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L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION

1715-1789

FELIX ROCQUAIN

 

LIVRE PREMIE. LA RÉGENCE (1715-1723)

LIVRE II. MINISTÈRE DU DUC DE BOURBON ET PREMIÈRE MOITIÉ DU MINISTÈRE FLEURY (1724-1733)

LIVRE III. SECONDE MOITIÉ DU MINISTÈRE FLEURY (1733-1743)

LIVRE IV. GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1743-1751)

LIVRE V. GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1752-1754)

LIVRE VI. GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1754-1762)

LIVRE VII. GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1762-1770)

LIVRE VIII. FIN DU GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1770-1774)

LIVRE IX. RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRE TURGOT (1774-1776)

LIVRE X. RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRE NECKER(1776-1781)

LIVRE XI. RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRES JOLY DE FLEURY, D'ORMESSON ET GALONNE. (1781-1786)

LIVRE XII. L'ASSEMBLEE DES NOTABLES ET LA CONVOCATION DES ÉTATS GÉNÉRAUX (1787-1789)

 

PREFACE

Le mouvement d'opinion d'où sortit la Révolution française ne date point des Philosophes. Le siècle tout entier prépara la catastrophe. Est-ce à dire qu'au lendemain de la mort de Louis XIV on voie naître cette opposition à l'Église et à la royauté, qui, en ébranlant les deux plus fortes assises de l'ancien régime, devait par la suite en amener l'écroulement? Il y avait sans doute de sourds mécontentements contre le gouvernement disparu. La misère de 1709 était encore présente aux imaginations; on se rappelait les guerres incessantes, les impôts sans mesure; on se rappelait les emprisonnements, les exils; les parlements et les autres cours souveraines, privés depuis un demi-siècle de leur ancien droit de remontrances, ne pardonnaient pas au pouvoir qui les avait amoindris. A ces marques de ressentiment contre la royauté s'ajoutaient déjà certains signes d'irréligion. La cour de Louis XIV, selon un mot énergique de Saint-Simon, suait l'hypocrisie; et des pays étrangers où ils fuyaient leur patrie, les protestants, qu'avait chassés la révocation de l'édit de Nantes, soufflaient la haine contre un catholicisme persécuteur. Mais, si graves que ces symptômes pussent paraître, ils n'offraient rien de général, rien surtout de systématique. Affaibli seulement dans les hautes classes de la nation, le sentiment religieux ne laissait pas d'exercer une action puissante sur les âmes. Moins altéré, le sentiment monarchique semblait encore conserver toute sa force. Les insultes qui poursuivirent sur la route de Saint-Denis la dépouille de Louis XIV ne furent, comme on l'a dit, qu'une explosion passagère qui s'adressait à la personne du monarque, aux dernières années de son gouvernement, non au principe de la royauté.

Toutefois, dès la fin du cègne de Louis XIV, on voit poindre cette double opposition. Elle eut sa cause dans l'atteinte portée par un pouvoir intolérant aux droits sacrés de la conscience. Ce n'est pas que la France se fût émue des violences exercées contre les protestants. Dans cette circonstance, elle ne se montra pas, on doit le dire, moins intolérante que le Roi. Mais Louis XIV, que dirigeaient les Jésuites, voulut étendre son despotisme jusque sur les croyances de ses sujets catholiques. Il voulut, de concert avec Rome, leur imposer les doctrines ultramontaines, contre lesquelles la France n'avait cessé de s'élever dans tout le cours de son histoire. Il provoqua une agitation que son autorité eut peine à contenir. Un moment apaisée au début de la Régence, cette agitation se reproduisit avec une nouvelle force, quand on vit le duc d'Orléans, qui avait d'abord paru s'éloigner des idées du feu roi, s'unir, à son tour, avec Rome. Dès lors deux partis se formèrent. Dans l'un, étaient les Jésuites et le haut clergé; dans l'autre, toute la nation. Sous le ministère du cardinal de Fleury, cette alliance de la royauté et du Saint-Siège se resserra davantage, et tous les moyens d'un gouvernement arbitraire furent mis en œuvre pour substituer les théories romaines aux doctrines gallicanes qui étaient celles de la majorité du pays. Le mécontentement gagna le bas clergé, la magistrature, la bourgeoisie, le peuple. De religieuse qu'elle était, l'opposition devint politique. Lorsque Louis XV, après la mort du cardinal de Fleury, se saisit des rênes du pouvoir, on espéra un moment que les choses allaient suivre un autre cours; mais la mollesse du monarque laissa le parti ultramontain reprendre son empire et le haut clergé se livrer à des excès qui soulevèrent de plus violents orages. Vainement le gouvernement se décida-t-il à frapper les plus ardents promoteurs des idées ultramontaines. La suppression des Jésuites en 1762 satisfit aux vœux du pays, sans remédier au mal. La religion était alors discréditée, le clergé presque odieux et la royauté avilie.

Comme il arrive toujours, l'opposition, en grandissant, s'était grossie de tous les griefs étrangers par leur nature aux causes qui lui avaient donné naissance. Une fois lancée sur la voie des revendications, l'opinion ne s'arrêta plus; et bientôt, dans l'ordre religieux comme dans l'ordre politique, toutes les questions furent soulevées à la fois. Quand les Philosophes vinrent « mettre le feu à la maison », l'édifice tremblait sur sa base. Ils ne firent que rassembler en corps de doctrine des idées qui fermentaient de toutes parts. Dès le milieu du siècle, l'esprit d'opposition était devenu un esprit de révolution. Trois ans après l'apparition de l'Esprit des lois, alors que le premier volume seulement de l'Encyclopédie avait vu le jour, et que Rousseau, Grimm, Raynal, Helvétius, d'Holbach étaient encore inconnus ou obscurs, on prononçait dans le public le mot de Révolution, et tout annonçait une explosion prochaine. Do nouvelles fautes du gouvernement de Louis XV et les hontes de son règne, en exaltant les passions, agravèrent le péril. A deux reprises, en 1754 et en 1771, la Révolution fut sur le point d'éclater. En 1754, elle était surtont dirigée contre l'Église, et, de l'aveu des contemporains, le sang de ses ministres eût le premier rougi les pavés déplacés par l'émeute. En 1771, le mouvement avait un caractère plus particulièrement politique, et c'était contre la royauté que grondaient les colères. Pour n'avoir pas éclaté, la catastrophe ne laissait pas d'être imminente. Quand Louis XV mourut, la France n'était pas seulement révolutionnaire par ses idées, elle l'était par son tempérament, que soixante ans d'agitations croissantes avaient enfin modifié. Il suffit de considérer les premières années du règne de Louis XVI, pour se convaincre que, dans quelque voie que ce prince se fût engagé, la révolution ne pouvait être évitée. Les réformes qu'il tenta, lors même qu'elles eussent abouti, n'auraient pu la prévenir, et, en les abandonnant, il ne fit que hâter une catastrophe qui était désormais dans l'en- chaînement fatal des événements.

C'est de cette fermentation de la pensée publique, c'est de cet esprit d'opposition devenant un esprit de révolution et se manifestant avec une vivacité croissante jusqu'en 1789, que nous avons cherché à indiquer l'origine et à retracer les progrès. Les nombreux écrits qui parurent à cette époque, et, en particulier, ceux qui attirèrent l'attention du pouvoir et provoquèrent ses sévérités, ont été pour nous une première source d'informations. Au dix-huitième siècle, le livre était l'organe de l'opinion. Le gouvernement se défendait contre le livre, comme, de nos jours, il se défend contre le journal. Si, au mépris des lois sur la librairie qui interdisaient de rien publier sans permission, paraissaient des écrits qui fussent de nature à exciter ses alarmes ou son ressentiment, on ne se bornait pas à poursuivre les auteurs et les libraires. Le Conseil d'État, le Parlement, parfois le Grand Conseil ou le Châtelet prononçaient des jugements aux termes desquels le livre était déclaré supprimé, déclaration qui entraînait la destruction de tous les exemplaires. Souvent on condamnait au feu l'ouvrage incriminé. Cette sentence équivalant à une marque d'infamie, le bourreau était chargé de l'exécution. C'était le Parlement qui d'ordinaire prononçait ce genre de condamnation. On allumait un feu de fagots au pied du grand escalier du Palais, après quoi, en présence du greffier en chef, assisté de deux huis- siers, le livre était lacéré, puis jeté dans les flammes. Souvenir d'une époque barbare où l'on brûlait l'auteur avec l'ouvrage, ces auto-da-fé durèrent jusqu'à la Révolution.

Nous avons fait usage, dans le cours de nos recherches , tantôt de ces écrits eux-mêmes, tantôt des arrêts dont ils ont été l'objet. Ces arrêts qu'on affichait , qu'on criait, qu'on vendait dans les rues, étaient presque toujours motivés. Ceux du Parlement, en particulier, étaient accompagnés de réquisitoires où l'on notait l'esprit du livre, où l'on citait des fragments qui en montraient la hardiesse, les seuls le plus souvent qui eussent frappé l'opinion. Devenus aujourd'hui très-rares, ils forment une importante collection aux Archives nationales. Jusqu'ici on n'avait point tiré parti de ces précieux documents. A la vérité, un même esprit n'a pas inspiré tous ces arrêts. Tandis que ceux du Conseil d'État reflètent fidèlement la pensée du gouvernement, ceux du Parlement sont plus d'une fois en opposition avec les idées du pouvoir. Mais cette diversité même est un indice dont il est superflu de faire ressortir l'importance. On trouvera, à la fin de notre volume, la liste exacte de ces arrêts. Dressée par ordre chronologique, elle présente comme un aperçu sommaire du mouvement de l'opinion de 1715 à 1789.

Aux renseignements précieux et souvent inattendus que nous ont fournis soit les livres condamnés, soit les arrêts qui les ont frappés, nous avons joint le secours des Mémoires contemporains. Nous avons pu ainsi rattacher le mouvement de la pensée à celui des événements, montrer les idées naissant des faits et les faits, à leur tour, résultant des idées. Nous avons de préférence consulté les Mémoires qui, sous le nom de journaux ou de correspondances, nous offraient l'impression du moment et les réflexions écrites au jour le jour. Les textes les plus récemment publiés et dont l'authenticité est hors de doute nous ont principalement guidé. Nous avons également recouru à des textes inédits, tels que le journal de Regnault, en trois volumes in-quarto, rédigé sur la fin du règne de Louis XV, et le journal de Hardy, en huit volumes in-folio, qui embrasse les vingt-cinq années comprises entre 1764 et 1789, l'un et l'autre conservés au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale. A l'aide de ces Mémoires, nous n'avons pas seulement essayé d'établir la relation entre les idées et les faits. Nous avons noté les discours, les menaces, les murmures, signalé les émotions populaires, mentionné les écrits séditieux placardés furtivement, la nuit, au coin des rues, rappelé les soulèvements, les émeutes, montré enfin, à côté de la hardiesse croissante des doctrines, le flot montant des passions.

Quelque jugement qu'on porte sur notre travail, on y trouvera du moins des renseignements qui, mis pour la première fois en lumière, ne seront pas inutiles à l'histoire de l'esprit public au dix-huitième siècle. Interprète fidèle des documents, nous n'avons accompagné que de rares appréciations le récit des événements dont ils nous ont fourni la trame. Notre dessein n'a été ni de défendre une cause, ni de soutenir une thèse. Nous avons voulu uniquement dire ce qui a été, et, attentif à reproduire le passé , nous avons laissé au lecteur le soin de faire lui-même les réflexions que comportent les événements dont nous traçons l'exposé.