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L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.

1715-1789.

FELIX ROCQUAIN

 

LIVRE VIII

FIN DU GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1770-1774)

 

Au mois d'avril 1770, le Parlement, toutes chambres assemblées, avec les princes du sang et les pairs, se réunissait à Versailles pour juger le duc d'Aiguillon. Depuis que la chalotais et, avec lui, cinq autres magistrats du parlement de Rennes avaient vu l'exil succéder pour eux à plus d'un an de captivité, ils n'avaient cessé de protester, dans des mémoires que flétrissait le Conseil d'État et qu'approuvait l'opinion, contre les rigueurs qui les avaient frappés. La chalotais, à qui, malgré son âge avancé, avaient été infligés les traitements les plus durs, se crut victime de la Société puissante dont il avait contribué, par son célèbre réquisitoire, à précipiter la chute. Cette idée, facilement accueillie par un public prévenu, s'était bientôt propagée. A Paris, comme à Rennes, on crut à un vaste complot jésuitique dirigé tout à la fois contre la Chalotais et contre le parlement de Bretagne, et dans lequel avait trempé le duc d'Aiguillon, gouverneur de la province. On accusa celui-ci d'avoir égaré la justice du Roi par de faux témoignages, d'avoir conçu jusqu'au dessein criminel d'empoisonner la Chalotais, et on l'obligea, sous le poids de ces accusations répe'tées, à se démettre de son gouvernement. D'Uun autre côté, le parlement de Rennes, où n'était rentré qu'un petit nombre des membres démissionnaires, et que le duc d'Aiguillon avait complété par des magistrats de son choix, avait, à diverses reprises, réclamé contre ces nominations arbitraires et demandé d'être rétabli «dans son universalité». Il le fut au mois de juillet 1769, aux acclamations d'un peuple qui s'était ému de sa disgrâce. Trompant les vues de conciliation qui avaient déterminé son rappel, il n'avait pas tardé à ordonner des informations «sur les faits de subornation, de faux témoignages, et autres crimes imputés au duc d'Aiguillon» . L'ancien commandant de la Bretagne voulut enfin détruire des accusations qui signalaient son nom au mépris de la France. Il sollicita lui-même la juridiction de la cour des pairs, et, sur l'ordre du Roi, le Parlement fut convoqué.

Le procès s'ouvrit avec une grande solennité. Louis XV présida de sa personne aux débats. Les magistrats se félicitaient de la liberté laissée, en une matière si grave, à leurs délibérations, et, dans certaines parties du public, on disait «que, si la fin de l'affaire répondait au commencement, elle pourrait passer dans l'histoire pour le triomphe de la magistrature et l'une des époques les plus glorieuses du règne» . Les débats duraient depuis deux mois, lorsqu'ils furent interrompus par des lettres patentes qui annulaient les procédures et déchargeaient le duc d'Aiguillon de toute accusation. Le Parlement vit dans cet acte une offense à sa dignité en même temps qu'une atteinte à la justice. Retourné à Paris, il déclara par un arrêt le duc «privé des droits et des privilèges de la pairie, jusqu'à ce qu'il se fût purgé des soupçons qui entachaient son honneur». Le Roi cassa l'arrêt, et, se rendant dans le sein du Parlement, fit enlever des registres toutes les pièces du procès. Déjà l'émotion avait gagné les parlements de province. A la suite de remontrances qui avaient paru trop vives au ministère, l'avocat général du parlement de Bordeaux et deux magistrats du parlement de Rennes avaient été arrêtés. On allait sans doute revoir les cessations de service, les démissions en corps, assister de nouveau à «une confédération de résistance» au nom de l'unité et de l'indivisibilité des parlements. Le gouvernement se hâta de prévenir un concert dont il redoutait les périls.

C'était du chancelier Maupeou que le monarque, alors âgé de soixante ans et moins vieilli par l'âge que par la débauche, recevait cette fois l'inspiration. Caractère audacieux et sans scrupules, prompt dans ses décisions et d'une volonté énergique, le chancelier réunissait les conditions nécessaires pour mener afin un coup d'autorité. A son instigation, le Roi lança un édit par lequel il défendait à tous les parlements de se servir désormais des termes d'unité, d'indivisibilité ou de classes, de correspondre les uns avec les autres hors les cas spécifiés par les Ordonnances, et de résister à sa volonté soit par des cessations de service, soit par des démissions collectives, sous peine pour les magistrats de se voir destitués de leurs offices et punis comme rebelles. Le préambule de cet édit était un vrai réquisitoire contre les parlements. Le Roi y condamnait toute leur conduite passée; il rappelait leurs doctrines hardies, leur opposition persistante; il leur reprochait de contrarier par leurs arrêts l'effet de ses injonctions, de qualifier de «transcriptions illégales» les enregistrements faits en sa présence et par son ordre, d'élever enfin leur pouvoir «à côté et même au-dessus» du sien. Réitérant ses déclarations du 3 mars 1766, il signifiait quil ne tenait sa couronne que de Dieu; que la puissance législative appartenait à lui seul sans dépendance et sans partage; que l'usage de faire des représentations ne devait pas être converti par les magistrats en un droit de résistance; que ces repré- sentations avaient des bornes, et qu'ils n'en pouvaient mettre à son autorité. Le Parlement refusa d'enregistrer un édit dont l'adoption, disait-il, devait le couvrir de honte aux yeux des peuples. Le lendemain, il était mandé pour un lit de justice à Versailles, où le chancelier répéta, au nom du Roi, que, si l'on n'opposait une barrière aux entreprises des parlements, l'autorité ne serait plus sur le trône, mais dans leurs assemblées; et, après d'inutiles représentations du premier président, l'édit fut enregistré. Cette séance mémorable, où la royauté de droit divin fit entendre ses dernières protestations contre les doctrines qui l'ébranlaient de toutes parts, eut lieu le 7 décembre 1770.

L'alarme se répandit dans le public. On s'attendait à des événements funestes. «Chez les petits comme chez les grands» , l'émotion était égale. Le peuple, qui souffrait de la cherté du pain et savait le Parlement occupé des moyens d'y porter remède, prenait avec chaleur le parti des magistrats. Les princes du sang eux-mêmes témoignaient leuF désapprobation. Les conseillers supplièrent Louis XV de retirer un édit qui les « avilissait » ou de recevoir leurs démissions, et résolurent de suspendre jusque-là leur service, disant «qu'ils n'avaient point l'esprit assez libre pour décider des biens, de la vie et de l'honneur des sujets du Roi». Le monarque leur enjoignit de reprendre leurs fonctions. Quatre fois, il réitéra cet ordre par lettres de jussion; quatre fois, ils refusèrent d'obéir. Enfin, dans la nuit du 19 au 20 janvier 1771, des mousquetaires leur portèrent un papier à signer, avec ordre d'inscrire si oui ou non ils consentaient à reprendre leur service. La plupart signèrent non. D'Ormesson, président à mortier, dit aux mousquetaires qui lui présentaient l'ordre du souverain : «Reportez cette lettre à celui de qui vous la tenez; je n'y reconnais pas le langage du Roi à ses magistrats.» Un autre membre du Parlement répondit : «Non est trop dur pour mon Roi, oui trop déshonorant pour moi.» Un troisième, qui avait été capitaine de dragons, s'écria avec brusquerie: «Non, ...» Quarante, qui avaient signé oui, se rétractèrent le lendemain. La nuit suivante, cent trente magistrats recevaient des lettres d'exil; on leur notifiait, en outre, un arrêt du Conseil qui confisquait leurs charges et déclarait eux et leurs enfants incapables d'exercer jamais aucun office de judicature. Le 21 janvier au matin, trente-huit membres du Parlement, auxquels on n'avait point envoyé de sommation, se rendirent au Palais, suivis d'une foule énorme, et se prononcèrent solennellement dans le sens de leurs collègues. Ils furent exilés à leur tour. Dès lors, il n'y avait plus de Parlement. Le chancelier offrit au Grand Conseil de le remplacer; le Grand Conseil hésita. Il s'adressa à la cour des aides, qui répondit par un refus. Enfin le Grand Conseil accepta, et, le 24 janvier, il s'installait à la place du Parlement, dont il prenait tout ensemble le titre et les attributions.

Paris était dans une fermentation extrordinaire. Lorsque les trente-huit conseillers allèrent au Palais faire la déclaration qui attira sur eux le châtiment dont venaient d'être frappés leurs collègues, on remarquait dans la foule, dit un contemporain, «tantôt un morne silence, comme dans les grandes calamités, tantôt un bruit et un murmure qui précèdent les grandes révolutions». Un orage de haine s'amassa dans les cœurs contre le chancelier Maupeou. Des placards furieux furent affichés à Paris et à Versailles. Dans une des rues du Marais, on peignit sur la muraille un homme accroché aune potence, au-dessus de laquelle était écrit : Le chancelier. Près les halles, une affiche en gros caractères conte- nait des menaces contre la vie du Roi . Le jour où les nouveaux magistrats vinrent prendre possession de leurs sièges, il fallut un déploiement de force militaire pour protéger leurs personnes contre la multitude irritée. Un garde ayant brusqué un chevalfer de Saint-Louis, celui-ci tira son épée, et, n'eût été la présence d'esprit du commandant qui s'empressa de faire des excuses, on eût assisté à une tuerie qu'aurait vraisemblablement suivie un soulèvement général. Pendant les premiers temps, le Palais offrit l'image d'un véritable camp. Le Parlement délibérait au milieu des soldats. Chaque jour, les murs du Palais étaient couverts d'inscriptions où l'on outrageait les nouveaux magistrats. Sur la porte de la grand'chambre, on écrivit : Olim sacra Themis, nunc spelunca latronum. Les princes du sang, qui tous, hormis le comte de la Marche, avaient blâmé les actes du ministère, recevaient des lettres anonymes où on les conjurait « de venir au secours de la nation», sous peine de catastrophe. Un placard affiché dans le Palais-Royal à l'adresse du duc d'Orléans portait: «Montrez-vous grand prince, et nous vous mettrons la couronne sur la tête» .J'affirme, écri- vait un homme en situation de juger les événements, «que si, dans ce moment de crise, il se fût trouvé un chef, la Révolution eût été des plus terribles». C'était, depuis dix-huit ans, la troisième fois que la Révolution menaçait d'éclater.

Tandis que Paris frémissait, les parlements de province, Rennes, Rouen, Aix, Grenoble, Besançon, Dijon, Toulouse, Bordeaux, protestaient par des arrêts, par des lettres, par des remontrances qui se répandaient dans le royaume avec la rapidité de l'éclair. A Paris, la chambre des comptes, la cour des monnaies, le Châtelet élevaient aussi la voix. La cour des aides, que présidait Malesherbes, le futur défenseur de Louis XVI, rédigeait des remontrances où elle osait demander au Roi de convoquer les Etats généraux et d'interroger la nation. «Le témoignage incorruptible de ses représentants, disait-elle, vous fera connaître si la cause que nous défendons est celle de tout le peuple par qui et pour qui vous régnez». En quelques jours, les copies de ces remontrances se multiplièrent au point qu'on en trouvait dans toutes les maisons. Malesherbes, qui en était l'auteur, se vit puni de sa hardiesse par l'exil. Malgré le nombre de ceux que l'ambition, la crainte ou d'autres motifs rallièrent aux actes du chancelier, jamais on n'avait vu, depuis l'avènement de Louis XV, se manifester contre le gouvernement un tel mouvement d'opinion. Dans les réunions particulières, dans les soupers, on ne parlait que des «constitutions fondamentales» du royaume impudemment violées. Les femmes elles-mêmes prenaient parti, débitant des maximes de droit public, invoquant l'histoire, transformant les salons, où elles régnaient alors, en petits États généraux et excluant rigoureusement de leur société «les traîtres ou les lâches» qui, par intérêt ou faiblesse, abandonnaient une cause regardée par elles comme celle de la patrie.

Maupeon se flatta de calmer les esprits en introduisant dans le système judiciaire quelques-unes des réformes que semblait depuis longtemps réclamer l'opinion. Sous le titre de Conseils supérieurs, il créa six nouvelles cours de justice dans le ressort du parlement de Paris, dont la trop vaste étendue était une cause de ruine pour les plaideurs. Il abolit la vénalité des charges et annonça que désormais la justice serait rendue gratuitement à tous les sujets du Roi. On ne lui sut aucun gré de ces innovations. On y vit uniquement le dessein arrêté de détruire le Parlement. On macula de mots injurieux les affiches où étaient notifiées ces réformes. On fit courir sur les six conseils supérieurs, qu'on appelait les six petits parlementeaux, des quatrains outrageants. Le chancelier lui-même fut attaqué dans une ode pleine de fiel, de menace et de fureur. Tous les parlements de province protestèrent contre l'établissement des conseils supérieurs, comme ils avaient protesté contre l'exil du parlement de Paris. Celui de Rouen, à l'exemple de la cour des aides, demanda la convocation des Etats généraux. Le duc d'Orléans, de son côté, adressa au Roi un mémoire, signé de seize pairs et de cinq princes du sang, où il protestait contre tout ce qui avait été fait depuis le 7 décembre 1770.

Loin de faiblir, Maupeon redoubla d'audace. La cour des aides ayant refusé de reconnaître le nouveau Parlement, il la supprima et fit chasser par des soldats les magistrats de leurs sièges. Les princes du sang reçurent l'ordre de s'éloigner de la cour. Dès le début des événements, Maupeon avait fait exiler ceux des ministres qui pouvaient contrarier ses desseins; il nomma, à leur place, des hommes dont il était sûr, et, par une sorte de défi jeté à l'opinion, appela bientôt au ministère le duc d'Aiguillon lui-même, que l'issue de son procès avait achevé de rendre odieux. Enfin Louis XV, dans un lit de justice à Versailles, au mois d'avril 1771, consacra de l'autorité de sa parole tous les actes accomplis par son chancelier et signifia qu'il ne changerait jamais. Ce mot, qui engageait la couronne, souleva de nouvelles colères. Dans les rues, on criait à l'injustice, à la tyrannie. Les femmes, plus passionnées que les hommes, annonçaient l'écroulement de la monarchie. On imprima une autre pièce de vers, en vingt-sept strophes, où l'on disait au chancelier que la France avait soif de son sang. De nombreuses affiches, placardées dans Paris, portaient : Pain à deux sols, chancelier pendu ou révolte à Paris; car aux émotions de la politique ne laissaient pas de s'ajouter les fermentations causées par la disette. Telles étaient les insultes prodiguées à tous ceux qui secondaient le ministère dans son œuvre détestée, qu'un des magistrats du nouveau Parlement adressait sa démission à Maupeon, disant: «Monseigneur, je ne puis dévorer les opprobres dont on me couvre tous les jours ; j'en ai jusqu'à la gorge»

On revit ce déluge de libelles qui avaient inondé le royaume aux temps les plus orageux du jansénisme. La Correspondance de M. de Maupeou avec M. de Sorhouet, conseiller du nouveau Parlement, fut, entre tous ces libelles, celui qui porta les plus rudes coups au ministère. Elle se composait de prétendues lettres adressées par le chancelier à son ami Sorhouet, et dans lesquelles, développant son plan, ses idées et sa morale, «qui n'était pas toujours celle des honnêtes gens» , il se livrait lui-même à la risée et au mépris. Ecrite dans le goût des Provinciales, cette satire, où l'ironie se montrait plus offensante que l'injure, répondait si bien aux passions du public, qu'un contemporain n'hésitait pas à la qualifier de «nationale». Maupeon se défendit par des brchures que rédigeaient des écrivains à ses gages et qui, avant la fin de 1771, dépassèrent le chiffre de cent. Il tenta même de secrètes démarches pour déterminer Voltaire à lui prêter le secours de sa plume. Ces brochures étaient distribuées à l'entrée des promenades, dans les rues, par tous les endroits publics. Les magistrats nommés aux conseils supérieurs en emportèrent des ballots avec eux pour les répandre dans les lieux de leur résidence. Certains de ces écrits témoignaient d'un zèle si maladroit, que le chancelier dut mander à son Parlement de les flétrir. Par son ordre, on condamna au feu les Observations sur la Protestation des princes, brochure attribuée au propre secrétaire de ce ministre, Lebrun, le même qui contribua plus tard à la journée du 18 bru- maire et devint consul avec Bonaparte. Dans cette brochure, on poussait la maladresse jusqu'à représenter comme «le formulaire national de la désobéissance et le code public de la révolte» le mémoire signé par des princes du sang et remis au Roi par le duc d'Orléans. Le Parlement était d'ailleurs attentif à poursuivre de ses sévérités les nombreux écrits dirigés contre le ministre. La police, de son côté, ne demeurait pas inactive. Chaque jour, des personnes de toute condition étaient arrêtées pour distribution de libelles, ou même pour de simples propos. On fit des descentes chez les libraires. On mit un impôt sur le papier, ce qui était une autre manière d'atteindre les écrits. Un Eloge de Fénelon par La Harpe, qu'avait couronné l'Académie française, fut supprimé comme contenant des allusions indiscrètes aux circonstances présentes, et l'Académie eut ordre de ne recevoir, à l'avenir, aucun discours pour le prix d'éloquence, qui n'eût été approuvé préalablement par deux docteurs de la Faculté de Paris.

A défaut du parlement de Paris, les parlements de province, unis dans un commun ressentiment, menaçaient de devenir un centre de résistance. Dans les derniers mois de 1771, ils furent tous supprimés, les uns pour ne plus reparaître, les autres pour être modifiés, amoindris ou remplacés par des conseils supérieurs. Cette mesure s'opéra partout par les mêmes moyens. Le commandant de la province réunissait les magistrats, notifiait l'édit de suppression et faisait évacuer militairement le lieu des délibération. La province s'enflamma dès lors comme s'était enflammé Paris. En Normandie, où le parlement avait été démembré en deux conseils supérieurs, plusieurs des nouveaux magistrats nommés par le chancelier coururent risque de la vie. Quelques-uns furent pendus en effigie, et l'on dut envoyer des troupes pour contenir la population. Il parut un Manifeste aux Normands où l'on disait que, le Roi ayant brisé le contrat fait avec la province lors de sa réunion à la couronne, les Normands avaient le droit de se détacher de la France et de se donner un autre souverain. Pour entretenir Louis XV en des dispositions de sévérité qui, on doit le dire, n'étaient point dans son caractère, on lui faisait peur des entreprises des parlements. La Dubarry, que le chancelier avait gagnée par ses adulations, et dont il flattait les fantaisies au point de souffrir que, par jeu, elle lui arrachât sa perruque, s'était chargée de ce rôle. Elle avait placé dans ses appartements le portrait de Charles Ier par Van Dyck, qu'elle avait acheté récemment au prix de 20,000 livres; et, toutes les fois que le Roi paraissait faiblir, elle lui rappelait la fin tragique de ce prince. «C'était du pied de ce tableau, écrivait Mairobert, que partaient les foudres destructeurs qui allaient frapper la magistrature et la pulvériser dans les extrémités les plus reculées du royaume». En même temps qu'on brisait les parlements, le Châtelet était supprimé, puis reconstitué sur d'autres bases, la chambre des comptes menacée de disparaître, et nombre de juridictions inférieures anéanties. La nation était consternée; elle voyait ses lois, ses institutions foulées aux pieds, et «un empire despotique» s'élever sur leurs débris. Certains citoyens ne perdaient pas néanmoins courage; ils rappelaient les temps néfastes de Charles VI et de Henri III, et disaient que, puisque la France avait pu se relever après ces jours de souffrance et d'opprobre, on ne devait point désespérer de ses destinées.

Ce qui ajoutait à l'émotion publique, c'était que ce retour au pouvoir absolu était accompagné de ce qu'on appelle aujourd'hui une réaction cléricale. Le clergé ne dissimulait pas la joie que lui causaient tous ces événements. Il tonnait, du haut de la chaire, contre l'ancien Parlement. Les Jésuites étaient revenus en foule dans la capitale. Une Déclaration du Roi, rendue sur les sollicitations de l'archevêque de Paris, avait rappelé tous les prêtres bannis ou décrétés pour refus de sacrements depuis le lit de justice du 16 décembre 1756. On avait vu dans cette Déclaration un acheminement au rétablissement des Jésuites. Le bruit se répandit même qu'ils allaient se pourvoir au nouveau Parlement et demander la révision de leur procès. Les estampes satiriques qui avaient cours à leur sujet, et qu'on vendait ouvertement chez les libraires imagistes, avaient été partout enlevées par ordre de la police. Le cardinal de la Roche-Aymon, dévoué à la Société de Jésus, avait été chargé de la feuille des bénéfices à la place de l'ancien évéque d'Orléans, Jarente, qui la possédait depuis sept ans et se montrait, il est vrai, plus occupé des danseuses de l'Opéra que de la Constitution. Déjà divers membres de cette Société avaient été promus à des bénéfices et, par cette voie, réintégrés dans l'Eglise. Au mois de novembre 1771, à l'expiration des vacances du nouveau Parlement, l'archevêque de Paris célébra lui-même la messe rouge . Transporté de ces changements inespérés, il disait qu'il ne lui restait plus, avant de mourir, qu'à chanter le cantique de Siméon : Nunc dimittis servum tuum .

Cette faveur accordée au clergé fit croire que le coup d'Etat avait été l'œuvre des Jésuites, qui, en terrassant la magistrature, se flattaient de ressaisir leur ancien ascendant. A la vérité, ils y aidèrent de toutes leurs forces; l'archevêque de Paris passait même pour avoir, en ces conjonctures, «servi de second» au chancelier. En réahté, l'initiative était partie du ministère, et Maupeou n'avait cherché dans le clergé qu'un appui. Ce ne furent point, d'ailleurs, les embarras du procès d'Aiguillon qui poussèrent le chancelier au coup d'Etat. A en croire plusieurs contemporains, il avait voulu échapper, par cet acte de violence, aux difficultés presque inextricables de la situation financière. Louis XV refusant de déclarer la banqueroute et ne voulant point réformer ses dépenses, il fallait créer de nouveaux impôts, se jeter dans les expédients inaugurés par l'abbé Terray et auxquels les parlements ne manqueraient d'opposer une ardente résistance. Dès lors la perte de la magistrature fut résolue, et le Roi se laissa entraîner à une mesure dont le procès d'Aiguillon offrit le facile prétexte. En fait, dès que le parlement de Paris fut supprimé, commencèrent tout aussitôt les opérations de finance. Les édits bursaux se multiplièrent au point que, pour la seule année 1771, le monarque toucha cent millions de plus que son revenu ordinaire, sans que néanmoins aucune dette de l'Etat eût été acquittée.

Toutefois, si accréditée que fût l'opinion qui plaçait dans le désarroi des finances la cause des événements, elle ne représentait qu'une partie de Ia vérité. Il était depuis long-temps à prévoir que la royauté, irritée des assauts incessants que lui livrait la magistrature, essayerait quelque jour de briser sa résistance. La situation était de telle nature qu'on n'en pouvait sortir que par un coup d'État, et Louis XV le tenta aussitôt que se présenta un ministre assez hardi pour l'exécuter. Personne ne crut que le chancelier avait été guidé, comme il le prétendait, par des idées de réforme. Il n'opéra en effet, dans le système judiciaire, que les innovations dont le résultat immédiat était de désorganiser la magistrature. D'ailleurs, les parlements n'étaient pas seulement un corps juridique; amenés par la force dos choses sur le terrain politique, ils étaient alors la seule barrière qui demeurât entre la nation et le pouvoir absolu. Dans l'acte d'autorité qui détruisit les parlements, la France ne vit qu'une chose : c'est qu'on la livrait sans défense aux entreprises du despotisme, Maupeou lui-même , en sacrifiant le pays aux intérêts égoïstes d'une royauté sans honneur, servait ses passions personnelles. Ennemi de la magistrature dont il se savait méprisé, dévoré de l'ardente convoitise du pouvoir, il se hâta de saisir une occasion qui satisfaisait tout à la fois son ambition et sa haine. Au reste, il suffisait de considérer ses traits pour se convaincre qu'il n'obéissait à aucune pensée élevée ou généreuse. Noir et blême, avec des yeux pénétrants, aigus et soupçonneux, et qui semblaient errer sans cesse à la recherche d'une proie, son visage trahissait une froide scélératesse; et l'on devinait , disait Walpole , que «la dureté cruelle de sa nature» devait le disposer par avance à toutes les violences qui serviraient ses desseins.

Un des résultats les plus caractéristiques du coup d'État de 1771 fut de concentrer sur un même but les efforts de la pensée et la hardiesse des doctrines. A la guerre religieuse, que les Encyclopédistes regardaient comme terminée, succéda la guerre politique. Ce ne furent point les Encyclopédistes, à proprement parler, qui conduisirent cette nouvelle guerre. Voltaire, qui ne pardonnait point aux parlements leurs persécutions contre les gens de lettres et ne cessait de leur reprocher le supplice de Calas et du chevalier de la Barre, applaudit même aux entreprises du chancelier. A ses yeux, l'établissement des six conseils supérieurs suffisait pour rendre le règne de Louis XV cher à la France. Il manquait, il est vrai, du sentiment de la liberté politique, aimant mieux, disait-il, «obéir à un beau lion, beaucoup plus fort que lui, qu'à deux cents rats de son espèce». Ce furent les Patriotes, doctrinaires plus voisins des Économistes que des Encyclopédistes, qui se mirent, dans cette circonstance, à la tète du mouvement. Les Jansénistes eux-mêmes tournèrent contre le despotisme monarchique toutes les forces qu'ils avaient jadis dirigées contre le despotisme papal, et entrèrent dans le parti du patriotisme. Dès lors, à côté des libelles qui pleuvaient sur le ministère, parurent des écrits dont les auteurs s'attachèrent tout à la fois à réunir et à développer les théories émises avant eux «sur la liberté naturelle de l'homme, sur l'imprescriptibilité de ses droits, sur l'origine des rois et le contrat social».

Les nouveaux doctrinaires lancèrent brochure sur brochure, afin de mieux atteindre le but par ces coups répétés et de dérouter, par cette répétition même, les sévérités du pouvoir. Dès la seconde moitié de 1771, se répandirent ces écrits. On y attaqua d'abord les principes énoncés dans le préambule de l'édit de 1770. «La souveraineté réside- -elle dans un seul ou dans le corps entier de la nation?» Telle était la question posée dans ces premiers ouvrages. On nia que la royauté tint de Dieu son autorité; que, seule et sans partage, elle eût le pouvoir législatif : négation d'autant plus aisée, remarquait Mairobert, «qu'elle se trouve écrite dans le cœur de l'homme». On déclara nuls ipso facto les actes du souverain qui blessaient les lois fondamentales de l'Etat; on insinua qu'à l'encontre de ces actes les peuples avaient «le droit de la résistance» . Dans un ouvrage publié à Londres sur la Constitution de l'Angleterre, et qui pénétra en France malgré la vigilance de la police, l'auteur disait, à propos de la révolution de 1688 : M Par l'expulsion d'un roi, violateur de ses serments, se posèrent alors les grands et vrais principes des sociétés. La doctrine de la résistance, cette ressource finale des peuples qu'on opprime, fut mise hors de doute par l'exclusion d'une famille héréditairement despotique. On décida que les nations n'appartiennent pas aux rois. Tous ces principes d'obéissance passive, de droit divin, de pouvoir indestructible, cet échafaudage de notions fausses sur lesquelles s'était jus-qu'alors appuyée la royauté, tout cela fut renversé »

. Ainsi se passa l'année 1771, la plus troublée sans contredit de tout le règne de Louis XV. En 1772, l'agitation, pour être moins tumultueuse, ne laissa pas de se manifester encore. Les princes du sang persistèrent dans leur opposition. Forcés de s'adresser au nouveau Parlement, les particuliers ne se faisaient faute, à l'occasion, d'injurier les magistrats. «Une femme du peuple, qui venait de perdre son procès, s'écria en pleine audience : Vous n'êtes tous qu'un tas de maq... ramassés dans la boue; l'ancien Parlement reviendra et me fera justice.» Les libelles contre le chancelier devinrent même plus agressifs. L'auteur de la Correspondance secrète de M. de Maupeou avec M. de Sorhouet publia de nouvelles séries de lettres, où, délaissant l'ironie pour l'outrage, il montrait, dans une fiction lugubre, le chancelier livré par les princes du sang à la colère du peuple, qui le traînait dans la boue, le perçait de mille coups et, jetant sur un bûcher son cadavre défiguré, en dispersait les cendres au vent au milieu des acclamations. La Gazette de France n'avait cessé d'affirmer que les changements décrétés par le ministère s'opéraient partout avec calme et avaient l'assentiment du public. On imprima des Suppléments à la Gazette de France, qui, sous prétexte de corriger les fréquents mensonges débités par ce journal, représentèrent, au point de vue politique, ce qu'avaient été jadis, au point de vue religieux, les Nouvelles ecclésiastiques. Par un arrêt du mois de mars 1772, le Parlement condamna au feu la Correspondance secrète, avec l'un de ces Suppléments, et en déclara les auteurs « coupables de lèse-majesté divine et humaine au second chef»

On parodia cette sentence par un Arrêt du Parlement du 3 avril 1772, qu'on supposait prononcé, sur le réquisitoire de l'avocat général, contre «un pamphlet furtif, production d'une cabale obscure de dix-huit millions d'âmes» .

Loin d'intimider les libellistes, le dernier arrêt du Parlement sembla stimuler leur audace. Tandis que les épigrammes acérées, les estampes injurieuses se multipliaient à l'adresse du chancelier, coup sur coup paraissaient les Œufs rouges, le Bouquet de Monseigneur, les Filets de Monseigneur , pamphlets des plus violents et qui portèrent au plus haut point la colère de Maupeou. On ne l'attaqua pas seulement dans sa personne, mais dans celle de ses plus zélés auxiliaires. On imprima de prétendues remontrances du nouveau Parlement, où les magistrats, se plaignant de n'être point assez payés en raison de leur dévouement, promettaient, pour un écu, d'enregistrer tous les édits que leur adresserait le ministre. En même temps que les libelles, les bro- chures politiques poursuivaient leur cours. Dans l'une, les Maximes du droit public, on déclarait que «les rois étaient faits pour les peuples, et non les peuples pour les rois». Dans une autre, où l'on remontait aux origines de la monarchie, on établissait «que le Roi et la loi recevaient leur autorité d'une même source, qui était l'unanimité des vœux de la nation» , et que celle-ci «avait le droit de s'assembler de son propre mouvement» pour délibérer sur les affaires de l'Etat. Les rares écrits qui se renfermaient dans les principes émis jadis par les parlements ne trouvaient plus d'écho. Ces principes, qu'avait proscrits la royauté, étaient alors partout dépassés par l'opinion.

En face de ces attaques persistantes, Maupeou, qui sentait le besoin de se créer des alliés, ne négligeait point les moyens de se rendre le clergé favorable. A la sollicitation de l'archevêque de Paris, des lettres patentes suspendirent l'exécution d'un arrêt de l'ancien Parlement du mois de février 1768, qui défendait d'introduire en France aucun acte de la cour de Rome sans autorisation. C'était, en apparence, ouvrir la voie au rétablissement des Jésuites, et, plus que jamais, on craignit leur retour. S'associant au ressentiment de l'épiscopat contre les Philosophes, le chancelier fit murer, à la Bastille, l'emplacement où avaient été déposés les exemplaires de la nouvelle édition de l'Encyclopédie, sur l'avis que des démarches étaient faites par les intéressés pour en obtenir la restitution. Deux encyclopédistes, Suard et le poëte Delille, qui venaient d'être nommés à l'Académie française, virent leur élection cassée par le Roi. Voltaire lui-même, tout favorable qu'il fût aux actes du chancelier, échoua auprès du Conseil dans une requête qu'il avait présentée en faveur des serfs ecclésiastiques du Jura. Maupeou continuait, d'ailleurs, à opposer force brochures aux pamphlets dirigés contre lui. Dans le nombre, on remarqua le Vœu de la nation, avec cette épigraphe, qui parut une insulte au public: Deus nobis hœc otia fecit. Comme l'année précédente, le ministre se vit obligé de sévir contre les écrits qui servaient trop vivement sa cause, ce qui était aussi un moyen de faire croire qu'il n'avait point de part à ces ouvrages. La police, de son côté, se livrait aux recherches les plus minutieuses pour découvrir d'où partaient ces pamphlets. Dans une abbaye abandonnée, l'abbaye de la Saussaie, sur la route de Villejuif, où l'on soupçonnait que se trouvait un dépôt de ces libelles, on fouilla les caveaux et, dit-on, jusqu'aux cercueils.

Le Parlement, par des mesures d'une sévérité outrée et et presque inquisitoriale, tenta d'arrêter enfin ce déluge de pamphlets. Il ordonna des poursuites non-seulement contre les auteurs, les imprimeurs et les distributeurs de ces écrits, mais contre «leurs adhérents ou leurs complices», même contre les simples lecteurs. Dès lors le public sévit en butte aux procédés les plustyranniques. On opéra des perquisitions dans les maisons. Il suffisait d'avoir sur soi l'un de ces libelles, pour qu'on fût exposé à se voir aussitôt arrêté. On arrêtait dans les rues, dans les promenades. Paris fourmillait d'espions. Malgré ce déploiement de rigueurs, on ne réussit pas à suspendre le cours de ces écrits. Comme au temps du jansénisme, la nation entière était complice, et les femmes elles-mêmes aidaient à les répandre. En même temps que circulaient ces libelles, étaient placardées des affiches dans lesquelles on lisait: Maupeou gredin, chancelier à pendre, scélérat à écarteler. La noblesse de Normandie ayant adressé au Roi une lettre, rendue publique, où elle se plaignait du joug qui pesait sur la province, un commissaire du Ghâtelet et un exempt de police se rendirent de château en château et sommèrent, sous peine de l'exil, chaque gentil-homme de se rétracter.

Cependant le contrôleur général, l'abbé Terray,—de qui l'on disait qu'il rédigeait ses édits entre une potence et un chapeau de cardinal,—ne se lassait pas de saigner la nation, levant sans cesse de nouveaux impôts et «pire qu'une sang-sue qui enfin quitte la peau quand elle est pleine». Défense avait été faite à tous les nouveaux parlements de présenter des remontrances; il n'y en eut point, en effet, jusqu'à la mort de Louis XV. Abandonnée comme une proie à des ministres que nul frein ne retenait plus et dont chacun était maître absolu dans son domaine, la France semblait un pays conquis à qui une puissance étrangère avait imposé de nouvelles lois. En moins d'un an, cent mille personnes, atteintes dans leur fortune ou menacées dans leur liberté, quittèrent la capitale pour se retirer en province ou vivre à l'étranger. La vénalité des charges, si bruyamment abolie par Maupeou, refleurissait sous une autre forme. L'abbé Terray et un autre ministre, le duc de la Vrillière, laissaient des femmes éhontées trafiquer ouvertement des emplois dont ils pouvaient disposer. Celle qui gouvernait le contrôleur général, aussi rapace que corrompue, se livra, sous ce rapport, à de tels excès, que l'abbé se vit, malgré lui, contraint de la congédier. Louis XV, «enfermé dans son sérail et plongé dans la débauche» , abandonnait de son côté à la Dubarry les revenus du royaume. «Pourvu qu'il eût de l'argent pour payer ses plaisirs, il s'embarrassait peu de tous ces désordres»

Plus attentif aux libelles qu'aux ouvrages de doctrine, le ministère avait laissé se débiter librement l'Histoire philosophiquc et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes de l'abbé Raynal , livre plus hardi que la plupart de ceux qui, depuis plusieurs années, avaient encouru les sévérités de la justice, et dans lequel l'auteur attaquait avec une égale violence toutes les puissances de la terre, ministres, prêtres et rois. Le bruit qui se fit autour de cet ouvrage détermina le gouvernement à le condamner. Encore se contenta-t-il d'en ordonner la suppression par arrêt du Conseil. Il se borna de même à supprimer, au mois de janvier 1773, les Réflexions philosophiques sur le système de la nature, livre non moins audacieux, où l'on soutenait que les peuples n'avaient pas seulement le droit, mais le devoir de s'insurger contre le despotisme, et que, par cela même que le souverain tenait son autorité de l'assentiment de la nation, il n'était pas uniquement justiciable de Dieu, «et qu'il y avait des hommes sur la terre en droit de lui demander compte de sa conduite». Tel était, sous l'impression des actes du pouvoir, le rapide chemin qu'en politique avait fait la pensée. Le chancelier parut toutefois s'inquiéter de ce progrès. Il poussa la prudence jusqu'à défendre l'impression des Capitulaires de Baluze, dans la crainte que ce recueil des anciennes lois françaises ne devînt une arme aux mains des écrivains patriotes. De son côté, le Parlement poursuivait ses informations au sujet des livres «antichanceliers». A cette occasion, cinquante-deux personnes se virent impliquées dans un procès qui dura pendant presque toute l'année 1773. Tandis que se passaient ces événements, des émeutes, provoquées par la cherté du blé, se produisaient à Aix, Toulouse, Bordeaux, Alby, Marmande, Pau, Limoges. Les paysans affluaient par milliers dans les villes, demandant du pain. On craignait que cette disette persistante n'amenât enfin une révolte générale .

Au milieu de tant de motifs légitimes de ressentiment, le public eut une satisfaction. On avait redouté le rétablissement des Jésuites. Un bref de Clément XIV, en date du mois de juillet 1773, supprima définitivement la Société. Les Jésuites se regardèrent cette fois comme anéantis, leurs maximes ultramontaines les empêchant de s'élever contre la puissance qui les frappait. L'archevêque de Paris essaya pourtant de former dans le clergé un parti capable de suspendre l'exécution de ce décret. Empruntant ses arguments au jansénisme dont il s'était montré si longtemps l'ardent persécuteur, il prétendit que ce bref contenait des clauses contraires aux libertés de l'Église gallicane. Le bruit courut même qu'il allait, avec trente évêques, se porter appelant au futur concile général. Mais, s'apercevant que la cour n'était point disposée à le seconder, il abandonna son entreprise. Le fait est que, dans cette circonstance, le gouvernement n'avait pu se séparer des autres cours catholiques qui toutes avaient sollicité du Pape ce décret d'abolition. D'ailleurs Maupeou n'était point un dévot. Après les orages qu'il venait de traverser, il ne se souciait pas de soulever une seconde fois l'opinion par le rétablissement d'un institut détesté, et peut-être pensa-t-il, en favorisant sa complète suppression, se créer des sympathies. A la vérité, il fallut payer ce bref de la restitution d'Avignon et du comtat Venaissin. Le chancelier se crut également obligé de montrer que la disparition des Jésuites ne rendait point le gouvernement plus indulgent pour les ennemis de la religion. Au mois de janvier 1774, le Parlement, qui n'avait brûlé jusqu'alors que des libelles dirigés contre ce ministre, condamna au feu deux ouvrages comme impies. L'un, écrit posthume d'Helvétius dans lequel les prêtres et la religion étaient traités «avec une intolérable licence» , avait pour titre : De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation. L'autre, intitulé le Bon Sens, était un catéchisme d'athéisme «à la portée de tout le monde, des femmes, des enfants, des gens les plus grossiers comme les plus ignorants», ou, disait plus simplement Grimm, «des femmes de chambre et des perruquiers» .

Maupeou avait pu d'autant mieux prêter les mains au bref de suppresion des Jésuites, que l'appui du clergé ne lui était plus aussi nécessaire. A la fin de décembre 1772, les princes du sang, tout en restant fidèles, dans une certaine mesure , à leurs premières protestations , étaient revenus à la cour. Les membres des parlements supprimés, après s'être longtemps refusés à la liquidation de leurs offices,—disant que leur consentement sur ce point eût été une adhésion tacite aux événements accomplis,—avaient fini par céder, au moins pour la plupart. Le public , de son côté, commençait à montrer moins d'ardeur en son opposition. Les pamphlets devenaient moins nombreux et moins vifs. Pendant deux ans, le pays avait espéré le retour de l'ancien ordre de choses. Tous les mois, la nouvelle se répandait que les parlements allaient être rétablis et le chancelier disgracié. Ces espérances, toujours renaissantes et toujours démenties, avaient enfin lassé l'opinion. Vers le miheu de l'année 1773, on constatait quelque chose de pire que la lassitude. Ainsi qu'il arrive trop souvent d'une nation sur laquelle a pesé le despotisme, «une espèce d'engourdissement et de léthargie » s'était emparée de tous les esprits. A cette léthargie succéda bientôt une autre fièvre, celle des plaisirs et de la dissipation. «Jamais on n'avait vu tant de jeux et de spectacles» , remarquait un contemporain. «A la cour et dans la capitale, les plaisirs régnaient d'une manière d'autant plus indécente, qu'ils semblaient insulter à la misère publique sous les yeux des peuples succombant à l'indigence, au milieu des fortunes renversées et des banqueroutes énormes». La chanson, qu'on avait crue un instant bannie des habitudes françaises, avait repris faveur. Lorsque parut l'Almanach royal de 1774, où un sieur Mirlavaud était qualifié de «trésorier des grains au compte du Roi»,—ce qui était déclarer ouvertement les trafics auxquels se livrait le monarque,—on s'en amusa plus qu'on ne s'en irrita; et, tandis que le ministère punissait l'imprimeur et se hâtait de faire mettre des cartons à l'almanach, les Parisiens se contentèrent de protester par une chanson. Certains hommes s'étonnaient comment la France était arrivée à regarder «d'un œil sec et presque indifférent» les effets «réguliers» d'un despotisme dont les premiers coups l'avaient d'abord tant émue. «Si jamais, écrivait l'un d'eux, cette étincelle de liberté, qui couve encore dans l'esprit d'un petit nombre de citoyens, peut prendre des forces, se ranimer et embraser un jour une partie de la France, on ne pourra croire que de semblables faits aient été tolérés »

Cet état d'affaissement expliquait comment aucune protestation ne s'était élevée contre la restitution d'Avignon et du comtat Venaissin. La même indifférence accueillit dans le public la nouvelle du démembrement de la Pologne . Si quelques hommes se préoccupèrent de cet événement, ce ftit en prévision de la guerre qui pouvait en être la suite, les uns la redoutant comme devant mettre le comble aux maux du royaume, les autres la souhaitant au contraire comme une «secousse salutaire». Chez plus d'une personne était en effet la pensée qu'une forte commotion pouvait seule régénérer la France. Helvétius, dans l'ouvrage que le Parlement venait de condamner au feu, avait émis cette réflexion qu'on avait fort remarquée: «Ma patrie a reçu enfin le joug du despotisme, dont le propre est d'étouffer la pensée dans les esprits et la vertu dans les âmes. Ce n'est donc plus sous le nom de Français que ce peuple pourra de nouveau se rendre célèbre. Cette nation avilie est aujourd'hui le mépris de l'Europe. Nulle crise salutaire ne lui rendra la liberté. C'est par la consomption qu'elle périra. La conquête est le seul remède à ses malheurs»

Si l'opposition semblait s'être lassée, il n'en était pas ainsi de la haine. On en eut la preuve dans le débat qu'un homme destiné à une prochaine célébrité Beaumarchais, soutenait alors contre un conseiller du nouveau Parlement, nommé Goëzmann. Ce magistrat avait intenté à Beaumarchais un procès en corruption au sujet d'une somme de quinze louis, que celui-ci affirmait lui avoir donnés, en manière de pot-de-vin, dans une affaire précédente. Beaumarchais prouva que les quinze louis avaient été donnés, etflagella son adversaire dans des mémoires étincelants d'ironie et de verve, où il mêlait habilement à des détails personnels la question politique. Paris et la France se passionnèrent pour un débat qui jetait la honte sur une magistrature détestée. On regarda Beaumarchais comme «l'organe des vengeances nationales». Quand il fut, par un arrêt, condamné au blâme, on lui fit une ovation; « tout Paris » alla s'inscrire chez lui, et , le lendemain , le duc de Chartres et le prince de Gonti donnèrent une fête en son honneur. On ne pouvait infliger à des juges un plus sanglant affront. C'était, en réalité, atout le parlement Maupeou que le public jetait ainsi l'outrage. L'effet de ce procès fut si déshonorant pour les magistrats, qu'on répétait partout, avec ce mélange de plaisanterie familière aux Parisiens : «Si Louis quinze a détruit le Parlement ancien, quinze louis détruiront le nouveau.» Mais les choses allaient changer par un plus grand événement.

Au mois d'avril 1774, Louis XV était frappé de la maladie qui devait l'emporter. Cette nouvelle, répandue dans Paris, devint aussitôt l'unique objet des préoccupations. Dans le public, on vit avec espoir l'approche d'un nouveau règne. Le peuple, en particulier, ne cachait pas sa satisfaction de changer de maître. Quant à Louis XV, son état n'excitait ni intérêt, ni pitié. Selon l'usage pratiqué dans les calamités nationales, on avait exposé le saint Sacrement dans les églises, découvert la châsse de sainte Geneviève; les plaisirs publics, les spectacles étaient interrompus. On n'en remarquait pas moins, dans les diverses classes de la société, une totale indifférence. Le roi était devenu comme étranger au pays. Les propos les plus indécents se débitaient tout haut sur son compte. Vainement multipliait-on les arrestations; il eût fallu, pour empêcher les discours, arrêter tout Paris. Un fait permettait d'apprécier à quel point, en l'espace de trente années, s'étaient modifiées les dispositions des Parisiens à l'égard du monarque. Au dire d'un conseiller-clerc du parlement Maupeou, chanoine de l'église Notre-Dame, six mille messes avaient été demandées à cette église en 1744 pour le rétablissement du Roi alors malade à Metz; en 1757, au moment de l'attentat de Damiens , le nombre des messes demandées n'avait été que de six cents; il fut de trois seulement en 1774. Le dimanche 8 mai, deux jours avant la mort de Louis XV, le curé de Saint-Etienne du Mont, montant en chaire au moment de la grand'messe, interpella vivement ses paroissiens sur les marques d'insensibilité qu'ils donnaient dans une conjoncture si grave. «Ètes-vous chrétiens? Ètes-vous Français?» leur deman-dait-il avec feu. Louis XV s'éteignit enfin, après un règne qui avait trop duré pour la France. Ses dernières paroles furent une affirmation de ce pouvoir absolu qu'il avait tenté, quatre ans auparavant, de ressaisir au mépris de la morale et des lois. En recevant la communion, il déclara «qu'il se repentait d'avoir causé du scandale à ses sujets, quoiqu'il ne dût compte de sa conduite qu'à Dieu seul»

Mort au milieu de l'indifférence publique, il eut l'outrage pour oraison funèbre. Pendant le mois qui suivit, épitaphes injurieuses, placards, satires, rien ne lui fut épargné, et l'on ne se souvint du feu Roi que pour insulter sa mémoire.

Avec Louis XV, disparut le prestige de la royauté. Il ne devait jamais renaître. La monarchie de droit divin était désormais condamnée. Cette période de quatre années, où l'on vit une Dubarry régner aux côtés d'un monarque dégradé par la débauche, où les fripons et les méchants restèrent seuls sur la scène, où il n'y eut plus que désordres, injustices, violences, où les principes, les mœurs , les devoirs, tout fut oublié, cette courte et honteuse période acheva ce qu'avait préparé le règne entier de Louis XV. Les scandales qui la remplirent firent pénétrer dans toutes les intelligences les maximes politiques formulées par la Philosophie. Elle fut pour la royauté ce qu'avait été pour l'Église la période agitée des refus de sacrements, où l'on avait vu un clergé oppresseur violenter les consciences et substituer ses passions aux droits de la vérité. Au point de vue politique, la Révolution pouvait être considérée comme achevée dans l'ordre des idées, ainsi qu'elle l'était déjà au point de vue religieux. L'antique royauté gisait maintenant, à son tour, à côté de l'Église écroulée avant elle. Le moment était venu où la Révolution allait s'introduire dans les faits. Dissimulée d'abord sous des tentatives de réformes, elle devait se heurter, non plus à des théories s'inspirant d'un passé déjà presque anéanti, mais aux intérêts qu'elle froisserait et qui entraveraient ou suspendraient sa marche, jusqu'à ce qu'enfin, la voie s'ouvrant devant elle par de nouveaux événements , elle se montrât revêtue de son véritable caractère et entraînât tout avec soi.

 

LIVRE IX. RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRE TURGOT (1774-1776)