L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.1715-1789.FELIX ROCQUAINLIVRE VI.GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1754-1762)
A en croire Jean-Jacques Rousseau, l'émotion produite au mois de décembre 1753 par sa Lettre sir la musique française,—brochure qui ameuta contre lui l'orchestre de l'Opéra au point de mettre ses jours en danger,—aurait été la cause qui empêcha la Révolution d'éclater. Grimm assurait de même que l'arrivée à Paris de l'acteur italien Manelli avait sauvé la France d'une guerre civile. Ce serait accorder, dans les événements, une trop grande place à la légèreté du caractère français que d'ajouter foi à de telles assertions. La véritable cause qui détourna l'explosion fut un revirement subit dans la politique du gouvernement, revirement qu'on pensait avoir été déterminé par les conseils de madame de Pompadour. Au mois de juin 1754, alors que la Révolution semblait le plus menaçante, le bruit se répandit tout à coup que le Parlement allait être rappelé et les Jésuites expulsés du royaume. Sur le premier point, ce bruit était fondé. Vers le milieu du mois de juillet, des ordres de rappel furent expédiés dans les provinces aux magistrats exilés. Le 30 août, des lettres patentes supprimaient la Chambre royale. On rendit à la liberté les conseillers du Châtelet qui avaient été incarcérés, et, le 4 septembre,—quelques jours après la naissance du prince qui devait porter le nom de Louis XVI,—le Parlement reprenait ses délibérations. Dans cette séance, on lut une Déclaration, datée du 2 septembre, par laquelle le Roi prescrivait de nouveau un silence absolu sur la Constitution, chargeait le Parlement de «tenir la main à ce que d'aucune part il ne fût rien tenté, entrepris ou innové de contraire à ce silence», et déchargeait de toutes poursuites les ecclésiastiques décrétés à l'occasion des derniers troubles. Par cet acte, les choses changeaient de face; le clergé était abaissé, et le Parlement triomphait. Ces événements jetèrent l'allégresse dans Paris. Le jour où les magistrats reprirent possession de leurs sièges, les cours du Palais et les escaliers étaient remplis de peuple qui, à l'arrivée de chaque carrosse et au passage des conseillers, criait: Vivent le Roi et le Parlement! La grande salle contenait une telle foule qu'on ne pouvait s'y remuer. «Il y avait une démonstration générale; on criait et on claquait des mains.» Le clergé montra d'autres sentiments. Les évéques présents à Paris allèrent en grande députation représenter au Roi qu'ils ne pouvaient accepter la Déclaration». En province, les prélats protestèrent par leurs écrits. L'un d'eux, dans une Lettre au procureur général du Parlement, signifîa que le silence prescrit par le monarque ne regardait pas les évéques; qu'ils avaient reçu du Seigneur la mission de prêcher son nom jusque sur les toits, et que leur devoir était d'obéir à Dieu, non aux hommes. De nouveaux refus de sacrements se produisirent en même temps dans divers diocèses. Dans celui de Boulogne, un janséniste étant mort sans s'être réconcilié avec l'Eglise, l'autorité ecclésiastique ne permit de l'inhumer que sur les confins du cimetière, «les pieds en terre sainte, la tête et le corps dans la rue», alléguant que la tête et le cœur, mais non les pieds, avaient péché. Fort de la dernière Déclaration, le Parlement ne tarda pas à intervenir. Un refus de sacrements ayant eu lieu sur la paroisse de Saint-Etienne du Mont, des explications furent demandées à l'archevêque. Celui-ci répondit qu'il n'avait de comptes à rendre qu'à Dieu. Au lieu de sévir, comme on aurait pu s'y attendre, les magistrats portèrent plainte au Roi, lequel, sensible à cette marque de condescendance et résolu à maintenir la paix, exila l'archevêque à Gonflans. Cet acte de vigueur, dont on parla comme «d'un grand événement», transporta les Parisiens. Chacun, dans ses discours, élevait autant le Roi qu'il l'abaissait deux ans auparavant. Louis XV exila également les évêques d'Orléans et de Troyes et l'archevêque d'Aix dont la conduite était une cause de trouble. Il se flattait de mieux contenir le haut clergé, en le frappant lui-même. A l'égard des ecclésiastiques du second ordre, il abandonna au Parlement le soin de les punir. Les arrêts du Conseil ne vinrent plus, comme autrefois, entraver les magistrats dans leurs sévérités; «le moule en était cassé». De son côté, le Parlement, que l'exil de l'archevêque de Paris avait totalement réconcilié avec le ministère, ne prenait plus aucune résolution sans en instruire le Roi. Jamais on n'avait vu un tel accord entre le Parlement et la cour. Le clergé résistait. Du lieu de son exil, l'archevêque de Paris, exalté par les Jésuites comme un martyr, envoyait l'ordre de continuer la guerre sur les billets de confession. En province, les évêques étaient les pouvoirs aux curés dont le zèle ne répondait pas à leurs exigences. A Paris, nombre de prêtres, embarrassés entre les ordres contraires du Parlement et de l'archevêque, abandonnaient leurs paroisses. Celle de Saint-Étienne du Mont, devenue encore une fois déserte, était réduite à deux prêtres factionnaires, attendant derrière une trappe qu'on leur demandât les sacrements; et, quand on n'avait pas de billets de confession, ils congédiaient le demandeur et fermaient aussitôt la trappe. Mécontent de l'archevêque, le Roi recula le lieu de son exil, et envoya le prélat à Lagny. Le public applaudit à une mesure où il voyait «un parti suivi». Les Jansénistes étaient «triomphants». Cette fermeté du gouvernement ne laissait pas de soulever des critiques. «Pourquoi, disait-on, n'avoir pas pris ce parti il y a deux ans? Cela aurait épargné l'exil du Parlement bien inutilement fait, puisqu'il ne réclamait autre chose que ce qui s'exécute aujourd'hui.» Se voyant soutenu par le monarque, le Parlement se montra plus hardi. Le 3 février 1755, il condamnait au bannissement perpétuel trois prêtres qui avaient disparu de la paroisse de Saint-Étienne du Mont. Il ne se borna pas à faire crier cette sentence dans les rues. Le bourreau, accompagné de soldats du guet, la baïonnette au bout du fusil, et de deux officiers du Parlement qui suivaient dans un fiacre, alla place Maubert planter un poteau auquel était fixé un écriteau qui contenait la sentence. Le Parlement osa davantage. Le 18 mars, il rendit un arrêt par lequel, déclarant que la Bulle n'était pas règle de foi, il défendait à tous les ecclésiastiques, de quelque ordre, qualité et dignité qu ils fussent, de lui en attribuer le caractère. Cet arrêt, qui atteignait les évêques, ne causa pas moins de satisfaction que la Déclaration du 2 septembre. On y voyait la Constitution anéantie nationalement, et un nouveau coup porté au clergé qu'on haïssait. Cette haine dans le peuple était portée au point que les prêtres, qui se montraient par les rues «en habit long», avaient à craindre pour leur vie. Dans les a bonnes compagnies même, quelqu'un qui eût parlé en faveur de la Constitution et défendu le clergé eût été honni «comme un familier de l'inquisition » . On était alors à la veille de la guerre de Sept ans. La cour, où chacun tirait à soi, pillait comme dans une ville prise d'assaut, se trouvait sans ressource pour faire face aux événements. Afin de ménager le clergé qui allait se réunir en assemblée générale, et dont le ministère espérait un don gratuit de quinze ou seize millions, le Roi cassa l'arrêt du 18 mars. Le Parlement ne s'offensa pas d'une décision dont on eut soin de lui faire connaître le motif. Mais les évêques ne furent qu'à demi satisfaits. Ce qu'ils voulaient, c'était l'abrogation de cette Déclaration du 2 septembre qui laissait au Parlement la haute main sur les affaires de l'Eglise. Cet objet occupa leurs délibérations dès qu'ils furent réunis. Quelques-uns proposèrent de lancer contre le Parlement les foudres de l'excommunication; d'autres, d'organiser «une espèce de sainte Ligue» analogue à celle qui s'était formée sous Henri III. A leur instigation, des écrits hostiles au Parlement furent répandus dans le public. On y reprochait aux magistrats «leurs entreprises sur l'épouse de Jésus-Christ»; on les représentait comme emportés par un esprit «de vertige et de fureur»; on les accusait de disposer impudemment du sanctuaire et d'avoir fait de la sainte Table «une sorte de bureau public ouvert au premier venu». On comparait enfin les maux dont souffrait l'Église à ceux qu'elle avait connus sous Dioclétien; on disait que la France attendait les résolutions de l'assemblée du clergé, comme jadis «le peuple d'Éphèse soupirait après la décision du concile qui devait foudroyer Nestorius et assurer à Marie la qualité de Mère de Dieu». En même temps que circulaient ces libelles, on prêchait de nouveau dans les églises contre le Parlement. Tel ecclésiastique, tenant d'une main la Bulle et de l'autre l'arrêt du 18 mars, lançait du haut de la chaire des déclamations furibondes, plus semblable à un « possédé » qu'à un ministre de l'Évangile. Les esprits étaient animés de telle sorte dans le parti ultramontain, qu'on craignait que quelque prêtre exalté n'attentât á la vie du Roi. Certains ecclésiastiques disaient tout haut qu'il y avait encore des Ravaillac. Le Parlement ne se laissait pas déconcerter. Il brûlait les écrits dirigés contre lui, condamnait soit au bannissement, soit même aux galères, —à la vérité par contumace,—les ecclésiastiques rebelles, et continuait à notifier ses sentences au moyen de poteaux dressés dans les carrefours. La Sorbonne persistant à recevoir des thèses capables d'exciter des disputes, il fit apporter les registres de la Faculté et inscrire d'autorité la Déclaration du 2 septembre. Sa surveillance n'était pas moins active dans les provinces du ressort. Informé qu'on avait refusé le viatique à un chanoine de l'église d'Orléans, il rendit contre le chapitre un arrêt où celui-ci était «sanglé d'importance», et exigea qu'une inscription commémorative de la sentence fût placée dans l'église. Vainement les évêques réunis à Paris firent-ils savoir au Roi que, si l'on ne réprimait l'audace des magistrats, ils se «porteraient aux dernières extrémités». Le Roi tint ferme, refusa de rappeler les prélats exilés, et,—quand le don gratuit fut voté,—à toutes les demandes des évêques répondit Lanturlu. Ce n'était pas seulement dans ses rapports avec le clergé que le gouvernement témoignait de ces nouvelles dispositions. Il laissait reparaître l'Encyclopédie, dont il avait interdit la publication quatre ans auparavant. Il fit même retrancher de cet ouvrage l'article sur la Constitution, parce qu'on disait, dans cet article, qu'elle était reçue en France. L'ancien évéque de Mirepoix, Boyer, chargé depuis 1743 de la feuille des bénéfices, étant venu á mourir, on le remplaça par le cardinal de la Rochefoucauld, qui n'avait qu'un zèle très-modéré pour la Constitution. Il fut même un moment question, dît-on, de confier la feuille des bénéfices à un laïque. Enfin un esprit nouveau de tolérance parut inspirer la conduite du gouvernement à l'égard des pro-testants. On les laissa, dans plusieurs localités, élever des temples; on parla de légitimer leurs mariages et de rétablir l'édit de Nantes. Un revirement si subit ne pouvait être durable, et l'on ne tarda pas à voir la situation encore une fois changée. A l'occasion d'un dissentiment survenu entre le Parlement et le Grand Conseil, le Roi rendit une Déclaration, dans laquelle, se fondant sur d'anciennes Ordonnances, il semblait attribuer à celui-ci les droits d'une cour souveraine. Par l'ordre du monarque, cette Déclaration dut être envoyée à tous les sièges, bailliages et sénéchaussées du royaume pour y être enregistrée. Le Parlement, qu'elle atteignait dans son autorité, suspendit l'exécution de cet ordre, jusqu'à ce qu'il eût présenté des remontrances. «Cette manière de suspendre m'est nouvelle, écrivait d'Argenson, et je ne crois pas que le Parlement l'ait encore employée; il n'y a que l'amour que nous devons tous aux progrès de la volonté nationale qui puisse y faire applaudir». La querelle prit en un instant des proportions inattendues. Tandis que les parlements de province, se ralliant à celui de Paris, repoussaient la Déclaration, les Jésuites, les évéques et quelques-uns des ministres, qui voyaient dans ce conflit un moyen d'amoindrir le Parlement, se prononcèrent pour le Grand Conseil et s'efforcèrent d'entraîner la cour avec eux. Le Roi, dans sa réponse aux remontrances, ayant confirmé la Déclaration, le Grand Conseil adressa cette réponse à tous les bailliages, avec un commentaire où il se donnait les violons». Le Parlement prétendit que les constitutions du royaume étaient en péril, et convoqua les princes du sang et les pairs. Le Roi défendit l'assemblée. Le public, qui considérait le ministère et le Grand Conseil «comme fauteurs de l'épiscopat et instruments de tyrannie», prit feu à son tour. Dans les salles du Palais, «quantité de bourgeois» se répandaient en discours injurieux contre le gouvernement, qu'ils accusaient de s'unir aux Jésuites pour abaisser le Parlement. C'était, sous une autre forme, la lutte engagée de nouveau entre les nationaux et les sacerdotaux . La fin de l'année 1755 et les premiers mois de l'année suivante se passèrent dans les agitations soulevées par ce conflit. Des brochures vinrent encore attiser la discorde. Dans l'une, on disait que les hommes coupables qui n'avaient pu réussira supprimer le Parlement par la violence, tendaient au même but en assimilant les droits du Grand Conseil à ceux du Parlement. Le Grand Conseil condamna cette brochure au feu. Il déclara, dans son réquisitoire, qu'il était, non moins que le Parlement, dépositaire des lois de la monarchie, «et qu'établi de toute ancienneté par les rois, il avait pour lui l'acquiescement et les vœux de toute la nation». On répondit à cette assertion par les Vœux authentiques, où l'on reproduisait les cahiers des États généraux de 1560 et de 1576 qui demandaient expressément l'abolition du Grand Conseil. Se jugeant plus menacé, le Parlement fit un coup d'autorité. Il rendit, le 6 avril, un arrêt de règlement par lequel il déniait au Grand Conseil tout droit d'intervenir dans les affaires d'ordre public et d'intérêt général, et limitait sa compétence aux questions d'ordre privé. Personne ne s'étonna d'un arrêt où le Parlement semblait faire acte de souverain. Un tel changement s'était opéré dans les esprits depuis quelques années, que «le peuple de Paris et des provinces» en était arrivé à considérer le Parlement comme le véritable monarque de la France, en qui résidaient la sagesse et le pouvoir légitime. Ces débats n'empêchaient pas la guerre des billets de confession, ni les attaques ordinaires du clergé contre les magistrats. Ce n'était pas seulement l'extrême-onction, mais le sacrement du mariage que, faute de billets de confession, refusaient certains curés. Continuant, de son côté, à poursuivre ses adversaires, le Parlement ordonna de compulser les registres de la Sorbonne depuis 1714 et d'y relever tous les faits relatifs à la Constitution, afin de mettre à nu les intrigues successives et les violences du parti ultramontain. Tous ces événements achevaient de discréditer la religion. Au carnaval de 1756, on observa que le divertissement à la mode était de s'affubler de costumes, d'évéques, d'abbés, de moines et de religieuse. Le scepticisme s'affichait ouvertement dans les livres. Dans l'un, tel que la Christiade, on retraçait, sous forme de roman, l'histoire de Jésus-Christ. Dans un autre, l'Analyse raisonnée de Bajle, on mettait «à la portée de tout le monde» les maximes du pyrrhonisme et de l'irréligion; on présentait «comme dans une coupe» tout le venin de l'incrédulité. Le Parlement ne voyait pas sans inquiétude ces progrès des idées philosophiques; mais, tout entier à sa lutte avec le clergé, il donnait sa principale attention aux écrits ultramontains. C'était ainsi que, dans le même arrêt qui frappait la Christiade et l'Analyse de Bayle, il flétrissait plus particulièrement l'Histoire du peuple de Dieu du jésuite Berruyer, ouvrage semé, disait-il, de maximes contraires aux libertés de l'Eglise gallicane et à l'indépendance des rois. Non content de condamner ce livre au feu, il manda l'auteur à sa barre. Celui-ci se trouvant par son âge et ses infirmités hors d'état de se rendre en présence des magistrats, un commissaire du Parlement se transporta près de lui et recueillit de sa bouche un désaveu dont il fut dressé procès-verbal. Comme on pouvait le prévoir, l'arrêt de règlement du 6 avril ne termina pas le conflit dont Paris s'occupait. Le Grand Conseil alla, en grande députation, présenter au Roi des remontrances au sujet de cet arrêt. Louis XV le reçut avec le cérémonial usité pour le Parlement. Dès lors on ne douta plus que la cour ne substituât bientôt le Grand Conseil au Parlement, et que tout, dans le ministère, ne devînt ultramontain. Les esprits s'échauffèrent. «Le peuple, dans les halles, commençait à parler de lois fondamentales et d'intérêts nationaux, ce qui marquait une fermentation dangereuse contre l'autorité», Les parlements de province resserrèrent leur union avec celui de Paris et lui adressèrent des députés en vue de concerter des moyens de résistance. Ils s'intitulèrent dans leurs arrêts classes du Parlement, indiquant par cette dénomination qu'ils ne faisaient avec lui qu'un seul corps. On imprima des remontrances du parlement de Rouen où il était dit expressément qu'il y avait en France un Parlement unique, formé de la jonction de tous les parlements du royaume. «Cela va net à l'assemblée des Etats généraux», remarquait d'Argenson. Barbier écrivait de son côté qu'avec le principe, alors partout accrédité, que les lois n'étaient obligatoires qu'après l'enregistrement librement consenti par les magistrats, un tel système « limitait infailliblement l'autorité royale». On disait même que cette association des parlements représentait quelque chose de plus que les États généraux, et que c'était «un gouvernement national tout formé» . Sur ces entrefaites, éclatait cette fatale guerre de Sept ans, dans laquelle la France, s'alliant avec l'Autriche, son ancienne ennemie, contre l'Angleterre et la Prusse, allait subir siir mer et sur le continent d'irréparables désastres. Le Roi adressa au Parlement un édit qui ordonnait la perception d'un second vingtième pour toute la durée des hostilités. Les magistrats ne se hâtèrent pas de vérifier l'édit, se flattant que, dans l'intervalle, le ministère fléchirait sur l'affaire du Grand Conseil. Le Roi força l'enregistrement par un lit de justice. Le Parlement protesta contre cet acte d'autorité, et présenta des remontrances où il accusait formellement le ministère de conspirer l'anéantissement de la magistrature. Cette résistance croissante des parlements, ces luttes répétées enflammaient les passions. Des mots sinistres étaient prononcés dans l'entourage du gouvernement. «Je sais, écrivait d'Argenson, des gens du Grand Conseil qui, d'intelligence avec les prêtres, ont dit qu il faudrait du sang pour éteindre tout ceci.» Indifférent aux colères qui grondaient autour de lui, Louis XV continuait à se déshonorer en des excès qui n'étaient plus un mystère pour le public. Façonnée à l'exemple du maître, la cour était «non pas galante, mais débordée»; on n'y voyait que femmes de chambre portant des billets de rendez-vous, que grandes dames courant les appartements «en habit de combat» . Soumis aux volontés changeantes de madame de Pompadour,— laquelle, après avoir abandonné les évêques pour le Parlement, abandonnait maintenant le Parlement pour les évêques,—le Roi allait, disait-on, devenir plus constitutionnaire et plus «épiscopal» que n'avait été Louis XIV. Le clergé ne manqua pas de mettre à profit ces nouvelles dispositions du monarque. Au mois de septembre 1756, le Parlement étant, selon l'ordinaire, entré en vacations, l'archevêque de Paris lança aussitôt une instruction pastorale capable de déchaîner «toutes les fureurs du schisme». Il y défendait,—sous peine d'excommunication,—non-seulement aux ecclésiastiques d'administrer les sacrements en vertu d'ordres émanés des tribunaux séculiers, mais aux fidèles de solliciter ces ordres et aux magistrats de les donner. Par cet écrit, dont ils étaient les auteurs, les Jésuites pensaient effrayer la conscience du Roi et le pousser à des mesures «extrêmes». C'était si bien un coup préparé, que le prélat annonçait, comme certaine, l'adhésion de plus de soixante évêques à son instruction pastorale. Mais, de même qu'en 1753, à défaut du Parlement, le Châtelet prit sa place. Le 5 novembre, il faisait brûler cet écrit en place de Grève aux applaudissements du peuple. Le prélat riposta par un mandement qui menaçait d'excommunication tous ceux qui liraient la sentence du Châtelet. Celui-ci défendit d'imprimer et de répandre ce mandement sous peine de punition corporelle. Dans l'espace de quinze jours, il condamna au feu les mandements de sept évêques qui avaient donné leur adhésion à l'instruction pastorale de l'archevêque de l'archevêque de Paris. On eût dit assister «au combat du sacerdoce et de l'empire». Aussitôt rentré, le Parlement s'apprêta, à son tour, à frapper l'épiscopat. On s'attendait qu'il décrétât de prise de corps l'archevêque de Paris. Le clergé prit l'alarme. L'évêque de Troyes, qui peu auparavant avait ordonné des prières de quarante heures pour la conversion du Parlement, publia un mandement où il attribuait les maux de la France au peu de dévotion que les magistrats avaient pour la Vierge et à leur manque de foi en l'Immaculée Conception. Dans l'intervalle, Louis XV avait écrit à Benoît XIV et sollicité de sa sagesse les moyens de pacifier les querelles. Si disposé qu'il fût à la concihation, le Pontife ne pouvait s'éloigner tout à fait des sentiments de ses prédécesseurs. Il répondit par un bref, dans lequel il reconnaissait la Constitution comme une loi de l'Eglise qu'on ne pouvait repousser «sans se mettre en danger de perdre son salut éternel», mais décidait que, pour éviter le scandale, le prêtre devait communier «à leurs risques et périls» les mourants soupçonnés de jansénisme et ne refuser les sacrements qu'aux Jansénistes «notoires». Le Roi envoya ce bref aux évoques en leur ordonnant de s'y conformer. Le Parlement, qui ne voulait admettre la Bulle ni comme règle de foi, ni comme loi de l'Église, eut le courage ou la témérité de supprimer ce bref par un arrêt. Cet arrêt parut une injure adresse'e tout ensemble au Pape et au monarque. On détermina Louis XV à sévir contre le Parlement. «Soyez ferme, soyez hautain, lui disait madame de Pompadour; vous avez le Pape pour vous». On pensait aussi contenir, par cet exemple, les parlements de province, dont plusieurs, dans ce moment même, se prononçaient ouvertement contre l'édit du second vingtième. Le parlement de Pau l'avait refusé tout à plat, disant «que la misère des peuples ne lui permettait pas de l'enregistrer». On était si outré, à la cour, de cette atti- tude des magistrats, qu'il avait été un instant question de supprimer non-seulement le parlement de Paris, mais tous les parlements du royaume. L'orage qui, depuis les débuts de l'affaire du Grand Conseil, s'amassait contre le Parlement, éclata enfin. Le 13 décembre 1756, le Roi, accompagné des princes du sang, du chancelier et des pairs, vint au Parlement pour y tenir un lit de justice. Après avoir, selon l'usage, entendu la messe à la Sainte-Chapelle et baisé la vraie croix, il se rendit en la grand'chambre et fit enregistrer successivement trois Déclarations. Par la première,—qui était la contre-partie de celle du 2 septembre 1754,— il ordonnait de respecter la Bulle comme une décision de l'Église, et attribuait aux tribunaux ecclésiastiques la connaissance des refus de sacrements, sauf l'appel comme d'abus. Par la seconde, il décidait que la grand'chambre connaîtrait seule des matières de religion et d'État, que les chambres ne pourraient s'assembler sans la permission de celle-ci, et que nul conseiller n'aurait voix délibérative dans rassemblée des chambres avant dix ans de service. Enfin, par la troisième, il supprimait soixante charges du Parlement et deux chambres des enquêtes. «Vous avez entendu mes volontés, dit le Roi après qu'on eut donné lecture des trois Déclarations; j'exige qu'elles soient exécutées, et j'en soutiendrai l'exécution de toute mon autorité ». Louis XV sortit, après cette séance, à travers les flots d'un peuple immense qui laissait voir la consternation sur son visage. Le Parlement était atterré. Plus rigoureuses que l'exil, ces mesures le frappaient tout à la fois dans ses droits les plus chers et dans son existence. A l'exception de la grand'chambre, tous les magistrats donnèrent aussitôt leurs démissions. Le lendemain, seize conseillers de la grand'chambre imitèrent cet exemple. Le Chàtelet cessa ses fonctions; les avocats fermèrent leurs cabinets; le cours de la justice fut de nouveau interrompu. «Le fanatisme était général dans Paris contre l'autorité souveraine», écrivait Barbier; hommes et femmes se déchaînaient à l'envi sur l'acte violent qui venait de s'accomplir. Dans le peuple se glissait l'idée de la résistance. Il montrait une colère sombre, une «rage muette» , signe presque infaillible d'une explosion prochaine. «Tout ceci, notait d'Argenson, annonce une révolte qui couve sous la cendre. On craint qu'à Paris il n'y ait un de ces jours quelques Jésuites ou prêtres massacrés, ce qui armerait tout le peuple soudainement». Un conseiller du Parlement, prévoyant une commotion qui ébranlerait le gouvernement, dit que le lit de justice du 13 décembre était le dernier soupir de la royauté mourante. C'est alors que Grimm, considérant «cette ferveur imbécile» avec laquelle, depuis quarante ans, on disputait en France sur une bulle, voyant l'Europe tout entière en armes et le monde enfin si peu con-forme au type conçu par la Philosophie, écrivait: «Je suis bien éloigné d'imaginer que nous touchons au siècle de la raison, et peu s'en faut que je ne croie l'Europe menacée de quelque révolution sinistre » La Révolution, qui avait failli faire explosion en 1754, était peut-être sur le point d'éclater, lorsque l'attentat commis le 5 janvier 1757 par Damiens sur la personne du Roi, en imprimant un autre cours aux préoccupations, mo-difia encore une fois la marche des événements. La nouvelle de cet attentat causa dans Paris une profonde sensation. Il se produisit, dans certaines parties du public, quelque chose d'analogue à ce qui s'était passé en 1744. On se pressait aux informations; il y avait des personnes qui répandaient des larmes. Les soupçons se portèrent tout d'abord sur le clergé. Les Jésuites, en particulier, se virent l'objet des plus vives attaques. On leur reprocha, dans des libelles, l'assassinat de Henri III, celui de Henri IV; et, à la porte de leurs maisons, on placarda des écrits où on les dénonçait à la vindicte publique. Après avoir accusé les Jésuites, on accusa les Jansénistes. On crut aussi que l'assassin était «un fanatique parlementaire», qualification alors en usage pour désigner ceux qui soutenaient le Parlement dans ses luttes avec la cour. Les personnes sages s'arrêtèrent à l'opinion que l'assassin n'était l'instrument d'aucun parti, et qu'on devait voir en lui un cerveau échauffé par les discours et les libelles que les disputes religieuses avaient fait naître en ces dernières années. L'archevêque de Paris publia un mandement où il attribuait le crime de Damiens aux principes pernicieux qui, depuis l'affaiblissement de la foi, avaient gagné tous les esprits et les poussaient «à la rébellion contre le souverain et contre ses lois». Il s'en fallut cependant que l'émotion fût générale. Les marques s'en manifestèrent surtout dans la bourgeoisie; le peuple resta muet. Il était tout entier au ressentiment qu'avait excité en lui la disgrâce des magistrats. Au lendemain de l'événement, on trouva même affichés, en plusieurs lieux publics, des écrits où Louis XV était outragé. Dans certaines provinces, des fêtes furent célébrées pour la conservation du Roi. Paris se fit remarquer par l'absence de toute démonstration ; il n'y eut pas même de Te Deum. Le gouvernement eut peur. Il craignit que l'attentat qui venait d'être commis ne devînt, sur divers points du royaume, le signal d'un soulèvement. Il enjoignit aux commandants de province de se rendre sur-le-champ à leur poste, et redoubla, dans la capitale, les moyens de surveillance et les précautions militaires. Déployant ouvertement les sévérités, il exila les seize conseillers de la grand'chambre qui avaient donné leurs démissions, et ne conserva, sous le nom de Parlement, que ce qui restait de cette chambre, appelée dès lors par les Jansénistes la carcasse du Parlement ou la chambre des restes. Déjà , peu après le lit de justice, tous les évêques présents à Paris avaient été renvoyés dans leurs diocèses. Deux des principaux ministres, dont l'un, Machault, était mal vu du clergé, et l'autre, le comte d'Argenson, était au contraire, depuis nombre d'années, l'ardent ami des Jésuites, furent également exilés. On arrêta des ecclésiastiques; on arrêta des individus dont le seul crime était d'avoir dans leur poche un exemplaire des remontrances du Parlement. On sévit aussi contre les parlements de province. Sur la nouvelle que celui de Besançon avait repoussé le second vingtième, huit conseillers furent enlevés et conduits en exil. Deux conseillers du parlement de Rennes se virent arrêtés pour le même motif, garrottés et mis en prison. Enfin, le 16 avril, le Roi rendait une Déclaration dont les premiers articles étaient ainsi conçus : «Tous ceux qui seront convaincus d'avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendants à attaquer la religion, à donner atteinte à notre autorité, et à troubler l'ordre et la tranquillité de nos États, seront punis de mort. — Tous ceux qui auront imprimé les dits ouvrages , les libraires, colporteurs et autres personnes qui les auront répandus dans le public, seront pareillement punis de mort.» Cette Déclaration ne fut guère qu'une menace. Le gouvernement frappa de bannissement des libraires et des imprimeurs, condamna aux galères, par contumace, des écrivains obscurs; mais il n'osa aller plus loin. En promulguant une loi que sa barbarie rendait inexécutable, il ne fit que se déshonorer.» Au bout de quelques mois, l'émotion qu'avaient causée tous ces derniers événements paraissait apaisée. Le gouvernement crut qu'il pouvait se départir de son système de rigueurs. Sans révoquer expressément les Déclarations enregistrées au lit de justice du 13 décembre 1756, il en abandonna l'exécution'. On rendit les démissions aux magistrats, on rappela de l'exil les seize conseillers de la grand'chambre ; et, bien que Louis XV eût signifié que, «si le Parlement demeurait ce qu'il était avant le lit de justice, il n'y avait plus en France de véritable roi», le Parlement se trouva en fait rétabli dans les mêmes conditions où il était antérieurement. En même temps, on rappela de Gonflans l'archevêque de Paris; et tous les prêtres bannis ou décrétés par le Parlement reçurent l'autorisation de rentrer dans leurs paroisses. Le gouvernement croyait par ces mesures de douceur se concilier l'opinion; il la fatiguait par son inconstance. Il montra toutefois qu'il était résolu à ne pas souffrir le retour des querelles religieuses. Vers la fin de novembre, le ministère avait mandé au syndic et aux autres docteurs de la Sorbonne que le Roi, déterminé à maintenir la paix en ses Etats, leur défendait, soit dans leurs cahiers, soit dans leurs thèses, soit dans leurs délibérations, de parler en aucune manière de la Constitution. La Sorbonne, à qui l'on avait adressé tant de fois des injonctions contraires, jusqu'à user de violence pour les faire exécuter, s'offensa d'être ainsi «ballottée». Elle décida que,—vu le serment prêté par elle «de défendre la religion catholique, apostolique et romaine usque ad effusionem sanguinis», — elle ne pouvait se conformer au silence prescrit par le monarque. Le doyen de la Faculté de théologie fut aussitôt exilé à cent lieues de la capitale. L'archevêque de Paris, qui avait encouragé sous main la rébellion de la Sorbonne, se vit aussi frappé; on exila de nouveau l'opiniâtre prélat, non plus à Gonflans, mais dans le fond du Périgord. Les Jésuites recevaient, dans le même moment, un coup inattendu. On venait de réimprimer à Toulouse la Théologie morale du jésuite allemand Busembaum, parue pour la première fois en 1645, et dont il y avait eu depuis plus de cinquante éditions. Dans ce livre, on affirmait l'indépendance absolue du clergé à l'égard des puissances séculières; on établissait qu'en vertu de leur caractère les hommes revêtus du sacerdoce formaient dans l'Etat une république distincte; on soutenait l'infaillibilité du Pape et son autorité souveraine sur le temporel des princes. Les maximes immorales que les parlements avaient autrefois flétries chez les Suarez, les Sanchez, les Marianna, se trouvaient également semées, dans cet ouvrage. On y marquait les circonstances où le vol et l'homicide devenaient légitimes; on y démontrait que dans certains cas, un fils pouvait tuer son père et un sujet son roi. Le parlement de Toulouse donna l'éveil sur ce livre coupable. «La réimpression de cet ouvrage, disait-il en son réquisitoire, concourant avec l'exécrable attentat dont nous gémissons encore, est un crime de lèse-majesté» Le parlement de Paris le condamna à son tour. Vainement les Jésuites, qui, depuis l'événement du 5 janvier, sentaient leur crédit ébranlé, désavouèrent cet ouvrage; vainement ils protestèrent de leur respect pour les libertés de l'Église gallicane et de leur horreur pour des doctrines qui autorisaient le régicide. Ils ne réussirent par ces protestations, auxquelles personne ne voulut croire, qu'à augmenter la haine dont ils étaient l'objet. L'auteur anonyme des Nouvelles ecclésiastiques osa écrire «qu'on ne s'étonnerait jamais assez que de tels hommes fussent encore supportés en France et qu'on les y laissât jouir d'une impunité qui les enhardirait toujours à de nouveaux forfaits». Deux mois après, paraissait une Apologie du lixre de Busembaum, où l'on s'élevait contre les arrêts qui avaient condamné cet ouvrage. Le Parlement fit brûler ce second écrit, comme renouvelant des propositions scandaleuses, contraires aux lois divines et humaines, tendantes à la subversion des États, et capables d'induire les sujets à attenter sur la personne sacrée des souverains. Ces arrêts, les premiers qui, dans le cours du siècle, eussent atteint les Jésuites, étaient un signe avant-coureur de la foudre qui devait bientôt tomber sur eux. Les sévérités dont l'archevêque de Paris et le doyen de la Faculté de théologie venaient d'être frappés avaient produit leur effet. Le clergé ne disait mot. Les Jésuites étaient également silencieux. Le Parlement, de son côté, se tenait sur la réserve; il n'était intervenu ni dans la récente affaire de la Sorbonne, ni dans le dernier exil de l'archevêque de Paris. C'étaient le Roi ou plutôt madame de Pompadour et les nouveaux ministres qui faisaient seuls «toutes ces opérations». Hormis quelques brochures sans portée et de rares refus de sacrements aussitôt réprimés , les querelles sur la Constitution paraissaient étouffées. Le gouvernement, éclairé par l'attentat du 5 janvier sur le danger de ces disputes, surveillait de près le clergé pour les empêcher de renaître. Sans se montrer hostile à l'épiscopat, il s'était, dans cette vue, rapproché du Parlement. Il avait laissé tomber l'affaire du Grand Conseil. Il venait d'ôter à celui-ci la surveillance de l'hôpital général pour la restituer au Parlement, auquel il l'avait retirée six ans auparavant. L'élection du pape Clément XIII, soutenue par le ministère et combattue par les Jésuites, acheva de déconcerter les partisans de la Constitution, et l'on put croire cette fatale bulle entrée enfin dans l'oubli. Mais, pour être plus agitée par les querelles religieuses, l'opinion ne laissait pas de nourrir d'autres sujets de grief, et l'on allait voir de nouveaux signes de cette fermentation sourde, de cette révolte intérieure à laquelle le pays ne cessait d'être en proie et qui semblait désormais comme inhérente à son tempérament. La défaite de Rosbach, au mois de novembre 1757, en révélant l'impéritie de nos généraux et la faiblesse de nos armées, avait produit un sentiment d'irritation, de tristesse et de honte que raviva, au mois de juin 1758, la perte de la bataille de Grevelt. Le mécontentement causé par ces défaites se tourna tout entier contre la cour. On lui reprocha l'humiliation qu'elles infligeaient à la France; on la rendit responsable de l'indiscipline de nos armées et de l'incapacité de leurs chefs. Ce que disait le public, des ministres même le pensaient. «Le grand malheur, écrivait au lendemain de Rosbach l'abbé de Bernis, c'est que ce sont les hommes qui mènent les affaires, et nous n'avons ni généraux, ni ministres... Ce qui nous manque, c'est un gouvernement.» L'abbé de Bernis ne faisait que répéter ce que déjà en 1743 écrivait d'Argenson. Mais, en 1758, la désorganisation était plus grande et le mal plus profond, et la France ne possédait pas de maréchal de Saxe pour réparer ses revers. Louis XV, plus dégoûté que jamais des affaires publiques depuis l'attentat du 5 janvier, s'enfonçait de plus en plus dans la débauche. Madame de Pompadour était le véritable roi, nommant les généraux, les ministres, recevant les ambassadeurs, réglant la politique et décidant les alliances. Un pareil gouvernement n'excitait pas moins de mépris dans les camps que dans la nation; et les armées, gagnées par ce ferment de révolte qui agitait tout le pays, étaient plus prêtes à se jeter dans la sédition qu'à combattre l'ennemi. Il fallut payer les frais de ces humiliantes défaites. Comme au temps de Louis XIV, on exigea un don gratuit de toutes les villes, faubourgs et bourgs du royaume. Le mécontentement éclata avec une nouvelle vivacité. Les propos les plus hardis circulèrent contre le gouvernement. Un huissier des requêtes de l'hôtel, qui avait mal parlé du Roi et des ministres dans une auberge, fut condamné à faire amende honorable, en chemise et la corde au cou, devant l'église de Notre-Dame, et pendu en place de Grève, sans que cet excès de rigueur arrêtât les propos. Des placards séditieux furent affichés aux endroits les plus fréquentés de Paris, au Luxembourg, au Louvre, à la Comédie-Française. Dans l'un il était dit que, «si l'on ne faisait payer cinquante millions au clergé et de grosses sommes aux fermiers généraux, qui jouissaient chacun de deux cent mille livres de rente, trois cent mille hommes étaient, avec un chef, prêts à prendre les armes». Pendant que la colère se traduisait chez les classes populaires par le premier appel aux armes qui eût encore été placardé dans Paris, un sentiment d'une autre nature se faisait jour chez les classes supérieures. On ne s'y bornait pas à décrier le gouvernement; on y dénigrait la France. On mettait au-dessus d'elle les nations étrangères. La libre Angleterre, la Prusse victorieuse, la Chine même que personne ne connaissait et qu'on croyait l'asile de la sagesse, étaient vantées au détriment de la France. On parlait de «nation aplatie», de «décomposition générale»; on prononçait enfin le mot de décadence. Cette dissolution qu'on sentait s'opérer dans l'Etat, elle apparaissait de plus en plus dans l'Église. L'attentat commis au mois de septembre 1758 sur la personne du roi de Portugal, et dans lequel étaient com-promis les Jésuites de Lisbonne, n'eut pas seulement pour effet de rendre plus odieuse en France la Société de Jésus, il jeta sur la religion un nouveau discrédit. Comme pour ajouter à ce discrédit, les convulsionnaires, dont on ne parlait presque plus, recommencèrent avec une exaltation nouvelle leurs transports et leurs miracles. Tandis que des prêtres chantaient des psaumes, on crucifiait des femmes, on leur enfonçait des épées dans le sein, «pour marquer que le sein de l'Eglise reste toujours intact, quelques persécutions qu'elle éprouve». Au travers de ce désordre, s'avançait la troupe des Philosophes, substituant en religion, en morale, en politique, leurs doctrines hardies à des traditions de plus en plus ébranlées. Sentant la société se désagréger de toutes parts, et n'ayant plus lieu d'accuser le clergé qu'il voyait réduit désormais au silence, le Parlement accusa les Philosophes et les frappa avec la même sévérité qu'il frappait jadis les constitutionnaires. Un arrêt du Conseil venait de supprimer le livre de l'Esprit, que l'archevêque de Paris avait condamné peu après dans un mandement «foudroyant», et qui, par l'expression licencieuse d'une fausse morale, avait, au dire de Grimm, causé le soulèvement de l'opinion. L'avocat général, Omer Joly de Fleury, s'empara à son tour de ce livre, et lui adjoignant, avec l'Encyclopédie, parvenue alors à son septième volume, le poëme de la Religion naturelle de Voltaire et plusieurs autres ouvrages, fit, à cette occasion, une charge à fond contre les Philosophes: «La société, l'Etat et la religion se présentent aujourd'hui au tribunal de la justice pour lui porter leurs plaintes, s'écriait ce magistrat dans un réquisitoire qui le rendit célèbre. C'est avec douleur que nous sommes contraints de le dire; on ne peut se dissimuler qu'il n'y ait un projet conçu, une société formée pour soutenir le matérialisme, pour détruire la religion, pour inspirer l'indépendance et nourrir la corruption des mœurs. De pareils excès n'exigent-ils pas les plus grands remèdes? La justice ne devrait-elle pas se montrer dans toute sa sévérité, prendre le glaive en main et frapper sans distinction des auteurs sacrilèges que la religion condamne et que la patrie désavoue?» L'avocat du Roi s'étendait particulièrement sur le livre de l'Esprit et sur l'Encyclopédie. Il disait de l'écrit d'Helvétius que c'était «le code des passions les plus odieuses et les plus infâmes» en même temps que «le rassemblement de tout ce que l'irréligion pouvait imaginer pour inspirer la haine du christianisme et de la catholicité». Le livre de l'Esprit, ajoutait-il, «est comme l'abrégé de cet ouvrage trop fameux qui, dans son véritable objet, devait être le livre de toutes les connaissances et qui est devenu celui de toutes les erreurs; ouvrage qu'on ne cessait de nous vanter comme le monument le plus propre à faire honneur au génie de la nation , et qui en fait aujourd'hui l'opprobre». Il désignait par ces mots le Dictionnaire de l'Encyclopédie, contre lequel il dirigeait ensuite tous les traits d'une critique passionnée. Relevant, dans cet ouvrage, les articles Adorer, Conscience, Autorité, il reprochait aux Encyclopédistes de prétendre «que la manière d'adorer le vrai Dieu ne devait jamais s'écarter de la raison parce qu'il était lui-même l'auteur de la raison»; de réclamer la liberté de conscience «et, par une suite nécessaire, la tolérance universelle»; de soutenir que l'autorité des rois avait pour origine soit la violence, soit un contrat réel ou supposé entre les peuples et leurs maîtres, au lieu de reconnaître, avec l'Apôtre, que toute puissance vient de Dieu et qu'il a établi toutes celles qui sont sur la terre. Rapprochant enfin les principes semés dans les divers écrits qu'il signalait à la sévérité des magistrats, il en flétrissait les auteurs comme également hostiles à toutes les lois divines et humaines et animés du dessein criminel de détruire la société. Tous les ouvrages dénoncés dans cette «capucinade» furent condamnés à être brûlés par la main du bourreau, sauf le Dictionnaire de l'Encyclopédie, qu'on n'osa noter ainsi d'infamie et que le Parlement se contenta de déférer à l'examen d'une commission d'avocats et de théologiens. Cet arrêt, rendu par toutes les chambres assemblées, était du 6 février 1759. Il eut un immense retentissement. Approuvé par les dévots, par les Jansénistes, par ceux des gens du monde qui redoutaient les idées trop hardies, il décria le Parlement aux yeux des partisans, déjà nombreux, de la libre pensée. «Quel fracas pour le livre de M. Helvétius! écrivait Voltaire. Voilà bien du bruit pour une omelette! ... A qui en avez-vous, maître Omer? Mon Dieu! que cela-est béte!» Parlant de l'abbé Caveirac, auteur d'une Apologie de la Saint-Barthélémy dont le Parlement avait toléré la publication: «Eh quoi! ajoutait-il, on persécute M. Helvétius, et l'on souffre des monstres!» Grimm, qui désapprouvait le livre de l'Esprit, s'indignait d'un arrêt qui, avec cet ouvrage, avait condamné auifeu le poëme de la Religion naturelle, «dont les maximes, disait-il, devraient être gravées en lettres d'or sur la porte de nos temples». On obligea Helvétius à signer une rétractation si humiliante, «qu'on ne se fût point étonné de voir un homme se sauver chez les Hottentots, plutôt que de souscrire à de pareils aveux». Là ne se bornèrent pas les sévérités dirigées contre les Philosophes. Le 8 mars 1759, un arrêt du Conseil supprimait les lettres de privilège accordées pour l'impression de l'Encyclopédie. Quelques mois après, ce grand ouvrage était flétri par un bref de la cour de Rome. Enfin, à la même date, le Parlement condamnait au feu le Précis de l'Ecclésiaste et du Cantique des cantiques de Voltaire. Voyant cet orage s'amasser sur les gens de lettres, Buffon se hâta de mettre des cartons au septième volume de son Histoire naturelle qui venait d'être imprimé, et qui contenait l'histoire du Loup, du Renard, du Blaireau, de la Loutre et de la Fonine. Malgré ces éclatantes rigueurs, début d'un système de persécution qui devait, avec des alternatives diverses, se prolonger jusqu'à la mort de Louis XV, les Philosophes ne laissèrent pas de poursuivre leur œuvre. Frappés surtout au nom de la religion, ils en devinrent, à partir de ce moment, les ardents adversaires; et on les vit bientôt, concertant leurs attaques, porter à l'Eglise ces coups terribles sous lesquels elle devait succomber. Par un contraste digue de remarque, le Parlement, qui, en matière de religion, n'allait pas au delà des doctrines de l'Eglise gallicane, continuait à soutenir en politique des principes hardis que n'eussent pas reniés les Philosophes. Il en donna la preuve dans une circonstance où la royauté laissa voir de son côté que, devant le flot montant de l'opinion, elle avait enfin le sentiment de sa faiblesse. Au mois de février 1759, le parlement de Besançon, poussant jusqu'à la rébellion la résistance au sujet des impôts, avait défendu de lever le don gratuit récemment exigé de toutes les villes du royaume. Quatre conseillers furent aussitôt incarcérés et vingt-huit exilés par lettres de cachet. Le parlement de Paris adressa au Roi des remontrances où, dans des termes d'une apparente soumission, il protestait contre l'emploi des lettres de cachet, qu'il représentait «comme des voies irrégulières de pouvoir absolue, contraires tout ensemble aux lois, à la dignité de la magistrature et au droit de la nation». C'était la première fois que le Parlement alléguait le «droit de la nation» devant la royauté. Le monarque répondit aux magistrats qu'ils n'avaient rien à voir dans une affaire qui regardait le parlement de Besançon; qu'ils dépassaient leurs attributions en voulant les étendre « àl'ordre universel du gouvernement»; que l'universalité, la plénitude et l'indivisibilité de l'autorité résidaient dans sa personne; que le droit de la nation n'était point distinct des lois qui avaient en lui leur source et leur principe, et que, lorsqu'il usait, dans un esprit de justice et de raison, du pouvoir absolu qui lui appartenait, on ne pouvait dire qu'il suivît une voie irrégulière. Les amis de la royauté approuvèrent qu'on eut ainsi fait parler Louis XV en souverain, «ce qui ne lui était pas arrivé depuis lontemps»; lui-même, dans sa réponse, déclara que c'était par bonté qu'il consentait à s'expliquer sur des principes «que personne ne devait ni ne .pouvait mettre en question». En réalité, le Roi, qui jusqu'alors s'était contenté d'ordonner, défendait, justifiait aujourd'hui sa propre autorité. C'était là un symptôme caractéristique, un pouvoir ne songeant à se défendre que lorsqu'il se sent ébranlé. Sur ces entrefaites, on apprit la déroute que le maréchal de Contades, créature de madame de Pompadour, venait d'essuyer à Minden. Peu après, on apprenait la prise de Québec par les Anglais, et tout aussitôt le désastre de notre flotte à Belle-Isle, désastre qui ruinait notre marine. Ces nouvelles, répandues coup sur coup, commentées par les mécontents et les «mauvais citoyens» dont Paris était plein, portèrent l'alarme dans la population. Comme en 1758, les mesures fiscales succédèrent aux défaites. On ne se borna pas à contraindre par un lit de justice l'enregistrement d'édits bursaux que repoussait le Parlement; on suspendit le payement des effets de finance, ce qui équivalait à un commencement de banqueroute. Bientôt paraissaient des lettres patentes par lesquelles le Roi ordonnait de porter sa vaisselle d'argent à la Monnaie et invitait ses sujets à suivre son exemple. L'emploi d'un expédient qui était ordinairement la dernière ressource dans les calamités de l'État effraya le public. L'effarement des intérêts s'ajoutant à l'humiliation de ces défaites successives, l'irritation fut au comble. Les personnes même qui étaient les moins hostiles au gouvernement parlaient tout haut de la mauvaise administration des finances et de «la pillerie des gens de cour». En province, comme à Paris, l'émotion, la colère, était universelle. On se trouvait encore sous le coup de cette agitation, quand, au mois de février 1760, Louis XV adressa aux magistrats des édits créant de nouveaux impôts. Le Parlement, se faisant l'organe du sentiment public, éleva enfin la voix. Il annonça l'intention de demander des comptes au ministère et de s'enquérir si les sommes considérables versées an Trésor depuis plusieurs années avaient été réellement dépensées au service de l'État, disant que, tant qu'il n'aurait pas obtenu cette justification, «il ne pouvait en conscience enregistrer des édits de taxes sur les peuples». Il rédigea des remontrances où il signifiait que le plus sûr moyen de soutenir le dévouement de la nation était «l'exemple d'une économie connue dans les dépenses royales, le retranchement de l'arbitraire qui régnait dans la plupart des impositions, ainsi que l'application la plus utile du produit des impôts», et qu'un ordre légal devenait plus que jamais nécessaire, dans les circonstances présentes, pour affermir la confiance et la tranquillité publique. Le Roi refusa d'entendre ces remontrances; il se relâcha, en revanche, sur le contenu de ses édits. Le Parlement se détermina à enregistrer les édits ainsi modifiés; mais, dans l'arrêt d'enregistrement, il inscrivit des clauses où il donnait à entendre qu'il comptait ne point reconnaître à l'avenir l'autorité des lits de justice et n'accepter pour lois que celles qu'il aurait librement consenties'. C'était porter á la puissance souveraine «un coup furieux» que le ministère, affaibli par les événements, dut subir en silence. Sortant de son attitude réservée, le Parlement reprenait de nouveau les allures du Parlement d'Angleterre. Tout le monde approuva une résistance d'où l'on espérait quelque remède à une situation désastreuse. De leur côté, les cours des comptes et des aides présentaient des remontrances que «des gens malintentionnés» faisaient furtivement imprimer. En tête de celles de la chambre des comptes, étaient inscrits ces mots significatifs: Sur la multiplicité des impôts et sur la misère des peuples . Tandis que l'opinion, s'échauffant sur la question des impôts, se soulevait de nouveau contre la royauté, l'archevêque de Paris, rappelé enfin du Périgord, rentrait dans la capitale après vingt et un mois d'absence. Tout aussitôt paraissaient des brochures où, alléguant les intérêts de la foi, on se plaignait du silence imposé parle Roi sur la Constitution. En même temps se renouvelaient les attaques contre les Philosophes. A l'Académie française, un poëte dévot, Lefranc de Pompignan, prononçait un discours qui n'était qu'une violente invective à leur adresse. Peu après, était jouée la comédie de Palissot, où l'on traitait de «coquins» des hommes qui, aux yeux de l'Europe, étaient la gloire du nom français, et dans laquelle on représentait, marchant à quatre pattes, le futur auteur de l'Emile et du Contrat social. «Voilà une vilaine époque, écrivait Voltaire, seul épargné dans cette honteuse satire. La pièce de Palissot, le discours de maître Joly, celui de maître Lefranc de Pompignan, mettent le comble à l'ignominie de la France. Gela vient tout juste après Rosbach, les billets de confession et les convulsions.» Cette comédie, ou plutôt cette «farce», qui se jouait sur le théâtre de Corneille, n'était pas seulement tolérée, mais approuvée du ministère. On mit à la Bastille l'abbé Morellet, un des collaborateurs de l'Encyclopédie, qui avait tenté de venger, dans les Visions de Palissot, des écrivains odieusement outragés. Il semblait que le gouvernement, en autorisant la représentation de cette pièce ignominieuse, eût voulu décrier des hommes dont, non moins que le clergé, il redoutait l'ascendant. Il y avait alors comme un mot d'ordre dans l'entourage du pouvoir, pour traiter les Montesquieu, les Voltaire, les Diderot et les Buffon d'empoisonneurs publics. «Les choses ont été poussées au point, écrivait Grimm, qu'il n'y a point aujourd'hui d'homme en place qui ne regarde les progrès de la Philosophie parmi nous comme la source de tous nos maux. On croirait que les causes qui nous ont fait perdre les batailles de Rosbach et de Minden, qui ont opéré la destruction et la perte de nos flottes, sont assez immédiates et assez manifestes. Mais, si vous consultez l'esprit de la cour, on vous dira que c'est à la nouvelle philosophie qu'il faut attribuer ces malheurs, que c'est elle qui a éteint l'esprit militaire, la soumission aveugle, et tout ce qui produisait jadis des grands hommes et des actions glorieuses à la France.» Ainsi se forma une opinion qui devait, en s'accréditant par degrés, se perpétuer jusqu'à nos jours, opinion d'après laquelle les Philosophes auraient été la cause des désordres où s'abîma l'ancien régime, et propagée au début par ceux-là mêmes qui les avaient fait naître. Cependant les parlements de province, non moins que celui de Paris, s'agitaient au sujet des impôts. Unissant leurs ressentiments, ils recommençaient à mettre en avant cette théorie audacieuse d'un Parlement de Finance composé de tous les parlements du royaume. Ceux de Rouen, de Metz, de Bordeaux, d'Aix et quelques autres repoussèrent même plusieurs des derniers édits que celui de Paris avait enregistrés. Ce soulèvement des magistrats contre l'autorité royale n'offrait qu'une image affaiblie des dispositions du public. La conduite du gouvernement y excitait les plus violentes déclamations. La rareté de l'argent, la multiplicité des impôts, la misère qui en était la suite et qui dévorait les provinces, exaspéraient les esprits. C'était partout un cri sur la déprédation des finances et un désir de s'en venger. On imprima des remontrances du parlement de Rouen, supérieures en hardiesse à toutes celles du parlement de Paris, et dans lesquelles «l'unité des parlements du royaume, la constitution du gouvernement français et les lois fondamentales de la monarchie» étaient le sujet de considérations qui tendaient ouvertement à placer l'autorité du «Parlement de France» au-dessus de celle du souverain. Le gouvernement irrité n'osa néanmoins sévir; il savait que toute la province de Normandie était parlementaire, et il eût craint d'y exciter quelque révolution dans un moment où les Anglais n'attendaient qu'une occasion pour descendre sur les côtes. Le Roi se contenta de mander à Versailles plusieurs des conseillers. «Je suis votre maître, leur dit-il, et je devrais vous punir de la hardiesse de vos principes. Je suis plus occupé que vous ne pensez du soulagement de mes peuples et des moyens d'y parvenir. Retournez à Rouen, et enregistrez mes édits sans délai. Je veux être obéi» Liée à cette question des impôts, l'affaire du parlement de Besançon était devenue celle de toute la magistrature. A l'exemple du parlement de Paris, qui ne cessait d'adresser à ce sujet des représentations au monarque, les parlements de Rouen, de Bordeaux, de Toulouse envoyaient des remontrances. Dans celles du parlement de Toulouse, qui furent imprimées et vendues publiquement à Paris, on disait que les conseillers de Besançon avaient donné par leur constance un exemple admiré de la France et de l'Europe; que leur exil portait atteinte aux droits qu'avaient tous les citoyens de n être vunis que conformément aux lois et après un examen juridique fait par leurs juges naturels; que la nation entière était effrayée de l'offense faite à ses libertés les plus légitimes; qu'il n'y avait que des ennemis du bien public qui eussent pu conseiller au Roi ce coup d'autorité, et qu'en renversant les formes sous lesquelles la vérité et la justice se manifestaient chez tous les peuples policés, on préparait les voies à l'anarchie et à l'indépendance. Ces remontrances étaient datées du mois de novembre 1760. Jamais les parlements n'avaient fait entendre un langage aussi audacieux. Le chancelier, au nom du Roi, écrivit au parlement de Rouen une lettre qu'on pouvait regarder comme adressée à toutes les cours souveraines, et dans laquelle, blâmant la publicité donnée à des remontrances qui auraient dû rester secrètes, il reprochait aux magistrats «d'entreprendre» par leurs doctrines «sur les droits» de la royauté. Il s'élevait contre la théorie «nouvelle et chimérique» d'un Parlement unique formé de la réunion de tous les parlements. Il combattait surtout la prétention, avouée par la magistrature, de n'accepter pour lois que celles qui auraient eu son adhésion. «Sa Majesté m'ordonne de vous faire ressouvenir, disait-il, que, son autorité étant souveraine, personne dans son royaume ne peut la partager avec elle. Vous oubliez, et le parlement de Besançon a oublié comme vous, que c'est Sa Majesté seule qui forme les ordonnances et les lois auxquelles tous les sujets doivent se soumettre. C'est d'elle seule que les parlements tiennent leur existence et leurs pouvoirs... Si le Roi veut bien recevoir leurs remontrances, il ne leur a pas permis, sous ce prétexte, de suspendre, encore moins de défendre l'exécution de ses ordres. Ils doivent attendre de sa justice la réformation des prétendus abus qu'ils lui ont dénoncés. Tels sont les véritables principes de la monarchie, principes . inaltérables que vous vous efforcez de détruire» Ce n'était plus là un de ces conflits tels que les événements en avaient tant de fois soulevés entre les parlements et la couronne. La question de principe débordait la question de fait. La royauté était discutée, attaquée ouvertement au sein de la magistrature, et l'esprit révolutionnaire gagnait ceux-là mêmes qui protestaient le plus de leur fidélité aux institutions existantes. «Messieurs du Parlement, écrivait Voltaire, brûleront bientôt les édits du seigneur Roi». Le parlement de Rouen ne tint pas compte de la lettre du chancelier, et envoya son premier président porter de nouvelles plaintes au Roi au sujet du parlement de Besançon. Le parlement de Paris prépara, de son côté, «d'itératives» remontrances. Cédant à ces réclamations incessantes, le gouvernement rappela enfin les magistrats exilés. Au sein de ces agitations, une protestation de l'assemblée générale du clergé contre tous les arrêts rendus jusque-là, en matière de sacrements, par les tribunaux séculiers, passa inaperçue. Les esprits étaient tout aux préoccupations que faisait naître la situation malheureuse du pays. La Théorie de l'impôt du marquis de Mirabeau trouvait alors plus de lecteurs qu'un livre, brûlé par le Parlement, dans lequel Moïse était traité de fourbe et l'Ancien Testament mis en pièces. On soupirait après la paix; à quelque prix que ce fût, on souhaitait la fin d'une guerre d'où la France n'avait retiré que l'humiliation et la ruine. Toutefois l'inquiétude n'allait pas dans Paris au point d'en chasser tous les plaisirs. On se portait alors avec empressement à la Comédie-Française, où la Clairon déployait dans Tancrède l'éclat d'un talent qui touchait au génie. Sous l'impression des applaudissements qu'excitait la célèbre tragédienne, uti avocat rédigea un mémoire contre l'excommunication qui frappait les comédiens, et qui jadis avait fait jeter à la voirie le corps d'Adrienne Lecouvreur. Le clergé s'émut; avec lui le Parlement prit la cause de l'intolérance et du préjugé contre la Philosophie. L'avocat fut rayé du tableau de l'ordre, et le mémoire brûlé par la main du bourreau. Au mois d'avril 1761, la tenue d'un congrès pour la conclusion de la paix était enfin annoncée par les gazettes. Les alarmes se calmant de ce côté, toute l'attention se porta sur un procès pendant en lagrand'chambre, et dans lequel se trouvait impliquée la Société de Jésus. Le père La Valette, supérieur des missions à la Martinique, qui entretenait un commerce considérable de marchandises avec des négociants du midi de la France, venait de faire une banqueroute d'environ trois millions. Les créanciers, qui avaient d'abord adressé des réclamations au général des Jésuites, à Rome, s'étaient ensuite pourvus au Parlement. Le 8 mai, à la suite de plaidoiries qui avaient duré près d'un mois, la grand'chambre, d'une voix unanime, condamna la Société solidairement à payer les trois millions. Le prononcé de la sentence fut reçu de la foule qui encombrait le Palais avec des applaudissements et des battements de mains. Des Jésuites, qui avaient eu la hardiesse ou la naïveté d'assister à l'audience, se virent reconduits par la populace avec des huées. La joie, dit Voltaire, fut aussi universelle que la haine. Mais un coup plus terrible était réservé à la Compagnie de Jésus. Depuis l'attentat dont le roi de Portugal avait failli être la victime en 1758, et qui avait amené, l'année suivante, l'expulsion de tous les Jésuites établis dans ses États, on n'attendait en France qu'une occasion pour éclater contre eux. On la trouva dans ce procès. Durant les plaidoiries, un magistrat avait dénoncé les statuts de la Société comme dangereux pour l'ordre public. Le Parlement enjoignit aux Jésuites d'apporter ces statuts et à l'avocat général de les examiner. Les Jésuites obéirent, mais ils surent déterminer le Roi à demander ces statuts au Parlement pour les examiner lui-même. Faute de ce document, le Parlement allait se trouver entravé dans ses desseins, quand «un ange ou quelque âme charitable» lui en remit un second exemplaire. On reconnut que les Jésuites, chassés de France en 1594, n'y étaient revenus en 1603 que conditionnellement, et sans que leur retour eût été définitivement approuvé. Sur cette base, l'avocat général déposa des conclusions, aux termes desquelles les Jésuites «étaient tenus de se retirer vers le Pape et le roi de France pour avoir des statuts à l'effet d'être enregistrés en la Cour, si faire se devait, et, jusqu'à ce, de ne recevoir aucun novice». Le même magistrat qui avait dénoncé les statuts des Jésuites dénonça leurs doctrines, les accusant d'enseigner dans leurs ouvrages et de propager dans leurs écoles des maximes qui justifiaient le meurtre et approuvaient le régicide. Cette dénonciation ne tarda pas à être suivie d'effet. Le 6 août 1761, le Parlement rendait contre les Jésuites deux arrêts «foudroyants». Par le premier, il condamnait au feu vingt-quatre de leurs ouvrages, «comme séditieux, destructeurs de la morale chrétienne, enseignant une doctrine meurtrière et abominable, non-seulement contre la sûreté et la vie des citoyens, mais même contre celles des personnes sacrées des souverains» . Par le second, il défendait aux Jésuites de continuer leurs leçons et aux sujets du Roi de fréquenter leurs écoles, pensions ou séminaires, jusqu'à ce qu'il eût été statué sur l'état de la Société. Ces deux arrêts, aussitôt qu'ils furent connus, causèrent dans Paris une immense sensation. Les premiers exemplaires qu'on en distribua furent enlevés par la foule. Quoiqu'on imprimât jour et nuit, leur nombre ne pouvait suffire à l'avidité du public. On crut un moment que cette double sentence serait cassée par un arrêt du Conseil. Mais, outre que ce moyen était « usé » et «ne faisait plus d'effet» , ce procès avait tellement remué l'opinion, que le gouvernement aurait eu lieu de redouter des troubles, et, non encore assuré de la paix sur le continent, il voulut les éviter. Sans improuver le dernier arrêt du Parlement, le Roi ordonna de surseoir pendant un an à son exécution. Les magistrats craignirent qu'un si long délai ne remît tout en question. Ils modifièrent leur décision. Ils avaient fixé l'exécution de leur sentence au 1er octobre 1761; ils la reculèrent au 1er avril 1762, c'est-à-dire de six mois. Les Jésuites essayèrent de profiter de ce répit. Les supérieurs des trois maisons de Paris passèrent par-devant notaires un acte authentique dans lequel ils protestaient de leur fidélité à la personne du Roi et repoussaient les imputations dont les chargeaient les magistrats. Le haut clergé, de son côté, «'efforça de les soutenir, et obtint la communication de leurs statuts pour les examiner. On ne devait pas, disait-il, livrer à l'animosité des parlements un ordre «qui de tout temps avait été aussi utile au bien de la religion et au maintien de l'autorité souveraineté». Sur cinquante évéques, quarante-cinq déclarèrent qu'on ne pouvait rien reprocher aux Jésuites sur leur conduite, non plus que sur leurs doctrines. L'opinion, qui s'agitait de toutes parts, précipita les événements. A l'exemple du parlement de Paris, ceux de Rennes, de Rouen, d'Aix, de Bordeaux, de Besançon, de Orenoble se firent représenter les statuts de la Société. La Chalotais, procureur général au parlement de Rennes, pro-nonça, à cette occasion, son célèbre compte rendu qui fut bientôt dans toutes les mains, et où il démontrait l'impossibilité de conserver un institut aussi dangereux pour l'Etat. Le parlement de Normandie alla plus loin; il condamna les statuts au feu, défendit aux sujets du Roi de vivre en commun sous l'empire de tels règlements, et enjoignit aux Jésuites de vider à bref délai les maisons qu'ils occupaient dans la province. Le parlement de Paris repoussa, de son côté, un édit que lui avait adressé le Roi, édit qui réformait la Compagnie de Jésus et tendait par cela même à la conserver. Pour justifier son refus, il présenta au monarque un Extrait des assertions dangereuses enseignées par la Société et répandues dans ses livres. Au 1er avril 1762, terme fixé par le Parlement, les Jésuites se voyaient contraints de cesser leurs leçons, et le scellé était mis sur leurs papiers. Dès lors, on ne douta plus que «Jésus n'obtînt un brevet de capitaine réformé», comme disaient les plaisants. Le 6 août 1762, un an jour pour jour après l'arrêt qui avait commencé de les frapper, le Parlement condamnait au feu cent soixante-trois autres de leurs ouvrages, et prononçait enfin la dissolution de la Société. Jusqu'au dernier moment, les Jésuites avaient gardé de l'espoir. Pendant que le Parlement assemblé délibérait sur leur sort, ils disaient des messes dans leurs églises, demandant à Dieu de les conserver. Quand on leur signifia l'arrêt que le public appela leur billet d'enterrement, ils semblèrent comme terrassés. Plusieurs avaient l'air de malfaiteurs qu'on aurait condamnés. Autour d'eux, des dévotes se tordaient les mains, criaient et arrachaient leurs coiffes. En présence de cette douleur, on plaignit un moment ces hommes qu'on avait tant haïs, sauf, disait Diderot, à les chansonner le lendemain et à n y plus penser deux jours après. Le Roi laissa faire le Parlement. Il fut visible qu'il consentait à la destruction des Jésuites, et que le complot de Lisbonne, en jetant une lueur sur l'attentat du 5 janvier, avait changé à leur égard les dispositions de son esprit. Quant aux véritables causes qui amenèrent cet événement. Voltaire les a justement signalées. « Ce n'est, dit-il, ni Sanchez, ni Lessius, ni Escobar, ni des absurdités de casuistes qui ont perdu les Jésuites; c'est Le Tellier, c'est la Bulle qui les a exterminés.» Cette «extermination» provoqua dans la bourgeoisie et le peuple une joie excessive et presque indécente. Les parlements y virent un effet de leur puissance. Les Jansénistes triomphèrent de leur côté, comme si cette victoire eût été leur ouvrage. Les Philosophes s'en attribuèrent également le mérite. Il me semble, écrivait Diderot, que je vois Voltaire levant ses mains et ses yeux au ciel et disant : Nunc dimittis servum tuum, Domine, quia viderunt oculi met salutare tuum. En réalité, l'abolition des Jésuites ne fut le triomphe ni des parlements, ni des Jansénistes, ni des Philosophes; elle fut le triomphe de l'opinion.
LIVRE VII. GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1762-1770)
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