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L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.

1715-1789.

FELIX ROCQUAIN

LIVRE X

RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRE NECKER

(1776-1781)

 

La cour et la «ville» applaudirent à la disgrâce de Turgot. A Versailles, la nouvelle de cet événement causa une véritable joie. Dans le commun du public, tout en désapprouvant les idées «systématiques» de Turgot, on le regretta pour sa probité. Quelques gens «éclairés» et «vrais citoyens» donnèrent seuls les marques d'une entière affliction. Cette disgrâce, qui frappait moins l'homme que le ministre, fut suivie, comme on devait s'y attendre, du renversement des réformes qu'il avait instituées. On rapporta l'édit qui abolissait les jurandes; la corvée fut rétablie. On revint également sur d'autres mesures; rien, ou peu s'en fallut, ne subsista de ce qu'avait fait Turgot «pour le soulagement du peuple et la réorganisation des finances» . Le parti économiste tomba en défaveur; Dupont de Nemours, secrétaire de Turgot, et l'abbé Beaudeau, l'un de ses plus actifs auxiliaires, se virent frappés d'exil. Louis XVI détruisait ainsi l'œuvre de Turgot, comme il avait détruit l'œuvre de Louis XV, sans se rendre compte que, par des variations aussi subites, il décréditait, aux yeux du pays, sa propre autorité. Il n'eut pas même le bénéfice des concessions qu'il pensait faire à l'opinion. L'édit qui rétablissait les jurandes, accompagné de conditions qui lui donnaient les caractères d'un édit bursal, excita les plus vives réclamations. A la cour, on fut inquiet de l'émotion qu'il paraissait produire. On le fut davantage de celle que soulevait dans les campagnes le rétablissement de la corvée, dont les paysans avaient accueilli l'abolition «avec des transports d'adoration pour leur souverain » . En se voyant assujettis de nouveau à celte dure servitude, les paysans, sur divers points du royaume, furent au moment de se jeter tians la révolte.

Les changements opérés dans le ministère devinrent un autre sujet de récrimiuations. A la place de Turgot, le mentor de Louis XVI, le vieux comte de Maurepas, avait appelé au contrôle général un homme sans moralité, Clugny, intendant de Bordeaux. A peine installé, le nouveau ministre abusa do sa situation pour se faire donner des pots-de-vin et établir des croupes «au profit de ses maitresses et de ses créatures». Le contrôle général devint le rendez-vous des fripons et «un mauvais lieu» . Pour en finir d'un seul coup avec la dette de l'Etat, Clugny proposa de déclarer la banqueroute. Cette proposition, à laquelle parurent se rallier les ministres, eut peut-être été suivie d'effet, si Louis XVI n'eût repoussé avec force cet expédient désastreux. Le seul bruit qui eu courut «glaça le saung dans les veines de tous les citoyens». En même temps qu'on commençait, dans une certaine partie du public, à regretter plus vivement Turgot, on murmurait de voir un homme incapable, et qui passait pour une créature du clergé, remplacer Malesberbes à la tête de la maison du Roi. Tel était, moins de quatre mois après le renvoi de Turgot, le mécontentement des esprits, qu'on disait que, si Louis XVI ne congédiait quelques-uns de ses ministres, un soulèvement universel était inévitable. Un homme qui fut secrétaire des commandements de Marie-Antoinette, et qui écrivait après le dix-buit brumaire, affirmait que, si Clugny eût gardé plus longtemps la direction des finances, il se fût produit un mouvement d'opinion qui eût amené douze ans plus tôt la convocation des Etats généraux.

La mort de Clugny, au mois d'octobre 1776, mit fin à une situation qui n'aurait pu se prolonger sans péril. Maurepas sentit lui-même la nécessité d'entrer dans une autre voie et présenta au cboix du monarque un homme qui, hostile aux doctrines des Economistes, était vu avec faveur de foute la bourgeoisie financière. C'était le Genevois Necker, qui s'était acquis, comme banquier, un grand renom d'habileté. On avait d'autant plus besoin d'un administrateur expérimenté pour diriger les finances, que des événements qui se passaient alors en Amérique faisaient craindre une guerre avec l'Angleterre. Par cette nomination, Louis XVI donnait encore un gage aux idées nouvelles. Les Philosophes peuplaient le salon de madame Necker, un des plus recherchés entre les salons de Paris, et ce n'était point sous Louis XV qu'on eût choisi un protestant. L'archevêque de Paris et plusieurs autres prélats firent au Roi des représentations, et lui rappelèrent qu'en vertu de la révocation de l'édit de Nantes, un protestant ne pouvait occuper un poste important dans l'État. Louis XVI céda, dans une certaine mesure, à ces réclamations, en nommant Necker directeur du Trésor et plus tard directeur général des fiitances, sans lui attribuer le rang de ministre. Le cabinet de Versailles n'en demeura pas moins, aux yeux de la France et de l'Europe, le «ministère Necker» .

Une hausse considérable dans les effets publics attesta la confiance que ce choix inspirait. D'un génie moins étendu et d'une âme moins élevée que Turgot, avec une certaine nuance d'orgueil, mais probe, économe, exact, imbu des idées philanthropiques qu'avait mises en honneur la Philosophie, et sensible à la gloire d'être utile, il arrivait au pouvoir avec la volonté sincère de faire le bien. Non plus que Turgot, il ne vit que tout, autour de lui, tendait à un régime qui conférât à la nation une part d'autorité dans la direction de ses destinées. Ennemi, comme son illustre prédécesseur, de l'intervention des parlements, et, comme lui, se faisant, à quelques égards, l'auxiliaire indirect du pouvoir absolu, il encourut le reproche d'avoir imprimé une nouvelle force à ce que déjà, depuis Turgot, on appelait le despotisme ministériel. Hormis diverses mesures bienfaisantes, que lui inspirèrent ses sentiments philanthropiques, il devait co centrer tous ses efforts sur la réforme des finances. Ce fut là une autre erreur; il crut que de ce côté était le plus grand mal, peut-être le seul, dont souffrît la France, et, sous les dehors d'un homme d'État, il resta un financier.

Par cela même que Necker excluait de ses desseins de réforme tout ce qui touchait à la constitution générale du royaume, son administration, comparée à celle de Turgot, était un pas en arrière. Ce fait pouvait sembler d'autant plus grave que l'opinion, mise en éveil par les tentatives de Turgot, était devenue plus exigeante, et que les idées d'un changement dans les institutions étaient plus que jamais fomentées par les écrits. Ce n'était pas que, sur ce point, se produisît aucune œuvre forte qui émût les esprits. Ainsi qu'on l'avait déjà remarqué sous le ministère de Turgot, les ouvrages mis au jour n'offraient, à peu de chose près, que la répétition des ouvrages antérieurs. «On avait tellement défriché et retourné le champ de la politique, disait Mairobert, qu'il ne restait guère plus rien de neuf à dire en ce genre». Composés de plagiats et de redites, ces ouvrages abondaient néanmoins, et, par leur nombre même, portaient de toutes parts les doctrines hardies de la Philosophie. A côté des livres, les journaux se multipliaient également d'une manière «incroyable» . Voltaire, recevant à Ferney l'une de ces gazettes, se plaignait de la place presque exclusive qu'y tenait la politique. En semant parle détail les théories développées dans les livres, les journaux devaient être un des véhicules les plus puissants de l'idée révolutionnaire.

En même temps que, par la nature des doctrines qu'ils servaient à répandre, les journaux et les livres continuaient à ébranler la royauté, on la décréditait par les pamphlets. Ce genre d'agression, commencé sous Turgot. se poursuivit après lui. Les membres de la famille royale, la Reine et Louis XVI lui-même se virent attaqués dans des libelles dont le cours ne devait plus s arrêter. La Reine, en particulier, fut diffamée dans des écrits plus odieux cent fois que tous ceux dont on avait flétri les maîtresses de Louis XV. Au mois de juillet 1776, on découvrait à Saint-Germain tout un magasin de ces brochures où, à côté d'ouvrages obscènes tels que le Portier des Chartreux, se remarquaient les Amours de notre Reine, la Vie et les amours de l'Impératrice son auguste mère, l'Almanach royal et d'autres libelles, dont le titre seul était un outrage. Peu après, on saisissait chez le duc de Duras un recueil de pièces manuscrites contre Marie-Antoinette. Au mois de mars 1777, un trésorier-payeur de la maison du Roi était mis à la Bastille pour distribution d'un libelle intitulé : la Coquette et l'Impuissant. Vainement inquiétait-on les colporteurs et opérait-on des perquisitions chez les libraires; vainement fouillait-on Paris et la province. Ces écrits, qu'on se passait sous le manteau, nés de l'esprit de parti, ou fruits corrompus d'intrigues de cour et de haines individuelles, ne firent que se multiplier, soit dans le public, soit dans le voisinage même du trône. Ils contribuèrent, de l'aveu des contemporains, à éteindre toute estime, tout respect de la nation pour ses souverains, et aidèrent puissamment, sous ce rapport, à la chute de la monarchie.

Si l'on pouvait reprocher au nouveau ministère de ne pas avoir une complète intelligence des maux de la situation et des remèdes qu'elle exigeait, combien plus ce même reproche ne devait-il pas être adressé à tous les divers pouvoirs qui entouraient la royauté? Le clergé, la magistrature, la noblesse, la royauté elle-même semblaient frappés de cet aveuglement qui, aux heures de crise, précède ordinairement les catastrophes. Les évéques avaient témoigné une joie immodérée de la chute de Turgot. Au moment où Necker prenait la direction des affaires, ils s'associaient à des menées qui montraient combien peu ils comprenaient ce qui se passait autour d'eux. Depuis la disgrâce de Turgot, les Jésuites tentaient les plus grands efforts pour obtenir le rétablissement de leur institut. Ils avaient déjà cherché à renaître sous le nom de Frères de la croix. Une brochure qui circulait dans le public, intitulée : Plan de l'Apocalypse, ne laissait aucun doute sur leurs desseins. Dans cette brochure, on annonçait, d'après une interprétation de l'Apocalypse, que leur société serait reconstituée en 1777 et que l'État serait désormais confondu dans l'Eglise. Très-nombreux à Paris et à Lyon, employés dans le ministère ecclésiastique, remplissant les chaires, disposant de revenus considérables, ils usaient, à cette heure, de toute leur influence, pour accaparer à leur profit un séminaire destiné à former des aumôniers de troupes et qu'il était question d'établir à l'École militaire. Par ce moyen, ils se flattaient de conquérir l'esprit de l'armée, en même temps qu'ils se fussent répandus dans tout le royaume. L'archevêque de Paris passait pour être l'âme de cette cabale, et le bruit courut que le Roi songeait à l'exiler. En si bon termes qu'il fût avec les évêques depuis ses démêlés avec Turgot, le Parlement sentit revivre ses vieilles inimitiés. Il condamna au feu le Plan de l'Apocalypse', et sollicita les sévérités du gouvernement contre les Jésuites. Sans aller aussi loin que le souhaitaient les magistrats', le Roi, au mois de mai 1777, rendit un édit qui, tout en ménagaeant les Jésuites, déclarait que leur société ne serait jamais rétablie. Cette déclaration suffit à faire avorter des manœuvres auxquelles le public n'avait d'ailleurs prêté qu'une médiocre attention.

Tandis que le haut clergé épuisait en ces stériles intrigues le peu qui lui restait d'autorité, le Châtelet se décréditait par une sentence «qui équivalait presque pour l'absurdité, le fanatisme et la barbarie au rétablissement de l'inquisition en Espagne». Il était parvenu au terme des procédures commencées sous le ministère de Turgot contre l'auteur de la Philosophie de la nature. Comme principaux chefs d'accusation, il reprochait à Delisle de Sales de tendre au spinosisme; d'avoir avancé qu'il était impossible à l'homme de se faire des idées claires sur l'essence de Dieu, et qu'il fallait se borner à l'adorer en silence; d'avoir distingué un certain culte de l'homme du culte du citoyen; d'avoir dit qu'il y avait dans un État des moments de fermentation où chaque citoyen prenait un caractère et où les rois n'étaient plus que des hommes; enfin d'avoir osé soutenir que les quatre vertus cardinales pouvaient se réduire à une seule. Ces points établis, on alla aux opinions. Les premières voix furent pour condamner l'auteur ad omnia citra mortem, c'est-à-dire au fouet, à la marque et aux galères perpétuelles. On proposa ensuite de le bannir du royaume, après qu'il aurait subi la peine du carcan et fait amende honorable, en chemise et une torche à la main, devant le portail de Notre-Dame. Cet avis fut sur le point de prévaloir. Enfin, à la pluralité de quatorze voix contre sept, on se contenta de prononcer le bannissement à perpétuité. Delisle de Sales appela de cette sentence au Parlement. Le public protesta, de son cote, par son indignation. La prison du Châtelet devint pour l'auteur «un lieu de triomphe». Les plus célèbres philosophes et les femmes les plus distinguées du parti allèrent le féliciter. Voltaire lui écrivit; de toutes parts on lui offrit de l'argent, et son livre obtint une vogue qu'il n'aurait jamais eue par son seul mérite. Le Parlement comprit à son tour ce que cette sentence avait de ridicule, et condamna Delisle de Sales à être seulement admonesté.

Malgré la preuve de bon sens qu'il donna en cette circonstance, le Parlement ne tenait pas une conduite plus sage. Il défendait de célébrer la féte du Sacré Cœur de Jésus, brûlait des écrits où étaient maltraités des jansénistes, surveillait les Jésuites, mais, oubliant qu'il s'était déclaré tant de fois l'organe de la nation et le représentant de ses intérêts, ne paraissait apporter aucune attention aux besoins de l'Etat, ni aux vœux du pays. Au dire des contemporains, «il n'y avait plus de nerf dans cette compagnie». Comme si elle eût encore été abasourdie du coup de massue qu'elle avait reçu du chancelier Maupeou, elle ne faisait plus que tracasser, intrigue, et semblait avoir perdu tout sentiment de ce patriotisme qui l'enflammait jadis. Ce qu'elle poursuivait à cette heure, c'était l'anéantissement du Grand Conseil, avec lequel elle s'était toujours trouvée en rivalité, et qu'alors elle détestait d'autant plus qu'il se composait des membres du parlement Maupeou. Le Grand Conseil, de son côté, se plaignait d'être traité en commission et non en cour souveraine, se liguait avec les juridictions inférieures, représentait le Parlement comme pouvant arriver à une autorité «formidable», et, dans un arrêté qu'il faisait parvenir au Roi, parlait «du danger imminent dont le trône était menacé» si l'on ne se hâtait de circonscrire en d'étroites limites le pouvoir du Parlement. Telles étaient les misérables querelles qui, dans l'état de crise où se trouvait alors la France, occupaient la haute magistrature.

La cour n'offrait pas un spectacle moins affligeant. C'était là surtout que se déployaient les intrigues. Les seigneurs y rivalisaient, comme sous Louis XV, d'ambitions mesquines et de cupidité. C'était à qui, parmi eux, s'emparerait des places et des faveurs. Nulle dignité extérieure ne couvrait ces cabales. Sous l'influence des idées propagés par la Philosophie, l'étiquette, que Louis XV avait encore su maintenir, avait perdu de sa rigueur. Un étranger, venant à Versailles, eut eu peine quelquefois à distinguer le Roi de son entourage. Le comte d'Artois, passant auprès du monarque, le froissait, le heurtait, lui marchait presque sur les pieds. La Pleine était la première à se dégager des contraintes du cérémonial et tolérait envers elle-même une familiarité qui nuisait autant à sa dignité qu'au prestige de la couronne. Dépassant les bornes de la prudence, elle choisissait au gré de sa fantaisie, et sans souci de leur honorabilité, les personnes objet de ses préférences. «Il semble que les réputations tarées et perdues et l'inconduite en tout genre soient un titre pour être admis dans votre société», lui disait un jour l'abbé de Vermond . Avec cela, une suite ininterrompue de fêtes et de dissipations où elle se jetait avec une sorte de fièvre, entraînant sur ses pas cette loule bruyante de courtisans qui faisaient au sage comte de Mercy l'effet d'un tourbillon pervers. Bien que les jeux de hasard fussent défendus par les Ordonnances dans toute l'étendue du royaume, on jouait au lansquenet ou au pharaon, à Versailles, à Fontainebleau, à Marly, jusqu'à quatre et cinq heures du matin. On ne se contentait pas d'offenser les lois; on «friponnait» au jeu. Dépouillée ainsi de tout décorum, de toute retenue, la cour de Louis XVI, avec des mœurs moins déshonnétes que celles du dernier règne, n'était plus une cour, mais une cohue ou un tripot.

Cependant Necker s'était mis à l'œuvre. Il avait résolu, comme Turgot, de ne point créer d'impôts. Mais épris des idées anglaises en matière de crédit, il eut recours aux em- prunts que celui-ci avait proscrits. Au mois de janvier 1777, il en ouvrait un de vingt-quatre millions, auquel plusieurs autres succédèrent dans le cours de la même année . Bien que ce premier emprunt eût été couvert en une journée, et que les suivants ne dussent pas moins réussir, des blâmes s'élevèrent contre une méthode qu'on jugeait onéreuse. Le Parlement fit des représentations et déclara, lors du premier emprunt, qu'il ne l'avait enregistré que par la confiance «qu'il avait dans les vues d'ordre et d'économie annoncées par Sa Majesté» . Ceux-là mêmes qui ne répugnaient point aux innovations exprimaient des critiques, disant que ce qu'il fallait à la France, ce n'étaient pas des expédients, si heureux qu'ils pussent paraître d'abord, mais un total changement des usages financiers «et un nouveau régime simple et naturel d'impositions». Déjà des partis se formaient dans le public au sujet de Necker. Les uns, surpris de son habileté, étaient prêts à le considérer comme un nouveau Colbert; ceux-là, inquiets de son audace, voyaient en lui un second Law^.

Toutefois, si Necker grevait le Trésor par ses emprunts, d'un autre côté il s'efforçait de l'alléger. Il introduisait l'économie et opérait des simplifications dans les services dépendant de sa direction, supprimait des emplois, et, ne craignant pas de s'attaquer aux plus hautes charges, annonçait l'intention de réduire le nombre des receveurs généraux des finances et des fermiers généraux. Ces sages opérations lui valurent plus de critiques que ne lui en avaient attiré ses emprunts. Les financiers firent tapage «et remuèrent comme des diables'». Dès le mois de juillet, on regardait sa chute comme inévitable et l'on prédisait qu'il aurait le sort de Turgot. Des paris s'engagèrent même à la cour sur sa prochaine disgrâce. Necker se flatta d'imposer silence à ses ennemis en recommandant son administration par des mesures bienfaisantes. Au mois d'août, un arrêt du Conseil instituait une commission chargée de réformer les hôpitaux, dont la situation lamentable excitait alors les plus justes réclamations. Peu après, était créé le Mont-de-Piété. Les usuriers ou les préteurs sur gages étant nombreux parmi les gens en place, cet utile établissement n'eut pas lieu sans obstacles.

Necker comptait assurément plus de partisans que d'adversaires. Ce n'était point un « homme à système » , comme Turgot, et le commun du public applaudissait à des actes dont il saisissait la portée. Le clergé, qui craignait quelque entreprise sur ses biens, se montrait inquiet, mais il ne cabalait pas. Le Parlement se tenait également sur la réserve. Cette réserve, à la vérité, était empreinte de malveillance. Dans Necker, comme dans Turgot, il discernait un ennemi. Si peu redoutable que pût sembler encore l'opposition dirigée contre Necker, on commença, dans certaines classes, à s'en émouvoir. «C'est parce qu'il choque les intérêts de personnes riches et puissantes, s'écriait-on, qu'il éprouve des tracasseries; s'il n'en voulait qu'au pauvre peuple, tout irait à sa guise». Au mois de février 1778, ses partisans le crurent assez menacé pour que des lettres lui fussent adressées, où on lui disait qu'il ne devait pas déserter son poste, mais se roidir contre les obstacles, et qu'abandonner la France à cette heure difficile serait démentir la haute opinion qu'on avait de ses talents, de son zèle et de sa fermet.

Sur ces entrefaites, Voltaire arrivait à Paris, où il devait bientôt mourir. Témoin des ovations extraordinaires faites au «Patriarche» , le clergé montra une fois de plus à quel point il s'était séparé de l'opinion. On ne saluait pas seulement en Voltaire le poëte et l'écrivain de génie, mais le soldat de la raison, l'apôtre de la tolérance et le défenseur des opprimés. Le clergé ne vit en lui que l'apôtre de l'athéisme et de l'immoralité, et voulut le faire expulser de la capitale. Espérant découvrir quelque ancienne décision qui lui en interdît le séjour, il fit fouiller les registres de la police, ceux du département de Paris, ceux des affaires étrangères; mais on reconnut qu'il n'y avait jamais eu contre Voltaire «le plus petit bout» de lettre de cachet. Ses livres, presque tous anonymes ou publiés sous des noms supposés, et toujours désavoués par lui, ne pouvaient que difficilement servir de fondement à des poursuites. D'ailleurs ni le gouvernement, ni le Parlement lui-même,— dans lequel Voltaire comptait des amis et des admirateurs,—n'eussent consenti à se rendre la risée de la France et de l'Europe en chassant un homme chargé de gloire et d'années. Le clergé se vit réduit à «crier au scandale», à «faire des sorties» en chaire «contre le chef audacieux d'une secte impie et le destructeur de la religion et des mœurs». Le Roi refusa de recevoir Voltaire à Versailles; mais du moins il laissa les Parisiens libres dans l'expression de leurs transports. Quand Voltaire mourut, il ordonna, à la requête du clergé, un silence absolu sur celui à qui il avait permis de recevoir de publiques ovations; il défendit aux journalistes de parler de sa mort, aux comédiens de jouer ses pièces, et aux régents de collège de citer ses vers dans leurs leçons. On ne pouvait plus ouvertement faire preuve d'inconséquence. Il est vrai que, six mois après, sourd cette fois aux réclamations des évéques, il laissait, par une autre contradiction, célébrer l'apothéose de Voltaire à la Comédie française.

Louis XVI eût pu être taxé d'une bien autre inconséquence, en soutenant les colonies américaines dans la guerre alors pendante entre elles et l'Angleterre. Le 4 juillet 1776, les députés de ces colonies, rassemblés en congrès à Philadelphie, publiaient la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique. Dans le préambule de cet acte célèbre, on remarquait ces mots, si souvent cités depuis, qui semblaient sortir du sein de la Philosophie française: «Tous les hommes ont été créés égaux et ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables. Pour s'assurer la jouissance de ces droits, les hommes ont établi parmi eux des gouvernements dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement quelconque devient destructive des fins pour lesquelles elle a été établie, le peuple a le droit de la changer et de l'abolir.» A ne considérer que le texte de cette Déclaration, on pouvait dire qu'en s'alliant à des hommes qui proclamaient ces principes, Louis XVI fournissait à ses sujets des armes contre lui-même. C'est ce qu'affirmait l'auteur d'une brochure publiée en Angleterre. «Monarque imprudent, disait-il à Louis XVI, vous armez pour soutenir l'indépendance de l'Amérique et les maximes du Congrès. Il est une puissance qui s'élève aujourd'hui au-dessus des lois: c'est celle des raisonnements ambitieux; elle conduit une Révolution en Amérique, peut-être elle en prépare une en France... L'Angleterre ne sera que trop tôt vengée de vos desseins hostïles, quand votre Gouvernement sera examiné, jugé, condamné d'après les principes qu'on professe à Philadelphie, et qu'on applaudit dans votre capitale.»

Les doctrines américaines n'étaient assurément pas sans trouver de l'écho en France, et elles y aidèrent au progrès des idées révolutionnaires; mais, dans cette révolte des colonies contre leur métropole, on voyait plutôt une guerre de peuple à peuple que l'insurrection de sujets contre leur souverain. Le mouvement d'opinion qui se manifesta en France à ce sujet fut même, à vrai dire, moins l'effet d'une communauté d'idées avec les Insurgents, que celui d'une haine nationale à l'égard de l'Angleterre. On se rappelait les désastres de la guerre de Sept ans; on se rappelait la prise de Belle-Isle, celle de Pondichéry, la perte du Canada, notre marine détruite. La révolte des colonies américaines parut offrir «l'occasion la plus heureuse d'humilier l'orgueil de l'Angleterre et d'affaiblir sa puissance». C'était à Paris et dans les provinces maritimes que la cause des Insurgents avait ses amis les plus ardents. Encore à Paris se rencontraient-ils surtout parmi les militaires et dans la jeune noblesse. Franklin, «couru, suivi, admiré» des savants pour son génie, des Philosophes pour ses doctrines, des gens du monde pour sa singularité, ne contribua pas peu, par son influence personnelle, à exciter les sympathies en faveur d'une cause qu il était venu soutenir. La paix avait néanmoins ses partisans. Turgot, témoin des premiers dissentiments entre l'Angleterre et ses colonies, penchait pour la neutralité. Necker, en considération de l'état des finances, désirait également la paix. Louis XVI, de son côté, par ses inclinations naturelles, était peu disposé à la guerre et ne s'y détermina qu'avec lenteur. Il ne donna d'abord que de secrets secours aux Américains. Quand enfin il vit la fortune favoriser leurs armes, il se décida à recevoir Franklin à la cour en qualité d'ambassadeur. C'était reconnaître la Répubique américaine; quelques mois après, par un acte daté du 10 juillet 1778, il rompait ouvertement avec l'Angleterre.

Cette guerre, dont on ne pouvait prévoir la durée, rendait l'œuvre de Necker plus difficile. Il dut recourir à de nouveaux emprunts; mais, en même temps, il se mit, avec résolution, à la poursuite de tous les abus, de toutes les dépenses inutiles, portant l'économie non-seulement dans les grandes affaires, mais sur les moindres détails. Une de ses plus utiles opérations fut de supprimer toutes les caisses royales, dont la dispersion était une cause de désordres, et d'en réunir les fonds au Trésor placé sous sa surveillance. Cette opération, «approuvée de tous les gens raisonnables» et qu'on appelait un coup de maître, mit la haute finance en rumeur. Elle attaquait «au vif» non-seulement tous les trésoriers généraux, mais les ministres pour les départements desquels étaient institués des trésoriers distincts. Il aborda enfin une entreprise plus grave et «que toute la nation indiquait depuis longtemps», la réforme de la maison du Roi.

C'était de ce côté, en effet, que se rencontraient les plus criants abus. La seule dépense des tables s'élevait, disait-on, à six millions par an. Mais c'était là aussi que Necker allait trouver les plus grands obstacles. Les seigneurs, qui ne voulaient point être gênés dans leurs déprédations', s'unirent contre lui aux financiers. Plus que jamais, à la cour, on parla de sa disgrâce. Déjà l'on nommait son successeur. On désignait à sa place Joly de Fleury, conseiller d'Etat, «homme agréable aux courtisans, écrivait Hardy, en ce qu'il était d'un caractère souple et diposé à ne les contrecarrer dans aucun des moyens de satisfaire à leur insatiable cupidité». Le bruit courut même que Necker, entravé dans l'exécution de ses plans, et persistant à ne point créer d'impôts, «ne savait plus de quel bois faire flèche», et qu'il avait offert au Roi sa démission. Le dessein de quitter des fonctions qui lui attiraient tant d'ennemis commençait, en effet, à se faire jour dans sa pensée. Le voyant ébranlé, ses adversaires apprêtèrent de nouvelles armes; et, pour la première fois, aux cabales dirigées contre lui s'ajoutèrent les pamphlets.

En somme, Necker n'avait génère, comme Turgot, que le Roi pour appui. Non-seulement le Parlement continuait à blâmer ses emprunts, mais, en dehors de la question de finances, il ne semblait se prêter qu'à contre-cœur aux réformes que proposait Necker. Invité à se prononcer sur des dispositions qui avaient pour objet de rendre l'état civil aux protestants, il avait conclu «qu'il n'y avait lieu à délibérer», s'en rapportant, disait-il, à la sagesse du Roi. De même, Necker n'avait pas uniquement à combattre, de la part de la cour, l'opposition apportée à l'exécution de ses projets; il voyait de ce côté se commettre des abus qui détruisaient en partie le résultat de ses économies. La Reine, toujours passionnée pour le jeu, y avait perdu, dans la seule année 1778, jusqu'à quatorze mille louis. Avec cette même légèreté qui, sous le ministère de Turgot, l'avait portée à créer pour la princesse de Lamballe une charge inutile de cent cinquante mille livres, elle récompensait par de coûteuses faveurs, par des pensions «outrées», par des emplois représentant quelquefois quatre-vingt mille livres de traitement, les personnes qu'elle honorait de ses préférences, et dont le seul titre, écrivait Mercy, était de favoriser ses goûts de dissipation.

Ce «jeu d'enfer», ces prodigalités faisaient scandale dans le public. Lorsqu'au mois de février 1779, Louis XYI et Marie-Antoinette vinrent à Paris assister au Te Deum célébré pour la naissance de la princesse qui fut plus tard la duchesse d'Angoulême, à peine quelques acclamations se firent entendre sur le passage des souverains; presque partout on remarqua un «grand silence», que Mercy attribuait au mauvais effet produit sur l'opinion par les dépenses et les dissipations de la Reine. Consacrant toutes ses ressources au plaisir,—au point de contracter des dettes que le Roi était ensuite obligé de payer,— elle manquait d'argent pour ses œuvres de bienfaisance. Elle semblait même oublier, sous ce rapport, le rôle qui lui appartenait. A sa place, madame Necker avait pris la direction des institutions de charité établies dans le royaume; et l'archevêque de Paris ayant gagné cinq cent mille livres dans un procès, ce fut à elle, non à la Reine, qu'il envoya cette somme pour être distribuée en aumônes. Vainement Necker adressait-il à la Reine de respectueuses représentations sur les charges qu'entraînaient pour le Trésor ses faciles libéralités. Tandis qu'il portait l'économie jusqu'à surveiller les frais de bougies de la maison du Roi et vouloir quon hrùlàt les petits bouts, Marie-Antoinette, engouée de madame de Polignac, comme elle l'avait été de la princesse de Lamballe, faisait donner à cette nouvelle favorite trente mille livres de revenu en terres, plus quatre cent mille livres pour payer ses dettes et huit cent mille livres pour doter sa fille. Ces grâces exorbitantes excitèrent d'autant plus de clameurs qu'il était notoire, au dire de Mercy, que, depuis quatre ans, la famille de Polignac, «sans aucun mérite envers l'État et par pure faveur», s'était procTÉ, tant en grandes charges qu'en autres bienfaits, pour près de cinq cent mille livres de revenu.

Si Louis XVI, par faiblesse envers la Reine, laissait se perpétuer des abus qu'il eût dû réprimer, il se prétait du moins avec sincérité à toutes les sajjes ou bienfaisantes innovations dont Necker lui soumettait les projets. Au mois d'août 1779, il rendit l'édit célèbre qui abolissait dans ses domaines les droits de servitude et de mainmorte. Cet édit fut applaudi de tous les amis de la Phiilosophie. L'Académie française s'associa à ces applaudissements, en faisant de cet acte mémorable le sujet du prix de poésie qu'elle devait décerner. Louis XVI , poussant jusqu'au scrupule le respect du droit de propriété, n'osa, par un coup d'autorité, affranchir les serfs qui ne relevaient pas des possessions royales. « Nous aurions voulu, disait-il dans le préambule de l'édit, abolir sans distinction ces vestiges d'une féodalité rigoureuse, mais nos finances ne nous permettent pas de racheter ce droit des mains des seigneurs.» Du moins il exprimait l'espoir de voir son exemple suivi dans le reste du royaume et d'être bientôt «témoin de l'entier affranchissement de ses sujets», qui, dans quelque état que la Providence les eût fait naître, avaient, disait-il, «des droits égaux à sa protection et à sa bienfaisance» .

La voix du monarque fut entendue, et quelques seigneurs s'honorèrent en imitant sa générosité. Toutefois un grand nombre d'hommes restèrent, pour quelque temps encore, attachés à la glèbe et prives, selon les termes de l'edit, de la liberté de leurs personnes et des piérogatives de la propriété. Le clergé et le Parlement donnèrent dans cette circonstance une nouvelle preuve de leur peu d'inclination à seconder le gouvernement dans ses innovations généreuses. Les serfs du mont Jura, dont Voltaire avait si vivement plaidé la cause contre le chapitre de Saint-Claude,—et au nom desquels avait été soulevée pour la première fois l'idée d'abolir la servitude en France,—ne furent point affranchis. Les chanoines refusèrent de s'associer à la libéralité du Roi, à moins d'être indemnisés d'un revenu de vingt-cinq mille livres qu'il leur fallait sacrifier. Quant au Parlement, il enregistra l'édit mais il comptait lui-même parmi ses membres de grands propriétaires de fiefs, et, loin d'émettre le vœu que les bienfaits de l'édit fussent étendus sans restriction à tout le royaume, il réserva par une clause expresse le droit des seigneurs, plaçant ainsi l'intérêt particulier, qui était aussi le sien, avant les droits de l'humanité.

Si las qu'il fût déjà du mauvais vouloir ou de l'opposition qu'il rencontrait autour de lui, Necker, sûr de la confiance et de l'appui du monarque, poursuivait l'œuvre qu'il avait entreprise. Il introduisait une règle de plus en plus rigoureuse dans l'administration des finances, créait une nouvelle comptabilité qui permît de saisir, à la seule inspection des registres du Trésor, la relation entre les recettes et les dépenses, réduisait le nombre des fermiers généraux, abaissait de soixante à douze celui des receveurs généraux. Il avait commencé la difficile réforme de la maison du Roi. Les trésoriers de la bouche, de l'argenterie, des menus plaisirs, de la vénerie, des écuries, des bâtiments, se virent remplacés par un trésorier unique qui en réunit les diverses attributions. Plus tard, étaient supprimées d'un seul coup quatre cent six charges,—bouche et communs,—de la maison du Roi. On annonçait que les charges des grands officiers de la couronne allaient être également abolies. Avec la maison du Roi, Necker voulait réformer celle du comte de Provence et celle du comte d'Artois. Il s'efforçait aussi d'arrêter le cours de ces coûteuses largesses qui, sous le nom de pensions, indemnités, gratifications, appointements conservés, subsistances, constituaient pour le Trésor une charge annuelle de vingt-huit millions. Il pratiquait enfin, dans le département des finances, ces salutaires et nombreuses «amputations» que Turgot avait voulu opérer dans tous les services publics.

A mesure que s'effectuaient ces réformes ou qu'en transpiraient les projets, l'hostilité contre Necker grandissait et devenait plus menaçante. Les frères du Roi, le duc d'Orléans, le prince de Condé, les plus grands seigneurs de la cour élevaient des réclamations, les uns alléguant qu'on portait atteinte à leurs priviléges, les autres qu'on avilissait la couronne en la dépouillant de son éclat. Quelques-uns des ministres, que les mesures de Necker avaient froissés dans leur indépendance, exprimèrent aussi des plaintes. Tandis qu'on travaillait sous main à entraver l'exécution de ses réformes, on imprimait contre lui pamphlet sur pamphlet. On disait que, ne pouvant opérer le remboursement des offices supprimés qui montait déjà à une somme énorme, il se verrait contraint de recourir au papier-monnaie, et que «tout ce jeu» finirait par une banqueroute. On n'attaqua pas seulement son administration, on attaqua son caractère. On l'accusa de chercher, sous l'apparence du bien public, la satisfaction de son intérêt personnel, de son ambition hypocrite ou de sourdes vengeances. On fouilla sa vie passée pour y découvrir des traits qui pussent le rendre odieux ou ridicule. On l'offensa dans ses affections les plus légitimes. On fit tout, en un mot, pour irriter sa fierté et décourager son patriotisme; et, alors que le public tremblait de voir les finances «rentrer dans le chaos» si elles passaient en d'autres mains, des paris s'engageaient de nouveau à la cour sur la date où Necker allait quitter son poste.

Les évéques purent se croire, à leur tour, menacés par les réformes de Necker. Des brochures qu'on disait écrites par lui ou rédigées sous son inspiration, et dans lesquelles on démontrait la nécessité d'imposer les biens du clergé, avaient été, à plusieurs reprises, répandues dans le public. Au mois de mars 1780, il n'était bruit «dans tout Paris» que d'un, procbain lit de justice où, avec un édit qui supprimerait les charges des grands olficiers de la couronne, seraient promulguées deux autres lois, dont l'une rendrait l'état civil aux protestants et l'autre déclarerait les biens ecclésiastiques soumis désormais à l'impôt. L'idée d'imposer les biens du clergé était alors universellement admise; et, en face des embarras financiers où se trouvait le gouvernement, on s'étonnait que l'épiscopat refusât de concourir aux charges de l'État. L'assemblée générale du clergé, qui devait avoir lieu cette année, s'ouvrit au mois de juin 1780. Les évéques montrèrent combien peu ils étaient disposés à se dépouiller d'une partie de leurs immenses revenus. Les commissaires du Roi leur ayant demandé, en considération des dépenses de la guerre avec l'Angleterre, un don gratuit de trente millions, le cardinal de la Rochefoucauld, président de l'assemblée, exprima sa surprise «d'une demande aussi excessive», de laquelle on ne trouvait, disait-il, «aucun exemple dans les archives du clergé». Il fallut que, sur cette somme, le Roi s'engageât à rembourser, durant quatorze ans, un million chaque année,—ce qui réduisait le don gratuit à seize millions,—et que de plus il promît de ne réclamer aucun autre subside jusqu'à 1785. Le gouvernement se vit obligé à une autre concession. Les curés du Dauphiné, bornés pour la plupart à la portion congrue, et se plaignant de la détresse où les laissaient leurs supérieurs qui accaparaient à leur profit les richesses de l'Eglise, avaient envoyé à Paris deux syndics chargés de représenter au Roi le fidèle tableau de leur indigence. Pour soutenir leur requête, ils avaient lait imprimer une consultation signée de neuF habiles avocats. Les évéques obtinrent du Roi un ordre qui enjoignit aux syndics de retourner dans leur province et un arrêt du Conseil qui supprima la consultation.

Conformément à l'usage, les évêques, dans le cours de leurs délibérations, présentèrent au Roi des mémoires où étaient consignés leurs vœux au sujet de la religion. Dans l'un, ils exprimaient le regret que les protestants fussent admis, malgré les lois, dans les emplois publics, — ce qui était une attaque indirecte contie Necker, — et suppliaient le Roi, comme ils l'avaient fait en 1775, de ne point abaisser devant les religionnaires les barrières élevées par la sagesse et la piété de ses prédécesseurs. Dans un autre, ils se plaignaient du nombre des «productions antichrétiennes» répandues partout avec impunité. Ils témoignaient en particulier leur douleur de voir sans cesse exposé «aux hommages de la vénération publique» un écrivain fameux, moins connu par la beauté de son génie et la supériorité de ses talents que par une guerre persévérante et implacable que, durant soixante ans, il avait soutenue contre le Seigneur et contre son Christ». Après avoir ainsi désigné Voltaire, ils parlaient de l'abbé Raynal, «un ancien religieux, encore revêtu des saintes livrées de l'Eglise», qui longtemps avait désavoué un ouvrage «semé des blasphèmes les plus révoltants» et déjà condamné par un arrêt du Conseil, et venait d'en publier une nouvelle édition, à la tête de laquelle figuraient son nom et son portrait; «tant l'oubli des principes, disaient-ils, avait fait d'effrayants progrès, tant dormaient d'un sommeil profond les notions les plus élémentaires de la bienséance et de la pudeur!»

«Sire, ajoutaient-ils, il est temps de mettre un terme à cette déplorable léthargie. Que Votre Majesté sauve la religion, les mœurs, l'autorité, en se hâtant d'adresser à toutes les cours souveraines une loi bienfaisante, propre à contenir enfin le plus noble de tous les arts, l'art d'écrire, dans les bornes d'une généreuse, mais sage liberté.» Ils rappelaient à ce sujet la Déclaration de 1757, qui punissait de mort «toutes personnes convaincues d'avoir composé, imprimé ou répandu des écrits tendants à attaquer la religion». ils n'en réclamaient pas toutefois l'exécution; «leurs entrailles paternelles, disaient-ils, frémissaient à la vue de ces dispositions rigoureuses». Ils se bornaient à requérir contre l'auteur la peine de la détention, avec privation de tout emploi, honneur ou dignité, demandaient que l'imprimeur fut suspendu et, au besoin, destitué de sa profession, que les colporteurs fussent également soumis à des pénalités, et qu'enfin de fréquentes visites de police eussent lieu chez les libraires. Louis XVI ne répondit à ces demandes, comme en 1775, que d'une mnnièie evasive. A l'égard du public, ni ces vœux, ni les délibérations qui les avaient précédés, n'obtinrent de lui la faible attention qu'avaient encore obtenue les vœux et les délibérations de l'assemblée de 1775 . Les évêques semblèrent avoir eux-mêmes la conscience de l'oubli profond où ils étaient tombés. Pour la première fois, ils s'abstinient de rédiger ces Actes dont la publication suivait ordinairement la clôture de leurs assemblées. Cette particularité fut la seule cbose remarquée. On prétendit que, si l'épiscopat dérogeait sur ce point à ses habitudes, «c'était sans doute que les Pères de l'Eglise étaient contents de leurs ouailles».

Pendant que le haut clergé donnait ainsi de nouveaux témoignages de son intolérance et ne craignait pas de rappeler à Louis XVI des lois de mort promulguées par son prédécesseur, le jeune monarque, obéissant à des inspirations bien différentes et étendant jusque sur les criminels les effets de sa sollicitude, ordonnait, dans le régime des prisons, des améliorations réclamées depuis longtemps au nom de l'humanité et abolissait la question préparatoire. Dans un autre ordre d'idées, Necker obtenait de lui une innovation empruntée aux usages de l'Angleterre et destinée à frapper les esprits plus qu'aucune de celles qui avaient encore eu lieu. Au mois de janvier 1781, il publiait, avec la permission du Roi, son fameux Compte rendu sur la situation des finances. Dans cet écrit, il ne se bornait pas à présenter un tableau comparatif des recettes et des dépense; il expliquait ses opérations antérieures, annonçait ses projets, dévoilait les désordres et les abus de toute sorte qu'il s'était donné pour mission de réprimer. Jusqu'alors, connue il le disait, on avait en France fait constamment un mystère de l'état des finances. La nation n'ignorait pas seulement le rapport des dépenses et des recettes annuelles du Trésor, avec le cbiffre des engagements extraordinaires con- tractés par la couronne; elle ignorait même le montant des subsides qu'elle fournissait à l'Etat. Pour la première fois, elle allait voir enfin s'illuminer ces ténèbres.

L'effet produit par cet écrit fut immense. On disait que l'apparition de cet «admirable» mémoire « erait une époque à jamais glorieuse dans les fastes de la monarchie». Le jour môme qu'il parut, on en débita près de six mille exemplaires. Pendant les premiers temps , le travail continuel de deux imprimeries ne put suffire aux demandes multipliées de Paris, de la province et de l'étranger. Il fut bientôt reproduit dans toutes les langues de l'Europe. Des pièces de vers, des estampes furent publiées en l'honneur de Necker. Mais á coté des louanges se produisirent les critiques. Les uns ne virent dans ce Compte rendu que l'œuvre d'un administrateur orgueilleux et infatué de son importance, et d'autres l'ouvrage d'un charlatan. Les vieux financiers à la diable, c'est-à-dire à la Terray ou à la Chigny, le lâmèrent comme «une innovation dangereuse». Certains politiques y relevèrent des passages inconstitutionnels, et reprochèrent à l'auteur d'avoir dit «que l'augmentation des impôts était soumise à la puissance du Roi». On prétendit aussi que livrer à la connaissance du public et en quelque sorte à son contrôle les actes du souverain, c était offenser celui-ci dans son honneur et l'amoindrir dans son autorité . Mais ce qui, dans cet écrit, excita le plus de mécontentements, ce fut ce plein jour qu'il projetait sur les abus dont tant d'hommes avides et sans scrupules vivaient au détriment de l'État et de la nation.

Atteints par cette espèce de réquisitoire et inquiets des nouveaux projets de réforme qu'il annonçait, les ennemis de Necker rassemblèrent toutes leurs forces et engagèrent contre lui un combat «à mort». On circonvint l'esprit timide du Roi; on remua toute la cour. Les pamphlets se multiplièrent. Coup sur coup parurent la Lettre d'un ami à M. Necker, les Observations d'un citoyen, la Réponse au conte bleu, les Comment, les Pourquoi. On usa d'un moyen plus efficace et qui fut décisif. Necker, s'emparant d'un lambeau des idées de Turgot, avait établi dans le Berry, dans la haute Guyenne, dans le Dauphiné, et voulait établir peu à peu dans toute la France, sous le nom d' Administrations provinciales, des commissions électives, composées des députés des trois ordres, et qui, se réunissant à certaines époques, étaient chargées, dans chaque province, de répartir l'impôt et de surveiller les intérêts de la population. Mais, avant de mettre à exécution un système dont les premiers essais ne laissèrent pas de rendre quelques services, il avait adressé à Louis XVI un mémoire sur ce sujet, et ce fut de ce mémoire qu'on se servit pour le perdre.

Dans ce mémoire, qui touchait à des questions très diverses et où, à côté d'idées utiles, se trouvaient, on doit le dire, des principes directement favorables au pouvoir absolu, Necker proposait d'oter la franchise du sel à tous les membres des cours souveraines, afin de diminuer la gabelle; de supprimer la dime; de porter jusqu'à douze cents livres les portions congrues des curés de campagne, augmentation dont on trouverait les moyens dans les revenus «des gros bonnets de l'Église» et dans les riches fondations; d'abolir les intendances, «comme étant des places onéreuses à l'Etat et tyranniques pour le peuple»; d'enlever aux parlements le droit d'enregistrement et de les réduire aux fonctions judiciaires. Une mise au jour de ce mémoire, jusqu'alors resté secret, ne pouvait manquer de soulever contre Necker «les tribunaux, la haute volée et le clergé». Ses ennemis le comprirent. Ce mémoire, imprimé furtivement, fut communiqué au Parlement et adressé même, parait-il, à tous les parlements du royaume. Ce fut aussitôt un concert de clameurs. La ligue formée contre le directeur des finances se grossit de tous ceux que menaçaient les projets exposés dans ce mémoire. On attaqua ce nouvel écrit par des pampliets, comme on avait attaqué le Compte rendu. Le Parlement refusa d'enregistrer un édit qui instituait une assemblée provinciale dans le Bourbonnais, prépara des remontrances, et telle était son irritation, que des magistrats ne proposaient rien moins que de décréter Necker pour attentat aux lois.

Louis XVI, assailli de plaintes et de réclamations par les parlements, les intendants, le haut clergé et les principaux personnages de la cour, se sentit ébranlé. Necker jugea, de son côté, qu'il ne pouvait conserver la direction des finances sans une marque éclatante de la confiance du Roi qui imposât à ses ennemis. Il demanda à Louis XVI de l'admettre au Conseil avec le titre de ministre ou de recevoir sa démission. «Le vieux routier de cour», Maurepas, — qui , après avoir été lui-même engoué de Necker, lui était devenu hostile, — le laissa «enfiler» cette voie, et, quand il l'y vit engagé, il représenta au monarque que les lois du royaume défendaient l'entrée dans les Conseils à un étranger et à un protestant, et que, s'il y était admis, les ministres demanderaient à se retirer. Louis XVI aurait pu résister; il n'avait plus, comme à l'époque où il congédia Turgot l'excuse de sa grande jeunesse, et il ne pouvait lui échapper que l'opposition dirigée contre Necker n'était ni aussi grave, ni aussi considérable que celle qui s'était formée contre Turgot. Dans un excès de faiblesse, il méconnut ses devoirs et accepta la démission de Necker.

La nouvelle de cette démission fut connue dans Paris le 20 mai au matin; elle causa une consternation générale. A la Bourse, il y eut une sorte de panique; les effets royaux baissèrent sur-le-champ d'un chiflre considérable. Dans le public, on qualifiait cet événement de calamité nationale; on disait qu'une bataille perdue sur mer eût mieux valu pour la France que la retraite de Necker. Dans les maisons particulières, dans les cafés, dans les promenades, on ne s'entretenait d'autre chose. On voyait des personnes se communiquer la nouvelle en versant des larmes; d'autres s'abordaient sans mot dire et se serraient tristement la main. Le soir, le nom de Necker, prononcé à la Comédie française, y excita un véritable tumulte. Quelques jours après, l'auteur d'un des derniers pamphlets écrits contre Necker ayant été reconnu au Palais-Royal, une foule menaçante s'amassa autour de lui, et peu s'en fallut qu'on ne le jetât dans la pièce d'eau du jardin. Le Roi lui-même témoignait des regrets de l'éloignement d'un homme dont le caractère empreint de roideur avait pu le froisser quelquefois, mais qui n'avait cessé néanmoins de posséder son estime. Le duc d'Orléans, le duc de Chartres, le prince de Condé, les plus grands seigneurs de la cour,—dont plus d'un avait secrètement souhaité l'événement qui consternait Paris, — allèrent sinon par patriotisme, du moins par bienséance, rendre visite à Necker. Pendant plusieurs jours, on conserva l'espoir qu'il allait être rappelé. Des démarches furent même à cet effet tentées auprès du Roi. La crainte de ce retour ranima une dernière fois les cabales. Le 4 juin, Joly de Fleury, le même que les ennemis de Necker avaient désigné pour son successeur, entrait au Conseil comme ministre des finances, et dès lors toute espérance que le monarque revînt sur sa décision dut être abandonnée.

Cinq jours après la retraite de Necker, le Parlement condamnait au feu l'ouvrage de l'abbé Raynal, sur les Etablissements et le commerce des Européens dans les deux Indes, ouvrage qu'avait dénoncé au Roi la dernière assemblée du clergé, et décrétait l'auteur de prise de corps. Cette condamnation n'était pas étrangère aux événements qui venaient d'émouvoir l'opinion. On avait rapporté au Parlement que l'abbé Raynal avait prêté sa plume à Necker pour la rédaction de son mémoire sur les Assemblées provinciales, et cette particularité avait suffi pour provoquer contre cet écrivain les rigueurs des magistrats. D'après une autre version, le Parlement ne fit, en cette circonstance, que se conformer aux ordres du souverain. Un ennemi de l'abbé Raynal avait placé un des volumes de son ouvrage sur la table du Roi, disposé de telle sorte qu'il s'ouvrît naturellement aux endroits les plus répréhensibles, et Louis XVI, en ayant pris connaissance, avait témoigné son mécontentement au garde des sceaux que le Parlement laissât se répandre un livre aussi dangereux. Avertis par le ministre, et désireux sans doute de complaire au Roi dans un moment où ils demandaient l'éloignement de Necker, les magistrats s'étaient empressés de sévir.

Depuis qu'il avait été supprimé en 1772 par un arrêt du Conseil, cet ouvrage avait reçu de l'auteur de nombreuses additions. Dans l'édition incriminée, qui datait de 1780, il était même question de la guerre que la France soutenait en ce moment contre l'Angleterre. Les passages qu'y relevait le réquisitoire étaient comme l'excès des doctrines émises par la Philosophie. Il y a plus; en religion, en morale, en politique, on rencontrait dans le livre de Raynal plusieurs de ces maximes absolues ou inexorables qui semblaient enpruntées par avance aux jours les plus troublés de la Révolution. La religion chrétienne, disait l'auteur, ne présente «qu'une morale barbare, qui met les plaisirs qui font supporter la vie au rang des plus grands forfaits; une morale abjecte, qui impose l'obligation de se plaire dans l'humiliation; une morale extravagante, qui menace des mêmes supplices les faiblesses de l'amour et les actions les plus atroces; une morale superstitieuse, qui enjoint d'égorger tout ce qui s'écarte des opinions dominantes; une morale intéressée, qui n'admet de vertus que celles qui sont utiles au sacerdoce, ni de crimes que ce qui est contraire aux ministres de la religion». Jamais la Philosophie n'avait tenu un langage aussi violent, et l'on ne pouvait dire plus ouvertement que l'anéantissement du catholicisme serait un bienfait pour la civilisation. Devançant sur un autre point les apôtres exagérés des doctrines révolutionnaires, l'abbé Raynal déifiait la raison. «La Philosophie, disait-il, doit tenir lieu de divinité sur la terre; c'est elle qui lie, éclaire, aide et soulape les humains» Par une conséquence naturelle, il faisait de la Philosophie la directrice de la politique et l'inspiratrice des lois. «Tout écrivain de génie est magistrat né de sa patrie; son tribunal, c'est la nation entière, le public son juge, non le despote qui ne l'entend pas ou le ministre qui ne veut pas l'écouter; c'est aux sages de la terre qu'il appartient de faire des lois, et tous les peuples doivent s'empresser de les adopter.» Il n'était pas jusqu'aux décrets meurtriers de la Révolution, dont on ne trouvât dans cet ouvrage le vœu anticipé, Raynal rappelait une ancienne coutume de l'île de Ceylan «qui assujettissait le souverain à l'observation de la loi, et qui le condamnait à la mort s'il osait la violer». Ce n'était point là, de la part de l'auteur, une simple citation historique. «Si les peuples connaissaient leurs prérogatives, ajoutait-il, cet ancien usage subsisterait dans toutes les contrées de la terre». Enfin, comme s'il eù tévoqué, dans une sorte de vision, une image plus sinistre, il établissait cette maxime: La loi n'est rien, si n'est pas un glaive qui se promène indistinctement sur toutes les têtes, et qui abat ce qui s'élève au-dessus du plan horizontal sur lequel elle se meut. Au nombre des passages qu'une main inconnue avait signalés à son attention, Louis XVI lut-il aussi celui-là?

 

LIVRE XI. RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRES JOLY DE FLEURY, D'ORMESSON ET GALONNE. (1781-1786)