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L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
DEUXIEME PARTIE
: CONSTANCE ET JULIEN
CHAPITRE VIII
ATHANASE A ROME
(337 - 345)
J’ai raconté comment un souverain éminent, touché de la
vérité divine, employa trente ans de toute-puissance à en faire pénétrer les
principes dans la législation du monde romain. Je n’ai dissimulé ni les
hésitations ni les violences par lesquelles il compromit cette grande œuvre en
croyant la servir, ni les difficultés qui naquirent pour lui du sein déchiré de
l’Église même, que sa main avait couronnée. Le spectacle du génie dévoué au
service de la vérité a toujours, même à travers beaucoup d’incertitudes et
d’éclipses, une noblesse touchante qui saisit fortement l’imagination des
hommes.
J’aborde aujourd’hui, dans la suite du même récit, une
tâche plus ingrate. Constantin ne transmet à ses enfants, ni les puissantes
facultés de son intelligence, ni ses généreuses inspirations, ni même l’immense
étendue de son pouvoir. De l’héritage moral de leur père, ses successeurs semblent
ne recueillir que les habitudes d’un despotisme hautain, et un goût malheureux
de discussion et de dogmatisme théologiques. Favorisées par la rivalité des
princes, les dissensions ecclésiastiques s’accroissent, se multiplient et
s’enveniment. L’intervention du pouvoir civil dans les débats de la religion,
déjà capricieuse et violente sous Constantin, devient, sous les règnes
suivants, oppressive et humiliante. Tout semble se morceler à la fois, l’empire
comme la religion, et la société comme l’Eglise. L’effet d’une telle
dissolution est si rapidement funeste, qu’il balance, aux yeux des peuples,
même les bienfaits moraux de la religion chrétienne; et une nouvelle période de
trente ans n'est pas écoulée, que la vieille religion païenne, remontant sur le
trône avec le dernier de la race de Constantin, semble avoir retrouvé quelque
force par l’épreuve de l’adversité et par les fautes de ses vainqueurs.
L’historien manquerait à son devoir de fidélité, si son
récit ne faisait comprendre à ses lecteurs l’amère impression de
désenchantement et de dégoût qui fut commune alors, même aux chrétiens les plus
fervents, et dont plus d’un docteur de l’Eglise s’est fait l’éloquent
interprète. Mais, placé par son éloignement même de manière à dominer ces
incertitudes passagères, et à embrasser dans une vaste perspective ces
sinuosités du fleuve des âges qui en dissimulent souvent la pente aux
contemporains, c’est un devoir aussi pour lui de montrer l’influence divine du
christianisme, continuant à se faire sentir malgré les agitations humaines , à
transformer les mœurs par un courant insensible, mais continu, et préparant
l’avenir, alors môme qu’elle ne réussit pas h apaiser et à régénérer le
présent.
La difficulté d’une telle lâche est accrue encore par la
nécessité de réunir dans un même tableau des faits de l’ordre le plus
différent, accomplis sur les points les plus éloignés du monde. Tout le temps
que Constantin a vécu, son activité partout présente et toujours à l’œuvre a
fait régner l’unité dans l’histoire. Nul événement politique ou religieux qui
n’aboutît rapidement à lui, comme à un centre unique, et où il ne fil bientôt
sentir sa main puissante. Après lui, le faisceau des forces de l’empire se
rompt, et lorsqu’un de ses fils parvient à réunir un instant le pouvoir impérial
tout entier, il n’exerce pas un ascendant moral suffisant pour tout concentrer
en lui-même. De plus, par là même que les personnages sont moins illustres, la
curiosité des contemporains se met moins en peine de s’enquérir de leurs actes:
les récits des historiens deviennent secs, sans suite, sans couleur: un mot
leur suffit pour peindre un homme, une phrase pour embrasser plusieurs années.
Le fil qui unit entre eux les événements contemporains est donc ici très-peu
apparent, et se brise dans la main qui croit le tenir. Il faut tenter cependant
de le découvrir: l’intelligence de l’histoire est à ce prix.
A la nouvelle de la mort de son père, le césar Constance
quittant la Mésopotamie où il commandait l’armée destinée à combattre tes
Perses, se mit promptement en route vers Constantinople. On l’avait attendu
pour les funérailles; elles eurent lieu sur-le-champ, avec toutes les pompes
impériales et toute les solennités chrétiennes. Le corps porté à l’église des
Saints-Apôtres, au milieu d’une nombreuse escorte de soldats, fut élevé sur une
haute estrade. Puis le jeune césar se retira lui-même avec tous ceux de ses
officiers qui, comme lui, n’avaient pas droit d’assister encore aux saints
mystères, et le saint sacrifice fut offert pour l’âme de l’illustre mort, au
milieu des larmes de toute l’assemblée. Si l’on en croit une indication de
saint Jean Chrysostome, la dépouille mortelle de l’empereur ne fut point
déposée dans le cénotaphe qu'il avait fait construire lui-même dans l’intérieur
de l’église des Saints-Apôtres. Ce fut dans le vestibule, et à la porte de
cette église, qu’un tombeau magnifique lui fut dressé, comme pour montrer, dit
saint Chrysostome, qu’il n'était que le serviteur des apôtres, et que les
pécheurs sanctifiés étaient ses maîtres. Constance donnait ainsi des gages à
l’opinion chrétienne dominante à Constantinople, et d’abondantes aumônes
achevèrent d'assurer sa popularité naissante.
Il en avait besoin, en effet, pour le but qu’il se
proposait d’atteindre et en vue duquel il ne perdit pas un jour. Puîné des fils
de Constantin, Constance n’avait guère alors que vingt et un ans. C’était celui
qui semblait le mieux reproduire les qualités paternelles. Quoique fort petit
de taille et rendu presque difforme par des jambes courtes et tortues, il avait
la même adresse que son père dans les exercices militaires, la même patience
dans les fatigues, la même sobriété dans ses repas, la même sévérité exemplaire
sur tout ce qui touchait à la continence. Il annonçait aussi, avec le même goût
de domination sans contrôle, les mêmes prétentions littéraires et théologiques:
il aimait à faire montre d’éloquence et à haranguer ses courtisans. Mais le
fonds solide de talent et de génie qui relevait chez Constantin l’éclat des
dons extérieurs, et tempérait des défauts trop réels, manquait complètement
chez Constance. Nulle grandeur dans les idées, nulle fermeté vraie dans les
résolutions, nulle générosité dans les sentiments, ne venaient justifier chez
lui la soif du pouvoir absolu. Impatient de toute autorité rivale, jaloux du
mérite, même lorsqu’il se distinguait sous ses ordres, il était, au fond,
faible, irrésolu, et en proie à la domination secrète d’influences subalternes.
Une sorte de conscience de sa propre incapacité perçait même sous sa morgue
ridicule, et les écrivains contemporains se sont raillés plus d’une fois de la
gravité qu’il affectait, n’osant, disent-ils, ni remuer devant le monde, ni
tousser, ni cracher, ni faire aucun geste, de crainte qu’un mouvement naturel
ne vînt porter atteinte à sa dignité d’apparat.
Avec un tel caractère, il avait dû souffrir de n‘être que
le second des fils de l'empereur, et de n’être point appelé à recueillir sa
succession tout entière. La nécessité de partager avec ses frères, et plus
encore l’association inattendue de ses cousins au pouvoir, l’ulcéraient
profondément. Aussi il n'est pas douteux qu'il arriva à Constantinople avec
l’intention bien arrêtée de réduire au moindre nombre possible les collègues qui devaient s’asseoir avec lui sur le trône du monde.
Dans cette disposition, le premier acte du jeune empereur
devait être d’écarter de sa personne les ministres qui avaient dicté les
dernières dispositions testamentaires de son père, et qui en étaient les
exécuteurs désignés. Au premier rang, dans ce nombre, figurait le fameux préfet
du prétoire, Ablave, que Constantin, en mourant,
avait laissé auprès de ses fils, pour leur servir de conseil. Les exactions,
les violences de ce grand fonctionnaire, avaient excité de vifs ressentiments,
même parmi les chrétiens; et tout ce qui restait de païens dans l’armée (le
corps de l’Etat peut-être qui en contenait encore le plus), avaient contre lui
un grief personnel : ils ne pouvaient lui pardonner d’avoir pris une part
active à l’exécution du philosophe Sopâtre, le dernier
païen honoré des faveurs de Constantin, que cet empereur n’avait abandonné
qu’assez tard à la fureur de la population de Constantinople. Il ne fut pas difficile
d’exciter parmi les soldats un soulèvement contre Ablave,
et Constance se laissa de bonne grâce forcer la main pour éloigner un ministre
qui lui déplaisait.
Les passions militaires une fois mises ainsi en liberté
et secrètement favorisées par le nouveau César, ne s’en tinrent pas à cette
seule exécution. Le patrice Optât, qui avait donné probablement lieu à des
ressentiments du même genre, se vit en butte aux mêmes attaques. Celte fois les
soldats allèrent plus loin. Optai fut assassiné. Il était, disent quelques
historiens, mari d’Anastasie, sœur de Constantin.
Constance ne se mit point en devoir de venger son oncle.
Bientôt, au contraire, circulèrent dans les rangs des soldats de sinistres
insinuations auxquelles il est difficile de croire qu’il fut complètement
étranger. Des émissaires disaient tout bas qu’il ne fallait pas reconnaître
d’autres maîtres que les fils mêmes de Constantin; et cette rumeur grossissant
toujours, en même temps que la licence des camps s’étendait, le désordre
aboutit bientôt à un effroyable massacre. Le frère de Constantin, Jules
Constance; puis les deux césars, Dalmace et Annibalien, venus probablement à Constantinople pour les
funérailles de leur oncle; enfin cinq autres membres de la famille impériale
qui ne sont pas nommés, périrent assassinés en peu de jours. Ces scènes nous
sont racontées crûment et sans détail , avec ce laconisme énigmatique qui est
la flatterie des historiens de cet âge. Il ne resta de toute cette branche
collatérale de la maison de Constantin, que deux enfants en bas âge, dont l'un
était tenu en réserve par la justice divine pour venger ces forfaits. Le soulèvement
s’étendit assez loin autour de Constantinople, car Ablave périt aussi de la même manière dans sa maison de plaisance de Bithynie, où il
s’était retiré. Quand on vint le chercher pour le faire mourir, le vieux
ministre crut, avec la présomption naturelle aux ambitieux en disgrâce, qu’on
le rappelait à la cour, peut-être même pour le couronner. Il courut donc de
lui-même au-devant du messager, qui n’eut que la peine de le frapper. Telle est
la vanité des volontés des mourants. Constantin avait tout fait pour mettre la
dignité impériale à l’abri des caprices militaires , et on l’accusait même
d’avoir compromis, dans cette vue, la défense de l'État. À peine avait-il fermé
les yeux qu’un de ses fils suscitait une émeute de soldats, pour se débarrasser
de rivaux importuns.
Pendant que ces scènes sanglantes se passaient à
Constantinople, sous les yeux et avec le tacite assentiment du fils de
Constantin, la nouvelle de la mort de l’empereur arrivait à Rome, où elle était
reçue avec toutes les marques de la douleur officielle. Les spectacles, les
divertissements, étaient suspendus: les bains, les lieux de réunion publics
étaient fermés. On espérait que le corps de l’empereur serait rapporté dans la
vieille capitale de l’empire; Rome eût aimé à posséder après sa mort celui qui
l’avait dédaignée et qu’elle avait haï pendant sa vie. Quand on sut que cette
espérance devait être trompée, le dépit des Romains fut assez vif. Les
cérémonies ordinaires ne furent pourtant pas interrompues, et rien ne fut
changé à leur étiquette. Constantin eut son apothéose comme ses prédécesseurs.
Le sénat ne recula pas devant le ridicule de donner aux dieux pour collègue
dans le ciel le souverain qui sur la terre avait détruit leurs autels, il
exprima en même temps le vœu que les fils de l’empereur fussent seuls appelés
au rang d’Augustes. On ne sait si quelque nouvelle des massacres de
Constantinople était déjà parvenue aux sénateurs, ou s'ils devinaient
seulement, avec l’instinct de la servilité, le cours prochain qu'allait suivre
la fortune. Quoi qu’il en soit, ce vœu était exaucé par avance,
Mais il fallait refaire le partage de l'empire, puisque
les dispositions testamentaires de Constantin avaient été si violemment
bouleversées. Pour procéder à cette division nouvelle, les trois empereurs se
donnèrent rendez-vous à Sirmium en Pannonie. Ni Constantin, ni Constant, ne
réclamèrent, comme on peut le présumer, contre des crimes dont ils n'étaient
pas complices, mais dont ils ne dédaignaient pas de profiter. La dépouille des
morts ne fut point partagée sans quelques difficultés. Il y a lieu de croire,
d’après plusieurs indices, ou que la conférence de Sirmium se prolongea fort
longtemps, ou qu’il y eut deux réunions de souverains différentes et
successives dans le même lieu. La question la plus difficile à trancher paraît
avoir été la possession de la Thrace qui entraînait celle de Constantinople.
Quelques expressions de la Chronique alexandrine et de Zosime feraient croire
que Constantin le jeune y prétendit en sa qualité d'aîné, et qu’il exerça même
celle souveraineté pendant quelques mois. Mais c’était une province trop
éloignée pour le monarque qui avait à régir les Gaules et à défendre la
frontière du Rhin. Constantinople appartenait naturellement au maître de
l’Orient : ce fut, après quelques hésitations, Constance qui finit par l’avoir
en partage, et il reçut par là en même temps le prix de sa criminelle audace et
de l’habile modération dont il fit preuve dans ses relations avec ses frères.
Constant s’agrandit en Illyrie et céda l’Afrique à Constantin. Le monde se
trouva ainsi partagé, au sein de la profonde indifférence des peuples, sans
plus de formalités ni d’embarras que s’il se fut agi de la succession d’un
bourgeois riche.
Au nombre des points que débattirent entre eux les royaux
interlocuteurs, les affaires de l’Église, le schisme triomphant en Orient,
l’exil d’Athanase, durent tenir une grande place. Ils avaient trop longtemps
vécu auprès de leur père, et sous ses yeux, pour ne pas attacher à tout ce qui
touchait l’Eglise chrétienne une extrême importance. Sur le fond même des
questions, ils étaient tous à peu près dans une égale ignorance ; mais comme
ils arrivaient des points opposés de l’empire, et que chacun d’eux avait subi
l'influence de ceux qui l'entouraient, leurs impressions étaient fort
différentes. Constance, qui n’était pas sorti d'Orient, et n’avait guère quitté
la cour de son père, était tombé dès le premier jour sous l’empire presque
exclusif d'Eusèbe de Nicomédie, et de son parti. Les historiens ecclésiastiques,
Rufin, Socrate, Théodoret, font aussi reparaître auprès de lui le même prêtre
arien qu’ils ne nomment pas, et qui avait abusé des derniers moments de
l’impératrice Constantin, et de l’émotion pieuse de son frère. Il paraîtrait
que ce prêtre était employé dans le palais aux missions les plus
confidentielles, et qu’il jouissait surtout de l'affection des princesses et
des dames de la cour. L'impératrice, femme de Constance, vivait entièrement
sous sa direction. Il n'était pas moins bien placé dans l’esprit d'un ordre de
courtisans, trop illustre dans les annales de l’empire, que Constantin paraît
avoir éloigné de sa faveur, mais qui reprenait auprès de Constance un rôle
depuis longtemps connu, de servilité et d’astuce. C’étaient les eunuques, ces
victimes dévouées de l’immoralité des cours anciennes, toujours pressés de
cacher leur humiliation sous l’éclat du pouvoir, et de tromper par l’activité,
de l’intrigue l’oisiveté de leur vie. Le chambellan de Constance, Eusèbe, était
l’un de ces êtres malheureux, et il avait tous les vices de sa condition. Il
entra avec passion dans la carrière de machinations ecclésiastiques où se
plaisaient les prélats ariens. Il se fit ainsi tout naturellement, autour de
Constance, un concert de récriminations contre les catholiques orthodoxes. On
les accusait de tous les maux de l’Église; et comme le nouvel empereur ne
pouvait porter à l’œuvre du concile de Nicée le même attachement que
Constantin, qui se flattait d’y avoir concouru, on s’enhardissait jusqu’à
accuser le symbole même de celte assemblée, et jusqu’à désigner de nouveau le
fameux mot consubstantiel, comme l’innovation téméraire qui jetait le
trouble dans les consciences.
Constantin le jeune et Constant rapportaient d’Occident,
où la foi de Nicée régnait sans contestation, des sentiments tout opposés. Le
premier surtout venait de voir à Trêves l’illustre martyr de cette foi,
proscrit et triomphant, opposant à la condamnation impériale et à
l’enthousiasme populaire la même impassibilité chrétienne. Il n’avait point
échappé à ce pieux ascendant du génie et de la sainteté. Aussi, pressé par
l’opinion de tous ceux qui l'environnaient, à peine avait-il été maître de ses
actions qu’il en avait profité pour révoquer de sa propre autorité la sentence
qui condamnait Athanase. Par un reste de précaution et de modestie, il avait
seulement eu soin de se mettre encore ici à couvert derrière le nom de son
père, et de lui supposer des intentions qu’il savait probablement lui-même fort
contraires à la réalité.
«Vous n’ignorez pas, avait-il écrit au peuple
d’Alexandrie, qu’Athanase, l'interprète de notre adorable loi, a été envoyé
dans les Gaules pour quelque temps, de crainte que l’inimitié de ses
sanguinaires ennemis ne menaçât sa tête sacrée, et qu'il ne souffrît du crime
de ces hommes vils quelque mal sans remède. Pour le dérober donc à la férocité
de ces gueules ouvertes qui cherchaient à l’engloutir, on lui a ordonné de
venir vivre sous ma loi; et pendant qu’il a demeuré dans cette ville, on a
pourvu avec abondance à tout ce qui lui était nécessaire, quoique sa vertu si
renommée, soutenue par le secours divin, se soit montrée assez forte pour
supporter sans fléchir le fardeau de la mauvaise fortune. Mais comme notre père
et seigneur Constantin, voulait rendre ce grand évêque à votre piété et le
rétablir dans son siège, et qu’il a été prévenu par la mort avant d’exécuter ce
dessein, j’ai pensé qu’il me convenait d’accomplir moi-même la résolution de ce
prince de divine mémoire. Et quand vous verrez Athanase, vous apprendrez de lui
le respect que je lui ai témoigné. Et il n’y a rien-là qui doive vous
surprendre, car la pensée de vos regrets et la vue d’un si grand homme ont
poussé mon âme à cette conduite, Que la divine providence vous conserve».
La lettre était datée de Trêves du 15 des calendes de
juillet (17 juin), moins d’un mois par conséquent après la mort de Constantin.
Athanase, cependant, n’avait pas fait usage sur-le-champ de cette permission.
II attendait probablement que tous les arrangements étant réglés entre les copartageants
du pouvoir, il fut sûr de l’accueil que Constance lui réservait.
En effet, malgré ces dispositions très-opposées, les
princes avaient trop d’affaires à régler et trop d’intérêt à se ménager
réciproquement, pour ne pas essayer de se mettre d’accord, au moins
extérieurement, sur les affaires de l’Église. On convint, par conséquent, de
rappeler purement et simplement les évêques exilés, sans procéder à aucune représailles
contre leurs persécuteurs, sauf à laisser les diverses Églises se démêler comme
elles pourraient dans ce balancement d’autorités rivales et ce conflit
d’intérêts contraires. Le pouvoir civil, dans ses interventions maladroites, ne
savait rien imaginer de mieux en faveur de l’Église, que de faire vivre, de
force, la vérité avec l'erreur dans une confusion humiliante.
En même temps qu’Athanase, d’autres évêques exilés
recouvrèrent donc leurs sièges. C’étaient Marcel d’Ancyre; Asclépas,
de Gaza: enfin Paul, élu à Constantinople dans les derniers jours du règne de
Constantin pour remplacer le vieil Alexandre, et qui avait partagé sa disgrâce.
Mais, comme compensation, Eusèbe de Nicomédie recevait en ce même moment, de
Constance, la plus haute marque de faveur. On lui confiait l’éducation des deux
jeunes neveux de l’empereur, échappés au massacre de leurs parents. Le dernier,
du nom de Julien, lui était allié par sa mère Basiline.
Eusèbe reçut ainsi la commission de faire oublier à ces enfants le meurtre de
leur père et le crime de leur oncle.
Les partages faits, et la balance à peu près établie
entre les intérêts opposés et les affections différentes des trois jeunes
princes, ils se séparèrent en assez bons termes, sans inimitié vive, mais aussi
sans affection, et chacun retourna à la conduite de ses propres affaires. Constance
dut reprendre le commandement de la guerre contre les Perses, qui n’avaient pas
désarmé, quoiqu’ils n’eussent pas profité de l’interrègne autant qu’on aurait
pu le craindre. Ses premières armes furent heureuses; les Perses reculèrent
devant les enseignes romaines; les Arméniens, un instant ébranlés dans leur
vieille alliance avec Rome, rentrèrent promptement dans la soumission; des
tribus du désert, qui suivaient habituellement la destinée du plus fort,
vinrent aussi en aide aux armes de l’Empire; le Tigre fut franchi sans obstacle
à plusieurs reprises. Mais Constance profita mal et se hâta trop de triompher
de ces succès. Il aimait l’agitation des camps et non le péril des combats.
Assez entendu pour exercer des troupes, pour discipliner les soldats barbares et
présider même à l’organisation de nouveaux corps, il craignait la
responsabilité du champ de bataille. Son esprit indécis et cauteleux reculait
en tout genre devant les partis décidés et se plaisait dans les demi-mesures.
Sous sa conduite, la guerre des Perses, au lieu de marcher à un prompt
résultat, fut soutenue avec un mélange de ténacité et de mollesse qui entretint
sur celle frontière de l’empire comme une fièvre continue. La tactique qu’il
mit en œuvre dès la fin de 338, et qui ne se démentit guère pendant toute la
durée de son règne, consistait à tenir les ennemis en échec sur la limite des
provinces romaines, repoussant leurs attaques sans leur en porter aucune,
évitant les engagements trop décisifs, et hasardant juste assez pour rapporter
chaque hiver à Antioche les trophées qui pouvaient orner un triomphe. Chaque
année ramenait par conséquent les mêmes incidents presque sur les mêmes lieux,
et c’est ainsi que les sièges de Nisibe et de Singare,
qui nous sont signalés comme les événements principaux de la première campagne,
reparaissent trois ou quatre fois dans le cours de dix ans, à peu près avec les
mêmes circonstances. Cette incertitude explique aussi pourquoi les divers
historiens ont pu à peu près également, suivant leurs penchants, représenter
les Romains comme habituellement vainqueurs ou comme toujours vaincus dans cette
longue guerre ; comment, par exemple, le même orateur Libanius peut dans deux
discours différents et dans des termes également emphatiques, exalter tour à
tour la gloire ou déprécier la valeur de Constance. L'hésitation de Constance
maintenait à la guerre un caractère indécis qui permettait ces appréciations
différentes. Toujours victorieux quand ils se lançaient en avant, les Romains,
après chaque succès partiel, reculaient avec un empressement qui pouvait donner
souvent à leur retraite l’apparence d’une fuite. Toujours vaincus dans les
engagements sérieux, mais jamais découragés, les Perses reprenaient leur
avantage par des attaques inattendues sur des villes sans défense ou par des
actes de pillage dans les campagnes. Au fond, cependant, dans cet échange
timide de représailles, c’était l’empire qui perdait le plus; il y laissait
surtout son prestige, la plus grande de ses forces contre les attaques
barbares. Des succès partiels étaient sans importance, mais la moindre défaite
était fatale pour les armes réputées invincibles des Romains.
Pendant que l’un des empereurs s’épuisait ainsi dans ces
luttes ingrates, les deux autres s’engageaient dans une rivalité déplorable
(339-340). Autant entre les deux moitiés occidentale et orientale de l’empire
le partage était naturel, conforme aux habitudes et aux instincts des
populations; autant en Occident, où toutes les nations marquées de la forte
empreinte de l'unité romaine parlaient la même langue et étaient habituées à
vivre de la même vie, toute division était arbitraire et difficile à maintenir.
Il n’y avait pas de raison suffisante pour que le maître delà Gaule et de l’Espagne
n’étendit pas sa domination sur l’Afrique et sur l’Italie. Les points de
contact toujours nombreux et les intérêts souvent croisés, faisaient éclater à
tout instant entre les souverains de contrées si naturellement unies les
rivalités et les conflits. On ne sait trop d'où partit l'hostilité entre Constantin
le jeune et son frère : elle naquit probablement de l’impatience d’ambitions
trop rapprochées et trop souvent aux prises. Quoi qu’il en soit, dès le
commencement de l’année 340, à propos de quelques débats sur une délimitation
de frontières, Constantin le jeune avait franchi les Alpes et s’était avancé
jusqu’à Aquilée, dans la haute Italie. Il trouva ces provinces sans défenseur,
leur souverain étant alors en Dacie, où il s’était porté pour se rapprocher de
l’Orient, sur la demande de Constance. Cette facilité inattendue fut précisément ce qui perdit le jeune vainqueur.
Son armée se
répandit
à l’aventure dans ces plaines fertiles de Lombardie qui semblaient lui être
livrées sans contestation. Lorsque Constant, averti à temps, eut fait enfin
partir quelques troupes pour s’opposer à cette invasion, elles trouvèrent
l’armée de Constantin débandée et abandonnée au pillage. L’empereur lui-même
tomba avec un petit nombre d’hommes dans une embuscade, où il péril, percé de
coups et écrasé sous les pieds des chevaux. Son corps fut précipité dans les
eaux de la petite rivière d’Alse, d’où quelques serviteurs fidèles purent
cependant le retirer. «Ainsi, ajoute l’historien Eutrope, la république fut
réduite à deux empereurs». C’était là désormais la division que commandait la
nature des choses. L’empire avait deux têtes et parlait deux langues : il lui
convenait d’avoir deux maîtres, et la division était si conforme à la nécessité
que Constance n’insista pas pour prendre sa part dans la succession de son
frère. Constant recueillit l’Occident tout entier.
Peu s’en fallait qu’il n’y eût aussi dès lors deux
Églises. A la suite de la convention de Sirmium, Athanase était rentré dans son
diocèse vers le milieu de l’année 338. Il avait traversé en triomphe
Constantinople d’abord, où l’évêque Paul, récemment rentré comme lui, l’avait
ostensiblement reçu dans sa communion; puis toute l’Asie Mineure et toute la
Syrie. Partout sur sa route un vif mouvement de réaction s'était opéré en
faveur des orthodoxes : les évêques et les prêtres schismatiques s’étaient vus
souvent assez violemment chassés de leurs églises, l’humeur vive des
populations orientales se portant très-volontiers à ces exécutions sommaires.
Athanase ne prenait aucune part à ces représailles légitimes, mais désordonnées,
bien qu’elles dussent plus tard lui être très-amèrement reprochées. Admis deux
fois en présence de l’empereur Constance, il s’était tenu avec ce souverain, au
fond très-hostile pour lui, dans une attitude de réserve fière. «Je vous prends
à témoin, lui écrivait-il plusieurs années après, si lorsque je vous vis à Viminac en Mœsie et à Césarée en
Cappadoce, je vous fis la moindre plainte, soit contre mon persécuteur Eusèbe,
soit contre ceux qui m’avaient fait tort. »
Outre que sa grande âme n’était point accessible au
sentiment de la vengeance, son esprit perspicace ne lui laissait pas ignorer de
quels périls il était encore entouré, et combien son avantage momentané était
précaire. Reçu à Alexandrie avec de grandes démonstrations d’enthousiasme populaire,
il y trouvait pourtant un groupe d’Ariens très-déterminés, qui s’étaient même,
en son absence et de leur autorité privée, donné pour évêque un prêtre du nom
de Piste. Piste était en correspondance avec tous les prélats schismatiques
d’Orient, et il ne crut point devoir céder la place à Athanase. Telle était la
faveur dont jouissaient ses protecteurs, qu’aucun ordre impérial ne vint l’y
contraindre. Athanase dut demeurer plus d’un an dans sa métropole, face à face
avec son rival.
Ce temps ne fut point perdu pour ses ennemis. Eusèbe de
Nicomédie se mit à l’œuvre pour recommencer, sur nouveaux frais, exactement les
mêmes trames qui lui avaient si bien réussi une première fois. Afin d’achever
de tenir l’Orient sous sa loi, il mit d’abord hardiment la main sur le siège de
Constantinople. Sur un léger prétexte, sur une banale accusation de mauvaises
mœurs, on décida Constance à faire déposer précipitamment l’évêque Paul, et Eusèbe
se fit introniser violemment à sa place. C’était la seconde fois qu’Eusèbe donnait
ainsi l’exemple de quitter, par un motif d’ambition, le siège épiscopal que
tous les canons l’obligeaient à garder jusqu’à la mort. Né pour vivre auprès
des souverains, il lui semblait tout simple de suivre la cour partout où elle
se transportait : sans attachement pour ses diverses églises, il n’avait de
constance que dans son dévouement à la fortune.
Athanase se trouva donc ainsi de nouveau le seul grand
métropolitain d’Orient, qui fût demeuré rigoureusement fidèle à la foi de Nicée.
Dans cette situation isolée, les calomnies, les imputations d'arrogance et de
sédition recommencèrent à pleuvoir sur lui. Il était désigné chaque jour à
Constance, par tous les courtisans, d’un commun accord, comme le seul homme qui
empêchât la paix religieuse de s’établir, et comme un sujet insolent qui
disposait en maître de la population, des ressources et surtout des aumônes
d’une grande province. Constance n'était pas difficile à persuader; mais quand
on le poussait à quelque mesure un peu vive, il alléguait toujours la promesse
de conciliation qu’il avait faite à ses frères. Pour lever cette objection,
Eusèbe essaya de s’adresser directement aux empereurs d’Occident, auxquels lui
et ses amis envoyèrent une députation. Cette démarche, prévenue par une lettre
d’Athanase, resta sans effet; mais il ne fut probablement pas difficile aux
députés de s’apercevoir que, si les maîtres de l'Occident se montraient si
favorables à la foi de Nicée et à son défenseur, c’était moins par conviction
personnelle que pour complaire aux évêques qui les entouraient. C’était donc
l’Eglise latine qu’il fallait séduire, si l’on voulait avoir pour soi le
concours de la puissance civile.
Ce fut dans cette pensée que les Eusébiens imaginèrent de
s’adresser à l'évêque qui à sa qualité généralement reconnue de chef suprême de
l’Eglise joignait celle de patriarche de l’Occident. Au vénérable Sylvestre
qui, par ses représentants, avait dirigé et approuvé le concile de Nicée,
venait de succéder, après quelque intervalle, un nouveau pape, Jules, dont on
pouvait espérer de tromper l’inexpérience. Les Eusébiens se résolurent à tenter
une démarche solennelle pour engager le siège de Rome dans leur intrigue.
Ainsi, grâce à une disposition toute providentielle, l’évêque usurpateur de
Constantinople, prédécesseur et modèle des Photius, se trouvait entraîné par un
intérêt de parti à rendre le plus solennel témoignage à l'antique primauté
romaine.
Des députés se dirigèrent vers Rome, emportant avec eux
toutes les pièces qui avaient déterminé la sentence du concile de Tyr, entre
antres le procès-verbal de l’information faite dans la Maréote.
Mais telles étaient, sous son calme apparent, la vigilance et l’activité
d’Athanase, qu’en débarquant en Italie et en arrivant à Rome, les ambassadeurs
eusébiens se trouvèrent prévenus par des envoyés d’Alexandrie, prêts à réfuter
leurs calomnies et à répondre à leurs questions. Leur surprise en se voyant
ainsi devancés fut si vive, que l’un d’eux, l’ami personnel d’Eusèbe, le prêtre
Macaire, saisi de terreur, abandonna ses collègues pendant la nuit. Investi
d'une juridiction reconnue par un accord commun, éclairé par des informations
contradictoires, le pape Jules se montra digne de l'hommage que le monde
chrétien rendait à sa dignité. Il fit comparaître devant lui les deux
députations, et confronta avec soin leurs témoignages. L’énergie des
représentants d’Athanase et la clarté de leurs réponses étaient telles que les
députés d’Eusèbe, voyant bien de quel côté la balance allait pencher, ne
trouvèrent d’autre expédient, pour détourner le coup, que de demander la
convocation d’un concile. Jules les prit au mot, et sur-le-champ fil savoir aux
deux parties qu’il les convoquait à une réunion libre, où chacun pût être
entendu dans ses accusations et dans sa défense. En même temps , par une preuve
manifeste de l’intérêt qu’il prenait à Athanase, il lui faisait secrètement
demander quel lieu il préférait pour la réunion du concile.
Athanase était resté calme à Alexandrie. Ses lettres
pastorales, si récemment retrouvées, nous le montrent encore celte même année
339, tout occupé des intérêts du culte et de l’édification de son troupeau. A
peine quelques allusions à ses périls viennent-elles troubler la sainte émotion
de la joie pieuse qu’à l’approche de la fête de Pâques il recommande à tous les
chrétiens : «Chantons donc avec les saints, s’écrit-l-il, et que personne de
nous ne néglige ces devoirs en pensant aux angoisses et aux difficultés de ces
temps, et principalement aux maux que suscitent contre nous ces Eusébiens qui
nous font une accusation et un crime de notre culte fidèle à Dieu Que ces fêtes
de Pâques ne se passent pas dans l’angoisse et dans la tristesse, comme vous
pourriez le présumer : débordons de joie, au contraire ; soyons tous vêtus
d’habits de fête... La tristesse! c’est ce que voudraient nous imposer, et la
fraude des Juifs, et l’impiété des Ariens : les uns ont tué Notre-Seigneur, et
les autres lui enlèvent son triomphe sur la mort, quand ils disent qu’il n’est
qu’une créature. S’il n’avait été qu’une créature, la mort l’aurait retenu dans
ses liens; mais puisqu’elle n’a pu le garder sous sa loi, c’est donc qu’il n’a
point été créé et qu’il est le maitre de toute la création. De quoi la fête que
nous célébrons est un immortel témoignage. Le conseil des Juifs et de ceux qui
leur ressemblent a été trompé... Celui qui réside dans les cieux se rit des uns
et des autres. Ne pleurez point, disait-il lui-même aux femmes qui le suivaient
à la croix, voulant signifier par-là que sa mort n’est point un sujet de
tristesse, mais de joie; que, bien que mort, il vit encore, parce qu’il n’était
pas créé du néant, comme on vous le dit, mais qu’il vient du père... Nous
commencerons donc le jeûne du carême au neuvième jour du mois de Phamenoth; nous servirons Dieu dans la continence et dans
la pureté, et le quatorzième jour du mois de Pharmuth,
luiront pour nous la lumière du Seigneur et la splendeur du saint dimanche où
notre Sauveur est ressuscité»
Mais pendant qu'il se concentrait lui-même dans ces
nobles et paisibles occupations, autour de lui ses amis et ses partisans
s'agitaient pour sa défense. Les évêques d’Egypte, de Thébaïde et de Libye, qui
avaient gardé le souvenir du rôle humiliant qu’on leur avait fait jouer à Tyr,
se rassemblèrent presque spontanément à Alexandrie au nombre de plus de
quatre-vingts, pour rédiger une lettre collective, qu’ils adressèrent à tous
les évêques du monde, et en particulier au pape Jules. Cette lettre, que saint
Athanase nous a conservée tout entière, n’est qu’une dénonciation animée de la
longue et odieuse intrigue qui se poursuivait sous leurs yeux depuis dix ans.
C’est le plus précieux et le plus complet des documents historiques qui peuvent
guider l’historien dans toute celle narration. Mais, outre l’intérêt qui
s’attache à l’exacte connaissance des faits, l’esprit qui anime cette généreuse
protestation ne permet guère de la lire sans émotion. Il y règne un chaleureux
dévouement à l'innocence persécutée, un dédain contenu, mais fier, des menaces
de la puissance temporelle, qui consolent et relèvent l’âme. Tandis que les
intrigues ecclésiastiques et les faiblesses épiscopales ouvraient presque
partout largement la porte aux empiétements de l’autorité civile, et semblaient
prendre les empereurs par la main pour les faire entrer dans le sanctuaire, les
évêques d’Egypte s’écriaient noblement: «De quel droit ces gens ont-ils pu
réunir un concile contre nous? De quel front peuvent-ils appeler concile cette
réunion présidée par un comte; où des appariteurs de justice étaient présents;
où, à la place des diacres de l’Eglise, on voyait des gens de police introduire
et faire ranger les assistants; où le comte parlait pendant que les évêques se
taisaient ou se courbaient sous toutes ses paroles? où ce qui plaisait au
commun des évêques était empêché par le magistrat? Il commandait, et des
soldats nous faisaient mouvoir. En somme, frères chéris, quelle espèce de
concile était-ce là, où la mort et l’exil pouvaient être prononcés contre nous
s’il avait plu à César? S’ils avaient voulu juger en évêques, qu’avaient-ils
besoin de comtes et de soldats et de lettres de convocation signées d’un
empereur?... Ne les écoutez donc point, disaient-ils en terminant, s’ils vous
écrivent contre l’évêque Athanase. Tout ce qui vient d’eux est frauduleux et
mensonger; et quand vous verriez les noms des évêques d’Egypte en tête de leurs
lettres, n’y ajoutez aucune créance».
L’émotion était grande aussi autour d’Alexandrie et
pénétrait jusque dans les retraites des solitaires. Le pieux Antoine, du fond
des déserts, faisait parvenir à son ami engagé dans les luttes de la terre, des
paroles qui fortifiaient celte grande âme, mais qui eussent épouvanté un moins
intrépide; elles annonçaient un grand triomphe, mais précédé de longues et
douloureuses épreuves. Un jour, après une longue extase, le saint s’était
relevé de sa prière, tremblant et tout baigné de larmes: «O mes enfants,
avait-il dit, qu’ai-je vu? J’aimerais mieux mourir. J’ai vu l’autel de Dieu
environné de mulets qui le renversaient à coups de pieds; c’était une grande
confusion de bêtes qui sautaient et ruaient; et j’ai entendu une voix qui
disait : Mon autel sera profané... Mais ne perdez pas courage, car la colère de
Dieu n’est pas pour toujours, et il nous délivrera. Prenez garde seulement à la
doctrine des Ariens».
Les lettres du pape tombèrent au milieu de cette émotion
générale. Aillant Athanase avait mis autrefois de répugnance et de lenteur à
comparaître devant un concile irrégulièrement convoqué, soumis à l’action
usurpatrice d’un magistrat; autant il mit d’empressement à répondre au premier
appel du chef légitime de l’Église. Cette âme fière, pleine du sentiment de sa
dignité et de ses droits, avait su résister à un ordre de l’empereur : la
moindre prière du pape la trouva docile. Il était à Rome, même avant toute
convocation officielle, dès la fin de l’année 339.
Sa présence dans la capitale de l’Occident excita un vif
mouvement d’attrait et de curiosité. Sa réputation, ses malheurs, son courage,
tout le désignait à l’attention publique. D’illustres patriciens, de grandes
dames, se pressaient autour de lui pour l’entendre. Il nomme lui-même, parmi ses hôtes de prédilection, la
princesse Eutropie, sœur de Constantin, les sénateurs Abutère et Spérance. Il
avait d’ailleurs amené avec lui des compagnons de voyage, dont le costume,
l’attitude, les usages singuliers, éveillaient un autre genre d'intérêt. C’étaient
des habitants du désert qui l’avaient suivi pour partager ses épreuves.
L’Occident ne connaissait encore que par une renommée assez vague et par des récits
défigurés, ces formes nouvelles de la piété contemplative, éloignées habitudes
comme de ses tendances naturelles. On s’empressait avec surprise, même dans les
rues de Rome, autour de ces nouveaux venus. On ne pouvait se lasser de
regarder, par exemple, le solitaire Ammon, qui se promenait dans la ville sans
jeter un regard autour de lui sur tant de magnificences et tant de souvenirs,
et qui marchait droit, la tête baissée, pour aller couvrir de ses baisers le
sol baigné du sang de saint Pierre et de saint Paul. On pressait Athanase de
questions, pour apprendre les détails d’une institution si étrange. Athanase
racontait à ses auditeurs, surpris autant que charmés, les détails de la vie
d’Antoine au fond des montagnes. Séduite par l’attrait de ces récits, une dame
de qualité du nom de Marcelle, plus tard l’amie et la confidente de saint
Jérôme, conçut l’idée de transporter sur ce nouveau théâtre les exemples du
saint exercice. Elle fut la première à former, par le conseil et sous les yeux
d’Athanase, une réunion de vierges et de veuves consacrées à la méditation et à
la prière. Athanase devenait ainsi le lien des deux sociétés chrétiennes; il
représentait presque seul en Orient la saine et simple doctrine de l’Eglise
latine : il apprenait à la piété de l’Europe les saintes pratiques de la
dévotion orientale.
Les Eusébiens ne se pressaient pas d’imiter l’exemple d’Athanase.
Le pape Jules leur écrivit enfin une lettre officielle pour leur indiquer le
jour du concile. Le délai qu’il leur marquait, et qui leur laissait plus d’une
année pour le voyage, était assez long pour leur ôter tout prétexte de faire
défaut. Aussi il leur déclarait que, s’ils ne venaient au temps marqué, ils
seraient réputés coupables de calomnie. Deux prêtres, Elpide et Philoxène, furent envoyés pour remettre cette
missive et rétablir en attendant, s’il était possible, quelque paix dans
l’Église désolée d’Orient.
L’embarras des Eusébiens était grand. Ils étaient
véritablement pris dans leur propre piège. Ils n’avaient plus affaire, comme ils
avaient espéré, à un pape novice qu’il serait aisé d’égarer par des équivoques,
d’entraîner de haute lutte, ou d’étourdir par un concert assourdissant de
calomnies. Il s’agissait maintenant de quitter leurs propres diocèses, le lieu
de leur domination habituelle, où ils étaient environnés de tous leurs amis et
soutenus par un empereur qu’ils avaient eu l’art de circonvenir, pour se
présenter seuls, devant une réunion d’évêques d’Occident, tous pleins d’un
respect simple et presque naïf pour la foi de Nicée. Il s’agissait de discuter
de nouveau, sous le feu des arguments d’Athanase, une série de procédures
hâtives, violentes, mensongères. Athanase serait là, devant eux, avec son
argumentation calme, sa dialectique incisive et railleuse, son ardeur concentrée.
L’évêque jurisconsulte, comme l’appelle un historien, arriverait, suivant sa
coutume, les mains chargées d’un dossier de pièces officielles, recueillies,
étiquetées, classées avec un soin minutieux, dont chacune était destinée à
démentir une calomnie et à réfuter un mensonge. A l’autorité d’un docteur, il
joindrait, pour les confondre, la précision de l’homme de loi et la logique
souple de l’avocat.
Il ne leur fallait pas grande perspicacité pour deviner
que, mis à pareille épreuve, ils auraient bientôt changé de rôle, et que les
accusés deviendraient accusateurs. «Quand ils jouirent parler, disait plus tard
en raillant saint Athanase, d’un jugement ecclésiastique où il n’y aurait ni
comte pour présider, ni satellites pour garder les portes , où on ne demanderait
pas de décision souveraine à l’empereur, ils furent saisis d’une grande terreur.»
Eusèbe de Nicomédie, cependant, sut payer d’adresse et d'impudence.
On reçut convenablement les envoyés du pape, mais on leur
fit attendre la réponse. Le voyage était difficile, disait-on, avec les dangers
toujours menaçants de la guerre de Perse, plus vive que jamais sur la frontière
des diocèses orientaux. Moyennant ce prétexte et d’autres encore, on put
laisser passer toute l’année 340, et atteindre le début de la suivante, époque
où il y avait tout naturellement une grande réunion des évêques d’Orient à
Antioche pour la dédicace d’une vaste église nommée la Basilique d’or, dont les
fondements avaient été posés par Constantin. Constance, qui passait assez
volontiers les hivers à Antioche pour ne pas s’éloigner de son armée de Perse,
devait assister à celle cérémonie. Eusèbe savait par expérience le parti qu’il
pouvait tirer de ce genre de réunions, qu’il excellait, comme on avait pu s’en
convaincre à Tyr, à gouverner par d’habiles manœuvres.
L’assemblée d’évêques eut lieu en effet à Antioche
dès les premiers jours de 341.
Quatre-vingt-dix prélats d’Orient s’y montrèrent, et l’on voit encore figurer
ici les noms déjà trop connus de Narcisse de Néroniade,
de Patrophile de Scythople,
de Maris de Chalcédoine. Mais les deux principaux évêques de Palestine
manquaient au rendez-vous. Maxime de Jérusalem, mis cette fois de bonne heure
sur ses gardes, s’était abstenu par une juste défiance. Eusèbe de Césarée
n’était plus: il venait de terminer sa vie, n’ayant pas cessé d’écrire jusqu’à
son lit de mort. Ses dernières années avaient été consacrées à l’élucubration
d’un ouvrage où il avait déployé à la fois tous les talents de son esprit et
toutes les faiblesses de son caractère. Sous le titre de Vie de Constantin,
c’était un panégyrique enflé du souverain dont il avait approché la personne et
trop souvent inspiré les déterminations. Nulle bonne foi dans les
appréciations, nulle mesure dans les éloges, nulle sincérité dans le récit des
faits, ne recommandent cette œuvre de flatterie à la confiance de l’historien.
Tout ce qui peut nuire au héros ou embarrasser l’auteur, depuis le parricide de
Rome jusqu’aux intrigues de Jérusalem, depuis le meurtre de l’innocent Crispus jusqu’à la mort du criminel Arius, est
tranquillement passé sous silence. Mais une heureuse disposition du récit, une
narration habile, des documents curieux et certainement originaux, les
impressions, toujours vivement senties et toujours curieuses à connaître, d’un
témoin oculaire, font cependant de cette espèce de testament littéraire le plus
intéressant des ouvrages d’Eusèbe. Il était remplacé dans son siège par son
disciple le plus cher, un prêtre du nom d’Acace, d’un esprit moins brillant,
mais d’un cœur à la fois plus pervers et plus résolu
Malgré la perte de ces importants auxiliaires, Eusèbe de
Nicomédie disposait dans la réunion d’Antioche d’une immense majorité. Pousser
du premier coup les choses à l’extrémité; engager d’abord toute l’Église
d’Orient, puis l’autorité impériale elle-même, dans une mesure décisive qui ne
leur permît pas de reculer; intimider ainsi le pontife de Rome par la crainte
d’une collision avec tout le monde asiatique, tant civil que religieux : tel
paraît avoir été son dessein. Il fallait fermer sans retour à Athanase la porte
d’Alexandrie.
L’habileté principale d’Eusèbe consista à ne point faire
de la détermination qui allait frapper Athanase un acte isolé, mais à la
rattacher à tout un système de mesures générales qui semblaient prises dans
l’intérêt du bon ordre et de la saine discipline ecclésiastique. La réunion
d’Antioche, se constituant en concile d’elle-même, sans avoir reçu aucune
mission, sans compter dans son sein aucun représentant de cette Église de Rome
hors de laquelle, dit à cette occasion l’historien grec Socrate, l’ancienne
règle ecclésiastique défend de rien décider dans l’Eglise, prit une série de
résolutions générales dont l’esprit était excellent et auxquelles on n’eût rien
eu à redire, si l’application n’en eût été viciée d’avance par les violences
antérieures qu’elles étaient destinées à sanctionner. Vingt-cinq canons, qui
nous ont été conservés et qui ont été depuis consacrés par l’approbation d’un
concile général, réglèrent la manière de prévenir les schismes et de faire
respecter l’autorité dans les diocèses. A d’excellents principes sur les droits
de juridiction métropolitaine ou épiscopale, sur les attributions des conciles
provinciaux, se trouvaient mêlés des articles comme ceux-ci :
« Si un évêque déposé par un concile, ou un prêtre ou un
diacre déposé par son évêque, ont osé faire les fonctions sacrées..., qu’ils
perdent l’espoir d’être rétablis dans un autre concile, et qu’on ne leur
permette plus de se défendre. Et que tous ceux qui communiquent avec eux soient
rejetés de l’Église, surtout s’ils ont eu connaissance de la sentence présente
(4e canon).»
« Tous ceux qui entrent dans l’église pour y
entendre les saintes Écritures, et qui refusent de participer à la prière
commune et de recevoir la sainte Eucharistie, par quelque esprit de rébellion,
qu’ils soient expulsés de l’église... El il n’est point permis d’avoir des
rapports avec des excommuniés, ni de se réunir avec eux pour prier dans des
maisons particulières, ni de recevoir dans une église ceux qui ne communient
pas dans une autre... (2e canon). »
« Tout prêtre ou diacre qui, méprisant son évêque, se
séparera de l’Église et fera une réunion privée, ou élèvera un autel
particulier et refusera d’obéir à son évêque, après deux appels de lui, sera
déposé sans espoir de rétablissement (5e canon). »
En apparence, rien n’était plus juste et plus sensé; en
réalité, cela voulait dire : Athanase et ses complices ont été déposés par des
conciles réguliers; nulle autre autorité n’a pu ni ne pourra les rétablir: Et à
partir de ce moment, quiconque communique avec eux, quiconque refusera de
communiquer avec les successeurs qui vont leur être donnés, et protestera
contre cette intrusion, sera dégradé s’il est prêtre, et retranché des
sacrements s’il est laïque. Les règles qui, en temps ordinaire, eussent défendu
le pouvoir légitime, étaient invoquées dans la pensée unique de continuer
l’usurpation. Il est vrai que, pour en accroître encore l’autorité prétendue,
le concile, par une disposition jusque-là sans exemple, ajoutait : Et celui qui
persévère à troubler ainsi l’Église,
qu’il soit puni comme séditieux par la puissance de dehors (5e canon). Cet
appel au comte et aux soldats arrivait à point pour justifier toutes les
railleries d’Athanase.
La puissance du dehors devait, en effet, répondre à celle
invitation. Les règles générales ainsi posées, on s’adressa à Constance pour en
assurer l’application. On lui fit part de la résolution de l’assemblée de
nommer un successeur à Athanase, et on lui demanda une escorte de soldats afin
d’accompagner le nouvel évêque, et des instructions pour lui faire prêter mainforte
parle gouverneur d’Égypte. On alla même jusqu’à lui désigner, pour remplir
cette place de gouverneur, le même préfet Philagre, dont le zèle s’était si
activement montré dans l’enquête de la Maréote. Il
faut laisser Athanase rendre compte de cette démarche édifiante avec ce tour
ironique qui n’est pas le côté le moins original de son talent : «Voyez, ô
empereur, leur fait-il dire, tout nous manque : nous ne sommes plus qu’en petit
nombre : hâtez-vous de persécuter, car ce petit nombre même va se disperser.
Ceux que les proscriptions des évêques avaient réunis de force à notre
communion, la quittent, dès que la proscription cesse... Faites donc sans délai
un édit universel, et rendez-nous Philagre en Egypte : car c’est là l'homme
qu’il nous faut pour ce genre d’affaires, comme il l’a bien fait voir; ce qui
est tout simple, puisqu’au fond il est apostat». Constance ayant tout promis,
il s’agit de choisir l’instrument de cette odieuse opération. On hésita entre
un prêtre de Mésopotamie, distingué par ses talents et ses connaissances, qui
portait le nom alors si commun d’Eusèbe, et un ancien protégé d’Athanase
devenu, on ne sait pourquoi, son mortel ennemi, Grégoire, originaire de
Cappadoce. La mission était périlleuse, car on connaissait les passions
ardentes des Alexandrins, et on redoutait les collisions sanglantes dont les
bords du Nil avaient été si souvent le théâtre. Le nouvel Eusèbe, nature fine
et polie, ne se sentit pas de force à affronter une telle lutte. Le farouche
Grégoire s’y prépara.
On peut se demander pourquoi le concile ne songea pas
tout simplement à confirmer les pouvoirs de l’arien Piste, qui s’était fait
évêque de son chef et s’était maintenu sous les yeux d’Athanase. Mais Piste
avait été un des premiers disciples d’Arius, et il ne convenait pas encore, même
aux plus ardents ennemis d’Athanase, de rompre aussi ouvertement avec la
mémoire du fameux concile, où un si grand nombre d’entre eux avaient siégé, et
de se ranger parmi les disciples d’un simple prêtre, dont la fin sinistre avait
laissé dans l’esprit des peuples une si forte impression. Tout au contraire, le
premier de leurs canons avait eu précisément pour but de se mettre sous la
protection et, pour ainsi dire, sous l’invocation des souvenirs de Nicée, en
confirmant par de nouvelles peines le décret du concile sur le temps de la Pâque
: «Nous ne sommes point les suivants d’Arius, disaient les évêques dans un
document pastoral adressé à tous les fidèles, car, étant évêques,
qu’aurions-nous besoin de prendre conseil d’un simple prêtre? Nous n’avons pas
d’autre foi que celle qui a été établie dès le commencement. Nous avons été les
juges d’Arius, et non ses disciples». Un arien trop prononcé ne pouvait donc
être le représentant du concile à Alexandrie. Pourtant, malgré ces déclarations
explicites, Eusèbe avait bien l’intention de ne pas laisser le concile se
séparer sans avoir fait rayer au moins tacitement du symbole la fameuse
expression de consubstantiel, qui lui rappelait sa défaite, sa
faiblesse, et l’énergie victorieuse de son ennemi. Ce fut probablement dans
cette vue qu’il rédigea lui-même, ou fit rédiger par ses amis, jusqu’à trois
professions de foi différentes, calquées sur le symbole même de Nicée, mais
toujours à l’exception de ce mot capital qui était tantôt omis, tantôt remplacé
par des équivalents affaiblis. Aucune ne satisfaisait complètement l’assemblée
: elles paraissaient toutes, ou trop semblables à celle de Nicée, ou trop
voisines de celle d’Arius. C’était le commencement, ou, pour parler comme
l’historien Socrate, l’entrée de ce labyrinthe de professions de foi dans les
détours duquel devait s’égarer pendant toute la durée du siècle la foi de
l’Eglise d’Orient. Pour suppléer à ce qu’elles laissaient d’équivoque dans les
esprits, on eut soin seulement de les accompagner d’anathèmes très- énergiques
contre les sabelliens, répétés avec une affectation si marquée, qu’il était
évident que, sous ce nom, on-voulait désigner très-clairement les défenseurs
ardents de l’identité substantielle des personnes divines. Dans l’un de ces
canons même, le nom de Marcel d’Ancyre était prononcé.
Pendant qu’on perdait le temps à mettre ces subtilités
dans un juste équilibre, Grégoire, parti d’Antioche sous bonne escorte, allait
au but par des voies plus sûres et plus directes. Il fit voile, accompagné de
l'eunuque Alsace et du duc Balac, deux favoris de
l’empereur Constance. Le préfet Philagre les avait devancés. Mais quelque
diligence qu’ils fissent, et quoique le secret eût été bien gardé, ils ne
trouvèrent point Alexandrie veuve de son évêque. Se méfiant des résolutions qui
allaient sortir de la réunion d’Antioche, et ne voulant quitter son Église que
devant la force, Athanase, sans balancer, était revenu à son poste dès les
premiers jours du carême, et se mettait en devoir paisiblement de préparer les
fêtes de Pâques. La nouvelle de la venue de Grégoire, annoncée par un édit du
préfet, tomba au milieu des pieuses assemblées de ce temps de pénitence.
Elle fut reçue avec une surprise et une indignation
universelles. De toutes parts des protestations tumultueuses s’élevèrent, et
assaillirent même le tribunal de l’autorité civile. Les églises, et
principalement celle où Athanase célébrait l’office divin, ne désemplirent pas,
plusieurs jours durant, des flots d’une population émue. Il était évident que
l’entrée de l’évêque usurpateur ne se passerait pas sans violence. Pour adoucir
le spectacle odieux d’un évêque intronisé par la force armée, le préfet se mit
en devoir d’opposer une partie de la population à l’autre, se réservant
d’intervenir lui-même en qualité de pacificateur et non de maître. Mais pour
trouver des ennemis à Athanase dans les classes populaires, il fallait les chercher
dans les rangs des ennemis du christianisme. Chrétien fort douteux lui-même,
attaché au paganisme an moins par ses regrets, Philagre ne répugna point à
faire appel aux vieilles inimitiés païennes contre le héros de la croix
victorieuse. Une recrue de gens de tonte sorte, vachers, bergers, débauchés de
bas étage, païens de cœur et de mœurs sinon de profession, telle fut l’armée à
laquelle Philagre, après l’avoir secrètement pourvue d’épées et de massues,
remit le soin de frayer au nouvel évêque l’accès de son église.
De telles gens ne pouvaient manquer une si bonne occasion
de se venger sur les ministres et même sur les symboles odieux du
christianisme, d’une humiliation qui durait depuis vingt années. Avec quelque
sévérité que les récits contemporains nous autorisent à juger la conduite des
schismatiques de cet âge et de Grégoire leur créature, il est impossible de
croire qu’un chrétien qui prétendait au nom d’évêque ait pu voir sans rougir
les désordres qui précédèrent cette lugubre intronisation. Les sanctuaires au
pillage, les prêtres battus et foulés aux pieds, les vierges dépouillées de
leurs vêtements, toutes sortes d’impudicités commises dans les lieux saints,
les cérémonies de l’Église parodiées par ce profanes imitations, des sacrifices
idolâtres offerts sur l’autel avec des pompes grotesques; en un mot, un
débordement inouï, une véritable orgie de cruautés et de débauches : à ces
traits il est aisé de reconnaître les caractères d'une violente réaction et
comme mie revanche du paganisme. Le malheur de Grégoire était de s’être rendu
de tels alliés trop nécessaires pour être libre de les désavouer ou maître de
les contenir.
Précédé par ces scènes de désolation, l’évêque
schismatique entra enfin dans sa métropole, et, se faisant accompagner du préfet
Philagre, il se rendit le jour même de Pâques dans la grande église qui portait
le nom de Quirin. Quand le cortège, moitié sacerdotal
et moitié militaire, entra, suivi d’un ramassis de juifs et de païens, il y eut
un mouvement d’horreur dans toute l’assistance. Pour mettre fin à ces
manifestations séditieuses, Philagre fit arrêter sur-le-champ les plus
considérables de l’assemblée, et, dans le nombre, beaucoup de femmes, matrones
ou vierges de qualité. Les soldats leur arrachaient des mains leurs livres de
prières, les meurtrissaient de coups et les conduisaient en prison.
On avait compté trouver Athanase. On espérait
probablement qu’il périrait dans l’invasion de l’église, et que cette mort,
imputée à la fureur populaire et dont les agents de l’empereur ne seraient pas
responsables, débarrasserait les maîtres de l’Orient d’un si rude adversaire.
Cette attente fut déçue. Athanase ne voulant plus rentrer dans une église
souillée par tant d'excès, alla célébrer la fête dans un sanctuaire plus
retiré, et, son devoir ainsi rempli jusqu’au bout, il parvint à s’évader
nuitamment, se souvenant, dit-il, de celle parole du Seigneur : Si on vous
persécute dans une ville, fuyez dans une autre. Le dépit de ses
persécuteurs fut extrême. Ils se vengèrent de leur déception par un
redoublement de violence contre les chrétiens restés fidèles à leur évêque, et
par une dénonciation rédigée dans les termes les plus outrageants et envoyée à
l’empereur Constance. Athanase y était accusé d’avoir causé seul, par sa
résistance, tous les désordres dont la ville d’Alexandrie venait d’être le
théâtre. On t répandre celle pièce à profusion, bien
qu’elle fût si manifestement mensongère qu’on trouvait difficilement des
messagers pour s’en charger. Il fallut contraindre par la force de simples
matelots à en prendre des copies à leur bord, pour les distribuer en Orient.
Mais ce récit artificieux ne parvint pas seul aux églises
qu’il était destiné à égarer. Du sein d’une retraite inconnue sortait en même
temps, pour se répandre dans les principales villes d’Orient, une lettre pleine
de feu et d’éloquence. C’était une protestation indignée qu’Athanase, fuyant
vers Rome, laissait en partant à tous ses frères dans la foi. Elle commençait
par ces mots : « Je ne saurais mieux vous peindre les intolérables maux que
nous venons de souffrir qu’en vous redisant une histoire que nous racontent les
saintes Écritures. Un homme, lévite, fut une fois gravement insulté dans la
personne de sa femme qui était Juive et de la tribu de Juda... Cet homme,
considérant la grandeur de l’offense qu’il avait reçue, divisa en plusieurs
morceaux le corps de sa femme, et les envoya aux tribus d’Israël, afin que tous
comprissent qu’il n’était pas seul outragé, mais que la nation entière l’était
avec lui, et que tout Juif devînt son vengeur ou fut couvert de confusion s’il
refusait de s’armer pour une telle cause... Les Israélites donc, entendant et
voyant un tel forfait, s’écrièrent : Il n’est jamais rien arrivé de pareil
depuis que les enfants d’Israël sont sortis d’Égypte. Et tousse levèrent comme
si le crime eût été commis sur leurs personnes... Vous connaissez celle
histoire, mes frères, et il serait superflu de vous l’expliquer. Mais voici ce
qui se passe aujourd’hui... et ce que j’ai à vous dire. Il n’y avait alors qu’un
seul lévite outragé et une seule femme violée... Aujourd'hui, c’est l’Église
entière qui est en proie à la violence... A la vue des membres d’une femme,
toutes les tribus s’émurent : vous avez maintenant sous les yeux les membres de
l’Eglise déchirée... Je vous conjure donc d’être touchés comme si ce n’était
pas nous seulement, mais vous tous qu’une telle injure fût venue frapper... Les
canons et la foi de l’Église sont en danger. Elles ne sont pas d’hier, ces
règles sacrées qui président au gouvernement de nos églises : nos pères nous
les ont transmises par une sainte et salutaire tradition. Elle ne vient pas de
nous, la foi que nous professons, mais elle est descendue jusqu’à nous du
Sauveur même, par l’intermédiaire de ses disciples. Laisserez-vous donc périr
entre vos mains ce qui a été conservé dans nos églises depuis les temps les
plus anciens?» — Suivait un récit animé et exact des scènes violentes qui
avaient accompagné la prise de possession de Grégoire.
Une si éclatante manifestation contre un acte accompli au
nom de l’empereur, était à elle seule un fait de rébellion après lequel les
jours d’Athanase n’eussent plus été en sûreté en Égypte. Aussi, ne comptait-il
pas y demeurer. Le plus grand secret protégea sa fuite. Sans qu’on sache quel
itinéraire il suivit, ni où il parvint à s’embarquer, il était de retour à Rome
dès les premiers jours de juin, au moment où la capitale attendait la réunion
du concile que le pape y avait convoqué.
Tout était là bien différent. L’Occident seul s’était
rendu à l’appel de Jules, et Athanase ne comptait que des amis parmi les
cinquante et quelques évêques qui se réunirent dans l’église que dirigeait le
prêtre Viton, un des légats du pape à Nicée. Le procès qu’on fit à l’évêque
d’Alexandrie ne fut guère que pour la forme. L’absence suspecte des Eusébiens qui
ne voulaient pas comparaître à une réunion qu'ils avaient eux-mêmes provoquée;
la lettre des évêques d'Egypte; le témoignage verbal des prêtres et des diacres
de celle contrée; par-dessus tout, la présence d’Athanase, le calme de son
visage, le parfum de sainteté qui émanait de sa personne: tout concourait à le
justifier. D’une voix commune il fut reçu dans la communion de l’Eglise, dont
il n’était en réalité jamais sorti. Le bénéfice de la même réhabilitation fut
étendu à d’autres prélats bannis comme lui de leurs sièges par les évêques du
concile de Tyr, au nombre desquels figurent Paul de Constantinople el aussi
Marcel d’Ancyre qui parvint, non sans qu'on exigeât de lui quelques excuses, à
se laver du reproche de sabellianisme
Pendant que ces procédures suivaient leur cours, les
nouvelles d’Orient se succédaient rapidement. On apprenait chaque jour, par le
récit des fugitifs, quelque nouvelle vexation exercée en Egypte contre les amis
d'Athanase. Enfin, les députés du pape même, Elpide et Philoxène, revinrent, racontant tout ce qui s’était
passé à Antioche et les vaines instances qu'ils avaient faites auprès des
Eusébiens pour obtenir qu’ils vinssent à Rome, au rendez-vous sollicité par
eux-mêmes. On sut aussi qu’ils avaient rapporté une lettre des principaux
membres de la réunion d'Antioche, adressée au pape. On éprouvait la plus vive
curiosité d’en connaître le contenu. Mais, pendant plusieurs jours, Jules garda
le silence. Il attendait s’il ne viendrait point de la même part quelques
marques de repentir ou quelques nouvelles plus favorables. Enfin, les bruits devenant
de jour en jour plus fâcheux, il ne put résister plus longtemps aux demandes
qui lui étaient faites, et, au milieu du scandale universel, il donna lecture
de la lettre qu'il avait reçue. Celte épître, dernier chef-d’œuvre de l’art
d’Eusèbe, doucereuse dans la forme et insolente au fond, n’avait pour but que
de décliner la compétence et la suprématie du siège de Rome. Mais telle était,
cependant, à cette époque, l’incontestable autorité de la primauté romaine, que
les rédacteurs de la lettre n’osaient l’attaquer tout à fait de front. Ils
convenaient que l’Église de Rome jouissait d’un privilège reconnu, comme
l’école des Apôtres et la métropole de toute piété. Mais, pourtant,
ajoutaient-ils, il ne faut point oublier que c’est d’Orient qu’est partie la
prédication de l’Évangile; et doit-on mesurer la dignité des évêques à la
grandeur de leur siège?—Pourquoi Jules leur avait-il écrit seul, et en son
propre nom? Pourquoi ne pas recevoir comme valables tout de suite, les décrets
du concile de Tyr qui avaient déposé Athanase et Marcel d’Ancyre? Les décrets
d’un concile ne devaient-ils pas être regardés comme immuables? Athanase et
Marcel étaient désormais en dehors de la communion de l’Église; ceux qui
restaient avec eux s’exposaient au même sort. Et l’on faisait entendre assez
nettement au pape qu’on ne l’exceptait point de cette menace.
L'indignation qu’éprouva le concile en voyant ainsi braver
sur sa chaire le successeur de saint Pierre, fut extrême. On pressa unanimement
Jules de réprimer, par une réponse sévère, cet insupportable orgueil. Il le fit,
en effet, dans une pièce qu’Athanase nous a conservée tout entière, et où
respire, jusque dans l’extrême modération du langage, la fermeté d’un homme sûr
de son droit.
« J’ai lu, dit le pontife, la lettre que vous m’avez
envoyée par mes prêtres Elpide et Philoxène,
et j’en suis resté surpris. Je m’étonne que, moi vous ayant écrit en toute
charité et en droiture de conscience, vous répondiez avec un esprit de
contention et sur un ton qui ne convient pas. Votre lettre témoigne de
l’orgueil et de l'arrogance de ceux qui l’ont écrite... Et je ne sais à quoi
vous pensez lorsque vous vous comportez de manière à nous faire croire que même
vos paroles de respect à notre égard n’ont pour but que de vous jouer de nous.
» Le pape consentait ensuite à discuter l’un après l'autre tous les griefs des
Eusébiens. Il leur rappelait qu’en convoquant un concile à Rome, il n’avait
fait que se rendre aux vœux de leurs députés; Il leur avait écrit seul, il est
vrai, et en son nom , mais toutes les Églises d’Occident et d’Italie étaient
derrière lui, et il portait la parole pour elles. Il n’avait point admis sans
discussion les décrets du concile qui avait déposé Athanase et Marcel: mais
fallait-il tenir plus de compte de la réunion de quelques évêques à Tyr, que du
grand concile de Nicée où tout le monde chrétien réuni avait condamné le
schisme d’Arius? Et cependant les Ariens n’étaient-ils pas rentrés aujourd’hui
dans la communion de toute l’Asie? — Quelle valeur, d’ailleurs, pouvait avoir
une sentence portée non-seulement contre toutes les formes de la justice, mais
contre toutes les règles de l’Église? «Si ces évêques étaient coupables, comme
vous le dites, ajoutait-il en terminant, il fallait les juger suivant les
canons ; il fallait nous écrire à tous, afin que tous, nous eussions à décider
ce qui était juste... C’étaient des évêques qui souffraient, et leurs églises
ne sont point des églises ordinaires, mais celles même que les apôtres ont
fondées. Et puisqu’il s’agissait du siège d’Alexandrie, pourquoi ne nous
avez-vous pas écrit? Ne saviez-vous pas que c’est la coutume en pareil cas de
nous écrire premièrement, afin que ce soit d’ici que vous vienne la décision?
Si donc l’évêque de cette ville était tombé en suspicion, il fallait écrire à
l’église d’ici.»
Cette lettre fut sur-le-champ expédiée en Orient, et le concile
de Rome, n’ayant plus d’autre affaire, songea à se dissoudre. On ne pouvait se
dissimuler cependant ce qu’il y avait de hardi à braver aussi ouvertement la
volonté de l'empereur Constance, dont le concours était publiquement acquis aux
prélats d’Antioche. Pour ne pas rester tout à fait désarmé devant sa colère, et
se ménager un protecteur en cas de besoin, la pensée vint naturellement de
recourir à l'autre Auguste, le maître de l’Occident, qui jusqu’ici paraissait
s’être peu mêlé de débats ecclésiastiques. Constant était en Gaule, où des
invasions de tribus franques lui donnaient beaucoup d’occupation. On lui fit
parler par Maxime, évêque de Trèves, qui portait à Athanase une affection
devenue tout à fait intime durant le premier exil de ce grand homme, et par
Osius de Cordoue, qui passait à la cour en s’en retournant dans son diocèse. Le
pape Jules, lui-même, crut devoir écrire une lettre détaillée pour expliquer à
Constant ce qui avait été fait à l'égard des évêques d’Alexandrie et de
Constantinople. Il était à craindre, en effet, qu’imbu des notions confuses que
les représentants du pouvoir civil se faisaient encore au sujet de la
constitution ecclésiastique, Constant ne trouvât étrange qu’on fût intervenu à
Rome dans une querelle qui ne regardait que des sujets de son frère.
Autant qu’on en peut juger à travers les appréciations
contradictoires des divers historiens, Constant était d’une nature simple, un
peu grossière, sans portée d’esprit, mais sans malice de caractère. Dans
l’héritage des qualités paternelles, tandis que Constance semblait avoir pris
pour sa part (tout en n'en reproduisant qu'une image très-affaiblie) la science
politique, l’art militaire et l'éloquence, Constant n’avait recueilli qu’une
grande bravoure personnelle et une honorable droiture de cœur. Il était
d’ailleurs ami du plaisir; on le soupçonnait des plus graves désordres de mœurs
: accusation d’autant plus accréditée que, fiancé du vivant de son père à la
fille encore enfant du ministre Ablave, il lui avait
fidèlement tenu parole malgré sa disgrâce; el, en attendant qu’elle lût en âge
d’être mariée, il restait célibataire dans une jeunesse déjà mure. Une grande
faiblesse de caractère qui le livrait à d'imprudents conseillers; des besoins
d’argent el des goûts de dépensé qui le rendaient à la Ibis avide el prodigue,
faisaient de lui, au fond, mi fort médiocre souverain. Mais d avait une loi
très-solide, bien que peu éclairée, el il en donnait fréquemment des preuves en
distribuant des largesses aux églises el des laveurs aux chrétiens. C’est ainsi
que Eunape nous raconte qu’il avait fait venir
d’Athènes un rhéteur chrétien célèbre, du nom de Prohérèse,
qu'il faisait manger à sa table el à qui, par une disposition singulière, il avait
donné le litre de général avec une grosse pension.
Il avait eu indirectement quelques relations avec Athanase,
qui, sur sa demande, avait rédigé pour lui un petit catalogue et une sorte
d’abrégé des livres de l’Écriture. Mais, pressé de prendre parti dans la cause
qui partageait le monde chrétien, il éprouva le désir de faire plus ample
connaissance avec le principal accusé et de s’entretenir avec lui. Il ne put
guère donner suite à cette pensée avant la fin de l’année 342, parce que ce ne
fut qu’à celte époque qu’il put terminer la guerre des Francs par une paix dont
les conditions ne paraissaient pas avoir été bien satisfaisantes pour l’honneur
romain. De retour alors à Milan, il manda Athanase auprès de lui.
Cet ordre surprit et ne contenta que médiocrement
l’évêque proscrit : sujet de Constance, et aussi éloigné delà rébellion que de
la bassesse, Athanase éprouvait quelque scrupule à recourir contre son
souverain à l’appui d’une influence étrangère. Il savait d'ailleurs qu’il est
aisé de blesser l’orgueil des princes, mais qu’il est peu sûr de se lier à leur
parole. En sollicitant l'intervention de Constant, il offensait mortellement le
maître de l’Orient, avec qui tout évêque d’Alexandrie était destiné à
entretenir de perpétuelles relations, et il n’était nullement certain que la
bienveillance de l’un des monarques fût d’aussi longue durée que la rancune de
l’autre. Aussi, bien que reçu à la cour de Constant avec une faveur marquée,
fidèle à sa prudence accoutumée, il se tint sur une adroite réserve. Il ne
laissa pas échapper une seule plainte contre Constance; et, se doutant que
toutes ses démarches étaient épiées et faussement rapportées à la cour
d’Antioche, il prit d’avance la précaution de ne jamais s’entretenir avec
l’empereur qu’en présence de témoins qui pouvaient entendre toutes ses paroles
et eu déposer au besoin. Cette prévoyance ne prévint pas la calomnie, mais lui
préparait les moyens de la réfuter.
Le souvenir du grand Constantin était l’instrument
principal que les catholiques employaient pour agir sur l’esprit de son jeune fils.
Rien n’était plus propre à lui suggérer la pensée de suivre cet illustre
exemple, en prenant lui-même l'initiative d’un concile universel pour compléter
l’œuvre de Nicée. Chacune des deux grandes fractions de l’Église venait en
quelque sorte de se prononcer dans des sens différents, quoique en se disant
l’une et l'autre fidèles au symbole qu’elles avaient arrêté en commun. Le moyen
le plus simple de les faire accorder semblait être de les mettre en présence et
de les faire délibérer ensemble. C’est dans cette vue que Constant se décida à
écrire à son frère pour provoquer son consentement à une réunion de toute
l’Église. Il fit partir un messager à cette intention vers la fin de l'année
342, en même temps qu’il quittait lui-même Milan pour aller faire une courte
apparition en Angleterre, afin de mettre ordre à quelques incursions de
barbares.
La lettre trouva Constance et le parti qui dominait à sa
cour, sous le coup d’un événement inattendu qui les jetait dans de graves
embarras. Eusèbe de Nicomédie était mort presque à l’improviste, au moment même
où l’exil d’Athanase consommait son triomphe en Orient. Il laissait ses amis
sans guide dans la voie périlleuse où il les avait engagés, et la ville de
Constantinople, dont il avait usurpé le siège, dans une grande agitation.
En effet, l’évêque précédemment déposé, Paul, protestant
contre l’illégalité de la sentence qui l’avait enlevé à son troupeau, et fort
de la sympathie qu’il venait de trouver à Rome, s’était immédiatement présenté
pour reprendre possession de sa charge. Il y réussit sans peine, un très-vif
mouvement populaire s’étant déclaré en sa faveur. Mais sa réintégration ne
pouvait convenir aux évêques de la province, Théognis de Nicée, Maris de Chalcédoine,
Théodore d’Héraclée, qui ne se souciaient nullement de garder à leur tête un
ami d’Athanase. Ils firent donc choix d’un diacre nommé Macédonius, dont les
mœurs étaient bonnes, mais dont l’esprit d’intrigue était connu, et le
consacrèrent à la hâte dans une église nouvelle dont la construction était à
peine achevée. Deux évêques se trouvant ainsi en conflit d’attributions dans
l’enceinte de la même ville, leur rivalité fut le signal d’un très-violent
désordre. Le maître delà cavalerie, Hermogène, devançant l’assentiment de
Constance, se hâta de prêter main-forte à Macédonius. La population entière,
indignée de cette préférence, entra en révolte. On mit le feu au palais d’Hermogène,
on s’empara de sa personne et on le traîna tout meurtri par les rues de
Constantinople, jusqu’à ce qu’il eût rendu le dernier soupir.
Constance reçut à Antioche cette effroyable nouvelle.
Quoiqu’il n’aimât guère à commettre sa personne en aucun genre de péril, il ne
pouvait se dispenser de venir rétablir l'ordre dans sa capitale en feu. Il
monta à cheval en toute hâte et se rendit à grandes journées à Constantinople.
A la nouvelle de l’arrivée du souverain, la population chrétienne, qui avait pu
cédera un mouvement d’emportement, mais à qui tout esprit de rébellion durable
était étranger, fut saisie de terreur et de contrition. Elle sortit en foule de
la ville pour venir en pleural implorer le pardon de l’empereur. Heureux d’être
si aisément délivré du péril, l’empereur ne se montra pas sévère. Il infligea
pour châtiment à la ville la suppression de la moitié des distributions de blé
ordinaires. Du reste, il ne fit perdre la vie à personne; il écouta de bonne
grâce la harangue justificative qui lui fut adressée par le président du sénat,
et daigna même y répondre. Craignant de se compromettre personnellement avec
les passions populaires, il reçut assez froidement les amis de Macédonius, se
plaignit qu’on ne l’eût pas consulté sur ce choix; et, pendant le très-court
séjour qu’il fit à Constantinople, ne voulut point se prononcer explicitement
en sa faveur. Il quitta la ville, la laissant dans cette incertitude, mais
donnant tout bas pour instructions au préfet du prétoire, Philippe, de le
délivrer sans bruit de la présence de Paul.
Philippe exécuta ces commandements avec intelligence et
résolution. Il manda Paul auprès de lui, dans un lieu public, le bain de
Zeuxippe, où ses fonctions l’appelaient pour traiter quelques affaires. Il lui
fit voir secrètement l’ordre de l’empereur et le somma d’y obéir, Paul reçut
celte intimation avec respect, protesta qu’il était condamné sans justice, mais
ne voulut pas faire de résistance. De crainte que le bruit de son départ ne se
répandît, on ne le laissa pas même rentrer chez lui. On perça la muraille du
bain pour ouvrir une communication avec le palais qui était contigu, et par une
fenêtre du palais on fit monter Paul dans un vaisseau tout préparé qui mit à la
voile sur-le-champ. Tranquille de ce côté, Philippe, sans perdre de temps, alla
chercher Macédonius, le fit monter sur son char et se présenta avec lui,
escorté par un gros bataillon de soldats, sur la place publique. Les passants
ouvraient les yeux de surprise, croyant voir apparaître, dit l’historien
Socrate, une machine de théâtre. Avant qu’on eût eu le temps de se reconnaître,
Philippe entra dans l’église, suivi d’un attroupement confus au travers duquel
les soldats se faisaient faire place à coups d’épée. En un instant l’église fut
pleine de gens qui se ruaient, qui se pressaient les uns sur les autres, et
l’air fut rempli des effroyables cris des victimes étouffées par la foule ou frappées
par les soldats. C’est dans ce cortège que Macédonius prit possession de son
trône épiscopal.
De pareilles scènes, renouvelées sur divers points de
l’empire et mettant tons les jours aux prises l’autorité impériale avec les
populations tumultueuses des grandes villes, fatiguaient et effrayaient
Constance. Ce fut donc sans trop de répugnance qu’il entra , pour un instant,
dans les vues pacificatrices de son frère, et la réunion d’un concile
œcuménique fut résolue d’un commun accord entre les deux souverains. De concert
avec le pape Jules, on convint de choisir, pour lieu de réunion, la ville de Sardique placée sur l’extrême limite des deux empires, à
égale distance, par conséquent, des deux Eglises.
Les évêques, principalement ceux qui étaient attachés à
la foi orthodoxe, se rendirent à l’appel avec empressement. On crut un instant
qu’on allait voir le retour des scènes imposantes de Nicée. Plus de deux cents
évêques, appartenant à trente-cinq provinces différentes, arrivèrent en peu de
temps de divers côtés. Il y en avait de tous les pays, depuis les provinces
reculées d’Espagne jusqu’aux extrêmes limites de l’Asie. On retrouvait, à la
tête de cotte nouvelle phalange, le même Osius de Cordoue qui avait présidé à Nicée
et qui allait, cette fois encore, avec les prêtres Archidame et Philoxène, représenter le siège de Rome présidant
l’Église universelle. Jules s’était excusé de paraître, retenu par les besoins
de son église. L’évêque de Sardique lui-même,
Protogène, ne marchait qu’après celle députation du premier siège du monde.
Comme à Nicée aussi, on voyait des martyrs; mais ce n’étaient plus les héros de
la persécution païenne : c’étaient les victimes des luttes intestines de
l’Eglise. Les troupeaux, privés de leurs pasteurs et dépouillés de leurs sanctuaires
par la violence des Eusébiens, avaient envoyé leurs députés chargés de lettres
racontant leur oppression et leurs misères avec des détails qui faisaient
circuler dans tous les rangs de l’assemblée un frémissement d’indignation
douloureuse. On se passait de main en main des chaînes de fer et des
instruments de torture, apportés comme de saisissants témoignages de
l’oppression que des chrétiens faisaient subir à des chrétiens pour la cause de
la vérité. Un très-vif mouvement d’opinion se déclara donc aussitôt dans la
réunion, avant même qu’elle fût constituée, en faveur d'Athanase et de ses
amis.
Le groupe des prélats eusébiens (auxquels on continuait à
donner ce nom malgré la disparition du chef qui les avait conduits si
longtemps) fut plus lent à se mouvoir. Ils témoignèrent même au premier moment
une grande répugnance à partir. À quoi bon, disaient- ils, un tel déplacement?
Pourquoi leur faire quitter le soin de leurs ouailles et la prédication de la
doctrine évangélique? Pourquoi imposer à des vieillards chargés d’années les
fatigues d’un si long voyage? Il fallut pourtant se décider à partir, car on ne
pouvait mécontenter à la fois les deux empereurs. Ils firent route ensemble, au
nombre de soixante-seize ou quatre-vingts, s’avançant à très-petites journées,
se concertant dans chaque ville sur toutes les nouvelles qu’ils recevaient et
dont l’apparence ne leur était guère favorable. Ils avaient grand soin,
surtout, de ne point se séparer les uns des autres, et exerçaient même une
intimidation assez violente sur ceux qui paraissaient trouver leur société
compromettante et auraient désiré s’en écarter. Ils avaient d’ailleurs emmené,
comme compagnons de route, le comte Musonien et un
général du nom d’Hésyque; ne se sentant jamais tout à
fait à l’aise, quand ils n’avaient pas quelque force année à leur service.
Arrives à Sardique, ils
s’enfermèrent aussitôt dans le palais où un logement leur était réservé, et
déclarèrent qu’ils n’en sortiraient pas avant qu’on eût réglé à leur
satisfaction un point sur lequel leur honneur ne leur permettait pas de
transiger. Ils établirent qu’Athanase, Marcel d’Ancyre et Asclépas de Gaza ayant été séparés de la communion de l’Église par un décret de concile,
aucune réunion ecclésiastique ne pouvait être valable s’ils y participaient; et
que, quant à eux, ils ne prendraient pas séance avant qu’on eût fait sortir les
excommuniés.
C’était trancher eux-mêmes la question que le concile
devait juger. Une prétention si exorbitante causa autant de surprise que
d’émotion parmi les Pères déjà assemblés. A l’unanimité, on leur lit réponse
qu’après le jugement du pape et le témoignage des évêques d’Égypte, c’était
déjà beaucoup de remettre Athanase en jugement; qu’à la vérité les empereurs et
le concile même avaient trouvé bon que l'affaire entière fut recommencée et
l'innocence des prélats accusés une seconde fois mise en question; mais que
l’esprit de conciliation ne pouvait aller au-delà. «Que prétendez-vous,
ajoutait-on, par ce jugement prématuré? Athanase est là, prêt à écouter vos
preuves et à y répondre, se résignant à la sentence s’il est coupable,
demandant justice s’il est innocent. Voulez-vous donc le condamner sans
l’entendre? »
Plusieurs jours se passèrent dans ce conflit. Les évêques
orthodoxes s’épuisèrent en instances pour ébranler la résolution des Eusébiens.
Osius, Athanase lui-même, se rendirent personnellement auprès d’eux, et
descendirent à de véritables supplications pour obtenir qu’ils ne fissent pas
échouer par leurs exigences le dernier espoir de la pacification de l’Église.
Osius alla jusqu’à leur offrir d’ouvrir devant lui, et à huis clos, une enquête
particulière où ils pourraient lui soumettre leurs griefs contre Athanase, leur
promettant que tous les Occidentaux s’en remettraient à son arbitrage. Athanase
protestait de son côté que, si son honneur était justifié et son innocence
établie, il n’insisterait pas pour reprendre possession de son diocèse, et
finirait ses jours en Occident. A ces offres conciliantes, les Eusébiens
répondirent par la proposition dérisoire d’envoyer une nouvelle députation en
Egypte, pour recommencer une enquête sur la conduite d’Athanase. C’était avouer
très-évidemment qu’ils n’avaient d’autre but que de lasser la patience et
d’annuler les délibérations du concile. Aussi ne fut-on point surpris d’apprendre, peu de jours après, qu’ils se disposaient à
retourner en Orient, sous prétexte qu’on ne voulait point leur accorder leurs
légitimes demandes, que leur vie était eu danger dans une ville remplie de
leurs ennemis, et que les incidents de la guerre de Perse les rappelaient dans
leurs diocèses. Constance, disaient-ils, les réclamait avec instances pour
célébrer son triomphe. Puis, un matin, on trouva le palais vide; les Orientaux
l’avaient quitté pendant la nuit.
Dieu permit que l’Eglise donnât alors un douloureux
spectacle, bien propre à troubler l’esprit encore incertain des peuples, à
contrister ses enfants et à réjouir ses ennemis. Les Pères assemblés à Sardique ne crurent point, et avec raison, que la désertion
de leurs collègues dût suspendre le cours de la justice que tant d’innocents et
d’opprimés réclamaient. Le concile passa donc outre à ses séances. Mais les
Orientaux, de leur côté, ne firent pas beaucoup de chemin sans réfléchir que
leur fuite leur donnait l’apparence de coupables contumaces qui craignaient
leurs juges. Ils prirent donc le parti de s’arrêter résolument à vingt lieues
environ de Sardique, dans la ville de Philippopolis en Thrace, de s’y constituer eux-mêmes en
concile, et de prendre les devants en fait d’excommunication et d’anathème. Il
y eut ainsi, dans les limites d’une même province, deux réunions d’évêques
chrétiens , employant les mêmes formes, parlant le même langage, invoquant le
même Dieu, et occupés à s’excommunier mutuellement. Par une circonstance qui ne
se présente que rarement dans tout ce récit, nous avons sous les yeux, en
partie du moins, les documents émanés des deux partis; nous pouvons donc les
contrôler les uns par les autres, et en faire la comparaison.
Le concile de Sardique, rendant
pleine justice à Athanase et aux deux autres prélats accusés, ne pensa pas
faire assez en les délivrant tous les trois de toute inculpation. De justes
châtiments étaient nécessaires contre les perturbateurs de l’Église. Tous les
évêques intrus, Grégoire d’Alexandrie en tête, furent dépouillés de la dignité
qu’ils avaient usurpée et frappés d’anathème. La même sentence fut étendue à
tous les prélats qui avaient admis, de leur propre mouvement, dans leur
communion, ou Arius lui-même, ou ses disciples. A ce titre, Théodore d’Héraclée,
Narcisse de Néroniade, Acace de Césarée, Étienne
d’Antioche, Ursace de Singidon et Valens de Murse, etc., furent déposés de l’épiscopat. Ces résolutions
énergiques furent communiquées, par des lettres différentes, aux empereurs
d’abord, puis au pape et aux évêques absents, enfin aux fidèles des villes
opprimées. Aux empereurs, on ne demanda que la liberté; point de chaînes, point
de procès, point de bourreaux dans les questions religieuses; interdiction aux
magistrats de se mêler d’affaires ecclésiastiques et de persécuter les
catholiques, sous prétexte de servir l’Église. Au pape, ils offrirent l'hommage
de leurs décisions, comme il convient aux prêtres par rapport au siège de
l’apôtre Pierre. Aux évêques, ils adressèrent un récit très-simple, et exempt
de toute déclamation, de la conduite des Eusébiens au concile: aux fidèles
enfin, une exhortation à se maintenir dans la pureté de la loi et la fermeté au
milieu des preuves. «Très-chers frères, leur dit le concile, nous vous
exhortons et nous vous avertissons de garder, avant toutes choses, la foi de
l’Église catholique. Vous avez certainement souffert des maux extrêmes et des
injures atroces. L’Eglise aussi a souffert de grandes injustices; mais celui
qui persévère jusqu’à la fin sera sauvé. Si les méchants poussent donc encore
plus loin leur audace, que cette affliction vous soit une joie; car ce que vous
souffrez est une sorte de martyre, et vos maux ne seront pas sans récompense...
Combattez donc pour la vraie foi et pour l'innocence de votre évêque, notre
frère Athanase.»
La pièce émanée des fugitifs rassemblés à Philippopolis porte un tout autre caractère. Sur les
incidents mêmes qui s’étaient passés dans la ville de Sardique,
les deux récits sont uniformes : et c’est une preuve précieuse à recueillir de
la confiance parfaite qu’on peut placer dans le témoignage d’Athanase. Il est
évident qu’il n’y eut d’autre différend entre les évêques que de savoir si on
appliquerait aux prélats inculpés une flétrissure anticipée. Toute la lettre
roule donc uniquement sur une question d’étiquette et de préséance. Les évêques
d’Orient soutiennent qu'il n’était pas de leur dignité de laisser remettre en
cause par ceux d’Occident les questions qu’ils avaient eux-mêmes déjà
tranchées. Il semblerait, à les entendre, que l'Église dût vivre partagée comme
en deux fractions indépendantes, n’ayant rien à démêler dans le gouvernement
l’une de l’autre. Suivent de violentes invectives contre Athanase et ses
collègues: «Le monde est agité, disent-ils, de l’orient au couchant, pour deux
ou trois scélérats de sentiments impies et de mœurs honteuses... S’ils avaient
le moindre germe de foi, ils imiteraient le prophète qui disait : Prenez-moi et
jetez-moi à la mer, et la mer s’apaisera devant vous, puisque celte tempête ne
vient que de moi.» Comme conséquence de ces conseils pacifiques, et pour rendre
apparemment la concorde plus aisée à rétablir dans l’Église, les signataires de
la lettre ne trouvèrent rien de mieux que de retrancher de leur communion,
outre leurs frères déjà condamnés, Osius, Protogène de Sardique,
et enfin le pape Jules lui-même. Tout se termine par une profession de foi
longue et ambiguë, dont le mot consubstantiel est soigneusement exclu. La pièce
entière est datée de Sardique, indication
manifestement fausse, mais qui trahit assez la confusion que causait aux
signataires le souvenir de leur fuite précipitée .
Au fond, le débat qui s’engageait ainsi avec une vivacité
croissante, c’était la question même de l’imité de l’Église chrétienne. Y
avait-il une Église universelle et souveraine, gouvernée par un chef unique et
représentée tout entière par des assemblées générales? Ou bien chaque fraction
du monde chrétien avait-elle son Eglise propre et son autorité indépendante?
Exerçait-elle une juridiction sans appel, rendait-elle des décisions
irréformables? Le dogme, la discipline, avaient-ils un centre unique d’où
découlait une règle commune? Ou bien l’autorité devait-elle varier, se
déplacer, se multiplier, avec les divisions des empires et les vicissitudes des
nations? Si la prétention des prélats d’Orient de ne pas laisser réformer leurs
sentences même par un concile universel avait prévalu, c’en était fait de
l’unité du corps ecclésiastique. La robe sans couture était déchirée. L’Église
s’engageait fatalement à partager la fortune des empires. On lui demandait
alors de se diviser en deux fractions correspondant aux deux cours des deux
Césars. Quand serait venu le jour fatalement marque par la Providence, où le
sol de l’empire devait se déchirer entre vingt nations différentes, chaque
tribu conquérante aurait prétendu, en vertu du même principe, organiser dans
son domaine une Église réputée nationale, et en réalité attachée à chaque
trône. Les Pères assemblés à Sardique sentirent
instinctivement le péril, et le prévinrent en proclamant avec une autorité
nouvelle ce principe monarchique qui devait être dans tout le cours des âges
la clef de voûte de l’unité de l’Église et la garantie de son indépendance.
A leur décret d’excommunication et à leurs lettres
synodales, les Pères de Sardique joignirent, en
effet, la rédaction de vingt et un canons, presque tous dictés par deux pensées
intimement unies l’une à l’autre : fortifier, par un hommage solennel, la
prééminence du siège de Rome; arrêter les invasions du pouvoir civil, et
flétrir les complaisances des prélats prévaricateurs qui livraient le sanctuaire
aux caprices de la force armée. Les translations de siège sollicitées par
l’ambition et accordées par la faveur, les absences prolongées motivées par de
longs séjours auprès de la personne des princes, tous ces symptômes de l’esprit
de servilité, qui gagnait si rapidement le corps épiscopal, sont passés en
revue dans ces canons, pour être énergiquement réprouvés et réprimés. Ces
divers objets sont énumérés dans une sorte de dialogue grave et concis qui a
passé dans le texte même des décrets, et dont le vénérable Osius est le
principal interlocuteur. La touchante simplicité du langage fait voir combien,
chez les évêques, Occident restés fidèles à la saine doctrine, la saveur de la
foi antique était loin de se perdre.
« Osius, évêque, dit : C’est une coutume aussi vicieuse
que funeste de permettre à un évêque de passer de son siège à un autre. Le but
qu’on se propose par de tels changements est très-évident... Car on n’a jamais
vu d’évêque qui voulût passer d’une plus grande ville à une plus petite. Il est
donc clair que c’est l'ardeur de l’avarice et la servitude de l’ambition qui
poussent ces hommes à changer : c’est pour avoir de plus grands biens. Que si,
donc, il vous convient de réprimer sévèrement cette peste, je pense qu’il faut
interdire à de tels hommes même la communion des laïques. Et tous répondirent:
Cela nous convient »
«Et l’évêque Osius dit encore : Si quelqu’un se rencontre
qui soit assez téméraire pour alléguer, en exclue, qu’il a été invité à de tels
changements par des lettres du peuple chrétien: comme il est clair qu’on peut
corrompre un petit nombre de personnes par l’argent et les récompenses, et leur
faire crier ce qu’on veut dans l’église, pour avoir l’air d’être appelé par le
peuple, je pense qu’il faut châtier ces artifices et exclure de telles gens de
la communion laïque, même an dernier moment de leur vie. Si cela vous convient,
répondez. Et tous dirent : Ce que vous venez de dire nous convient. »
« L’évêque Osius dit encore: ... Si dans une province un
évêque a un procès contre son frère, qu’ou n’admette à le juger aucun évêque
d’une autre province; et si, après avoir été condamné, quelque évêque pense
avoir bonne cause et veut renouveler le jugement, honorons, s’il vous plaît, la
mémoire de l’apôtre Pierre, en telle sorte que ceux qui auront examiné la cause
soient tenus d’écrire à Jules, évêque de Rome; et s’il pense qu’il faille
renouveler le jugement, qu'il indique le juge dans une province voisine; si, au
contraire, il pense qu’il n’y ait pas lieu de remettre la chose décidée en
question, que ce qu’il aura confirmé soit résolu.»
« Gaudentius, évêque, dit : Il faut ajouter, s’il
vous plaît, à cette décision, que lorsqu’un évêque aura été déposé par le
jugement des évêques de sa province, et qu’il aura déclaré rapporter son
affaire à Rome, aucun autre ne puisse être appelé dans la chaire de révoque
déposé, avant que la cause ait été réglée par révoque de Rome»
«Et Osius dit encore : ...Si celui qui demande que sa
cause soit jugée de nouveau, obtient, par ses prières, de l’évêque de Rome, que
cet évêque envoie un prêtre d’auprès de lui, il sera au pouvoir de l’évêque de
Rome de faire à ce sujet ce qu’il veut et ce qui lui convient »
« Osius, évêque, dit encore : Il est arrivé, par suite
d’importunités et de demandes injustes, que nos paroles n’ont plus le crédit et
n’inspirent plus la confiance qui devraient leur appartenir... Car beaucoup
d’évêques ne cessent point d’habiter la cour du prince... Et le même homme
souvent porte à cette cour de nombreuses pétitions sans aucune utilité pour
l’Église, et non point, comme il devrait, des demandes de secours pour les
pauvres, les veuves et les orphelins, mais des sollicitations pour des biens et
des dignités temporels : et cette indécence excite des murmures et des scandales.
S'il vous plaît, donc, frères très-chers, décidez qu’aucun évêque n’aille à la
cour, si ce n’est ceux qui y seront invités par les lettres du pieux
empereur... Et que ceux qui passent par Rome remettent à notre saint frère,
l’évêque de l’église de Rome, les prières qu’ils ont à adresser, pour que
celui-ci examine d’abord si elles sont honnêtes et justes, et qu’ensuite il
emploie sa diligence à les faire parvenir à la cour. Et tous dirent que ce
conseil leur plaisait et était parfaitement juste. »
« Gaudentius, évêque, ajouta : ... Si quelqu’un,
s’élevant contre la décision que vous venez d’émettre, veut servir plutôt son
ambition que son Dieu, qu’il sache qu’il perdra son honneur et ses dignités...
Ce qui s’accomplira aisément par ce moyen : il faut que ceux d’entre nous qui
demeurent sur les routes publiques, lorsqu’ils verront un évêque qui voyage,
l’interrogent sur les causes et le but de son voyage; et, s’il se rend à la
cour, lui demandent s’il y est appelé. En ce cas, ils ne l’arrêteront pas. Mais
s’il a entrepris le voyage par ambition et pour ses désirs personnels, qu’il ne
lui soit point donné de lettres de communion »
Joignant au précepte l’exemple de la soumission, les
Pères de Sardique envoyèrent toutes leurs décisions à
la ratification de l’évêque de Rome. Quelques-uns d’entre eux avaient pensé à y
joindre une nouvelle profession de foi, pour confirmer celle de Nicée; mais le
concile repoussa très-vivement cette proposition et ne se jugea point digne de
rien ajouter à l’œuvre de l’Esprit divin proclamée par l’Église entière .
Le concile avait raison. Impuissante à prévenir les maux
de l’Église, et même à panser ses plaies; frappée de stérilité par
l’obstination rebelle d’une moitié de ses membres; décréditée de très-bonne
heure dans une grande partie du monde chrétien, par les calomnies des
hérétiques, la réunion de Sardique n’était pas
destinée à l’honneur de prendre rang parmi ces comices universels de l’Église,
auxquels a été promise l’infaillibilité doctrinale. On ne compte pas le concile
de Sardique, malgré sa respectable autorité, parmi
les conciles œcuméniques.
Un dernier espoir de paix restait encore ; c’était
d’obtenir de l’empereur Constance, par les sollicitations de son frère, qu’un
libre cours fût laissé aux destitutions et aux réintégrations prononcées.
Constant se prêta à faire à ce sujet un dernier effort. Il envoya en députation à son frère deux
évêques, Vincent de Capoue et Euphrate de Cologne, accompagnés d’un de ses
généraux, Salien, chrétien fervent et distingué. Il les chargea d’une lettre
très-pressante, qui contenait même, à ce qu’on pense, quelques menaces de
recourir à la force, si on méprisait sa prière.
Les députés, qui arrivèrent à Antioche vers les fêtes de
Pâques 344, trouvèrent Constance assez soucieux des troubles de son empire. Il
était surtout fort inquiet de la guerre des Perses, qui s’envenimait tons les
jours depuis que le roi Sapor II, parvenu à l’âge d’homme, avait pris les rênes
de son gouvernement et déployait à la fois les plus brillantes qualités militaires
et la plus violente haine contre la vieille gloire et la nouvelle religion de
Rome. Une guerre avec son frère eût été un embarras très-grand, que Constance
n’avait nul désir de s’imposer, et il se montra très-manifestement enclin à
chercher quelque moyen terme pour satisfaire les désirs de tout l’Occident,
sans se rétracter aux yeux de ses sujets. Cette disposition pacifique fut assez
visible pour causer une véritable alarme aux prélats eusébiens, et ce fut alors
que le besoin de raffermir leur faveur et leur popularité chancelantes leur
inspira un artifice d’une nature à la fois si odieuse et si bizarre, qu’il
serait difficile d’y ajouter foi, si le témoignage contemporain et toujours
véridique d’Athanase n’était là pour l’attester.
Ils résolurent de perdre de réputation les évêques
occidentaux auxquels Constant avait confié ses pouvoirs, et que leur caractère
d’ambassadeurs défendait contre toute violence directe. L’évêque schismatique
d’Antioche, Étienne, successeur d’Euphrone, imagina
donc de s’adresser à un jeune débauché de la ville, du nom d’Onagre, et de
l’engager à introduire de nuit une femme perdue dans le logis des deux évêques.
Onagre se prêta à l’artifice, fit marché avec une courtisane au nom de deux
étrangers qu’il ne nomma pas, gagna l’un des serviteurs des évêques, et, la
nuit venue, la femme fut subrepticement conduite jusqu’à la porte de la chambre
où couchait Euphrate de Cologne. La maison était isolée, et un peu en dehors de
la ville, au pied de la montagne. Dans les buissons qui l’environnaient on eut
soin de cacher des hommes apostés, prêts à accourir au moindre bruit. La
courtisane approcha demi-vêtue de la couche où Euphrate reposait paisiblement
dans un premier sommeil. A la vue de ce vieillard endormi et des insignes
sacerdotaux épars dans la chambre, elle fut saisie d’effroi et poussa un grand
cri. L’évêque, de son côté, se réveilla en sursaut dans un vif mouvement de
surprise, puis de colère. Au bruit de leur dialogue entrecoupé, les témoins
subornés accoururent; Onagre lui-même entra comme survenant par hasard, et,
élevant la voix, invita tous les voisins à venir contempler le scandale donné
par les envoyés d'Athanase et les missionnaires de l’Occident.
Mais les évêques calomniés et le général Salien qui les
accompagnait ne perdirent pas leur sang-froid. Ordonnant de fermer la cour et
de faire main basse sur les témoins prétendus, Salien, qui avait pénétré le
piège, se rendit directement chez l’empereur et demanda une enquête publique.
Cette hardiesse déconcerta l’évêque Étienne, qui était accouru aussi sur la
nouvelle et se mettait déjà à l’œuvre pour en tirer parti. Il s’efforça
timidement de représenter à Constance le scandale fâcheux qui naîtrait d’un
procès intenté contre des membres éminents du clergé. Mais cette charité prétendue,
qui fuit la lumière sous prétexte d’éviter le scandale et dissimule la calomnie
pour la mieux répandre à petit bruit, ne convenait pas à l’innocence des
évêques. Ils insistèrent pour une interrogation ouverte et une confrontation
publique des témoins. Le procès eut donc lieu dans le palais même, et là, d’un
commun aveu, la courtisane et les témoins, pressés de questions, désignèrent
Onagre comme l’auteur de toute la fraude, dont celui-ci à son tour se déchargea
sur l’évêque Étienne. Etienne, couvert de confusion, sentit presque de lui-même
qu’il ne pouvait plus paraître à la tête du siège métropolitain d’Antioche. Sur
l’ordre de Constance, très-irrité qu’on eût voulu le faire tomber dans un tel
piège, il fut déposé de sa charge; mais on eut soin de le remplacer par
l’eunuque Léonce de Phrygie, prêtre scandaleux et irrégulier, sans autre titre
à une telle promotion que son dévouaient aux intérêts du parti dominant.
Avec la faveur visiblement ébranlée de Constance, les
Eusébiens perdaient leur principal appui. Il fallait donc, de gré ou de force,
commencer à se montrer plus complaisants et plus souples, et consentir à entrer
dans quelques essais d’accommodement. Une année presque entière se passa dans
des pourparlers inutiles, dans des allées et venues de députations entre Milan
et Antioche, dans des rédactions de formulaires de foi et de symboles,
successivement envoyés aux évêques d’Occident et toujours rejetés par eux. La
négociation tirait en longueur, et c’était probablement tout ce que désiraient les
Eusébiens, quand une nouvelle imprévue d’Alexandrie vint offrir à Constance
l’occasion qu’il cherchait de se tirer d’embarras et de consommer à tout prix
une réconciliation dont son orgueil souffrait, mais dont sa politique avait
momentanément besoin.
La suite du pontificat improvisé de Grégoire à Alexandrie
avait répondu à ses débuts. Ce n’était qu’une série de désordres, de
persécutions et de violences. Grégoire parcourait incessamment la province,
appuyé d’un côté par le préfet Philagre et de l’autre parle duc Balac. Partout où passait cet étrange cortège pontifical,
mieux garni de soldats que de prêtres, et où l’épée brillait plus que la croix,
c’était un effroi général suivi de scènes de désolation. Tout prêtre, toute
vierge, tout chrétien, suspects de quelque fidélité à Athanase, étaient battus
de verges et jetés en prison. D’illustres victimes ensanglantèrent cette
persécution faite au nom de la croix. Les serviteurs d’un prétendu évêque
achevèrent sur le corps épuisé du vieux Potamon l’œuvre des bourreaux de Dioclétien. Mais c’était surtout avec les solitaires
du désert que la lutte était vive, directe, acharnée. De ses retraites
inaccessibles, où le gardaient l’amour des peuples et le renom de sa gloire
chrétienne, Antoine bravait les magistrats, affrontait les soldats, provoquait
par de vives et piquantes paroles l’erreur victorieuse. Un jour même, il osa
quitter sa montagne, parut à Alexandrie dans son costume d’anachorète, et
prêcha sur la place publique contre la doctrine d’Arius:
«Vous êtes chrétiens, disait-il aux catholiques, parce
que vous croyez que le Verbe que vous adorez est Dieu; mais les Ariens ne
diffèrent en rien des païens, puisqu’ils disent que le fils de Dieu est une
créature, et qu’ils ne laissent pas de l’adorer.»
Une autre fois, il écrivait à Balac:
«Prenez garde à vous, persécuteur des chrétiens. La colère de Dieu vous menace,
et elle est proche.»
Balac fut
si irrité de cette lettre, qu’il la jeta publiquement par terre, cracha dessus,
maltraita le messager et le chargea de dire à son maître qu’il prît garde à sa
personne, au lieu de menacer celle des autres. Cinq jours après, le duc Balac, se promenant aux environs d’Alexandrie, fut renversé
d’un cheval très-doux qu’il avait accoutumé de monter et qui, devenu tout à
coup furieux, lui déchira grièvement la cuisse. Rapporté à Alexandrie, il y
mourut au bout de peu de jours des suites de sa chute; et chacun vit dans cet
accident imprévu reflet des menaces méprisées du saint anachorète.
Quatre années s’étaient passées ainsi, pendant lesquelles
la plus florissante province de l’empire était en proie à une agitation
croissante, quand la mort imprévue de Grégoire vint mettre un terme à cette
insupportable situation. Cet événement, diversement rapporté par les auteurs,
causa à Constance un soulagement inespéré. Par un de ces brusques revirements
de conduite, qui étaient un trait héréditaire de la race de Constantin et qui
rendaient auprès de celle royale famille le métier de courtisan si difficile,
il prit le parti de satisfaire son frère par le rappel d’Athanase; et celte
détermination, qui tomba sur les Eusébiens comme un coup de foudre, fut
aussitôt exécutée.
« Notre humanité ne peut souffrir, lui écrivit-il sur-le-champ
de sa propre main, avec plus de courtoisie que de sincérité, que vous soyez
plus longtemps le jouet des ondes furieuses de la tempête, et notre infatigable
piété ne peut vous voir sans douleur chassé de votre foyer paternel, dépouillé
de vos biens et errant dans des lieux sauvages. Et j'ai différé jusqu’ici de
vous écrire ma pensée, parce que j’espérais que de vous-même vous viendriez me
trouver et chercher auprès de moi le remède de vos maux. Mais comme la crainte
vous retient peut-être, j’envoie à votre constance ces lettres en témoignage de
notre munificence, afin que vous vous présentiez sans crainte, dans le plus
court délai, à nos yeux, et qu’ensuite vous puissiez être rendu à votre patrie.
J’ai donc écrit à votre sujet à mon frère et seigneur Constant, vainqueur et
Auguste, afin qu’il vous donne liberté de partir, et que, par notre
consentement commun, vous retourniez dans votre patrie, et que vous gardiez ce
gage de notre gratitude».
Cette lettre trouva Athanase à Aquilée, où il était resté
paisiblement depuis la fin du concile de Sardique. Il
ne se hâta point d’en profiter. Nul empressement frivole, nulle joie
inconsidérée du triomphe, ne troublaient le calme de son âme. L’expérience de
l’instabilité des volontés souveraines, le pressentiment des hostilités
furieuses et mal domptées qui l'attendaient en Asie, peut-être la réserve d’une
dignité blessée qui ne voulait pas servir de jouet à un caprice impérial, le
retinrent quelque temps dans sa retraite. Il fallut trois lettres consécutives,
dont la dernière lui fut apportée par un diacre de son église, pour le décider
à se mettre en mouvement. « Enfin, dit-il, ayant reçu toutes ces lettres de
l'empereur, je me rendis à Rome pour prendre congé de cette église et de son
évêque.» Les adieux furent très-tendres. L’ardente amitié de Jules se livra, dans
une lettre pontificale adressée à l’église d’Alexandrie, à des transports de
joie qu’Athanase, plus prudent, ne partageait pas. Ce devoir de reconnaissance
rempli, il se rendit à Antioche, où Constance l’attendait.
L’empereur le reçut affectueusement, non sans quelque
embarras pourtant; et, pour sauver un peu sa dignité compromise, il lui fit
avec une bonne grâce royale une réprimande légère et railleuse sur
l’obstination de son caractère. Athanase reçut, avec autant de respect que de
froideur, les reproches et les compliments; et il ne parut guère dans
l’entretien avoir qu’une seule pensée, c’était de convertir en sentence
définitive et en chose jugée l’acte d’arbitraire impérial qui lui rendait
momentanément ses dignités. Après tant d’informations successives, il demandait
encore des juges et une enquête, soufrant d’être rappelé par faveur et ne
voulant rien devoir qu’à son innocence et à son droit. Mais Constance l’avait
fait revenir pour vivre en paix, pour se décharger d’un embarras qui gênait sa
politique, et non pour se jeter de nouveau dans le trouble des procès, des
contestations et des luttes. Il n’y eut pas moyen d’obtenir son attention sur
le fond de l’affaire, et tout ce qu’il accorda aux instances un peu impérieuses
de son interlocuteur, ce fut qu’on enlèverait des greffes et des tribunaux
d’Égypte toutes les pièces de l'enquête de la Maréote qui pouvaient consacrer le souvenir de cette violence judiciaire. En quittant
l’audience impériale, Athanase alla porter ses actions de grâces à Dieu, non
dans l’église d’Antioche, mais dans une petite assemblée particulière où,
depuis la déposition d’Eustathe, quinze années auparavant, les vrais
catholiques célébraient leur culte, à l’abri de la communion profane des
évêques usurpateurs.
Les prélats eusébiens remplissaient toujours le palais
impérial, n’osant murmurer contre la volonté du maître, mais cherchant à
troubler l’exécution. On vit peu de jours après l’effet de leurs conseils.
Constance manda de nouveau Athanase auprès de lui:
—«Athanase, lui dit-il, j’ai quelque chose à vous
demander qui ne doit pas vous coûter beaucoup. Vous allez rentrer à Alexandrie
par notre consentement et en exécution du décret du concile. Mais, comme il y a
des gens dans votre ville qui ne veulent pas rester en communion avec vous,
accordez-leur, je vous prie, la liberté de disposer d’une église; vous en avez
un si grand nombre à Alexandrie.
—Eh! que puis-je vous refuser, répondit Athanase sans se
troubler, à vous, empereur, qui avez le droit de tout ordonner? Mais, en retour,
m’accorderez-vous une humble prière?
—De grand cœur, dit l’empereur, et qu’est-ce donc?
—C’est, reprit le prélat, qu’il y a aussi dans la ville
d’Antioche des gens de mon sentiment, à moi, qui ne veulent pas rester en
communion avec les évêques qui sont ici ; et je trouve qu’il serait équitable
de leur accorder aussi une église.
L’empereur qui, effectivement, ne voyait pas de
difficultés dans une si juste réciprocité, n’hésita pas à y consentir. Mais
quand il eut rapporté la conversation à ses conseillers habituels, ceux-ci ne
trouvèrent point que le partage fût à leur profit. Ils laissèrent donc tomber
leur demande, et Athanase put partir sans qu’on lui fît de conditions
nouvelles.
La plupart des historiens ecclésiastiques en rapportant
ce trait de la vie d’Athanase, n’y ont vu qu’un détour ingénieux, suggéré par
une heureuse présence d’esprit, pour rejeter sur autrui l’embarras d’une
question délicate. Les détours n’étaient guère pourtant dans les habitudes d’Athanase,
et s’il employa ce jour-là un artifice, ce fut le premier et le seul de toute
sa vie. C’est lui faire plus d’honneur de penser qu’en acceptant pour lui-même
et en imposant à ses adversaires l’épreuve de la concurrence et de la lutte, il
obéissait aux instincts généreux de sa nature et suivait les vues lumineuses de
son grand esprit. Le schisme qu’il combattait était en ce moment condamné à
tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique. Sourdement révoltés contre la
foi du grand concile, les hérétiques étaient en rupture ouverte avec l’autorité
du siège de Rome : leur dissolution cupide, leurs fanatiques violences, les
décréditaient chaque jour dans l’esprit des chrétiens sincères. Un seul appui
leur restait, la faveur du prince ; un seul espoir, le triomphe de la force.
C’était par-là que le schisme devait encore survivre et toujours renaître. Un
souffle de liberté aurait éteint ce germe de mort que couvait la malsaine
chaleur d’une cour.
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