu congé donné en de tels termes à Athanase par l’empereur : il était clair que lui apporter la personne ou la tête de son ennemi était encore le meilleur moyen de se mettre en grâce. À peine installé, par conséquent, le nouvel évêque, aidé par son associé Sébastien, fit commencer une exacte recherche pour s’assurer de la retraite du proscrit. Eglises, maisons, jardins, couvents, tombeaux même, tout fut ouvert, inspecté et bientôt pillé par une soldatesque furieuse qui, très-animée à la poursuite, ne négligeait pas, chemin faisant, de penser à ses propres profits. Les amis connus d’Athanase, désignés pour les plus sévères perquisitions, étaient soumis à des violences qui les pénétraient de terreur. On entrait chez eux à toute heure, au nom du prince; on les rouait de coups, pour leur faire dire ce qu’ils ne savaient pas; on enlevait au hasard de leur maison tous les objets de quelque valeur. Ils fuyaient précipitamment dans les faubourgs et dans les campagnes, ou s’embarquaient sur le fleuve. C’était une émigration générale, mais secrète, car les portes de la ville étaient gardées, les chemins couverts de sentinelles, les vaisseaux qui entraient au port ou en sortaient soigneusement fouillés.

On avait beau chercher, on ne trouvait rien. On commençait à dire, soit qu’Athanase était mort, soit qu’il avait su, par des arts magiques, se rendre invisible. Des couvents de la ville, il était naturel dépassera ceux du désert. Le monastère de Tabenne fut un des premiers qu’on visita. Telle était pourtant la vénération n’inspirait ce pieux établissement à tout le pays, qu’on n’osa pas s’y prendre avec la brutalité ordinaire. Un officier d’un grade élevé, accompagné d’un prélat arien et d’une bonne garde d'archers, remonta le Nil pour aller lui-même faire l'inspection. En l'absence de Théodore, successeur de Pacome, c’était un moine du nom de Psarphias qui était chargé de la direction.

—Athanase n’est-il point parmi vous? demanda l’officier: nous avons ordre de l’empereur de le chercher et de remmener.

—Athanase est notre père, répondit Psarphias; nous l’aimons et le reconnaissons comme tel, mais nous ne l’avons jamais vu.

On lui ouvrit toute la maison, qu’il put fouiller à son aise, et où il ne rencontra aucune trace du fugitif. En entrant dans l’église, il trouva les moines assemblés qui faisaient l’office :

—Priez pour moi, leur dit-il.

—Nous ne pouvons prier avec les amis d’Arius, dirent-ils unanimement : et ils le laissèrent dans l’église, d’où il sortit tout troublé, racontant qu’il avait eu des visions effrayantes de la colère de Dieu

L’instinct pourtant l’avait bien guidé, et c’était dans une de ces retraites du désert que vivait, sous l’humble vêtement du moine, l'homme qui mettait le monde entier en rumeur. Après la nuit du 5 février, les amis d’Athanase l’avaient emmené précipitamment hors de la ville, et caché dans un des premiers couvents qu’ils rencontrèrent. Il n’y voulait d’abord pas séjourner. Son dessein, vainement combattu par ceux qui l’entouraient, était d’aller trouver l’empereur à Milan, et de demander publiquement justice. «L’empereur, disait-il, m’a donné sa parole de me protéger toujours. Il ne peut avoir oublié à ce point ses serments : c’est à moi de les lui rappeler.» Dans cette pensée, il s’était déjà mis en route pour se rapprocher du bord de la mer et chercher quelque lieu écarté où il put s’embarquer. Il s’avançait prudemment, d’asile en asile, toutes les maisons des chrétiens fidèles s’ouvrant devant lui pour lui servir de refuge. A chaque pas, on lui apprenait quelque violence nouvelle de ses adversaires: il voyait arriver tout en larmes les fugitifs d’Alexandrie.

«N’avancez pas, lui disait chacun : on vous cherche partout; on vous attend pour vous assassiner.» Il n’en répétait pas moins qu’il voulait aller devant l’empereur; que c’était un devoir de lui apprendre l’abus qu’on faisait de son nom. Enfin, on lui apporta les lettres de Constance qui avaient suivi l’arrivée de Georges, jointes à celle que ce prince avait écrite an prince d’Auxume, pour poursuivre sa victime même en dehors des limites de l’empire. Devant ces preuves manifestes de la volonté impériale, il sentit que toute insistance n’était plus qu’une imprudence inutile, et il rétrograda vers les couvents du désert.

Ces maisons, vouées à la prière et au silence, s’échelonnaient d’étape en étape le long du Nil, et les dernières se perdaient dans la solitude, comme la source même du fleuve. Bien n’était si aisé que de passer inaperçu de l’une à l’autre; et c’est ainsi qu’Athanase put tromper, plusieurs mois durant, la vigilance d’une police infatigable. A la moindre alerte venue d'Alexandrie, un esquif mis à flot sur le fleuve, ou une caravane nocturne traversant les sables, dont le vent du désert effaçait rapidement la trace, le transportait sans bruit vers une retraite nouvelle. Partout où il descendait, les directeurs de la maison le recevaient comme leur père; et parmi les plus jeunes, habitués à obéir et à se taire, nulle question indiscrète ne s’élevait pour demander le nom du vénérable inconnu; nulle parole imprudente ne le murmurait au dehors. Les Pères s’assemblaient autour de lui: il leur racontait ses traverses, répondait à leurs interrogations sur les difficultés dogmatiques très-imparfaitement comprises au désert, envoyait des messagers ou en recevait pour subvenir, même de loin, par ses conseils, aux besoins de son Église opprimée. Puis il reprenait le train de vie d’un moine ordinaire, et ce héros des grandes luttes, cet administrateur actif d’une cité populeuse, assidu aux prières, aux offices, aux exercices prolongés de la méditation, étonnait les plus vieux athlètes de la pénitence par son intelligence des voies intérieures de la piété et la sérénité d’une vie contemplative.

«Il lui fallut fuir alors, disait plus tard son panégyriste, et nul exil ne fut mieux employé, car il se rendit dans ces divines retraites de la méditation qui sont eu Egypte, où des hommes, se séparant du monde et embrassant la solitude, vivent pour Dieu seul. Et là Athanase, qui avait le don de concilier et de rapprocher toutes choses, suivant l'exemple de Celui qui, par son sang divin, a uni tout ce qui était divisé, sut finir la vie solitaire avec les biens de la société religieuse; montrant que le sacerdoce est aussi une philosophie, et que la philosophie a besoin d’un sacerdoce qui renseigne. El il sut si bien concilier ces deux choses, une tranquillité active et une activité tranquille, qu'il fit comprendre à tous que la vie monastique consiste plutôt dans le ferme détachement du cœur, que dans la séparation du corps.»

De nombreux écrits sortis de sa plume pendant ces heures de repos matériel, où pourtant sa vie dépendait toujours d'une indiscrétion ou d’un hasard, attestent cette variété de préoccupations et cette plénitude de facultés. Tour à tour racontant son histoire, défendant sa cause, exhortant son Eglise, exposant le dogme, réfutant l’hérésie, jamais son esprit ne fut plus lucide, jamais sa réflexion ne fut plus mûre, jamais son éloquence ne s’échappa plus animée et plus incisive que dans ces jours d’angoisse. Plus d’un volume de ses œuvres, écrit pendant cette retraite forcée, nous apporte, avec les plus solides instructions chrétiennes, l’écho des transports contenus de celte âme ardente.

C’est d’abord une apologie de toute sa vie, adressée directement à l’empereur lui-même. Sans doute, c’était le résumé de ce qu’il comptait lui dire en face, s'il lui avait été donné de l'aborder; mais contraint de fuir sa présence, il cherchait du moins à lui faire arriver la vérité par quelque voie détournée. Nulle flatterie, nulle bravade, nulle parole inutile. Tout est concis, nerveux, mâle, dans ce langage d’un accusé parlant à son juge, d’un sujet parlant à son maître, qui n’oublie pas un instant qu’il est aussi un évêque parlant à un fidèle.

« Comme je sais, dit-il, que vous êtes chrétien depuis beaucoup d'années, et que vos parents vous ont élevé dans la crainte de Dieu, c’est avec un cœur tranquille que je viens me justifier devant vous. Je répéterai les paroles du bienheureux Paul, et c’est là, très-religieux Auguste, l’intercesseur dont je me servirai auprès de vous, car je sais que ce héraut de la vérité trouve en vous le plus soumis des auditeurs...  On prétend que j'ai semé la division entre vous et le pieux Auguste Constant, de bienheureuse mémoire... Suis-je donc un insensé, suis-je à ce point hors de sens, que vous me soupçonniez d’une pensée pareille?... Votre frère, ce grand serviteur de Dieu, n’était pas d'un naturel si crédule, et je n’avais pas moi-même assez de crédit sur lui pour que la prudence m’eût permis de calomnier un frère auprès de son frère, un empereur auprès d'un empereur? Je ne suis point en délire, ô empereur, et je n’ai jamais oublié celle instruction de l’Écriture : Même dans la retraite de ta conscience, ne maudis point le roi; même dans le fond de ton lit ne parle point mal de l'homme opulent: car les oiseaux du ciel iront redire tes paroles. Que si vous antres rois, vous savez faire en sorte que rien ne vous dérobe les choses dites contre vous, même en secret, comment est-il croyable qu’en présence de l'empereur et de tant de gens qui nous écoutaient, j’aie osé mal parler de vous? Informez-vous, en effet, et vous saurez que je n’ai jamais parlé seul à seul à votre frère, mais toujours en présence de l’évêque du lieu où nous étions, et de tous les gens de sa cour : j’entrais avec eux, je sortais avec eux, et toutes les personnes présentes vous l’attesteront... Une seconde calomnie prétend que j'ai écrit au tyran dont je ne veux pas même prononcer le nom, et la grandeur de ce mensonge est telle, qu’il frappe mes sens d'horreur. En vérité, religieux empereur, je me demande avec surprise s'il est possible qu’un homme soit assez égaré pour mentir à ce point... Et je ne sais par où commencer pour répondre, car toutes les fois que je veux parler, ma langue se glace d’étonnement et d’horreur. Car enfin, pour ce qui touche votre bienheureux frère, il y avait quelque prétexte, quelque apparence à m’accuser: il avait désiré me voir; il avait daigné vous écrire à mon sujet; il m’avait témoi­gné plusieurs fois, absent ou présent, son estime... Mais cet infernal Magnence (j’en atteste Dieu et son Christ), je ne l'ai jamais vu, et je n'ai jamais rien su de lui. Inconnu, comment aurais-je parlé à un inconnu? Et si j'avais voulu lui écrire, comment au­rais-je commencé ma lettre? Salut et merci, aurais-je dû lui dire, toi qui as tué Constant, l'homme du monde qui me tenait le plus en estime, et qui me comblait de ses bienfaits. Je te sais gré d'avoir privé de la lumière tous mes amis, tous les hommes fidèles et chrétiens dont j’ai été l’hôte à Rome, la bienheureuse Eutropie (votre tante, ô Constance), Abutère, cet excellent homme, Spérance, cet ami fidèle, et tant d’autres gens de bien... Voilà Je compliment que j’aurais eu à lui faire. Et l’on veut faire croire que j’ai été l’ami d’un tel monstre , et que je lui ai donné le salut de paix! »

La pièce continue sur ce ton animé, passant toutes les accusations en revue, et les terrassant de cette logique dédaigneuse. Mais sa défense personnelle était le moindre des soucis du proscrit: ce sont les périls de la foi qui lui remettent bientôt la plume à la main. Sur la nouvelle, que l’on faisait circuler dans les diocèses d’Egypte plusieurs formules de foi, différentes de celle de Nicée, quoique encore éloignées de celle d’Arius, et qu’un certain nombre de fidèles se laissaient séduire par cet artifice :

«Prenez garde, leur écrit-il sur-le-champ, dans une lettre circulaire envoyée, du fond de sa retraite, à tous les évêques, les gens qui vous circonviennent cachent leur dessein et ne se servent des paroles de l’Ecriture que comme d’un hameçon pour attirer à leur malice les ignorants. Voyez, en effet, si je n’ai pas raison. Ils font des formules de foi : de deux choses l’une, ou bien ils n’y sont poussés par aucune nécessité, et alors ce qu’ils tentent est superflu et presque nuisible... Ou bien, c’est pour s'excuser de partager l’hérésie d’Arius, et alors ce qu’ils ont à faire, c’est d’extirper les mauvaises plantes jusqu’à la racine et de frapper de noies d’infamie ceux qui répandent cette ivraie... Mais c’est précisément ce qu’ils ne font pas et ce qu’ils ne veulent pas laisser faire, ce qu’ils empêchent par toutes sortes de moyens. Ils se justifient donc, dans ces formules, précisément de la chose dont on ne les accuse pas... Ils sont comme un homme qui, accusé d’adultère, se défendrait de vol ou qui, prévenu du soupçon de meurtre, démontrerait qu’il n’a fait ni faux serment, ni détournement de dépôt. Ce serait plutôt une dérision qu’une excuse, et ce serait presque un aveu du crime. Car, qu’y a-t-il de commun entre un meurtre et un dépôt, entre un adultère et un vol?... Pour nous, nous sommes chrétiens, et non ariens; et plût à Dieu que ceux qui ont rédigé ces nouvelles formules n’eussent point les sentiments d’Arius! Mais maintenant il faut parler franchement, car nous n’avons point reçu un esprit de servitude qui engendre la crainte; c’est à la liberté que l’Esprit de Dieu nous a appelés. Et ce serait une grande honte si celle foi, que nous avons reçue du Sauveur par les Apôtres, nous l’abandonnions pour Arius et pour ceux qui pensent comme lui. Mais la plupart des gens de ce pays, connaissant l’artifice de ces rédacteurs de professions de foi, sont décidés à résister jusqu’au sang à leur malice, et cela surtout parce qu’ils comptent sur votre courage. Puis donc que nous sommes en face de l’hérésie, et qu’elle est sortie comme un serpent de sa caverne, mais que l’enfant divin, qu’Hérode cherche pour le tuer, est conservé parmi vous; puisque la vérité vit en vous, puisque votre foi est pleine de vigueur, allons donc, je vous en conjure, tenant dans les mains celte doctrine que vos pères vous ont transmise à Nicée, donner au monde l’exemple de la confiance et de la foi en Dieu. C’est ici le combat de la foi : il y a plus d’une attaque de l’ennemi  et celui-là n’est pas martyr qui refuse d’encenser les idoles; mais refuser de renier la foi, c’est là le témoignage, le martyre éclatant de la conscience »

Ce n’était pas assez de ces vives exhortations : elles étaient bientôt suivies de quatre traités dogmatiques, discutant toutes les questions agitées entre les ariens et les orthodoxes. Là, nulle allusion aux événements du jour, nulle trace des émotions de la lutte : le dogme seul et l’Ecriture. Ces dissertations sont fatigantes pour un lecteur moderne, que n’intéressent [dus les détails d’une question épuisée: quand on les étudie de près et avec patience, peut-être le caractère particulier du génie d’Athanase, l’union de la fermeté à la souplesse, s’y développe-t-il mieux que partout ailleurs. A voir sur quoi la discussion porte, sur quelle interprétation forcée des textes de l’Ecriture, sur quelle puérile ambiguïté de mots, on s’étonne de quelles objections daigne se préoccuper un si grand génie. Regardez de près : la subtilité nait de la difficulté qu’on lui pose; le bon sens jaillit, droit et ferme, de la réponse. Fatigué parfois lui-même des misères auxquelles on le condamne : «O les fous, s’écrie-t-il, ô les chicaneurs! Mais il faut bien leur répondre. Il vaudrait mieux se taire ; mais puisqu’ils ne se tiennent point en repos, pour réfuter leurs impertinences il en faut peut-être dire de pareilles.» Dénouant alors d’une main délicate les mille liens dans lesquels on veut l’enlacer, puis saisissant d’un bras de fer son ennemi, le géant l’entraîne avec lui sur les hauteurs de la métaphysique chrétienne.

Au fond, ces petits traités ne sont qu’un long dilemme posé aux ariens sous mille formes : «Ou Jésus-Christ est Dieu, ou il est une créature. S’il est Dieu, que nous reproche-t-on? S’il est créature, pourquoi l’adorez-vous? Vous êtes des païens et des gentils, si vous adorez ce qui est créé. Idolâtres ou catholiques: vous n’avez point d’intermédiaire. » C’est sur ce point vulnérable de l’arianisme que portent incessamment les traits d’Athanase. Et, en effet, l’identité parfaite de sa substance avec la substance divine était la seule chose qui distinguât le Christ de tous les demi-dieux, fils de dieux, de toutes les incarnations poétiques ou grotesques dont l’antiquité avait chargé ses autels. S’il n’était pas le grand Dieu lui-même, le Dieu unique, il n'était qu'un nom de plus ajouté à la liste des faux dieux. Il prenait rang avec Jupiter, avec Neptune, avec Apollon, dans un Olympe placé à moitié chemin, à mi-côte du ciel et de la terre, au-dessous des retraites inaccessibles d'un Dieu suprême, immuable et inconnu. Le polythéisme rentrait par une porte détournée, si une main vigoureuse ne l'avait démasqué et déposté. Là est pour l’histoire de l’intelligence humaine l'intérêt persistant de la lutte de l’arianisme, et le cri d’Athanase, poussé jusqu’à nous du fond du désert, vient encore ébranler tous les échos de la raison comme de la foi.

Cependant les nouvelles d’Alexandrie devenaient chaque jour plus sinistres, car l’inutilité des perquisitions irritait et exaspérait les persécuteurs. Leur colère était surtout redoublée par la désertion des églises dont les prêtres ariens avaient pris possession. Les chrétiens fidèles les fuyaient pour aller tenir leurs réunions, soit de piété, soit de charité, aux portes de la ville, dans des campagnes reculées. Défense fut faite aux ecclésiastiques rebelles de célébrer le service divin, ou de distribuer les aumônes ; défense aux pauvres de les recevoir. Puis, le premier dimanche qui suivit la Pentecôte, informé qu’une de ces réunions prohibées se tenait dans un cimetière, le comte Sébastien y fait subitement invasion avec trois mille hommes, l'épée nue, au moment où la messe finissait. Il fait arrêter les fidèles de distinction, principalement les vierges, et les faisant dépouiller de leurs vêtements, il ordonne qu’elles soient frappées de verges formées de branches de palmier fraîches dont on n’avait pas enlevé les épines. Le supplice fut prolongé assez longtemps pour coûter la vie à beaucoup de ces saintes filles et à plusieurs hommes. On laissa leurs corps gisant dans la campagne, avec défense de les enterrer. Les mêmes violences ne tardèrent pas à s’étendre sur toute la surface de l’Égypte : seize évêques bannis, trente forcés de fuir, partout des prêtres dispersés, martyrisés ou proscrits; des églises pillées et des instruments de supplice dressés sur toutes les places publiques; tous ces désordres couvrirent l’Egypte d’un spectacle de désolation que n’avait égalé aucune des persécutions du paganisme.

Le bruit de ces malheurs arrivait dans la retraite d’Athanase, apporté par des fugitifs dont les larmes ou les blessures lui déchiraient le cœur. La crainte d’exposer ses pieux hôtes à ce redoublement de cruauté le décida alors à se séparer même de cette société silencieuse, où il goûtait les douceurs de la sympathie. Fuyant toute habitation d’homme, il alla chercher un asile tellement secret qu’il ne pouvait, dit-on, y jouir librement de la vue de l’air. C’était, ou quelque grotte souterraine, ou quelqu'un de ces vastes caveaux funéraires dont la piété des Egyptiens avait couvert la campagne, et qui, souvent abandonnés et oubliés, devenaient la retraite des bêtes sauvages. Un seul fidèle en savait le chemin et venait l’y trouver pour lui apporter sa nourriture et lui remettre ou prendre ses lettres. Car du fond de son cachot inconnu, où le jour ne pénétrait pas, sa voix trouvait encore moyen de se faire entendre. Il y a même dans les écrits qui, par leur date, ont dû évidemment être composés dans les entrailles de la terre, plus de feu encore, des transports plus ardents d’une sainte colère, et comme une verve plus âpre. Sous l'étreinte chaque jour plus resserrée de la persécution, le courage de l'aine se concentre et s’exalte.

Il apprend, par exemple, que ce courage était mis en doute par les évêques ariens qui, de dépit de ne pas le trouver, répétaient en riant qu’il avait fui. «Quoi! s’é­crie-t-il, bondissant d’indignation, j’entends dire que Léonce d’Antioche, Narcisse de Néroniade, Georges de Laodicée, et les autres ariens, se raillent de moi et, m’appellent lâche, parce que je ne me suis pas livré de moi-même à leurs coups!... Et ils ne voient pas que par ces railleries ils se dénoncent eux-mêmes. Car, s'il est mal de fuir, il est plus mal encore de poursuivre. Celui qui fuit se cache pour ne pas mourir; celui qui poursuit, court pour tuer... S’ils trouvent la fuite honteuse, qu’ils rougissent eux-mêmes de leur poursuite, car s’il n’y avait pas d’embûche, il n’y aurait pas de fuite non plus... Devant qui fuit-on? Est-ce devant les gens humains et doux, ou devant les gens féroces et criminels? On fuyait devant Saul, et on se réfugiait chez David... S’il est mal de fuir, pourquoi Jacob a-t-il fui devant Esau? Pourquoi Moïse a-t-il fui chez les Madianites? Et que diront-ils, ces mauvais plaisants, de David fuyant de sa maison devant les meurtriers de Saul, se cachant, dans une caverne, et déguisant son visage, jusqu’à ce qu’il ait échappé aux embûches d’Abimélech? Que diront-ils, ces bavards imprudents, du grand Elie qui savait faire descendre la puissance de Dieu sur la terre, et ressusciter les morts, mais qui se cachait devant Achab et devant les menaces de Jézabel dans le temps même où les fils des prophètes fuyaient la mort dans les cavernes d’Abdias? — Mais peut-être que ce sont là des exemples trop anciens et qu’ils n’ont pas lu ces vieux écrits. Ne se souviendront-ils pas au moins de l’Évangile, et des disciples fuyant la fureur des Juifs, et de Paul descendu des murailles de Damas dans une corbeille1... Tous ces saints ne fuyaient point par crainte : non, grand Dieu! Mais ils considéraient la fuite comme l’exercice et la préparation de la mort. Ils ne voulaient point s’offrir témérairement au péril, car c’est être coupable de sa propre mort, et désobéir à Dieu, qui a dit : Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni; et ils auraient cru plutôt faire acte de timidité en se dérobant au péril et au tourment de l’exil, plus terrible que ceux de la mort. Heureux, en effet, est celui qui meurt; il se repose de ses misères. Mais celui qui fuit, attendant d'heure en heure l’arrivée de ses ennemis, souhaiterait bien souvent d’être mort. Ceux donc qui mourront dans la fuite ne mourront point sans gloire : ceux-là aussi auront la palme du martyre... Ces hommes qui ont fui avaient tant de courage que nul n’en pourrait douter. Le patriarche Jacob, qui avait bien lui devant Esaü, quand il vit la mort présente, n’en fut point ému ; et il sut bénir à cette heure même chacun de ses fils suivant son mérite. Le grand Moïse, qui avait fui devant Pharaon et s’était caché chez les Madianites, dès que Dieu le lui ordonna, se présenta sans crainte en Egypte; et quand il lui fut dit : Monte sur la montagne et meurs, il ne refusa point de marcher, mais il s’élança de grand cœur... Pierre, qui s’était caché chez les Juifs; Paul, qui avait fui, quand ils surent qu’ils trouveraient le martyre à Rome, ne renoncèrent point à s’y rendre, mais y marchèrent avec joie... Mon sang va être répandu comme une libation, disait Paul, et le jour de ma délivrance approche. Ces exemples prouvent que la fuite n’est point le résultat de la crainte, ni un acte lâche et vulgaire, mais qu’elle est l'effet d’une grande force de courage.»

Puis il reprend encore une fois, dans une lettre animée, le récit de ses traverses et des fureurs de Constance.

«C’étaient des eunuques, dit-il, qui menaient tout cela; et ce qu’on ne saurait assez remarquer dans toutes ces intrigues, c’est que l’hérésie arienne, qui ne veut point que Dieu ait un Fils, allait chercher son appui parmi les eunuques, hommes stériles par le corps comme par l’âme, et qui ne peuvent point souffrir qu’on prononce le nom de fils devant eux. L’eunuque éthiopien, qui ne comprenait point ce qu’il lisait, crut à la parole de Philippe qui lui enseignait le Sauveur; mais les eunuques de Constance ne croient point à la confession de Pierre, leur enseignant le Fils de Dieu: et ils s’emportent contre ceux qui disent que Dieu a un Fils. La loi ecclésiastique défend que les eunuques siègent dans les conseils de l’Église, et ce sont eux maintenant qui se font maîtres de tous les jugements ecclésiastiques. Constance ne fait que ce qui leur plaît, et des hommes qui se nomment évêques ratifient leurs sentences. Oh! qui se fera l’historien d’une telle honte? Qui osera la raconter à la génération future? Et qui la croira, si on la lui raconte? Des eunuques, race avide de volupté et pleine de malice, qui n’ont d’autre souci que de priver les autres de ce que la nature leur a refusé; des eunuques, à qui l’on confierait à peine le gouvernement de sa propre maison, gouvernent aujourd’hui l’Église!... Quand de telles choses se sont-elles vues depuis que le monde existe? Quand les jugements de l’Eglise ont-ils dû leur autorité à l'empereur? Quand le jugement impérial a-t-il été tenu pour valable dans l’Eglise? Il y a eu bien des conciles avant nos jours, et bien des jugements ecclésiastiques; mais jamais prêtre n‘a consulté empereur sur de tels sujets, et jamais empereur n'a prétendu régir les choses de l’Église. L'apôtre Paul avait des amis dans la maison de César, et il les salue dans sa lettre aux Philippiens; mais il ne se les associait pas pour juger les choses ecclésiastiques. Mais maintenant l’hérésie arienne nous donne un spectacle tout nouveau. Des évêques prêtent la puissance épiscopale à Constance, pour l’aider à faire ce qui lui plaît, et afin qu’il puisse persécuter sans qu’on l'appelle persécuteur. A leur tour, on leur prèle la puissance impériale, pour qu’ils se délivrent de leurs ennemis, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas impies comme eux. Ceci est une comédie où des gens jouent le rôle d'évêques, et on Constance dirige la scène'... Et en voyant tout ce qui se passe, et l’impudence qu’affiche l’impiété, qui est-ce qui oserait dire encore que Constance est chrétien? N’est-il pas plutôt l’image de l'Antéchrist? Quel est celui des signes de l’Antéchrist qui lui manque? En quoi Constance n’est-il pas semblable à l'Antéchrist et l'Antéchrist à Constance? N’est-ce point par son ordre que les ariens et les païens ont sacrifié dans la grande église de Césarée et blasphémé contre le Christ? Et n’est-ce point à ce signe que la vision de Daniel fait reconnaître l'Anté­christ?... Le voilà bien tel qu’il doit être, parlant contre le Très-Haut, défendant l’impiété, faisant la guerre aux saints, poursuivant les ministres de Dieu, et usant pour sa perle du peu de temps de pouvoir que Dieu lui donne.... Oui, assurément, Constance nous montre la véritable image de l’Antéchrist. Et ainsi, pour en finir, si jamais il fut glorieux de tenir ferme à l’Ecriture contre les hérésies, c’est aujourd’hui et contre celle-ci. Or, le précepte de l’Ecriture est celui-ci : Sortez, sortez, éloignez-vous, ne louchez point à l’impureté, séparez-vous de ceux-ci, vous qui portez les vases divins. Et voici l'instruction qui convient à tous. Si quelqu'un a été pris par celte erreur, qu'il en sorte comme de Sodome, sans se retourner, de peur de subir le sort de la femme de Lot. Quant à ceux qui sont restés purs de l'impiété, qu’ils en aient la gloire devant Dieu, et qu’ils disent : Nous n’avons point élevé nos mains vers des dieux étrangers; nous n'avons point adoré l'œuvre de nos mains; nous n'avons servi aucune créature, mais loi seul Dieu, qui as tout créé par ton Verbe, ton Fils unique, notre Seigneur, par lequel à loi, comme à lui et à l'Esprit saint, soient la gloire et l’empire aux siècles des siècles.»

Ces paroles, sorties toutes brûlantes d’un asile inconnu, faisaient circuler partout un frémissement d’indignation. Partout la puissance impériale rencontrait une résistance inconnue aux âges précédents, résistance qui prenait rarement les armes et ne versait le sang que par entraînement et à regret, mais qui trouvait un invincible point d’appui dans la force de la conscience affranchie et de l’opinion indignée.

Les scènes lamentables de l’Égypte se reproduisaient, en effet, de toutes parts. Partout on offrait aux évêques la condamnation d’Athanase à signer; et si la défection épiscopale se faisait attendre, la persécution arrivait, suivie de l’héroïque désobéissance des fidèles. Le courage ne faisait pas défaut en Orient même, quoique le nombre des évêques complaisants y lut très-grand, et que l’hérésie arienne, qui y avait pris naissance, y eût jeté des racines plus étendues. A Antioche, où une succession de pasteurs hérétiques gouvernait déjà depuis plus de trente ans; à Constantinople, où, depuis l’exil de l’évêque Paul, suivi promptement de sa mort, l’usurpateur Macédonius régnait en maître, il se trouva pourtant un noyau de chrétiens persévérants qui payèrent leur fidélité de la confiscation de leurs biens, de l’exil et des plus affreux supplices. On détruisait leurs églises; ils les rebâtissaient le lendemain. La nouvelle capitale de l’empire, à peine achevée, était ainsi le théâtre de luttes violentes entre les soldats et la foule, qui mettaient à forte épreuve la solidité déjà très-mal assurée de ses monuments et le calme de sa population, formée, par des émigrations de toute sorte, d’aventuriers et de gens sans aveu. Les ruines faites par la sédition et par l’émeute s’y mêlaient de tontes parts aux constructions inachevées. C’est ainsi que l’église des Saints-Apôtres, où reposait la dépouille de Constantin, se trouvait ébranlée à peine vingt ans après sa fondation. Macédonius voulut enlever le corps du prince, pour le faire déposer dans un lien plus sûr. Dans l’étal agité des esprits, ce fut le signal d’une insurrection. On répandit parmi le peuple que, non content de déchirer le symbole du grand concile, les ariens voulaient encore déterrer les restes du saint empereur qui y avait figuré. Chacun courut aux armes. Au premier rang des révoltés figurait la petite secte des Novatiens dont Constantin avait négocié à Nicée la réconciliation avec l’Eglise, et qui, malgré la persévérance de ses coutumes bizarres, demeurait inébranlablement attachée à la mémoire du concile. On se battit plusieurs jours dans le sanctuaire de Saint-Acace, où le corps avait été déposé, et le sang ruisselait, dit Sozomène, de l'intérieur de l’église jusque sur la place qui y conduisait. La lutte ne finit que par l’intervention de l’empereur, qui blâma l’évêque et se réserva de disposer lui-même, à son arrivée, des restes mortels de son père.

Ailleurs, la résistance, plus évangélique et plus digne, avait pour soutiens les évêques d'Occident, proscrits à Milan, et qu’on avait envoyés passer leur temps d’exil en Asie. Eusèbe de Verceil et Lucifer de Cagliari, détenus dans deux villes de Palestine, y étaient l’objet à la fois des traitements les plus rigoureux de la part des magistrats, et de la pieuse admiration de la foule chrétienne. On s’empressait autour d’eux, pour entendre le récit de leurs peines. La maison où demeurait Eusèbe à Scitopolis et qui appartenait à un juif converti de distinction, le comte Joseph, était chaque jour encombrée de visiteurs, qui arrivaient les mains chargées de présents, d’habits, d’aliments, pour subvenir à tous ses besoins. Ce spectacle, qui faisait de l’exil un triomphe, irrita les ariens de la ville, qui avaient dans l’évêque Patrophile un chef actif et obstiné. On alla tirer brutalement le confesseur de sa maison, et on l’enferma dans la cellule d’un hospice, où personne n’eut permission de le venir voir. Eusèbe se laissa faire en silence; mais le lendemain Patrophile reçut de lui un billet avec cette inscription : «Eusèbe, serviteur de Dieu, au geôlier Patrophile.» Il lui annonçait sa résolution de ne pas manger un morceau de pain, de ne pas boire une goutte d’eau dans sa prison, décidé qu’il était à se laisser plutôt mourir de faim qu’à renoncer à recevoir sa nourriture dos mains de ses frères. Patropliile, ému de cette froide intrépidité, n’osa prendre sur lui de causer la mort d’un collègue, et lui fil rendre sa liberté. La foule lui fil cortège de la prison jusqu'à sa demeure, et voulut illuminer elle-même tout le bâtiment. Peu de jours après, il recevait une députation de deux prêtres de son église qui avaient traversé la mer pour venir lui apporter les souvenirs et les collectes de son troupeau. A son tour, il distribuait des aumônes à ceux qui l’avaient assisté la veille; décrivait aux fidèles d’Italie pour les encourager et les remercier, et resserrait ainsi encore, du fond de sa retraite, toutes les mailles de ce réseau que l’organi­sation ecclésiastique avait jeté sur le monde, et qu’aucune puissance humaine ne pouvait plus briser.

Lucifer supportait les peines de l’exil avec moins de patience et bravait la persécution avec encore plus d’audace. Dans une suite de pamphlets écrits d’un style dur et rustique, comme il le dit lui-même, ce rude paysan poussait la liberté évangélique jusqu’à ses plus extrêmes limites : Défense d'Athanase, Condamnation des rois apostats, Nulle société avec les hérétiques, Il ne faut point épargner les ennemis de Dieu, Mourons pour le Fils de Dieu, tels étaient les titres de ces traités acerbes, où les anathèmes sévères de la langue biblique sont épuisés par cet autre Elie contre un nouvel Achab : le serpent de la Genèse, le loup de l’Evangile ne sont plus que des images adoucies de l’empereur arien. « Au dernier jour, dit-il, comme Adam dit à Dieu: c’est le serpent qui nous a séduits; nous, évêques, si nous faiblissons, nous dirons: c’est Constance qui nous a séduits... Viens donc, empereur, pourquoi ne te venges-tu pas de moi, de ce mendiant qui t’insulte?... Penses-tu que nous respecterons ton diadème, tes pendants d’oreilles, tes bracelets, tes riches vêtements, et que nous oublierons le maître des cieux et de la terre?». Tous ces écrits circulaient rapidement, grâce à la communication constante des églises entre elles, malgré la police et les distances. Athanase en eut connaissance dans sa retraite, put faire demander ces écrits, les recevoir, et bien qu’il dût déjà y reconnaître des traces de cet esprit trop véhément qui le mirent plus tard lui-même aux prises avec Lucifer, il n’hésita pas, devant tant décourage et dans un tel péril à lui envoyer ses félicitations. Il l’appelait: «O véritable Lucifer, qui portes le flambeau de la vérité et le mets sur le chandelier, pour qu’elle luise aux yeux de tous.» Bien plus, l’empereur lui-même reçut un jour un de ces manuscrits, qui lui fut directement adressé. Surpris d’une telle audace, et ne voulant pas croire qu’elle fût possible, il lit écrire à Lucifer par Florentins, son maître des offices, pour savoir s’il était bien réellement l’auteur de l’envoi. Nous possédons encore cette étrange correspondance, dans laquelle le persécuteur semble reculer intimidé devant la victime.

«Florentins, maître des offices, au très-excellent sei­gneur Lucifer :

«Quelqu’un est venu offrir en votre nom un manuscrit à notre Seigneur et Auguste; et celui-ci a désiré qu’il fût renvoyé à Votre Sainteté, et veut savoir si c’est bien vous qui l’avez adressé. Répondez donc ce qui est vrai, et renvoyez le manuscrit, afin qu’on puisse l’offrir de nouveau à son Eternité. »

Lucifer répond sans hésiter :

«Mon fils très-cher, votre lettre très-honorée me fait savoir qu'un homme a remis en mon nom, à l’empereur, un manuscrit qu’il dit avoir été adressé par mon humilité. Votre religieuse Prudence saura que j’ai examiné avec soin ce manuscrit, et que je le remets, pour  vous être rendu, à Bonose, l’agent d’affaires. Et maintenant Voire Générosité voudra bien dire à l’empereur que je le reconnais pour mien sans difficulté. El quand l’empereur aura commencé de réfléchir aux raisons qui m’ont décidé à discuter de cette sorte, il verra que nous sommes décidés à souffrir la mort qu’on nous prépare.»

C’était autour de Constance même, et aux portes de son palais, que cette forte organisation de l’Église se jouait de sa colère et bravait sa puissance. Avec quelque dureté qu’il eût sévi, il n’avait pu bannir tous les évêques d’Occident, et ceux qui restaient sur leurs sièges, même an prix de quelque complaisance extérieure, conservaient pour Athanase un penchant secret, et pour la foi de Niée un très-vif attachement. Dans les diocèse où on avait installé de force des évêques intrus, les populations en masse refusaient de communiquer avec eux. Le diacre Félix, créé évêque de Rome en place de Libère, restait seul dans son église, abandonné de son troupeau et d’une grande partie de son clergé, bien qu'il protestât très-hautement qu’il était fidèle à la foi de Nicée. Zosime, établi à Naples, aux mêmes conditions, c’y recevait pas un meilleur accueil, et un mal très-grave qui le frappa peu après, fut considéré par tout le monde comme une justice de Dieu. Plus on s’éloignait d’Italie, du côté de l’Occident, plus la résistance était prononcée. Le vieil Osius, bien que déjà affaibli par l’âge, et assailli chaque jour d’instances et de menaces qui ébranlaient son intelligence obscurcie, tenait encore réunis autour de lui les évêques d’Espagne. Enfin, en Gaule, un athlète plus jeune venait de se lever tout à coup du sein du paganisme, et consacrait à la foi du Verbe une ardeur mûrie par la réflexion et l’élude. C’était Hilaire, noble de Poitiers, récemment converti à la foi chrétienne, puis promu à l'épiscopat de sa ville natale, après une jeunesse passée dans la culture des lettres et dans les jouissances honnêtes de la vie du monde.

Hilaire était animé pour la divinité du Verbe d’une sorte de passion, née de la reconnaissance personnelle; car il devait à celle croyance ineffable le repos d’une intelligence longtemps agitée par les doutes d’une philosophie curieuse. Il nous a enseigné lui-même dans ses écrits toutes les étapes de la voie laborieuse qui l’avait conduit à ce terme suprême de la foi, et il explique par là même le dévouement sans bornes qui devait remplir toute sa vie. Jeune encore, riche, père d’une fille qu’il adorait, placé au premier rang de cette noblesse des Gaules qui brillait par le savoir autant que par l’élégance et la politesse, il avait un jour senti s'élever du sein de sa conscience une redoutable question. Quel était le but de sa vie? Suffirait-il de la laisser couler doucement dans l’opulence tranquille qui l’environnait? Vivre pour jouir, n’était-ce pas vivre comme les bêtes? N'était-ce pas vivre pour mourir? «Non, s’était-il écrié, la vie ne peut nous être donnée seulement pour nous mener à la mort; et le doux sentiment de l’existence ne peut nous conduire uniquement à la crainte douloureuse de la perdre.»

Jetant alors les yeux sur les systèmes des philosophes : «Je trouvai, dit-il, juste et sensée la sentence de ceux qui disent qu’il faut conserver sa conscience pure de tout crime, puis pourvoir aux difficultés de la vie, les éviter par la prudence ou les supporter patiemment; et cependant ceux-là même ne me semblaient point en dire assez pour qu’on pût apprendre d’eux à vivre bien et heureusement. Leurs préceptes étaient ordinaires, conformes au sens commun de l’humanité. Les méconnaître, c’eut été se ravaler à l’état de la bête ; et les enfreindre après les avoir connus, c’eût été dépasser les brutes en stupidité. Mon âme avait soif de faire autre chose que ce qu’il serait criminel de ne pas faire : elle aspirait à connaître le Dieu de qui elle tenaille bien de la vie, pour s’y consacrer tout entière, pour s’ennoblir en le servant, pour appuyer en lui toute son espérance, et se reposer en lui, connue dans un port ami et sûr, contrôles orages de l’existence. Voir, comprendre et connaître ce Dieu, ce fut le désir qui l’enflamma.»

Mais les dieux du paganisme, les dieux de tout âge, de toute espèce, les petits dieux, les grands dieux, les dieux enfermés dans des idoles et déshonorés par de ridicules symboles; tout cela eut bien vile lassé cette âme éprise du bien infini. Déjà il s’élevait jusqu’à la pensée d’un être tout-puissant et éternel, en qui il n'y aurait ni plus, ni moins, ni avant, ni après, lorsqu’il tomba, dit-il, sur les livres que la religion des Hébreux disait écrits par Moïse et par les prophètes. « J’entendis alors le Dieu créateur rendant témoignage de lui-même, en ces mots: Je suis celui qui est, Dites aux enfants d’Israël : celui qui s‘appelle Je suis m’a envoyé à vous. J’admirai cette parfaite définition de Dieu qui traduisait la notion incompréhensible de la nature divine, par l’expression la plus appropriée à l’humaine intelligence. Rien ne se conçoit, en effet, comme plus essentiel à Dieu, que l’être, parce que celui qui est par essence ne peut avoir ni fin, ni commencement, et que, dans la continuité d'une béatitude incorruptible, il 11’a pu et ne pourra jamais ne pas être. »

De l’idée de Dieu, aperçue dans son existence infinie, Hilaire avait passé rapidement, sous la conduite du psalmiste, à l’admiration de sa Providence dans la majesté de ses œuvres. El pourtant ce spectacle, en le ravissant, ne le satisfaisait pas encore. Plus il connaissait Dieu, plus s’allumait en lui le désir de le connaître toujours, plus le tourmentait la crainte de perdre par la mort le sens divin de cette connaissance ; et la vue de son corps destiné à périr alarmait son âme sur sa propre destinée. Ce fut alors qu’il ouvrit l’Évangile selon saint Jean, et que, dans l’éblouissante majesté des premières pages, il lut ces deux paroles : Le Verbe est Dieu, et le Verbe a été fait chair. « Alors, s'écrie-l-il, mon âme inquiète trouva plus d’espérance qu’elle n’avait rêvé... Je compris que le Dieu-Verbe s’est fait chair, afin que, par ce Verbe incarné, la chair même pût s’élever jusqu’à Dieu. El pour nous faire voir que le Verbe incarné n’est pas autre chose que le Verbe-Dieu, et que la chair qu’il a prise n’est pas différente de la nôtre, c’est parmi nous qu’il a habité. En y habitant, il reste Dieu... Eu daignant prendre notre chair, il ne perd pas sa dignité propre; Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, parfait par sa nature, mais véritablement doué de la nôtre! Mon âme transportée embrassa la doctrine de ce divin mystère, s’élevant ainsi à Dieu par sa chair même, et appelée par la foi à une naissance nouvelle.»

C’était à ce dogme, qui terminait ses angoisses et comblait ses espérances, qu'Hilaire avait tout sacrifié. Abandonné tout entier à Dieu, dès le premier jour; fuyant désormais la philosophie autant qu’il l’avait recherchée, de peur de se laisser dérober le joyau précieux de la vérité qu’il portait en lui-même, il avait fait de sa vie et de son langage bien avant même qu'il fût prêtre, une prédication constante de la Trinité et de l’incarnation divine. Tout l’Évangile semblait, pour lui, tellement réduit à ce seul point, que pendant longtemps il ne soupçonna même pas qu’un doute pût s’élever au sujet de la nature du Verbe incarné. Il croyait à la divinité de Jésus-Christ, d’après l’évident témoignage de l’Ecriture, sans s’être mis en peine de lire ou du moins d’étudier, nous assure-t-il, même le symbole de Nicée. Il en était là encore, même après que le choix populaire l’avait désigné pour le rang épiscopal. On juge ce qu’il dut sentir quand il apprit coup sur coup, que des chrétiens ébranlaient le centre même du christianisme, qu’un empereur chrétien persécutait ceux qui s’y tenaient attachés, et que des évêques mouraient dans les tourments pour le mystère de la crèche et de la croix.

Il remplit la Gaule entière de l'explosion d'une surprise indignée. Inspirant à tous ses confrères le courage dont il était animé, il convoqua une réunion d’évêques, qui sépara ouvertement de sa communion Valons et Ursace, les deux proscripteurs d’Athanase, et Saturnin, primai d'Arles, qui avait partagé leurs violences. Après ce défi audacieux, jeté à l’autorité impériale, il ne s’en chargea pas moins de se faire auprès de l’empereur l’organe des vœux de la province. Mais, habitué par l’apprentissage d’une haute situation sociale à traiter les affaires en homme du monde, il apporta autant de mesure dans celle mission qu’il avait mis de hardiesse à l’entreprendre. Sa lettre à Constance (la première de celles que nous possédons), est un chef-d'œuvre de modération éloquente. Flattant habilement sa préoccupation connue, il le rassure sur la pleine soumission des Gaules, cette conquête si récente et toujours si agitée, où Constance venait à regret de se donner un suppléant el un rival. «Tout est calme, lui dit-il, parmi nous; on n’entend point de propos pervers ni factieux; il n’y a point de soupçon de sédition, pas même de murmures trop bruyants. Nous demeurons dans la paix et dans le respect... Nous ne demandons qu’une chose de Votre Piété, c’est que ceux qui sont retirés dans l’exil et dans le fond des déserts, ces prêtres excellents, dignes de la sainteté du nom qu’ils portent, puissent retourner dans leurs sièges; et qu’ainsi partout règnent la liberté et la joie.» Ainsi parle l’ancien curial, le magistrat municipal, habitué à prendre soin de la police des cités. Puis le philosophe converti par le libre usage de sa raison, proteste au nom de la dignité de Dieu et de l’homme contre l’emploi de la violence mis au service de la religion. «Vous travaillez, dit-il, empereur; vous gouvernez l’état par de sages maximes; vous veillez jour et nuit, afin que tous ceux qui sont sous votre empire jouissent du bienfait de la liberté... Dieu aussi a amené l’homme à le connaître par son enseignement, mais ne l’a pas obligé par la force. Inspirant par l’admiration des merveilles célestes le respect de ses commandements, il dédaigne l’hommage de toute volonté qui serait contrainte à le confesser. Si une pareille contrainte était employée, même à l’appui de la vraie foi, la sagesse épiscopale viendrait l’arrêter et dirait: Dieu est le Seigneur de tout; il n’a pas besoin d’un hommage forcé; il ne veut pas d’une profession de foi arrachée; il ne faut pas le tromper, mais le servir; c’est pour nous, plutôt que pour lui, qu’il faut l’adorer. Je ne puis accueillir que celui qui vient volontairement ; je ne puis écouter que celui qui prie, et marquer du signe de la foi que celui qui la professe. Il faut chercher Dieu dans la simplicité du cœur, le vénérer avec crainte, et conserver son culte par une volonté sincère. Qui a jamais entendu parler de prêtres obligés de craindre Dieu par les chaînes et par les supplices?»

Quelque modéré que fût ce langage, Constance n'était assurément pas d’humeur à le supporter patiemment; et s’il eût encore commandé directement en Gaule, le châtiment d’Hilaire ne se fût point fait attendre. Mais le nouveau césar qui gouvernail les provinces Transalpines, ne parait point avoir apporté le même empressement à le punir. Tout entier à des préparatifs militaires contre les Barbares, enfermé dans son camp, à Vienne, sur le Rhône, il ne prêtait aux affaires de l’Église qu’une attention très-indifférente. Il fallut donc que l’évêque d’Arles, Saturnin, se donnât beaucoup de mouvement et fit beaucoup de démarches; il fallut qu’il convoquât une assemblée du petit nombre de prélats de son parti à Béziers, puis, qu’il recourût à plusieurs reprises à l’intervention de Constance, pour arracher enfin à l'insouciant Julien un ordre d’exil contre son adversaire. L’Athanase des Gaules ne quitta sa patrie que vers la fin de 356, en compagnie d’un intime ami, Rhodane, évêque de Toulouse; laissant derrière lui un clergé qu’il avait eu le temps de pénétrer de son esprit, des évêques tous unis dans la même foi, et une fille chérie à peine parvenue à l’adolescence : seul regret qui vînt assombrir sa joie de souffrir pour la vérité.

Pendant qu’à la vue de cette suite d’exécutions iniques une sourde indignation soulevait toutes les populations chrétiennes, Constance siégeait paisiblement à Milan, dans toute l'infatuation du souverain pouvoir. Il ne paraissait même avoir d’autre préoccupation que d’accroître encore le nombre de ses ennemis, en portant les derniers coups au culte païen. De ce côté, sans doute, ses rigueurs étaient justifiées par de meilleurs prétextes; mais au point de vue de la prudence politique ils n’étaient guère mieux calculés, et le motif qui le déterminait ne paraît pas avoir été beaucoup plus pur. C’était toujours lui-même, son pouvoir et son orgueil, qu’il avait en vue. Se croyant maître de l’Eglise, il lui convenait que l’Eglise, à son tour, fût maîtresse de tout, il lui promettait la domination pour la consoler de la servitude. Ce n’est pas la seule fois, dans l’histoire, que de tels marchés ont été offerts à l’Eglise; et, à vrai dire, le despotisme ne peut guère lui en proposer d’autres. Des richesses pour ses ministres, des supplices pour ses ennemis, c’est tout ce que le pouvoir absolu peut mettre à son service. Constance ne lui épargnait aucun de ces dons funestes.

Dès le lendemain de la chute de Magnence, une loi adressée au préfet de Rome était venue rétablir l'interdiction des sacrifices nocturnes et secrets dont l’usage s'était réintroduit, soit par la permission expresse de l’usurpateur, soit grâce aux désordres delà guerre civile. Mais ce n’était là que la répétition d’ordres déjà donnés plusieurs fois, comme on l’a pu voir, et qui ne frappaient que des superstitions prohibées. C’était peu pour l’ardeur de Constance; il aurait voulu comprendre dans l’interdiction le culte légal tout entier, et deux lois étaient déjà préparées pour interdire entièrement, sous peine de mort, toute espèce de sacrifices, et procéder à une clôture générale de tous les temples. Une mesure si hardie, qui eût été toute une révolution dans l’État, ou ne vit point le jour, ou fut abandonnée à peine promulguée. Tout porte à croire que le texte assez mutilé de ces deux lois, que nous trouvons encore dans les recueils, n’est qu’un simple projet conservé dans les archives impériales, et qui n’aura pris rang dans les codes, qu’à l'époque où la destruction complète du culte païen ne permettait plus aux compilateurs de comprendre les difficultés qui s’étaient opposées à leur exécution. Mais au défaut d’une opération si radicale, Constance en tenta une plus détournée qui le menait indirectement au même but. Il fit rentrer hardiment au nombre des pratiques défendues toute la partie du culte objet la connaissance de l’avenir. Trois lois, datées de Milan et rédigées dans des termes dont la sévérité est effrayante , n’ont point d'autre but que d'assimiler à la magie toute espèce d’art augural, y compris celui qui s’exerçait dans les temples par les aruspices officiels : «Que personne, dit la première de ces lois, ne consulte ni aruspice, ni mathématicien, ni discorde bonne aventure. Que les coupables déclarations des devins et des augures se taisent. Que les Chaldéens et les Mages, que le vulgaire appelle faiseurs de maléfices à cause de la grandeur de leurs crimes, ne se mêlent plus de tels métiers. Que la curiosité de deviner l’avenir soit réduite au silence. Quiconque enfreindra cet ordre, le glaive vengeur le frappera du supplice capital.» — «Beaucoup de gens, dit la seconde loi, osent, par des artifices magiques, troubler le cours des éléments, compromettre la vie des innocents, en évoquant les mânes par leurs prestiges, et promettre à chacun de le délivrer de ses ennemis. Tous ces gens, ennemis de la nature, qu’une peste cruelle les saisisse et nous en délivre.»

C’était franchir un pas considérable. Priver les autels des dieux de tous leurs adorateurs curieux ou cupides, leur refuser le droit de répondre aux vœux des ambitieux ou des amants, détacher ainsi de leur culte toutes les passions qui l’avaient nourri tant d’années, c’était leur porter un coup mortel. Frapper la magie sans pitié, même quand elle s'exerçait à l’ombre des temples consacrés, c’était en même temps lever le voile qui couvrait l'alliance récente et mystique de la philosophie et de la superstition. Le paganisme, atteint de la sorte dans ses dernières retraites, se débattit et résista. La lutte ne se produisit pas au grand jour par d'éloquentes protestations comme celles qui sortaient de la bouche des chrétiens proscrits; tant de courage n'habite point des cœurs corrompus de tels appels, d’ailleurs, se fussent perdus dans le mépris public. Ce fut dans l’ombre, par des pratiques ténébreuses, mais qui pénétraient jusque dans le palais même des Césars, que le polythéisme se défendit. Les courtisans, les généraux, les agents d'affaires, dont un si grand nombre étaient païens, continuèrent, jusqu’aux portes mêmes de l'antichambre de Constance, à se faire dire leur bonne aventure. L’interdiction, chaque jour violée, ne servit donc qu’à alimenter un nouveau genre de spéculation. De nouveaux crimes, en effet, si communs, si faciles à commettre, ou du moins à supposer, étaient une bonne fortune inappréciable pour tous les délateurs. La cour se divisa entre ceux qui consultaient les devins et ceux qui les livraient à la police. Constance se vit à la fois, et entouré de gens qui violaient sa loi, et assailli de dénonciations. «Il suffisait, dit Ammien Marcellin, que quelqu’un eût consulté un savant sur le cri d’un rat ou la rencontre d’une belette, ou sur quelque autre signe de ce genre, ou eût employé, pour se soulager de ses maux, quelque chanson de vieille femme (sorte de remèdes dont la médecine ne conteste pas l’autorité), pour que, saisi, dénoncé sans savoir pourquoi, il fût traîné au jugement, et bientôt au supplice.»

Au simple délit de divination, le génie des inquisiteurs de Constance ne tarda pas à en joindre un autre. On lui persuada, ou il s’imagina lui-même que, quand l’empereur s’était déclaré ennemi des dieux, ceux qui les consultaient encore avaient nécessairement juré la perte de leur souverain. Il crut qu’on ne pouvait demander aux démons que la mort du prince chrétien et du plus grand des serviteurs de Dieu. Dès lors, interroger les augures ne fut plus seulement offenser Dieu, ce fut offenser l’empereur : ce ne fut plus un acte d’idolâtrie, ce fut un crime de lèse-majesté, mot bien autrement terrible qui éveillait la cendre des Domitien et des Néron. Il n’y eut plus de jour où quelque grand de la cour ne fût mis en jugement pour une accusation de ce genre, et l'âpre inquiétude de Constance s’aigrissant sans mesure se révéla enfin dans la loi suivante, adressée principalement à sa cour, à ses amis. Peut-être aussi était-elle destinée à être entendue au-delà des Alpes par le jeune César, dont le nom, comme on le verra, s’illustrait tous les jours aux armées, mais qui continuait à porter dans toutes les affaires religieuses une modération suspecte.

«Bien que d’ordinaire, et sauf les exceptions prévues, le corps des hommes élevés aux honneurs ne doive point être soumis à la torture, et quoique les magiciens de toute sorte, quelque partie de la terre qu’ils habitent, doivent être tenus pour ennemis du genre humain; cependant, comme ceux qui font de tels métiers en notre cour offensent plus directement encore notre propre Majesté, nous décidons que si quelque magicien, ou quelque homme mêlé aux pratiques magiques (que le vulgaire appelle faiseur de maléfices), ou quelque aruspice , on quelque diseur de bonne aventure, augure ou mathématicien, ou divinateur de songes, en un mot, quelque homme de cette espèce, est saisi dans notre cour ou dans celle de César, aucune dignité ne le préservera des tourments et de la mort. Et s’il refuse d'avouer le crime dont il est convaincu , il sera mis sur un chevalet, des ongles de fer déchireront ses flancs, et il ex­piera ainsi justement son crime.»

Ces excitations à la violence, propagées de la cour dans les provinces, y avaient nécessairement pour conséquence de cruelles exécutions. La loi sans doute n’était pas rigoureusement appliquée partout, et plus d’une population, profitant de la connivence des gouverneurs païens, défendait encore ses vieux oracles. Mais il n’en fallait pourtant pas davantage pour qu’un ministre qui voulait plaire, pût arbitrairement, sur le soupçon toujours facile à justifier de pratiques augurâtes, fermer les temples, les détruire, les piller, et en offrir les dépouilles à l'église voisine, si elle avait à sa tête un prêtre hérétique bien vu du maître, ou à quelque eunuque soi-disant chrétien de la communauté. Par ces faveurs compromettantes, l’Église devenait complice, aux yeux des peuples, d’un zèle amer qu’elle n’avait pas provoqué, dont elle éprouvait elle-même les plus rudes atteintes, et contre lequel protestaient en vain ses véritables représentants. Des lois sévères contre les Juifs, des exemptions imprudentes et excessives accordées au clergé, achevaient de jeter indistinctement sur tout ce qui portait le nom de chrétien une sombre couleur de cupidité et de violence; et la postérité même, trop aisément trompée par cette confusion, a fait tomber plus d’une fois sur l’Évangile la solidarité des méfaits du persécuteur d’Athanase »

Ravi cependant d’être obéi, même au prix du sang des innocents et de l’honneur de l’Église; contemplant d’un œil sec toutes les ruines qui l’environnaient, les temples dépouillés, aussi bien que les églises détruites; nageant dans l’orgueil de la toute-puissance, Constance n’avait plus qu’une pensée: c’était d’aller se faire voir, dans ce comble de la grandeur humaine, à la capitale de l’empire, qu’aucun empereur n’avait visitée depuis trente ans et qui était restée en suspicion depuis les mauvaises dispositions qu’elle avait témoignées à Constantin. Un voyage à Rome était le rêve de son ambition enivrée, et, dès le milieu de 357, il se crut en mesure de le réaliser. Une légère victoire remportée dans une bataille livrée à coup sûr contre les Barbares, en Rhétie, lui permettait de donner à son entrée toute la solennité d’un triomphe. Il s’était assuré, d'ailleurs, des disposi­tions paisibles de la population, en envoyant, dès l’année précédente, sa femme Eusébie sonder le terrain. La grâce de l’impératrice, sa beauté, sa douceur, ses abondantes aumônes, lui avaient gagné tous les cœurs, et elle avait rapporté de ce premier voyage des impressions qui permirent à son époux de satisfaire en sécurité le désir qu’il nourrissait depuis longtemps.

Rien ne fut négligé pour la splendeur de la cérémonie. L’empereur se lit accompagner de sa femme el de sa sœur Hélène, destinée à représenter Julien, qui n’avait pas de temps à perdre en fêtes, ou qu’on ne se souciait pas de produire. Le jeune prince persan Hormisdas, frère de Sapor, banni de sa patrie dès son enfance et élevé, comme on l’a vu, à la cour impériale, devait se joindre au cortège pour en augmenter l'éclat. Toutes les grandes villes furent invitées à envoyer des couronnes d’or qui durent être présentées au souverain le jour de son entrée, avec l'accompagnement obligé d’un panégyrique fait parle rhéteur du pays le plus en vogue. La ville de Constantinople surtout, qui ne pouvait voir, sans quelque jalousie, cette visite rendue à sa sœur aînée, mit un grand empressement à désigner son député. Ce fut un sénateur, du nom de Thémistius, grand philosophe, grand orateur, et surtout grand flatteur, qui, malgré ses opinions païennes, axait déjà fait deux fois l’éloge de l’humanité et de la philosophie de Constance, et avait mérité ainsi les honneurs de la curie. Thémistius se hâta de composer son morceau d’éloquence, destiné à rappeler, en style pathétique, à l’empereur les mérites et le dévouement de la seconde Rome. Tombé malade, au moment de se mettre en roule, il ne voulut pas laisser perdre son chef-d’œuvre: il eut soin de l’envoyer à l'empereur, d’en faire publiquement lecture à ses concitoyens, et la postérité peut encore l’admirer aujourd’hui dans ses œuvres.

A Rome les préparatifs ne furent pas moins empressés. C’était toujours celte même population, avide de plaisirs et de fêles, incapable autant qu’insouciante d’aucune vraie liberté, mais conservant avec ses maîtres la franchise de son langage, comme un souverain déchu qui garde encore dans ses manières la dignité du rang qu’il a perdu. Cette fois, le plaisir de revoir un empereur après trente ans de privation et de péni­tence, le divertissement des fêtes qu’on se promettait, l'emportaient chez elle sur toute autre pensée. Puis un grand changement s’était opéré, sinon dans les mœurs et les vrais sentiments, au moins dans la foi extérieure des habitants. La désertion de l’autorité impériale avait laissé agir sans contre-poids l’ascendant de l’autorité spirituelle. La grandeur de l’évêque de Rome avait profité de l’éloignement de l’empereur; et, par suite de cet accroissement, aussi bien que par la distribution habile et bienfaisante des richesses attribuées à l'Église romaine, et par l’influence des vertus de ses pontifes, le christianisme avait fait dans les rangs du peuple de très- rapides progrès. Le sénat, les corps constitués, restaient encore, il est vrai, presque exclusivement voués au culte des faux dieux et ne voyaient peut-être pas sans inquiétude un voyage dont ils pouvaient suspecter les motifs. Mais le peuple était désormais au moins partagé, et Constance n’avait point à craindre de lui la malveillance séditieuse qui avait jadis irrité l’orgueil et égaré l'esprit de son père.

Ce fut dans les derniers jours d’avril que le cortège impérial, suivant la voie Flaminienne, arriva à proximité de Rome. A plus de quinze lieues encore de la ville, au petit village d’Ocriculum, dans le voisinage de Narni, Constance fit ranger en bataille ses compagnies de protecteurs, toutes composées de beaux jeunes hommes, fils des premières familles de l’empire, et qui s’avançaient plutôt parés qu’armés de leurs boucliers et de leurs casques d’or. Leurs bannières, chargées de lourdes broderies se dressaient au-dessus de leurs têtes, trop rigides pour flotter au vent. «Ce n’était plus le temps, dit tristement le stoïque Ammien, où les plus vieux généraux se contentaient, dans la paix, de marcher précédés de deux licteurs.» Puis venait Constance lui-même, assis sur un chariot doré, et littéralement couvert de pierreries. Les rayons du soleil, réfléchis par ces métaux et ces joyaux divers, formaient, en se jouant, mille feux étincelants. Il était seul, car, par une étiquette sévère dont il était l’inventeur, il s'était imposé la régle de n’admettre jamais personne dans sa voiture. Au-dessus de sa tète flottaient les étendards de pourpre consacrés, sortes de ballons tissus en forme de serpents, où le vent s'engouffrait par la gueule avec un sifflement étrange, et simulait ensuite de redoutables mouvements de queue. Derrière s’avançaient les cohortes de cavalerie, nommées cataphractes, toutes bardées de fer, de pied en cap, mais dont l’armure était faite de mailles si légères et si flexibles, qu’elle se prêtait à tous les mouvements du corps. C’était une invention que Constance avait lui-même empruntée aux Perses.

La foule grossissait de moment en moment autour du cortège. Aux portes de la ville, on trouva le sénat, les grands corps, les chefs des familles patriciennes, qui venaient apporter leurs hommages. Les cris de vive l’empereur Auguste retentissaient de toutes parts, et se mêlant au bruit des clairons, puis répétés par les échos des montagnes, produisaient un fracas étourdissant. Mais Constance, immobile sur son char, ne tressaillait, pas, ne sourcillait pas, ne clignait pas les paupières. Il ne cessait de regarder fixement devant lui, portant le corps roide, la tête haute, ne tournant les yeux ni à droite, ni à gauche : les cahots de la voiture ne lui arrachaient pas un mouvement. Durant toute la cérémonie, on ne le vit pas une seule fois ni cracher ni se moucher, ni passer la main sur son visage. On ne lui surprit qu’un seul geste: en passant sous les portes, il courbait sa petite taille, comme s’il eût craint que son front n’alla heurter le sommet des arcs de triomphe. Ainsi s’avançait, à travers les flots des Romains surpris, l’idole que l’Orient envoyait à leur adoration.

Quand il crut avoir fait suffisamment preuve d'une majestueuse impassibilité, il sortit enfin de ce rôle de statue pour faire entendre à ses sujets une éloquence justement renommée, et dont il était très-fier. Il harangua le peuple du haut du tribunal: s’il eût osé, il aurait parlé volontiers du haut des Rostres, qu'il contemplait avec une admiration marquée. Il voulut ensuite se rendre au sénat; mais une question d’étiquette religieuse faillit tout compromettre. Dans le lieu ordinaire des séances de l’assemblée, qui était probablement un temple, s’élevait un autel de la Victoire, déesse à qui l'orgueil romain avait toujours aimé à témoigner sa reconnaissance. Constance déclara que ses yeux seraient souillés par le spectacle des honneurs rendus à un démon. Le sénat soupira; mais, sacrifiant l’allégorie de la fortune à la réalité du pouvoir, il fit retirer les emblèmes divins devant la divinité de chair et d’os. L’autel fut enlevé, et Constance put venir à la curie.

Satisfait de cette complaisance, heureux des hommages qu’il recevait, Constance se montra dès lors moins exigeant et prêt à tout prendre en bonne part. Il parcourut la cité entière, avec une admiration qu'il ne craignait plus de laisser voir. Il entra sans difficulté dans les temples du Capitole, dans le Panthéon, visita les Thermes, les cirques et les théâtres. La grandeur, la majesté des constructions, lui causaient une stupéfaction dont il n’était pas maître. Il convenait que l'Orient n’offrait rien de semblable. En parcourant le forum de Trajan, accompagné du prince Hormisdas, il admira le cheval sur lequel la statue de l'empereur était placée :

—Voilà une belle sculpture, dit-il; pour ceci, je puis le faire copier, et je le ferai.

—Prenez garde, seigneur, lui dit Hormisdas, avant de faire venir le cheval, il faudrait avoir bâti l'écurie.

—Et que pensez-vous de tout ce que nous voyons, disait-il à ce même interlocuteur, à la fin d’une de ces fatigantes excursions?

— Quel dommage, reprit le prince proscrit avec une nuance de mélancolie, qu’on meure ici comme ailleurs!

Pendant que ces visites faites de bonne grâce aux monuments de la vieille Rome rassuraient les païens sur les desseins immédiats de l’empereur, d’autres victimes plus intéressantes de son despotisme religieux s’assemblaient secrètement dans la ville, pour aviser aux moyens de tirer parti de sa présence. C’étaient les chrétiens restés fidèlement attachés à leur pontife proscrit. Le nombre en était très-grand, et à leur tête figuraient beaucoup de dames de distinction, femmes de sénateurs ou de hauts dignitaires. Elles pressaient sans relàche leurs maris d’aller trouver l’empereur et d’obtenir de lui le retour de l’évêque. «Si vous n’en venez pas à bout, disaient-elles, nous quitterons la ville et nous irons retrouver cet auguste et cher exilé.» Les hommes, plus intimidés ou moins zélés, étaient difficiles à déterminer. « Allez-y vous-mêmes, finirent-ils par dire : à nous autres, Constance ne pardonnerait pas une démarche qui lui déplairait; mais il ne voudra pas sévir contre des femmes : il vous accordera ce que vous demandez, ou du moins il vous renverra sans vous faire de mal.» A la réflexion l’avis parut bon, et les dames chrétiennes se décidèrent à se rendre en pompe, et parées de leurs plus beaux ornements, au palais de l’empereur. En voyant entrer dans la cour de son palais ces matrones, dont il n’eut pas de peine à reconnaître la qualité, l'empereur ordonna qu’on les introduisit, et il leur fit très-bon accueil.

—Seigneur, lui dirent-elles, en se jetant à ses pieds, prenez pitié de cette grande ville privée de son pasteur et exposée à l’invasion des loups ravissants.

—De quoi vous plaignez-vous, reprit l’empereur? Vous avez un évêque tout à fait en état de remplir sa charge.

Les dames lui représentèrent que Félix n’était qu’un intrus dont les bons chrétiens fuyaient la communion.

Le favorable accueil de la ville, le plaisir qu’il prenait à s’y trouver, avaient mis l’empereur en veine de douceur. Il voulait obliger tout le monde, et c’est à celte charitable intention sans doute qu'il faut attribuer une pensée que Théodore lui prête, mais à laquelle il est difficile de croire qu’il se soit sérieusement arrêté. Il annonça, dit cet historien, l'intention d'offrir à Libère la permission de revenir, à la condition qu’il consentirait à partager avec Félix le siège épiscopal. Cette idée plaisante, qui attestait la profonde ignorance du chrétien qui se mêlait de régir l’Eglise, circula rapidement dans la ville.

C'était jour de cirque, et Constance assistait aux jeux. Le projet de l'empereur se répandit sur tous les bancs, et fut accueilli par un concert de quolibets et de railleries : «Voilà qui va bien, disait-on; il y a deux factions dans les jeux du cirque : chacune a déjà ses couleurs; chacune aura aussi son évêque.» Puis, passant de la plaisanterie à une émotion plus sérieuse que le lien ne paraissait le comporter, la foule eu chœur s’écria : « Un Dieu! un Christ! un évêque!» Il n'en fallut pas davantage, sans doute, pour détourner Constance de son étrange projet, et ne voulant pas se créer d’embarras en face de la foule excitée, craignant tout ce qui ressemblait à une commotion populaire, il se borna à laisser espérer qu’il ferait quelque chose pour Libère, si Libère, à son tour, entendait raison. Cette vague promesse ne l’empêchait pas de rester en amitié avec l’usurpateur Félix, comme on peut le voir par plusieurs lois qu’il lui adressa pour renouveler, en les accroissant, les privilèges de son Eglise. Une singulière disposition, que nous avons déjà rencontrée, et qui exemple des impôts ordinaires, même les opérations commerciales des ecclésiastiques, et étend celle exemption à leurs femmes et à leurs enfants, y est reproduite et amplifiée.

Jusqu’au bout de son séjour, Constance fut fidèle, à ce système de conciliation. Satisfait de la soumission de tous ses sujets, il leur témoigna à tous son contentement : aux chrétiens il accorda, non la suppression complète, mais la flétrissure officielle des combats de gladiateurs, dans une loi qui interdisait à tout militaire d’y prendre part. Avec les ariens il tint quelques conférences sur les questions dogmatiques, et discuta des formules de foi. Avec les sénateurs qui se plaignaient toujours de la lourde charge des fonctions publiques, il combina une série de mesures pour faire revenir dans la cité les gens riches qui s’en éloignaient et laissaient ainsi peser sur les nobles présents le fardeau entier des devoirs civiques. Au peuple, enfin, il accorda des jeux, des représentations presque constantes, où il laissa la foule faire la loi elle-même, allonger, modifier le programme comme elle l’entendait. Enfin, il promit à la ville, connue marque de son souvenir, de lui faire venir d’Égypte le grand obélisque d'Héliopolis, que son père Constantin avait fait transporter à Alexandrie. La promesse fut tenue, en effet, l'année suivante, et c’est le même monument qui fait face aujourd’hui, sur la place de Saint-Jean-de-Latran, à la métropole de Rome.

Un mois s’écoula dans ces occupations et ces divertissements, et Constance y prenait tant de plaisir, trouvait l’air de Rome si pur et si doux, qu'il y fut resté volontiers plus longtemps. Mais des alarmes conçues sur la sécurité des frontières de Mœsie et de Pannonie, les soins d’un traité de paix ou du moins d’une trêve à renouveler avec les Perses, l’arrachèrent à ces distractions et le ramenèrent vers les provinces septentrionales, qui étaient devenues le siège obligé du pouvoir impérial. Il était de retour à Milan, et de là à Sirmium, avant la fin de l’année 357. Il y avait donné rendez-vous à la fois au préfet du prétoire, Musonien, qui arrivait d'Orient, porteur des propositions de Sapor, et à Osius de Cordoue, venu d’Espagne, dont on lui avait mandé que l'intelligence s’affaiblissait, et dont il espérait, à l’aide de ses conseillers habituels, Ursace et Valons, vaincre enfin la résistance.

Avec Musonien l’entrevue fut courte, et les affaires assez promptement réglées. Le préfet repartit, muni de pleins pouvoirs de l’empereur pour conclure le traité. Avec Osius, la négociation fut plus longue et plus pénible. Il arrivait accompagné de Potame, évêque de Lisbonne, que les ennemis d’Athanase avaient entièrement gagné à leur cause. Un mois durant, le vieillard, plus que centenaire, fut assiégé d'instances, de menaces, d’obsessions de toutes sortes. Un séjour incommode sous un ciel rigoureux, loin du soleil de sa patrie, était le moindre des tourments qu’on lui imposât. Mille privations venaient accroître pour lui les infirmités de la vieillesse; et en même temps on le poursuivait d’argumentations et de sophismes, auxquels son esprit très-simple s’était toujours difficilement prêté, et auxquels sa tête affaiblie ne pouvait maintenant plus suffire. Las enfin autant qu’étourdi, ne comprenant plus ni ce qu’on lui disait ni ce qu’il faisait, le vieux confesseur finit par faire entendre qu’il se soumettrait à l’empereur et qu’il se prêterait à tout, pourvu qu’on le laissât tranquille.

Celte soumission, extorquée à la faiblesse de l'âge, fut exploitée avec une ardeur et une habileté incroyables. On présenta à la signature d’Osius non-seulement l'édit d’exil d’Athanase, mais une nouvelle profession de foi (c'était la coutume des hérétiques d’en faire tous les jours de nouvelles). Celle-ci allait dans la voie de l’hérésie d’Arius beaucoup plus loin qu’aucune des précédentes: elle attribuait exclusivement à la personne du Père les qualités de Tout-Puissant, d’Invisible, d'immortel et d’impassible; elle affirmait que le Fils est inférieur au Père en majesté, en honneur, en gloire et en dignité, qu'il lui est soumis en toute chose, et elle défendait, comme inutile et superflue, toute discussion sur la similitude ou l'identité de substance des diverses personnes divines. C’était l'annulation de l’œuvre de Nicée. On la fit revêtir de l’adhésion du président même du grand concile.

C’était un coup terrible pour la foi; mais ce n'était pourtant pas le comble. Dans les jours de péril, et sur le champ de bataille, la faiblesse est contagieuse. A peine la défection d’Osius était-elle connue, et pendant que le héros de tant de luttes traînait languissamment sur le chemin d’Espagne sa vieillesse humiliée, des lettres venues de Bérée, en Thrace, apprirent que l’exil ébranlait aussi la fidélité du chef même de l’Église: Libère faiblissait. Sa nature, plus généreuse que ferme, s’était exaltée jusqu’à l’héroïsme pendant l’émotion des jours de crise. Mais ce courage un peu factice tombait dans la solitude; l’oubli, le silence de l’exil le plongeaient dans un morne accablement. On l’avait séparé de tous les prêtres de son église, et même d’un diacre très-aimé qui était son secrétaire et son favori. L’évêque de Bérée, Démophile, Fortunatien, évêque d’Aquilée, l’un et l’autre dévoués aux schismatiques, ne cessaient de l’entretenir des bonnes dispositions de l’empereur à son égard, du léger sacrifice qu’on lui demandait, du repos de l’Église qui dépendait de sa complaisance. L’Orient entier, lui disait-on, n’attendait qu’un mot pour rentrer dans la paix. Athanase, qu’il n’avait jamais vu, valait-il donc à lui seul la paix du monde? Le récit des scènes qui s’étaient passées à Rome acheva d’allumer chez l’exile le désir passionné de se retrouver dans sa ville chérie, dans sa dignité sans égale dans le monde, au milieu du respect et de l’amour de l’élite du genre humain. « Ce goût de la gloire humaine fut, di le grave Baronius, la Dalila qui triompha de l’âme de ce Samson.» Il se décida enfin à faire savoir à Constance, par l’intermédiaire d’Ursace et de Valens, qu’il était prêt à faire sa paix avec les Orientaux, et que, s'il avait jusque-là défendu Athanase, c’était pour rester fidèle à la décision de Jules, son prédécesseur, plutôt que par conviction personnelle. Sa lettre, d’un ton humble, suppliant, et qu’on dirait mouillée de ses larmes, attestait à la fois l’angoisse et l'affaiblissement de son âme.

En retour, on lui envoya à signer une formule de foi dont le mot consubstantiel était effacé. Quelle était cette formule? dans quels termes était-elle conçue? de laquelle des réunions nombreuses que le schisme tenait depuis trente années, était-elle émanée? assurément ce n’était point celle qu’Osius venait de signer : des textes très-positifs s’opposent à cette conjecture, qui serait pourtant la plus naturelle. Mais quel choix avait-on fait parmi ces mille formules adoucies, qui avaient été essayées, puis abandonnées, à Antioche, à Milan , et à Sirmium même, dix années auparavant? C’est sur quoi disputent et disputeront longtemps encore les érudits de toute nature et de toute croyance, sans pouvoir ni se tirer de l’obscurité des textes, ni se défaire de leurs arrière-pensées systématiques. La question, à peu près insoluble, est sans importance pour le dogme. Quelle qu’ait été l’erreur de Libère, qu’elle ait consisté dans l’abandon d’un innocent et la simple suppression d’un mot consacré; qu'elle l’ail entraîné jusqu’à l’affirmation indirecte d’une opinion qui pouvait atténuer la dignité du Christ, elle est douloureuse, mais non compromettante pour l’Église. Nul théologien n’a jamais pu penser que Libère, seul, sans conseil, adhérant timidement, sous l'influence de la violence et contre son opinion connue, à une décision de foi qu’il n'avait ni rédigée, ni discutée, ait eu aucune qualité pour engager avec lui soit l’Église soit la papauté; il parlait comme simple fidèle, et faiblissait comme simple pécheur. Les faiblesses d’un homme ne sauraient porter atteinte à l’autorité ni de l’Église, ni du siège de Rome.

Deux chutes si éclatantes auraient dû, ce semble, porter le découragement dans les rangs des fidèles, et l’exaltation du triomphe parmi les zélateurs de l'hérésie. Par une heureuse dispensation de la Providence, et par un de ces retours d’opinion fréquents dans les temps de partis, ce fut le contraire qui arriva. La défection d’Osius et de Libère marqua comme le point culminant que devait atteindre le débordement de l’hérésie. Parvenue presque au sommet de l’Eglise, elle allait, comme une marée qui se relire, commencer lentement à descendre.

La division des vainqueurs est l’écueil de toute victoire, et le christianisme triomphant en avait fait lui-même; malgré la protection divine, la douloureuse épreuve. L’hérésie arienne, née et nourrie de l’orgueil humain, celte source de toute discorde, ne devait point échapper à la condition commune. A vrai dire, elle renfermait dans son sein, dès le premier jour, le germe d’une division que toute l’habileté de ses chefs avait réussi à pallier, mais non à étouffer, et que le cours des temps, l’enivrement du succès, comme le développement logique des idées, devaient manifester chaque jour davantage.

Tout le dogme de la Trinité, fondement du christianisme, repose sur deux vérités principales : l’unité de la substance, la distinction des personnes divines. Il n'y a qu’un Dieu en trois personnes. Telle est la doctrine enseignée par Jésus-Christ et empreinte, pour ainsi dire, avec le sceau du baptême, sur le front de tous les chrétiens. Telle était la croyance qui, transmise par la tradition de l'autorité et reçue par la soumission des fidèles, s’était conservée intacte pendant des siècles. Mais du jour où le raisonnement s’était éveillé, et, à l’aide des armes toujours dangereuses de la philosophie, avait essayé de sonder la profondeur du mystère, deux hérésies contraires avaient pu naître. Méconnaître, ou l’unité de la substance, ou la distinction des personnes; assimiler complètement le Fils au Père, pour tout perdre ensuite dans leur unité substantielle; ou bien oublier la divinité qui leur est commune, pour ne songer qu’à leur distinction personnelle, telles étaient les deux erreurs contre lesquelles la pensée humaine, aux prises avec le mystère, avait dû venir échouer. Sur l’un de ces écueils, Sabellius avait sombré; Arius avait témérairement touché l'autre.

On a pu voir avec quel soin l’Eglise assemblée à Nicée avait tracé entre ces erreurs opposées le sillon étroit de sa doctrine. Les anathèmes qui frappaient l’arianisme naissant, n’avaient point épargné l’erreur, déjà auparavant condamnée, de Sabellius. En maintenant contre Arius l'unité substantielle, l’égalité absolue du Fils et du Père, le concile n’avait pas négligé de rappeler que cette identité pourtant n'équivalait point à une confusion complète. Par une de ces décisions suprêmes que l’intelligence doit accepter plutôt gue sonder, mais qui lui projettent comme un trait de lumière dans l’obscurité où elle se perd, le concile avait soigneusement maintenu, en regard l’une de l’autre, l’unité de la substance et la distinction des personnes.

Ces précautions pourtant n’avaient pas suffi pour lever tous les doutes et prévenir toutes les calomnies. A peine la délibération terminée, ceux qu’elle avait vaincus et réduits au silence, ne s’étaient pas tenus pourtant pour battus. Ils ne s’étaient pas, comme on l’a vu, fait faute de répéter que, pour se retenir sur la pente où Arius avait placé la foi, le concile, par un brusque mouvement de réaction, venait de se précipiter dans l’extrémité opposée. Le mot consubstantiel servait principalement de prétexte à ces attaques. C'était, disait-on, un mot nouveau qui ne se trouvait pas dans les Écritures, que Jésus-Christ n’avait pas prononcé et qui pouvait donner matière à de dangereux commentaires. Puis bientôt, les imprudences et les excès de langage de quelques ennemis d’Arius, comme Marcel d’Ancyre, ou Photin de Sirmium, avaient accrédité chez un grand nombre de membres de l’Eglise d’Orient l’idée que les rédacteurs du symbole de Nicée prêtaient le flanc, à leur insu, au retour de l’erreur sabellienne. Des hommes simples, très-sincèrement attachés à la foi traditionnelle, nullement suspects d’innovation, et peu versés dans les discussions dogmatiques, étaient amenés par là à considérer le mot consubstantiel comme une périlleuse invention, qui, au lieu de préserver l’Église du naufrage, avait ouvert une voie d’eau dans sa nacelle déjà battue de tant de vents.

Trente années durant, cette crainte avait été exploitée sans relâche, celle idée commentée sous mille formes, répétée sur mille tons par Eusèbe et ses héritiers. Insensiblement, la pression du pouvoir et la faiblesse des cœurs aidant, leur tactique avait gagné du terrain. Ceux même qui ne partageaient pas leur manière de voir s’y associaient souvent par désir de paix. Si l’on pouvait, avec le sacrifice d’un seul mot, et d’un mol d’origine nouvelle , satisfaire l’empereur et rétablir la paix, pourquoi s’obstiner à refuser celte satisfaction à des frères et à un maître? Ainsi raisonnaient dans toutes les villes d’Orient tous ces gens dont les partis abondent, d’un esprit doux mais faible, d'une nature conciliante et timide, qui craignent les périls et répugnent aux violences de la lutte. A ceux-ci Athanase paraissait toujours respectable par ses vertus, mais incommode par ses exigences. Sans le condamner trop sévèrement, ils le jugeaient emporté par un excès de zèle, peut-être par un amour-propre d’auteur. Le changement d'un seul mot, disait-on, valait-il tant de désordre? Bien plus, ce n’était pas même un mol; une lettre seule suffirait. Que l’on insérât une seule lettre, un iota, dans le mot sacramentel; qu’au mol on consentît à substituer le mot delà même substance, qu’on fît ainsi substance semblable; celte expression adoucie rassurerait bien des consciences troublées; personne ne réclamerait contre une telle transaction. Les évêques alors rentreraient dans leurs sièges; les sanctuaires seraient rouverts, les deux pouvoirs seraient réconciliés, et rien n’arrêterait plus les destinées triomphantes de l’Église

Tels étaient les raisonnements spécieux et même les motifs véritables d’une grande partie de ceux qui s’engageaient chaque jour dans les rangs de l’arianisme. A vrai dire, c’était la plus grosse et la meilleure fraction des dissidents qui pensait ainsi. Des scrupules un peu puérils, un goût de conciliation qui dégénérait en excès de complaisance; tous ces sentiments, plus pusillanimes que coupables, n’étaient point incompatibles avec un fonds de vertu chrétienne et un attachement sincère à la foi. C’était le cas de Basile d’Ancyre, de George de Laodicée, d’Eleuze de Cyzique; tel avait été aussi, tout en se compromettant moins, Maxime de Jérusalem; et son disciple et son successeur, Cyrille, quoique d’un esprit plus ferme et d’une doctrine plus sûre, ne se détachait pas encore tout à fait du même groupe.

Mais en regard de ces esprits incertains, qui formaient le fond et comme la masse du parti, d’autres se présentaient qui servaient sons le même drapeau, tout en étant animés de sentiments bien différents, et à la poursuite d’une plus liante ambition. Ceux-là, véritables dépositaires de la doctrine d’Arius, ne s’arrêtaient point à quelques chicanes de mots; c’était toute une révolution qu’ils apportaient dans les idées. La tradition des Pères, le texte des Ecritures, tout cela au fond leur importait peu. Le renom de novateurs philosophiques leur inspirait moins d'effroi que d'attrait. L'arianisme n’était pour eux qu’un moyen de mettre d'accord la foi de l'Église avec un système de métaphysique très-voisin de celui des néoplatoniciens d’Alexandrie. Au sommet de l’échelle des êtres, un Dieu unique, impassible, invisible, inconnu; l’unité des Éléates, le terme absolu de toute dialectique, l’abîme et le silence des systèmes orientaux, sans rapport avec le monde et sans action sur sa durée; au-dessous de lui le Verbe, la première des créatures, en même temps que l’intermédiaire de toute création; le lien de la divinité et du monde, l’organisateur de la matière; la transition du fini à l’infini, voilà le système que, moitié par voie d’interprétation des textes, moitié par déduction dialectique, ils se proposaient hardiment de substituer à la notion simple de la Trinité chrétienne. Arius en avait dessiné à Nicée les premiers linéaments, au milieu du scandale de l'assistance. Comprimée par les anathèmes de l’Église et les arrêts sévères de Constantin, atténuée, amoindrie; désavouée par son auteur même cette doctrine pourtant n’avait jamais péri complètement; elle avait toujours circulé dans l’ombre, au sein de quelques écoles cachées. Enhardie par l’exil du héros de Nicée, elle se produisait de nouveau au grand jour et déployait aux yeux des fidèles épouvantés la témérité de ses conséquences.

Ainsi se dessinait une seconde fraction du même parti, d’un esprit tout opposé à la première, minorité audacieuse qui suppléait au nombre par l’activité. Elle avait trouvé récemment un chef habile dans un aventurier du nom d’Aétius, sorti des dernières classes du peuple, un de ces hommes de bas étage, mais d’esprit entreprenant, qui montent à la surface des sociétés politiques et religieuses, quand l’orage en trouble le fond. Esclave dans sa jeunesse, puis ouvrier en métaux, puis serviteur d’un médecin qui lui avait appris les éléments de son art, Aétius avait fait successivement tous les métiers et s’en tint assez long­temps à celui de son dernier maître. Pratiquant l’art de guérir, avec l’audace d’un empirique, il gagna de l’argent, vint à Antioche et se fit admettre dans des écoles de médecine, où on remarqua vite, dans les discussions, la force de ses poumons et son imperturbable faconde. Il sentit bientôt que, dans un temps où les discussions théologiques pouvaient mener à tout, de tels talents seraient encore mieux placés dans une école de théologie; mais les premiers éléments des lettres lui manquaient. Il se mil, sans fausse honte, au service d’un maître de grammaire, pour les apprendre; et en peu de temps il en savait assez pour entreprendre contre son professeur même une discussion sur les Ecritures, où il parut avoir l’avantage. Encouragé par le succès, il étudia avec plus d’ardeur sous la direction de plusieurs prêtres et évêques ariens d’Antioche, de Tarse , et d’Anazarbe, et donna publiquement des conférences sur divers sujets. Mais un voyage à Alexandrie acheva de le consommer dans l’art de raisonner. «Ce fut là, dit saint Épiphane, qu’à l’école d’un sophiste aristotélicien, travaillant du soir au matin, il apprit la dialectique et ne songea plus qu’à expliquer par des figures logiques tout l’ordre des choses divines. » Ce fut là aussi, sur cette terre natale du néoplatonisme et de la doctrine arienne, qu’il osa donner à son système tout son développement et en tirer des conséquences qui auraient peut-être fait reculer Àrius lui-même. Dépouillant tout artifice de langage, il déclara qu’il ne pouvait exister entre le Père et le Fils, entre l’Ètre infini et son Verbe, non-seulement aucune unité, ni aucune égalité, mais pas même de similitude. Le Fils n’était pas même l'image du Père. Vainement lui objectait-on, du sein même de l'école arienne, les textes précis des Ecritures, Clément d'Alexandrie, Tertullien, Origène : il répondait qu’il se moquait des autorités, et qu'il fallait tout résoudre par le raisonnement et tout réduire en syllogisme.

Il s’en fallait beaucoup assurément que la hardiesse de tels procédés fût goûtée, ou que la rigueur de telles conséquences fût admise par la majorité des prélats ariens, et le scandale qu’Aétius causait parmi les fidèles donna lieu de très-bonne heure, surtout chez les schismatiques, qui se sentaient compromis, à de très-graves inquiétudes et à de très-vives récriminations. Aussi Aétius, qui s’était flatté sans doute de parvenir aux grandes dignités ecclésiastiques, ne put aller au-delà du rang de diacre, que lui conféra l’évêque d’Antioche, Léonce, et dont il ne put même tranquillement exercer les fonctions. Mais le désordre était grand dans toutes les églises d’Orient; toute répression sévère y était impossible, et Aétius était l’homme du monde le mieux fait pour profiter de ce relâchement. Actif, grand parleur, toujours en mouvement et en visite, de mœurs faciles lui-même et prêchant aux autres une morale commode  il savait se faire bien voir des hommes influents. De retour à Antioche, il avait réussi à se mettre en grâce auprès de César Gallus, qui goûtait un prédicateur de sa sorte, et l'employait dans des missions confidentielles; et il avait dû à celle faveur quatre ans d’un enseignement tranquille. Constance le connaissait et l’estimait moins; mais, pour les exécutions violentes auxquelles sa politique se portail, il fallait des gens d’entreprise, déterminés, prêts à payer de leur personne, et pouvant éblouir la foule. Aétius était inappréciable dans de telles occasions. Aussi, à peine l'usurpateur Georges était-il arrivé à Alexandrie, qu’Aétius était accouru à sa suite, prêt à monter sur la brèche, à prêcher, à tenir école, à attaquer de toute manière les amis et les opinions d’Athanase. Grâce à ces services précieux et à ses puissantes protections, Aétius, souvent inquiété, jamais découragé, suspect au grand nombre, mais attirant la curiosité et plaisant aux esprits aventureux, avait pu dix années durant répandre tout haut sa doctrine, et rassembler autour de lui un groupe assez redoutable d’élèves et de partisans.

Intentions, mobiles et croyances, tout différait donc, on le voit, entre les deux nuances de chrétiens qui pourtant marchaient unies, depuis trente ans déjà, sous les bannières de l’arianisme. Ici, le goût de la paix poussé jusqu’à l’abandon de la vérité : là, l’esprit de contention et l’audace des systèmes. Ici, la terreur d’une innovation, même verbale: là, l’entreprise avouée de reformer la foi par la philosophie. A vrai dire, avec de telles divergences, une si longue union n’eût pas été possible, si entre ces deux caractères opposés ne s’était placé dès l’origine un intermédiaire plus habile que l’un et plus résolu que l’autre, dont l’ascendant avait su les contenir. C’était un petit noyau de prélats ambitieux, pour qui les idées comme les croyances étaient peu de chose, mais pour qui le pouvoir était tout. On en a vu le modèle achevé dans Eusèbe de Nicomédie : mais l’original avait suscité plus d’une copie. Du jour où le goût malheureux de la race de Constantin pour les discussions théologiques avait été connu, il s’était trouvé plus d’un flatteur avide, même sous la robe sacerdotale, pour recueillir précieusement le secret d'un nouveau moyen de brigue et de puissance. Des prêtres corrompus par la faveur, des courtisans intrus dans le sanctuaire, n'avaient plus considéré les débats dogmatiques que comme un moyen de servir des querelles de palais et des rivalités d’antichambre. Avoir un parti dans l’Église et le faire prévaloir à la cour, ce fut la pensée sacrilège que plus d’un successeur des apôtres osa porter à l’autel. Dans de telles vues, et pour forger un instrument de servitude, l’hérésie était commode et même nécessaire; car l’erreur a des souplesses qu’ignore l’inflexible vérité. Mais il fallait une hérésie modérée, peu bruyante, point populaire, une hérésie de cour et de palais, pour ainsi dire, qui ne causât point trop de scandale au vulgaire chrétien, qui n’inquiétât pas trop la conscience du prince, qui sût se contenir elle-même dans les bornes de la sagesse politique. C’était à ce point de vue qu’Eusèbe et ses imitateurs avaient envisagé l’arianisme, et dans ce sens qu’ils l’avaient gouverné. Planant ainsi des hauteurs de leur ambition sur les deux partis qui subdivisaient le schisme; étrangers aux scrupules des uns comme aux emportements des autres; aussi peu timorés que téméraires, ils les méprisaient également et les nattaient successivement. Car ce n’était pas trop du concours de ces deux forces, pour tenir tète an seul adversaire qui leur parût digne à la fois et de leur estime et de leur haine; à cet Athanase, aussi dédaigneux des intrigues de cour qu’habile à les pénétrer, pour qui la politique n'avait pas plus de secrets que la dialectique d'ambages, qui d’un regard lisait sous leurs masques et d’un mot flétrissait leurs ruses. C’était contre ce rocher de la foi qu'épuisaient tous leurs efforts, en Orient Ursace et Valens, en Occident les gens comme Acace, de Césarée, l’habile et astucieux successeur du flatteur de Constantin. Et ne perdant jamais de vue ce point de mire, tour à tour caressants et altiers, sachant menacer, céder, revenir à la charge, alarmer la confiance des faibles, contenir les exaltés, assiéger l’oreille du prince, ces excellents capitaines avaient réussi à tenir pendant un quart de siècle leurs troupes ralliées, pour marcher à l’assaut du pouvoir et à la ruine de leur ennemi.

Le temps était venu, cependant, où l’efficacité de celte politique était épuisée, et où le maintien de l'union n’était plus possible. La division intérieure, après avoir grandi longtemps en silence, devait enfin éclater. Les hardiesses chaque jour plus choquantes d’Aétius excitaient chaque jour aussi, de la part des ariens modérés, de plus vives réclamations. Ils se sentaient entraînés, malgré eux, sur une pente qui bordait un abîme, et ne trouvaient plus aucun point d’arrêt pour se retenir. Le comble fut mis à leurs inquiétudes, lorsque, vers le commencement de 358, ils apprirent coup sur coup que le siège primatial d’Antioche, vacant par la mort de Léonce, était tombé, par suite d'intrigues et de violences, entre les mains d’un ami et d’un soutien connu d’Aétius, Eudoxe, évêque de Germanicie; et que le premier acte du nouveau pontife avait été de mander son confident auprès de lui, et de promulguer en Orient la formule même de foi qu’on venait défaire signer à Osius, à Sirmium. Cette formule, si explicite sur l’inégalité des deux personnes de la Trinité, acceptée avec tant d’empressement et promulguée avec tant d’emphase, devenait par là comme le symbole de la nouvelle doctrine philosophique, et elle apparaissait revêtue de l’assentiment de l’empereur et de l’adhésion d’un des plus illustres confesseurs de Nicée. On disait même qu’on la portait au pape Libère, et qu’il allait y apposer sa signature. Le péril de la foi était donc imminent, même pour les yeux les plus aveuglés. Les modérés sentirent enfin qu’il était temps de s’arrêter dans une telle voie.

Le signal fut donné par quelques prêtres d’Antioche qui s’étaient opposés aux desseins d’Eudoxe, et qu’il avait chassés de son Église. Ils allèrent trouver Georges de Laodicée, et celui-ci, prenant l’alarme à l’instant, invita tous les évêques qui appartenaient à la même nuance intermédiaire que lui, à se réunir pour tenir conseil sur la conduite à suivre. Un petit conciliabule fut ainsi formé à Ancyre par les principaux prélats d’Asie Mineure, parmi lesquels on eût été heureux de compter Cyrille de Jérusalem, le plus honoré et le plus illustre de tous ceux qui, dans la crise précédente, n’avaient pas pris nettement le parti d’Athanase. Mais on apprit en même temps qu’il était tombé en différend avec son métropolitain Acace de Césarée, et qu’illégalement déposé, il errait, chassé de son siège, malgré ses protestations. Ce coup, qui semblait annoncer une guerre déclarée à tout ce qui ne partageait pas l’exaltation des partis, extrêmes, ne fit qu’inquiéter davantage tous les ariens modérés. Sous l’empire d’une crainte qui les touchait personnellement, les évêques réunis à Ancyre, rassemblèrent tout leur courage et anathématisèrent hardiment, sinon la formule de Sirmium elle-même, au moins toute la doctrine qui y était consacrée. Dans une lettre circulaire d'une longueur démesurée et d’un style un peu embrouillé, adressée à tous les évêques d’Asie Mineure, ils établirent longuement la parfaite similitude de la substance du Père et du Fils, avec des arguments qu’à l’éloquence près on croirait empruntés à saint Athanase. Après quoi, cependant, pour qu’on ne les accusât pas de démentir tout leur passé, ils conclurent en anathématisant aussi formellement le mot consubstantiel. Mais, malgré cette réserve, plus verbale au fond que réelle, la division de l'arianisme était consommée: les deux fractions avaient désormais leurs symboles , leurs chefs , leurs mots d’ordre, leurs surnoms différents. On appela les uns  semi-ariens; les autres reçurent du public le nom d’anomœens, du mot grec qui signifie dissemblable. Mais pour qui serait l’empereur? Ce fut la question qu’à peine l’acte de courage consommé, chacun des membres de la réunion se posa avec inquiétude.

Ce n’était pas tout, en effet, d’avoir protesté pour son honneur et sa conscience: il fallait aussi mettre sa personne en sûreté. Tout intimidés de leur audace, les prélats semi-ariens, Basile d’Ancyre en tête, se faisant accompagner d’un prêtre qui avait été chambellan, allèrent se jeter aux pieds de l’empereur pour lui expliquer pourquoi ils avaient osé, en matière de foi, penser ce jour-là autrement que lui Ils trouvèrent Constance de retour à Sirmium d’une expédition heureuse qu’il avait faite au-delà du Danube. Il avait déjoué les ruses des Sarmates, en avait taillé en pièces un grand nombre, puis s’était décidé à conclure avec eux un traite qui leur était avantageux, en vertu duquel il les avait remis en possession lui-même d’un territoire usurpé par leurs sujets révoltés. Ses soldats lui avaient décerné, pour ce haut fait, le surnom de Sarmatique. Il leur avait fait un beau discours et rentrait en triomphe. Tout allait donc bien pour le maître du monde, et cette prospérité croissante le maintenait en humeur bienveillante.

D’ailleurs Constance, comme son père, se croyait chrétien accompli, et à beaucoup de prétentions théologiques il joignait beaucoup de méfiance contre les philosophes. Les semi-ariens se firent donc aisément écouter, quand ils représentèrent la formule de Sirmium comme entachée d’un esprit philosophique dangereux. Puis ils surent insinuer, non sans adresse, qu’Aétius et ses amis avaient été bien avant dans la confiance du césar Galles, si justement puni pour ses conspirations, et qu’on ne savait pas jusqu’où l’amitié avait pu pousser la confidence. Tout cela fut représenté en langage fort décent, avec cette attitude soumise de plaideurs devant un juge, qui était, suivant Constance, la tenue convenable pour des évêques devant l’empereur, et à laquelle il n’avait jamais pu plier ni les Athanase, ni les Lucifer, ni les Hilaire. La supplique fut donc bien venue, et mandant auprès de lui ses conseillers Ursace et Valens, aussi bien que les autres évêques de sa cour, l’empereur leur demanda avec quelque aigreur pourquoi ils l’avaient laissé s’écarter de la vraie doctrine au sujet de la substance divine. Trop bons courtisans pour ne pas sentir dans quel sens souillait le vent de la faveur, Ursace et Valens jouèrent la surprise et l’innocence, s'excusèrent de n’avoir pas inséré dans leur symbole le mot de semblable en substance, sur ce que, décidés à faire disparaître le terme de consubstantiel, cause de laid d’orages, ils n’avaient pas bien saisi la différence de deux expressions si voisines : une fois instruits de la valeur de cette correction, ils promirent qu'ils ne feraient nulle difficulté de s't ranger. On modifia donc, on plutôt on relira la dernière formule de Sirmium. Pour plus de solennité, on fit venir de Bérée le pape Libère, qui attendait toujours dans l’angoisse le prix de sa faiblesse, et qui dut s’estimer heureux qu'on ne lui demandât pas d'aller plus loin dans la voie des concessions. De concert avec cette haute autorité, le Homoiousios fut intronisé dans le symbole à la place de Homoousios, omis sinon condamné. Enfin, pour achever le triomphe du semi-arianisme, Constance prit la plume lui-même, révoqua la nomination d’Eudoxe au siège d’Antioche, le traitant officiellement de sophiste et de coureur, et le bannit eu compagnie d'Aétius et de ses principaux disciples. Puis, après avoir joint ces nouvelles victimes à tant d'autres, et frappé des mêmes peines ce qu'il regardait comme des excès contraires, il crut sincèrement avoir sauvé la loi et plaça l'Eglise dans un juste équilibre, à égale distance entre Aétius et Athanase.

Mais sa satisfaction n’était au fond nullement partagée par ses conseillers habituels, les prélats politiques et courtisans, les eunuques, les chambellans, tout ce monde actif et remuant qui ne considérait la religion que comme un instrument d’intrigue. Pour tous ceux-là, le pas rétrograde que venait de faire l’empereur était un légitime sujet d’inquiétude. La perspective d’un accommodement possible entre les orthodoxes d’Occident et les Orientaux modérés, cet objet des vœux de tous les dissidents honnêtes, ne leur souriait nullement : ils n’y voyaient que le retour en grâce d’adversaires jurés, et, par suite, l’ébranlement de leur propre crédit. Leur crainte fut redoublée lorsqu’ils apprirent que l’empereur, de plus en plus séduit par ses succès théologiques, rêvait la convocation d’un grand concile universel, où il se proposait probablement de faire réformer le symbole de Nicée dans le sens du semi-arianisme, et de l’imposer ensuite, sons cette forme mitigée, au monde chrétien tout entier. Pour mieux égaler la gloire de son père, en même temps qu’il croyait corriger ses fautes, c’était à Nicée même que Constance se proposait de provoquer une nouvelle réunion de l’Église. Avec la perspicacité de l’intérêt personnel, les prélats politiques devinèrent à l’instant que, dans une telle assemblée, la majorité serait nécessairement formée par les plus modérés de toutes les opinions : on se verrait, on s’expliquerait, bien des méfiances tomberaient, bien des calomnies seraient réfutées, les orthodoxes sauraient exploiter à leur profit les alarmes causées aux semi-ariens par les exagérations d’Aétius; et de ce rapprochement d’idées analogues et de sentiments communs la paix pouvait sortir. Or, le trouble est l'élément de l’intrigue, et la paix lui répugne par instinct.

Ce qui justifiait leurs inquiétudes, c’était l’apparition simultanée d’un éloquent manifeste de conciliation, fait par l’un des plus illustres proscrits de la foi catholique, l’évêque de Poitiers, Hilaire. Hilaire, banni des Gaules, avait été transféré en Asie, et, à peine arrivé, avec le coup d’œil d’un homme habitué aux affaires, il avait promptement sondé la division intérieure qui travaillait l’hérésie, et compris le parti qu’on en pouvait tirer pour ramener ceux qui n’étaient victimes que d’une erreur passagère. Suivant une ligne de conduite un peu différente de celle de ses compagnons d’infortune, il s’abstint soigneusement de toute parole vive contre ses adversaires, rechercha leur conversation, les aborda en tout lieu avec le salut de paix; et, sans s’unir avec eux par la communion des saints mystères, ne fit point difficulté cependant d’entrer dans leurs églises et de se joindre à leurs prières. Il acquit par là leur bienveillance et, eu même temps, la connaissance du trouble de leurs esprits. Il avait prévu la réaction qui s’opérait chez eux, et se tenait prêt à en profiter.

La publication du livre des Synodes, envoyé par lui aux évêques de sa province, suivit en effet immédiatement la révolution de palais qui avait été la suite de cette réaction. Répondant à des questions qui lui étaient posées, Hilaire entreprend, dans ce traité, de donner aux Occidentaux un fil conducteur à travers le labyrinthe des professions de foi orientales. Il reprend, l’une après l’autre, à peu près toutes ces formules, il les discute, les examine, leur donnant à toutes le sens le plus favorable, le plus conforme à l’orthodoxie, dont elles soient susceptibles, ne rejetant absolument, comme impie et blasphématoire, que la dernière formule de Sirmium; et pour toutes les autres, sans justifier l’omission du mot consubstantiel , s’efforçant toujours de prouver que, si le terme ne s’y trouve pas, au moins des idées équivalentes y sont souvent exprimées que, dès lors, le différend est purement verbal et ne devrait pas mettre des chrétiens aux prises. Ses concessions ne vont nulle part jusqu’à abandonner le mot consubstantiel; mais tous ses efforts sont employés à en bien expliquer, à en bien éclaircir le sens, de manière à faire tomber les préjugés, à dissiper les nuages, à donner, en un mot, aux deux partis de l’Église, une intelligence réciproque et charitable de la difficulté qui les sépare. « Le mot consubstantiel, dit-il, ne doit être ni légèrement omis, ni enseigné sans explication. On peut le dire avec piété : il n’y a point non plus d’impiété à l'omettre quand on ne le comprend pas »

Le but du traité entier est évident. A la veille d’un concile universel, c’est un programme tracé aux évêques d’Occident pour faire rentrer dans le sein de la foi, sans les effaroucher ni les humilier, tous les schismatiques modérés d’Oriel, que l’expérience commençait à éclairer. Hilaire, changeant souvent d’interlocuteur, adresse lui-même parfois la parole avec tendresse à ces faibles dans la foi : «O vous, leur dit-il, qui avez pris enfin à cœur la doctrine évangélique et apostolique, vous chez qui, du sein des ténèbres de l’hérésie, la chaleur de la foi se rallume, quelle espérance vous nous avez rapportée de voir renaître la vérité, par l’audace que vous venez de montrer contre l’essor d’une audacieuse perfidie!... L’hérésie, se dévoilant par une profession explicite et d’une autorité publique , allait proclamer tout haut, avec triomphe, ce que jusqu’ici elle ne faisait que murmurer tout bas. Grâce à vous, l’empereur, averti, non de son erreur, mais de celle de ses conseillers, s’est délivré de ses liens.» El il ajoute: « ...Nous sommes en exil, mais qu’importe? Demeurons toujours proscrits, pourvu que la vérité commence à être prêchée.»

Le messager qui portail ces paroles pacifiques en Occident était en même temps chargé d’une autre lettre, où le cœur du saint confesseur s’abandonnait dans un épanchement plus doux; par un contraste touchant, où la même âme se révèle sous deux aspects différents, il envoyait de tendres instructions à sa fille, en même temps qu’à ses frères en épiscopat des conseils pour le gouvernement de l’Eglise.

«A ma très-chère fille Âbra, Hilaire, salut dans le Seigneur.

« J'ai reçu vos lettres, où je vois que vous me regrettez, et je n’en doute pas, car je sais combien est désirable la présence de ceux que nous aimons. Et puisque mon absence vous est pénible, je ne veux pas que vous croyiez que je vous aime moins, parce que je reste si longtemps loin de vous, et je veux m’excuser de mon départ, pour que vous vexiez qu’il vous est bon que je sois parti... Voici donc pourquoi je suis en route. J’ai appris qu’il y axait dans le monde un jeune homme ayant une perle et une robe d’un prix inestimable, et que celui qui pourrait les obtenir de lui aurait des richesses et un bien au-dessus de tous les biens humains. A cette nouvelle, je suis parti pour chercher ce jeune homme, et l'ayant trouvé après un voyage bien difficile et bien long, je l’ai vu et je suis tombe à ses pieds, car il est si beau, qu’ on ne peut le regarder en face. El lorsqu'il me vit prosterné, il me demanda ce que  je voulais; et je lui ai répondu qu’on m’avait parlé de sa robe et de sa perle, et que je venais pour cela ; car j'ai une tille que j'aime beaucoup, et c'est pour elle que je voudrais qu'il me donnât cette robe et celle perle... Ce jeune homme donc, qui est si bon qu’il n'y a rien de meilleur au monde, m’a répondu : As-tu vu cette robe et cette perle que tu me demandes, avec tant de larmes, de donner à ta fille? El je lui ai dit : Se­gneur, j’en ai entendu parler, et je sais qu'elles sont excellentes. Et alors il a ordonné à ses ministres de m’aller montrer la perle et la robe. La robe m’a été présentée d’abord, et j'ai vu, ma fille, ce que je ne puis rendre. Comparée à cette finesse, la soie n’est qu’une toile grossière; comparée à cette blancheur, la neige parait noire; comparée à cet éclat, l’or parait livide... Et puis j’ai vu la perle, et je suis tombé en la voyant, car mes yeux n'en ont pu soutenir le leu... Et comme j'étais là, étendu, quelqu'un des assistants m’a dit : Je vois que vous êtes un bon père, et que vous désirez celle perle et cette robe pour votre fille. Mais, pour accroître votre désir, je vous dirai ce qu’elles ont encore de particulier. Cette robe n’est jamais atteinte par les vers; on ne l’use pas, on ne la souille pas, on ne la déchire pas : elle reste toujours telle qu’elle est. Et la vertu de la perle est telle, que celui qui la porte n’a ni maladie à craindre, ni vieillesse, ni mort... Et ayant entendu cela, je n’ai lait que pleurer et prier davantage. Alors le jeune homme m’a ordonné de me lever et m’a dit : Tes prières et les larmes me touchent, et puisque tu veux donner ta vie pour cette perle, je ne puis le refuser; mais voici mes conditions : La robe que tu me demandes est telle, qu’on ne peut l’avoir si on veut en porter quelque autre, soit de couleur, soit d'or ou de soie : et je la donnerai à celui qui n’aura porté que des vêtements d’étoffe simple et sans teinture. Et ma perle est de telle nature, que je ne la puis donner qu’à ceux qui n’ont point eu d’autres joyaux... Avant donc de la donner à ta fille, il faut savoir ce qu’elle veut faire... C’est pourquoi je vous écris, vous priant de vous réserver pour cette robe et cette perle, si vous ne voulez pas affliger votre vieux père. Si donc on vous apporte une autre robe, de soie on d’or, ou de quelque couleur brillante, dites à celui qui vous l’offre : J’en attends une autre, et mon père est en voyage pour me la rapporter. Jusque-là, la laine de mes brebis me suffit, avec sa couleur naturelle... Et je désire cette robe dont on m’a dit qu’elle ne s’use ni ne se déchire. Et si l’on vous propose une perle à mettre au doigt et au cou, dites : Que voulez-vous que je fasse de ces perles inutiles? J’en attends une plus belle et plus profitable; et je crois ce que mon père m’a dit, parce que lui-même a cru celui qui lui a fait cette promesse.»

A cette aimable allégorie était joint l’envoi de deux hymnes, l’un pour la prière du soir, et l’autre pour celle du malin. En enseignant à son enfant à demander chaque jour l’humble pardon de ses péchés, il lui recommandait également de maudire l’erreur d’Arius et les aboiements de Sabellius. Ainsi se mêlaient dans cette grande âme les suaves inspirations de l’amour paternel aux soins de la charité épiscopale, en même temps qu’un long usage du monde lui faisait porter, dans le gouvernement de l’Église, une prudence exempte de faiblesse, mais non de politique.

Les progrès de son habile travail de conciliation étaient assez actifs pour jeter une grande inquiétude parmi les ariens exaltés, et pour valoir même à Hilaire quelques témoignages de méfiance de la part d’un petit nombre de confesseurs orthodoxes, aigris par l’exil, et qui trouvaient qu’il allait trop loin dans la voie des concessions. Mais, pendant qu’il se défendait contre ces accusations, parties principalement du voisinage de l’ardent Lucifer de Cagliari; pendant qu’il préparait tout, autour de lui, pour agir efficacement sur les délibérations du futur concile, un événement inattendu vint rompre toutes ses mesures, et rendre le courage aux prélats de la cour.

Toute réflexion faite, c’était à Nicomédie, et non à Nicée, que Constance avait indiqué le rendez-vous de l’assemblée. Un lui avait sans doute fait craindre que, sur celle terre natale du grand symbole, le triste contraste du présent et du passé ne fût trop saillant, et que les souvenirs de l’éloquence d’Athanase ne se réveillassent avec trop de vivacité. Au moment où tout était déjà préparé à Nicomédie pour recevoir les évêques, un effroyable tremblement de terre déchira le sol de cette ville et détruisit de fond en comble la grande église bâtie par Constantin. Le faîte en tomba sur la tête de l’évêque Cécrops, et l’écrasa. Le vicaire Aristénète, grand ami de Libanius, eut le même sort dans son palais. Cette catastrophe, précédée d’une extrême sécheresse, eut lieu le 24 août. Elle fut suivie d’un incendie qu’on ne put éteindre pendant plus de cinquante jours, et qui consuma les plus beaux quartiers de la ville et fit périr une grande partie de la population. Le contre-coup de la secousse se fit sentir à Nicée, dans presque toute la province de Pont, et au-delà même du détroit, jusqu’aux portes de Constantinople. Chacun tira parti de l’événement suivant ses croyances et ses dispositions. Libanius en fit le sujet d’une déclamation, où il prenait Neptune à partie pour n’avoir pas épargné la cinquième ville du monde. Le diacre Ephrem, du fond de ses montagnes de Mésopotamie, pleura l’événement dans une élégie sur l’inconstance des choses de la terre. Les chrétiens rappelèrent que le désastre avait été prédit par un saint homme du nom d’Arsace, qui avait péri lui-même avec la ville, et se raillèrent des astrologues qui avaient promis à Nicomédie une durée éternelle. Les païens remarquèrent que c’étaient les bâtiments consacrés au culte par Constantin qui avaient le plus souffert. Les ariens, enfin, ne manquèrent pas de dire très-haut que Cécrops, semi-arien, avait reçu le prix de ses faiblesses récentes pour les défenseurs du Consubstantiel. Mais, au milieu de ces récriminations réciproques, une chose était évidente, c’est que le concile ne pourrait se tenir dans la ville ruinée.

Les évêques, déjà en route, reçurent donc l’ordre de s’arrêter, et Constance dut délibérer de nouveau sur le lieu qu’il allait choisir. Déjà même il revenait à l’idée de désigner Nicée, lorsque les prélats courtisans, par l’intermédiaire de l’eunuque Eusèbe, qui leur était dévoué, lui suggérèrent la pensée de renoncer au grand trouble que causait la convocation d’un concile général, et de se borner à inviter les deux Eglises d’Orient et d’Occident à tenir séparément leurs assises dans deux villes qu’elles désigneraient. Le prétexte mis en avant était sans doute les énormes frais du déplacement qui devait s’opérer, comme toujours, en voilure publique, c’est-à-dire aux dépens du trésor impérial. Le véritable motif est aisé à deviner. En séparant ainsi l’assemblée en deux fractions, on enlevait à l’une et à l’autre cette autorité suprême qui n’appartient qu’à l’Église entière : puis, livrées à elles-mêmes, les majorités des deux réunions, au lieu de se rapprocher et de s’entendre, suivraient chacune sa pente naturelle, et arriveraient ainsi à des décisions différentes, puisqu’elles ne seraient pas concertées : elles s’engageraient dans de nouvelles dissidences. Les rôles, d’ailleurs, étaient distribués par avance: Ursace et Valens, parlant la langue latine, se chargeaient de suivre en Occident les intérêts communs du parti, qu’Acace de Césarée se faisait fort de servir en Orient

Aussi mobile qu’impérieux, Constance donna les mains à celte proposition dont il ne prévoyait pas la portée, et ne songea plus qu’à choisir les deux villes qu’il assignerait comme rendez-vous aux deux fractions de l’Église. Le choix était indifférent aux Occidentaux, pour qui tout lieu était bon, parce qu’ils n’éprouvaient les uns contre les autres aucune méfiance. On proposa la ville de Rimini, qui fut acceptée par tous sans difficulté. Mais les évêques d’Orient, travaillés par leurs divisions intérieures, passèrent plus de six mois avant de pouvoir se mettre d’accord sur le nom d’une ville, chacun craignant de donner l’avantage à telle nuance plutôt qu’à telle autre, suivant les dispositions des divers diocèses et des évêques qui les gouvernaient. De guerre lasse, enfin, on se décida pour Séleucie, en Isaurie. Pendant que ces débats se prolongeaient à Sirmium, sous les yeux mêmes de Constance, on ne se faisait pas faute de se disputer aussi par avance sur le fond même de la foi, et sur le sens elles limites de l’expression semblable en substance. Pour n’en pas perdre l’habitude, et pour préparer les travaux du concile, on dressait des formules de foi, et Athanase se raille agréablement d'un nouveau symbole qui fut rédigé, sous les yeux du Roi éternel Constance, et avec la date expresse du 22 mai 359, de crainte, dit-il, qu’on ne se trompât et qu’on ne prît la vérité d’aujourd’hui pour celle d’hier. Ce symbole ne différait de celui qui avait été précédemment adopté que par ce seul fait, qu’au lieu de proclamer le Fils semblable en substance, on y disait d’une façon plus générale qu’il est semblable au Père en toutes choses.

La décision ainsi arrêtée après tant d’incertitudes, Constance écrivit de nouvelles lettres , envoya de nouveaux ordres, et les officiers se mirent de nouveau en campagne. Ces marches et ces contre-marches, qui épuisaient de fatigue les chevaux des relais impériaux et grevaient le trésor de frais énormes, couvraient les chrétiens de ridicule. On riait publiquement de ces évêques qui couraient les grandes routes, pour savoir ce qu’ils devaient croire. Dociles aux ordres de l’empereur, bien que sensibles à l’humiliation qu’ou leur imposait, les évêques d’occident furent les premiers prêts, et se montraient aussi les plus pressés d’en finir. Beaucoup d’entre eux, ceux des Gaules en particulier, ne voulaient point accepter les voitures de l’empereur, et vinrent à leurs frais, logeant en route chez leurs confrères. A peine arrivés, et se trouvant réunis au nombre de plus de quatre cents, sur lesquels on ne comptait pas plus de soixante à quatre-vingts hérétiques, il se mirent à l’œuvre avec la simplicité et la promptitude de gens qui, ne doutant nullement de leur foi, n’éprouvaient nul embarras à l’exprimer. Mais avant toute délibération, Taurus, préfet du prétoire d’Italie, qui avait reçu ordre d’assister à leur assemblée, et à qui on avait promis le consulat si les choses étaient menées au gré de l’empereur, leur donna lecture d’une longue lettre de Constance, qui leur commandait de traiter d’abord des matières de foi, et de s’abstenir surtout de toute intervention dans les affaires de l’Eglise d’Orient. La lecture faite et écoutée avec respect, Ursace, Valons et leurs amis se levèrent pour donner connaissance , à leur tour, de la dernière profession de foi rédigée à Sirmium, sous les yeux de l’empereur : «Voilà, dirent-ils, ce qui a reçu l’assentiment de l’empereur, et ce qu’il nous paraît sage d’accepter. Il n’y a là-dedans aucun nouveau terme, rien qui ne soit dans les Écritures, point de chicane de fausse logique. Vous ne voudrez sûrement pas diviser l’Eglise pour des mots qui ne sont pas dans L’Evangile. »

La proposition était brusque et surprit étrangement l’auditoire. Les Occidentaux n’étaient point habitués à tout ce manège de professions de foi, corrigées, surchargées, amendées, auquel les docteurs d’Orient s’adonnaient avec tant d’ardeur. Ils en étaient restés au symbole de Nicée, qu’ils récitaient régulièrement dans leurs prières. L’idée d’adopter sans discussion une nouvelle formule qui retranchait le mot le plus considérable de l’ancienne, leur causa un grand scandale. Sans vouloir rien écouter, et se bouchant presque les oreilles pour ne point entendre, ils résolurent de s’en tenir purement et simplement au symbole de leurs pères, déclarant qu’il ne fallait y rien ajouter, ni en rien retrancher; et comme Valons, Ursace et leurs amis, réclamaient, se récriaient, tenaient des conciliabules, refusaient d’apposer leurs signatures aux décisions de la majorité, sans marchander davantage, on les déclara hérétiques et dégradés. Tout cela lut fait comme une affaire toute naturelle, sans hésiter et en très-peu de jours, car, dès le 22 juillet, des députés étaient déjà partis pour aller annoncer ce résultat à l’empereur .

Peut-être peut-on croire qu’Ursace et Valens s’étaient attendus à ces résolutions, et ne furent pas, au fond, très-vivement contrariés de les voir prises avec cette extrême netteté. Ils prévirent, en effet, l’impression que Constance en allait ressentir. Le mettre ainsi, dès le premier mot, face à face avec le concile de Nicée; déchirer, sans daigner les discuter, tous les documents qu'il avait rédigés lui-même; déposer, sans le prévenir, ses meilleurs amis: c’était faire acte de courage et de bonne foi, plus que d’adresse, car c’était le blesser au point le plus sensible de sa vanité. Par cette démarche, faite sans ménagement, toute tentative d’accommodement, toute politique de conciliation, était ruinée par la base, et les conseillers habituels de l’empereur allaient par là même reprendre sur son esprit un crédit un instant ébranlé.

L’événement confirma ces prévisions. Quand l’empereur apprit ce que les députés de Rimini apportaient (d’habiles messagers, envoyés en même temps qu'eux, arrivèrent assez d’avance pour l’on prévenir), son parti fut aussitôt pris de no pas les recevoir. Athanase, arrivant en personne à sa cour, ne lui aurait pas causé plus d’effroi ou plus d’humeur. Maître de lui, cependant, et préférant toujours d’instinct, au début de toute affaire, la ruse à la violence, il ne manifesta pas ouvertement sa colère. De Sirmium, il partit pour Constantinople: les députés durent l’y suivre pour attendre leur audience. Mais il eut aussitôt une tournée à faire sur la frontière, pour examiner l’état des troupes qui défendaient l’empire contre les Barbares, et il fit savoir qu’à son retour il s’arrêterait à Andrinople, et que c’était là qu’on pourrait le trouver pour parler d’affaires. «Vous savez, écrivait-il aux Pères qui attendaient sa réponse à Rimini, que, quand il s’agit de traiter des choses qui touchent notre sainte religion, on ne saurait avoir l’esprit trop dégagé des soins de la terre. Que Votre Gravité ne s’offense donc point si je lui fais attendre un peu le retour de ses députés. »

En attendant, les députés de Rimini restaient aux prises avec les conseillers ordinaires de l’empereur, qui avaient ordre de tout mettre en œuvre pour leur faire trahir leur mandat. Le choix de ces députés avait été fait par le concile avec la naïveté imprudente de la bonne foi. C’étaient des jeunes gens sans instruction, et surtout sans habitude des cours. Ils eurent bien vite donné leur mesure aux habiles observateurs qui les entouraient. Caresses, menaces, subtilités dogmatiques, on n’épargna rien pour les étourdir et les éblouir. Quand on les crut suffisamment ébranlés, on les fit venir à une petite distance d’Andrinople, dans une ville qu’Hilaire appelle Nice; et là, on leur proposa de souscrire une profession de foi qui déclarait le Fils semblable au Père, d’une façon générale, sans ajouter le mot de substance, et même en proscrivant absolument l’usage de ce mot, comme propre uniquement à nourrir d’inutiles débats. Pressés de toutes parts, cédant à l’appareil de la force autant qu’à celui d’une dialectique dont ils n’avaient pas l’usage, les députés balancèrent plusieurs jours, et enfin signèrent. Croustance, alors, n’eut plus d’objections à les laisser repartir. Il les chargea lui-même d'une lettre pour le préfet Taurus, à qui il donnait l’instruction d’imposer au concile entier ce qu’on venait d’arracher à ses envoyés.

Cependant les évêques assemblés à Rimini ne comprenaient rien à ces délais. Entassés dans une petite ville, sans ressources, manquant de tout, ils voyaient arriver avec désespoir l’hiver, qui redoublait leurs privations et leur fermait le retour vers leurs pays. L'impatience de partir les gagnait tous : ils étaient d’ailleurs sans chef avoué , sans guide éminent, tous les évêques orthodoxes, de quelque valeur, languissant dans l’exil depuis dix années. Ils s’étaient défendus au premier moment contre la violence qu’on voulait leur faire, précisément par la simplicité de leur esprit; mais cette même simplicité les rendait à la longue accessibles à tous les artifices. Dans leur ardeur de savoir des nouvelles de la cour et de fixer la date de leur départ, ils causaient avec les hérétiques, qu’ils supposaient mieux informés qu’eux. Ces conversations altéraient peu à peu leur ingénuité native. Quand on les avait bien entretenus de l’homoousios et de l’homoiousios, de l’hypostase et de l’ousie, de tous ces composés et de toutes ces nuances de la langue grecque, auxquelles la raideur de la langue latine se prête si maladroitement; quand on leur avait rempli l’esprit de fausses synonymies et de vaines distinctions, ils sortaient de ces entretiens ne voyant plus clair dans l’état de leur propre intelligence. Ils ne comprenaient plus qu’une chose, c’est que l’Église était déchirée, leurs troupeaux sans pasteurs; que la foi se perdait dans les divisions, et que La neige qui commençait à tomber sur les montagnes élevait une barrière entre eux cl leurs diocèses abandonnés.

Leur joie fut donc grande, quand ils apprirent, dans les derniers jours d’octobre, le retour de leurs députés. Mais leur désappointement fut presque égal, quand ils surent à quelles conditions ce retour était acheté. Une grande division se déclara alors entre eux. Les uns, à bout de patience, déclarèrent qu'ils voulaient retourner chez eux, à quelque prix que ce fût; les autres résistaient encore, mais commençaient à équivoquer et à disputer sur les termes. Ursace, Valens, le préfet Taurus, tous les prélats suspects d'hérésie, se mêlaient activement à ces débats: «Qui êtes-vous donc, disaient-ils en raillant, des chrétiens ou des Athanasiens? Adorez-vous Jésus-Christ ou le mot Consubstantiel?» — Puis on leur offrait la profession de foi à signer, accompagnée d’un permis de partir. Chaque jour comptait une signature de plus et un évêque de moins dans la ville. Au bout de peu de temps, il n’en restait plus que vingt, maintenus encore dans la résistance par Phébade d’Agen, et Servais de Tongres. Pour venir à bout de cette dernière opposition, on leur offrit une transaction: c’était, non d’altérer le formulaire, mais d'y ajouter, contre Arius, tel anathème qu’ils voudraient. Valons lui-même s’offrit à prononcer cet anathème devant le peuple. Lassés, au fond, d’une lutte inégale, les évêques qui résistaient encore accueillirent avec joie cet expédient, et le mot Consubstantiel perdit ainsi ses derniers défenseurs. Valens, en retour, s’exécuta de bonne grâce, et tout haut, dans la grande église, il anathématisa tous ceux qui diraient que Jésus-Christ n’est pas Dieu, Fils de Dieu, éternel, et surtout qu’il est une créature. Il est vrai qu’en prononçant cette dernière parole, il ajouta cette restriction, dont on n’était pas convenu, et que personnelle comprit ou ne remarqua: «II n’est pas une créature comme les autres créatures.» Après cette scène publique, tous les évêques quittèrent Rimini. Ils regagnaient leurs diocèses, inquiets, confus, se disputant en roule les uns avec les autres, sur le sens de la concession qu’ils avaient faite, insistant tous pourtant sur ce point que si, pour le besoin de la paix, ils avaient abandonné le mot Consubstantiel, au moins ils avaient maintenu et sauvé l’idée. Au fond, ils se sentaient humiliés et coupables. Ils avaient raison : le mal qu’ils avaient fait était même plus grand qu’ils ne savaient. Le contre-coup de leur faiblesse allait se faire sentir dans l’autre partie du monde, et détruire les résultats d’une campagne très-bien conduite, que les conseils habiles d’Hilaire de Poitiers avaient amenée aux plus heureux résultats.

Il y avait déjà plus d’un mois, en effet (depuis la fin de septembre), qu’après de difficiles préliminaires, le concile d’Orient s’était enfin réuni à Séleucie d’Isaurie, nommée Séleucie-la-Rude, à cause de la contrée montagneuse qui l’environne. L’empressement n’était pas grand : on était très-fatigué de disputes en Orient, et chacun se méfiait de son voisin. Il n’y eut guère plus de cent cinquante prélats exacts au rendez-vous. La grande majorité était prise dans cette masse d'ariens modérés, qu’on nommait généralement semi-ariens, et qui avaient adopté l’homoiousios pour symbole. L'orthodoxie de Nicéen’y comptait que douze représentants. Trente-neuf ou quarante seulement inclinaient plus ou moins du côté d’Aétius; mais encore dans le nombre fallait-il compter Acace de Césarée et plusieurs de son espèce, indifférents au fond de la question, prêts à sacrifier la doctrine comme la personne des anomœens, et ne cherchant qu'à tirer de l’assemblée une décision qui maintînt exclusivement entre leurs mains la direction de l’empereur et de l’Église.

Parmi ceux qui arrivèrent dès le premier jour, le proscrit Hilaire ne craignit pas de se présenter. Il apportait avec lui et pouvait donner à lire à ses collègues, un grand ouvrage dogmatique qui ne contenait pas moins de douze livres, et qui, sous le titre de Traité de la Trinité, était une longue réfutation de l’arianisme. C’était là qu’il racontait comment il était parvenu à la foi de l’entière divinité du Christ, par la marche naturelle de son esprit, sans autres livres que l’Évangile, sans connaître même le symbole de Nicée. Tout le plan de ce vaste ouvrage, un des plus beaux monuments dogmatiques de cet âge, était de faire dériver la doctrine catholique directement de l’Ecriture sainte, sans l’intermédiaire de la tradition et des symboles, sans rentrer dans les discussions épineuses de la terminologie. Tandis que les polémiques d’Athanase sont des réfutations constantes, où l’adversaire est à chaque instant pris au corps, où tout respire l’ardeur de la lutte, la démonstration d’Hilaire se déroule paisiblement avec la clarté de l’enchaînement logique. Les polémiques d’Athanase ont leur date et leur adresse : séparées de l’une et de l’autre, on les comprend mal. Le traité d’Hilaire, élevé tout-entier à la région des idées éternelles, est propre à enseigner tous les siècles. On y retrouve pourtant tous les traits de son rang et de sa race : c’est la diction choisie et tempérée de l’homme du monde; c’est aussi celle lucide disposition des parties, celle facilité de tout ramener à des généralités fécondes; ce rapide passage des principes les plus élevés à leurs dernières conséquences pratiques, toutes ces brillantes qualités, en un mot, qui ont fleuri de bonne heure sur le sol des Gaules. L’ouvrage entier pourrait avoir pour épigraphe cette phrase unique qui le couronne : « L’apôtre ne nous a pas laissé une foi nue et pauvre de raison ; et bien que la foi soit ce qu’il y a de plus nécessaire pour le salut, si elle n’est point instruite par la science, elle pourra bien dans le combat trouver quelque retraite pour se protéger elle-même, mais elle ne saurait s’avancer avec la certitude de vaincre. Elle sera comme le camp où les faibles se réfugient, mais elle ne marchera point avec l’ardeur invincible de l’homme armé. Il faut donc détruire les disputes insolentes qui se font contre Dieu, battre en brèche les murailles des raisonnements trompeurs , et les citadelles élevées par l’esprit d’impiété.»

Muni de ce traité, qu’il désirait faire connaître en Orient, Hilaire s'était mis hardiment en route pour se rendre au concile, et avait même réclamé du gouverneur de la province où il passait ses jours d’exil, le brevet de course publique que l’Empereur avait promis à tous les évêques. L’édit de convocation étant général, le gouverneur n’avait point osé le lui refuser. Comme il était en chemin, un de ses biographes raconte qu’un jour de dimanche, traversant une bourgade de Phrygie, il s’arrêta pour entrer dans une église. Par hasard, une jeune fille païenne se trouvait là mêlée à la foule des chrétiens qui priaient. Elle se nommait Florentia et appartenait à l’une des principales familles du pays. Une voix intérieure se fit tout à coup entendre d’elle et elle s’écria comme inspirée : Voici le serviteur de Dieu qui entre; et, se précipitant aux pieds de l’évêque gaulois, elle le supplia, en fondant en larmes, de lui loucher le front cl d’y tracer le signe de croix. Hilaire, tenant cette inspiration divine pour une instruction suffisante, ne fit point difficulté de marquer la jeune pénitente du sceau des catéchumènes. Florentia courant alors chercher son père et toute sa famille, les amena presque de force auprès de l’évêque et les contraignit, par ses supplications, à se faire chrétiens comme elle. Puis, tranquillisée sur leur salut, elle prit congé d’eux, en leur annonçant qu’elle était décidée à suivre jusqu’au bout du monde celui qui l’avait engendrée à la foi et à une vie meilleure. Vous m’avez mise au jour, disait-elle à son père, mais celui-ci m’a régénérée. Florentia tint parole, et depuis ce jour, elle s’attacha au sort d’Hilaire, et partagea avec un chaste et pieux dévouement toutes les traversés de la vie de l’exilé.

Ce ne fut point sans peine qu’Hilaire, arrivé à Séleucie, obtint la permission de prendre séance au concile. Le magistrat, chargé de la direction du concile (car là, pas plus qu’à Rimini, l’autorité civile n’était absente ni inactive), ne savait si l’ordre de l’Empereur autorisait celle intervention d’un évêque d’Occident. Les amis d’Acace de Césarée et les anomœens s’écriaient qu’il ne fallait pas recevoir un Gaulois, un ignorant entaché de Sabellianisme. L’insistance modérée, mais ferme, d'Hilaire vint à bout de toutes les résistances, et il siégea lui seul, latin et proscrit, dans celte assemblée de Grecs et de courtisans.

La présence d’Hilaire au concile de Séleucie avait un but très-évident. N’ayant pu obtenir la réunion générale de l’Église, qu’il avait souhaitée, il voulait au moins tirer parti des dispositions nouvelles des prélats d’Orient, pour leur faire faire, vers le symbole de Nicée et la foi orthodoxe, autant de pas rétrogrades qu’il serait possible. Diminuer la distance qui séparait les catholiques des semi-ariens, jusqu’à ne laisser entre eux que l’épaisseur d’un mot, dernier voile qu’on ferait ensuite facilement tomber : c’était sa pensée ‘constante. Presque au même moment, soit par l’effet de communications écrites, soit par la rencontre naturelle de deux hommes de bien cl de génie, Athanase, toujours instruit de tout, du fond de sa retraite, était arrivé à la même pensée, et déclarait très-haut dans ses lettres qu’il fallait distinguer avec soin les ariens purs de ceux qui n’étaient arrêtés que par le mot consubstantiel : « Ceux-là, disait-il, il ne fallait pas les traiter en ennemis, mais en frères, puisqu’on ne discutait point avec eux sur les idées, mais sur les mots». Cette tactique, aussi habile que charitable, rencontrait une opposition directe dans les vues d’Acace de Césarée, qui, comme les autres évêques politiques de son espèce, n’avait, lui, pour unique pensée, que de prévenir tout rapprochement. Hilaire et Acace, bien qu’ils fussent presque aussi étrangers l’un que l’autre aux deux opinions qui se disputaient l’assemblée, étaient donc, au fond, les vrais adversaires en présence.

Aussi, on peut supposer ,sans exagération, que ce furent les conseils d’Hilaire qui inspirèrent l’énergie inaccoutumée avec laquelle les semi-ariens conduisirent le débat pendant les trois seules séances qu’il fut donné au concile de tenir. Dans la première, on décida l’ordre des matières que le concile mirait à traiter. Acace, pour prolonger le débat et l'envenimer par des querelles d’amour-propre, aurait voulu que l’on commençât par examiner des griefs personnels, des plaintes faites, soit par des évêques déposés, soit contre des évêques en place; et le nombre de ce genre de réclamations était grand, chacun ayant dans cette Église en désordre quelque violence à se reprocher ou quelque plainte à faire. Les semi-ariens virent le piège, l’évitèrent, et passèrent outre, séance tenante, à la discussion de la foi. Acace, se levant alors, exactement comme avait fait Valens à Rimini (ce qui prouve avec quelle en lente les deux rôles avaient été concertés), proposa à l’adoption de l’assemblée, en invoquant l’autorité de l’empereur, la dernière formule de Sirmium. Peut-être, s’il eût été seul, eut-il fait accepter sans trop de difficulté sa proposition, car on se rappelle que si le mot substance avait été retranché de celle for­mule , le mot semblable s’y trouvait encore. Mais Acace avait derrière lui des soutiens dangereux, qui, en commentant sa pensée et en l’appuyant, compromirent et perdirent tout. On vit reparaître dans leur langage l'arianisme entier et les inspirations évidentes d’Aétius. Une violente agitation se manifesta alors dans toute l’assemblée : tout ce qui était semi-arien s'effraya et se mit à chercher à tout prix quelque formule qui se distinguai bien ouvertement d’Acace et de ses dangereux amis. Beaucoup, sans doute, réfléchirent, à ce moment suprême, avec amertume, qu’en cessant de se tenir attachés au roc de Nicée, ils s’étaient lancés sur une mer d’erreur, où l’ancre était impossible à jeter. Beaucoup, si une fausse boute ne les eût retenus, en seraient revenus purement et simplement, pour sortir de ce dédale, au premier et au plus grand de tous les symboles. N’osant aller jusqu’à braver ainsi tout respect humain et se donner à eux-mêmes un tel démenti, ils voulurent au moins se rapprocher le plus possible du point de départ. La formule qu’ils choisirent était la plus voisine de celle de Nicée, et pour la date et pour les termes. C’était celle qu’avait proposée, près de vingt ans auparavant, Eusèbe de Nicomédie à Antioche, lorsque, pour la première fois après la mort du grand Constantin, il avait osé s’écarter timidement, et par des expressions encore couvertes et ambiguës, de la voie tracée par le concile. On ne pouvait raser de plus près le poil où on n’osait encore aborder. Ce fut donc le formulaire d’Antioche qu’on imposa à Acace et à ses partisans, deux jours durant, malgré leurs cris, leurs réclamations, leurs tergiversations, leurs récriminations de toute sorte, et bien qu’Acace, fortement pressé, offrît de joindre à sa proposition première un anathème explicite contre Aétius et les doctrines anomœennes. Après deux orageuses journées, où il ne put rien gagner, Acace eut recours à la dernière raison de son parti. Le premier octobre, à l’ouverture de la quatrième séance, le questeur Léonas déclara qu’il avait eu ordre de l’empereur de se trouver à une assemblée régulière, mais que, puisqu’on ne pouvait s’entendre sur rien, il ne compromettrait pas davantage l’autorité impériale dans ce démêlé : «Allez dans votre église, leur dit-il à tous avec un sentiment de mépris qui commençait à être fort général, et criez-là tout à votre aise.»

C’était, en réalité, la dissolution du concile qu’il prononçait. Avec les habitudes prises par les Orientaux, et auxquelles les semi-ariens avaient tant de peine à renoncer, du moment où l’agent de l’empereur se retirait, l’assemblée ecclésiastique était par là même invalidée. Peu importaient, par conséquent, à Acace et à ses amis, les résolutions que put prendre dans les jours suivants la majorité du concile, les sentences qu’elle porta , les dépositions qu’elle prononça. Leur parti était pris de n’en plus tenir compte et de transporter, sans perdre un instant, le débat auprès de l’empereur lui-même, à Constantinople. Acace s’y rendit tout le premier, accompagné d’Eudoxe, évêque déposé d’Antioche, qui avait à cœur de se justifier auprès de Constance. Ils y devancèrent de plusieurs jours les députés que les semi-ariens ne tardèrent pas à y envoyer, et auxquels Hilaire, attentif à suivre l’issue de ce grand débat, se joignit avec empressement. Enfin, pour que personne ne manquât au rendez-vous, Aétius, à qui sa qualité de diacre n’avait pas permis de siéger au concile, mais qui pouvait sans difficulté discuter de théologie dans un palais, arriva lui-même dans la ville impériale avec son disciple chéri, Eunome, plus habile et plus mesuré que lui dans la discussion, mais d’opinion tout aussi extrême.

Tous les acteurs de Séleucie se trouvaient ainsi sur ce nouveau théâtre, et malgré l’extrême prévention de Constance, que les dénonciations d’Acace avaient fortement irrité, la discussion, reprise sous ses yeux, se poursuivit pendant plusieurs jours avec un avantage marqué pour les semi-ariens, lesquels, de leur côté, faisaient tous les jours aussi un pas de plus pour se rapprocher de l’orthodoxie. Une longue discussion entre Eustathe de Sébaste, l’un d’eux, et Eudoxe, puis entre Basile d’Ancyre et Aétius, avait déjà grandement avancé ces deux résultats. Aétius s’était montré, à son ordinaire, trè hau­tain, très-hardi, dédaigneux de l’autorité des Pères, peu respectueux pour celle de l’Écriture. Il avait pénétré Constance de terreur par la témérité de ses raisonnements. Il se raillait même assez hautement de ceux qui, pensant comme lui, n’osaient parler tout haut, ni tout dire. De leur côté, dans l'ardeur de le réfuter, les semi-ariens empruntaient de plus en plus, sans s’en apercevoir, le langage d’Hilaire et d’Athanase. Il leur arrivait de défendre l’identité de la substance, et, en se familiarisant avec l’idée, ils se réconciliaient avec le mot. Tout marchait donc à souhait vers le but qu’Hilaire s’était proposé, quand ses espérances furent tout à coup renversées, et la face des choses toute changée par un orage qui éclatait du coin de l’horizon où on l’aurait le moins attendu. C’étaient les évêques de Rimini qui venaient annoncer la faiblesse des Occidentaux .

Ce fut un coup de théâtre qui bouleversa tout. L’Occident passait, avec raison, pour l'asile et le rempart de la foi de Nicée. Là se trouvaient les défenseurs jurés, ceux qu’on nommait même, par dérision, les adorateurs du consubstantiel. Quand ceux-là même consentaient à signer une formule de foi, très-vague, où la similitude du Père et du Fils était à peine affirmée d’une façon évasive et générale, qui pouvait se montrer plus difficile et plus obstiné qu’eux? Le triomphe d’Acace fut donc extrême, et le découragement gagna aussitôt ses adversaires. Constance, d’ailleurs, que tous ces débats commençaient à étourdir et à fatiguer, vit avec joie apparaître un moyen de tout terminer et de mettre d’accord les passions opposées des deux parties de son empire. La formule que l'Occident avait acceptée, il fallait la faire contre-signer par l’Orient. Ordre fut donc envoyé aussitôt à tous les évêques de souscrire, sans plus de débat, le même formulaire qui avait reçu la signature des évêques de Rimini, et avertissement donné aux divers partis, que celui qui ferait difficulté de se conformer à cet ordre, éprouverait les effets du courroux impérial.

De vains efforts furent tentés pendant les derniers jours de l’année 359 pour arrêter le cours de celle résolution. Les députés de Séleucie s’adressèrent, avec supplications et avec larmes, à l’équité de l'empereur et essayèrent de réveiller son ancienne bienveillance. Hilaire, voyant avec désespoir détruire tout l’échafaudage de ses généreuses combinaisons, demanda en vain par trois fois à être entendu, dans des lettres pleines de noblesse, dont une est encore entre nos mains. Constance ne voulut rien écouter, et, dès le premier mois de l’année suivante, sa volonté était exécutée. La formule de Rimini avait été signée par la presque totalité des prélats présents à Constantinople, et ceux qui résistaient étaient châtiés. C’étaient, du côté des semi-ariens, Basile d’Ancyre, Éleuze de Cyzique, Eustathe de Sébaste, et l’évêque même de Constantinople, Macédonius. Ils furent tous déposés et proscrits. A l’autre extrémité, c’était Aétius lui-même et son disciple Eunome, trop compromis pour se ralliera aucun moyen terme. D’ailleurs, la fraction victorieuse des prélats courtisans, après s’être servie de ces deux philosophes de bas étage pour le succès de ses intrigues, ne faisait nulle difficulté de les sacrifier aux préventions du public chrétien et de l’empereur. Aétius fut abandonné de tout le monde, même de sou ami Eudoxe d’Antioche, qui acheta à ce prix la succession de Macédonius au siège de Constantinople. L’ambition, parvenue à son but, rejetait avec dédain le marchepied qui l’avait aidée à l’atteindre. Enfin Constance compléta l’ensemble de ces mesures par une nouvelle disposition établissant l’immunité des terres ecclésiastiques, et où il mentionnait spécialement qu’il agissait sur la demande du concile de Rimini. La loi en elle-même était juste et modérée, mais portée dans de telles circonstances, et adressée au préfet même qui avait négocié la signature des prélats, elle paraissait le prix payé par la politique victorieuse à la religion subornée.

C’était, en effet, la politique, et la politique seule qui triomphait. Depuis quarante ans que ce grand débat s’agitait devant le monde, deux systèmes avaient été en présence, celui de la vraie foi qui unissait les diverses personnes divines dans une commune majesté et dans une égale adoration; celui d’une philosophie téméraire qui sondait et scindait la Trinité, et portait la division dans la substance divine. Entre ces deux doctrines tranchées flottait un groupe d’esprits moins décidés, qui cherchaient à expliquer le dogme sans le détruire. Chacune de ces opinions avait son sens philosophique et théologique. Identité, similitude, dissemblance de substance, chacun de ces mots représentait, sinon une vérité, au moins une idée et une conviction. Mais les vainqueurs de Constantinople étaient également étrangers à toutes les nuances de la pensée chrétienne; c’était un ramas d'hommes dépourvus de croyance, qui prononçaient une suite de mots vides de sens. La formule de Rimini déclarant que le Fils est semblable au Père, sans dire s’il est son égal, son inférieur, sa créature, ou l’associé de ses œuvres, ne tranchait aucune question , et défiait l’examen par sa nullité même. Elle n’était ni orthodoxe, ni semi-arienne, ni pleinement arienne. C’était une pure arme de guerre, une équivoque destinée à recruter des alliés et à frapper des adversaires dans tous les rangs. Jamais ne fut consommée plus audacieuse invasion de la politique dans la religion.

Jamais aussi la servitude ne produisit de fruits plus amers. Sous mie apparente unanimité, arrachée par la force, la confusion était partout. «Le monde, dit saint Jérôme par une exagération éloquente, gémissait et s’étonnait de se trouver arien». Chacun était surpris de ce quil avait fait, de ce quil avait dit et de ce quil était. Dans l’Eglise chacun avait peine à reconnaître sa foi; dans l’hérésie personne ne comprenait plus son système. A part les lumineuses exceptions qui brillaient dans l’exil, au milieu de cette série d’épreuves diverses, tour à tour les plus fidèles avaient faibli, et les plus obstinés s’étaient rétractés. Tous erraient maintenant, égarés, cherchant leur voie, et privés de leurs guides. Les évoques, rentrant dans leurs diocèses, rapportaient et répandaient autour d’eux le trouble de leur esprit. Heureux encore quand le désordre ne descendait pas aussitôt dans la place publique et dans les rues. Osius, à peine de retour à Cordoue, mourait tristement, ne pouvant supporter les reproches de sa province, et maudissant d'une voix faible l’erreur qui l’avait déshonoré. Rome se partageait violemment entre le peuple attaché au pape Libère, malgré sa faiblesse, et un groupe d’hérétiques obstinés qui suivaient l’usurpateur Félix. Parmi les évêques défectionnaires de Rimini, les uns, honteux et repentants, écrivaient aux confesseurs exilés pour demander pardon. D'autres s'enfermaient dans leurs églises, ne voulant plus communiquer avec personne, ni entendre parler de rien. D’autres enfin s’engageaient et se maintenaient, par vanité, dans l’opinion qu’ils avaient embrassée par terreur. Dans les rangs de l’arianisme, c'étaient mêmes incertitudes, bien qu'avec moins de scrupules, et mêmes querelles, tempérées par moins de charité. Le calme, banni du monde chrétien, ne régnait plus qu’au fondées retraites de la solitude. Là se reflétait dans le cristal des âmes pures cette lumière de Nicée, brisée de toutes parts par le prisme de l'erreur.

«Heureux, s'écriait du sein des âpres montagnes de la Mésopotamie un de ces élus du désert, heureux celui qui a fixé son regard sur le miroir limpide de la vérité pour y regarder le mystère de la génération divine qui surpasse toutes paroles!.. Heureux s'il a élevé autour de ses oreilles la muraille du silence, et si les discussions des docteurs ne l’ont point franchie! Heureux celui qui a laissé croître silencieusement en lui les ailes de l’Esprit-Saint, et, voyant qu’il y a des débats sur la terre, a pris son vol et s’est élevé vers le ciel! Heureux le matelot de la foi qui, des orages de la controverse, a abordé dans le port du silence! Heureux celui qui a senti que le langage de sa bouche était trop faible pour celle inexprimable génération de Dieu, qui ne se perd point dans la recherche de l’incompréhensible, mais qui chante devant toi, Seigneur, comme une harpe dont les sons portent la paix à ceux qui l'entendent... Heureux celui qui est muet quand on discute ta génération, mais qui résonne comme une trompette quand on l’adore! Heureux celui qui sait qu'il est difficile de le connaître, et qu'il est doux de te louer! Heureux qui n’a point goûté la sagesse des Grecs, ni perdu la saveur de la simplicité des Apôtres»

Ainsi parlait, avec une suavité céleste, la piété attristée des solitaires. Mais d’autres, plus actifs et nés pour la lutte, ne conseillaient pas à se réfugier dans ce port du silence. Au contraire, du sein de l’oppression , dans le désespoir apparent de toute force humaine, le jour de parler, et de parler haut, leur paraissait venu. Devant le triomphe de l’impiété, l'habile modérateur des partis, l’homme d’Etat de l’Église, dont le zèle s’était longtemps contenu dans les règles d’une sainte prudence, n’ayant plus rien à ménager, laissait enfin échapper tous les élans de son âme.

« Il est temps de parler, écrivait Hilaire; le temps de se taire est passé. Attendons-nous au Christ, puisque l'Antéchrist a vaincu. Les mercenaires ont fui : c’est au pasteur d’élever la voix... Tout le monde m’est témoin que, depuis que je suis retenu en exil, je n’ai point quitté la confession du Christ; mais je n’ai rejeté aucun moyen acceptable et honnête de rétablir la paix... El puisque j’ai gardé le silence jusqu’ici, et que l'amertume d’une injure encore récente ne me l’a point fait rompre, on comprendra que si je parle aujourd’hui avec la liberté d’un chrétien, ce n’est aucune passion humaine qui m’y pousse. Je ne parle point sans réflexion, puisque je me suis tu si longtemps. El j’ai eu quelque mérite de modération à me taire, puisque j’ose parler aujour­d’hui... Je m’adresse donc à loi, Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses, père de notre Seigneur Jésus-Christ. Que ne m’as-tu fait naître, que n’as-tu placé ma vie dans un temps où j’aurais pu le confesser, toi et ton fils, devant les Néron et les Décius! Alors, échauffé de l’Esprit-Saint, et par la miséricorde du Seigneur Dieu Jésus-Christ, je n’aurais pas redouté la torture du chevalet, me souvenant qu’Isaïe a été scié par le milieu du corps. Je n’aurais pas craint le bûcher, me rappelant que les enfants hébreux ont chanté au milieu des flammes. La croix, le brisement des jambes, ne m’eussent point effrayé, car j’aurais su que c’est de la croix que le larron a passé dans le Paradis. J’aurais sondé sans crainte la profondeur de la mer et les tourbillons de l’Océan, sachant, par l’exemple de Paul et de Jonas, que la mer sait épargner la vie des justes. Mais j’aurais eu le bonheur de combattre contre des ennemis déclarés de ton nom, contre des gens à qui nul n’aurait pu refuser le nom de persécuteurs; car ils auraient employé les supplices pour me contraindre à renier ta loi... Nous aurions combattu, à visage découvert, contre des impies, des bourreaux, des égorgeurs. Et ton peuple, averti par celte persécution publique, nous aurait suivis comme ses guides à la confession de ta foi.

«Mais maintenant nous combattons contre un persécuteur déguisé, contre un ennemi caressant, contre l'Antéchrist Constance. Il ne nous frappe point sur le dos; il nous flatte sur le ventre. Il ne nous condamne point pour nous faire naître à la vie; il nous enrichit pour nous conduire à la mort. Il ne nous enferme point dans un cachot pour nous affranchir; il nous honore dans son palais pour nous asservir. Il ne déchire point nos flancs, mais il maîtrise notre cœur. Il ne tranche point notre tète par le glaive; il tue notre âme par son or : il ne nous menace point des bûchers, mais il allume secrètement le feu de l’enfer. Il ne dispute point, de crainte de perdre, mais il caresse pour régner. Il confesse le Christ pour le nier; il décrète l'imité pour empêcher la paix. Il réprime l’hérésie pour qu’il n'y ait plus de chrétiens. Il honore les prêtres pour qu’il n’y ait plus d’évêques. Il édifie les églises pour démolir la foi... Je le déclare donc, ô Constance, ce que j’aurais dit à Néron, ce que Décius et Maximien auraient entendu de ma bouche. Tu combats contre Dieu; tu le déchaînes contre l’Eglise; tu persécutes les saints; tu détestes les prédicateurs du Christ; tu anéantis la religion ; tu es le tyran, non des choses humaines, mais des choses divines... Oui, Néron, Décius, Maximien, votre cruauté nous a mieux servis. C’est par elle que nous avons vaincu le diable. Par vous, le sang bienheureux des martyrs a été partout répandu et recueilli; leurs ossements vénérables nous servent encore aujourd’hui de témoignages. Devant eux on voit les démons s’enfuir, les maux disparaître, les miracles s’accomplir... Mais toi, ô le plus cruel des hommes cruels, tu nous fais plus de mal, et tu nous laisses moins d’excuse... Aux malheureux qui succombent devant toi tu ne laisses pas même la ressource de montrer au souverain juge leurs corps meurtris de cicatrices, et d’excuser leur faiblesse par la nécessité. Et tu mesures les maux de la persécution, de telle sorte, que tu ne laisses ni excuses pour ceux qui tombent, ni gloire du martyre pour ceux qui résistent.»

Les prières d’Hilaire, à peine prononcées, étaient déjà reçues dans le ciel. A la place de ces amitiés couronnées qui corrompaient les sources mêmes de la vie, l'ennemi qu’il appelait de ses vœux était déjà né pour l'Église. De la poussière antique de Rome, de la cendre des Décius et des Sévère, s'était élevé un ouvrier de la colère céleste , chargé de venger et d’éprouver le peuple de Dieu, de châtier les séducteurs et de purifier les victimes.