L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.1715-1789.FELIX ROCQUAINLIVRE PREMIER. LA RÉGENCE (1715-1723)
Louis XIV, sur la fin de son règne, s'était rapproché de la cour de Rome et livré à la direction des Jésuites qui en étaient les plus ardents auxiliaires. Il heurtait, par cette conduite, les inclinations de la majorité de ses sujets. Tout en répudiant le protestantisme, la France n'avait cessé de se montrer hostile aux prétentions ultramontaines. La déclaration de l'assemblée du clergé de 1682, qui refusait au Saint-Siège toute action sur les pouvoirs temporels et proclamait les conciles supérieurs aux papes dans les matières de foi, représentait les vrais sentiments du pays. Quant aux Jésuites, discrédités de longue date dans l'opinion, ils l'étaient plus encore depuis que, en possession de confesser les rois, ils étaient devenus tout-puissants. Sous l'influence des idées qui dominèrent sa vieillesse, Louis XIV ne crut pas assez faire pour l'Eglise en maintenant par la force une seule religion dans ses États. A l'exemple des Constantin, des Théodose, auxquels il aimait à s'entendre comparer, il voulut veiller sur la pureté du dogme et gouverner les consciences. Les Jansénistes, attachés à des doctrines que Rome avait condamnées, attirèrent particulièrement les sévérités du monarque. En 1709, il faisait raser Port-Royal des Champs où étaient inhumés leurs représentants les plus illustres, dont il ordonnait, deux ans après, de disperser les cendres. On pouvait croire que ces rigueurs suffisaient à son zèle, lorsqu'en 1713 un nouvel acte d'intolérance étonna les esprits. Parmi les livres dont se nourrissaient les âmes pieuses, il en était un, intitulé: Réflexions morales sur le Nouveau Testament, qui avait pour auteur le père Quesnel, prêtre de l'Oratoire. Cet ouvrage, composé en 1671, avait été approuvé par un grand nombre de prélats et de théologiens. Depuis quarante ans, il édifiait toute l'Eglise, sans avoir soulevé la moindre contradiction. Une nouvelle édition, faite en 1699, avait été dédiée au cardinal de Noailles, archevêque de Paris, et agréée par lui. Clément XI lui-même avait fait l'éloge de ce livre, et le père La Chaise, confesseur de Louis XIV, l'avait toujours sur sa table, disant qu'il y trouvait, à quelque endroit qu'il l'ouvrît, de quoi s'édifier et s'instruire. Le jésuite Le Tellier, qui avait remplacé le père La Chaise auprès de Louis XIV, dénonça au monarque l'œuvre du père Quesnel comme entachée de jansénisme et le pressa de demander au Pape une constitution qui en condamnât les erreurs. La question de doctrine fut, en réalité, la moindre des causes qui portèrent à cette démarche le confesseur du Roi. Les Jésuites s'étaient vus récemment compromis par les affaires de Chine. Le Tellier, homme violent et peu scrupuleux, voulut relever le crédit de sa Compagnie par un coup d'éclat qui unît dans une même cause Rome et les Jésuites. Il haïssait les Jansénistes; il ne haïssait pas moins le cardinal de Noailles, leur secret protecteur, et son rival en faveur auprès du Roi. En obtenant une bulle qui flétrît dans cet ouvrage un grand nombre de oppositions, «il mettait par leurs contraires l'école de Molina en honneur et en dogme implicite»; il frappait en même temps le cardinal de Noailles, approbateur du livre. A son instigation, plusieurs évêques censurèrent les Réflexions morales en des mandements qu'on répandit dans Paris. D'autres prélats, non moins faciles à séduire, consentirent à signer des lettres qu'il avait préparées, et dans lesquelles on suppliait le Roi de protéger la foi ébranlée par des doctrines perverses. Il fut aisé d'alarmer la conscience d'un prince tombé avec l'âge dans une dévotion presque superstitieuse, et qu'on avait accoutumé depuis longtemps à considérer les Jansénistes comme «un parti républicain dans l'Eglise et dans l'Etat». Louis XIV sollicita de Clément XI une bulle qu'il s'engagea d'avance à faire recevoir en son royaume. Cédant au désir du monarque, le Pape ordonna d'élaborer un projet de constitution. Cependant Le Tellier étendait à Rome le fil de ses intrigues. Rédigée sur ses indications, la Bulle était déjà imprimée secrètement à un certain nombre d'exemplaires, quand elle fut soumise au Pape par le cardinal Fabroni, dévoué aux intérêts des Jésuites, et qui exerçait sur l'esprit du Saint-Père une sorte de domination. «Tout y brillait, excepté la vérité». Ses auteurs, embarrassés à trouver dans le livre du père Quesnel des motifs de condamnation, faisaient dire au Pape que le mal contenu dans les Réflexions morales était d'autant plus dangereux qu'on ne l'apercevait pas, «semblable à un abcès qu'il faut percer pour en exprimer le pus». Clément XI se récria, voulut faire des corrections; Fabroni «s'emporta de colère», traita le Pape de «faible», de «petit garçon», lui soutint la Constitution «belle et bonne», puis, le laissant éperdu, courut faire afficher la Bulle por tous les lieux publics. Le même jour, elle était expédiée par un courrier à Le Tellier, qui la montra au Roi et y disposa sou assentiment avant qu'elle lui fût présentée officiellement par le nonce. Telle fut, au dire du duc de Saint-Simon et de plusieurs contemporains, l'origine de la trop célèbre constitution Unigenitus. Dès qu'on eut en France connaissance de cette bulle, le cri fut universel. La condamnation de textes de saint Paul, de saint Augustin et d'autres Pères que reproduisaient les Réflexions morales, les maximes ultramontaines dont elle était remplie, la part suspecte qu'y avaient eue les Jésuites, soulevèrent contre elle la cour, la ville et les provinces. Des cent une propositions qui s'y trouvaient condamnées, la quatre-vingt-onzième, en particulier, était l'objet dos plus ardents commentaires. Elle portait: Une excommunication injuste ne doit jamais nous empêcher de faire notre devoir. Dans la flétrissure infligée à cette proposition, on vit un outrage à la vertu, on vit surtout une atteinte à l'indépendance des rois et un ébranlement de la fidélité due aux souverains par leurs sujets. Une nombreuse assemblée d'évêques fut convoquée à Paris. Quarante acceptèrent la Bulle; le cardinal de Noailles et, avec lui, quatorze prélats la repoussèrent. La division se mit dans l'épiscopat, dans le clergé, dans les ordres religieux. Les laïques eux-mêmes prirent parti. Le Tellier «tint ferme» . On renvoya dans leurs diocèses les évéques opposants; les prélats qui n'assistaient pas à l'assemblée furent sommés par des lettres du Roi de donner leur adhésion. La Sorbonne, qui avait repoussé la Bulle à la pluralité des suffrages, reçut l'ordre de l'enregistrer. On exigea du Parlement la même docilité. Vainement le procureur général, d'Aguesseau, adressa-t-il au monarque de respectueuses représentations. Le Parlement se vit contraint de céder; et, le 14 février 1714, sous la réserve ordinaire des droits de la couronne et des libertés de l'Eglise gallicane, il enregistra la Constitution. Dans les lettres patentes qui accompagnaient l'envoi au Parlement du texte de la Bulle, Louis XIV ordonnait la suppression , non-seulement du livre des Réflexions morales, mais de tous les écrits publiés pour sa défense, et interdisait, sous des peines sévères, d'en publier à l'avenir. Mais toute son autorité fut impuissante à contenir l'effervescence qu'il avait excitée. Ni les interdictions, ni la prison, ni l'exil, ne purent soumettre les consciences irritées. Louis XIV lui-même se troubla de cette opposition,—la première qu'il eût éprouvée dans tout le cours de son règne—et, à l'heure de la mort, s'adressant à des évêques dont les conseils, avec ceux de Le Tellier, avaient dirigé sa conduite, il les rendit responsables devant Dieu de l'état d'agitation où il laissait l'Eglise. On sait avec quelle joie scandaleuse Paris et tout le royaume accueillirent la nouvelle de cette mort. Louis XIV ne fut regretté, dit Saint-Simon, que de ses valets intérieurs, de peu d'autres gens et des chefs de l'affaire de la Constitution. La France oublia les gloires de son règne pour n'en voir que les maux. A côté des derniers ressentiments dont les âmes étaient pleines, tous les autres griefs, amassés de longue date sous le poids des événements, éclatèrent à la fois. Les populations, délivrées à peine de la fatale guerre de la succession d'Espagne, ruinées par les impôts, épuisées de misère, accusaient le monarque de leur infortune. Les parlements, dont il avait étouffé la voix, ne lui pardonnaient pas de les avoir asservis, et frémissaient encore de la honte qu'il leur avait infligée en les forçant à légitimer des princes nés de ses amours adulrères. Partout, las d'un despotisme qui avait tout assujetti, on rendit gràce au ciel d'une délivrance où l'on entrevoyait un avenir de paix et l'espoir de quelque liberté. Le duc d'Orléans, au début de sa régence, parut entrer dans les sentiments du pays et dépassa même ses vœux en une certaine mesure. Il rendit le droit de remontrances au Parlement, et, en faisant casser par les magistrats le testament du feu Roi, il leur donna une importance qui les vengea de leur servitude passée. Il s'associa aux rancunes des populations par les sévérités dont il poursuivit les traitants enrichis de leurs dépouilles; et peu s'en fallut que, en face du désordre où il trouva les finances, il ne convoquât les Etats généraux. Dans l'édit qui excluait les princes bâtards de la succession au trône, il déclara que, à défaut d'héritiers légitimes, à la France seule appartenait le droit de décerner la couronne, et opposa ainsi à la volonté du souverain les droits de la nation qu'il disait méconnus. En matière de religion, il ne se montra pas moins résolu à s'écarter des voies suivies par son prédécesseur. Il rendit à la liberté toutes les personnes emprisonnées pour cause de jansénisme. Le cardinal de Noailles, disgracié par Louis XIV, fut nommé président du Conseil des affaires ecclésiastiques. Le Tellier, chargé de la haine publique, prit la route de l'exil. Il fut même question de supprimer les Jésuites,—mesure qui eût plus touché l'opinion que la convocation des Etats généraux, dont rien n'atteste que le pays eût conçu la pensée;—on se contenta de leur interdire le confessionnal et la chaire. Dépassant sur un autre point les idées de la nation, le duc d'Orléans forma le dessein de rappeler les protestants. S'il laissa subsister contre eux les lois violentes du dernier règne, il ordonna tlu moins d'en tempérer les rigueurs. La question religieuse était, entre toutes, celle qui tenait les esprits en suspens. A juger des dispositions que montrait le gouvernement, on put croire qu'il ne ratifierait pas ce qui avait été fait sur la Constitution. Les Jésuites prirent l'alarme. Douze évêques écrivirent au Pape de tenir ferme. A Paris, en province, on répandit des écrits où l'on disait la religion en péril, où l'on traitait de schismatiques et d'hérétiques les adversaires de la Constitution. L'archevêque d'Arles déclara, dans un mandement, que les opposants à la Bulle étaient plus coupables que ne le fut Adam après avoir mangé du fruit défendu. Dans une brochure qui attira plus particulièrement l'attention, on s'élevait contre la conduite du Régent; on exhortait les prélats «à se remuer, à s'assembler, à délibérer, à se concerter dans les provinces»; au mépris des lois qui ne reconnaissaient aux représentants du Saint-Siège que la qualité d'ambassadeurs et défendaient les communications entre eux et les membres de l'épiscopat, on pressait les éveques «de s'unir au nonce et d'agir avec lui». Les Jansénistes,—nom qu'on donna dès lors indistinctement à tous les ennemis de Rome et de la Constitution,—élevèrent la voix à leur tour. Le bruit ayant couru que le cardinal de Noailles avait demande au Saint-Siège des explications sur la Bulle, les trois cents cures du diocèse de Paris, cent trente-deux docteurs de Sorbonne, des corps entiers de religieux signifièrent à l'archevêque que, quelles que fussent ces explications, ils étaient résolus à la repousser. On vit, comme sous Louis XIV, les laïques prendre parti. Selon l'opinion qu'ils adoptaient, les hommes portaient à l'épée des nœuds de rubans de couleurs différentes, qu'on appelait rubans à la Régence ou à la Constitution. Déjà l'on se demandait si l'esprit de la Ligue allait de nouveau agiter le royaume, lorsque la lutte prit tout à coup un caractère plus tranché. Au mois de mars 1717, quatre évêques passèrent devant notaires un acte par lequel, se fondant sur la déclaration du clergé de 1682, ils appelaient de la Constitution au futur concile général. La Sorbonne enregistra cet acte, et un huissier au Châtelet eut la hardiesse d'aller à Rome en afficher la copie sur les murs de l'église Saint-Pierre. Il osa même s'insinuer au Vatican jusqu'auprès du Pontife, dont il baisa la pantoufle, et, parlant à sa personne, lui remettre un exploit. Des divers rangs du clergé, on se rallia aussitôt à cette protestation. L'officialité de Paris fut encombrée de curés et d'ecclésiastiques du second ordre venant y faire enregistrer leur appel. Le cardinal de Nouilles fit aussi le sien, mais il ne voulut pas d'abord le rendre public. L'Eglise de France se trouva dès lors partagée en deux factions, les acceptants et les refusants. Les acceptants, écrit Voltaire, étaient les cent évêques qui avaient adhère sous Louis XIV, avec les Jésuites et les capucins; les refusants étaient quinze évéques et toute la nation. Malgré le scepticisme qu'il professait en matière de religion, le Régent sentit le danger de cette agitation et voulut y mettre un terme. Vainement, dans des vues de conciliation, avait-il plusieurs fois, en sa présence, convoqué les évéques. La cour de Rome, de son côté, ne se montrait pas disposée à revenir sur son décret. Le duc d'Orléans résolut de s'adresser directement au Pape, et sollicita de ses lumières le moyen de pacifier l'opinion. Une Déclaration du 7 octobre 1717 informa la France que des négociations venaient d'être entamées à cet effet avec la cour de Rome. Par la même Déclaration, le Récent ordonnait que, pendant le cours des instances ouvertes auprès du Saint-Siège, toute dispute cessât sur les matières qui faisaient l'objet des divisions. Se plaignant «de la licence des écrits sans nombre» répandus dans le royaume, il rappelait les lois sur la librairie qui défendaient de rien imprimer sans permission. La publication de «livres, libelles ou mémoires» ayant trait aux disputes, était particulièrement interdite, et injonction faite à tous les parlements d'en punir les auteurs selon la rigueur des ordonnances. Le duc d'Orléans se montrait, dans cette Déclaration, plein de respect pour le Saint-Siège. «Nous ne doutons pas, y disait-il, que Sa Sainteté, remplie des sentiments qui conviennent à sa qualité de Père commun, ne fasse voir que sa sagesse et ses lumières sont au-dessus des vues de ceux qui ont cru qu'il fallait avoir recours à l'Eglise universelle pour terminer les divisions.» C'était implicitement condamner les appels. Le Régent avait déjà montré qu'il les désapprouvait, en renvoyant dans leurs diocèses les quatre prélats qui en avaient pris l'initiative. Le syndic de la Sorbonne avait même, à cette occasion, été frappé d'exil. Si cette Déclaration mécontenta les Jansénistes, elle ne satisfit pas davantage leurs adversaires, qui s'offensèrent de cet ordre de silence imposé sans distinction aux partisans de l'erreur et à ceux de la vérité. Des deux parts, on continua de parler et d'écrire. Dans un libelle favorable à la Bulle, on rappela qu'un souverain du Bas-Empire avait prescrit par un édit un silence analogue sur des querelles religieuses, et que cet édit avait été flétri par le concile de Latran. Plus tard, l'évêque d'Apt, qui avait osé dire dans un de ses mandements qu'il n'était pas de l'avis de saint Paul, publiait un factum, intitulé: Appel du Roi mineur an Roi majeur de la Déclaration du 7 octobre. Ainsi que le faisait remarquer le parlement d'Aix, auquel l'orgueilleux prélat avait eu la hardiesse d'adresser sa brochure, le titre seul de cet écrit était une attaque au principe de la royauté; car il infirmait le pouvoir du Régent, il supposait dans la royauté une interruption, une défaillance contraires à l'essence des gouvernements monarchiques. Ces deux libelles furent brulés par la main du bourreau. En tenant une autre conduite, le Régent eût sans doute pu, dès le principe, dominer la situation. Avant de se résoudre à la démarche qu'il venait de tenter près du Saint-Siège, il avait consulté un homme d'un grand esprit, le duc de Saint-Simon. Il l'emmena un soir dans sa petite loge à l'Opéra, et, pendant tout le temps que dura la représentation, s'entretint avec lui des difficultés que soulevait l'affaire de la Constitution. Abusé par des rapports infidèles, il s'était d'abord imaginé «que le très-grand nombre était pour la Bulle, et qu'il n'y avait qu'une poignée du parti opposé». Le duc de Saint-Simon lui démontra que «le gros de la cour, du clergé, du monde, du public par tout le royaume» était du côté des refusants; qu'avec le nombre il fallait peser la qualité; que de ce côté se trouvaient les prélats les plus vertueux et les plus doctes, la presque totalité du second ordre, les parlements, les colléges, les écoles, les universités, en un mot ce que la nation comptait de plus éclairé et de plus considérable. Lui signalant les progrès qu'avait déjà faits la Bulle, il lui représenta qu'au début il ne s'agissait que de la condamnation d'un livre, et qu'à cette heure il ne s'agissait de rien moins que de «faire recevoir, signer, croire et juger comme article de loi tout ce qui était la Constitution»; que, par cette voie, la cour de Rome voulait dominer la France, comme elle dominait déjà le Portugal, l'Espagne et l'Italie. Il lui dit enfin qu'il n'y avait d'autre route à suivre que d'encourager les appels, et d'abord ceux des parlements, auxquels infailliblement se rallierait toute la France; qu'il devait intimider le nonce, tenir au Pape un langage respectueux, mais ferme, «faire parler français aux Jésuites à Paris et à Rome», et qu'il verrait tout aussitôt la Constitution tomber «avec ses machines et ses troubles». Le duc d'Orléans aurait pu d'autant mieux suivre les conseils que lui donnait le duc de Saint-Simon, qu'il savait Clément XI profondément affligé des désordres que les disputes sur la Constitution avaient introduits dans l'Eglise. Ce pontife avait confié en pleurant à l'ambassadeur de France qu'il n'avait cédé, à l'origine de cette affaire, qu'à l'obsession et à l'intrigue. «Gémissant d'être en brassière et de ne pouvoir ce qu'il voulait», peut-être attendait-il, pour revenir sur cette fatale Bulle, qu'on lui forçât la main. Mais le duc d'Orléans, doué de qualités brillantes que ternirent vers la fin les excès de sa vie privée, manquait tout ensemble d'audace et de fermeté. Il se sentait capable, disait-il, de venir à bout de la mitraille, mais la prétraille l'embarrassait. Il craignait les menées des évèques; il craignait les Jésuites. Un homme dont il subissait alors le honteux ascendant, l'abbé Dubois,—qui déjà visait au chapeau de cardinal,—concourut sans doute aussi, par ses insinuations, à le rendre timide. Il advint des négociations entamées avec Rome ce qu'on en devait attendre. Abandonner au Pape, c'est-à-dire aux hommes qui le dirigeaient, le soin d'apaiser les divisions, c'était laisser Rome maîtresse de ses actes et encourager sa hardiesse. Au mois de mars 1718, le tribunal du saint Office condamnait tous les appels qui avaient eu lieu en France, et en particulier celui du cardinal de Noailles. Six mois après, le Pape, dans une lettre violente adressée à tous les catholiques, «de quelque état, degré, ordre ou condition qu'ils fussent», exigeait, sous peine d'excommunication, une obéissance entière et sans réserve à la Constitution. Ce décret enhardit le parti ultramontain. Plusieurs évèques menacèrent des peines ecclésiasticpies ceux qui, dans leurs diocèses, se montreraient rebelles à la Constitution. Tous les parlements de France, unis sur le maintien des libertés de l'Eglise gallicane, protestèrent contre ce nouvel acte du Saint-Siège. Ils accusèrent la cour de Rome de se mettre au-dessus des conciles, et de vouloir introduire, sous le couvert de la Bulle, cette doctrine de l'infallibilité que, depuis des siècles, elle cherchait à établir et que, depuis des siècles, la France avait repoussée. L'Université de Paris, qui n'avait pas encore pris une part ostensible aux débats, entra à son tour dans la lutte et appela tout ensemble de la Constitution et de la dernière lettre du Pape. Le cardinal de Noailles riposta de son côté à la condamnation qui l'avait frappé, en faisant afficher son acte d'appel sur toutes les églises de la capitale. Le public partageait à ce point toutes ces agitations, que, le jour où cet acte fut affiché, il s'en vendit, dans Paris, plus de dix mille exemplaires. La confiance que les débuts de la Régence avaient inspirée aux Jansénistes commençait à s'ébranler. Des rigueurs exercées en province et à Paris même contre les protestants montrèrent que, de ce côté aussi, le gouvernement s'éloignait de ses premières dispositions. Si le duc d'Orléans semblait, sur la question religieuse, mentir à ses promesses, il ne les répudiait pas moins en matière politique. En prenant le pouvoir, il avait dit au Parlement: «Dans tout ce que j'entreprendrai pour le bien public, je m'aiderai de vos conseils et de vos sages remontrances.» Les États généraux étant, depuis un siècle, tombés en désuétude, ce droit de remontrances restitué au Parlement constituait la seule garantie du pays contre l'arbitraire du souverain. Le Régent fit voir par sa conduite le cas qu'on devait faire de sa parole. Au mois d'août 1718,—à la suite de l'opposition qu'avaient soulevée de la part des magistrats les premières opérations de Law,—il tint un lit de justice, où, par un édit enregistré de l'exprès commandement du Roi, il réduisit le droit de remontrances du Parlement et lui défendit de s'immiscer à l'avenir dans les affaires de finances et d'administration. Le lendemain, un président et deux conseillers étaient enlevés et conduits en exil. Quelques mois après cet événement on découvrait la conspiration de Cellamare, dont le but était d'ôter la régence au duc d'Orléans pour la transférer au roi d'Espagne, conspiration dans laquelle quinze cents personnes, disait-on, se trouvaient compromises. Bien que réduite aux proportions d'une intrigue étrangère et aristocratique, et sans racines dans le pays, elle ne laissa pas de contribuer à l'impopularité du Régent par les nombreux libelles que ses auteurs répandirent contre lui dans le royaume. Elle eut un autre effet. On avait trouvé dans le complot la main des Jésuites. Le duc d'Orléans vit là un concert entre Rome et l'Espagne; et, tandis qu'il déclarait la guerre à Philippe V, il crut nécessaire de se rapprocher du Saint- Siége et de se concilier les Jésuites. Il avisa dès lors aux moyens de faire accepter la Bulle , tout en ménageant l'opinion. Un arrêt du Parlement, du 14 janvier 1719, contre divers écrits émanes des deux camps, montra le chemin que, de part et d'autre, avaient fait les idées. Dans l'un, on attaquait la déclaration du clergé de 1682, reconnue par l'État; on disait que le principe de la supériorité des conciles sur le Saint-Siège était un «dogme nouveau» et contraire à toutes les traditions. Dans un autre, on affirmait que le Pape était «infaillible dans les décisions dogmatiques, et qu'on n'était pas moins hérétique de rejeter la bulle Unigenitus que de nier l'incarnation du Verbe et la divinité de Jésus-Christ». Par contre, dans un troisième, on soutenait avec non moins de vivacité la suprématie des conciles, et l'on comparait ces assises de l'Eglise universelle aux Etats généraux, lesquels, disait l'auteur, jouissaient de tous les droits de la souveraineté lorsqu'ils étaient assemblés. Le Parlement, qui condamna les premiers écrits comme contraires aux libertés de l'Eglise gallicane, condamna celui-ci comme attentatoire à l'autorité royale. «Nous ne reconnaissons en France d'autre souverain que le Roi, disait, dans le réquisitoire prononcé à cette occasion, Guillaume de Lamoignon. C'est son autorité qui fait les lois: si veut le Roi, si veut la loi. Les Etats généraux n'ont que la voie de la remontrance et de la très-humble supplication. Le Roi défère à leurs doléances et à leurs prières suivant les règles de sa prudence et de sa justice. S'il était obligé de leur accorder toutes leurs demandes, il cesserait d'être roi.» Chez les ultramontains, comme chez les Jansénistes, les idées étaient déjà loin, comme on le voit, du livre du père Quesnel. Poursuivant ses projets, le duc d'Orléans chargea le cardinal de Noailles, avec quelques évéques, de rassembler en un Corps de doctrine des explications sur la Bulle, qui pussent rendre celle-ci également acceptable aux partis opposés. Dans cette vue, il prescrivit, par une Déclaration du 5 juin 1719, un nouveau silence d'un an sur l'objet des disputes, disant que ce temps lui suffirait pour parvenir à un accommodement. La Déclaration du 5 juin ne fut pas mieux observée que celle du 7 octobre. Cette seconde tentative du Régent, plus voisine que la première d'une totale soumission à la Bulle, ne satisfit encore qu'à demi les constitutionnaires. Peu de jours après qu'avait paru la nouvelle Déclaration, l'évéque de Soissons adressait au Régent une lettre rendue publique , où il disait que «le silence prescrit dans les causes qui intéressaient la foi n'avait jamais été utile qu'aux ennemis de la foi», et, louant par avance les prélats disposés à l'enfreindre, ajoutait que les lois promulguées pendant la minorité des rois n'engageaient pas l'obéissance au même degré que les décrets émanés de la conscience du souverain. Une lettre de l'archevêque de Reims', envoyée à tous les évéques du royaume qui avaient accepté la Bulle, était encore plus hardie. L'archevêque ne se contentait pas de charger d'invectives le petit nombre de prélats opposants, qu'il comparait « à Luther, aux sectateurs d'Arius, de Nestorius et d'Eutychès» , et de demander qu'ils fussent traités dans l'Eglise commo des païens et des publicains; il s'élevait contre les vues conciliatrices du Règent, soutenait qu'on devait repousser tout accommodement, et, conviant les évêques à la rébellion contre le gouvernement, les invitait à ne pas entrer dans les besoins de l'Etat et à refuser des subsides, si le Régent n'achetait le don gratuit du clergé par une entière adhésion à la Constitution. Le Parlement condamna au feu l'une et l'autre lettre. Instruit de l'arrêt qui le concernait, l'archevêque de Reims fit chanter un Te Deum pour remercier Dieu d'avoir été outragé par des schismatiques. Rome le consola de cet outrage en le nommant cardinal. L'évêque de Soissons, ayant, de son côté, signifié aux magistrats que l'Eglise était au-dessus de leurs arrêts et qu'il ne leur appartenait pas de le juger, même pour un crime de lèse-majesté, se vit condamné à dix mille livres d'amende. Mais le Régent ne voulut pas qu'il les payât, de peur, dit-il, qu'il ne devînt aussi cardinal. Law commençait alors l'application de son célèbre Système. En donnant un autre objet aux passions, il obtint la trêve refusée aux ordres du Régent. La fièvre de la cupidité se substitua tout à coup à celle des discussions religieuses. Elle gagna le peuple et les magistrats, les princes et les évoques. Mais, à ces agitations d'une autre sorte, le duc d'Orléans acheva de perdre ce qui lui restait de popularité. Quand au mirage d'une richesse illusoire succéda pour la plupart de ceux que le système avait séduits la certitude de la ruine, et que les classes inférieures se trouvèrent elles-mêmes profondément atteintes, ce fut une explosion générale de colère contre le gouvernement. Pour la première fois, depuis la mort de Louis XIV, le peuple se répandit dans Paris avec une attitude menaçante. On craignit une émeute. Le Parlement, qui partageait le ressentiment public, ne se proposait rien moins que de mettre fin, par un coup d'autorité, à cette régence funeste. Le jeune Roi devait être eidevé au retour d'une promenade à Vincennes, déclaré majeur, puis mené solennellement au Louvre par tous les magistrats en robes rouges. Le duc d'Orléans déconcerta cet audacieux projet, en exilant le Parlement à Pontoise Encore jugea-t-il prudent, le jour où il prit cette mesure, de garnir de troupes les rues de la capitale, pour tenir, au besoin, la population en respect. Mais les troupes elles-mêmes étaient prêtes à se mutiner; et si, à cette heure critique, l'un des princes du sang se fût mis à la léte du Parlement, il eût été en état de faire «un grand coup», peut-étre même de s'emparer de la régence, car le peuple, disait-on, l'aurait suivi indubitablement. Toutefois, s'il y eut du tumulte et des menaces, il n'y eut pas de sédition. Le peuple, à qui, selon le mot d'un contemporain, il ne fallait pas plus pour s'apaiser que pour s'émouvoir, «se dissipa de lui-même». Les magistrats, de leur côté, ne se révoltèrent pas contre l'ordre du Régent qui les frappait d'exil au nom du Roi. Chacun reçut avec respect sa lettre de cachet et en donna décharge, selon l'usage, à l'officier porteur. La haine n'en demeura pas moins vive au fond des cœurs. Alors se multiplièrent ces libelles, ces pamphlets, ces Philippiques de toute sorte, remplies contre le duc d'Orléans des injures les plus noires, et dans lesquelles on ne flétrissait pas seulement les actes de son gouvernement, mais sa conduite privée, son irréligion et ses mœurs. Ses jours même furent en péril. On jetait dans les rues et par les portières des carrosses des billets contenant ces mots : Tuez le tyran, et ne vous embarrassez pas du trouble. Plusieurs mois après l'exil du Parlement, la princesse palatine recevait lettres sur lettres où l'on menaçait d'assassiner son fils. On vit enfin,—selon la juste remarque d'un récent publiciste,—un prince, dont les débuts avaient annoncé un esprit libéral, plus outragé, plus haï de sou vivaut, que ne l'avait été, en entrant dans la mort, le plus absolu des rois. Cependant le Régent, qui pouvait compter au nombre «de ses bonnes fortunes» d'avoir échappé à cette crise, ne perdait pas de vue son dessein, désormais arrêté, de faire accepter la Bulle. Aux raisons qui l'avaient d'abord décidé s'étaient jointes des considérations d'une nature particulière. Lorsque l'Espagne, après une courte guerre, demanda à traiter, il voulut cimenter la paix par le mariage de mademoiselle de Montpensier, sa fille, avec le prince des Asturies, et par celui du roi de France avec l'infante d'Espagne. Le jésuite Daubenton, confesseur de Philippe V, détermina ce monarque à ce double mariage; mais ce fut à la condition que le Régent deviendrait le protecteur déclaré des Jésuites et qu'il adhérerait à la Constitution. D'un autre côté, l'abbé Dubois, nommé depuis peu archevêque de Cambrai, et qui se croyait au moment d'obtenir la pourpre, poussait ardemment à une mesure qu'il jugeait propre à lui assurer les faveurs du Saint-Siège. Le 13 mars 1720, trente évêques, présents à Paris, avaient signé au Palais-Royal un Corps de doctrine, rédigé par le cardinal de Noailles. Cinquante autres prélats, auxquels on dépêcha des courriers, avaient également donné leurs signatures. Sans étendre plus loin le nombre des adhésions, le Régent adressa au Parlement à Pontoise, le 4 août de la même année, une Déclaration qui ordonnait l'acceptation de la Bulle «par tout le royaume» et cassait les appels faits à ce sujet. Des protestations s'élevèrent aussitôt de toutes parts. On soutint que la conscience publique ne pouvait être obligée par des explications qui n'avaient pas réuni l'assentiment unanime de l'épiscopat et sur lesquelles l'avis du second ordre tout entier avait été négligé. On reprocha au gouvernement de se faire juge des appels, et, en mettant la main à l'encensoir, d'augmenter les troubles de l'Eglise. Le cardinal de Noailles se vit accusé, dans des lettres qui coururent le royaume, de déserter la foi dont il s'était fait le défenseur. L'université de Paris, la faculté de théologie, nombre de curés écrivirent au Parlement qu'ils persistaient dans leur opposition. Celui-ci, de son côté, ne se montrait pas disposé à enregistrer la Déclaration. Des écrits imprudents de quelques évéques vinrent encore attiser les passions. L'évéque de Marseille, ardent constitutionnaire, publia un mandement où, disant le ciel irrité de la désobéissance des appelants, il leur attrbuait la peste qui désolait alors les régions de la Provence. L'archevêque d'Arles, dans un autre mandement, leur imputa la présence des sauterelles qui infestaient les campagnes de son diocèse. Ces attaques irritaient les Jansénistes, sans ébranler leur constance. «C'e'tait ainsi qu'autrefois, disaient-ils, les païens accusaient les chrétiens de tous les maux qui arrivaient à l'Empire, parce qu'ils n'adoraient pas leurs idoles» Le duc d'Orléans brusqua le dénoûment. Il retira sa Déclaration des mains du Parlement et l'adressa au Grand Conseil. Hormis la voix du premier président et celle d'un maître des requêtes, gagnées d'avance à la cour, elle y fut repoussée h l'unanimité. «Tout Paris» admira cette fermeté et porta aux nues le nom du Grand Conseil. Le Régent surpris usa d'un moyen expéditif. Il se rendit au sein du Grand Conseil, suivi de tous les princes du sang, de six maréchaux de France (de ceux qu'on savait être jésuites) et de plusieurs ducs et pairs,—qui tous avaient droit de suffrage,—et il emporta le vote. D'Aguesseau, alors chancelier, qui avait tenu tête à Louis XIV sur la Constitution, s'en montra, dans cette circonstance, l'un des plus chauds partisans. Le procédé employé par le duc d'Orléans était doublement arbitraire. Le Grand Conseil n'était ni en possession, ni en droit de faire cet enregistrement; et, d'une autre part, les princes du sang, qui avaient voté par tête, n'auraient dû, en raison de leur parenté, compter que pour une voix. Par ces motifs, on regarda, dans le public, cet enregistrement comme nul, et le Pape lui-même signifia qu'il ne tiendrait pour valable que l'adhésion du Parlement . Obligé de s'adresser encore une fois au Parlement, le Régent lui renvoya la Déclaration. Mais, dans l'intervalle, les esprits s'étaient échauffés. On disait que les magistrats, résolus à un éclat, voulaient appeler de la Bulle au futur Concile général, et faire cet appel au nom de la nation. Le cardinal de Noailles lui-même, répudiant le Corps de doctrine dont il était l'auteur, devait aller à Pontoise, à la tête de son clergé et accompagné des députés de la Sorbonne et de l'Université, renouveler son appel en plein Parlement. Le duc d'Orléans, qui se croyait sûr de l'archevêque, le traita de haut en bas. On m'avait depuis longtemps averti, lui dit-il avec colère, que vous n'étiez qu'un grand benêt et une f...bête. Cédant aux instances du Régent, non à ses injures, le cardinal de Noailles consentit enfin à publier un mandement où il déclarait adhérer à la Bulle sur la base du Corps de doctrine. Au dire de l'avocat Barbier, ce mandement, «très-finement travaillé pour ménager les idées des deux partis» , n'était guère qu'un «jeu de mots sur des points de théologie » . A l'égard du Parlement, mis en demeure de se prononcer, il fut menacé, s'il repoussait la Déclaration, de se voir transféré à Blois. On parla même, dans l'entourage du Régent, de le supprimer tout à fait et d'instituer à sa place deux nouveaux parlements à Tours et à Poitiers. Bien que les magistrats «ne fissent rien du tout à Pontoise que faire grande chère, jouer et se promener» , ils s'ennuyaient de leur situation. La crainte d'une aggravation d'exil triompha de leur résistance, et, le 4 décembre 1720, ils enregistrèrent la Déclaration. Ils l'enregistrèrent, à la vérité, «en termes suspendus, équivoques, disant tout et ne disant rien, et qui voulaient autant direque si on n'enregistrait point». Leur retour à Paris fut le prix de leur docilité. Si le langage du Parlement, par son incertitude, laissait une porte ouverte au renouvellement des disputes, les termes de la Déclaration, du moins, étaient formels. Le duc d'Orléans, par cette Déclaration, ne cassait pas seulement tous les anciens appels, il défendait d'en faire de nouveaux et ordonnait un silence définitif sur la Constitution. Au mépris de ces injonctions, trois des évêques qui avaient appelé en 1717 lancèrent des mandements où ils confirmaient leurs appels. Ces mandements ayant été supprimés par arrêt du Conseil, les prélats répliquèrent par un écrit dans lequel ils protestaient contre l'arrêt. Trois mois plus tard, paraissait une lettre signée de sept évêques et adressée au pape Innocent XIII, qui venait de succédera Clément XI. Les auteurs de cette lettre ne se contentaient pas de décerner aux appelants le titre significatif de défenseurs de la foi; ils décriaient, «comme vni enchaînement de démarches frauduleuses et d'actes trompeurs, faux et tendants au renversement de la religion», tout ce qui avait préparé la Déclaration du 4 août; ils comparaient la situation de l'Eglise de France à celle de l'ancienne Église d'Orient persécutée par des princes et des évéques ariens; enfin ils flétrissaient la Constitution «comme une loi pleine d'erreurs et d'iniquités», et telle, disaient-ils, que Rome païenne n'aurait pu la souffrir. Le gouvernement supprima la lettre, comme il avait supprimé les mandements; mais il ne put empêcher que cette double protestation n'eût un écho dans le public. Dès le mois de février 1721, une liste imprimée, sur laquelle figuraient les noms de deux cents nouveaux appelants, circulait dans Paris. Elle fut saisie par la police. Une autre liste succéda, qui contenait quatre cents noms. Le lieutenant de police manda auprès de lui les signataires de ces listes. Il leur représenta qu'en désobéissant à la Déclaration du 4 août, ils devenaient rebelles à l'autorité du Roi. «Le Roi, répondirent-ils, est maître de nos biens et de nos personnes, il ne l'est pas de nos consciences.» Cette fois, c'était du camp des Jansénistes que soufflait la rébellion. Le gros du clergé, du monde, du public, comme disait le duc de Saint-Simon, se trouvant du côté des appelants, la résistance du parti janséniste devenait plus grave que ne l'avait été celle de l'épiscopat. Le gouvernement déploya les sévérités; il lança des ordres d'exil; les lettres de cachet volèrent de tous côtés. Le nombre des appelants ne fit qu'augmenter. Aux listes de Paris succédèrent les listes de province. Il y en eut bientôt de toutes les villes du royaume. Comme les premiers chrétiens à l'époque des persécutions, les Jansénistes étaient prêts à subir toutes les épreuves pour attester la vérité. «Multipliez les soudranccs, disaient-ils, et la lumière se multipliera.» Aux évéques qui se plaignaient de leur audace, le gouvernement répondait: «Que voulez-vous qu'on fasse à des gens qui ne parlent que de l'autre vie et sont disposés à quitter tout ce qu'ils ont en celle-ci?» On pensait revivre au temps des confesseurs . Telle était l'exaltation dont les Jansénistes se montraient animés, que plusieurs parmi eux répétaient le mot de Pascal: On croit volontiers des témoins qui se font égorger. Dans ce mouvement qui soulevait les esprits, apparaissaient tous les caractères d'une opposition déclarée. Empruntant sa force aux convictions religieuses, elle n'atteignait le gouvernement que dans ceux de ses actes qui offensaient ces convictions. Au fond, elle n'avait rien de politique et ne se manifestait à l'égard du Régent que par des signes d'une plus grande aversion pour sa personne. «Je suis toujours dans les transes qu'on assassine mon fils à cause de la haine effroyable qu'on lui porte», écrivait, le 22 novembre 1721, la princesse palatine. Loin que les sentiments monarchiques fussent ébranlés, l'affection pour le jeune Roi s'augmentait de tout l'éloignement que le Régent inspirait. Cette année, Louis XV étant tombé malade, on vit dans Paris les marques d'une véritable consternation. «Tout le peuple» se pressait aux nouvelles. Dès que se répandit le bruit de son rétablissement, ce furent, durant plusieurs jours, des réjouissances et des folies de toute sorte, avec des cris à étourdir de Vive le Roi! et tels que les gens âgés ne se souvenaient pas d'avoir vu pareil tapage. «Jamais santé, écrivait Barbier, n'a été célébrée à ce point. Aussi nous est-elle bien chère.» Le duc d'Orléans put se rendre compte par lui-même des dispositions du public. Arrivé «dans un carrosse magnifique» pour assister au Te Deum chanté à cette occasion, il entra dans Notre-Dame «sans que le peuple eût soufflé». Après lui, se présenta le maréchal de Villeroi, gouverneur du jeune prince. Pendant un quart d'heure, des acclamations enthousiastes retentirent dans l'église et sur la place. Il semblait qu'on reportât sur Louis XV les espérances que le duc d'Orléans avait fait concevoir et qu'il n'avait pas su réaliser. Un mot qui traduisait fidèlement, en cette circonstance, les sentiments de la foule, était celui des harengères. Vive le Roi! criaient-elles, et elles ajoutaient: Malqré la Régence au diable! Le duc d'Orléans demeura sourd à ces avertissements. Loin de rien tenter pour conjurer l'opposition naissante, il fit tout pour l'accroître. Il se rapprocha davantage du parti ultramontain. Il appela au ministère les amis des Jésuites, et distribua aux ecclésiastiques que signalait leur zèle pour la Constitution la plupart des bénéfices vacants. Le confesseur du jeune Roi, l'abbé Fleury, auteur d'une Histoire ecclésiastique qui attestait des idées gallicanes, étant venu à mourir, on le remplaça par un jésuite, le père de Linières. On laissa publier deux brefs qu'Innocent XIII adressait au Roi et au Régent contre les Jansénistes, sans que ces brefs eussent été approuvés par des lettres patentes ni enregitrés au Parlement, fait nouveau en France, contraire à toutes les règles, et qui ouvrait le royaume à l'influence romaine. On enleva sous main au Parlement la connaissance des affaires relatives à la Bulle, qui furent jugées dès lors par le Conseil d'Etat ou, comme on disait plus simplement, par le Conseil. Sous le nom de Chambre du Pape, une commission établie à l'Arsenal fut chargée de poursuivre la publication des livres contraires au Saint-Siège et à la Constitution. Enfin, pour contenir plus sûrement l'expression de la pensée, on remania les lois sur la librairie; on dressa, en cent vingt-trois articles, un règlement plus minutieux que tous ceux qui avaient paru sous Louis XIV, et dont la stricte exécution, si elle se fut effectuée, eût empêché de rien imprimer sans la permission du pouvoir. Encouragés par ces signes de faveur, les Jésuites renouvelèrent une tentative qu'ils avaient faite sans succès au siècle précédent. Aux nombreux collèges dont ils disposaient pour l'enseignement de la jeunesse, ils voulurent joindre des Facultés, qui leur eussent donné le droit de conférer les grades. A leur secrète sollicitation, deux nouvelles universités allaient être créées, à Dijon et à Pau, et livrées entre leurs mains, quand l'affaire échoua par l'oppositiou de l'université de Paris à laquelle se rallièrent aussitôt toutes les universités du royaume. En politique, le Régent ne tenait pas une conduite moins regrettable et continuait, par ses procédés arbitraires, à s'aliéner l'opinion. Il laissa le Parlement, il est vrai, maintenir son droit de remontrances sur les affaires de finances et d'administration, malgré l'édit de 1718 qui le lui avait enlevé; mais, dans le fait, il n'en tint aucun compe. Lorsque les magistrats, alarmés de ses mesures financières, demandaient à lui adresser des représentations, il leur faisait dire de les lui transmettre par écrit, ce qui était un moven détourné de se débarrasser de leurs avis. «Toutes les remontrances du Parlement, écrivait Marais au mois d'août 1722, ne sont plus que de vaines protestations qui ne guérissent de rien.» Un incident montra le peu de cas que le gouvernement faisait de l'autorité des magistrats. Aux approches du lit de justice où devait être déclarée la Majorité, le grand maître des cérémonies était venu visiter la grand chambre, choisie pour le lieu de cette solennité. Le Parlement reçut assez mal le visiteur, qui se plaignit au Régent. Dubois manda les magistrats; il leur dit d'un ton irrité «que le Roi tenait son lit de justice où il lui plaisait», que le Parlement ne tenait son autorité que du Roi, qu'ils prenaient mal leur temps de l'indisposer quand il allait être majeur, et que, s'ils contuniaient à se montrer insoumis, il les rendrait si petits, si petits, qu'ils en seraient étonnés» Après avoir débuté par des tendances toutes différentes de celles du dernier règne, la Régence, trompant les vœux et l'attente du pays, rentrait ouvertement dans les voies tracées par Louis XIV. Elle y rentrait, en politique, par ses actes arbitraires et son mépris des règles; en religion, par sou concert avec le Saint-Siège et avec les Jésuites. «Rome nous domine plus que jamais, écrivait un homme capable par ses lumières et par son impartialité de juger les événements; nos libertés s'en vont, nous tombons dans l'Infaillibilité.» Personne n'apercevait alors le danger d'une situation qui provoquait l'expression de ces regrets. Ce danger existait néanmoins. A coté d'une opposition religieuse, qui pouvait s'étendre par l'effet des circonstances et devenir politique, cette magistrature froissée de son abaissement, ce peuple qui commençait à parler haut sur ses princes offraient des éléments faciles à émouvoir. Tandis que le haut clergé semblait prêt à souffler le feu de la sédition, pour peu que le pouvoir contrariât ses démarches, on n'avait pas oublié, dans les rangs de la bourgeoisie, que, de l'aveu du gouvernement, il était des cas où les droits de la nation étaient supérieurs à la volonté des rois. Le Régent, par le révoltant cynisme de ses mœurs, n'avait pas seulement attiré sur sa personne un mépris mérité; la majesté souveraine en avait été amoindrie. La noblesse aussi avait perdu de son prestige. Sa cupidité, révélée, lors du système de Law, par d'impudents trafics, ses publiques débauches, les crimes dont quelques seigneurs et des princes même s étaient rendus coupables, faisaient dire à l'avocat Marais: «Jamais la noblesse de France n'a été moins noble qu'en ce temps-ci.» Tous ces faits réunis étaient autant de causes de désordre qui pouvaient se tourner un jour contre la royauté. Du côté de l'Église, la situation semblait encore plus compromise. Il n'était pas impossible qu'un schisme naquît enfin de ces disputes sur la Constitution, si elles se prolongeaient. Mais la foi elle-même en pouvait être ébranlée. Déjà l'épiscopat, par ses ambitions, ses intrigues, commençait à s'aliéner l'estime publique et à partager le discrédit qui frappait les Jésuites. Rome apparaissait moins comme la gardienne vénérable du dogme que comme une puissance jalouse d'étendre son empire, aux dépens même de l'honnéteté. Quand on vit Dubois, dont l'impiété et l'immoralité étaient notoires, recevoir, pour prix de son concours à la Déclaration du 4 août 1720, le chapeau de cardinal, «tout le monde fut indigné» . Les évéques de France ne se déshonorèrent pas moins en choisissant à l'unanimité pour président de leur assemblée générale, en 1723, celui que Rome avait nommé cardinal et que le Régent venait, de son côté, de faire premier ministre. De pareils actes ne pouvaient que fortifier les germes d'incrédulité qui commençaient à se produire. «Je ne crois pas, écrivait la princesse palatine, qu'il y ait dans Paris, tant parmi les ecclésiastiques que parmi les gens du monde, cent personnes qui aient la véritable foi chrétienne et même qui croient en notre Sauveur; cela fait frémir.» Si exagérée que pût être cette remarque, et applicable seulement, dans la pensée de son auteur, aux classes élevées du clergé ou de l'aristocratie, elle n'en était pas moins grave. Ce fut au milieu de ces symptômes d'un désordre naissant dans l'Eglise et dans l'Etat que s'ouvrit la Majorité, le 22 février 1723. Le 10 août de la même année, mourait Dubois, chargé d'honneurs, de richesses et de honte; quatre mois après, le duc d'Orléans, qui l'avait remplacé dans les fonctions de premier ministre, expirait à son tour, victime de ses excès.
MINISTÈRE DU DUC DE BOURBON ET PREMIÈRE MOITIÉ DU MINISTÈRE FLEURY (1724-1733)
|