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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

 

 

L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

 

RÉSUMÉ ET CONCLUSION

 

L’Écriture sainte nous rapporte, avec la simplicité ordinaire de ses récits, un trait demeuré fameux de la vie de l’apôtre saint Paul. Conduit à Rome pour y être jugé, il était gardé à vue à bord d’un esquif qui faisait voile vers l’Italie à travers le périlleux archipel d’Asie Mineure. En vue de l’île de Crête, la rigueur de la saison mauvaise se fit sentir : le ciel devint sombre et la navigation difficile. L’apôtre ouvrit l’avis de suspendre la traversée et de passer l’hiver dans un port de l’île. Plus confiants dans leur savoir, les nautoniers crurent pouvoir tenir la mer, et leur avis prévalut aisément sur celui du captif. Mais à peine se fut-on de nouveau confié à l’océan, que la tempête déchaîna toutes ses fureurs, et le navire, battu des vagues, fut promené à l’aventure à travers la brume. Toute direc­tion fut perdue: marchandises, provisions, agrès, durent être jetés à la mer pour alléger la charge du bâtiment; puis, l’équipage découragé n’attendit plus que la mort. Ce fut le moment où Paul, sortant de ses prières: « Il fallait m’en croire, dit-il, et user de prudence pendant qu’il en était temps: c’est de courage qu’il est besoin aujourd’hui. Levez-vous, réparez vos forces par la nourriture, et prenez confiance, car Dieu m’a fait connaître que vous ne périrez pas.» Cet accent d’une inspiration calme rappela l’espérance dans les cœurs, et chacun se rangeant derrière le pilote improvisé, dès le lendemain les geôliers tendaient au port sous la conduite de leur prisonnier.

C’est l’image raccourcie mais vive de toute l’histoire qui vient de se dérouler sous nos yeux. Au début du ive siècle, c’est l’Église, dignement figurée par l’Apôtre, qui est, comme lui, chargée de fers, et reléguée au fond obscur du bâtiment, dans l’attitude humble et méprisée de l’oraison. Les dernières années la trouvent assise au gouvernail, seule maîtresse de ses sens et faisant tête à l’orage au milieu des passagers éperdus.

Une seule cause, avec la grâce et la permission divines, a opéré celte révolution : les maux désespérés de la société romaine et son recours plein d’angoisse vers une puissance surnaturelle. L’Église a passé de la captivité à la domination, non par une force empruntée aux décrets des princes et à l’épée des soldats, mais au contraire par la faiblesse démontrée de tous les secours matériels et de tous les appuis humains.

Ce fut une démonstration lente, et à laquelle ni souverains ni peuples ne se prêtèrent facilement. Constantin eut le mérite d’en concevoir le premier soupçon. La croix lumineuse aperçue dans les nuages fut une réponse de la foi à une interrogation du génie. Il se demanda, nous dit-il lui-même, «si l’unique moyen de rendre son ancienne vigueur au corps entier de l’empire, qui lui semblait atteint d’un grand mal, n’était pas de ramener à une seule forme l’opinion que les hommes se font de la Divinité.» Ce fut cet espoir qui brilla à ses yeux dans les plaines de Gaule avec le signe et la promesse de la victoire. Dès cette heure-là, son parti fut pris de demander à l’Église le principe d’unité et d’ordre qui s’échappait de l’empire, et de fonder la paix de l’État sur l’union des intelligences dans l’adoration d’un seul Dieu : pensée aussi originale que profonde; ambition plus haute et plus digne d’une grande âme que la conquête d’une moitié du monde. Mais la même inspiration ou le même instinct qui faisait pressentir à Constantin, à la tête de ses légions victorieuses, l’aide qu’il pourrait trouver dans la puissance désarmée de l’Église, lui révélait aussi, par une confuse conscience, les seules conditions que put accepter un tel auxiliaire. Il entrevit que, libres par essence, les âmes ne peuvent reconnaître qu’une autorité qui, libre comme elle, préserve leur indépendance en défendant la sienne. Il n’offrit jamais à l’Église la sujétion en échange de la faveur, et en concevant l’espoir de se servir d’elle il éloigna de sa pensée tout dessein de l’asservir : il la voulut avoir pour alliée, non pour instrument. Trop fier pourtant lui-même pour laisser effleurer la dignité du pouvoir suprême dont l’avaient investi tout ensemble l’hérédité et la victoire, si, en face de l’Église, il se fût fait scrupule de commander, pas même, en face de l’Église il n’était résigné à paraître obéir. Il consuma sa vie dans un effort sincère pour faire concourir au même but la religion et la politique, sans les subordonner l’une à l’autre.

Il apprit bientôt, par une triste expérience, que cette entreprise, en tout temps délicate, était décidément impraticable quand ce libre concours devait être établi entre un État et une Église issus de sources opposées et imbus d’esprit contraire. A tout moment, même sous sa main forte et prudente, les deux forces qu’il voulait tenir unies sans le§ contraindre s’entravèrent au lieu de s’appuyer. Les grands actes, les grandes fautes, les misères mêmes et les puérilités de son règne se rattachent à cette poursuite d’un but qui échappa toujours à ses efforts. Ainsi s’expliquent également Constantinople et Nicée. Il fonda une Rome nouvelle quand il vit que les vieux génies de l’empire, au lieu de céder sans combat au Dieu unique, étaient résolus à se défendre derrière le rempart de leurs sept collines. Il fit appel à la grande voix d’un concile lorsqu’une de ces divisions religieuses qui sont l’épreuve constante de la foi lui fit craindre que l’Église elle-même n’échappât au plan d’unité dont son intelligence était possédée: essayant, dans les deux cas, de vaincre la résistance sans la briser, de convertir l’État et de diriger l’Église en épargnant à chacune des deux puissances l’humiliation de déférer ostensiblement aux ordres de l’autre. De là aussi le spectacle tour à tour risible ou touchant que donna ce grand monarque prêchant ses sujets du haut du trône, au risque de prendre, par une fâcheuse méprise, des adulateurs pour des prosélytes. De là tant d’éclairs de génie et de jets de passion, une alternative de conceptions grandioses et de volontés impatientes, par où se trahit l’agitation d’une âme toujours en quête, jamais en possession de l’objet de ses vœux. De là enfin, quand il fallut quitter l’espoir avec la vie, quand il sentit la dissolution renaître dans son empire en même temps qu’elle gagnait ses membres affaiblis, cette tristesse amère qui visita son lit de mort, et que ne purent dissiper complètement ni la joie de l’innocence recouvrée par le baptême, ni l’attente de la béatitude.

A un esprit borné tous les problèmes paraissent simples. Celui qui avait troublé Constantin ne fut pas même aperçu du fils indigne qui recueillit un instant l’héritage de tout son empire. Constance, sans comprendre la difficulté, la trancha résolument au profit de son propre pouvoir. Il trouvait dans l’Église, que son père avait rapprochée du trône, une hiérarchie fondée sur un caractère sacré, et une autorité mise à l’abri des révolutions par le mélange de l’amour et du respect. Il lui parut aussi naturel que commode de s’asseoir lui-même à la tête de ce gouvernement tout fait. Commander à des évêques en même temps qu’à des magistrats, présider tour à tour à des synodes de prélats et à des consistoires d’officiers, promulguer des canons à l’appui de ses édits, ce fut là à ses yeux non-seulement une prérogative désirable, mais un droit héréditaire, dont il réclama l’exercice avec la naïveté d’arrogance qui est propre aux enfants gâtés de la fortune: « Ma volonté, dit-il un jour dans un de ces emportements de colère qui mettent à nu le fond d’une âme, est un canon comme tout autre, et mes évêques d’Orient trouvent bon qu’il en soit ainsi.» Il disait vrai; des successeurs des apôtres se rencontrèrent pour approuver cette manière d’exercer et de transmettre le commandement dans l’Église, et pour prendre place eux-mêmes dans l’État, à côté des préfets et des généraux, aux mêmes conditions de subordination dans le pouvoir et de partage dans l’obéissance. Mais le Dieu jaloux prit soin de la renommée de son épouse. Pour épargner à l’Église l’ombre même d’une complicité adultère dans la servitude, il laissa dévier la foi de ceux dont la conscience avait fléchi. Ces prélats prévaricateurs devinrent hérétiques en même temps que courtisans. On dirait qu’ils avaient senti eux-mêmes que, pour plier la vérité au régime des cours, il faut la mélanger d’erreur, de même que le fondeur verse le cuivre dans l’or pour le travailler plus à l’aise. L’Arianisme fut l’alliage qui se laissa façonner en mille symboles différents sous les doigts d’un empereur. La dernière forme, et la plus étrange que lui imprima ainsi le caprice du souverain, fut cette formule équivoque de Rimini, qui ne satisfit personne, pas plus la foi des simples que la science des doctes, qui ne présentait dans le vague assemblage de ses syllabes aucun sens bien défini, et que Constance décréta sans se mettre en peine ni de l’expliquer ni de la comprendre. Païens, chrétiens, chacun dut croire comme Constance, sans que Constance prît soin de dire ni de savoir ce qu’il croyait.

Dans le cours de celte fantaisie sacrilège, il y eut un moment où l’empereur de Rome eut la déplorable fortune d’être secondé par la défaillance passagère de l’évêque de Rome; et ce jour-là, tenant la tête de l’Église courbée sous sa main, il crut avoir porté l’unité du pouvoir à sa dernière expression. Sotte présomption, qui n’attendit pas longtemps son châtiment. Ce ne fut pas l’unité, mais la confusion qui fut portée au comble. Un moment d’angoisse inexprimable suivit, où la conscience chrétienne désespéra d’elle-même, cherchant vainement sa voie dans les ténèbres, trouvant le caprice de l’homme assis là où devait régner la loi de Dieu, et sentant la tyrannie se glisser jusqu’à ces régions intimes de l’âme dont l’Évangile lui avait promis de défendre l’entrée. «Le monde, dit saint Jérôme, étonné d’être arien, poussa un gémissement.» C’était le cri d’effroi de la liberté morale, qui, surprise et forcée dans ses derniers retranchements, s’enfuit au désert avec Athanase.

Au milieu de ce désordre où il ne se reconnaissait plus lui-même, Constance fut subitement retiré de la terre. «La bête meurt, dit le même saint Jérôme, et le calme renaît. » Ce calme, c’était le retour du vieux despotisme païen remontant sur le trône dans la personne de Julien. Jérôme avait raison: l’Église respira en retrouvant son ancien ennemi. Au moins celui-là portait son étiquette sur le front: on pouvait le regarder et le haïr en face; avec lui le péril et le devoir étaient également clairs. Julien trouvant la foi chrétienne qui se débattait dans l’ombre où l’avait égarée. Constance, lui rendit le service que le héros d’Homère demandait à ses dieux : il fit renaître le jour avant d’engager le combat.

De l’apostasie de Julien et de la chute de Libère à la pénitence de Théodose qui croirait que trente années seulement se sont écoulées? La mobilité ordinaire des caractères et des événements humains n’explique point à elle seule comment un si court intervalle put suffire pour que le spectacle d’un pape intimidé par un empereur ait fait place à celui d’un vainqueur couronné sollicitant de la bouche d’un évêque sa sentence et son pardon. Pour opérer une telle révolution dans les esprits, et dans la balance des pouvoirs qui se partageaient l’obéissance des peuples une telle altération d’équilibre, il n’a pas fallu moins que le concours de tous les maux qui peuvent châtier l’orgueil humain. Dans le cours de ces six lustres, l’avènement et la chute, également imprévus, rapides et sanglants, de six empereurs successifs; parmi ces souverains d’un jour deux périssant au milieu d’une révolte victorieuse, et l’un de ceux-là sous le fer d’un assassin; deux autres, à la tête de leurs armées, frappés d’un de ces maux subits qui éclatent comme la foudre; deux enfin ensevelis dans le désastre des armées romaines l’insurrection et l’invasion toujours menaçantes ensemble ou séparément, et renaissantes aussitôt qu'écrasées; les bornes de l’empire resserrées par une capitulation humiliante, et sa capitale ouverte aux insultes des Barbares; des vieux ennemis, les Perses et les Goths, ravivés par des triomphes inespérés, tandis que derrière la rive du Danube se dessine l’affreux profil de visages inconnus; enfin ce désordre à mille faces, venant peser partout par la misère et par l’impôt sur les parties souffrantes de la société; les campagnes et les cités, les colons et les curiales de plus en plus ruinés et toujours payant, tour à tour pressurés pour subvenir à la défense de l’empire ou livrés au pillage par ses revers, et ne sachant qui leur est plus à craindre du fisc ou de la conquête, de la rapine organisée ou de la rapine irrégulière, de leurs envahisseurs ou de leurs protecteurs: voilà par quelles leçons douloureuses les contemporains de Théodose apprirent à ne plus compter sur leur maître, et ce maître à son tour à ne plus compter sur lui-même. Dans ce conflit de maux conjurés, l’Église offrait pour chaque sorte de souffrance une variété particulière de consolation et d’espérance. Gémissait-on des fléaux infligés par le courroux céleste? l’Église avait des prières pour le désarmer. Accusait-on la sottise ou les crimes des hommes? l’Église avait des grâces pour en tempérer les effets. C’était le Dieu de l’Église qui avait donné à Théodose le génie et la victoire, pour réparer la cruelle ineptie de Valens. Vainqueur, c’étaient encore les ministres de l’Église qui lui inspiraient la clémence. Ainsi les esprits étaient partout suspendus dans un mélange d’attente et de reconnaissance qui précipita enfin toute une génération au pied de l’autel d’où, dans un jour à jamais mémorable, Ambroise fit monter le sacrifice et descendre le pardon.

Il n’en est pas moins vrai que ce jour-là, le jour où l’Église intervint ouvertement entre un maître irrité et des sujets rebelles, et fit justice elle-même du premier justicier de l’empire, l’assiette du pouvoir suprême fut déplacée à tous les yeux. Le souverain politique, ennemi de l’Église pendant trois siècles, devenu son allié avec Constantin en voulant rester son égal, prétendant la dominer avec Constance, lui céda définitivement le pas avec Théodose et se contenta du second rang dans le monde. Ambroise caractérisa lui-même par une forte expression ces rapports nouveaux des deux pouvoirs qu’il avait plus que personne contribué à faire prévaloir : «L’Église, dit-il, n’est pas dans l’empire : c’est l’empereur qui est dans l’Église. » Tout le droit public du moyen âge va sortir, par une interprétation élastique, de cet axiome dont Grégoire VII et Innocent III ne seront que les derniers et hardis commentateurs. Ce seront les événements d’ailleurs et surtout les malheurs publics qui se chargeront, après avoir dégagé le principe, de le pousser, de siècle en siècle et de corollaire en corollaire, jusqu’à ses conséquences extrêmes ou forcées. Le moment va venir où, dans la confusion universelle, il ne sera plus question de distinguer, comme l’avait prescrit l’Évangile, le domaine propre à César de celui que Dieu s’est réservé pour lui seul. La ligne de démarcation deviendra surtout impossible à reconnaître quand César lui-même aura disparu et que les fragments de son pouvoir volant en éclats seront recueillis par les roitelets de quelques tribus barbares. Les droits de l’Église s’étendront alors dans la mesure de ses devoirs, de la faiblesse des gouvernements humains et de la souffrance des peuples. A sa tâche éternelle de guider les âmes vers le ciel elle joindra une dictature politique conférée, à la mode de Rome antique, par le consentement populaire, pour aviser au salut de la république humaine.

A ces trois états d’égalité, de suprématie et de subordination par lesquels on voit successivement passer les rapports des empereurs chrétiens du ive siècle avec l’Église, correspond dans le sein de l’Église elle-même une série d’illustres évêques dont la grandeur pareille et le génie différent sont appropriés, par une sagesse suprême, à la diversité des situations. Athanase, Basile et Ambroise se suivent dans l’admiration des chrétiens et marquent, chacun par son caractère propre et par un trait particulier de sa physionomie, une des phases du mouvement qu’ils précipitent et qui les entraîne.

Athanase paraît le premier et fait face à Constantin.

A la vérité, son attitude n’est point celle qui, au premier moment, semblerait convenir pour célébrer dignement la paix rendue à l’Église; car dans un pontifical de plus de cinquante années, cet infatigable champion de la vérité ne cesse pas de rester armé pour la lutte. Il semble qu’un grand corps, comme l’épiscopat chrétien, appelé pour la première fois à s’approcher du trône, aurait eu besoin d’être initié à l’art complexe de la politique par quelqu’un de ces esprits faciles et variés dont l’adresse sait ménager la bienveillance d’un souverain, eu fixant ses incertitudes et en dissipant ses ombrages. On cherche ces qualités sans les trouver dans l’âme plus ferme que souple, dans l’intelligence plus vigoureuse qu’étendue, dans l’ardeur guerrière, dans l’éloquence toute polémique de l’évêque d’Alexandrie. Immuable représentant de la tradition, Athanase veille à son maintien comme une sentinelle; mais tout entier à la consigne, il ne porte même pas ses regards au-delà de la frontière qu’il a pris à charge de défendre. Cette amitié des princes dont autour de lui tant de ses frères dans l’épiscopat font déjà un charitable emploi ou un égoïste abus, le laisse insensible, et c’est tout au plus s’il n’en est pas importuné. Objet tour à tour de faveur ou de disgrâce, à peine s’il s’aperçoit, et il ne s’affecte nullement de ces alternatives. Il oppose aux caresses de Constant et de Jovien le même regard froid qu’aux menaces de Constance. En un mot, du rôle nouveau que peut assigner aux dépositaires de la puissance spirituelle la confiance impériale, Athanase prend si peu de souci qu’on peut douter s’il en a bien le sentiment et l’intelligence.

La suite des événements ne tarde pas à faire comprendre que cette ignorance, ou, pour parler avec plus de discernement et de respect, cette indifférence d’Athanase, fut précisément le mérite qui lui permit d’assurer au christianisme tous les fruits d’une victoire acquise, en le préservant des périls du lendemain. Au moment où une loi inexorable de salut public précipitait l’État dans les bras de l’Église, Dieu ne pouvait faire à ses serviteurs de don plus précieux que celui de cette grande âme, élevée au-dessus des séductions comme des menaces, et aussi éloignée d’être éblouie par le prestige de l’amitié des rois qu’intimidée par leur colère. Précisément parce qu’une confusion apparente, et parfois réelle, allait s’établir entre les pouvoirs politique et spirituel se prêtant mutuellement plus d’une de leurs attributions, il importait qu’une main à la fois froide et ferme fixât la limite que ce concours et cet échange ne pourraient, du côté de l’Église du moins, jamais dépasser. Précisément parce qu’on allait voir des évêques faire et défaire des rois, il importait d’établir que la réciproque ne serait jamais juste et que jamais empereur ne pourrait légitimement consacrer ou déposer un évêque. Il importait de distinguer le dépôt de la vérité et le gouvernement des âmes, ces deux legs du Christ que l’Église ne peut ni partager ni céder, de tant d’autres prérogatives que le cours des temps, le progrès ou le déclin des institutions humaines peuvent tour à tour lui retirer ou lui enlever, qu’elle peut tenir de la reconnaissance des peuples ou abandonner aux ombrageuses exigences des princes. Athanase fut le tuteur jaloux qui mit le bien propre de l’Église en dehors d’une communauté de sa nature orageuse et contentieuse.

Cette préoccupation de l’indépendance de la foi tient, dans les luttes qui ont illustré sa vie, autant de place que son dévouement à la vraie doctrine. Chez Arius et ses disciples, Athanase ne déteste pas seulement la subtilité arrogante du philosophe qui altère l’essence du dogme et fait injure à l’honneur du Christ; il maudit avec un accent de dédain plus amer encore et plus passionné la complaisance du courtisan qui laisse mettre sa croyance aux voix dans une réunion présidée par des comtes, et en dispute dans les antichambres avec des eunuques l. Aussi, de toutes les sciences profanes la seule que ce rude génie paraisse avoir étudiée avec soin et dont il continue la pratique, c’est celle qui enseigne à défendre sa chose, son intérêt, son honneur, celle qui porte le nom de droit par excellence. C’est l’évêque jurisconsulte, dit un contemporain. Voyez ce fugitif qui va cacher sa tête proscrite dans les cavernes du désert: il emporte avec lui une volumineuse collection de pièces qui est le dossier de sa procédure. A la cour, voyez ce visiteur austère qui ne veut jamais se trouver seul avec le souverain : c’est qu’il se prépare des témoins pour le procès qu’il attend. Voyez cet inconnu qui, débarqué dans l’ombre à Byzance, met hardiment la main sur la bride du cheval de Constantin et lui barre le passage pour le forcer à l’entendre. Ce n’est ni faveur ni pitié qu’il implore, c’est justice : c’est la clarté d’une enquête, la liberté de la défense et ensuite la rigueur des lois. Le sentiment du droit partage avec l’amour de la vérité tous les moments de cette noble vie et tous les battements de ce grand cœur.

L’âme de Basile n’est pas moins haute, mais son regard plus libre embrasse un horizon plus étendu. Lui aussi a la pureté de la foi et la dignité de l’Église à défendre contre les velléités d’un despote. Mais cet agresseur n’est plus un fils de Constantin, et le diadème qui couronne son front n’est éclairé d’aucun rayon de gloire ni propre ni héréditaire. C’est un commis vulgaire que la foule a vu tirer de son sein par un caprice et s’apprête à voir tomber du trône. De Constance à Valens, empire et empereur, personne et pouvoir tout a baissé de plusieurs degrés. Aussi, pour résister à un ennemi dont les forces sont réduites, Basile a moins de dépense à faire qu’Athanase, soit d’intelligence, soit d’audace. Il lui suffit de braver un jour la mort en face. Elle recule, et il retourne à d’autres soucis. Le soin qui remplit le reste de ses jours, c’est le rétablissement de l’ordre dans l’Église, dont des secousses répétées ont fait fléchir les ressorts. Le maintien de l’ordre tient dans la vie de Basile la même place que la défense du droit dans celle d’Athanase. Faire obéir le prêtre à l’évêque, l’évêque au métropolitain, le moine à la loi de sa communauté, les communautés elles-mêmes à la règle qui les réunit sous un seul chef, en un mot, donner en exemple une province ecclésiastique qui présente l’aspect d’une famille soumise et au besoin d’un camp discipliné, c’est à quoi Basile consacre l’énergie d’une âme indomptable et jusqu’au dernier souffle d’un corps épuisé.

Pas plus qu’Athanase, il ne met le pied au-delà du territoire sacré, et ne s’aventure par intrigue ou par ambition dans les régions de la politique. Mais dans cette enceinte, qu’ils ne franchissent ni l’un ni l’autre, l’un a surtout à cœur de défendre la frontière, l’autre de faire régner la paix intérieure; l’un combat, l’autre gouverne, et tout gouvernement, quel qu’il soit, qu’il s’agisse des intérêts du ciel ou de ceux de la terre, a ses conditions communes et un certain ordre de qualités toujours requises. Tout gouvernement, même celui des âmes, est politique de sa nature. Il y faut un mélange de souplesse et de force, de hardiesse et de douceur, un art d’appuyer le droit par l’autorité et de le modérer par l’indulgence, un don de comprendre les faiblesses humaines en les dominant, qui font le vrai caractère et constituent le tempérament du politique. Ce mélange de qualités opposées se trouve réuni au plus juste point chez Basile avec toute la ferveur des vertus chrétiennes. On le reconnaît dans le mouvement de son éloquence, pleine à la fois d’entraînement et d’adresse, dans le moindre billet échappé de sa plume courante et où ce moine, sortant du désert, sait user, comme en jouant, de tous les avantages que lui donne une naissance patricienne et une éducation littéraire. On le reconnaît surtout dans ces vastes institutions monastiques, charitables, hospitalières, dont il trace les règles, pose les fondements, assure la subsistance, pour qui il élève des habitations qui sont des monuments, en un mot, qu’il organise pour la suite des siècles avec les vues lointaines du législateur, et dont il gère de son vivant les revenus en économe expert et en administrateur entendu. Pour employer la variété de ces talents à d’autres ministères que ceux de la charité, que faudrait-il à Basile? Une étincelle d’ambition, ou un devoir qui lui fit la loi de sortir de son Église. Il y a en lui l’étoffe, et non pas seulement en germe, mais en exercice, toutes les facultés d’un magistrat et d’un ministre; à vrai dire, ne l’est-il pas déjà? Quand il traverse ce quartier de Césarée dont il a fait la ville de l’aumône et qui gardera son nom, où s’élève l’asile de l’enfance à côté du refuge du vieillard, où l’hôtellerie du pèlerin fait face à l’hôpital du malade, distribuant ses ordres aux voituriers qui amè­nent les provisions de la campagne, aux manœuvres qui les préparent, aux infirmiers qui les répartissent, à toute une population de travailleurs et d’indigents qui ne vivent que par lui ou pour lui, est-ce bien l’évêque du diocèse, n’est-ce pas l’édile de la cité ou le préfet de la province qui passe?

La question qu’on peut encore faire à Césarée est résolue à Milan. Là c’est le même homme qui sorti préfet de son palais y rentre évêque le même jour, et transformant sa charge non moins que sa personne, fait sans scrupule comme sans déguisement de l’épiscopat la première des magistratures. C’est à l’école de la politique qu’Ambroise a été élevé; c’est dans la voie des dignités politiques qu’il a fait avec éclat ses premiers pas. Mais il ne s’en tient pas à cet apprentissage. Au contraire, peut-être n’est-il jamais plus activement mêlé à l’administration de l’État qu’à partir du jour où. la voix de Dieu, parlant par celle du peuple, semble l’avoir pour jamais arraché à la profession qui l’y destinait. C’est l’union du caractère sacerdotal aux plus heureuses aptitudes naturelles qui assure à Ambroise, dans les conseils de l’empiré, une place avant lui inoccupée et où il laissera, après lui, l’Eglise pour longtemps assise. Qu’Ambroise résistant à l’appel divin eût persévéré dans la carrière des honneurs du monde, nul doute que son facile génie ne l’eût promptement porté jusqu’au sommet. Mais patrice ou préfet du prétoire, cet éclat passager, en le désignant à la jalousie de mille rivaux, ne l’eût point défendu contre le caprice d’un seul homme. Il fût resté en butte à toutes les intrigues et à la merci d’une disgrâce. Combien la destinée que l’épiscopat lui ouvre est plus haute et plus sûre que celle qui était tracée d’avance à un ambitieux vulgaire! Tranquille dans sa basilique, c’est là que vient le chercher, sans qu’il la repousse, mais sans qu’il l’appelle, la faveur suppliante de trois souverains. Pendant trente années, il conserve assez d’amis dans le consistoire pour être informé à l’heure même des moindres incidents qui s’y passent, à ce point que cette surveillance continue cause, par intervalles, au plus pieux des empereurs une impatience qu’il n’ose pas témoigner. Parfois, dans des jours de péril, il prend place dans cette assemblée souveraine où tous les visages lui sont familiers; chacun se lève dès qu’il y paraît. Mais s’il y vient, c’est qu’on le mande, disons mieux, c’est qu’on l’implore pour opposer l’empire de sa parole à la sédition qui gronde ou aux menaces de l’invasion. Il y vient, c’est lui-même qui le dit, pour prendre en main l’intérêt du prince, jamais pour défendre ou poursuivre le sien. A travers les vicissitudes du pouvoir suprême, il garde avec ses dépositaires passagers la même altitude de supériorité, tantôt protectrice, tantôt menaçante. Justine, le jeune Valentinien, Maxime, Eugène, Théodose lui-même en font successivement l’épreuve. La dignité impériale comparaît devant lui tour à tour comme une pupille orpheline ou veuve dont il gère la tutelle, comme une pénitente qu’il reçoit en grâce, comme une criminelle qu’il éloigne de sa communion. Appelé à donner la bénédiction suprême sur la dépouille d’un héros, il ne trouve pas pour le louer d’expression plus haute que celle-ci: J’ai aimé cet homme ; sur que son affection est dans la pensée de la foule qui l’écoute un hommage qui suffit à la mémoire du plus grand homme.

Dans ces occasions qu’il ne recherche pas, mais qui naissent d’elles-mêmes, de donner son avis sur la chose publique, pour conseiller, absoudre ou condamner, nul embarras dans son langage, nul étonnement dans son esprit. Il a sur les matières d’État des idées toutes préparées et un corps de doctrine dont il déduit toutes les conséquences. Nulle incertitude non plus dans ses démarches. Il est versé dans la pratique de l’administration, rompu aux intrigues du palais, sensible aux moindres nuances des convenances de la société polie et même de l’étiquette des cours. Dans ses ambassades auprès de l’usurpateur de Trêves, comme il sait, tour à tour, en homme du monde consommé, rappeler avec dignité et sacrifier avec aisance les égards dûs à son rang. Dans ses rapports avec le rhéteur Eugène, avec quel art il sait abriter derrière l’indépendance de l’évêque la résistance du citoyen et la fidélité qu’il garde à ses souverains légitimes! Disons tout: le sentiment du rôle qui lui est dévolu dans l’État et de la part qu’il a droit de prendre à la politique ne l’abandonne pas même quand il ne paraît préoccupé que de la défense de son Église. Ce qu’il réclame le plus souvent pour elle, ce n’est pas seulement la liberté de prêcher et de prier sous l’inspiration de sa conscience et sous l’œil de Dieu : c’est aussi la prérogative de figurer seule à une place élevée et exclusive dans les honneurs officiels, et de prendre racine dans le sol par la possession inaliénable des monuments consacrés à son culte ou des biens-fonds qui en alimentent l’entretien. Ce sont, en un mot, tous les témoignages matériels qui affermissent et constatent la domination acquise à la vérité. Ce n’est plus le droit seulement, dont se contentait Athanase : c’est déjà l’immunité et le privilège. Par là Ambroise ouvre la marche de cette grande Église du moyen âge, qui, formant un ordre reconnu dans la constitution de l’Europe féodale, servira tour à tour à la royauté chrétienne de contrôle et de conseil, où les souverains trouveront leurs plus redoutables adversaires ou leurs plus habiles ministres. Il y a en lui du Thomas de Cantorbéry et du Suger. Contraste vraiment digne d’étonnement! Ce même Ambroise, romain de naissance et de cœur, élevé dans la religion, c’est trop peu dire, dans la superstition politique du vieil empire, est pourtant le précurseur d’un ordre social tout nouveau, dont le développement, s’il eût pu l’apercevoir à travers Les nuages de l’avenir, n’eut causé à personne plus de surprise qu’à lui-même. A ces traits se reconnaît l’œuvre de cette Providence divine, entre les mains de qui la plus vaste intelligence humaine n’est encore qu’un instrument aveugle, et Basile avait raison de s’écrier que le Seigneur lui-même avait choisi Ambroise parmi les juges de la terre pour l’asseoir sur la chaire des apôtres!

La même révolution que font ressortir le contraste des caractères et la succession des événements est mise plus évidemment en lumière par l’analyse comparée des institutions. C’est dans cette étude surtout, c’est en dégageant successivement, pour les mettre en regard, tous les ressorts des deux sociétés, qu’on voit passer de .l’une à l’autre par un courant insensible, le mouvement, la vie, puis la réalité et même l’apparence et les insignes du pouvoir.

A contempler par le dehors les deux constitutions de l’Eglise et de l’empire, au premier moment de la pacification qui les réunit, un observateur superficiel pourrait n’être frappé que de leur ressemblance. L’une et l’autre sont des monarchies, et des monarchies où le rang suprême constamment accessible, n’est point enfermé dans une caste ou une dynastie héréditaire. Les chefs de l’une comme de l’autre résident dans la même ville où est fondé le siège de leur puissance et doivent tous deux une part de l’éclat qui les environne au prestige de cette cité sans rivale. Rome est le piédestal sur lequel s’élèvent la grandeur du pape et celle de l’empereur. De ce centre commun rayonnent, pour ainsi dire, les deux autorités, pour s’étendre ensuite et se fractionner dans le même ordre hiérarchique en divisions et subdivisions parallèles. Chaque grande ville renferme dans son sein un évêque et un préfet dont les juridictions couvrent, par une règle à peu près sans exception, le même territoire et s’arrêtent aux mêmes limites. Ils ont au-dessous d’eux, l’un des conseils de décurions, l’autre des collèges de prêtres associés aux soins et à la responsabilité de chaque gouvernement local. Ainsi tous les degrés se correspondent, et loin de fuir l’assimilation, l’Église paraît la rechercher. Il y a tel jour où groupée tout entière autour de Constantin, on dirait qu’elle est pressée de se mouler sur l’empire, comme l’argile sur le marbre, au risque d’accepter le rang inférieur que la copie garde toujours en présence du modèle.

Laissez passer quelques années, puis reprenez la comparaison à chacun des degrés de l’échelle. Voici le changement qu’a vu s’accomplir l’intervalle de moins d’un siècle.

Le pouvoir suprême s’est divisé. Il repose désormais toujours sur deux, parfois sur quatre têtes. De ces copartageants de l’empire aucun n’habite Rome. A peine la ville éternelle compte-t-elle en cent années trois visites impériales de quelques jours chacune. La dignité souveraine erre à travers l’empire, s’asseyant tour à tour à Trêves, à Milan, à Antioche, ou dans une Rome nouvelle, sans racines comme sans souvenirs. Ainsi l’empire a perdu l’unité au sommet et la stabilité au fondement. Une fissure profonde déchire la pyramide de la cime jusqu’à la base.

La papauté n’a pas quitté Rome : elle s’y étend et s’y enracine chaque jour. Elle en couvre la surface de puissantes basiliques, qui portent leur faîte jusqu’au ciel et pénètrent dans les entrailles de la terre par les cryptes des catacombes. Le successeur de Pierre prend peu à peu sur le sol, comme dans les imaginations et dans les cœurs, la place que laisse vacante la désertion du successeur d’Auguste.

Suivez maintenant leurs représentants dans l’intérieur de chaque province. Le délégué impérial est un étranger de passage, inconnu jusqu’à la veille du jour où il est expédié de Byzance ou de Milan, sous l’escorte d’une légion, comme un général en pays conquis. Il loge au palais du gouvernement pour quelques nuits, comme on couche sous la tente. Il tient son mandat, d’un maître éloigné que personne n’a vu. Ce maître le rappelle: il part et on l’oublie. Parfois, à la vérité, le contraire arrive. On apprend que le maître a disparu et c’est le serviteur qui demeure. Mais c’est pour changer effrontément l’objet de ses hommages et briser la statue qu’il adorait la veille. Un reste de crainte accompagne encore, mais nul respect n’environne ces agents dénués de toute importance personnelle, aussi incapables d’opposer une résistance que de prêter un appui au pouvoir qu’ils représentent, bons seulement pour obéir et trahir tour à tour, suivant le caprice du sort et le vent qui souffle : instruments qui se prêtent à tous les mouvements, jusqu’à ce qu’ils tournent dans la main qui les tient et la blessent par surprise.

L’évêque est un enfant de la cité : c’est souvent un enfant du commun qui a grandi sous les yeux de ses compagnons de jeux ou d’étude par la vertu ou le savoir; c’est parfois aussi le fils d’une grande famille qui a rehaussé, par le sacrifice volontaire d’un éclat extérieur, l’ineffaçable dignité de sa naissance. Mais, pauvre ou riche, obscur ou illustre, il demeure l’ami tout en devenant l’égal ou le supérieur de tous. Souvent même c’est cette faveur publique, bruyamment constatée par une élection populaire, qui le porte au rang qu’il occupe. Une fois monté si haut, personne ne peut plus le faire descendre : une fois marié à sa ville, elle-même ne peut plus le répudier. On le bannit, il revient ; on le jette dans les fers : dès que la prison est ouverte, le voilà de nouveau debout devant l’autel, ou paisiblement assis sur son trône C’est là le vrai magistrat de la cité : lui seul y exerce le commandement, l’autre n’en fait que la police.

Et gardez-vous de penser que cette supériorité, chaque jour plus marquée, de l’évêque sur le magistrat impérial, soit affaire d’appréciation morale, et résulte seulement d’un déplacement insensible d’influence. Nullement : des prérogatives de l’administration politique il en est une qu’on voit, pendant cette  période, légalement, presque matériellement, passer à l’évêque. Il est vrai que c’est celle que nos idées modernes sont le plus choquées de trouver réunie à la qualité de préfet et de proconsul : c’est la justice. Rien, nous l’avons vu, dans toute la constitution de Rome antique n’est plus éloigné de nos habitudes, que celte confusion de l’administrateur et du juge, qui fut acceptée, pratiquée même, par les plus sages citoyens dans les plus beaux jours de la liberté républicaine, et qui se retrouve encore aux derniers temps de l’empire, malgré la division des services publics dont Constantin posa le premier principe. Le même homme interprète du droit, distributeur des grâces et dépositaire de la force; le même homme, chargé, dans les causes pénales, de poursuivre, de prononcer et d’exécuter la sentence; le même homme autorisé, dans les causes civiles, à commenter, parfois à réformer la loi par ses édits avant de l’appliquer aux intérêts qui en dépendent; le même homme enfin, juge et partie dans les causes politiques, et pouvant sévir, à son gré, toutes les fois qu’un trouble quelconque vient inquiéter la sûreté ou blesser l’orgueil ou seulement contrarier la fantaisie du maître qu’il représente : il y a là un mélange ou plutôt un oubli de tous les droits qui nous paraît constituer l’essence même de la tyrannie. Une telle masse d’attributions réunies sur une seule tête, accable encore, même à la distance des siècles, notre imagination. L’habitude en faisait porter le poids sans murmure à la conscience du Romain. On peut croire cependant qu’il y avait des jours où le scandale d’une confusion contre nature passait les bornes. Quand le juge était le ministre amovible du farouche Néron ou de l’avare Vespasien, les plaideurs et les accusés devaient se sentir mal à l’aise, et dans un miroir si troublé devaient avoir peine à reconnaître l’image de l’impassible justice.

Aussi quel soulagement mêlé de surprise ne dut-on pas éprouver quand en face de la basilique où siégeait le préfet, arrivant de la cour et prêt à partir pour une expédition militaire, un autre tribunal s’érigea, occupé par un modeste homme de bien, chez qui nul intérêt privé ou public ne pouvait troubler la recherche du droit et l’amour du vrai! Sans doute quand saint Paul conseillait aux fidèles de soumettre leurs différends à l’arbitrage de leur évêque, il ne songeait pas à les préserver des erreurs de la justice humaine. Sa pensée était avant tout d’arrêter, par une intervention paternelle, le scandale des procès entre frères. Mais celle juridiction gracieuse et toute pacifique de l’évêque, acquiert un prix inattendu, à mesure que la juridiction armée du magistrat devient plus suspecte de servilité ou de concussion. Entre un agent révocable à volonté, toujours tenté de faire usage de sa grandeur passagère, soit pour plaire à son souverain, soit pour remplir sa cassette privée, qui a des fils à placer dans le gouvernement, des filles à marier dans la province, et un dignitaire immuable, qui n’a personne à craindre, personne à flatter, aucun souci de fortune à suivre ici-bas, en fait d’impartialité la comparaison parle d’elle-même, et ce n’est pas la piété seulement ou le respect, c’est l’intérêt bien entendu qui détermine la préférence. Le tribunal de l’évêque, l’audience épiscopale, comme on l’appelle, présente seule, au milieu de la servilité générale, quelques garanties analogues à celles que nos constitutions modernes cherchent dans l’indépendance de l’ordre judiciaire et dans la séparation des pouvoirs1.

Rien d’étonnant, dès lors, qu’avant que le siècle s’achève, ces assises volontaires, élevées dans l’Église, soient littéralement encombrées par le concours des plaideurs. Ce ne sont plus seulement quelques débats de famille ou de ménage à pacifier, ce sont toutes les questions du droit civil : les successions, les acquisitions, les obligations, les contrats, dont l’évêque, est bon gré mal gré, forcé de devenir l’arbitre. « Ils nous pressent, ils nous prient, ils nous étourdissent, ils nous torturent, s’écrie un de ces juges improvisés, fatigué lui-même de l’excès de sa popularité, pour que nous nous occupions des choses de la terre, qu’ils aiment, plutôt que des commandements de Dieu, que nous aimons... A peine avons-nous le temps de faire l’affaire de notre salut, tant ils sont pressés de venir, la tête basse, et le visage contrit, nous prier de décider ce qui regarde leur or, leur argent, leurs fonds de terre et leurs troupeaux. » Quatre ans après la mort de Théodose, son fils Arcadius est obligé de reconnaître, et de régulariser cette institution spontanément sortie du sol. Par deux lois successives (398 et 400), il conserve à la juridiction de l’évêque son caractère d’arbitrage volontaire, mais il donne à la sentence un effet légal obligatoire pour les parties qui s’y sont soumises.

Un pas de plus ne larde pas à être fait; et, de purement civile qu’elle est d’abord, la juridiction épiscopale devient correctionnelle et pénale. Déjà nous avons vu Basile réclamer pour lui-même le jugement des vols commis dans l’église. C’est un premier germe qui se développe rapidement. L’habitude se prend de remettre au jugement de l’évêque tous les délits qui touchent de près ou de loin les personnes ou les choses ecclésiastiques, ou même ceux dont l’Église est le théâtre. Puis un droit d’asile reconnu aux lieux consacrés amène une nouvelle extension de compétence. Dès qu’un coupable a touché le sol béni, il échappe au châtiment des hommes, et l’Eglise substitue pour lui la pénitence canonique, qui efface le péché et réhabilite le pécheur, à l’infamie indélébile de la peine légale. C’est à qui parmi les criminels recherchera cet échange, et parmi les ministres de l’Église s’empressera de l’offrir. L’usage même dégénère promptement en abus, et dès l’année 396 nous rencontrons une loi qui s’efforce de réprimer l’audace avec laquelle les clercs et les moines favorisent les évasions des condamnés, les retiennent de force dans les églises et quelquefois même les disputent les armes à la main aux licteurs. Vains efforts ! Parmi ces malheureux qui viennent embrasser l’autel avec désespoir, il y a une fugitive auguste qu’aucune force humaine ne pourra de longtemps en arracher. C’est la justice elle-même, qui, bannie de la terre par la corruption des cours ou par le bruit des armes, n’aura vraiment pendant des âges de barbarie d’autre interprète que l’Église et d’autre asile que le sanctuaire :

Extrema per illos

Justitia excedens terris vestigia fecit.

Que si du gouverneur à l’évêque, en fait de popularité et de crédit, la distance est déjà si grande, que dirons-nous des assistants qui environnent ces deux chefs! Que sont ces pauvres décurions, tour à tour victimes et agents de l’inquisition fiscale que faisait peser sur l’empire plus encore le vice de sa condition économique que la cupidité de ses détenteurs? L’imagination ne se figure pas sans frémir le supplice de ces riches misérables, collecteurs obligés et héréditaires de l’impôt, et responsables sur leurs biens propres de son acquittement intégral, tenus ainsi de faire à leurs propres dépens l’avance de toutes les charges communes, n’ayant d’autre ressource pour s’exonérer que de passer le fardeau à d’autres, et de pressurer à leur tour leurs voisins pauvres. Quelle alternative que de subir la ruine ou de la répandre autour de soi! Quelle contrainte que d'être réduit à prendre à son compte et comme à affermer la misère publique et la haine populaire! Quelle combinaison aussi pour le repos d’une société que celle qui, réalisant les déclamations éternelles de tous les factieux, désignait du doigt le riche au pauvre comme son ennemi légal et l’instrument direct de ses souffrances! Il n’est pas surprenant que, pour se dégager de ce cercle de fer, toutes les issues aient paru bonnes au décurion, même l’exil, même la chaîne du service militaire, même le servage de la glèbe. Mieux valait mille fois la faim ou la servitude qu’un patrimoine toujours grevé de l’hypothèque d’un créancier tout-puissant, et dont tous les fruits étaient baignés des larmes des malheureux. De là ce fait inouï d’une classe entière, la première de chaque cité, pressée de disparaître et de déchoir, et tout un arsenal de lois devenu nécessaire pour contraindre des hommes à demeurer riches et propriétaires malgré eux.

Ce fut dans cette angoisse que le sacerdoce chrétien vint offrir au curiale aux abois un asile que la loi ne put lui fermer. Moyennant le sacrifice une fois fait d’une opulence imaginaire et haïssable (sacrifice compensé de bonne heure par les abondantes générosités des fidèles), le décurion, devenu prêtre, put échapper et aux menaces de l’agent fiscal et aux malédictions de ses concitoyens. Il fut, dit une loi de Théodose, libéré de son patrimoine en le méprisant ; et désormais il put traverser sa ville natale en portant hardiment ses regards au-dessus et à côté de lui. Il put pénétrer sous le toit du pauvre sans voir la désolation peinte à son aspect sur tous les visages, sans disputer à la mère mourante et aux enfants affamés l’obole gagnée par la sueur du père. Au contraire, devenu ministre de l’aumône, ce fut lui qui fut chargé de verser tous les baumes de la charité sur les blessures, qu’en sa qualité de magistrat malgré lui, il eût été contraint d’entretenir et d’envenimer. Représentant de l’État, il lui fallait opprimer ou périr: engagé sous les lois de l’Église, il n’eut plus de tâche que de soulager. On eût dit que l’État lui-même avait pris soin qu’un homme de bien, voulant vivre en paix, et se lassant d’être détesté, n’eût de recours tout à fait assuré que d’être prêtre.

C’est ainsi que grandit insensiblement le sacerdoce chrétien aux dépens de toutes les dignités locales qui l’environnent. Autour de lui se groupe tout ce qui reste de vie municipale dans les cités asservies. Tandis que la curie décimée ne se réunit plus qu’à des jours éloignés, la tête basse, pour enregistrer des surcharges d’impôt et des dons de joyeux avènement, c’est à l’église que se pressent les assemblées nombreuses et que sont versées les riches collectes : c’est là que la foule se groupe, bruyante et animée, toutes les fois qu’il y a une élection à faire ou une atteinte contre l’indépendance ecclésiastique à repousser. Les monuments publics, les temples, se dégradent : les églises s’étendent et se parent. Pour attirer dans les rangs du sacerdoce, le prestige de la considération publique se joint à l’attrait de la grâce. C’est le double jeu d’une machine aspirante et foulante qui enlève à la société laïque, et porte vers la société sacrée tout ce qui passe un humble niveau de fortune, de rang et même de culture intellectuelle et morale. Vainement l’État s’effraie-t-il de cette désertion, et veut-il, en entravant les vocations, arrêter ce courant continu qui entraîne loin de lui toutes les sources de la vie sociale. Vainement l’Église elle-même s’associe-t-elle de bonne grâce à celte résistance, dans la crainte qu’à ces affluents qui lui arrivent de toutes parts l’ambition ou l’intérêt ne mêlent plus d’une onde impure. L’élan est irrésistible, et triomphe des méfiances comme des scrupules, des barrières légales ou canoniques. Partout la curie se vide, le clergé regorge. Enfin, le législateur lui-même se laisse entraîner par le mouvement qui le dé­borde, et c’est lui qui vient chercher le prêtre pour l’aider à éteindre la haine que, par l’inégale répartition des charges publiques, il a allumée entre les classes. Quand il veut constituer un magistrat pacificateur pour concilier les intérêts du fisc, de la curie et des contribuables, le nom de ce défenseur de la cité, comme on l’appelle, est désigné d’avance. On ne pourra le trouver et bientôt on ne le cherchera plus, c’est une loi du Code qui le dit, que dans les rangs où siègent l'aimable évêque de Dieu et sou vénérable clergé.

Mais ce n’était pas la cité seulement qui avait besoin qu’on lui vînt en aide. A vrai dire même, le décurion de la ville n’était pas le plus à plaindre. Quelques ressources lui restaient même dans les plus mauvais jours : il était protégé par le souvenir d’une considération héréditaire; il avait des amis, des parents parmi les hauts dignitaires, peut-être à la cour; il pouvait se placer, à des jours marqués, sur le passage de l’empereur, et attirer sur lui un regard de faveur. Le vrai désespoir, le mal sans remède, c’est l’état du propriétaire obscur de la campagne, perdu dans une bourgade isolée, dont il doit souvent, à lui seul, toujours en vertu du principe impitoyable de la responsabilité solidaire, payer les contributions et porter les charges tout entières. C’est là, en effet, c’est dans ces vastes plaines de Syrie, de Pannonie ou de Gaule, périodiquement désolées par les incursions des barbares, et frappées de stérilité par une dépopulation lente, que la lutte engagée entre le fisc et la richesse privée prend le caractère d’un duel à mort, où le plus faible des deux combattants va bientôt rester sur le terrain, épuisé de souffle et de sang. A la ville, en dépit des mauvaises lois et des calamités publiques, il y aura toujours des riches et des pauvres: dans les campagnes, la misère s’étend, comme l’inondation d’une marée montante, qui couvre successivement tous les sommets. Pendant que la culture décroît et se restreint, l’impôt ne recule jamais et demande toujours autant à la terre qui produit moins et que moins de bras travaillent. Le fardeau toujours égal, réparti sur moins de têtes et supporté par de moins fortes épaules, devient ainsi de plus en plus lourd; et un mouvement qui s’accélère par une loi de gravitation constante, précipite l’un après l’autre tous les propriétaires dans le même abîme. A la fin du ive siècle, on cherche en vain cette classe de cultivateurs aisés qui fait la force et la moelle d’un État. À sa place, l’œil ne rencontre sur les champs délaissés qu’une tourbe mendiante, mélange de possesseurs ruinés qui ont abandonné leur héritage pour n’en plus payer le cens, ou d’affranchis que leurs maîtres ont libérés pour se dispenser de les nourrir.

Tous ces disgraciés de la loi ou de la nature n’ont qu’une pensée, c’est de trouver quelque part un tuteur qui les défende contre les exigences d’un ennemi rapace, et les délivre du soin de pourvoir à leur misérable destinée. Ils ont horreur de leur liberté, qui ne leur est connue que par le dénuement où elle les laisse : ils ont soif de la servitude. Ou plutôt toute servitude est liberté pour eux, pourvu qu’elle détache ou relâche le collier de force qui les tient courbés sur un sillon stérile, dont l’exacteur leur dispute la maigre récolte. Il faut les voir, dans les amères peintures de ce temps, dans les déclamations de Libanius ou les invectives de Salvien, ces serfs volontaires, s’offrir successivement, corps, âmes et biens, au premier qui passe, à l’officier qui campe pour un jour au milieu d’eux, au commerçant de la ville qui leur fait l’avance d’une obole, au grand de la cour qui étend sur eux ses immunités, à quiconque leur promet la paix d’une nuit et le pain d’un jour. Lamentable trafic où périt jusqu’au souvenir de la dignité humaine ! Une malédiction a touché ces régions naguère aimées du ciel où tout le monde veut être esclave, où personne ne veut plus ni posséder ni commander.

C’est dans ce dépérissement universel, dans cet excès de honte et d’inanition, c’est quand les plaines nourricières de l’empire ont vu tarir l’une après l’autre toutes leurs sources de fécondité, c’est justement alors qu’une émigration inattendue vient leur en ouvrir de nouvelles. Sur ces patrimoines que leurs héritiers délaissent, d’autres possesseurs viennent s’établir : race d’homme vraiment étrange, familles que le célibat multiplie, société que le désert attire, laboureurs qui, dans le travail, cherchent la peine plus que le fruit. Les moines arrivent, quand les cultivateurs libres disparaissent. La prodigieuse propagation de l’institution monastique est exactement contemporaine de l’extrême dépopulation des campagnes, et nul doute que les deux effets ne soient dus en partie à l’action des mêmes causes et des mêmes malheurs publics. Nul doute que le détachement des choses humaines ne devienne plus fréquent et plus facile dans les temps où la vie est insupportable. Sans contredit, un état social où la richesse et la liberté n’étaient plus que des fléaux héréditaires, transmis d’une génération à l’autre avec le triste don de l’existence, dut concourir avec la grâce divine pour faire goûter à tant de milliers d’âmes les douceurs amères d’une mort anticipée, de l’obéissance passive, de la pauvreté, de la stérilité volontaires.

Quand le désespoir cherchait le repos jusque dans la servitude, la paix du monastère, quelle que fût sa monotonie ou sa rigueur, devait gagner encore à la comparaison. Mais si l’institution monastique est favorisée dans son développement par la détresse générale, en revanche cette rapide croissance opère contre le mal lui-même une réaction énergique, en faisant refluer, de la cité vers la solitude, un courant imprévu d’activité et de vie.

Dès qu’un monastère est fondé quelque part, le travail renaît, le désert refleurit alentour. D’abord les moines travaillent eux-mêmes : ils travaillent par devoir plus que par nécessité, moins pour assurer leur subsistance que pour exercer leur âme par une gymnastique salutaire, et pour apaiser le trouble des sens. Toutes les règles monastiques sont unanimes sur la nécessité du travail. Pacôme, Basile (qui l’impose même à ses prêtres), plus tard Honorât, Augustin et Benoit, tous parlent aux athlètes et aux ouvriers du Christ le même langage ; tous prennent au pied de la lettre la sentence de la Genèse: Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Ils travaillent de la main, quels qu’ils soient, fussent-ils la veille des sénateurs, des grands de la cour, ou des lettrés. Ils travaillent, en tout genre, à tout état : tailleurs, corroyeurs, boulangers, tisserands, mais surtout laboureurs, soit sur leur champ, soit sur celui d’autrui, ne craignant pas même de louer leurs bras pour scier les blés au temps de la moisson. Et quand on songe que, d’après Rufin, l’Egypte comptait à la fin du quatrième siècle presque autant de moines qu’il y avait d’habitants dans les villes, qu’il y en avait cinquante mille, au dire de saint Jérôme, présents chaque année à la réunion annuelle de la seule règle de saint Pacôme, que la seule cité d’Oxyrhynchus en contenait vingt mille, que cinq mille habitaient la seule colline de Nitrie, et que dix mille obéissaient au seul abbé Sérapion, à Arsinoé, enfin qu’à l’autre extrémité du monde le premier monastère de Gaule, Ligugé, en envoya déjà deux mille aux funérailles de son fondateur, on peut juger que ces recrues fournies par l’ascétisme au travail des champs étaient déjà à elles seules presque suffisantes pour faire reparaître à la surface désolée de l’empire quelques épis et un peu de verdure.

Mais c’est peu de pratiquer eux-mêmes le travail, les moines le raniment autour d’eux en le réhabilitant par leur exemple, et en le couvrant du respect qui les environne. Le monastère devient le centre autour dquel se groupent les débris de la population rurale pour abriter leur faiblesse. De bonne heure les terres comme les personnes ecclésiastiques sont dispensées des charges communes, et sinon pleinement exemptées, au moins ménagées par le fisc. Être attaché au champ du monastère devient une situation d’une sécurité relative, et d’autant plus recherchée que la redevance n’est jamais onéreuse, ni rigoureusement exigée. La voilà donc trouvée cette tutelle que tant d’êtres ram­pant sur la terre invoquaient par tous les soupirs de leur poitrine oppressée, et étaient prêts à payer au prix de leur ignominie; mais la voilà gratuitement offerte et exempte de l’humiliante condition de la servitude! La protection du monastère, plus efficace que celle du dignitaire de la cour, est acquise au laboureur à meilleur marché ; car elle ne lui ravit pas sa qualité de libre créature de Dieu. Au contraire, loin de le dégrader, le monastère l’élève, en lui ouvrant souvent ses rangs, et en le faisant asseoir à côté du patricien converti, du grand de la terre fatigué des pompes du monde. Dans un traité postérieur seulement de quelques années à l’époque où ce récit s’arrête, saint Au­gustin demande ce qu’il faut faire des gens de toutes sortes, colons, affranchis, esclaves même, qui viennent se présenter pour être moines : et il répond que ce serait un grand crime, grave delictum, que de les exclure, puisque la rudesse de leur condition native les a préparés d’avance aux mortifications de la sainteté. Il n’importe pas, ajoute-t-il, de savoir s’ils ne viendraient pas en partie pour se faire vêtir et nourrir, et pour être honorés par ceux qui les méprisaient la veille. La seule chose qu’il exige d’eux, c’est de continuer à travailler, et de ne pas faire les délicats et les renchéris plus que les sénateurs. Plus tard il faudra qu’un pape, saint Grégoire, apporte lui-même quelques entraves à l'admission trop facile des serfs et des esclaves dans les monastères.

C’est en Occident surtout que s’établit cette communication facile entre l’humilité naturelle de la condition rustique et l’humilité volontaire de la condition du moine. Le moine d’Orient, né dans la patrie des spéculations métaphysiques, est abstrait, réfléchi, taciturne : des obligations de son état, celle qu’il préfère, c’est la solitude; il fuit le regard des hommes, et ne s’en rapproche qu’à regret, quand un devoir d’humanité l’y contraint. Le moine d’Occident, celui de Gaule surtout, garde toujours, même dans une vie de détachement, quelque chose de l’esprit sociable et pratique, de l’humeur affectueuse et doucement enjouée propre au terroir qui l’a porté. Chez le moine d’Orient, c’est la méditation qui domine dans la mélancolie et le silence. Chez le moine d’Occident, c’est un feu de charité qui pétille. Aussi, tandis que le monastère d’Orient se cache au fond des âpres gorges de montagnes ou se perd dans les sables de la Thébaïde, le monastère d’Occident vient se déployer en pleine campagne de Touraine, sur les rives fleuries de la Loire, comme Ligugé ou Marmoutiers, ou en face des villas qui bordent la côte lumineuse de Provence, dans les parfums de l’île de Lérins, ou à Noies, sous le soleil de la Campanie. Le type du moine d’Orient, c’est toujours, malgré les prédications contraires de Basile, le centenaire Paul, enfoui au désert, aussi oublié qu’oublieux du reste du monde, ou Siméon immobile sur sa colonne. Le modèle du moine d’Occident, c’est Martin, né laboureur, puis soldat, enfin évêque, et cénobite seulement dans les rares loisirs que lui laissent les traverses d’une vie toujours active : Martin, l’orateur rustique, le héros de nos campagnes, le patron de nos églises de village, qui laissera dans les moindres hameaux de notre vieille France, le souvenir d’un temple détruit, d’un miracle opéré, d’une population convertie. Grâce à cette vie du moine d’Occident, toujours mêlé au peuple et aux petits, se forme, dès les dernières années du quatrième siècle, entre la classe rurale et le monastère, une relation d’affection cordiale, déférente d’une part, paternelle de l’autre, que l’âge suivant verra transformer en un patronage régulier. Nouvelle forme d’une substitution qui varie dans les aspects qu’elle présente, mais qui est uniforme dans ses résultats. C’est toujours l’Eglise qui, représentée par sa milice régulière ou séculière, recueille l’une après l’autre les attributions que l’Etat laisse échapper d’une main affaiblie, et ouvre ses bras à tous les délaissés qu’il abandonne. Tout à l’heure, c’était le défenseur de la cité qui n’était plus que le délégué de l’évêque : voici le moine qui, sans en porter le titre, est le vrai défenseur de la campagne

Il est plus surprenant d’affirmer que c’est l’Église aussi qui, dans ce moment suprême, conserve seule à l’empire, au moins l’ombre d’une armée. L’assertion paraît étrange et n’aurait guère moins surpris les premiers fondateurs de Rome que les premiers propagateurs de l’Évangile. Il ne semble pas qu’un rapport quelconque puisse exister entre une société de paix, comme l’Église, qui longtemps répugna au métier des armes et se détourna toujours avec horreur du sang versé, et les armées de la cité de Romulus et de César. Quelle autorité put exercer le souvenir du supplicié de la Judée sur les légions qu’avaient conduites à la conquête du monde les augures de Jupiter Capitolin et de Mars Quirinus! Le fait est réel pourtant et n’est qu’une conséquence de l’extrémité inattendue où s’est réduit l’empire lui-même, en laissant périr dans son sein l’esprit militaire, et en confiant le soin de sa destinée à ses ennemis naturels.

Depuis longtemps, en effet, tout l’atteste, l’armée de Rome n’est plus romaine que de nom. Sa force principale et son nerf consistent soit dans les cohortes, levées à prix d’argent, au-delà du Rhin et du Danube, parmi les tribus germaines, soit dans les recrues fournies par les populations riveraines de ces deux fleuves, les plus récemment soumises et les moins intimement incorporées à l’empire. Un élément barbare s’introduit ainsi insensiblement dans la légion et finit par l’envahir. L’élément romain proprement dit ou même grec, les vieilles populations italiques, espagnoles, gauloises, asiatiques, en disparaissent au contraire assez rapidement. La loi elle-même semble prendre soin de leur en interdire l’entrée, en excluant du service militaire tous les bourgeois riches, pour les réserver exclusivement aux dignités, c’est-à-dire aux charges municipales : prohibition dont l’effet dut se faire sentir principalement dans les provinces anciennement prospères et civilisées. Et ce ne sont pas seulement les rangs inférieurs de l’armée qui se dégarnissent ainsi de vieux Romains. Les hauts commandements aussi tombent en partage à des barbares ou fils de barbares. Les généraux de renom que nous avons rencontrés dans ce récit, les compagnons favoris de Julien, de Valentinien, de Gratien, de Théodose, les Théolaïphe, les Aligilde, les Dagalaïphe, les Balion, les Merobaud, les Gainas, nous avertissent suffisamment de leur origine par le son et la configuration de leurs noms propres. Ce sont là les préférés des empereurs, surtout des princes qui se piquent de valeur et de connaissances militaires. Les fastes consulaires même sont pleins de ces syllabes germaniques qui déchirent les oreilles latines, et peu s’en faut qu’Arbogast ne les introduise dans la série des Césars. La conséquence de cette invasion d’éléments étrangers consentie par la lâcheté de la vieille société romaine, c’est de livrer la sécurité de l’empire à des sujets et à des soldats improvisés, que ne lui rattachent aucun rapport de mœurs, aucun souvenir héréditaire, aucun scrupule de fidélité, qui le servent aujourd’hui, comme ils peuvent le trahir demain, par cupidité pure; transfuges de leur propre patrie qui ne demandent qu’à devenir parjures à leur nouveau maître. Pour le barbare enrôlé au service de Rome, tout se réduit à un simple calcul de chiffres. Le salaire qu’il reçoit est-il supérieur au butin qu’il pourrait prendre si de soldat de l’empire il redevenait son ennemi et son envahisseur? Problème arithmétique dont le résultat est de plus en plus douteux à mesure que l’empire va s’affaiblissant, et qu’il devient moins lucratif de le servir et moins périlleux de le braver. Présent, en sa qualité d’auxiliaire stipendié, aux funérailles de Théodose, Alaric dut plus d’une fois établir en esprit cette balance pendant la cérémonie, et quand elle pencha décidément du côté des séductions de la conquête, le sac de Rome fut résolu.

Il n’y a qu’une seule considération morale qui vienne par intervalles se mêler à cette délibération, où d’ordinaire des appétits seuls sont aux prises. Parfois le chef barbare, soulagé sur son lit de souffrance par un moine, ou louché par l’éloquence d’un prêtre, s’est converti à la loi du Christ : conversion bien imparfaite et dont se ressentiront trop peu ceux qui l’approchent; foi toujours chancelante, parfois erronée, rayon de lumière qui s’affaiblit et dévie en traversant le nuage d’une intelligence épaissie. C’en est assez pourtant pour éveiller dans le cœur du mercenaire d’autres sentiments que l’appât du gain et la peur, et surtout pour établir entre lui et son souverain d’un jour un autre lien que celui que l’intérêt peut rompre comme il l’a formé. Car désormais il y a pour le barbare touché autre chose à Rome que des armes qu’il redoute ou des richesses qu’il convoite : il y a l’image d’un Dieu qu’il adore et le chef d’une Église dont il est membre. Quand le regard de l’aigle ne l’effraiera plus, la vue de la croix continuera à l’émouvoir. Rome chrétienne ne se distingue pas nettement dans sa pensée de Rome impériale, et devenu disciple de l’une, il se fera quelque scrupule d’être rebelle à l’autre. Rangé au nombre des fidèles, il voudra souvent mériter ce nom jusqu’au bout dans toute l’étendue de l’expression, et demeurer fidèle à l’État comme à l’Église. Ambroise a donc raison de dire à Honorius orphelin d’appuyer sa jeunesse sur la foi des soldats; et ce n’est pas sans intention qu’il joue noblement sur le mot. Pour ce ramassis d’hommes venus de tous les bouts de l’horizon qui s’intitulent encore légion, la foi du chrétien est bien l’unique et dernière garantie de la foi du serment.

Cette garantie, il est vrai, ne suffira pas, et malgré les résistances, les alternatives de victoire et de revers, les délais, les scrupules, l’invasion s’accomplira au milieu de la défection non moins que de la lâcheté universelle. Mais ce jour-là se révèle un contraste nouveau, qui donne une fois de plus la mesure de la force des deux principes en présence. Tandis que l’empire, par une défaillance anticipée, a importé la barbarie au cœur même de sa civi­lisation, l’Église, par une prévoyance contraire, a d’avance exporté l’Évangile dans les régions de la barbarie. Parmi ces bandes qui vont franchir le Rhin ou le Danube, il y a déjà des disciples d’UIfilas ou de ses imitateurs; il y a des chrétiens que des missionnaires ont convertis : des chrétiens, c’est-à-dire des hommes qui apportent avec eux, partout où ils passent, une loi gravée au fond de leur cœur et reconnaissent partout aussi une autorité qui en est l’organe; des chrétiens, c’est-à-dire des hommes qui, à la voix de leur évêque, sauront s’abstenir de quelque chose dans la possibilité de tout faire, et le fléau apportera avec lui son tempérament. Quelle n’est donc pas l’étroitesse de vues et l’injustice involontaire des partis! Symmaque accusait l’Église d’ouvrir la porte aux barbares : c’est l’empire lui-même qui, par un calcul pusillanime, a mis son ennemi dans son sein; c’est l’Église qui relient longtemps le bras meurtrier, et, quand le coup est frappé, étanche le sang de la bléssure et détourne le poignard des sources de la vie. Empereur, magistrats, bourgeois, paysans, soldats; justice, armée, industrie, culture, tous les pouvoirs, toutes les classes, tous les services de la société, viennent donc l’un après l’autre, par un défilé monotone que l’œil de l’historien peut suivre, se recommander douloureusement à l’Église pour lui emprunter quelque chose de la force de vie qu’elle conserve et qui les abandonne. Ce n’est pas tout : au-dessous de ce vaste État dont la masse fléchit et qui demande une main pour l’appuyer, il y a un autre État plus restreint, petite société qui est l’élément dont la grande est formée et qui n’a pas moins besoin du même secours pour renouer ses liens brisés. C’est la famille, autrefois la pierre angulaire de la grandeur romaine, mais dont la compacte solidité s’est peu à peu ébranlée, puis dissoute, soit par le déclin des mœurs, soit même par le progrès des lois qui en ont altéré le principe en la réformant. Et c’est ici qu’on voit sous un nouvel aspect l’Église venir encore en aide à la défaillance des institutions civiles, et le droit privé de l’empire présenter exactement le même spectacle que son droit public.

C’était une redoutable unité que la famille romaine telle que le législateur des douze tables en a gravé dans le roc le sévère profil. Que son front est imposant! mais que son regard est dur! Elle est groupée autour de l’autel de ses dieux Lares, sous l’œil d’un chef unique, qui, du siège élevé où il est assis, voit échelonnés à des degrés divers, mais tous tremblants devant lui, sa femme, ses enfants et ses esclaves. Ces trois catégories d’êtres humains, suspendus au moindre signe de sa volonté, diffèrent entre eux par la nature du service qu’il en attend, non par la mesure de la soumission qu’ils lui doivent. La femme est réputée, légalement, fille de son mari ; ses jours s’écoulent dans une minorité continue, toujours en tutelle ou de son père suivant la nature, ou de celui que la loi lui donne : depuis le berceau jusqu’à la tombe, à travers toutes les épreuves de la maternité, de la répudiation ou du veuvage, elle n’a pas un seul jour la libre possession de ses biens, de ses enfants ou d’elle-même. Le fils est, légalement aussi, assimilé à l’esclave. Comme l’esclave, il peut à toute heure être mis à mort ou mis en vente; pas plus que l’esclave, aucune possession n’est sienne, et tout ce qu’il acquiert ou reçoit accède de droit au père. Effroyable puissance qui ne reconnaît ici-bas aucune limite pas même la souveraineté populaire ; aucun terme, pas même la mort. Car la succession du père défunt est exclusivement dévolue à ceux qui ont vécu sous sa main, aux héritiers siens, comme on les nomme. La seule parenté investie d’un droit, c’est l’agnation, qui perpétue le souvenir de la dépendance commune. Puis la volonté du père lui survit par la force indélébile du testament, véritable acte d’omnipotence dont la loi régit les formes mais ne dicte jamais les termes, dont le peuple est le témoin, non l’arbitre, que des plébiscites sanctionnent, ne modifient jamais. Mort aussi bien que vivant, c’est le père seul, et non la loi, qui dispose de sa chose, meuble, immeuble ou animée : ou plutôt c’est le père qui pour ses enfants est la loi incarnée.

Telles se dressent dans le lointain des âges ces antiques familles de Rome, pareilles aux blocs de granit de l’architecture cyclopéenne, qui cimentées l’une à l’autre par un patriotisme jaloux, formaient les assises de la cité, du temps qu’elle bravait Annibal et enfantait Scipion. Mais tel n’est point le spectacle que l’empire nous a présenté. Six siècles et bien des causes de dissolution toujours à l’œuvre ont successivement fait brèche à cette forte organisation, et au point où nous avons pris cette histoire il n’en reste plus que des débris et un souvenir. Tout a concouru à précipiter cet affaissement de la famille antique : l’extension du droit de cité, amenant à sa suite des mœurs étrangères plus douces mais moins fortes que celles de Rome; les progrès de la richesse publique, rendant nécessaires plus de complication à la fois et de souplesse dans les relations des hommes entre eux ; les inspirations plus humaines d’une sagesse fille de la Grèce et d’une religion fille du ciel. L’édit du prêteur a fait sa place et comme frayé son lit à ce courant irrésistible d’influences matérielles et morales. Par une série de dispositions qui éludent le droit strict sans l’abroger, la jurisprudence a tourné, cerné, miné l’autorité paternelle. Femmes, fils ont également relâché leurs liens et redressé la tête. La femme a acquis le droit de choisir son époux, puis de garder sa dot, et, veuve ou répudiée, de la reprendre, de la régir elle-même et d’en faire don aux héritiers de son sang. La vie du fils, son travail même ont cessé d’appartenir exclusivement au père : son berceau ne peut plus être abandonné sur la voie publique; sa liberté n’est plus une denrée dont on trafique sur le marché; son pécule gagné par l’épée ou accru par son industrie ne vient plus se confondre dans la masse des biens paternels. Une part dans la succession paternelle lui est timidement réservée en dépit de tout testament contraire. Dans cette voie de raison et d’humanité croissantes, l’empire païen (nous lui avons rendu cette justice) a devancé l’empire chrétien : les stoïciens jurisconsultes conseillers d’Alexandre Sévère ont précédé les évêques confidents de Constantin, et sous la double impulsion de la philosophie et de la religion, ces pas ont été rapides. De règne en règne nous avons pu les suivre à travers les codes.

Que la raison humaine s’applaudisse, c’est son droit, de ce progrès d’idées qui est en partie son œuvre; mais il y a une ombre au tableau. Quand la jurisprudence à dissous la famille antique, elle a fait absolument tout ce qu’elle peut faire. Dans cette tâche négative s’est, épuisée son efficacité. Reconstituer une nouvelle société domestique est une entreprise au-dessus de ses forces comme en dehors de sa compétence. Ils sont là pourtant, sous nos yeux, épars et se heurtant dans la con­fusion, ces divers éléments de la famille que l’ancien droit tenait unis par une chaîne si fortement tissue de respect et d’obéissance. Quelle main aurait la force de les rassembler de nouveau? Qui enseignera à ces mineurs émancipés à se préserver des périls et des excès auxquels toute liberté expose ou entraîne ? Voilà des femmes, par exemple, que le divorce n’entrave plus puisqu’elles demeurent, quelles que soient les traverses de leur vie conjugale, maîtresses de leur destinée et même de leur opulence. Qui les détournera d’abuser de cette facilité séduisante? Qui les ramènera à la garde du foyer dans la pureté d’un seul amour? Quel motif pourrait les empêcher d’aller porter leur dot en même temps que livrer leurs attraits aux objets successifs d’un attachement éphémère? Voilà des fils que le mécontentement paternel ne peut plus ni réduire à la famine ni exclure tout à fait de leur héritage. Mais continueront-ils d’honorer l’autorité qu’ils ne redoutent plus, et prendront-ils soin des vieux jours d’un souverain déchu qui ne peut plus les menacer de sa colère? En un mot, la famille antique vivait d’un respect glacé qu’imposait la terreur; la contrainte une fois disparue, qui saura retrouver ce sentiment au fond des âmes et l’y réchauffer par l’amour?

A toutes ces questions, il faut bien le dire, le droit civil, même interprété par les princes chrétiens, n’a point de réponse à faire. Mais, en revanche, cette réponse s’élève, criante et douloureuse, d’un concert d’écrits, émanés des sources les plus diverses, qui se succèdent pendant près de trois siècles, tous unanimes pour dénoncer la corruption croissante où tombèrent les mœurs privées avec le déclin des anciennes coutumes et l’abus des nouveaux principes. C’est à Perse, à Juvénal, à Martial, à Pétrone, à Plutarque, à Apulée, plus tard à l’auteur farouche et couronné du Misopogon, au prophète enflammé de l’Aventin, à la Bouche d’or d’Antioche, qu’il faut demander quel effroyable débordement suivit pour la famille romaine la détente de ses liens primitifs. Tous, chrétiens ou païens, sermonnaires, solitaires, érotiques, satiriques, ascétiques, sont ici d’accord. Ils épuisent pour ce répugnant tableau, les uns, les accents d’une sainte colère, d’autres, les traits d’une raillerie cynique ou les couleurs d’un pinceau sensuel. C’est entre eux une concurrence, une rivalité d’hyperboles, pour dénoncer à la postérité le scandale des divorces journaliers; l’adultère et l’inceste devenus les hôtes familiers du toit domestique; les grandes dames (les filles des matrones qui filaient dans l’atrium) luttant avec les courtisanes, en public par l’éclat fardé de leur visage, dans l’ombre par la facilité de leurs faveurs; le devoir de propager sa race devenu une charge dont les hommes se délivrent par un célibat licencieux, les femmes par une prévoyance coupable qui ne recule pas devant le crime; les enfants abandonnés par les époux désunis à des maîtres mercenaires, dont les infâmes désirs leur ravissent l’innocence avant le premier éveil de la raison ou des sens; le vieillard, négligé s’il est pauvre; en proie, s’il est à riche, à une tourbe d’eunuques, d’affranchis et de clients avilis, qui rampent le matin dans son antichambre pour un morceau de pain, prêts à le livrer le soir au délateur ou au bourreau pour une obole. Voilà la famille réformée telle que l’ont faite ou laissé faire ce droit impérial et prétorien si fier de ses progrès apparents! Voilà tout le .parti qu’une société dépravée a su tirer de l’aisance que lui a rendu une législation plus humaine! L’excès de la licence a remplacé, pour chacun des membres de la famille, la rigueur du despotisme d'un seul. En vérité, il n’était pas besoin de tant de siècles et de tant de sages pour transformer le mariage en une prostitution légale, l’éducation de la jeunesse en une école de vice, la domesticité en une alternative d’adulation et de délation !

En vain le narrateur voudrait préserver sa plume de ces détails cyniques dont la crudité soulève le cœur, c’est l’histoire elle-même qui le poursuit pour les lui présenter mélangés à tous les événements publics, attestés par cent documents irréfragables, souvent par l’aveu naïvement effronté des coupables eux-mêmes. Mais si la grandeur, la généralité du mal sont certaines à n’en pouvoir douter, d’où viennent donc ces exceptions brillantes qui surnagent sur l’abîme de la corruption commune et qui ont même semblé se multiplier à mesure que ce récit avançait? D’où sortent ces familles qui semblent avoir vécu sous d’autres cieux? Quel baume les a préservées de la contagion? Dans quelle retraite, par exemple, a vécu, avant de monter au trône, le couple austère et tendre de Flaccille et de Théodose? Quelle puissance, en pleine Rome, en plein sénat, sur le théâtre des orgies du Satiricon, a transformé en sanctuaire de pureté le palais des Anices? L’explication de ce contraste est toujours la même qui rend compte de toutes les singu­larités de cet âge de transition. Ces maisons privilégiées sont chrétiennes, non-seulement de nom, mais de cœur et de pratique, prenant au sérieux la loi du Christ. Cela suffit pour qu’en pénétrant dans leur intérieur l’œil n’v rencontre rien qui ressemble ni à la rigueur outrée des vieilles mœurs romaines, ni à la dissolution des nouvelles. C’est une physionomie originale qui respire à la fois la règle et la liberté. Autour de la table de ces justes se presse une troupe florissante de jeunesse, des fils, des filles, des brus, des gendres, de petits-enfants, tous les regards brillants de tendresse ou baissés par pudeur. Parmi ces rejetons d’une souche antique qu’une sève verdoyante ranime, quelques-uns se sont rangés de bonne heure sous la loi du mariage; d’autres l’attendent encore ou s’y sont refusés; d’autres portent déjà les insignes d’un deuil prématuré. Dans la famille de Paula, Toxolius s’est uni à Læta, Eustochie est vierge, Blésille est veuve. Mais chacun porte, sans chercher à la rompre, ni même à l’étendre, la chaîne de son état. Le lit conjugal est chaste et fécond, le célibat est pur, la viduité austère. Le nom du divorce n’est même pas murmuré. Les enfants grandissent sous l’œil du père jusqu’à la pleine maturité de leur raison. Mais cet âge une fois atteint, la déférence subsiste, la liberté commence. Chacun dispose librement des actes dont il doit compter à sa conscience, et de l’emploi d’une destinée terrestre d’où dépend le salut d’une éternité. Les filles mêmes ont des deniers qu’elles peuvent distribuer aux pauvres, et portent au pied des autels des vœux que le père n’est pas en droit d’interdire, pas même quelquefois de connaître. Harmonieux mélange de soumission et d’indépendance, que n’avaient soupçonné ni les anciens, ni les nouveaux législateurs de Rome, ni le droit civil, ni le droit des gens. Et ce n’est point une exception pro­duite par la rencontre de quelques vertus sans imitateurs. C’est un exemple qui, porté à la perfection par quelques-uns, est proposé à tous, et, de loin, suivi par plusieurs; c’est une nouvelle constitution de la famille sortie toute faite de deux versets de l’Évangile.

Voilà l’opération du christianisme dans la famille. Aucune ne lui appartient plus en propre; dans aucune autre il n’a rencontré plus d’obstacles et moins d’auxiliaires; et personne que lui n’était de taille à l’accomplir. L’ancien droit pétrifiait la famille, le nouveau l’avait dissoute, l’Église seule la rétablit en la vivifiant. Une seule règle, qui nous paraît simple, mais qu’aucun législateur de l’antiquité n’aurait osé concevoir, lui suffit pour accomplir cette transformation, et sans faire renaître la crainte servile des anciens jours, bannir la licence qui en était la réaction et le correctif pire que le mal. L’indissolubilité du mariage dépose, à la naissance du contrat d’où sort la société domestique, un sentiment qui se développe avec elle et va faire le lien de tous ses membres : c’est le respect du fort pour le faible, fondé sur l’égalité naturelle des âmes. En imposant aux deux époux le même serment de fidélité imprescriptible, en pliant sous le même joug le jeune homme dans la plénitude de l’orgueil viril et l’être timide qui fait en rougissant le don de lui-même, le mariage indissoluble établit entre les époux une égalité fondamentale, dont le souvenir toujours présent tempère le commandement et relève l’obéissance. L’homme est tenu de respecter dans la femme une partie de lui-même qu’il n’en peut plus détacher; la femme, en possession d’un droit sacré qui compense tous les sacrifices, peut garder devant son maître une attitude soumise sans être avilie, ou fière sans être indocile. Puis, la même limite qui défend l’honneur de la femme contient aussi ses écarts, et la fixité du mariage rend au centre domestique la stabilité qu’il avait perdue. Autour du centre rétabli les rayons déviés se rassemblent, les liens naturels se resserrent, les enfants dispersés se réunissent. La même délicatesse d’affection, le même égard pour la faiblesse, la même appréciation de la dignité humaine que l’Église impose à l’époux se retrouveront dans le cœur du père et du fds, et viendront entourer les cheveux blancs d’hommages, et d’une tendresse éclairée le berceau de l’enfance.

Tout dépend donc de ce point unique, et l’indissolubilité du mariage est la base sur laquelle l’Église opère la reconstitution de la famille. Mais pour faire triompher ce principe nouveau elle est seule, absolument seule, et restera longtemps telle dans le monde. Elle a en tête la conjuration de tous les souvenirs et de tous les préjugés, de l’orgueil viril et du caprice féminin, de l’indocilité et du libertinage, souvent de l’esprit de caste et de la raison d’État. En aucun autre sujet ne règne une aussi profonde et aussi longue opposition entre les mœurs chrétiennes et la législation civile. Toutes les lois, même celles des empereurs chrétiens si pressés en d’autres matières de se rapprocher, des préceptes évangéliques, ici s’en écartent obstinément. Les mêmes princes qui, dans une ferveur mal réglée de pureté morale, punissent de peines atroces l’adultère, le viol, le rapt, et introduisent sans précaution dans les codes les prohibitions canoniques des mariages consanguins1, ne prononcent pas le nom du divorce. On dirait qu’autour de cette institution consacrée tous les génies de l’État font la garde avec tous les démons familiers au cœur de l’homme déchu. Quelques restrictions, timidement essayées par Constantin, disparaissent sous les règnes suivants; et confirmée, étendue même par un petit-fils de Théodose, la liberté des époux de se séparer par consentement mutuel figurera encore au VIIIe siècle dans le code de Justinien. Bien plus, non-seulement les princes n’interdisent pas le divorce, ils le pratiquent eux-mêmes en plein christianisme, comme si leur qualité politique les dispensait en cette matière de leur devoir de fidèles. N’avons-nous pas vu, pendant que l’illustre Fabiole va pleurer au désert le tort de s’être arrachée à vingt ans aux bras d’une épouse brutale, le rigide Valentinien se croire permis, pour un motif frivole, d’éloigner de son lit en même temps que du trône la mère d’un fils aimé ? Il y aura donc pendant des siècles deux types de familles en présence, l’une chrétienne, l’autre encore païenne, et si la famille chrétienne finit par dominer, ce sera par la force unique de l’institution divine et de la supériorité morale. Ne nous plaignons pas trop de celte longue résistance opposée par les puissances de la terre à la plus salutaire des restaurations sociales. Rien n’atteste mieux que la famille, œuvre de Dieu, n’a point à attendre des législations humaines la constitution qui doit la régir. Société primitive, c’est elle qui est le fondement des associations dérivées et secondaires qui portent le nom de peuples ou d’États : elle leur fait la loi et ne la reçoit pas. Celui qui l’a créée peut seul la maintenir quand elle s’ébranle ou la purifier quand elle se corrompt. Non, la flamme qui brille sur l’autel des dieux domestiques ne jaillit point du choc des éléments terrestres. L’étincelle en est descendue d’en haut; et quand la vestale infidèle la laisse périr, il faut un nouveau Prométhée pour l’aller chercher dans les deux.

Mais le bienfait du mariage purifié ne s’étend qu’à l’époux, à la femme et à l’enfant, et ce n’est pas là encore tout ce qui constitue, dans l’acception étendue du mot latin, la famille entière. Il y a au dernier rang, dans le coin le plus obscur de la demeure domestique, un pauvre être sacrifié qui, plus largement qu’un autre, a porté sa part des rigueurs de l’ancien droit, et moins qu’un autre a profité des facilités du nouveau : c’est l’esclave. L’Église du Dieu qui a appelé à lui les âmes chargées aurait-elle oublié l’esclave? Établie ici-bas pour essuyer les larmes et laver les souillures, a-t-elle sondé, a-t-elle pansé, a-t-elle fermé, de toutes les plaies de l’ancien monde, la plus fétide et la plus cuisante? Qu’a fait, pendant cette période de domination, l’Église pour l’esclavage?

Il ne faut demander la réponse à cette question ni aux documents législatifs, ni même aux enseignements des docteurs. On n’y puiserait qu’une lumière, on n’y trouverait qu’une satisfaction incomplètes. Non que pendant le cours des règnes de Constantin, de ses fils, de Valentinien, de Théodose, ne se multiplient dans les codes des dispositions empreintes d’une compassion croissante pour les déshérités de la vie civile et de la liberté naturelle. Nous n’avons pas manqué de les signaler au passage. Suppression d’un des principaux modes de recrutement de l’esclavage par l’interdiction de la vente des nouveaunés; introduction d’un nouveau mode d’affranchissement mis spécialement sous la main de l’Église, extension du délai accordé pour la preuve de la liberté; faveurs de toutes sortes assurées à la revendication du premier des biens; précautions multipliées qui tempèrent les pires scandales du régime servile en le préservant des métiers infâmes ou périlleux : à tous ces traits on reconnaît, chez le législateur chrétien du ive siècle, une pitié mêlée de scrupule qui est visiblement entretenue par les exhortations de ses prédicateurs. Deux choses pourtant, convenons-en, surprennent le lecteur de nos jours et troublent l’hommage qu’il aimerait à rendre à l’Église pour cette réparation tardive faite à la dignité humaine. D’une part, ces mesures d’équité ne sont point exclusivement émanées de l’inspiration chrétienne : on leur trouverait, en cherchant bien, des analogues dans les monuments antérieurs ou contemporains de la jurisprudence païenne; de l’autre, à ces commencements qui promettent, manque toujours le complément. Tempéré par les lois, déploré par les moralistes, l’esclavage n’est nulle part ni aboli; ni même formellement réprouvé. Il y a l’atténuation de l’abus, l’adoucissement de l’usage, jamais la condamnation du principe. Princes et Pères semblent conduits vers ce but par un entraînement qu’on dirait irrésistible de logique et de sentiment; ils s’en rapprochent toujours, mais n’y louchent jamais. Le mot erre sur leurs lèvres, mais ce mot qu’on brûle d’entendre ne s’en échappe pas.

Pour apprécier plus justement quel traitement l’Église a fait subir à l’esclavage et pressentir ce qu’il est de­venu entre ses mains, c’est plus haut et plus avant qu’il faut regarder, c’est sur un champ plus étendu qu’il faut voir se développer son action. Tout se résume et s’éclaircit par deux faits qu’il faut seulement avoir la patience d’aller chercher pour les mettre en regard à plusieurs siècles l’un de l’autre. Voici le premier, aussi attesté par l’histoire qu’habituellement méconnu par les historiens.

Au moment où le problème de la servitude se dresse devant l’Église, non-seulement l’esclavage subsiste encore partout dans l’empire, bien qu’atténué dans ses effets par quelques progrès de l’équité naturelle; non-seulement il est tellement lié aux habitudes, aux intérêts, à toutes les conditions économiques de la société romaine qu’on n’y peut toucher sans ébranler le grand ressort d’une machine déjà chancelante; mais il est à la veille de recevoir des événements un accroissement et un recrutement inattendus. Une recrudescence inopinée d’esclavage est sur le point d’affliger le monde. Il y a deux sources, en effet, d’où la servitude a toujours découlé : la misère et la conquête. Quand la liberté a péri, c’est toujours, ou qu’elle a été ravie par les armes à l’homme opprimé, ou qu’elle a été vendue pour un peu de pain par l’homme affamé. Or, au IVe siècle, ces deux sources sont rouvertes et pleines jusqu’à déborder.

D’abord, une misère sans nom a déjà produit son effet accoutumé. Ce contrat que nous signalions tout à l’heure, passé entre le propriétaire ruiné et son voisin plus puissant et plus riche pour acheter la protection au prix de l’indépendance, qu’est-ce autre chose qu’une renaissance clandestine de l’esclavage? L’odieux trafic, à la vérité, rougit encore de lui-même et de son nom véritable : la loi qui en sanctionne les effets en désavoue l’origine et en dissimule le caractère : elle le déguise, par euphémisme, sous les dénominations atténuées de colonat, d’inquilinat. Ce n’est pas tout à fait la servitude : c’est le servage. Ce n’est pas au maître, c’est à la terre que le serf s’attache ou s’engage. Ce n’est pas sa personne entière, ce sont ses bras et son travail qu’il aliène. Peu importe le mot, la chose existe : la semence putride est déposée dans le sol. Qu’elle croisse seulement quelques années : elle va pulluler avec celle végétation hâtive propre aux ferments qu’engendre la dissolution des corps organiques. Qu’importe dès lors que les affranchissements se multiplient, si un progrès latent d’asservissement s’avance plus rapidement encore sui une ligne parallèle; si pour un homme né esclave qu’on émancipe il y a vingt hommes nés libres qui se vendent, et si ce compte actif et passif se solde toujours au détriment de la liberté et au bénéfice de la servitude? Quelle dérision ne serait-ce point d’offrir la liberté à ceux qui ne l’ont pas, quand ceux qui l’ont sont pressés de la déposer comme un fardeau? de faire disparaître l’esclavage par une porte de la légis­lation, s’il doit y rentrer par une autre avec une intensité, une rigueur, on dirait volontiers une fureur croissantes? Quand l’Église, par une précipitation imprudente, aurait arraché à Théodose ou à Constantin un acte d'émancipation universelle, jamais commotion n’eût été à la fois plus violente et plus stérile. Elle n’eût fait que lâcher, à travers le monde sans guide et sans pâture, des troupeaux d’êtres humains que la famine aurait couchés par milliers sur les champs déserts.

Puis, derrière la misère qui courbe déjà tant de têtes, voici venir la conquête. Et quelle conquête! La pareille ne fut jamais rêvée par l’imagination des hommes et n’est pas restée gravée dans leurs souvenirs. Non pas la conquête d’une cité par une cité, d’un État par un État, d’une loi par une loi; non pas la conquête à la mode, déjà dure, de Rome, changeant la domination politique, respectant le régime municipal ou civil; non pas la conquête précédée de capitulation et de contrat, et laissant subsister entre le peuple conquérant et le peuple soumis une mesure commune d’équité, et une ombre d’obligations réciproque. Non, c’est la conquête de la civilisation en masse par la barbarie déchaînée, la prise d’assaut, la mise à sac d’une société tout entière par des hordes qu’aucun lien social ne contient; la prise de possession pure, simple, a cru pour ainsi dire, du vainqueur par le vaincu. Voilà la trombe qui grossit à l’horizon pendant tout le règne de Théodose et qui va fondre sur ses fils. Si jamais événement porta la servitude dans ses flancs, c’est celui-là. Un retour d’esclavage dans une proportion inouïe et gigantesque devait être l’inévitable conséquence de l’invasion barbare, d’après foutes les prévisions de la prudence humaine, tous les précédents de l’histoire, toutes les habitudes des sociétés antiques, d’après même les règles strictes de leur droit. Car de tout temps, dans toutes les institutions, chez les rois d’Homère comme chez Lycurgue, chez Solon, chez le législateur des douze fables, disons tout, chez Moïse lui-même, captif et esclave étaient deux mots synonymes, et la conquête était comptée au premier rang parmi les moyens légitimes d’acquérir la personne humaine. Un jurisconsulte du meilleur temps, Scévola ou Gaïus, n’aurait pu refuser au barbare vainqueur le droit de charger de fers et de vendre à l’encan le Romain pris les armes à la main.

Tel est, au point où notre vue, s’arrête pour dominer l’histoire, l’état réel de l’esclavage; jamais son avenir ne parut plus sombre, ni sa hideuse domination mieux établie. Voilà ce qui devait être. En fait, pourtant, qu’est-il arrivé? Tous les maux qu’on pouvait craindre ont fondu sur l’Empire avec toute l’intensité que l’imagination la plus noire pouvait leur prêter. La ruine matérielle de l’Europe a été consommée : elle a été précipitée dans une misère sans fonde! livrée à une conquête sans frein. Pendant des années et des années des bandes et des bandes ont passé sur son territoire et en ont exprimé le suc et la moelle. Jamais les deux causes productives, les deux générateurs de l’esclavage n’ont été à l’œuvre avec une activité plus acharnée.

Mais, ô prodige! cette activité est demeurée vaine. Non-seulement l’esclavage, comme tout l’aurait fait prévoir et prédire, ne s’est point étendu en proportion de l’intensité croissante des maux de la misère et de la conquête : mais c’est au contraire sous l’empire de ces deux fléaux unis et débordés qu’on l’a vu, par une retraite inattendue, s’atténuer, se restreindre, et un jour, on ne sait quel, ni à quelle heure, il a disparu. Ainsi l’esclavage a fini en face et à l’encontre de tous les principes qui, livrés à eux-mêmes et à leur cours naturel, devaient fatalement le produire et l’exaspérer. Il n’a pas Uni doucement, par la diffusion des lumières, par l’adoucissement des mœurs, par l’épanchement de la prospérité générale. C’est au contraire dans l’obscurité douloureuse des âges barbares que sa trace est venue se perdre. Il avait survécu à Platon, à Sénèque, à Marc-Aurèle; il s’est éteint entre les Bourguignons et les Vandales. La plus ancienne blessure du corps social a été guérie dans la crise même du mal qui devait l’envenimer. N’en doutons pas : cette cure contre les règles défie et dépasse les secrets de l’art humain. S’il y a des lois dans la nature morale, comme dans la nature physique, elle ne peut porter qu’un nom, c’est le miracle.

Oui, c’est le miracle, et ce miracle n’a qu’un auteur. Il est tout entier l’œuvre de l’Église. Son secret pour l’accomplir, ce ne fut pas d’insérer en tête des codes une déclaration de principes qui fût demeurée à l’état de lettre morte, et que la pointe de l’épée du premier barbare eût effacée. Ce ne fut pas davantage de jeter à des êtres débiles le bienfait d’une émancipation illusoire qu’ils n’auraient su ni goûter ni garder. Le moyen qu’elle employa fut plus efficace et presque aussi simple, à une condition cependant qu’elle seule pouvait remplir : c’est d’être entrée dans la confidence de celui qui tient les cœurs dans sa main ; car ce fut de transformer les âmes avant de bouleverser les institutions. Imprimer dans l’esprit des hommes le souvenir de la fraternité humaine, non comme une légende intéressante à mettre en tête de leurs annales, non comme une maxime philosophique propre à nourrir la spéculation des penseurs, mais comme le principe d’un devoir étroit et obligatoire; faire dériver de cette fraternité lointaine un sentiment vivant, pratique, populaire; l’inspirer à l’opulent, à l’indigent, au Romain, au barbare, à l’ingénu, à l’affranchi, à l’esclave lui- même; convaincre tous les fds d’Adam que la liberté est leur héritage commun, mais que la part de chacun n’est bonne ni à prendre ni à vendre; déshabituer le vainqueur de considérer le vaincu comme une part de son butin, le riche de marchander le pauvre comme l’ornement de son luxe ou l’instrument de sa paresse, le pauvre lui-même d’acheter la vie au prix de l’honneur : telle fut cette opération mystérieuse qu’il est plus aisé de raconter que de comprendre et de comprendre que d’imiter, et qui a désarmé l’esclavage en le privant du concours de toutes les passions, de tous les préjugés et de toutes les faiblesses qui lui servaient d’auxiliaire ou d’aliment. Le mal était dans le sens perverti de l’humanité qui sanctionnait comme l’usage du droit l’abus de la force. Ce fut dans le fond intime, dans les entrailles mêmes de l’être humain que l’Église porta le remède. Quand ce changement intérieur fut consommé, l’esclavage, devenu un objet d’horreur et de dégoût, a fini de lui-même, sans qu’aucune loi ait été nécessaire pour prendre la peine de l’abolir. Tant que la racine d’amertume n’était pas extirpée, aucune loi n’aurait suffi pour l’empêcher de repousser de souche comme une plante vénéneuse qui n’est rasée qu’à la surface. En un mot, il était superflu d’imposer aux hommes l’égalité tant qu’on ne leur avait pas inspiré la charité.

C’est cette lente éducation que nous avons vue commencer au ive siècle, avec un succès encore douteux, avec une ardeur déjà aussi ingénieuse qu’infatigable. Elle va se continuer par une série de docteurs, de saints, de papes, qui déploieront, pour la mener à fin, les uns l’effet pressant des exhortations, les autres l’effet menaçant des anathèmes, tous la prédication, plus efficace que toute autre, de leur exemple. Déjà ils semblent pressés de se devancer l’un l’autre dans cette voie et de renchérir l’un sur l’autre. Pendant que Chrysostome interdit du haut de la chaire aux usuriers de vendre leur débiteur pour se payer de leur créance, saint Augustin engage ses propres biens pour libérer les débiteurs déjà poursuivis. Si Ambroise rachète les captifs avec les deniers de son Eglise, Paulin de Noies offre sa propre liberté en payement de celle d’un de ses frères. Pendant que chaque matin, à l’église, l’esclave peut s'asseoir à côté du maître à la table sainte, dans le monastère, c’est entre eux un échange plus complet de situation : l’affranchi de la veille est élevé au commandement pendant que le maître se condamne lui-même au travail servile. Les moyens sont divers; c’est la prière, c’est l’excommunication, c’est le sacrifice. L’esprit et le but sont pareils. De siècle en siècle les lois viendront enregistrer l’effet de cet effort continu, et le joug légal de la servitude ira toujours s’allégeant. Mais dans ce mouvement qui ne rétrograde jamais, la loi ne met le pied que sur le terrain, déjà déblayé et affermi par la réforme des mœurs. Trouve-t-on que l’Église ait employé trop d’années à ce redressement du cœur humain qui a délivré la vieille Europe du spectacle de la servitude? Au IVe siècle, quand l’œuvre naissait à peine, quand le terme était éloigné et obscur, j’aurais compris l’impatience. Mais nous qui touchons de la main le but atteint, nous qui, quelque part que nous posions nos pas, foulons une terre franche et voyons des regards librement levés vers le ciel, nous ne devons laisser place dans notre esprit qu’à l’admiration et à la reconnaissance.

Ajoutons donc, sans regret, un trait de plus et qui n’est pas le moins touchant à la puissance que le ive siècle apporte à l’Église et aux devoirs qui en découlent pour elle. A la part que nous lui avons vu s’attribuer dans l’administration, dans la justice, dans la production de la richesse publique, même dans le pou­oir militaire, joignons hardiment la tutelle qu’elle prend en main, et sur la famille dont elle rétablit les bases, et sur l’esclavage pour en adoucir les rigueurs en en préparant la destruction. Que manque-t-il désormais à son influence et bientôt à sa domination pour les rendre tout à fait universelles? Nul événement de la vie de la cité ou du citoyen où elle n’ait un mot à dire qui ne va pas tarder à devenir un commandement. Elle a mis la main sur toutes les sources du droit public et privé. La conséquence de cette action qui rayonne dans tous les sens en suivant partout un but identique, c’est de donner à la moindre parole émanée d’elle, même dans les matières qui ne se rattachent pas directement à la religion, à la fois une autorité et une ardeur qui manquent à toute autre. Elle conserve seule ce qui donne la vie aux institutions et leur permet de le com­muniquer : la confiance en soi-même et dans l’avenir.

Tout se tient, en effet, dans l’existence à la fois une et complexe d’une société. Le pire des maux de la société romaine, cause et effet de tous les autres, celui qui la livrait, sans défense, à une langueur croissante, c’était son découragement; c’était le désespoir où elle était tombée de corriger ses maux ou ses vices : c’étaient ses retours éternels vers l’idéal d’un passé disparu, ses regards constamment tournés en arrière vers le point du ciel où, dans un crépuscule enflammé et sanglant, s’était couché pour jamais le soleil des libertés publiques. Le sentiment habituel de la décadence en précipitait les effets. Non-seulement l’esprit politique et militaire, non-seulement les vertus ou les institutions qui soutiennent l’État, mais toutes les facultés de l’intelligence étaient peu à peu atteintes par la contagion de celte défaillance, et les talents qui servent d’ornement à la société n’en ressentaient pas moins le contre-coup que les qualités plus solides qui assurent sa défense. Le même défaut de souffle qui faisait tomber les armes des mains des soldats faisait aussi expirer la parole sur les livres de l’orateur ou du poète.

Plus d’éloquence d’abord : l’éloquence périt d’elle- même dès qu’elle n’a plus à proposer aux yeux des hommes un but qu’elle les presse d’atteindre. Là où il n’y a plus lieu d’agir, l’éloquence disparaît, la rhétorique seule subsiste : car l’éloquence est un acte, la rhétorique n’est qu’un jeu. La plainte, l’indignation, pouvaient encore être éloquentes chez Tacite, parce qu’une ombre d’espérance subsistait de ranimer les vertus civiques. Quand le déclin des mœurs fut un mal reconnu sans remède, les vices et les malheurs publics ne furent plus pour Thémistius ou Libanius que des thèmes de déclamations. L’accent même de la douleur devient faux quand l’orateur s’y complaît, et n’espère plus d’autres consolations aux maux qu’il déplore que la renommée de les avoir bien décrits. Plus de poésie : non que le regret mélancolique et l’admiration du passé ne soient des veines d’où l’inspiration poétique ait souvent découlé; mais les plus abondantes tarissent quand on y puise sans cesse sans jamais les renouveler. Le fléau des littératures vieil­lies, l’imitation, ne tarde pas à glacer de son venin léthargique les imaginations qui vivent toujours en présence des mêmes modèles. Toujours l’esprit fixé sur les gloires disparues d’Athènes ou de Rome, toujours l’oreille tendue aux derniers échos de l’agora ou du forum, dégoûtée par le spectacle des révolutions contemporaines qu’affligeait la plus désespérante des mo­notonies, l’uniformité dans le trouble, la littérature de l’empire était condamnée à vivre de répétitions. Elle se nourrissait de sa propre substance, jusqu’à tomber d’inanition sur ce fonds de plus en plus maigre. Les premiers poètes de cette décadence ne font que s’inspirer de Virgile ou d’Horace : les suivants les imitent : les derniers Unissent par copier textuellement. Des pièces entières d’Ausone ou de Claudien ne sont que des centons de vers de Virgile, de même que le fronton de l’arc de triomphe de Constantin n’est qu’un placage composite d’ornements arraches à des monuments d’un autre âge.

Enfin, dans cet état d’inertie morale, plus même de philosophie possible. Tel est, hélas! le retour fatalement égoïste de toute âme sur elle-même qu’à la plus désintéressée des sciences un but pratique et un espoir prochain sont encore nécessaires. Vainement la pré­tention de la philosophie est-elle d’élever l’homme au-dessus de ce qui se passe pour le concentrer sur l’éternel et sur l’immuable; vainement lui enseigne-t-elle à placer son vrai bien à des hauteurs que n’atteignent point les agitations de la terre. Si de ces spéculations élevées ne découlent pas un soulagement pour sa condition et un conseil pour sa conduite, la fatigue de tendre sans fruit, sans pensée, s’empare de lui, et il aime mieux demander l’oubli de ses maux au sommeil qu’à l’effort constant de sa raison. Ce dégoût tourne vile à la dérision, s’il arrive que la philosophie essaye de prendre en main la conduite des affaires humaines et la laisse échapper après l’avoir saisie. Deux fois, sous l’empire, elle avait couru celte triste aventure; deux fois elle était montée sur le trône pour y étaler le spectacle de son impuissance. De ces deux essais, le dernier, que nous avons dû raconter, fut le plus rapide et le plus malheureux. Plotin, couronné par Julien, fit plus courte et moins bonne figure encore que Zénon ressuscité dans Marc-Aurèle.

Ce n’est pas le talent, ce ne sont pas les dons naturels qui font défaut à ces derniers signes de vie d’une activité d’esprit qui se meurt : c’est tout simplement un rayon d’espoir nécessaire, comme la lumière, pour féconder les germes les plus heureux. La preuve en est que la stérilité cesse dès que l’espérance reparaît entre la foi et la charité. A peine touchées par le christianisme, toutes les facultés assoupies se réveillent. C’est l’éloquence qui prend les devants. Dès que les églises sont ouvertes à la foule, l’éloquence s’y fait sa place. Tous les grands évêques sont, sans préparation, de vrais orateurs. C’est qu’ils ont retrouvé ce qui manque à côté d’eux aux plus beaux diseurs : un but constamment à leur portée, et qui les tient en haleine, parce qu’il n’est jamais ni tout à fait atteint, ni désespéré. Ils n’ouvrent pas la bouche sans avoir en vue la conversion d’une âme, ce bienfait dont tout enfant d’Adam, marqué de la tache originelle, a un besoin égal, et que tout racheté de Jésus-Christ peut obtenir de la communication des mérites divins. Tout homme présent au pied de l’autel est pour eux un pécheur qui a une application directe, instante, à l’heure et sur le lieu même, à faire de la parole qu’ils lui destinent. Cette pensée d’une action immédiate à exercer relève, enflamme la voix de Basile et de Chrtsostome, la rend tour à tour piquante ou touchante, lui donne la vivacité et le naturel qui vont au cœur. Contemporains, compatriotes de Libanius, ils lui ressemblent par les habitudes de l’éducation et les traditions d’école. C’est souvent chez eux comme chez lui la même subtilité dans l’art de composer, le même tour un peu cherché de style et de pensée, les mêmes couleurs crues et chargées. Parfois c’est le même choix de sujets : la satire d’un vice ou le panégyrique d’une vertu morale. La phrase s’avance avec le même appareil, redondante, raffinée, enveloppée dans des périodes qui embarrassent sa marche, heurtant pêle-mêle les abstractions et les métaphores. Tout est pareil, tout, sauf un trait final qui chez le rhéteur n’est qu’une pointe dont on sourit, chez le prédicateur chrétien est un dard perçant qui va chercher le point sensible d’une âme pour lui arracher un cri ou une larme. De ce rapport direct, de ce contact, de ce choc entre celui qui parle et celui qui écoute, un trait de flamme jaillit : voilà l’éloquence. Mais l’entretien ne se passe pas toujours dans l’intérieur d’une seule âme. Il y a des jours où la scène s’agrandit et se remplit, comme le théâtre antique, d’un chœur formé par les masses populaires. Il y a tel jour, à Antioche ou à Milan, où l’église est assiégée par des soldats; une foule s’y presse, éperdue ou irritée, soulevée par une oppression inique, ou tremblante d’un châtiment mérité; les femmes sont en pleurs, les imprécations volent sur toutes les bouches, la terreur est dans tous les regards. Un homme se lève, il parle, il apaise ou excite, il relève les cœurs ou désarme les bras levés : les frémissements de la multitude répondent à sa voix. Qu’importe le nom de cet homme et son costume? Qu’importe qu’il soit évêque et que l’enceinte où il se fait entendre soit consacrée? Qu’importe celui qui parle et où il parle? C’est la parole, c’est le forum qui est rouvert, et la tribune est relevée.

A la vérité, la poésie et les arts ont plus d’exigences et sont moins promptes à refleurir. Une croyance , même sincère, même animée de foi et d’espoir, ne suffit point pour rendre à ces ornements de la pensée l’éclat qu’ils ne peuvent tenir que du génie. Il y faut un don du ciel, moins nécessaire que la grâce du salut, et qui n’est pas promis, comme elle, à tous les hommes de bonne volonté. L’éloquence est une arme de lutte qui manque rarement aux grandes causes. La poésie est un luxe de la victoire que Dieu fait souvent attendre à celle-là même qu’il favorise. Convenons qu’il ne lui plut point de faire naître au ive siècle un Homère ou un Virgile chrétien, pas plus qu’il n’y eut de Zeuxis ou d’Apelle parmi les peintres des catacombes. Chez l’aimable et triste Grégoire, l’inspiration part de l’âme et tend vers le ciel; mais un vers lourd, traînant, qui manque de précision et d’élégance, lui refuse souvent des ailes pour s’élever. Chez Paulin de Noies, chez Prudence, chez d’autres encore, qui plient maladroitement le dogme à la mesure de l’hexamètre ou de l’iambe, c’est l’inspiration elle-même qui fait défaut à la rectitude, à la pureté touchante de l’idée. A tout moment, d’ailleurs, les habitudes d’une langue poétique tout imprégnée de paganisme se refuse à l’usage nouveau qu’un versificateur chrétien en veut faire. Une expression venue du Parnasse ou de l’Olympe fait discordance avec un hébraïsme mal déguisé par une terminaison grecque ou latine. Peut-être aussi que, dans cet âgé de combat, la poésie ne pouvait se trouver à l’aise ni chez les vainqueurs ni chez les vaincus. Chez les païens, c’est la langueur qui la tue; mais chez les chrétiens, c’est une foi trop animée à la lutte, trop pressée de courir à la conquête du monde ou d’opérer la mortification des sens, pour se complaire à des jeux d’imagination. Le temps des athlètes de l’Église est pris par les persécutions à braver, les hérésies à démasquer, une corruption invétérée à déraciner, les labeurs de la pénitence, les fuites précipitées vers le désert. Grégoire est le seul (et c’est peut-être une des causes de sa faiblesse dans la vie active) qui trouve le loisir de s’écouter penser et rêver. On oserait dire que le vent de l’Esprit-Saint souffle trop fort pour laisser épanouir une plante délicate qui craint l’orage autant qu’elle a besoin d’air.

Mais si le cachet qui fait les œuvres d’art manque à ces premiers essais d’une littérature chrétienne, ces mêmes écrits pourtant, dans leur imperfection, renferment un fond de sentiments et de pensées inconnus aux lettres antiques, et où un œil exercé peut déjà discerner tous les éléments d’une renaissance future. On y rencontre déjà ces hautes conceptions de l’idéal divin, ces fines et profondes analyses de la nature morale que l’Évangile seul pourra rendre familières à tous les esprits, et qui marqueront d’un sceau particulier, dans les temps modernes, les littératures des peuples chrétiens. C’est une mine dont le premier filon est à peine touché, et dont la richesse est inconnue de ceux qui le découvrent. Viennent des jours plus calmes, des jours d’une piété, non pas moins vive, mais plus paisible; viennent des idiomes moins usés, moins imbus de fausses couleurs; vienne surtout le génie. Il trouvera là une matière préparée qui n’attend que sa main créatrice pour lui imprimer une forme. Ces artistes incomplets du IVe siècle seront les pères d’une postérité littéraire qui les imitera et les effacera sans les nommer et souvent sans les connaître. Écoutons, par exemple, Grégoire, osant pénétrer dans la délibération intime de la Trinité, et prêtons l’oreille à l’entretien du Tout-Puissant avec son Verbe sur la surface déserte de notre globe naissant. « Déjà, dit le Père au divin Fils dans un dialogue qui touche au sublime, déjà de pures et immortelles substances habitent, pour me servir, l’immensité des cieux ; rapides messagers et chantres assidus de ma gloire. Mais la terre est encore habitée par des êtres sans raison. Il me plaît de créer une race mêlée des deux natures, qui tienne le milieu entre la substance mortelle et l’immortelle , l’homme doué de raison, jouissant de mes œuvres, sachant explorer les cieux, second ange suscité d’en bas pour louer ma sagesse.» Milton et Michel-Ange ont-ils connu ces beaux vers? Il n’importe : soit imitation, soit rencontre, c’est l’ébauche des premières scènes du Paradis perdu ou des fresques de la chapelle Sixtine. Et quand le même Grégoire, « assis à l’ombre des bois épais, bercé par les brises de l’air, les pieds caressés par une eau limpide, s’entretient en silence avec son âme,» n’éprouve-t-il pas la première atteinte de cette mélancolie intime, seul ordre d’inspiration lyrique dont les modernes puissent réclamer la propriété originale, et où ni Pindare ni Horace ne les aient devancés ou dépassés? Ainsi, tout est déjà renouvelé dans le fond de ces œuvres, frappées, dans leur apparence extérieure, de sénilité et d’impuissance. Parfois cette muse chrétienne, malgré sa faiblesse, malgré ses habitudes d’imitation encore servile, a le pressentiment de l’avenir qui l’attend dans les voies où elle s’engage. Ne dirait- on pas que c’est elle qui, par l’organe de Paulin, répondant à Ausone surpris, interpelle dans ces termes pleins de fierté la muse de la Fable : « Non, lui dit-elle, bien que lu m’aies engendrée, tu ne me rappelleras pas auprès de toi, tant qu’assise auprès de la source de Castalies tu ne feras qu’offrir à des dieux qui ne sont pas des vœux dont le Dieu véritable détourne sa tête... Tu ne me ramèneras ni à ses autels ni cette patrie. Un esprit nouveau, je l’avoue, s’est emparé de moi; un esprit que je n’avais pas hier, mais qui est mien aujourd’hui, par l’œuvre de Dieu.»

Ce même contraste d’une renaissance, dont les symptômes sont déjà visibles et d’une imperfection encore très-apparente, caractérise aussi ce qu’on pourrait nommer, par une expression un peu exagérée, la philosophie chrétienne du temps. Comme la poésie, la philosophie n’est encore au IVe siècle dans l’Église qu’à l’état de rudiment. C’est l’auxiliaire peu sûr d’une théologie elle-même en voie de formation. Les meilleurs raisonneurs parmi les docteurs, les Hilaire, les Basile, les Athanase, ne philosophent encore que par occasion. Aucun n’est métaphysicien de profession. Un système complet et dogmatique serait impossible à tirer de leurs écrits, où le point de vue vacille, où les arguments s’appuient tour à tour sur des ordres d’idées qui ne sont pas toujours en accord. Le seul qui ait le goût et l’habitude de la dialectique, le jeune professeur de Tagaste vient à peine, quand le siècle s’achève, d’entrer dans la maturité de l’âge, et de naître à la vie de la foi. Augustin n’est encore que simple prêtre, et pour faire prendre toute leur extension à ses rares facultés, plus d’une épreuve lui sera nécessaire.

Mais à défaut d’un système déterminé qu’on demanderait en vain à ces philosophes encore peu exercés, ils ont une chose en partage que leur achèteraient volontiers, à prix d’or, leurs contemporains des écoles païennes; c’est une conception nette du principe dont ils partent, et une vue claire de la conséquence qu’ils veulent atteindre. Tandis qu’après avoir essayé de tout, mis aux prises d’abord par des discussions sophistiques, puis mis en balance par des conciliations bâtardes les théories les plus opposées, la philosophie des écoles ne sait plus même ce qu’elle cherche, c’est justement là ce que sait d’avance le plus humble des philosophes chrétiens. Il y a un petit nombre de vérités rationnelles, l’unité de Dieu, la création du monde, la nature spirituelle de l’âme et sa destinée immortelle, qui leur ont été enseignées sous le sceau d’une autorité infaillible, mais attendries, avivées, rendues plus touchantes par l’addition de croyances révélées, où l’ombre se mêle à la lumière. C’est cet ensemble de clartés et de mystères qu’il faut défendre contre l’orgueil d’une fausse sagesse qui le nie ou le dénature. C’est le dépôt de la foi qu’il faut conserver par la raison. Voilà, au IVe siècle, toute la tâche que se propose la philosophie chrétienne. Pour gagner ce point, tous les moyens lui sont à peu près bons. Elle emprunte des armes à droite et à gauche, suivant les incidents du combat et les nécessités de la défense. Ce sont le plus souvent celles mêmes des adversaires qu’elle se borne à dérober en essayant de les retourner contre eux. Peu lui importe, l’essentiel est de repousser l’agression et de sauver l’arche sainte.

Le point central delà lutte, par exemple, c’est, pendant toute la durée du siècle, l’imité divine. C’est la vérité suprême que Jésus-Christ vient de rendre au monde, et dont il faut, à tout prix , préserver la pureté. Deux dangers la menacent, l’un ouvert, l’autre déguisé : deux guerres lui sont laites, l’une déclarée, l’autre hypocrite. Il y a le vieux polythéisme dont il faut achever la déroute; mais il y a aussi la nouvelle hérésie dont il faut déjouer les embûches. Car l’Arianisme, à le bien prendre, n’est qu’un piège tendu à l’unité divine : sous prétexte de la maintenir avec un scrupule jaloux, il la défigure à petit bruit; il l’accable, mais il l’étouffe de ses respects. En refusant d’égaler le Christ à Dieu, il n’ose pourtant pas l’égaler tout à fait à l’homme. Il en fait un être intermédiaire, mélange où l’humanité et la divinité sont fondues comme deux liqueurs qui se tempèrent et s’affaiblissent l’une l’autre ; il lui élève un temple quelque part à mi-côte entre le ciel et la terre. Il y a donc, pour Arius, en réalité deux dieux, l’un primitif, l’autre dérivé, l’un éternel, l’autre créé, l’un grand, l’autre petit, qui ont un droit égal à un partage inégal des honneurs divins. Laissez travailler un pareil système dans le cerveau grossier des populations; laissez la légende s’en emparer et la travestir, c’en est fait de l’unité divine. Bientôt la Trinité ne sera plus qu’une famille de dieux bourgeoisement établie sur le Calvaire, comme l’étaient sur l’Olympe ou sur l’Ida les ménages orageux de Saturne et de Vesta , de Jupiter et de Junon. Qui sait? la mystérieuse génération du Fils, confondue avec la conception miraculeuse de Marie, dégénérera peut-être en une aventure licencieuse pareille à celles qui propageaient la race des dieux d’Homère. En tout cas, tout le fruit est perdu du sacrifice sanglant par lequel le Verbe incarné, allégeant le poids de l’idée de l’infini sans en altérer la majesté, suivant l’expression hardie d’un vieux docteur, accoutumé l’homme à comprendre Dieu, et Dieu à habiter dans l’homme.

C’est là le danger : il est pressant, il y faut courir. Aussi tout ce qu’il y a de philosophie chez les chrétiens, témoins de cet attentat, est littéralement concentré autour de la citadelle de l’unité divine. L’unique problème qui les préoccupe, est de concilier cette unité de substance avec la trinité des personnes et l’humanité du Christ. Ils y reviennent sans cesse, opposant d’inépuisables ressources de défense à d’infatigables attaques. Athanase y consacre dix traités successifs, écrits et courant d’une caverne à l’autre à travers le désert; Basile, six livres; Hilaire, dix d’une dissertation volumineuse. Grégoire n’a pas d’autre entretien avec la foule de Constantinople, à la veille de l’invasion de sa chère chapelle d’Anastasie ou au lendemain de l’entrée triomphale de Théodose. Toute cette ardeur, tout ce luxe de discussion n’est pas exempt de confusion. Les raisonnements de divers ordres s’y entrecroisent et s’y heurtent. C’est tantôt la révélation, tantôt la raison qui est invoquée; ici le texte sacré fait loi, et il ne s’agit que d’en bien entendre les termes; là, c’est au bon sens seulement et au libre jugement de l’auditeur qu’il est fait appel. Parmi les spéculations métaphysiques, qui sont ainsi mêlées, sans beaucoup de discernement, aux considérations tirées des Écritures, toutes n’appartiennent pas au même ordre d’idées. Les rapports du Père et du Fils, leur identité dans leur distinction, la génération coéternelle de l’un par l’autre, sont expliqués, tour à tour, par des métaphores empruntées aux idées de Platon ou aux catégories d’Aristote. Un argument surtout domine tous les autres, c'est l’argument ad hominem, c’est cet artifice de logique qui accepte sans discuter le principe, bon ou mauvais, d’un adversaire, pour le faire tomber en faute dans la conséquence qu’il en tire, le prendre à son propre piège, et le condamner par son propre aveu. La réfutation de l’erreur se mêle ainsi à tout instant à l’exposition de la vérité, à tel point que le fil de l’argumentation échappe, parce qu’il se compose de réponses à des difficultés dont l’énoncé manque, et à des questions qu’on ne connaît plus.

A travers l’éblouissement que cause souvent celte escrime logique, fatigante à suivre même du regard, il est aisé pourtant de comprendre que pour un auditoire attentif et intéressé, cet exercice d’intelligence dut avoir une utilité qu’il ne présente plus pour nous. C’était une gymnastique qui rendait à l’instrument philosophique émoussé toute sa souplesse, sinon toute sa précision; un apprentissage qui accoutumait les esprits à manier avec sûreté les grandes idées d’éternité, d’infini, d’absolu, qui sont le fond et l’écueil de toute métaphysique, à s’élever, sans se perdre, jusqu’à des hauteurs où le génie grec lui-même n’avait pu monter sans être ébloui. Que maintenant les luttes se calment; que la foi moins menacée ait plus de temps pour se recueillir; que l’Église puisse fonder elle-même des écoles, où sera distribué un enseignement plus méthodique : cette première éducation aura préparé tous les fondements d’une philosophie plus régulière qui, prenant toujours la révélation pourpoint de départ, en déduira savamment et par ordre toutes les conséquences. Sur les matériaux confusément entassés par les premiers pères, la scolastique élèvera la symétrie de ses édifices. Et plus tard enfin, dans la suite des âges, parvenue par cette série d’exercices à sa pleine maturité, la raison chrétienne pourra reprendre, sans s’égarer, la tâche toujours délicate de démontrera elle seule, par les forces propres dont la nature l’a douée, les vérités premières qui sont le point d’appui de la révélation elle-même. Ainsi se déroule toute une chaîne, dont nous avons vu se former le premier anneau. Défensive et purement apologétique au IVe siècle, la philosophie chrétienne sera didactique au moyen âge, pour devenir sans péril inquisitive dans les temps modernes.

Arrêtons-nous à ce dernier tableau : non que la matière manque et que tout soit dit, mais c’est la patience et c’est l’attention qui l’épuisent. Il nous suffit d’avoir reconnu, une fois de plus et sous un jour nouveau, l’art avec lequel le christianisme s’infiltre dans tous les canaux de la société qu’il régénère, et devient l’aliment principal de sa pensée, en même temps que le régulateur de sa vie publique et privée. De quelque côté qu’on envisage ce lent travail d’assimilation, qu’on le suive dans les lois, dans les mœurs ou dans les idées, qu’on en signale les progrès dans la constitution de l’État et de la famille ou dans la direction de l’intelligence, les mêmes résultats sont visibles et le même caractère apparaît. C’est une action d’une douceur irrésistible et continue. Rien de brusque, rien de violent, nulle secousse, nulle saccade. Impitoyable seulement pour le vice et l’erreur, l’Église ménage dans la civilisation romaine tout ce qui est légitime, utile, ou seulement innocent. Point de condamnation en bloc; point d’excommunication en masse. Sa main délicate fait le départ du bien et du mal avec une patience, une tolérance même que plusieurs dans son sein trouvent excessive. Discernement difficile à opérer, en effet, dans un ensemble d’institutions et d’idées intimement lié à un culte faux , et dont le principe pouvait paraître vicié par ce contact. Quand tout autour de l’Église portait la trace impure du polythéisme, aussi bien la législation que les monuments , aussi bien les tribunaux que les armées et les livres, la tentation devait être forte de tout envelopper dans un même ana­thème , et, au lieu de perdre le temps à démêler un écheveau si enchevêtré, de tout rejeter loin de soi, pour travailler soi-même sur une trame nouvelle. Le conseil en fut offert plus d’une fois à l’Église; il ne manqua pas auprès d’elle, comme auprès du Christ à Jérusalem, de ces donneurs d’avis téméraires qui ne savent de quel esprit ils sont animés, pour l’exhorter à rompre avec une cité qui avait eu des démons pour fondateurs, et à appeler sur elle le feu du ciel. Sa prudence, mieux conseillée par sa charité, la préserva de tels excès. Elle purifia, elle rectifia tout sans rien détruire. Le fruit de cette discrétion maternelle, c’est nous, générations modernes, qui l’avons recueilli. Quand est venu le jour du grand désastre, Rome chrétienne a recueilli, des mains de Rome impériale, un opulent héritage de richesses morales qu’elle avait par avance dégagé de toutes ses charges; et de toutes les découvertes du génie de l’homme, unies à toutes les révélations de la grâce, elle a formé ce faisceau de lumières qui, pour arriver jusqu’à nous, a pu traverser les ténèbres de six siècles de barbarie.

On pourrait se demander maintenant quelle part dans cette conquête morale, dans cet envahissement pacifique de tout un monde par une doctrine, doit être attribuée à l’appui matériel que les princes chrétiens ont prêté au ivc siècle à l’Église, à la faveur dont ils ont honoré ses ministres, à la force légale qu’ils ont souventprès avoir étudié, dans une longue revue, tous les services que l’État a dû à l’alliance de l’Église, il serait temps d’apprendre quelle récompense elle en a tirée. Voilà ce que le Christ a fait pour César. Qu’a fait César pour le Christ? La curiosité est légitime et a droit d’être satisfaite, d’autant plus qu’aucun sujet n’a prêté à plus de déclamations en sens divers, et qu’une courte computation de dates suffit à fournir la réponse. Voici donc, l’histoire en main, la vérité pure. Des quatre-vingts années dont nous terminons le consciencieux exposé, et qui, dans le préjugé commun de l’histoire, (du consentement même de plus d’un écrivain ecclésiastique) sont regardées comme une période de triomphe continu pour l’Église, un peu plus du tiers seulement a vu la protection des souverains assurée franchement et sans partage à la vraie foi. Les deux autres tiers sont remplis par une suite d’efforts plus ou moins avoués du pouvoir impérial pour dominer et absorber l’Église qu’il est censé défendre. C’est une oppression déguisée, d’autant plus à craindre que les coups sont portés en trahison et partent d’une main fraternelle. Les dix premières années du règne de Constantin, le court principat de Théodose, voilà toute la part de l’Église dans ce bienfait tant accusé et tant vanté, dans cette proie si disputée de la faveur royale. Hors de là, elle est persécutée ou mise à l’écart. Valens et Constance déciment les catholiques, Julien les outrage, Valentinien les tient à distance avec une impartialité froide, qui s’aigrit souvent jusqu’à l’hostilité. Ambroise excepté, tous les favoris des empereurs sont des ennemis de la vérité. Les lois pénales portées par Théodose contre le paganisme et l’hérésie, sont toutes datées des dernières années de son règne; elles reçoivent si peu d’application que, même son calomniateur Zosime, écho intéressé de toutes les plaintes des païens, n’y trouve pas la matière d’un reproche. Très-certainement, par l’approbation à peu près unanime qui les accueille et le peu de résistance qu’ils rencontrent, ces décrets tardifs attestent la puissance acquise et déjà irrésistible de l’Église; mais il est également aussi certain qu’ils n’étaient pas nécessaires pour établir la puissance qu’ils constatent, et leur utilité est rendue plus que douteuse par la facilité même de leur application. S’imaginer qu’un si faible déploiement de force et une faveur si chancelante puissent être comptés au nombre des causes effectives qui ont fait passer des masses d’hommes d’un pôle du monde moral à l’autre, ce serait se faire, en vérité, une trop triste idée du pouvoir qui est dévolu ici-bas à la convoitise et à la peur. Non, la conscience humaine, malgré ses faiblesses, n’est pas de composition si facile, et le péché du premier homme n’a pas dégradé à ce point la parcelle de la substance divine dont notre âme est faite.

Allons plus au fond, et puisque nous venons d’énumérer les moyens d’action qui, avec l’aide de Dieu, ont aidé l’Église à convertir le monde, cherchons s’il en est un, un seul, dont elle ait dû la reconnaissance à la force des lois civiles ou à la faveur des princes. Si le génie, si le courage abondent au IVe siècle parmi les chrétiens, tandis que la médiocrité et la peur restent souvent seules assises et seules écoutées dans le conseil des politiques, si ce contraste séduit et subjugue insensiblement les imaginations populaires, assurément ce n’est ni la force ni la faveur qui ont valu à l’Église cet avantage. A quelles armées commandent et de quels trésors disposent Basile quand Valens fuit devant son regard, Ambroise, quand il dispute seul la possession de l’Italie aux légions d’Eugène et de Maxime? Si les opprimés désertent le tribunal d’un juge armé pour se presser à l’audience épiscopale, qu’aucun licteur n’environne, ce n’est pas la force qui leur rend chère une sentence dénuée de toute autre sanction que celle du droit et de la conscience. Ont-ils des légions à leur suite et sont-ils comblés des largesses du fisc, ces laboureurs volontaires, qui, vêtus delà robe de bure ou du capuchon monastique, vont rendre la vie à des champs incultes, où toute la rigueur des lois n’a pu ni retenir de pauvres colons, ni les préserver de la ruine? Quand le divorce est autorisé par les décrets comme par l’exemple des empereurs, est-ce pour plaire ou pour obéir que les chrétiens seuls s’imposent le frein d’un lien indissoluble, et sauvent ainsi la société domestique d’une perdition déjà presque consommée?

Ce n’est pas davantage par l’autorité d’une force matérielle, mais bien par un frottement d’une douceur continue, que l’Église a usé dans le vieux continent les fers de la servitude. Encore moins pourrait-on soutenir que la philosophie , que la poésie chrétienne ait attendu pour renaître les ordres et les grâces impériales, et que l’éloquence surtout, qui ne brille jamais plus que dans la lutte du droit contre l’oppression, ait dû une seule de ses inspirations à des menaces ou à des promesses. Dieu soit loué, dans cette suite incomparable de la propagation évangélique, qui commence au pied d’une croix et finit sur un trône, tout est resté jusqu’au bout libre et pur; libre comme le mouvementée la pensée et l’attrait du cœur, pur comme la voix de la conscience. Pour la gloire de Dieu et l’honneur de notre race, ne laissons pas dire que dans l’inclinaison heureuse qui a fait pencher l’humanité du côté de l’Évangile, ni la force ni la faveur aient mis un poids appréciable. En admettant même qu’elles aient eu leur jour et leur part d’influences, il faudrait, pour être équitable, porter aussi en ligne de compte tout le trouble que ces mêmes influences ont causé par les prétentions théologiques des princes, par le scandale de l’intrigue et de la mollesse des prélats, par l’aliment que l’ambition a fourni à l’hérésie, et, celte balance une fois établie, il sera permis plus que jamais d’affirmer que le rôle de la force et de la faveur dans le triomphe de l’Église est une quantité insignifiante que le calcul doit négliger.

N’exagérons rien, toutefois : cette alliance offerte par l’État à l’Eglise, ce concours apporté par la puissance de ce monde à celle qui n’en est pas, si ce ne fut pas la cause, ce fut bien un des signes de la victoire. Ajoutons, sans justifier aucun abus, et sans méconnaître aucun péril, que c’était la suite inévitable et légitime de la conversion de l’Empire. Il est impossible de concevoir comment une société tout entière se serait inspirée d’une croyance nouvelle sans que le bienfait d’une telle révolution d’idées eût passé de ses mœurs dans ses lois, et du peuple eût monté jusqu’au souverain. C’est l’honneur de la vérité religieuse de ne pouvoir rester ensevelie au fond des âmes comme une spéculation inerte et solitaire. C’est l’ambition singulière de la foi chrétienne de contrôler, de régir la conduite entière de ceux qu’elle anime, et de ne souffrir aucune réserve dans l’empire qu’elle veut exercer sur leurs actes aussi bien que sur leurs désirs. Quand une telle doctrine a pris possession d’une communauté d’hommes, tout s’en ressent, et la vie publique ne peut échapper longtemps aux principes qui dominent la vie privée. Car, à moins de porter en soi deux cœurs, de vivre de deux existences et de reconnaître deux morales, les préoccupations du fidèle ne peuvent être bannies à volonté de l’esprit du citoyen ou du prince. Les institutions et les gouvernements suivront donc bientôt le courant des mœurs, par la simple raison que les institutions ne sont faites que pour exprimer les vœux et les sentiments des populations, et que les gouvernements n’ont aussi d’autre prétention et même d’autre devoir que de les interpréter en les réglant. Et après tout, les gouvernements sont composés d’hommes, ils sont faits de chair et d’esprit, et ne peuvent tarder à être gagnés par l’ardeur qui circule dans l’atmosphère. Une action réciproque de la politique et de la religion l’une sur l’autre résulte nécessairement de leur contact continu comme de leurs conditions essentielles. Une société véritablement pénétrée de l’esprit du christianisme fera toujours tôt ou tard son État à son image. Il y aurait naïveté à s’étonner d’une conséquence si naturelle, petitesse d’esprit à s’en alarmer, chimère à se persuader qu’elle pourra jamais cesser de se produire.

Mais une erreur non moins grossière serait de croire que celle communication nécessaire de la politique et de la religion ne peut s’établir que sous une forme toujours identique et déterminée d’avance, et qu’un État chrétien est nécessairement représenté par un empereur tout-puissant, veillant l’épée à la main à la porte d’un concile. Rien de pareil n’est véritable. Si la religion est éternelle par essence, l’essence de la politique est, au contraire, le changement. Entre deux quantités dont l’une est constante et l’autre mobile, le rapport ne peut jamais être exprimé par une formule invariable. Bans l’ordre des événements humains, la présomption est toujours que ce qui est, cessera d’être, et que ce qui n’est plus, ne renaîtra pas. On peut affirmer, sans être prophète, qu’on ne verra plus l’union de l’État et de l’Église, telle qu’elle fut lentement conclue au IVe siècle, et telle qu’elle a été pleinement réalisée au moyen âge. On ne verra plus l’Église chargée d’administrer, de juger, presque de nourrir les peuples. N’y eût-il point d’autre raison, celle-ci suffirait : c’est que les nations nées chrétiennes n’éprouvent plus le besoin qu’on les délivre ainsi d’elles-mêmes, et que les sucs généreux dont leur enfance a été nourrie, les préservent des défaillances auxquelles la corruption païenne laissait ses tristes élèves en proie. Un état social a pris naissance, mêlé de grandeurs et de dangers, plus sain que celui de Rome antique, plus viril que celui de l’Europe féodale; où les hommes, loin de s’abandonner comme des esclaves à des maîtres ou de se laisser guider comme des troupeaux par des pasteurs, veulent être consultés sur leurs intérêts et éclairés sur leurs croyances. Des générations qui se piquent d’être émancipées se sont fait des institutions qui leur ressemblent, où tout pouvoir est limité, où l’opinion seule est souveraine, où elles se sont surtout montrées jalouses d’assurer contre toute atteinte leur liberté morale. On ne voit pas pourquoi de telles institutions excluraient de leur sein la force désarmée de l’Église qui, par sa fière altitude devant les puissances matérielles, leur a inspiré tout ce qu’il y a de légitime dans leurs principes, et par le frein qu’elle sait faire accepter aux consciences peut seule en prévenir les excès. Quant à l’Église elle-même, pour s’y faire une place égale à celle qu’elle a tenue dans les sociétés passées, il ne lui faut qu’une faible partie de l’art divin qu’elle a déployé dans la transformation merveilleuse dont nous achevons ici le tableau.