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L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.

1715-1789.

FELIX ROCQUAIN

LIVRE V.

GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1752-1754)

 

Dans le mouvement universel qui emportait les esprits, la France était comme un théâtre où, à tout moment, une scène inattendue succédait à une autre, entraînant, avec une vitesse accélérée, public et acteurs vers le dénoûment final. L'affaire de l'hôpital général n'était pas terminée, qu'une autre «histoire» venait «sur le tapis». Le 21 janvier 1752, la Sorbonne, que l'on continuait à flétrir du nom injurieux de carcasse—remplacé quelquefois par celui de squelette ou de vieux os,—condamnait une thèse qu'elle avait d'abord reçue avec applaudissement, et qu'en y regardant de plus près elle avait jugée hérétique. C'était la thèse de l'abbé de Prades, un ami de Diderot et l'un des collaborateurs de l'Encyclopédie. Dans l'une des propositions qui avaient fait le plus «crier à l'hérésie et même à l'athéisme», l'auteur établissait que les miracles de Jésus-Christ, séparés des prophéties qui annonçaient sa mission, ne prouvaient pas plus la vérité de la religion que les guérisons attribuées à Esclapé. L'affaire parut assez grave pour que l'intervention de l'archevêque de Paris fut jugée nécessaire. Le prélat démontra, dans un mandement , que Jésus-Christ opérait ses guérisons par l'effet d'une vertu divine, tandis qu'Esculape était un démon qui obtenait les siennes avec les ressources de la médecine. «Certes, remarquait un contemporain, le dieu Esculape ne devait pas s'attendre à l'honneur de se voir un jour cité dans un mandement de l'archevêque de Paris». A l'occasion de cette thèse, le prélat s'élevait contre les progrès de l'esprit philosophique. «On ne se borne plus, disait-il, à attaquer par des erreurs particulières quelques dogmes du christianisme. On fait gloire d'une opposition générale à tous ses mystères, d'une incrédulité universelle qui ne respecte rien, qui conteste tout et qui cherche à ébranler notre foi jusque dans ses fondements. Chaque année voit éclore des brochures impies, des libelles détestables, des volumes remplis d'erreurs et de blasphèmes. D'audacieux écrivains ont consacré, comme de concert, leurs talents et leurs veilles à préparer ces poisons , et peut-être ont-ils réussi au delà de leurs espérances.»

Ces dernières lignes étaient dirigées contre l'Encyclopédie. Abstraction faite de certaines exagérations de langage que ne justifiaient pas les attaques encore modérées de la Philosophie, on ne pouvait dire en termes plus clairs que le catholicisme, ses dogmes, ses mystères, étaient menacés par l'opinion. On donna à ce mandement toute la publicité possible; on le cria dans les rues, on le vendit à bon marché. Il fut suivi de mandements analogues de l'évêque de Montauban et de l'évêque d'Auxerre. Jamais pareil bruit ne s'était fait encore autour d'ouvrages de cette nature. La thèse de l'abbé de Prades devint le sujet de toutes les conversations. On vit même les gens de boutique acheter le mandement de l'archevêque de Paris. Les hommes sages blâmèrent une publicité qui répandait jusque dans les classes inférieures la connaissance d'écrits hostiles à la religion. «La thèse de l'abbé de Prades a été condamnée en Sorbonne, disaient-ils; il fallait en rester là. Le fait n'était connu dans Paris que d'une certaine sorte de personnes,l'Encyclopédie est encore un livre rare, cher, abstrait, qui ne pourra être lu que des gens d'esprit et amateurs de science, et le nombre en est petit. A quoi bon un mandement d'un archevêque qui donne de la curiosité à tous les fidèles et les instruit des raisonnements que peuvent faire des philosophes sur la religion? Cela est imprudent.»

Aux yeux des hommes qui se piquaient d'impartialité, il n'y avait pas, dans la thèse de l'abbé de Prades, «de quoi fouetter un chat». En réalité, elle avait été condamnée à l'instigation des Jésuites, qui, en atteignant dans l'abbé de Prades un des écrivains de l'Encyclopédie, voulaient atteindre l'Encyclopédie elle-même. On assurait même que le mandement de l'archevêque de Paris était leur propre ouvrage. Le second tome de l'Encyclopédie, qui venait d'être imprimé, fut néanmoins distribué. Mais tout aussitôt parut un arrêt du Conseil qui supprimait les deux volumes publiés. «Sa Majesté a reconnu, disait l'arrêt, que dans ces deux volumes on a affecté d'insérer plusieurs maximes tendant à détruire l'autorité royale, à établir l'esprit d'indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les fondements de l'erreur, de la corruption des mœurs, de l'irréligion et de l'incrédulité». A ces qualifications «épouvantables», on reconnaissait la même main qui avait écrit le mandement exagéré de l'archevêque de Paris. Le ministère ne se borna pas à la suppression de ces deux volumes. Tous les manuscrits de ce grand ouvrage, exigés par une lettre de cachet, durent être livrés par Diderot, qui, craignant une seconde fois la prison, quitta Paris en hâte. L'abbé de Prades avait également pris la fuite. On vit, dans cette circonstance, les Jansénistes envier aux Jésuites «l'honneur» d'avoir provoqué contre les Philosophes les rigueurs du pouvoir. Il leur déplaisait de laisser à leurs anciens adversaires le rôle de défenseurs de la foi. Le Parlement parut entrer dans ces sentiments en décrétant l'abbé de Prades de prise de corps. De même, après avoir long-temps attaqué la royauté, les Jansénistes «se piquaient» aujourd'hui de royalisme , et venaient de dénoncer une thèse où l'on établissait que, dans les monarchies, le souve- rain tenait son autorité de Dieu et de la nation, ce qui conduisait, disaient-ils, à reconnaître chez les peuples le droit « odieux » de déposer les rois.

En somme, les Jésuites triomphaient. Ce qu'ils avaient voulu, en excitant cet orage, c'était de réduire au silence «tous les meilleurs écrivains de Paris» , et d'établir sur la pensée une inquisition analogue à celle qu'ils avaient établie sur les consciences . Depuis deux ans déjà, la Sorbonne, sous leur inspiration, travaillait à une censure en règle contre l'Histoire naturelle de Buffon et contre l'Esprit des lois. C'étaient eux qui, «sans bouger de derrière le rideau», avaient fait échouer le ministère dans l'affaire du vingtième. C'étaient eux aussi qui, dans les récents débats soulevés au sujet de l'hôpital général, avaient poussé l'archevêque et humilié le Parlement. A la cour, où ils avaient su reconquérir leur ancien ascendant, ils possédaient alors pour alliés les princes du sang et la plupart des ministres. Ils se flattaient d'avoir gagné à leur cause madame de Pompadour, qui, en ce moment, se donnait des airs de dévotion et soumettait à leurs lumières la grave question de savoir si elle pouvait continuera vivre avec le Roi, comme son amie, après avoir vécu avec lui comme sa maîtresse. Enfin le second ordre du clergé, épuré par leurs soins, leur était, avec les évéques, également favorable. Après avoir vu un instant leur crédit compromis à la mort de Fleury, ils se retrouvaient de nouveau les maîtres. Ils engagèrent dès lors, en s'armant de la Constitution, une lutte décisive contre le jansénisme. Au mois de février, injonction était faite à tous les confesseurs du diocèse de Paris d'interroger leurs pénitents sur la Constitution et de se montrer inflexibles pour tous ceux qui ne la reconnaîtraient pas comme article de foi. La guerre des billets de confession allait commencer.

Dans les derniers jours du mois de mars 1752, le curé de Saint-Etienne du Mont, Bouettin,—le même qui avait refusé les sacrements à l'ancien recteur Coifin, faute d'un billet de confession signé d'un ecclésiastique adhérent à la Bulle,—les refusait pour un motif semblable au prêtre Le Mère, fort âgé et malade. Celui-ci se plaignit au Parlement. Le curé, interrogé, répondit, comme la première fois, avoir agi sur l'ordre exprès de son supérieur, l'archevêque de Paris. Le Parlement rendit un arrêt aux termes duquel l'archevêque était invité à faire administrer le prêtre Le Mère dans les vingt-quatre heures, et le curé menacé, en cas de récidive, de la saisie de son temporel. Offensés de cet arrêt, l'archevêque et les Jésuites «se remuèrent». Le Roi cassa l'arrêt, et, par une décision de son Conseil, se réserva la connaissance de l'affaire. Les magistrats envoyèrent représenter au monarque que «l'état pressant du malade» exigeait qu'il fût promptement administré, et le supplièrent de donner des ordres en conséquence. Ces ordres ne furent pas donnés, et le malade mourut sans sacrements.

A cette nouvelle, se produisit dans Paris une fermentation comme on avait vu peu d'exemples, disait-on, depuis l'époque des guerres civiles. «C'était, écrivait d'Argenson, une haine contre le Roi et un mépris du gouvernement qui n'annonçaient que des choses funestes.» Quatre mille personnes s'étaient rendues à l'enterrement de l'ancien recteur Coffin; il y en eut dix mille à celui de Le Mère. N'osant sévir contre l'archevêque, le Parlement décréta le curé de prise de corps, et, sur-le-champ, l'envoya appréhender. Jusqu'à quatre heures après minuit, il resta en séance, attendant l'exécution de son décret; mais le curé avait pris la fuite. Le Roi, mécontent que les magistrats fussent intervenus dans une affaire qu'il avait évoquée à sa personne, cassa le décret de prise de corps «comme attentatoire à son autorité», et ordonna de cesser les poursuites. Le Parlement se disposait à protester, quand de nouveaux faits vinrent aggraver la situation. Le prêtre Le Mère était à peine inhumé, que se produisaient tout aussitôt, à Paris et en province, d'autres refus de sacrements. Devant «ce commencement de Ligue», les magistrats portèrent au Roi des remontrances comparables «aux harangues que faisaient les Romains à la tribune». Ils lui représentèrent combien de désordres avaient été introduits dans l'Eglise par la Constitution, et qu'à ces désordres étaient dus les visibles progrès de l'esprit d'impiété; qu'au nom d'une bulle qui attaquait les libertés de la France et qu'il était impossible de considérer comme article de foi, les évéques levaient ouvertement, à cette heure, «l'étendard du schisme»; qu'on les verrait bientôt «mettre à l'admission aux sacrements telles conditions qu'il leur plairait, et se rendre les arbitres de l'état et de la fortune des citoyens»; que rien n'était «aussi menaçant pour les empires» que les dissensions religieuses; qu'ils ne cesseraient, quant à eux, d'en signaler le danger, et que telle était à cet égard leur inébranlable résolution, que «pour étouffer leur voix il faudrait d'abord les anéantir». Le premier président, dans une conférence particulière qu'il eut avec Louis XV, lui dit, les larmes aux yeux: «Sire, on vous trompe, il est temps de le voir; le schisme détrône les rois avec moins de monde que les nombreuses armées n'en peuvent soutenir.»

Le Parlement ne se borna pas à ces représentations. Assuré du concours de l'opinion, assuré de celui des parlements de province qui s'étaient empressés de lui écrire et promettaient de le seconder, il résolut d'agir. Il rendit , le 18 avril, un arrêt de règlement par lequel «était défendu à tous ecclésiastiques de faire aucuns actes tendants au schisme et notamment aucuns refus de sacrements, sous prétexte du défaut de représentation d'un billet de confession ou d'acceptation de la bulle Unigenitus, à peine contre les contrevenants d'être poursuivis comme perturbateurs du repos public et punis suivant la rigueur des Ordonnances». Toute la nuit, on travailla à l'impression de cet arrêt, et le lendemain 19, dès cinq heures du matin, on l'affichait à tous les coins des rues.

Cet arrêt fut reçu du public avec transport. On en acheta dans Paris plus de dix mille exemplaires. Chacun disait: «Voilà mon billet de confession.» Dans quelques maisons, on l'encadrait sous verre avec une baguette d'or. Pour «narguer» l'archevêque, on en afficha dix ou douze exemplaires dans la cour même de son palais. En présence de cette manifestation, le gouvernement n'osa casser l'arrêt des magistrats, et, voulant ménager l'un et l'autre parti, se borna, pour le moment, à ordonner un silence général sur la Constitution . Le clergé, «furieux» de la tolérance de la cour, non moins que de l'insolence du Parlement, contrevint le premier à cette prescription du silence. Un mandement de l'archevêque de Paris, ordonnant des prières de quarante heures «sur les dangers de la foi», allait être publié, si le ministère ne se fût hâté d'en arrêter l'impression. Trente et un curés adressèrent au prélat une requête a l'effet de maintenir en sa rigueur l'usage des billets de confession. C'était l'archevêque qui, sous main, avait provo-qué cette requête. Le Parlement décréta celui des curés qui en avait pris l'initiative. Le Roi cassa le décret et défendit au Parlement de poursuivre l'affaire. Les magistrats décidèrent l'envoi d'une «grande députation» chargée de représenter au Roi que le Parlement, «animé de cette fidélité qui savait quelquefois ne pas redouter même l'indignation du souverain pour le servir utilement», était déterminé à cesser ses fonctions, plutôt que de laisser impunies les manœuvres schismatiques de l'archevêque de Paris. Le mo- narque fit aux députés une réponse qui contenait tout à la fois un blâme et une menace. Le Parlement enregistra la réponse et maintint par un arrêt la liberté de ses résolutions.

Tout le public et le «bas peuple» même approuvaient la résistance des magistrats et condamnaient violemment la conduite de l'archevêque. Un jour que celui-ci passait sur le pont Neuf, des poissardes l'insultèrent, criant «qu'il fallait noyer un b... qui leur refusait les sacrements» . Le curé de Saint-Eustache, ardent janséniste, craignant d'être enlevé la nuit par la police, cent femmes de la halle veillèrent pendant un mois autour de sa demeure, prêtes à se battre comme des soldats. On distribuait des estampes où les Jésuites étalent représentés comme ennemis des rois et capables de les immoler à leurs desseins. Quand la grande députation envoyée à Louis XV par le Parlement rentra dans Paris, la foule, amassée sur les quais, battit des mains au passage des magistrats. Du côte' du clergé, on n'était pas moins animé. Tout ce qu'il y avait de prélats à Paris se réunissait chez l'archevêque et se concertait. La nuit, les Jésuites couraient Paris en fiacre, allant chez tous leurs partisans. Tandis que se produisait cette agitation, des mouvements d'une autre sorte avaient lieu dans le royaume. De nouvelles révoltes occasionnées par la cherté du pain, qu'on attribuait, non sans raison, à des manœuvres sur les blés, éclataient en Languedoc, en Guyenne, en Auvergne, en Dauphiné, dans toute la Normandie. Le gouvernement envoyait des troupes à Rouen et au Mans contre les émeutiers. Tout concourait à enflammer les esprits. Les brochures pullulèrent.

Le 30 mai, un arrêt du Conseil supprimait, comme contraires au silence ordonné sur la Constitution , divers libelles contre les magistrats, plus une estampe qui représentait le Parlement sous la figure d'une femme tenant d'une main le faisceau consulaire et de l'autre une épée, avec cette légende: Custos unitatis, schismatis victrix. Le lendemain, le Parlement supprimait, à son tour, les écrits supprimés, à l'exception de l'estampe qu'il laissait subsister. C'était montrer qu'en ces matières il entendait agir seul et ne pas supporter l'ingérence du Conseil. Le clergé, qu'exaspérait la hardiesse croissante du Parlement, cherchait, par tous les moyens, à lui aliéner l'opinion. En province, plusieurs évéques prêchaient publiquement contre lui. L'évêque de Quimper osa, dans un sermon, traiter les magistrats de gens de la vache à Colas. A Paris, on. apprenait aux filles de l'Enfant-Jésus à chanter des cantiques où ils étaient injuriés. Le 11 juin, dix-neuf prélats se réunissaient pour signer une requête au Roi, lui demandant de punir des hommes qui avaient osé qualifier de schismatique l'archevêque de Paris. Le Parlement répondit à ces attaques en frappant de ses arrêts les écrits des évêques. Le 4 juillet, il supprimait un sermon que l'évêque d'Amiens avait prononcé et fait imprimer contre lui'. Trois jours après, il condamnait au feu une lettre de l'évêque de Marseille, qui accusait les magistrats d'opprimer les consciences et de bouleverser le royaume. Le 29 du même mois, il brûlait un écrit en latin commençant par ces mots: Ira Dei ascendit super nos, écrit attribué à l'archevêque de Paris et qu'on venait d'envoyer à tous les curés et vicaires du diocèse. «Mes très-chers frères infortunés, disait l'auteur de cet écrit, persévérez dans la prière, afin que Dieu pardonne à son peuple et ne permette pas que la France tombe dans l'opprobre. Dispensateurs fidèles des mystères du Seigneur, ne donnez point aux chiens ce qui est saint. Souvenez-vous que les lois des pouvoirs séculiers, lorsqu'elles s'opposent aux préceptes et à l'autorité de l'Église, sont usurpatrices et criminelles, et qu'il faut obéir : à Dieu, non aux hommes »

Le rire se mêlait à ces agitations. Dans un libelle intitulé, Requête des sous-fermiers du domaine au Roi, on demandait que les billets de confession fussent délivrés sur papier timbré et assujettis au contrôle. On représentait au Roi qu'il s'assurerait plus aisément, par ce moyen, de la piété de ses sujets et ouvrirait en même temps pour le Trésor une abondante source de revenus. On y faisait d'ailleurs l'éloge des billets de confession, que l'on comparait aux laisser-passer délivrés parle domaine pour empêcher la fraude, ajoutant que, s'ils avaient eu cours autrefois, Jésus n'aurait sans doute pas donné la communion à Judas. Cet écrit obtint un tel succès, que des exemplaires s'en répandirent à profusion à Paris, dans l'intérieur du royaume, et jusqu'à l'étranger. «On commence à tourner en dérision les choses spirituelles et les plus saintes de la religion, écrivait un homme qui, sans être absolument sceptique, ne partageait point ces passions ; mais il faut avouer qu'elles le méritent un peu.»

Cependant de tous côtés arrivaient aux magistrats des dénonciations sur de nouveaux refus de sacrements. C'était chaque jour, pour le Parlement, matière à délibération. Les ecclésiastiques dont la conduite provoquait ses rigueurs n'attendaient pas qu'il eût prononcé ses jugements, et prenaient aussitôt la fuite. A la fin de juillet, il n'y avait plus dans la paroisse de Saint-Etienne du Mont, à Paris, ni curé, ni vicaires, ni porte-Dieu . Le même fait se produisait dans tous les diocèses où le Parlement étendait sa juridiction. «Sire, écrivait au Roi l'évéque d'Amiens, plusieurs paroisses de mon diocèse sont désertes; leurs pasteurs sont fugitifs; nous sommes persécutés. Ne livrez pas à des magistrats irrités le clergé de votre royaume.» Pour donner ,plus d'éclat à ses délibérations, le Parlement ne siégeait plus que «toutes chambres assemblées». Ainsi réuni, il devenait un corps national, «il approchait des Etats généraux et du Parlement d'Angleterre'». Le 19 août, il fit un coup d'audace. Il rendit un arrêt qui bannissait de Paris pour trois ans un vicaire de la paroisse de Saint-Etienne du Mont, et condam- nait deux porte-Dieu de la même paroisse à subir une admonestation, à genoux et tête nue, dans la salle du Palais.

Bien que cet arrêt n'eût été rendu que par contumace, le gouvernement ne voulut pas porter, aux yeux des évêques , la responsabilité d'un acte aussi hardi. L'arrêt des magistrats fut cassé par un arrêt du Conseil que, le 22, on cria dans les rues. Le même jour et à la même heure, le Parlement fit crier le sien, en sorte qu'on criait à la fois l'un et l'autre arrêt «comme production de deux puissances presque égales qui se croisaient dans leurs opérations». Le lendemain, l'arrêt du Parlement était crié de nouveau, et il fallut le réimprimer, le nombre des exemplaires tirés ne suffisant pas aux demandes des colporteurs. Quelques jours après, le Parlement donnait une autre preuve de hardiesse. Un jugement du Conseil ayant supprimé un écrit où l'on demandait au Roi de casser l'arrêt du 18 avril, le Parlement ne tint pas compte de ce jugement, et, se prononçant à son tour sur cet écrit, le condamna au feu. Tous ces divers arrêts affichés coup sur coup, étaient lus dans les rues par la loule assemblée. Les conséquences d'un tel désordre n'échappaient pas aux esprits réfléchis. «Tout tombe par morceaux, écrivait d'Argenson. Pendant ce temps-là, l'opinion chemine, monte, grandit, ce qui pourrait commencer une révolution nationale.»

On était au mois de septembre 1752, et le Parlement allait entrer en vacations. Vainement avait-il demandé au Roi, en raison de la gravité de la situation, de rester assemblé. Comme si le clergé eût voulu montrer que le Parlement était l'unique auteur des troubles, les refus de sacrements cessèrent aussitôt que furent closes ses séances. La guerre des brochures ne laissa pas de continuer. Les Jésuites se virent attaqués dans des libelles dont le cours ne devait plus s'interrompre. La Constitution, de laquelle on s'était moqué jadis, fut de nouveau tournée en dérision. On lança dans le public une lettre d'invitation «au convoi funèbre et enterrement de très-haute et puissante dame madame la Constitution Unigenitus, fille deN. S. P. le Pape ClémentXI, décédée en la grand'chambre du Parlement, à Paris, le 18 avril 1752». On publia même son oraison funèbre, imitée de celle de Bossuet sur le prince de Condé. Aux railleries sur la religion, on joignit l'insulte envers les pouvoirs qui avaient mission de la protéger. Dans un prétendu Bref de N. S. P. le Pape Benoit XIV au Fils ainé de l'Église, on conseillait au Roi d'établir l'inquisition dans ses États et d'en confier les redoutables fonctions «aux enfants de Loyola» lui disant qu'il ne réussirait à maintenir la foi dans sa pureté qu'au moyen des potences et des bûchers, et que, dût-il par les supplices dépeupler son royaume, il convenait de ne rien épargner pour atteindre un but aussi sacré. Enfin, dans un autre libelle, on attaquait la confession elle-même. On soutenait qu'elle n'était pas nécessaire pour le salut; qu'il suffisait de vivre en honnête homme pour n'avoir rien à craindre delà mort; que Dieu étant d'une bonté sans bornes, les châtiments dont l'Eglise effrayait les pécheurs n'étaient que des chimères; que, le passé, le présent et l'avenir ayant été déterminés par lui de toute éternité, il ne pouvait y avoir de sauvés que les élus, et que, par cette raison, la confession se trouvait sans but et sans objet.

Tandis que la chambre des vacations poursuivait des écrits qui, pour être favorables aux Jansénistes, ne laissaient pas de blesser la religion, le Châtelet, juridiction inférieure, intervenait à son tour et condamnait la lettre d'un archevêque,—non signée, il est vrai,—à être brûlée en place de Grève. Cette sentence fut cassée pour incompétence par arrêt du Conseil. Cependant les évêques, qui venaient de voter au Roi un don gratuit de onze millions, profitèrent des vacances du Parlement pour solliciter avec instance de la piété du monarque l'annulation de l'arrêt du 18 avril, lequel offensait également, disaient-ils, son autorité, son honneur et sa religion. Le gouvernement parut se rendre à ces vœux. Par une décision du Conseil du 21 novembre, il cassa l'arrêt comme empiétant sur le pouvoir législatif «qui appartenait à Sa Majesté seule»; mais il n'annula pas les poursuites ordonnées en vertu de cet arrêt, et maintint au Parlement le droit de connaître des abus dont les curés pourraient se rendre coupables dans l'exercice de leur ministère.

Cette décision ne satisfit pas les évêques et mécontenta les magistrats. A peine ces derniers avaient-ils repris leurs séances, qu'on voyait affiché dans les sacristies de toutes les églises de Paris l'imprimé Ira Dei ascendit super nos, brûlé le 29 juillet par ordre du Parlement. Les refus de sacrements se reproduisirent en même temps avec un nouvel éclat. Le curé de Saint-Médard ayant refusé le viatique à la sœur Perpétue, religieuse de la communauté de Sainte-Agathe, le Parlement décréta le curé de prise de corps et invita l'archevêque de Paris «à pourvoir sans retard à l'état de la malade par l'administration des sacrements». Il lui manda également qu'il eût à faire cesser désormais de semblables scandales. Cette invitation n'ayant pas été suivie d'effet, le Parlement convoqua l'assemblée des pairs pour juger l'archevêque et ordonna, par un arrêt, la saisie de son temporel. Le Roi évoqua l'affaire, donna au prélat main-levée de la saisie et défendit aux pairs de s'assembler. Peu après, sur la demande de l'archevêque, il faisait enlever la sœur Perpétue par des archers et dispersait la communauté.

Cette fois, c'était l'épiscopat qui semblait triompher. Les magistrats, coup sur coup, adressèrent des remontrances. Ils protestèrent contre l'acte de violence dont la sœur Perpétue venait d'être l'objet. A l'égard de l'archevêque, ils soutinrent qu'il ne pouvait être jugé que par l'assemblée des pairs, et qu'en se substituant à cette assemblée le Roi portait atteinte aux. lois de la monarchie. C'était ainsi que de simples questions de catéchisme dégénéraient «non-seulement en querelles de religion, mais en questions d'Etat». Chargé, dans ces différentes occasions, de porter la parole, le premier président prenait l'attitude d'un chef de sénat, qui eût tenu son pouvoir «non du Roi, mais de la nation». Le Parlement résolut de donner à de dernières représentations une importance proportionnée à la gravité des événements, et dans lesquelles seraient exposés tous ses nombreux griefs. On ne doutait pas que ces remontrances, auxquelles les magistrats se proposaient d'apporter une grande publicité, ne hissent un «tocsin contre le gouvernement». Le Parlement y devait parler, en particulier, des lettres de cachet qui avaient été lancées, depuis 1714, à l'occasion de la Bulle. Il résulta de recherches faites par lui à ce sujet que le nombre s'en élevait à quarante-cinq mille.

Sur ces entrefaites, un nouveau conflit survint entre la cour et le Parlement pour un refus de sacrements qui avait eu lieu à Orléans. L'évêque du diocèse ayant maintenu ce refus, malgré les sommations que lui adressèrent les magis trats, fut condamné à six mille livres d'amende. Le Roi, qui s'était hâté d'évoquer l'affaire, cassa ce jugement par un arrêt du Conseil, qu'un huissier de la chaîne signifia au greffier en chef du Parlement. Les magistrats virent dans cet acte une violation des formes établies par la loi, et osèrent en demander satisfaction au monarque par la suppression de l'original et de la copie de la signification. Sur un nouveau scandale arrivé à Orléans , ils assignèrent l'évêque à comparaître. Le Roi résolut d'en finir. A la date du 22 février 1753, il adressa au Parlement des lettres patentes «ordonnant qu'il serait sursis à toutes affaires concernant les refus de sacrements, sous peine de désobéissance». Le Parlement décida de ne pas enregistrer ces lettres avant la présentation des «grandes remontrances» auxquelles il travaillait, et jusque-là de continuer à connaître des mêmes abus.

Le clergé, voyant le gouvernement incliner de son côté, redoubla de hardiesse. A Troyes, à Chartres, se produisirent d'autres refus de sacrements. L'évêque de Langres provoqua dans son diocèse des actes de protestation contre le Parlement, et recueillit des signatures. A Paris, l'archevêque frappa d'interdiction des ecclésiastiques suspects de jansénisme, pendant que des curés décrétés par le Parlement étaient, avec l'assentiment du ministère, réintégrés dans leurs fonctions. On pubUa des écrits où l'on déniait aux magistrats le droit d'intervenir dans les matières de sacrements. On imprima, sur ce sujet, un prétendu mémoire des avocats de Paris, que désavoua publiquement le bâtonnier de l'ordre. Dans d'autres brochures, on s'efforça de rendre les magistrats odieux au souverain, en disant qu'ils voulaient mettre la royauté en tutelle et qu'ils aspiraient au rôle des anciens maires du palais. En même temps, quarante docteurs en droit canon de la Faculté de Paris rédigeaient une consultation concluant à priver des sacrements les Jansénistes «notoires d'une notoriété de fait». On ne craignit pas d'imprimer que ces persévérants ennemis de la Constitution ne croyaient pas á la présence réelle dans l'Eucharistie. Dans le diocèse d'Amiens, un curé, s'emportant en chaire contre les Jansénistes, osa dire qu'il serait le premier à tremper les mains dans leur sang.

Attaqué de toutes parts, le Parlement rendait arrêt sur arrêt, condamnant tantôt les personnes et tantôt les écrits. S'étant prononcé contre une thèse où avaient été soutenues des doctrines ultramontaines, il envoya deux de ses membres inscrire d'autorité sur les registres de la Sorbonne le jugement qui flétrissait ces doctrines. Le Roi cassa cet enregistrement. Les magistrats ripostèrent par un arrêt qui enjoignait d'enseigner dans toutes les Universités les quatre propositions de l'assemblée du clergé de 1682. Ils étaient animés à ce point que, si le Conseil avait annulé cet arrêt, soixante voix étaient prêtes à décréter le chancelier pour crime de trahison. Comme si ce ne fût pas assez de toutes ces causes de troubles, le gouvernement fomentait lui-même y d'autres agitations, en poursuivant les protestants avec un redoublement de rigueurs. On s'attendait, en Languedoc, à un soulèvement général des calvinistes. Pendant ce temps-là, de sourdes colères grondaient au sein du peuple de Paris qu'accablaient les impôts. Du 20 janvier au 20 février 1753, on compta huit cents malheureux morts de misère dans le faubourg Saint-Antoine. Louis XV, plus ennuyé qu'inquiet des événements, irrité par boutade, n'intervenant que nominalement dans les décisions prises par ses ministres, et laissant à sa place régner son amie, madame de Pompadour, commençait alors à chercher de nouvelles distractions dans les honteux mystères du Parc aux Cerfs.

A la date du 9 avril, les «grandes remontrances» étaient achevées. Elles représentaient tout un traité divisé en vingt-trois articles. Avant même qu'elles fussent imprimées, on en avait retenu des exemplaires pour toute l'Europe. On disait, dans le public, que ce serait «l'un des plus grands monu- ments de la monarchie». Informé par le Parlement de son intention de présenter ces remontrances, le Roi ne voulut pas les entendre, tant que les lettres patentes du 22 février ne seraient pas enregistrées. Les magistrats refusèrent de souscrire à cette condition. Le monarque offensé leur enjoignit de nouveau d'enregistrer les lettres émanées de son autorité, leur défendant, à peine de désobéissance et d'encourir son indignation, de continuer à connaître des matières de sacrements. Le Parlement, tout d'une voix, déclara que, «sans manquer à son devoir et trahir ses serments», il ne pouvait obtempérer. Que restait-il après cela que de frapper du glaive? Dans la nuit du 8 au 9 mai, des mousquetaires coururent Paris, portant à tous les membres du Parlement, hormis ceux de la grand'chambre, des lettres de cachet qui les envoyaient en exil et leur ordonnaient de sortir de la capitale sous vingt-quatre heures. Le ministère s'était flatté que les conseillers de la grand'chambre, en raison de leur âge et des pensions que plusieurs recevaient de la cour, se montreraient plus dociles. Aux applaudissements du public, ils déclarèrent partager les sentiments de leurs collègues, et, dans la séance où ils firent cette déclaration, décrétèrent plusieurs curés de prise de corps . Ils reçurent aussitôt l'ordre de se transférer à Pontoise.

On considéra la disgrâce du Parlement «comme le dernier coup de massue» porté «au peu de liberté nationale qui restait encore». Tout Paris était en rumeur. Le gouvernement craignit une révolte. Des arrestations furent opérées; on lança partout des espions. Durant huit nuits, tout le guet à cheval parcourut la ville, prêt à agir au premier événement. Le palais de l'archevêché, hermétiquement fermé, était gardé par des soldats. Dans divers lieux publics, on saisit des billets contenant ces mots: «Vive le Parlement! Meurent le Roi et les évêques!». Témoin de ces faits, d'Argenson écrivait: «On ne saurait attribuer la perte de la religion en France à la philosophie anglaise, qui n'a gagné à Paris qu'une centaine de philosophes, mais à la haine conçue contre les prêtres, qui va aujourd'hui à l'excès. A peine ces ministres de la religion osent-ils se montrer dans les rues sans être hués, et tout cela vient de la bulle Unigenitus, ainsi que de la disgrâce du Parlement». On voit, par cette réflexion, que, si l'on ne pouvait reprocher aux Philosophes le discrédit où était déjà tombée la royauté, on ne pouvait davantage leur imputer celui où était tombée larehgion.

Le 23 mai, les remontrances si bruyamment annoncées furent enfin livrées au public. Elles justifièrent son attente. Le Parlement y représentait avec force les progrès redoutables du schisme et la nécessité de mettre un frein aux entreprises des évéques. Il remontait à l'origine de la monarchie, retraçait les empiétements incessants du clergé sur les pouvoirs temporels, sa persistance à revendiquer, comme un privilège dû à son caractère, l'affranchissement de toute juridiction séculière et de toute puissance souveraine. «L'autorité des successeurs des apôtres, disait-il, est un ministère et non pas un empire». Reprenant à ses débuts l'histoire de la bulle Unigenitus, il signalait les désordres apportés à cette occasion dans l'Église et dans l'État; il rappelait les vexations, les violences, les proscriptions, montrait la Sorbonne et l'Université abaissées, les études affaiblies, «l'ignorance devenue presque universelle dans le royaume». Sans excéder les bornes du respect dû au souverain, il reprochait à la royauté de s'être faite, dans ces circonstances, l'alliée ou plutôt l'instrument du clergé. Il lui reprochait d'avoir abusé du système des évocations, dont l'emploi pouvait sembler à des esprits inconsidérés une marque de la souveraineté et n'était, en réalité, que le renversement de tout ordre politique, «Si les sujets doivent obéissance aux rois, disait-il, les rois, de leur côté, doivent obéissance aux lois.» Il représentait que c'était par l'altération des lois que se préparaient les révolutions dans les États; et telle est, ajoutait-il , la grandeur de nos maux, que «nous sommes aujourd'hui dans la triste nécessité de réclamer presque tous les principes de la consti- tution de la monarchie». Il parlait enfin des refus de sacrements, des troubles de toute sorte qui en étaient la suite et de la défense que le Roi lui avait faite de sévir contre ces abus. «Non, Sire, disaient les magistrats en terminant, nous ne laisserons pas triompher un schisme fatal à la religion et capable de porterie coup le plus fimeste à votre souveraineté et à l'Etat. En vain voudrait-on nous obliger à devenir les spectateurs inutiles des maux de notre patrie, et par là même à en devenir les complices. Si ceux qui abusent de votre nom prétendent nous réduire à la cruelle alternative ou d'encourir la disgrâce de Votre Majesté, ou de trahir les devoirs que nous impose un zèle inviolable pour votre service, qu'ils sachent que ce zèle ne connaît point de bornes, et que nous sommes résolus de vous demeurer fidèles jusqu'à devenir les victimes de notre fidélité.»

La publication de ces remontrances n'avait eu lieu que de l'aveu tacite du Parlement. Par déférence envers le souverain qui avait refusé de les entendre, la grand'chambre les supprima «comme imprimées sans permission». Par le même arrêt, elle condamnait au feu deux estampes en l'honneur du Parlement, mais offensantes pour le Roi, dont l'une représentait la Justice prenant le chemin de l'exil, avec cette devise: Justitia relegata, flecti nescia. Dès lors commençaient à se répandre ces gravures allégoriques, figurant la Justice, la Vérité, la Liberté, la Loi, et qui devinrent si fréquentes sous la Révolution.

Les sévérités du gouvernement allèrent contre leur but. Jamais le prestige du Parlement n'avait été si haut. Le Châtelet, les cours des aides, des comptes, des monnaies, l'Université adressèrent à la grand'chambre des députations chargées de la féliciter. Les parlements de province, se piquant d'émulation, réglèrent leur conduite sur celle du parlement de Paris et poursuivirent la guerre contre le clergé. Des divers lieux de leur exil, les conseillers disgraciés envoyaient des mémoires où ils fomentaient la résistance, disant que, «si le Roi avait cent mille hommes, le Parlement avait tous les cœurs, l'estime et les volontés». A Paris, le Châtelet, continuant à sortir de ses attributions, faisait brûler en place de Grève un recueil de Lettres, où l'on accusait le Parlement de tous les trouilles qui depuis trois ans affligeaient le royaume. Les bruits les plus graves circulaient dans le public. On racontait qu'à Metz, un janséniste, auquel on avait refusé les sacrements, étant venu à mourir, l'évêque avait fait porter au palais épiscopal le cercueil qui contenait sa dépouille, eu avait retiré le cadavre et l'avait jeté dans la rue. On assurait que tous les parlements du royaume, unis dans les mêmes vues, allaient demander la convocation des États généraux.

Le gouvernement, de son côté, poursuivait ses rigueurs, arrêtant les particuliers, cassant les arrêts des parlements, employant même contre les magistrats des violences auxquelles se mêlait l'outrage. Le parlement de Normandie ayant condamné l'évêque d'Evreux à six mille livres d'amende, un lieutenant des gardes du Roi se rendit à Rouen, pénétra, escorté de plusieurs officiers, dans la salle des délibérations, et fit biffer, sous ses yeux, l'arrêt sur les registres. Peu après, on envoyait des troupes en Bretagne, en vue d'intimider le parlement de Rennes dont on redoutait quelque témérité analogue. De tels procédés ne firent qu'enflammer la résistance. Au mois d'octobre, le parlement d'Aix osa supprimer un arrêt du Conseil qui cassait un jugement rendu par lui contre I'évêque de Sisteron. Les magistrats qui siégeaient à Pontoise entrant alors en vacances, le Roi nomma d'office une chambre des vacations par des lettres patentes qu'il adressa au Châtelet pour être enregistrées. Le Châtelet refusa l'enregistrement, déclarant qu'il ne reconnaissait pas d'autres supérieurs que le parlement de Paris. La plupart des bailliages du ressort imitèrent son exemple. Un petit bailliage de campagne, composé de deux officiers, fut assez audacieux pour protester par des remontrances contre les lettres royales. Le flot de la révolte, qui avait envahi les villes, gagnait maintenant les villages.

Les doctrines qui se faisaient jour au milieu de ces événe-ments n'étaient pas moins hardies que les actes. Au sein des parlements, comme parmi les Jansénistes, c'était désormais un principe admis que la nation était au-dessus des rois comme l'Église au-dessus du Pape. Les esprits, dans le public, allaient au delà de cette formule; prêts à étendre la première partie de cette proposition, la seconde pour eux n'avait déjà plus de sens. Cette idée de la supériorité de la nation sur le monarque devint une arme dont s'empara le parti ultramontain pour effrayer le gouvernement. On répandit de prétendues remontrances du parlement de Rouen, paraissant rédigées «par des Brutus plutôt que par des sujets», où l'on proposait une assemblée nationale «pour juger le Roi et examiner sa conduite». Dans des lettres qui coururent le royaume on affirma que les principes républicains professés par le Parlement étaient plus menaçants pour la couronne que les maximes de la cour romaine, et que, par l'influence qu'il avait réussi à conquérir, il était «plus en état que le Pape de déposer le Roi». Enfin un évêque publia un mandement où, rappelant la révolution d'Angleterre et la tragique fin de Charles Ier, il insinuait que le parlement de Paris, à l'exemple de celui de Londres, était capable de mettre le souverain en jugement et de le conduire sur l'échafaud.

Excité par ces perfides manœuvres, le gouvernement entra plus avant dans la voie des rigueurs. Le Châtelet ayant condamné au feu un libelle dirigé contre le Parlement, on mit à la Bastille celui des conseillers qui avait présidé la délibération. On ne laissa pas la grand'chambre, après les vacations, revenir à Pontoise; on l'exila à Soissons sans fonctions. A la place du parlement de Paris, on créa, sous le nom de Chambre royale, un Parlement «postiche». Sommé d'enregistrer «sans délibération» les lettres patentes rendues à cet effet, le Châtelet transcrivit, «de l'exprès commandement du Roi», ces lettres sur ses registres, mais refusa en fait de reconnaître la chambre royale, comme il avait refusé de reconnaître la chambre des vacations. Il notifia ce refus dans un arrêté dont les termes rappelaient le langage des ardents jansénistes de 1720. «Le Roi, disaient les conseillers, est maître de nos biens et de nos vies, mais non de notre honneur». On parla dès lors de supprimer le Châtelet. L'irritation dans Paris était universelle, le Roi de plus en plus détesté. De nouveau l'on craignit un soulèvement. «Je sais d'un des principaux magistrats de Paris, notait d'Argenson à cette occasion, que les Parisiens sont en grande combustion intérieure. L'on y prend des précautions militaires, le guet monte double chaque jour, l'on voit dans les rues se promener des patrouilles des gardes suisses et françaises. Ce même magistrat m'a dit qu'à la suppression du Châtelet, il ne doute pas que l'on ne fermât les boutiques, qu'il n'y eût des barricades, et que c'est par là que la Révolution commencerait.»

Ces événements se passaient en décembre 1753. Comme s'ils eussent pressenti quelque grand changement où le pays aurait besoin de leurs lumières, les magistrats exilés s'étaient mis avec ardeur à étudier le droit public; ils en conféraient entre eux ainsi qu'ils eussent fait «dans des académies», et quelques hommes disaient que, «si jamais la nation française trouvait jour à leur marquer sa confiance, c'était un sénat national tout trouvé». Dans les premiers mois de l'année 1754, la situation devint plus grave encore. Le parti ultramontain, voyant le gouvernement déterminé à frapper de grands coups, redoubla d'intolérance. Dans toute la France se multiplièrent les refus de sacrements. A Paris, l'archevêque ôta les pouvoirs à tous les confesseurs qui ne montraient pas assez de zèle pour la Constitution. Des jésuites osèrent, en présence du Roi, prêcher contre les magistrats et appeler sur eux les plus puissants effets de sa colère. De leur côté, les parlements de province ne mettaient pas moins d'ardeur et de persistance à poursuivre les évêques. Communiquant entre eux par des émissaires, unis dans leur résistance, recevant le mot d'ordre des membres du parlement de Paris, ils commençaient à former une puissance redoutable. Frappée du mépris public, la chambre royale osait à peine trahir son existence par quelque arrêt insignifiant. On craignait une révolte à Paris; on en craignit une à Rouen, et l'on fît marcher des troupes «comme pour assiéger une ville rebelle». Non content de pousser le gouvernement contre les parlements et les Jansénistes, le clergé le poussait aussi contre les protestants. Au mois de septembre 1753, on avait dirigé toute une armée sur les C évennes. Menacés de voir se renouveler les dragonnades, les protestants se remuaient de tous côtés et s'armaient. Au mois de mars 1754, cinq mille sortirent de Nîmes et quittèrent le royaume. «Ainsi, tout se prépare à la guerre civile, remarquait encore d'Argenson, et voilà que le Roi n'emploie plus ses forces que contre ses sujets. Ce sont les prêtres qui poussent de toutes parts à ces troubles et à ce désordre; aussi les esprits se tournent-ils au mécontentement et à la désobéissance, et tout chemine à une grande révolution dans la religion ainsi que dans le gouvernement.»

Partout, en effet, «on ne parlait que de changement et de révolution» dans l'Église et dans l'Etat. Les militaires n'étaient pas plus soumis que la robe. Envoyés tantôt contre les magistrats, tantôt contre les protestants, chargés de contenir les populations que soulevait la misère ou qui prenaient parti dans les troubles civils, ils commençaient à se dégoûter de leur rôle. Le Châtelet ayant déclaré que, tant que durerait l'absence du parlement de Paris, il connaîtrait, à sa place, des refus de sacrements et en poursuivrait les auteurs on alla de nuit chez quatre des conseillers pour les enlever et les conduire à la Bastille. Il fut de nouveau question de supprimer le Châtelet; on devait aussi, du même coup, supprimer le Parlement. On approchait alors de la semaine sainte. Paris e'tait consterné; la colère publique avait quelque chose de sombre. omme pour insulter à la douleur commune, jamais les fêtes de Longchamps ne semblèrent plus brillantes. Les «femmes et filles entretenues» en firent les frais, «arborant les carrosses, les magnifiques livrées, les parures et les diamants». Dans la même semaine, un jésuite, prêchant devant Louis XV, disait qu'il fallait toujours du sang pour éteindre les hérésies, et qu'il valait mieux en répandre quelques gouttes pour en épargner des flots dans la suite. Ces paroles avaient sans doute peu d'effet sur le Roi «plongé plus que jamais dans l'amour volage»; mais elles en eurent sur le public. De toutes parts on s'élevait avec violence contre la tyrannie du gouvernement «mariée» à la tyrannie du clergé. Il ne s'agissait plus, à cette heure, de jansénistes ni de constitution naires, mais de nationaux et de sacerdotaux. Dans l'opinion du pays, c'était l'alliance du despotisme monarchique et du despotisme épiscopal qui avait produit tous les maux; c'était cette alliance fatale qui avait préparé la Révolution alors partout menaçante. «Cette révolution est plus à craindre que jamais, écrivait d'Argenson au mois de juin 1754; si elle est pour arriver à Paris, cela commencera par le déchirement de quelques prêtres dans les rues, même par celui de l'archevêque de Paris, puis l'on se jettera sur plusieurs autres, le peuple regardant ces ministres comme les vrais auteurs de nos maux.»

Accomplie dans les idées à la fin de 1751, la Révolution était donc sur le point de se réaliser vers le milieu de l'année 1754. Une ordonnance royale supprimant le Châtelet ou le Parlement, un refus de sacrements qui se fût produit dans des conditions particulières, une émotion populaire provoquée par les impôts ou par toute autre cause, eût suffi pour amener l'explosion. Puisqu'il était dans les destinées de la France de subir les secousses d'une révolution, ne peut-on regretter que, au lieu de se faire trente-cinq ans plus tard, elle n'eût pas éclaté à cette époque? Le Parlement aurait pris sans doute la direction du mouvement. Au point de vue politique, il n'est pas à penser, comme le croyait d'Argenson, qu'on se fût tourné vers «un gouvernement démocratique réglé».

On se serait borné vraisemblablement à limiter l'autorité du souverain. A la place d'une royauté despotique, on aurait tenté d'établir une monarchie constitutionnelle, soit que le Parlement, agrandi et transformé, eût pris un rôle analogue à celui du Parlement d'Angleterre, soit que, ne conservant avec son nom que les fonctions de judicature, il fût entré dans une combinaison qui eût attribué aux Etats généraux en même temps qu'aux Etats provinciaux des pouvoirs réguliers. A l'égard du clergé, on aurait repris l'œuvre avortée du gouvernement; on eût obligé les ecclésiastiques de contribuer, comme les autres citoyens, aux charges de l'Etat. Peut-être aurait-on tenté davantage. Ce qui est certain, c'est qu'on eût brisé avec l'ultramontanisme, odieux de tout temps à la nation. On ne se fût pas contenté de rentrer dans les voies du pur gallicanisme. On eût cessé toute persécution contre les protestants; selon la pensée qu'en avait eue le Régent, on eût abrogé les lois odieuses de Louis XIV qui les séparaient de la société. Il est même permis de supposer qu'on eût voulu aller au delà de cette mesure. Au spectacle des rigueurs dont les protestants étaient l'objet, l'idée d'un gouvernement catholique reconnaissant, à côté de la religion dominante, une existence légale aux autres cultes, s'était fait jour dans les esprits. Mais d'Argenson se trompait en pensant «qu'on bannirait tout prêtre, tout sacerdoce, toute révélation, tout mystère» , et qu'on se fût contenté d'une religion où l'on eût adoré Dieu en esprit et en vérité. Inférieure par les doctrines à la révolution de 1789, celle de 1754 aurait eu du moins cet avantage, que, tout en tombant dans des excès, malheureusement inévitables, elle n'eût pas sans doute été amenée à établir un système de terreur, dont le souvenir pèse encore sur nous après quatre-vingts ans; que l'esprit de réforme, si l'on peut ainsi parler, eût tempéré l'esprit de révolution; qu'on ne se fût pas trouvé dans la nécessité périlleuse de construire un régime nouveau et tout d'une pièce sur les ruines de l'ancien; que la France, en un mot, encore attachée à son passé, eût introduit dans l'Église et dans l'État des innovations qui, inspirées tout ensemble du respect des traditions et du progrès des idées, eussent néanmoins laissé la porte ouverte à de plus grands changements que réservait l'avenir.

 

LIVRE VI. GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1754-1762)