L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.1715-1789.FELIX ROCQUAINLIVRE XI.RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRES JOLY DE FLEURY, D'ORMESSON ET GALONNE. (1781-1786)Avec Turgot étaient tombées les tentatives de réformes qui, sans toucher directement à l'organisation politique de la France, embrassaient l'ensemble de sa constitution sociale, économique et administrative. Avec Necker tombèrent celles dont l'objet moins étendu se rattachait plus particulièrement au régime des finances. La royauté revenait dès lors à ses anciens errements et allait se trouver en lace des mêmes difficultés, des mêmes périls qu'elle avait rencontrés sur la fin du dernier règne. Mais, tandis que, sans réel prestige depuis la mort de Louis XV et représentant plus un nom qu'un principe, elle était moins en état de dominer la situation, l'opinion, plus éclairée, était devenue plus hardie. Turgot et Necker, en signalant les abus et les désordres de toute nature qui viciaient la monarchie, en montrant la nécessité de les réprimer, en soumettant leurs mesures réparatrices au jugement du public comme h celui d'un tribunal souverain, avaient, par cela même, développé dans la nation l'esprit d'indépendance et d'audace. La porte une fois fermée aux réformes, la Révolution en devint plus inévitable. S'avançant du côté où la royauté se montrait le plus faible, elle devait entrer par la brèche que laisserait bientôt à découvert l'édifice croulant des finances; et, malgré des apparences contraires qui firent un moment illusion, il allait suffire de quelques années pour que l'approche de cette Révolution, depuis si longtemps aiinoncée ou prévue, éclatât enfin à tous les yeux. Au lendemain de la retraite de Necker, Louis XVI avait déclaré «que, s'il changeait de ministres, il ne changeait pas de principes». Les débuts du nouvel administrateur des finances, Joly de Fleury, montrèrent ce qu'il fallait croire de cette déclaration. Au mois d'août 1781, était promulgué un édit qui augmentait de deux sous pour livre tous les droits perçus sur les objets de consommation. C'était revenir au système fiscal en usage sous Louis XV, et que Turgot et Necker avaient également répudié. Cette mesure excita, à Paris et en province, un murmure «universel». Le mécontentement se manifesta surtout chez les classes inférieures, qui se trouvaient plus particulièrement atteintes. On qualifia de «dérisoires» et d'«hypocrites» les considérants de l'édit où le Roi, alléguant les nécessités de la guerre avec l'Angleterre, protestait de son amour pour ses sujets. Le Parlement, reconnaissant du sacrifice qu'on lui avait fait du «dangereux Genevois» , enregistra ltes deux sous pour livre, «sans présenter, selon la coutume, la plus petite mention, les moindres supplications en faveur du peuple». On reprocha au Parlement sa «basse soumission»; on s'écria qu'il n'était plus que le «simulacre et l'ombre de lui-même». Cet impôt était à peine enregistré, que d'autres édits bursaux étaient adressés aux magistrats. Rentrant sans scrupule dans la voie des abus, le ministère faisait ouvrir par la ville de Paris un emprunt destiné à subvenir aux besoins personnels du comte de Provence et du comte d'Artois. Il rétablissait les quarante-huit offices de receveurs généraux, dont la suppression était considérée comme une des plus sages opérations de Necker. Les charges des trésoriers généraux, celles des fermiers généraux, et tous les offices de lamaison du Roi, allaient être également rétablis. Louis XVI défaisait l'œuvre de Necker comme il avait défait l'œuvre de Turgot, se dépréciant de plus en plus, dans l'opinion, par sa faiblessse et ses incessantes contradictions. Le Parisien, toujours railleur au milieu de ses murmures, disait «que les affaires allaient à merveille, puisqu'on ne parlait que de récréations» . Ces premiers actes du nouveau ministère n'étaient pas propres à concilier à la royauté les esprits encore irrités delà disgrâce de Necker. Tandis que, sous le coup du mécontentement que causaient ces diverses mesures, se produisaient des estampes satiriques, des quatrains injurieux ou de violentes brochures telles que le Cri du peuple, on continuait à distribuer clandestinement d'odieux libelles contre la Reine, les membres de la famille royale et les principaux personnages de la cour. Quelques-uns, comme la Vie d'Antoinette étaient remplis de telles «abominations», que le gouvernement ne se borna pas à opérer des perquisitions dans Paris; il s'adressa aux souverains étrangers et fit fouiller les imprimeries suspectes de la Hollande et de l'Allemagne. Déjà, dans les derniers mois de l'administration de Necker, des recherches analogues avaient été faites au sujet d'autres pamphlets également «dignes du feu». A la vérité, les inconséquences répétées de Marie-Antoinette, ses prodigalités, ses bruyantes dissipations, les dilapidations continuelles dont la cour était le théâtre, les friponneries scandaleuses qui s'y commettaient, — au point que, sous les yeux même de la Reine, cinq cents louis en billets de banque avaient été dérobés dans la poche du comte de Dillon, — n'offraient que trop matière aux attaques des pamphlétaires, et l'on ne pouvait dire que, dans ces libelles, tout fût le produit de la calomnie. Presque au même moment où le gouvernement indisposait le public par ses mesures financières, il notifiait un règlement qui interdisait dans l'armée lessous-lieutenances aux roturiers et déclarait inhabile a parvenir au grade de capitaine tout officier qui n'était pas noble de quatre générations. «Il fallait appartenir à cette classe honorable du tiers état, écrivait plus tard madame Campan, pour connaître le courroux ou plutôt le désespoir qu'y porta cette loi». Alors que la guerre soutenue pour l'indépendance américaine favorisait les idées d'égalité propagées par la Philosophie, et quand les reformes de Necker et de Turgot avaient ouvert tous les yeux sur l'injustice et l'abus des privilèges, il était difficile de commettre un acte plus impolitique. L'impression qu'il produisit fut telle, que plusieurs contemporains n'ont pas hésite à y voir une des causes «secondaires» de la Révolution. A s'en tenir aux apparences, on pouvait croire que bien des cœurs étaient encore attachés à la monarchie. Au mois d'octobre 1781, Marie-Antoinette mettait au monde un dauphhin. A la nouvelle de cet événement, les Parisiens semblèrent oublier tous leurs derniers griefs. Louis XVI, se rendant à Notre-Dame, se vit salué des plus vives acclamations. A l'Opéra, où un spectacle gratis avait été offert à la foule, la salle retentit, au lever du rideau, du cri général de: Vive le Roi, vive la Reine, vive monseigneur le Dauphin! Les dames de la halle, allant, selon la coutume, complimenter Louis XVI, lui adressèrent un discours qui finissait par ces mots: «Nous nous chargerons d'apprendre à nos enfants comment il faut aimer et respecter son Roi». Mais, à côté de ces témoignages d'allégresse, on constatait de tout autres sentiments. Un certain nombre de personnes furent mises à la Bastille, soit pour des propos, soit pour des écrits répandus à cette occasion contre la Reine'. Beaucoup désapprouvaient les fêtes ordonnées pour cette circonstance par le prévôt des marchands, et qui devaient avoir lieu, le 21 janvier, sur la place de Grève. Des placards furent même affichés, où l'on menaçait de mettre, ce jour-là, le feu dans Paris. Dans l'un de ces placards, qui contenait une allusion sinistre à l'usage pratiqué pour les condamnés à mort, on disait que, le 21 janvier, le Roi et la Reine, «conduits sous bonne escorte en place de Grève, iraient à l'Hôtel de ville confesser leurs crimes, et qu'ensuite ils monteraient sur un échafaud pour y être brûlés vifs». Quelques évêques, s'abusant sur l'état de l'opinion ou sur les desseins du gouvernement, virent dans la disgrâce de Necker un événement favorable à leurs idées ou à leurs intérêts, et publièrent des mandements où ils s'efforçaient de réveiller les alarmes contre la Philosophie. L'archevêque de Vienne défendit aux fidèles de son diocèse, sous peine de péclîé mortel, de souscrire à l'édition des Oeuvres de Voltaire, qui s'imprimaient alors à Kehl par les soins de Beaumarchais. Ces mandements demeurèrent sans écho. La Faculté de théologie ayant, de son côté, adressé une lettre au garde des sceaux à propos de cette édition, le ministère lui notifia que c'était affaire de police, qui ne la regardait pas. Une dénonciation sur le même sujet, accompagnée de cette épigraphe : Clamate et ululate, et plus violente que les mandements, fut envoyée au Parlement, sans être suivie de l'effet qu'en espéraient ses auteurs. Non-seulement le ministère laissa s'imprimer les Oeuvres de Voltaire, mais il accorda à un liliraire de Paris l'autorisation de faire une nouvelle édition de l'Encyclopédie, pour laquelle se présentèrent aussitôt plus de trois mille souscripteurs. Peu après, on reprenait à la Comédie française la pièce de Palissot; elle échoua totalement, et ce fut dans le parterre une indignation générale quand on vit entrer Crispin «à quatre pattes» pour figurer Jean-Jacques. A la place du vieil archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, mort en 1781, Louis XVI avait nommé l'évêque de Chàlons, Juigné, qui avait été jadis un ardent partisan des Jésuites. Le nouvel archevêque voulut exiger de divers ecclésiastiques de son diocèse la soumission à la bulle Unigenitus; ce zèle suranné n'inquiéta que quelques vieux Jansénistes. Tout annonçait que le rôle doctrinal de l'Eglise avait pris fin. L'incrédulité philosophique avait gagné l'épiscopat lui-même. Un des membres les plus influents du haut clergé, Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, que Louis XVI devait appeler plus tard au ministère, «se riait des miracles, reliques et autres momeries» , tout en envoyant solennellement au duc de Parme un «os du coude» de saint Thomas d'Aquin. Renonçant à invoquer «un fantôme religieux» désormais évanoui, une certaine partie des évëques ne s'occupaient plus de doctrine, mais d'administration. On les appelait les prélats administrateurs; c'étaient, comme on disait, les évéques de la nouvelle école. Le comte de Maurepas, qui par ses conseils et ses intrigues avait exercé sur Louis XVI une si pernicieuse influence, était mort quelques jours avant l'ancien archevêque de Paris. On se flatta de l'idée que Necker allait être rappelé; mais les finances restèrent dans les mêmes mains. Cependant la guerre avec l'Angleterre se prolongeait, malgré les espérances de paix qu'avaient fait concevoir nos succès maritimes et les victoires de Washington. Le ministère, à court de ressources, usa de la méthode qu'on avait tant reprochée à Necker, et ouvrit un emprunt à un taux plus onéreux qu'aucun de ceux qu'avait faits l'ancien directeur des finances. Le Roi renouvelait, à l'occasion de cet emprunt, les bienveillantes promesses et annonçait que, la paix une lois conclue, il serait en état d'accorder à ses peuples les «soulagements qu'il était impatient de leur procurer». Ces promesses ne rassurèrent point l'opinion. On commençait à murmurer de la durée d'une guerre dont on ne voyait qu'imparfaitement l'utilité, et qui avait déjà coûté, disait-on, plus de sept cents millions au Trésor. On murmurait surtout des impôts dont elle avait été la cause ou le prétexte depuis la retraite de Necker, et l'on craignait que le ministère n'y trouvât une raison pour en créer de nouveaux. Ces murmures se changèrent en consternation à la nouvelle qu'une portion considérable de notre marine avait péri dans un engagement près de la Guadeloupe. Toutefois la haine qu'on portait à l'Angleterre triompha de ces alarmes, et des souscriptions, —auxquelles poussa adroitement le ministère, —s'organisèrent de divers côtés pour venir en aide au gouvernement et lui fournir des vaisseaux. Le Roi, dans une lettre publique, déclara que, disposé à accepter les offres des provinces, des villes et des divers corps du royaume, il refusait celles des particuliers, «la situation de ses finances ne rendant pas, disait-il, cette ressource nécessaire». Mais tout aussitôt paraissait un édit qui établissait, pour la durée de la guerre et les trois années qui suivraient la conclusion de la paix, un impôt d'un troisième vingtième sur les biens. Mis en contradiction avec lui-même par d'imprudents ministres, Louis XVI semblait se jouer de l'opinion. On se répandit en plaintes violentes contre le gouvernement; on répéta que le renvoi de Necker avait été un malheur pour la France. Le ministère sentit la honte de son inconséquence; il n'osa faire crier, selon l'usage, son édit dans les rues, et se contenta de le notifier par la Gazette de France et le Journal de Paris. On était encore sous l'impression causée par cet édit, quand éclata la banqueroute du prince de Rohan-Guéménée, qui montait à plus de trente millions et lésait les intérêts de près de trois mille personnes. Ce fut un nouveau sujet de clameurs contre la cour. Le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, disait, avec une vanité imbécile, « qu'il n'y avait qu'un roi ou un Rohan qui pût faire une si énorme banqueroute» . La haute noblesse, tout en exprimant des blâmes, applaudit à l'abaissement d'une maison dont le faste orgueilleux l'avait souvent froissée. Le Roi s'était hâté d'évoquer l'affaire et avait fait détenir au château de Dijon le prince de Guéménée, qui fuyait vers la frontière. On s'indigna d'une mesure où l'on vit un moyen détourné de soustraire le coupable aux sévérités de la justice. La princesse de Rochefort, belle-sœur du banqueroutier, traversant Paris en carrosse, se vit entourée « par une populace ameutée » , et n'échappa qu'avec peine à sa colère. Madame de Guéménée, gouvernante des enfants de France,—qui, malgré les devoirs que lui imposait une charge aussi éminente, n'avait pas craint de s'associer aux malversations de son mari,—dut donner la démission de son emploi et s'éloigner de Paris. Tels étaient les sentiments de cette noblesse dégénérée, que, tandis que le prince de Guéménée s'enivrait tous les jours au château de Dijon, le premier soin de la princesse, en arrivant dans le lieu de sa retraite, fut de mander des ouvriers pour y construire un théâtre. Le Parlement avait enregistré le troisième vingtième avec la même docilité qu'il avait enregistré les deux sous pour livr. Les parlements de province, plus jaloux que celui de Paris «des intérêts du peuple», commencèrent à s'émouvoir. Le parlement de Besançon, qui n'avait enregistré les deux sous pour livre qu'avec des restrictions, repoussa celui du troisième vingtième et rédigea des remontrances. Avant que les remontrances fussent parvenues au Roi, le commandant de la ville, par ordre du ministère, se rendit dans le sein du Parlement et fit enregistrer l'un et l'autre édit en leur intégrité. Les magistrats protestèrent, et, maintenant leurs précédents arrêts, déclarèrent «qu'il était illusoire de leur adresser des édits, pour leur interdire ensuite la faculté de les vérifier; que, sans ce droit sacré de la vérification, fondé sur la liberté de la nation, la vérité ne parviendrait plus au trône; que le monarque commandait par la loi», et que les hommes auxquels il déléguaitson pouvoir étaient, comme les autres citoyens, tenus de la respecter. Le parlement de Besançon sévit menacé d'être supprimé, et une députation de la cour rebelle fut mandée à Versailles. Les députés apportèrent, avec leurs registres, un fragment de pain d'avoine, témoignage de la détresse à laquelle était réduite la population des campagnes. Le Roi ne permit point aux magistrats d'exposer leurs griefs. Il les réprimanda sur leur insubordination , leur signifia qu'ils outre-passaient leurs droits, que «tout ce qui se faisait en son nom se faisait par son ordre» , et enjoignit de biffer sur leurs registres tous leurs récents arrêts. Mais le temps n'était plus où la royauté avait le dernier mot. Au retour de ses députés, le parlement de Besançon rendit un arrêté dans lequel, disant la magistrature réduite à l'impuissance et les peuples «sans interprètes et sans secours» par la faute de minisires contempteurs de la loi, il réclamait pour la Franche-Comté l'assemblée des Etats provinciaux, et, pour le royaume, les États généraux. Cet arrêté était du 1 7 février 1783. Ainsi, pour la première fois que Louis XVI revenait aux procédés despotiques de son aïeul, se formulaient des revendications qui, par leurs conséquences, allaient droit à la Révolution. L'accusation portée par le parlement de Besançon contre les ministres était fondée. Depuis l'avènement de Louis XVI, on tenait compte moins que jamais des droits de la magistrature, et, avec des formes plus douces, les lois étaient, à certains égards, plus méconnues qu'elles ne l'avaient été sous Louis XV. Ce n'était pas seulement de la magistrature qu'on méprisait les droits. Dans le moment où le parlement de Besançon rendait son arrêté mémorable, circulaient à Paris les copies manuscrites d'une lettre adressée au Roi par les Etats de Bretagne, et dans laquelle, rappelant qu'on ne pouvait, sans leur assentiment, lever aucun impôt dans la province, ils disaient que «toutes les formes» étaient, à ce sujet, «violées» par les ministres, que leurs délibérations «n'avaient plus aucun caractère de liberté» , et qu'au mépris des traditions les plus constantes et les plus respectables, ils n'étaient plus «qu'un simulacre». Les Etats se virent, comme le parlement de Besançon, menacés d'être «cassés», et un édit fut même préparé, qui réduisait la Bretagne en généralité. Le parlement de Paris éprouva, à son tour, qu'on ne le laisserait pas sortir impunément de son habituelle docilité. Revenu au sentiment de ses devoirs, il avait mal accueilli «un portefeuillo d'édits bursaux» que Joly de Fleury venait de lui adresser. Tout aussitôt, la nouvelle se répandit que le gouvernement allait diminuer le ressort du Parlement, instituer soit des conseils supérieurs, soit de nouveaux parlements à Tours et à Poitiers, et reprendre contre lui le système violent du chancelier Maupeou. Par ses actes d'autorité et ses imprudentes menaces, le ministère réveilla enfin dans la magistrature l'esprit de résistance et de patriotisme. Une confédération, dont les conseillers de Besançon avaient pris l'initiative, commença de s'organiser entre les divers parlements du royaume. Plus grande par son objet et, à quelques égards, plus désinteressée que celles qui s'étaient formées sous Louis XV, elle tendait à un tout autre but qu'à rendre à la magistrature son ancienne influence. Comprenant, —non peut-être sans remords,— «qu'ils ne pouvaient par eux-mêmes reprendre un ascendantqu'ils avaient perdu» , les parlements étaient décidés à revenir aux grands principes, et à demander «par un cri unanime» la convocation des Etats générau. Le livre de Mirabeau sur les Lettres de cachet, qui parut à cette époque', imprima une nouvelle force à ces idées. Dans cet ouvrage, Mirabeau ne se bornait pas à élever d'éloquentes protestations contre les détentions arbitraires et à établir, au nom de l'histoire et du droit, qu'un citoyen ne pouvait être emprisonné qu'en vertu d'une décision juridique. Entrant en des considérations exclusivement politiques, il s'attachait à démontrer que le despotisme dans un État ne tenait point au caractère particulier du souverain, mais à l'absence et à l'insuffisance des lois; que la France, sans constitution véritable, était par cela seul un Etat despotique; qu'alors même qu'elle aurait pour monarque un prince disposé à être le père de ses peuples, elle n'en resterait pas moins asservie; et qu'enfin «il n'y avait point de milieu entre le règne absolu du despotisme ou le règne absolu des lois». Des changements opérés en apparence dans la conduite du gouvernement et la satisfaction générale que causa la conclusion de la paix avec l'Angleterre, au mois de septembre 1783, calmèrent cette naissante fermentation. Aussitôt après la signature des préliminaires, qui avait eu lieu au commencement de l'année, le gouvernement avait fait imprimer et «distribuer à profusion» un règlement sur l'administration des finances, où il disait que, désireux de faire goûter aux peuples les bienfaits de la paix, il allait aviser sans retard aux moyens de supprimer une partie des impôts. Le renvoi de Joly de Fleury sembla une confirmation de ces promesses. A sa place, le Roi avait nommé un jeune conseiller d'Etat, d'Ormesson, pour lequel on rétablit le titre de contrôleur général, et qui, sans grande aptitude financière, avait du moins la réputation d'un bomme honnête et laborieux. Depuis le commencement du règne, c'était le septième administrateur placé à la tête des finances. Le public s'alarmait de ce changement continuel de ministres, qui annonçait un gouvernement indécis et sans vues. D'Ormesson avait été nommé le 1er avril 1783; on prédit qu'avant la fin de l'année il serait sous la remise. Au mois de novembre, il quittait en effet le contrôle général. Débordé par les dépenses qu'il était impuissant à contenir, obligé de satisfaire aux prodigalités du Roi lui-même qui, oubliant ses desseins d'économie, achetait Rambouillet au prix de quatorze millions, voulait payer les dettes de ses frères et venir au secours du prince de Guéménée, d'Ormesson avait fait sous main un emprunt à la caisse d'escompte créée par Turgot et conservée par Necker. Le secret transpira; les possesseurs de billets se portèrent en foule à la caisse, qui fut bientôt hors d'état de rembourser. D'Ormesson l'autorisa à suspendre ses payements et ne réussit par cette mesure qu'à augmenter l'inquiétude. Toutes les femmes se mirent à porter des chapeaux à la caisse d'escompte, c'est-à-dire sans fonds. Cette opération maladroite du jeune contrôleur général parut être la cause de sa disgrâce. Les quatre coins de la Reine se liguèrent contre d'Ormesson et représentèrent au monarque qu'il ne pouvait (garder un ministre qui avait montre une telle «ineptie». En réalité, il dut se retirer parce que, à défaut de capacité, il montrait du patriotisme, parce qu'il avait voulu détourner le Roi de dépenses inconsidérées et qu'il résistait aux obsessions des courtisans, dont les exigences ruineuses faisaient du Trésor royal un «tonneau des Danaïdes» . Les hommes «pervers» qui avaient renversé d'Ormesson firent agréer au faible Louis XVI un ministre selon leurs vues, et qui depuis longtemps «flairait» le contrôle général. C'était Calonné, intendant de Valenciennes, que le comte de Maurepas, assez peu scrupuleux lui-même, appelait un fou, un panier percé, qui devait «à Dieu et au diable», homme sans moralité et taré dans l'opinion, mais spirituel, aimable, séduisant, se jouant des difficultés, et qui montrait dans les affaires une telle dextérité, qu'au dire de ses flatteurs il y avait en lui des «étincelles de génie». Il justifia par ses complaisances l'attente de ceux qui l'avaient choisi. Il paya les dettes des frères du Roi, acquit du prince de Guéménée, à un prix exorbitant, le domaine de Lorient, pour le mettre en état de solder ses créanciers, acheta le château de Saint-Cloud pour la Reine qui le désirait, augmenta les pensions, doubla les traitements, tint bourse ouverte aux courtisans et aux femmes. Il n'oublia point d'ailleurs ses propres intérêts. Dès sa première entrevue avec le Roi, il lui avait avoué qu'il avait deux cent vingt mille livres de dettes exigibles. «Un contrôleur général, avait-il ajoute, peut trouver facilement les moyens de s'acquitter; mais je préfère tout devoir aux bontés de Votre Majesté.» Louis XVI alla prendre dans un secrétaire deux cent trente mille livres en actions de la compagnie des eaux de Paris, et les remit à Calonné, qui garda les actions et trouva un autre expédient pour se débarrasser de ses dettes. La nomination de Calonne inquiéta le public. On craignait de sa part des procédés à la Terray. Mais il était trop soigneux de sa popularité pour recourir à des mesures qui l'eussent d'abord déconsidéré. Il débuta par congédier du contrôle plusieurs commis dont les malversations étaient notoires. Lorsqu'il alla, selon l'usage, prêter serment à la chambre des comptes, il prononça un discours qui fut partout publié, et où respirait le patriotisme le plus pur. Il rassura les parlements contre les coups d'autorité, et empêcha qu'on portât atteinte aux États de Bretagne. A la place de nouvelles taxes qui eussent excité des murmures, il ouvrit, sous forme de loterie, un emprunt de cent millions, dans des conditions si séduisantes pour les prêteurs, qu'il obtint plus d'argent qu'il n'en avait demandé; et, quand échut le premier tirage, il paya intégralement tous les lots. Jaloux en apparence de consacrer les deniers de l'État au bien-être et à la grandeur du pays, il entreprit, dès son entrée au ministère, des travaux importants à Paris et dans toutes les principaleg villes. Il établit une caisse d'amortissement, au moyen de laquelle on devait en vingt-cinq ans, disait-il, éteindre toute la dette. Prodiguant avec hardiesse les affirmations propres à inspirer la sécurité, il se donnait pour un homme qui aurait trouvé le difficile secret de la richesse des Etats; et, dans ses premiers édits même, il parlait de ses plans d'amélioration d'un ton si convaincu, et en annonçait de telle sorte les heureux résultats, qu'on eût dit qu'une nouvelle ère commençait pour les finances. On ne connut pas d'abord, en dehors de la cour, toutes les dépenses de Calonne; on connut encore moins les moyens dont il usait pour les soutenir, et par lesquels il devait, en trois ans, conduire la France à la ruine. On ne sut que plus tard qu'à mille secrets expédients et à la fraude même il joignait la méthode désastreuse des anticipations, et que, de ce seul chef, il payait par an près de trente millions d'intérêts. Pour le moment, l'argent s'échappait du Trésor comme d'une source inépuisable, et, relevant partout le crédit, semblait porter partout la richesse et la vie. Le public fut ébloui, les parlements eux-mêmes furent étonnés. A la cour, d'où paraissaient enfin bannis les mots d'économie et de réforme, on était dans l'enchantement. Le baron de Talleyrand disait: «J'étais persuadé que le bien de l'Etat serait l'ouvrage do cet homme-là; mais je n'aurais jamais cru qu'il le lit si vite». Louis XVI, qui n'avait lui-même accepté Calonne qu'avec répugnance, ne l'appelait plus, au bout de quelque temps, que «son cher contrôleur général». Dans cette apparente et subite prospérité, tout, à vrai dire, n'était pas absolument fictif. La paix une fois conclue, les affaires, auparavant languissantes, s'étaient, par une conséquence naturelle, aussitôt ranimées'. D'un autre côté, l'indépendance de l'Amérique, en ouvrant de nouveaux débouchés au commerce et à l'industrie, leur imprima comme un soudain essor. Enfin les récoltes des années 1784 et 1785 se montrèrent, en tout genre, «admirables». Ce furent autant de circonstances qui servirent Calonne, et dont profita son audace. Le jeune comte de Ségur, revenant de la guerre d'Amérique, trouva le royaume avec un aspect si florissant et la société de Paris si animée et si brillante, «qu'à moins d'être doué du triste don de prophétie, il était impossible, disait-il, d'entrevoir l'abîme prochain vers lequel un courant rapide nous entraînait» Certes, si l'on put se faire illusion sur l'avenir, ce fut à ce moment du règne de Louis XVI. Abusée sur l'état de ses finances, satisfaite de la paix, tout entière à la joie orgueilleuse d'avoir humilié l'Angleterre et repris en Europe le rang dont l'avaient fait descendre les malheurs de la guerre de Sept ans, la France, sous un prince débonnaire, parut, pour la première fois, s'abandonner aux charmes d'une civilisation adoucie par le progrès des idées. Les privilèges subsistaient, mais en fait les classes se rapprochaient et les distances s'effaçaient. Si la foi était éteinte, à sa place régnait la tolérance. On écrivait, on parlait librement de toute sorte de sujets. En réponse au livre de Mirabeau sur les Lettres de cachet, qui, quelques années auparavant, eût sans doute été condamné au feu, le gouvernement avait fait évacuer le don Jon de Vincennes, où «tout Paris allait voir les traces odieuses d'une antique barbarie». Partout, sous l'impulsion du ministère, se fondaient d'utiles établissements. Les âmes étaient comme «enivrées de philanthropie». Dans l'hiver rigoureux de 1784, la charité envers les pauvres se signala par des preuves dont on n'avait pas encore eu d'exemple. Tandis que l'abbé de l'Épée obtenait l'appui du gouvernement pour l'œuvre à laquelle depuis longtemps il consacrait sa vie, Valentin Haüy, son émule, créait l'Institut des aveugles. Jamais le peuple ne s'était vu l'objet d'une telle sollicitude. Des évéques établissaient dans leurs diocèses des écoles d'accouchement. On instituait des récompenses pour les nourrices, auxquelles lé lieutenant de police, à Paris, décernait lui-même des médailles d'or, pendant que, dans les provinces, les intendants présidaient à des fêtes champêtres où, aux cris de Vive le Roi! étaient distribués des prix d'agriculture. De tous côtés se fondaient des récompenses destinées à encourager le travail ou à honorer la vertu. Quelle que pût être l'influence de la mode dans cette disposition des esprits, ce n'en était pas moins l'indice d'idées plus humaines qui pénétraient la société; et, loin que s'annonçât une époque de violence et de haine, on eût dit assister à l'aurore des jours heureux rêvés par la Philosophie. Des découvertes inattendues, des nouveautés merveilleuses, en s'emparant des imaginations, contribuèrent à dérober aux yeux les signes d'une catastrophe prochaine. L'invention des aérostats, qui eut son principal éclat en 1784, fit une sensation extraordinaire. On se crut maître de l'empire de l'air. Princes, seigneurs, abbés, magistrats, tout le monde avait la tète tournée par cette nouveauté; les ministres mettaient eux- mêmes le feu sous les montgolfières. L'aéronaute Blanchard ayant traversé la Manche en ballon et fait planer un instant le drapeau français sur l'Angleterre, ce fut un «brouhaha» incroyable à Paris, et déjà l'on ne parlait de ri en moins que de traverser ainsi l'Atlantique. A Calais, où était descendu l'audacieux aéronaute, l'étendard de la ville fut hissé sur les tours, et le ballon déposé dans une église pour y être conservé à perpétuité. On se croyait «dans le siècle des merveilles»; le mot impossible ne paraissait plus français. En même temps qu'on s'élevait dans les airs, on essayait de marcher sur l'eau. On fabriquait des «têtes parlantes» , on construisait des oisaux qui volaient dans l'espace, des canards qui digéraient. Le mesmérisme fut une autre fureur. On s'imagina avoir trouvé dans le magnétisme le remède à toutes les maladies. Hommes, femmes, enfants magnétisaient. Autour du baquet de Mesmer, c'étaient le même empressement de la foule et les mêmes prodiges qu'on remarquait jadis sur la tombe de «monsieur Paris» . Un religieux qui prêchait dans une église, ayant vu une femme tomber en faiblesse, descendit de sa chaire, et se mit à la magnétiser. On vit des avocats établir des «baquets» jusque dans leurs cabinets. «En vérité, écrivait Ségur, quand je me rappelle cette époque de songes décevants et de savantes folies, je compare l'état où nous nous trouvions alors à celui d'une personne placée sur le haut d'une tour, et dont les vertiges produits par l'aspect d'un immense horizon précèdent de peu d'instants la plus effroyable chute» Les efforts sérieux de la science n'étaient pas moins admirables. A cette même date, Lavoisier découvrait la composition de l'eau, et La Pérouse se disposait à partir pour chercher de nouvelles routes dans les régions inexplorées du globe. Emporté par cette fièvre de nouveautés, enivré de ces merveilles, rempli de chimères philanthropiques, l'esprit des Français perdait terre. L'imagination s'exaltait aux dépens de la raison, et le rêve prenait dans les intelligences la place de la réalité. L'heure approchait où, avec des idées grandes, généreuses, humaines, et d'impérissables vérités, les Français allaient porter dans l'ordre politique les mêmes illusions, les mêmes vertiges, et croire que pouvaient se changer en un moment les conditions de la société, comme semblaient se changer autour d'eux les conditions de la vie. Une innovation, qui date de cette époque, prépara les orateurs qui, du haut de la tribune, devaient bientôt parler à la France et à l'Europe. A la fin de 1783, et surtout en 1784, se fondèrent les clubs. On s'y réunit d'abord, soit dans un but de bienfaisance, soit uniquement pour diner, jouer et lire les gazettes. Cette nouveauté devint promptement une mode. Ce ne furent, dans tout Paris, que Clubs, Sociétés, Lycées, Musées. Ces cercles, dans lesquels ne se rassemblaient guère que des hommes, détrônèrent les salons, oùjusqu alors les femmes avaient régné. Tandis que quelques-uns dégénéraient en tripots, d'autres devenaient des espèces d'académies, où l'on faisait des conférences, où l'on prononçait des discours, où bientôt enfin on s'occupa de politique. La province suivit l'exemple de Paris. A Rennes, s'était fondé un cercle de ce genre, sous le nom de Société patriotique Bretonne. De grandes dames, qui en faisaient partie, y briguaient le titre de «citoyennes», et une tribune ornée d'inscriptions était placée dans la salle des conférences, à laquelle on avait donné le nom fastueux de Temple de la Patrie. Au sein de cette société qui se croyait emportée vers un avenir plein de promesses, les anciennes institutions et tous les principes sur lesquels avait reposé le passé ne semblaient plus que de ridicules erreurs. Le Mariage de Figaro, qui fut joué à cette époque, et où l'auteur maltraitait, avec une hardiesse sans exemple, «les grands, leurs mœurs, leur ignorance et leur bassesse, parlant gaiement des ministres et de la Bastille», excitait des bravos frénétiques. Loin de protester contre les traits meurtriers dont ils étaient frappés, les seigneurs donnaient le signal des applaudissements. Ils avaient eux-mêmes sollicité du Roi la représentation d'une pièce que celui-ci, plus prudent, avait jusqu'alors interdite. C'étaient toutes les vieilles formes sociales qui tombaient au milieu des rires, avant d'être brisées par la Révolution. L'Eglise, qui si longtemps avait soulevé les colères ou remué les passions, ne paraissait plus également qu'un risible fantôme. Le Roi ayant enjoint aux trop nombreux prélats que les plaisirs attiraient à Paris de regagner leurs diocèses, on lut dans tous les salons une pièce de vers intitulée : Adieux des évêques aux filles impures. Un mandement que l'archevêque de Paris publiait, au mois de février 1 785, pour autoriser l'usage des œufs durant le carême, et dans lequel il s'élevait contre l'eFfet corrupteur des Œuvres de Voltaire et du Mariage de Figaro, donna lieu également à des plaisanteries et à des couplets. Le prélat semblait lui-même avoir conscience de l'inutilité de ses représentations. Parlant de l'édition des Œuvres de Voltaire qu'il flétrissait comme un «monument de scandale» et un «ouvrage de ténèbres», il menaçait, à ce sujet, «de faire tonner les foudres de l'Eglise»; mais, après ce quos ego... il se calmait, envisageait des jours plus sereins, et finissait par permettre de manger des œufs. Au milieu de ces rires et de ces illusions, le dénoùment approchait. Au mois de janvier 1785, Calonne ouvrait un nouvel emprunt de cent vint-cinq millions, dont les conditions, plus avantageuses pour les prêteurs que celles du précédent, leur assuraient, au bout de vingt-cinq années, le doublement de leur capital. Le Parlement se crut cette fois obligé de protester. La chambre des comptes, de son côté, adressa des remontrances. Le Parlement représenta au Roi qu'on n'avait pas encore eu d'exemple d'un emprunt contracté à un taux aussi énorme, que, malgré les promesses inscrites dans les édits, la dette s'accroissait visiblement, et il osa se plaindre qu'une partie des deniers de l'État servit à payer les dépenses du comte de Provence et du comte d'Artois ou à acheter des châteaux de plaisance et des forêts de chasse comme Saint-Cloud et Rambouillet. Pour la prémière fois aussi, Calonne se vit attaqué dans des pamphlets. On supposa un Arrêet du Conseil où le Roi, reformant les conditions du dernier emprunt, signe trop évident de la «détresse» du Trésor, flétrissait la conduite d'un ministre dont les prévarications «méritaient toute la vengeance des lois» . Mais un coup plus redoutable pour Calonne fut le livre de Necker sur l'Administration des finances. Dans cet ouvrage, qui n'avait pas moins de trois volumes in-octavo, Necker rappelait, avec une complaisance non exempte de vanité, ses services antérieurs; mais en même temps il démontrait, par des chiffres positifs, combien considérable avait été, depuis sa retraite, l'augmentation de la dette, signalait le retour des désordres dont il avait réussi à suspendre le cours, et insistait sur la nécessité d'opérer des réformes. Calonne s'efforça de détourner le coup que lui portait cet ouvrage. Il fit courir le bruit que le livre de Necker allait être dénoncé aux parlements «comme tendant à répandre l'alarme dans l'esprit des peuples». On dénigra ce livre dans des brochures; on prétendit que, de la part d'un homme qui avait eu le secret du ministère, il équivalait à un abus de confiance et constituait une injure envers le souverain. En dépit de ces menées, l'ouvrage était avidement recherché. Les «patriotes» et les «vrais citoyens» le «dévoraient». Dès la fin de janvier, c'est-à-dire un mois après sa publication, on en avait débité près de douze mille exemplaires. Au mois de mars, on en fit une édition in-douze qui fut enlevée avec le même empressement. Telle était la sensation produite par cet écrit, que Necker fut invité à ne point se montrer dans Paris, où sa présence n'eût pas manqué d'exciter quelque fermentation. Ce livre compléta pour le public les lumières données par le Compte rendu quatre ans auparavant. Les derniers voiles qui cachaient encore Varcanum imperii furent déchirés, et Paris se remplit de «calculateurs» . Le crédit de Calonne commença d'être ébranlé, mais non sa hardiesse. Le clergé se réunissant cette année en assemblée générale, le ministre lui demanda un don gratuit de vingt millions. Il en obtint dix-huit, à condition de reconnaître cette libéralité par un arrêt du Conseil, qui supprimait l'édition des Œuvres de Voltaire comme contraire «à la religion, aux mœurs et aux principes fondamentaux de l'ordre des sociétés». Calonne s'exécuta de bonne grâce. L'arrêt fut imprimé et affiché «avec une grande profusion»; on l'afficha même en double à la porte de Beaumarchais. Il est vrai que la plus grande partie des exemplaires étaient déjà distribues, et que Beaumarchais, averti par le ministre, se hâta de vider ses magasins avant qu'on en fît la visite. Les évéques exigèrent davantage, et, rappelant au Roi le vœu exprimé par l'assemble'e du clergé de 1780, sollicitèrent une loi qui, sans aller jusqu'à la peine de mort comme celle de 1757, fût assez rigoureuse pour inspirer aux écrivains une crainte salutaire. Le ministère jugea qu'il avait assez fait. Louis XVI répondit aux prélats qu il avait examiné les règlements rendus sur cette matière, et que ces règlements lui avaient paru suffisants pour empêcher les abus. L'emprunt des cent vingt-cinq millions ne se couvrait qu'avec lenteur. Les compagnies financières, que Calonne avait favorisées à outrance, afin de produire une circulation fictive qui masquât ses manœuvres, attiraient à elles tout l'argent des prêteurs. L'agiotage, qu'il avait créé, se retournait contre lui; le monstre assassinait son père. Il tenta de décrier ces compagnies par la plume de Mirabeau, qui, moins intègre qu'éloquent, consentit à mettre son talent au service du ministre. Il imagina bientôt un moyen inspiré des plus mauvais temps de la monarchie. Il entreprit une refonte de l'or monnayé, opération dont il attendait, croyait-on, une cinquantaine de millions, mais qui, par suite de fraudes qu'on découvrit plus tard, dut sans aucun doute lui rapporter davantage. Les Parisiens, que séduisait la promesse de vingt sous par ancien louis, affluèrent à la Monnaie. Beaucoup ne reçurent que quinze, treize ou douze sous; quelques-uns même durent fournir de l'argent en sus de leur or. Le ministère, de son côté, au lieu de donner des nouveaux louis en échange des anciens, délivra des billets de la caisse d'escompte, puis de simples reconnaissances. Le public s'alarma. La cour des monnaies, émue, à son tour, de ces irrégularités, protesta par un arrêt. Calonne craignit de voir son opération compromise. Le Roi manda en sa présence la cour des monnaies et, après une sévère réprimande, ordonna que l'arrêt fut rayé sur les registres. Cette refonte des louis n'était pas terminée, que paraissait un édit ouvrant un nouvel emprunt de quatre-vingts millions. Dans le préambule de cet édit. Calonne, qui sentait croître les défiances du public, prodiguait plus qu'il n'avait encore fait les affirmations audacieuses. C'était à la justesse de ses plans, disait-il, que la France devait sa visible et récente prospérité; jamais l'Etat n'avait acquitté ses divers engagements avec autant de ponctualité; et, si le Roi avait résolu d'ouvrir un dernier emprunt, c'était pour éteindre toutes les dettes arriérées, qui seraient définitivement remboursées en 1786. Ces affirmations n'eurent d'autre effet que de fortifier les défiances. Le Parlement, dont les veux commençaient à se dessiller, supplia le Roi de retirer l'édit. Louis XVI en exigea l'enregistrement d'un ton impérieux, avec une phrase à la Maupeou sur l'insubordination du Parlement, «dont les fonctions étaient d'éclairer l'autorité, non de la restreindre ou de la gêner». Les magistrats obéirent, mais en ajoutant à l'arrêt d'enregistrement des clauses capables de décréditer l'emprunt. Le Parlement tout entier fut mandé à Versailles avec ses registres. Le Roi biffa de sa main les clauses ajoutées au texte de l'édit. «Sachez , dit-il aux magistrats, que je suis content de mon contrôleur général, et je ne souffrirai pas qu'on trouble par des inquiétudes mal fondées l'exécution de plans qui tendent au bien de mon Etat et au soulagement de mes sujets» A partir de ce moment, il y eut un «schisme» ouvert entre Calonne et le Parlement. De leur côté, les parlements de province reprenaient, non sans de légitimes griefs, l'accusation portée par le parlement de Besançon contre le despotisme des ministres. Déjà, à propos d'une loi intéressant le commerce des colonies et sur laquelle les chambres de commerce n'avaient pas été consultées, le parlement de Bordeaux s'était plaint, dans une Lettre au Roi, que «les corps même les moins propres à faire ombrage» fussent réduits à une «nullité absolue» , et il avait demandé le rétablissement des États généraux comme l'unique moyen de rendre quelque force aux ressorts affaiblis de la monarchie. En ce moment, il disputait à l'État la possession de vingt-deux lieues de terrains d'alluvion,— représentant une valeur de plus de cent millions,—dont le domaine prétendait s'emparer au mépris du droit de propriété et malgré les clameurs universelles de la province. Le parlement de Rennes, à qui un porteur d'ordre était venu au nom du Roi imposer l'enregistrement d'un arrêt du Conseil, sans même que cet arrêt lui eût été notifié, se montrait également irrité. Une députation présenta au monarque les réclamations du parlement sur une illégalilé qui faisait de l'acte d'enregistrement un vain appareil, aussi indigne de la majesté royale que de la gravité des fonctions de la magistrature, Louis XVI donna raison à ses ministres, et, répétant un mot célèbre de son aïeul : «C'est en moi seul, dit-il aux députés, que réside sans partage le pouvoir législatif; les lois enregistrées en ma présence, ou, de mon exprès commandement, par ceux que j'honore de l'exécution de mes ordres à cet effet, doivent être observées; et tous les arrêts ou arrêtés de mon parlement, contraires à ces principes, sont nuls de plein droit». Ainsi l'on revenait totalement aux procédés arbitraires en usage sous Louis XV, on les aggravait même à certains égards, et tout faisait présager des luttes analogues à celles qui avaient agité la fin du dernier règne. En même temps, des signes non équivoques attestaient que, dans le public, les esprits se détachaient déplus en plus delà famille royale. Au mois de mai 1785, Marie-Antoinette s'était rendue en grande pompe à Notre-Dame pour remercier Dieu de la naissance du duc de Normandie, sans que, sur son passage, les Parisiens eussent fait entendre aucune acclamation. «Mais que leur ai-je donc fait?» s'était écriée la Reine, surprise et affligée de ce silence. Elle se vit bientôt atteinte plus cruellement. Le 15 août de la même année, le cardinal de Rohan était arrêté pour l'affaire du collier et déféré au Parlement. Durant huit mois, Paris et la France s'occupèrent d'un procès où Marie-Antoinette se trouvait compromise comme femme et comme reine, et dont on comparait, non sans raison, les détails scandaleux à ceux du procès du père Girard et de la Cadière. Comme à cette époque, on fut inondé de mémoires et de factums qu'on lisait partout avec avidité. Personne ne se faisait illusion sur la moralité d'un prélat sans religion, orgueilleux, dépensier et libertin. Mais une telle hostilité régnait contre la Reine et en général contre tout ce qui tenait à la cour, qu'on s'apitoya sur lui; on le crut innocent et persécuté. Quelque temps avant le prononcé du jugement, au mois d'avril 1786, toutes les femmes portèrent aux promenades de Longchamps des chapeaux au cardinal, c'est-à-dire en paille avec le haut de la forme écarlate. La sentence qui acquitta le prélat excita une joie «universelle», et, lorsque de la Bastille, où il avait été détenu, il rentra à son hôtel, la multitude, échelonnée sur son passage, le salua de ses applaudissements. Ces ovations adressées à un homme qui, dans une basse intrigue, avait compromis le nom et l'honneur de sa souveraine, étaient le plus sanglant outrage qui eût encore frappé Marie-Antoinette. Cène fut pas seulement la personne de la Reine, mais la royauté, la cour, l'épiscopat, en un mot tout ce qu'il y avait de grand qui se trouva avili dans ce procès. Le haut clergé ne parut pas s'apercevoir de l'opprobre que cet événement faisait retomber sur l'Eglise. Tandis que le Saint-Siège suspendait le cardinal des droits attachés à son rang, non pour cause d'indignité, mais parce qu'au lieu de réclamer des juges ecclésiastiques, il avait reconnu un tribunal séculier, les évêques adressèrent à Louis XVI un mémoire où ils lui représentaient que le renvoi de l'affaire au Parlement était contraire aux lois du royaume et aux privilèges de l'Eglise, privilèges «antérieurs à la monarchie elle-même». Le vicaire général de la grande aumônerie, l'abbé Georgel, osa même, durant le cours du procès, publier un mandement dans lequel il comparait le prélat, alors à la Bastille, à saint Paul dans les liens. Un mois après l'acquittement du cardinal, le 3 juillet 1786, le clergé se réunissait de nouveau, par ordre du Roi, en assemblée générale. L'épiscopat y montra encore une fois que toute considération, si grave qu'en pût être l'objet, s'effaçait à ses yeux devant le soin de ses immunités. Le ministère, reprenant sans bruit l'œuvre tentée jadis avec éclat par le contrôleur général Machault, avait essayé de remettre sur le tapis l'affaire des biens du clergé. Les evéques, qui ne pouvaient ignorer à cette heure l'état alarmant des finances, prouvèrent par de victorieux mémoires qu'ils n'étaient point sujets à l'impôt et soutinrent même que, pour les terres titrées et non titrées dont ils avaient la jouissance, «ils étaient exempts envers le Roi de toutes redevances féodales». Si le haut clergé semblait se séparer de la société en refusant, à ce moment de crise, de concourir aux charges de l'État, la société, de son côté, achevait de briser les faibles liens qu'elle avait encore avec lui. «L'indifférence pour la religion était enfin passée jusqu'au peuple»; et, de l'aveu des évêques, la sanctification du dimanche et des fêtes, à Paris et en province, n'était plus observée. Au reste, l'épiscopat sentait lui-même que son rôle religieux avait cessé. Non-seulement, dans les deux assemblées qui venaient d'avoir lieu, il ne publia point d'Actes que d'ordinaire il adressait aux fidèles au terme de ses séances, mais il supprima comme inutiles les pensions foites aux ecclésiastiques chargés de défendre par leurs écrits les intérêts de la foi. Ainsi le clergé avouait en quelque sorte son anéantissement et se retirait de la scène; et désormais c'était comme ordre privilégié, ayant sa place dans l'État, et non plus comme représentant de la religion, qu'il devait apparaître jusqu'à la Révolution. Cependant le «schisme» s'aggravait entre la cour et la magistrature, et déjà se préparaient les événements qui devaient chasser à son tour la royauté de la scène. L'affaire des alluvions, sur laquelle le parlement de Bordeaux continuait à lutter contre les injustes prétentions du ministère, avait pris les proportions d'un conflit national. Le 30 mai 1786, le parlement s'était vu imposer «dans une séance militaire» l'enregistrement de lettres patentes qui attribuaient au domaine les terrains en litige, et dont le préambule, rempli d'accusations violentes contre les magistrats, était une injure à leur honneur et à leur patriotisme. Les magistrats protestèrent par un arrêt qu'ils firent aussitôt imprimer et dont les exemplaires se répandirent à Paris, à Versailles et sur divers points de la France. Dans cet arrêt, ils ne craignaient pas de déclarer que l'usurpation sanctionnée par les lettres patentes «était le fruit d'un système de déprédation qui faisait gémir depuis longtemps tous les gens de bien», système soutenu «par des hommes que l'indignation universelle s'accorderait à proscrire, s'ils n'avaient su se couvrir du nom sacré du monarque». C'était désigner «les Polignac et autres courtisans accrédités» qui, de concert avec le contrôleur général, voulaient, sous le manteau du domaine, s'emparer de ces richesses. Cet acte audacieux du gouvernement répandit l'alarme non-seulement en Guyenne, mais dans tout le royaume. On comprenait que, si on laissait une lois se commettre cette violation inouïe de la propriété, on n'aurait bientôt plus «aucune digue à opposer à ses progrès». Le parlement de Toulouse adhéra solennellement par un arrêt à celui du parlement de Bordeaux, et tous les autres parlements se disposèrent à suivre cet exemple. C'était comme une insurrection domaniale qui se préparait. Le ministère se sentit intimidé. Le parlement de Bordeaux, à la suite de son dernier arrêt, avait été mandé en corps à Versailles avec ses registres. Les magistrats partirent au nombre de quatre-vingt-seize; les malades ou les infirmes seuls se dispensèrent du voyage. Leur marche à travers les populations fut un triomphe. Le ministère, par prudence, leur avait fait défendre de passer par Paris. Arrivés à Versailles, le Roi les réunit dans «une espèce de lit de justice» et ordonna de biffer sur leurs registres les arrêts qui témoignaient de leur résistance; mais, en réalité, il céda. Sous apparence de mieux expliquer ses intentions, il fit enregistrer des lettres «interprétatives» qui détruisaient les premières, et dans lesquelles il reconnaissait le droit des propriétaires riverains soutenu par le Parlement. Ce « replâtrage» ne manqua pas de provoquer à l'adresse du gouvernement des réflexions injurieuses. L'ovation dont les magistrats se virent l'objet, à leur retour à Bordeaux, fut une nouvelle humiliation pour le pouvoir qui avait voulu les frapper. La population se porta en foule à leur rencontre, on répandit des fleurs sur leur passage, et on les couronna de lauriers. Le parlement de Bordeaux n'avait pas encore regagné sa province, que celui de Dijon, mis «en fermentation» au sujet d'un impôt illégalement établi, envoyait des députés porter des plaintes à Versailles. Peu après, celui de Besançon, à la suite d'une querelle avec l'intendant de la province, était mandé de nouveau à la cour. On ne rencontrait, sur les routes, que magistrats venant se plaindre au Roi de la violation des lois, ou recevoir de sa bouche le blâme de leur patriotique opposition. Au milieu de ces graves événements, Calonne voyait croître ses embarras financiers. Les illusions du public s'étaient enfin dissipées. Le dernier emprunt n'avait pas été rempli. D'un autre côté, le troisième vingtième était au moment d'expirer. Sous prétexte de travaux d'embellissement projetés pour la capitale, il tenta de faire ouvrir par la Ville un emprunt de trente millions, qui devaient, en réalité, être versés au Trésor. Il tombait dans les petites mesures. Il établissait un droit de timbre sur le papier de musique. Il songeait à imposer les laquais, les cabriolets, les objets de luxe. Il vendait à chaque huissier-priseur, moyennant quinze mille livres, le titre de «Conseiller du Roi». On parlait de suppléments de finances qui devaient être exigés des notaires, procureurs et huissiers. On assurait que le gouvernement allait accorder l'état civil aux protestants, qui offraient de payer cette faveur de sommes considérables. Mille bruits circulaient qui témoignaient de la détresse du Trésor et de l'embarras du pouvoir. Calonne lui-même, disait-on, ne cachait pas son désir d'être déchargé du fardeau des finances, et de se voir appelé à un autre ministère. Dans le milieu de décembre 1786, une «quantité» d'édits et de Déclarations, établissant de nouveaux impôts, avait été portée au Parlement. Les magistrats s'étaient refusés, «au nom du peuple, à enregistrer ces étrennes». On s'attendait à un prochain lit de justice où seraient promulgués ces impôts, quand éclata tout à coup une nouvelle extraordinaire et que rien n'avait fait présumer. Calonne avait demandé au Roi, et celui-ci avait accordé la convocation d'une ASSEMBLÉE DE NOTABLES. On entrait dans le drame révolutionnaire. Le prologue commençait.
LIVRE XII. L'ASSEMBLEE DES NOTABLES ET LA CONVOCATION DES ÉTATS GÉNÉRAUX (1787-1789)
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