L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.1715-1789.FELIX ROCQUAINLIVRE VII. GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1762-1770)
Aux yeux des contemporains, l'abolition de la Société de Jésus ne fut pas seulement la destruction d'un institut détesté, mais l'ébranlement de tout un ordre de choses qui pesait sur la France depuis le commencement du siècle. Ce fut une première conquête de l'esprit révolutionnaire, une première brèche opérée dans cet édifice de l'ancien régime qui apparaissait fondé sur l'alliance du despotisme royal et de l'ultramontanisme. Cette brèche ouvrit la voie à de nouveaux assauts, à de nouveaux renversements. Les Parlementaires,—dans lesquels s'étaient par degrés fondus les Jansénistes,— continuèrent leur opposition contre le clergé et contre le gouvernement. Ils combattirent l'épiscopat qui tenta de reconstituer le parti ultramontain, affaibli par la déroute des Jésuites; ils combattirent la royauté qui persista, malgré les exigences croissantes de l'opinion, a se prévaloir en politique des traditions du pouvoir absolu. Mais cette opposition, qui, dans son double objet, n'allait pas au delà d'une royauté amoindrie et du gallicanisme, ne suffisait déjà plus aux intelligences. On voulait s'avancer plus loin; et, sans plan arrêté, sans but déterminé, on suivit les Philosophes, qui se dirigeaient eux-mêmes vers un régime non encore défini, mais nouveau. Comme l'a dit un judicieux écrivain, à ce point de la crise, les vrais événements, les actes décisifs, ce sont les livres. Le 3 novembre 1762, les préliminaires de la paix, si ardemment désirée, étaient enfin signés entre la France et l'Angleterre. A la guerre extérieure allait succéder, dans toute sa force, la guerre de la pensée. Deux livres célèbres inaugurent cette période, l'Émile et le Contrat social. L'un et l'autre parurent au milieu de l'émotion soulevée par le procès des Jésuites. Comme le livre de l'sprit, l'Émile fut brûlé par le Parlement, et condamné par l'archevêque de Paris. Mais ces condamnations, beaucoup plus modérées dans les termes que celles qui avaient frappé le livre d'Helvétius, témoignaient de l'hésitation que le Parlement et le clergé lui-même commençaient à éprouver devant le progrès envahissant de la Philosophie. On disait que l'archevêque n'avait publié que «pour la forme» son mandement contre l'Émile. On eût pu sans doute en dire autant du court et plat réquisitoire où Omer Joly de Fleury reprochait à Rousseau de développer «le (système criminel» de la religion naturelle et de prêcher la tolérance. On assurait même que le Parlement n'avait flétri l'Émile que parce qu'il importait aux magistrats, dans le moment où ils poursuivaient les Jésuites, de ne pas se laisser accuser d'indifférence pour la foi. Comme l'archevêque de Paris, l'avocat du Roi n'avait relevé dans cet ouvrage que les points contraires à l'enseignement de l'Église. Le Contrat social, qui proclamait le principe de l'appel au peuple et de la souveraineté nationale, et faisait du gouvernement une sorte de commission révocable à la volonté du pays, était, en politique, incomparablement plus osé que ne l'était l'Émile en matière de religion. On le jugeait même dangereux parmi certains amis de la Philosophie. «Il est très-important, remarquait Bachaumont, qu'un pareil ouvrage ne fermente pas dans les têtes faciles à exalter. Heureusement que l'auteur s'est enveloppé dans une obscurité scientifique qui le rend impénétrable au commun des lecteurs. Au reste, il ne fait que développer des maximes que tout le monde a dans son cœur.» Par cette dernière réflexion, on pouvait mesurer le chemin qu'en politique avait fait la pensée depuis l'Esprit des lois. Malgré ses témérités, le Contrat social ne fut pas brûlé par le Parlement. Imprimé, comme l'Émile, en Hollande, on se contenta d'en interdire par des mesures sévères l'entrée dans le royaume. A la vérité, on ne le connaissait encore à Paris que par un très-petit nombre d'exemplaires, tandis que «tout le monde» avait lu l'Émile quand le Parlement le condamna. Rousseau, qui avait signé cet ouvrage, avait été décrété de prise de corps. Le ministère facilita son évasion. Telles étaient les habituelles inconséquences du pouvoir, qu'il laissait en ce moment reparaître l'Encyclopédie dont il avait révoqué le privilège, et que l'ouvrage d'Helvétius, qui avait excité tant d'orages, se vendait ouvertement. Six mois ne s'étaient pas écoulés, qu'on vit de même l'Émile et le Contrat social étalés dans toutes les boutiques à côté du livre de l'Esprit . Ce n'était pas d'un contemplatif tel « le pauvre Jean Jacques » que l'Eglise avait à craindre les plus rudes attaques. Des écrits bien autrement hardis que la Profession de foi du vicaire savoyard étaient alors répandus dans le public par les Encyclopédistes, et devaient être suivis d'autres plus audacieux encore. Diderot disait même, à propos de l'Émile, que Rousseau «tournait autour d'une capucinière où il se fourrerait un de ces matins». Depuis le fameux réquisitoire que maître Omer avait prononcé contre eux, en 1759, les Encyclopédistes, rapprochés par le besoin de se défendre, avaient uni leurs forces, et ils ne se proposaient rien moins que d'établir l'empire de la raison sur la ruine de tous les dogmes. De Ferney, où il s'était retiré à l'abri de la persécution et des décrets de prise de corps, Voltaire stimulait leur zèle et dirigeait leurs coups. Le moment où les Jésuites succombèrent fut celui où le parti encyclopédiste entra en ligne et régularisa son attaque. «Les frères seraient bien abandonnés de Dieu, écrivait Voltaire au mois de janvier 1762, s'ils ne profitaient pas des heureuses circonstances où ils se trouvent. Les Jansénistes et les Jésuites se déchirent; il faut les écraser les uns par les autres, et que leur ruine soit le marchepied du trône de la vérité». C'est à partir de ce jour qu'on rencontre dans les lettres de Voltaire la formule Écr. l'inf..., qui devint comme le delenda Carthago de la secte philosophique. Il ne se bornait pas à commander l'assaut. Tandis que le frère Mords-les, ou, pour l'appeler de son nom, l'abbé Morellet, publiait son Manuel de l'Inquisition, et qu'un autre frère faisait paraître les Recherches sur le despotisme oriental, où les prêtres, au dire de Bachauraont, étaient représentés sous les traits les plus odieux, lui-même lançait de Ferney le Sermon des Cinquante et le Testament du curé Meslier, début des brochures sans nombre qui allaient naître de sa plume infatigable. Mais, bien différent de Rousseau qui s'offrait à la persécution en signant ses ouvrages, Voltaire désavouait résolument les siens. «Tâchez, disait-il à Helvétius, de rendre service au genre humain, sans vous faire le moindre tort». Fidèle à cette maxime, il attaqua ses adversaires sans s'exposer à leurs coups. Son but, du moins, était noble. Ami ardent de l'humanité, il avait déclaré la guerre à tous les fanatismes, dont il croyait voir dans les religions le principe détestable; etl'on ne saurait oublier qu'au moment où il donnait à Helvétius ce conseil peu généreux, il préparait son Traité de la Tolérance et intéressait l'Europe entière à l'innocence des Calas. Cependant les Jésuites, tout meurtris qu'ils fussent, s'efforçaient de lutter encore et tentaient par leurs écrits de soulever l'opinion. Dans une Lettre adressée au Roi, un évéque disait que, depuis les arrêts qui avaient frappé la Société de Jésus, «les esprits équitables, les vrais citoyens, les âmes vertueuses étaient dans la consternation». Dans d'autres brochures, on accusait le Parlement d'avoir violé dans ces arrêts tous les principes du droit; on soutenait que les prétendus Extraits de la doctrine des Jésuites, présentés par lui au monarque pour éclairer sa religion, n'étaient qu'un tissu d'impostures'. On supposa des mémoires où des magistrats réprouvaient la conduite de leurs collègues. On répandit sur tous les parlements les assertions outrageantes; on sonna contre eux «le tocsin de la sédition». Les parlements répondirent en condamnant tous ces écrits au feu. Le Châtelet voulut unir sa voix à celle des parlements. Il publia contre la Théologie morale d'un Jésuite italien, Nicolas Mazotta, un réquisitoire de cent treize pages in-quarto, dans lequel il flétrissait, point par point, la doctrine des Jésuites. L'un des écrits qui eurent alors le plus de retentissement fut celui des Trois Nécessités, où l'on disait qu'il fallait chasser les Jésuites, détruire le christianisme et tuer le Dauphin. Ce libelle, dont on parlait partout sans que personne l'eût vu, que le conseil souverain d'Alsace condamna sans l'avoir vu lui-même, et qui vraisemblablement ne fut jamais écrit, était attribué dans le public à une «fourberie des Jésuites», qui voulaient montrer que les ennemis de leur ordre étaient en même temps ceux de la religion et du trône. Vainement le Parlement avait-il défendu d'imprimer aucun ouvrage concernant «l'Institut ou Société ci-devant se disant de Jésus»; les brochures naissaient de toutes parts. Mais le Roi ayant enfin, par un édit du mois de février 1763, confirmé implicitement la dissolution de la Société, les écrits qui furent publiés depuis ne semblèrent plus que «de la moutarde après dîner»; et l'on ne parla plus, au moins pendant un temps, de la Compagnie de Jésus. Une autre cause concourut à faire oublier les Jésuites. On se plaignait que, depuis la fin des hostilités, les impôts n'eussent pas été diminués. Au mois de mai 1763, le Roi tint un lit de justice dans lequel furent enregistrés des édits qui supprimaient quelques taxes, mais en créaient de nouvelles. Mécontent de ces édits, le public ne le fut pas moins de l'acte d'autorité qui les avait imposés. Quant au Parlement, il rendit un arrêt par lequel il déclarait que ces enregistrements forcés «tendaient à la subversion des lois fondamentales du royaume». Il se disposa en outre à présenter au monarque, avec des observations au sujet de ces édits, des remontrances sévères sur la conduite des ministres et sur la déprédation des finances. Dès lors, dans tout Paris, on ne parla que de ces édits. Une brochure intitulée Richesses de l'État, où l'on proposait un plan d'impositions en apparence simple et équitable, et que son auteur, conseiller au Parlement, fit distribuer gratis, contribua à tourner de ce côté l'attention du public. Tout le monde lisait cette brochure. «Le peuple même en raisonnait et en souhaitait l'exécution». On demandait la suppression des fermiers généraux; on demandait qu'un impôt unique et régulier fut substitué aux taxes de toute sorte qui grevaient le pays; on voulait enfin une réforme totale du système des finances. Le Roi persistant, malgré les représentations du Parlement, à maintenir ses édits, les magistrats préparèrent de nouvelles remontrances et menacèrent, comme ils avaient fait en 1760, de demander des comptes au ministère. On s'attendit à un conflit dans lequel les droits de la magistrature et ceux de la royauté seraient de nouveau mis en question. «Si l'on parvient à diminuer l'autorité et les prétendus droits des parlements, écrivait Barbier, il n'y aura plus d'obstacle à un despotisme assuré. Si, au contraire, les parlements s'unissent pour s'y opposer par de fortes démarches, cela ne peut être suivi que d'une révolution générale dans l'État». Cette révolution, que prévoyait Barbier d'après les faits politiques dont il était témoin, et que Rousseau, dans un passage de l'Émile, disait menacer non pas seulement la France, mais l'Europe, un ecclésiastique l'annonçait alors du haut de la chaire comme un résultat inévitable de la situation religieuse. «Dans un royaume où le sceptre et l'encensoir s'entrechoquent sans cesse, s'écriait-il , tôt ou tard la Révolution éclatera. La crise est violente, et cette révolution ne peut être que très-prochaine» L'émotion causée par les édits s'était propagée de Paris dans les provinces. Le parlement de Rouen ne se borna pas à refuser l'enregistrement; il demanda au monarque «de lui envoyer un état des revenus et des dettes du royaume pour pouvoir y apporter remède». Les autres parlements opposèrent le même refus et prétendirent également mettre l'œil dans les comptes de finances, disant que, si le Roi était maître de faire des dépenses pour soutenir l'Etat et la majesté du trône, il ne l'était pas de prodiguer les pensions inutiles et d'enrichir les gens de cour aux dépens de la subsistance des peuples». Le parlement de Bordeaux parla même, à propos de ces édits, de la fin des monarchies et de la chute des empires. Tous rédigèrent des remontrances ou rendirent des arrêtés qu'ils firent imprimer et répandre, et dans lesquels la tendance à exercer le pouvoir législatif ou tout au moins à le partager avec la royauté s'affichait ouvertement. Le parlement de Rouen déclara qu'il était temps de mettre un terme à une administration désordonnée «sous le poids de laquelle gémissait la nation», qu'il refusait de concourir, par une complaisance coupable, «à la ruine du pays et au triomphe des oppresseurs publics», et que les magistrats, associés au ministère de la législation, «n'étaient point appelés à la vérification des édits royaux pour les approuver aveuglément». Il avait demandé au Roi le tableau des dettes et des revenus de l'État , «non comme parlement particulier de Rouen, mais comme classe du Parlement général séant à Rouen». De son côté, le parlement de Paris, étendant le principe hardi de l'unité des parlements, soutenait qu'un édit n'était exécutoire qu'à la condition d'avoir été librement enregistré, non-seulement par lui, mais par tous les parlements du royaume. Par ces revendications incessantes et toujours plus osées, les magistrats, tout en croyant demeurer dans les traditions politiques de la France, préparaient de plus en plus les voies à la Révolution. Louis XV, qui venait de signer la paix avec l'Angleterre', et se jugeait plus fort, résolut de ne pas céder. Il cassa les arrêts des parlements; il rappela aux magistrats que la publication de leurs remontrances était contraire aux règles du royaume, leur défendit de les imprimer à l'avenir, et supprima toutes celles qui avaient été publiées. Il enjoignit enfin aux commandants des provinces de faire procéder manu militari à l'enregistrement de ses édits. Cet ordre fut exécuté avec rigueur. Dans certaines villes , le «temple de la justice» fut gardé à vue par des soldats; ailleurs, on mit les magistrats aux arrêts dans leurs maisons; chez quelques-uns, des officiers entrèrent l'épée nue à la main. Les magistrats ripostèrent en décrétant les commandants de prise de corps. Quatre-vingts membres du parlement de Rouen donnèrent leurs démissions. Le parlement de Paris protesta au nom de tous les parlements du royaume. Il représenta au monarque qu'en imposant ses édits par la force des armes, il réduisait la nation «à la condition humiliante d'un peuple subjugué»; que les sujets «du Roi des Français» étaient des hommes libres, et non pas des esclaves; que l'emploi des armes n'était légitime que contre l'ennemi du dehors; que ces actes de violence envers des magistrats, dont la personne était «sacrée et inviolable», ne pouvaient qu'ébranler la stabilité du trône, et que soutenir un gouvernement par la force, c'était apprendre aux peuples qu'il pouvait être renversé par la force. La fermentation qui avait gagné les parlements menaçait de gagner la nation. Le ministère intimidé se relâcha de ses exigences. On modifia les édits; on manda aux magistrats que le Roi daignait, dans sa clémence, oublier leur rébellion; les parlements, les cours des comptes et des aides furent invités à communiquer leurs vues sur les améliorations à introduire dans le régime des finances; le Roi promit, dans une Déclaration, de réformer ses dépenses, et un silence absolu fut ordonné sur tout ce qui s'était passé. Cette question des impôts avait donné lieu à une foule de brochures. De même que l'affaire des Jésuites et l'Émile, en 1762, avaient été l'origine de nombre d'écrits sur l'éducation, on était alors inondé d'ouvrages sur les matières de finances et d'administration. Tous assurément ne méritaient pas une égale attention, Grimm affirmait que la plupart de ces productions offraient «un caractère de futilité et de puérilité à faire pitié' . Voltaire se disait las des gens «qui gouvernaient les Etats du fond de leurs greniers»; et à propos de l'Antifinancier,—où étaient retracées avec énergie les misères du peuple et les exactions des «publicains»,—il avouait que son auteur était comme tous les Philosophes , «réussissant très-bien à ruiner les systèmes de leurs adversaires et n'en établissant pas de meilleurs». Le gouvernement jugea d'un autre point de vue ces diverses publications. Il pensa qu'elles étaient propres à entretenir dans les esprits une émotion séditieuse, et défendit, par une Déclaration du 28 mars 1764, de rien imprimer désormais sur les matières d'Etat et de finances. Cette Déclaration, il eist vrai, ne fut pas mieux observée que ne l'avaient été les Déclarations analogues rendues jadis sur la Constitution. On commençait à rire de ces ordres de silence dont le ministère avait tant abusé. Cette multitude d'écrits, si médiocres qu'ils fussent, n'en constituait pas moins un symptôme significatif. «D'une assemblée de beaucoup de médecins, remarquait Grimm, on peut inférer l'état fâcheux du malade, et le moment où tout le monde se mêle de dire son avis est ordinairement celui de l'agonie». C'est quelques jours après cette Déclaration que Voltaire, considérant ce mouvement général et accéléré qui, sur toutes les questions, emportait les esprits, écrivait, dans une de ses lettres, ce passage devenu célèbre: «Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux; ils verront de belles choses» Au plus fort du tumulte soulevé par les édits , l'archevêque de Paris tenta de ranimer les querelles sur l'affaire des Jésuites. Il publia une instruction pastorale, où, comparant la haine qui poursuivait ces religieux au «déchaînement de tous les peuples contre Jérusalem», il s'efforçait de démontrer que les reproches faits à la Société sur sa doctrine étaient sans base légitime, soutenait que les Extraits des assertions dangereuses avaient été rédigés avec autant de passion que d'infidélité, et que les magistrats, par leurs arrêts, avaient entrepris audacieusement sur la juridiction de l'Église. Le Parlement condamna cet écrit au feu et demanda au monarque de châtier un prélat« incorrigible». Le Roi, qui craignait que le Parlement ne prît lui-même l'initiative des rigueurs, enjoignit à l'archevêque de se retirer, pour quelque temps, à quarante lieues de Paris. A cette instruction pastorale succédèrent d'autres brochures conçues dans le même esprit ou qui n'en offraient que l'ardent commentaire. Elles furent également condamnées au feu. On brûla une lettre pastorale de l'évéque de Langres, qui avait eu déjà l'un de ses écrits condamné au feu, et «se glorifiait dans le Seigneur» d'avoir mérité cet opprobre. On brûla un mandement de l'évéque d'Amiens, qui disait les droits de l'épiscopat foulés aux pieds, le clergé réduit «en esclavage» , et protestait avec violence contre la flétrissure infligée à l'instruction de l'archevêque de Paris, «où tout, s'écriait-il, respirait le zèle le plus sage et le plus pur, tandis que les livres les plus impies étaient imprimés sans risque et publiquement débités». On brûla enfin une lettre pastorale de l'archevêque d'Auch, dans laquelle la destruction des Jésuites était représentée comme un premier «triomphe des ennemis de l'Église», dont le but trop manifeste était de «renverser le gouvernement de Jésus-Christ» Ajoutant l'autorité de sa parole aux mandements des évéques, le Pape se prononça à son tour au sujet des Jésuites, et publia deux brefs où il associait leur cause à celle de la religion. Le Parlement ordonna la suppression de ces brefs et renouvela les défenses d'introduire dans le royaume aucun acte de la cour de Rome sans autorisation. «Jésuites, Religion et Foi catholique, disait à cette occasion l'avocat du Roi, seraient- ils donc synonymes à Rome? Nous n'avons garde de le penser, et pour le bien de la religion et pour l'honneur du Saint-Siège ». Ces récriminations du clergé n'eurent d'autre résultat que d'accélérer la ruine totale des Jésuites. Au mois de novembre 1764, Louis XV déclarait enfin par un édit la Société supprimée dans toute l'étendue du royaume. Vainement leurs partisans essayèrent-ils encore de remuer les esprits par des libelles emportés. Fort de l'autorité du Roi, le Parlement abdiqua tout ménagement envers leurs défenseurs. En se prononçant contre un nouveau bref du Pape, il osa faire entendre que, si la cour de Rome continuait à semer l'agitation, elle devait craindre l'inimitié de la France, et que ses menée's ne resteraient pas impunies. Le parlement d'Aix montra même une audace dont on n'avait pas encore vu d'exemple; il condamna au feu un acte du Saint-Siège, que l'exécuteur des hautes œuvres brûla, en présence de la population, sur un échafaud dressé au milieu d'une des places de la ville . Tandis que les parlements portaient aux Jésuites ces derniers coups qui atteignaient jusqu'à la papauté, les Encyclopédistes poursuivaient leur propagande. De Ferney partaient successivement le Catéchisme de l'honnête homme, l'Examen de la religion et le Dictionnaire philosophique. Dans le combat qu'il soutenait , les gros ouvrages paraissaient à Voltaire une arme trop pesante; il préférait les petits livrets, plus aisés à répandre, qu'on ne vendait pas, qu'on donnait à des gens affidés, lesquels les distribuaient aux jeunes gens et aux femmes. Continuant à désavouer ses écrits, le «Patriarche» ne cessait d'exhorter les fidèles à suivre son exemple. «Je voudrais, disait-il, que chacun des frères lançât tous les ans des flèches de son carquois contre le monstre, sans qu'il sût de quelle main les coups partent... Il ne faut rien donner sous son nom. Je n'ai pas même fait la Pucelle; je dirai à maître Joly de Fleury que c'est lui qui l'a faite». Dans l'ardeur qui l'animait, il eût voulu que tous les Philosophes servissent avec lui la même cause. Il se plaignait que les frères fussent isolés, dispersés; il appelait Rousseau un transfuge, un Judas. «Si vous n'étiez pas mari et père, écrivait-il à l'un d'eux, je vous eusse dit: Vende omnia quae hahes, et sequere me. «C'était, en quelque sorte, moins un parti qu'une Eglise, qu'il s'efforçait d'édifier, et dans laquelle il cherchait à réunir pour un nouvel apostolat les ennemis du fanatisme et de la superstition. Lorsqu'il vit son Traité de la tolérance répandu dans le royaume et lu, même à la cour, par madame de Pompadour et par quelques-uns des ministres, lorsque surtout il vit le Conseil d'Etat casser l'arrêt prononcé par le parlement de Toulouse contre l'infortuné Calas, il eut les saintes allégresses d'un homme qui aurait annoncé un dogme nouveau à la terre. «Dieu bénit notre Église naissante, s'écria-t-il; les écailles tombent des yeux; le règne de la vérité est proche» Quelque soin que Voltaire prît de sa sécurité, il ne put se dérober tout à fait aux traits qu'il voulait éviter. Au mois de décembre 1764, éclatait une «bombe» à son adresse. Le Sermon des cinquante, le Testament du curé Meslier, l'Examen de la religion, le Dictionnaire philosophique, tous ces écrits venaient d'être brûlés publiquement à la Haye. «J'ai grand peur, écrivait le Patriarche, qu'Omer ne se réveille au bruit de la bombe». Il se réveilla en effet. Le 19 mars 1765, le Dictionnaire philosophique était condamné au feu par le Parlement, en même temps que les Lettres écrites de la Montagne de Rousseau. Dans son réquisitoire, Joly de Fleury attaquait surtout le Dictionnaire philosophique. Il s'étonnait que, «sous le règne d'un prince qui ne cherchait qu'à affermir dans le cœur de ses peuples la vérité du dogme et la pureté de la morale», on osât ainsi verser le poison du libertinage et de l'incrédulité. «Mystères, Dogmes, Morale, Discipline, Culte, Vérité de la Religion, Autorité divine et humaine, tout, s'écriait-il, est en butte à la plume sacrilège» de cet auteur qui se fait gloire de se ranger dans la classe des bétes, en mettant l'homme à leur niveau». Voltaire, qui, depuis 1759, se plaisait à répandre l'injure sur un magistrat dont il comparait l'éloquence au coassement d'un crapaud, le déclara «la honte du parlement de Paris», et poursuivit sa prédication. Dans le même moment où l'on brûlait à Paris le Dictionnaire philosophique, il annonçait l'envoi de «deux paquets de mort-aux-rats» destinés «à donner la colique à l'inf...». Quelques mois après, il expédiait, avec les Questions sur les miracles, sa Philosophie de l'histoire, qui contenait une violente satire de l'Ancien Testament, et dans laquelle le «peuple de Dieu» était représenté comme «le plus stupide, le plus dégoûtant et le plus abominable peuple de la terre» . Le Parlement aurait eu trop à faire, s'il se fût prononcé contre tous les écrits où l'on attaquait la religion. Il ne condamnait que les plus audacieux ou les plus retentissants. D'ailleurs, les ouvrages imprimés à l'étranger, et non débités à Paris,—ce qui était le cas ordinaire pour ces sortes de productions, —ne formaient point délit. Ceux-ci rentraient sous la surveillance de la police. A la vérité, elle les poursuivait si bien, qu'au dire de Grimm les livres de philosophie allaient bientôt être a Paris aussi difficiles à trouver qu'à Constantinople. Ces livres circulaient néanmoins. Les Philosophes, comme jadis les Jansénistes, comptaient maintenant de secrets partisans parmi les magistrats et jusque dans la police. Le secrétaire du lieutenant de police était un frère. La noblesse elle-même, plus sensible au talent qu'attentive à la doctrine, s'honorait de les protéger. Les marques de faveur qu'ils recevaient des souverains étrangers leur étaient également une protection. Le pouvoir n'osait qu'à demi sévir contre des hommes auxquels un roi de Prusse écrivait de sa propre main ou qu'une impératrice de Russie comblait de ses libéralités. Les évéques parurent s'émouvoir, à leur tour, de cette ardente propagande. Au mois d'août 1765, l'assemblée générale du clergé publiait un extrait de ses délibérations où elle consignait l'expression de ses inquiétudes. C'était la première fois que le haut clergé réuni protestait contre les productions de la Philosophie. Pour la première fois aussi, associant à la question religieuse la question politique, il montra la société doublement menacée par les audaces de la pensée. «Une multitude d'écrivains téméraires, disait-il, ont foulé aux pieds les lois divines et humaines. Les vérités les plus saintes ont été obscurcies, et les principes de la monarchie ébranlés. Rien n'a été respecté, ni dans l'ordre civil, ni dans l'ordre spirituel. La majesté de l'Être suprême, et celle des rois sont outragées..., et l'on ne peut se dissimuler que, dans l'ordre de la foi, dans celui des mœurs, dans l'ordre même de l'Etat, l'esprit du siècle semble le menacer d'une révolution qui présage de toutes parts une ruine et une destruction totale». Cet exorde, — qu'on peut considérer comme la première annonce qui eût encore été faite de la Révolution dans un écrit revêtu d'un caractère public, — était suivi de la condamnation in globo de tous les livres récemment parus contre la religion, et notamment des ouvrages d'Helvétius, de Diderot, de Voltaire et de Rousseau. C'était proscrire d'un coup de plume «toute la France littéraire». Le Parlement lui-même ne donna pas à cette censure une entière approbation; il reprocha aux évêques de n'avoir rien dit des scandales dont les Jésuites et leurs partisans avaient été si longtemps les auteurs, et laissa entendre que, si la religion était aujourd'hui combattue par les Philosophes, c'est que les hommes chargés de l'enseigner ou de la défendre avaient, par leur conduite, tout fait pour l'avilir. Ni aux yeux du Parlement, ni aux yeux des évêques, cette condamnation n'était le point important du manifeste publié par l'assemblée du clergé. Elle n'en occupait effectivement que les quatre ou cinq premières pages. Elle précédait une longue Exposition sur les droits de la puissance spirituelle, où les prélats revendiquaient l'entière indépendance du ministère ecclésiastique dans toutes les «choses de Dieu» et en particulier dans l'administration des sacrements. Venait ensuite une Déclaration sur la bule Unigenitus . Dans cette déclaration, le clergé rappelait que la Constitution était «un jugement dogmatique de l'Église universelle», que «les réfractaires à ce décret» ne pouvaient participer aux sacrements, et «qu'on devait les leur refuser même publiquement comme aux autres pécheurs publics». C'était exhumer toutes les vieilles querelles du jansénisme. Les évêques ne se bornèrent pas à mettre au jour ce résultat de leurs délibérations. En sa qualité de président, l'archevêque de Reims adressa à tous les prélats du royaume une lettre circulaire, où il les invitait à donner leur adhésion aux Actes de l'assemblée, disant que «ce concert de tous les évêques de France serait la joie de l'Église et la consolation des peuples». A vrai dire, ce concert s'élaborait secrètement depuis la dernière instruction pastorale de l'archevêque de Paris, et l'on vit encore une fois soulevée la question des sacrements. A l'heure même où s'imprimaient les Actes de l'assemblée du clergé, ce prélat refusait la communion à une religieuse des Ursulines de Saint-Cloud qui avait sollicité , avant de mourir, les consolations de l'Église. Trompant la surveillance dont elle était l'objet, la malade put faire parvenir ses plaintes au Parlement. Sur un avis des magistrats, un prêtre du chapitre de Saint-Cloud se présenta pour administrer la mourante. Mais la supérieure, qui avait reçu de son côté des ordres de l'archevêque, refusa d'ouvrir les portes. Il fallut pénétrer de force dans le couvent, et le prêtre apporta le viatique, escorté du lieutenant de police et de deux officiers du Parlement, pendant qu'au dehors la maréchaussée occupait les avenues au milieu d'un peuple en émoi. On ne douta point que ces nouvelles intrigues ne fussent l'œuvre des Jésuites. Le Parlement se hâta de sévir. Il déclara que les évéques, dans leurs délibérations, avaient outrepassé leurs pouvoirs, et supprima par un arrêt les Actes de l'assemblée du clergé. Le lendemain, par un autre arrêt, il faisait brûler la lettre circulaire de l'archevêque de Reims. Les évêques se plaignirent à Louis XV. Le Roi, qui en ce moment demandait des subsides au clergé, cassa les deux arrêts. Enhardis par ce témoignage de faveur, les évéques répandirent dans leurs diocèses les Actes supprimés. Ils les annoncèrent en chaire, en firent l'objet d'instructions pastorales. Quelques-uns les déclarèrent une règle de foi qu'on ne pouvait repousser sans encourir l'excommunication. Dans plusieurs diocèses, on en distribua des exemplaires aux curés, à de simples prêtres, à tous les couvents, même aux monastères de filles. On recueillit des signatures, on tenta d'entraîner dans une «ligue» le second ordre ecclésiastique. En même temps, circulaient des libelles où l'on disait que les magistrats «travaillaient de dessein formé à renverser le trône et l'autel», pendant que, dans d'autres écrits, on demandait le rétablissement des Jésuites. Le Parlement craignit de voir se renouveler les désordres qui avaient si profondément troublé le royaume, et, par un arrêt qu'il fit afficher dans toutes les villes du ressort, défendit les adhésions aux Actes de l'assemblée du clergé. Le gouvernement, s'alarmant à son tour, publia un arrêt du Conseil où il ordonnait l'observation des maximes gallicanes de 1682, fixait les bornes des deux Puissances et rappelait la Déclaration de 1731 qui prescrivait un silence absolu sur ces questions. Cet arrêt était du 24 mai 1766. Dans le même moment s'élevaient sur un autre terrain des difficultés dont le gouvernement avait également lieu de redouter les conséquences. A la suite d'un conflit qu'avait amené entre le parlement de Bretagne et le ministère l'exécution des derniers édits bursaux, tous les membres de ce parlement avaient donné leurs démissions. Sur l'ordre du Roi, six des magistrats les plus compromis, et nommément le procureur général La Chalotais, célèbre par son compte rendu sur les constitutions des Jésuites, furent arrêtés et enfermés dans des forteresses. En outre, trois conseillers d'État et douze maîtres des requêtes allèrent à Rennes instruire le procès des magistrats arrêtés. Le parlement de Paris protesta par un arrêt énergique contre l'établissement d'un tribunal «du genre de ceux que tant de traits de l'histoire avaient dévoués à l'indignation publique». Le gouvernement s'offensa d'une protestation où l'on ne craignait pas de représenter un acte de la royauté comme une violation des lois. Le 3 mars 1766, Louis XV se rendit dans le sein du Parlement et fit biffer l'arrêt sous ses yeux. Répétant en termes plus vifs ce qu'il avait dit six ans auparavant, par l'organe de son chancelier, au parlement de Rouen, il signifia aux magistrats que cette affaire ne les regardait pas. Il parla de l'union des parlements; il reprocha aux conseillers de méconnaître les droits de la couronne, en prétendant former avec les autres cours du royaume un corps indivisible qui fût le représentant de la nation et participât avec le monarque à la confection des lois. «C'est en ma personne seule, dit-il, que réside la puissance souveraine; c'est de moi seul que mes Cours tiennent leur existence et leur autorité; c'est à moi seul qu'appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage; l'ordre public tout entier émane de moi». Il termina en déclarant que, si les parlements continuaient à donner «le spectacle scandaleux d'une contradiction rivale de sa puissance souveraine», il se verrait «réduit à la triste nécessité d'employer le pouvoir qu'il avait reçu de Dieu pour préserver ses peuples des suites funestes de semblables entreprises» . Le discours du monarque, publié dans la Gazette de France, fut adressé à tous les parlements de province, pour leur servir de règle. Jamais la royauté n'avait affirmé ses droits avec cette vigueur; c'est dire que jamais elle n'avait à ce point attesté sa faiblesse. Le public vit dans cette déclaration «les principes du despotisme établis avec la plus grande hardiesse sur ceux du droit naturel ». Elle lui parut en revanche d'un si bon style, qu'on disait que, si le Roi n'avait été le protecteur de l'Académie, il eût mérité d'y entrer par acclamation. Le Parlement ne se laissa pas intimider; il renouvela ses remontrances et menaça de donner sa démission. Le ministère craignit de le pousser à bout et transigea encore une fois. On rappela les commissaires de Bretagne; on reconstitua le parlement de Rennes avec quelques-uns des membres démissionnaires et un certain nombre de nouveaux magistrats que le duc d'Aiguillon, commandant de la province, fut chargé de choisir; enfin on abandonna le procès de La Chalotais et de ses coaccusés, et on leur notifia que «Sa Majesté, ne voulant pas trouver de coupables», substituait pour eux l'exil à la prison. Du côté de l'épiscopat, l'agitation continuait. Malgré la défense du Parlement, malgré l'arrêt du Conseil du 24 mai, les adhésions aux Actes de rassemblée du clergé ne cessaient de se produire. Le Parlement interdit ces adhésions par un nouvel arrêt et décréta de prise de corps divers curés qui avaient contrevenu à sa défense. En province, les parlements de Bordeaux, d'Aix, de Toulouse rendirent des arrêts analogues. C'était la guerre rallumée entre les évêques et les magistrats, ou, comme on disait, «entre les rochets et les robes noires». Louis XV, dans un but d'apaisement, évoqua à son Conseil la connaissance de toutes les contestations relatives aux Actes du clergé, et cassa les arrêts des parlements rendus sur ce sujet. Il ne réussit qu'à mécontenter les magistrats. De nouveaux refus de sacrements, qui se produisirent à Paris et sur divers points du royaume, vinrent encore envenimer la situation. Le Parlement se décida encore une fois à sévir. Il rappela, dans un arrêt du mois de janvier 1767, les diverses Déclarations qui ordonnaient le silence sur la Constitution, décréta de prise de corps ou frappa de bannissement plusieurs ecclésiastiques pour refus de sacrements, et menaça de poursuivre tous ceux qui, décrétés depuis dix ans sur ce chef, s'étaient soustraits à ses sévérités. Loin de céder, les évêques accoururent en foule à Paris et y tinrent des conciliabules afin de concerter de nouvelles entreprises. Le Parlement signifia aux prélats qu'ils eussent à retourner dans leurs diocèses, sous peine de saisie de leur temporel et du mobilier qu'ils avaient à Paris, et leur défendit de tenir désormais aucune assemblée sans une autorisation du Roi, dont ils justifieraient au procureur général. Les évêques irrités sollicitèrent du monarque l'annulation de cet arrêt. Ils lui demandèrent en outre de les relever de l'obligation du silence exigé sur la Bulle, de rappeler les ecclésiastiques décrétés ou bannis pour refus de sacrements et d'interdire au Parlement toute intervention dans les affaires de l'Eglise. C'était solliciter la permission de remuer le royaume à leur gré. Le Roi le sentit, et, tout en cassant l'arrêt qui les avait offensés, il fit comme avait fait le Parlement; il leur donna l'ordre de se retirer dans leurs diocèses. «Vous venez trop souvent et en trop grand nombre, leur dit-il; mon intention est que vous vous rendiez dans vos diocèses conformément aux canons, et que vous ne veniez à Paris qu'après que je vous y aurai autorisés». En quittant Paris, ils reçurent un dernier trait que leur lança le Parlement. Les Jésuites venaient d'être chassés d'Espagne. Le Parlement rendit un arrêt qui les chassait de France. Les parlements de province imitèrent cet exemple, et le Roi ifut supphé de confirmer par un édit une décision qui affaiblissait l'épiscopat en le séparant de ses alliés. Ainsi avorta le mouvement que le haut clergé avait tenté de faire naître. Le public, que gagnaient de jour en jour les idées philosophiques, s'était moins ému que le Parlement des menées de l'épiscopat. Les évêques, par leur zèle inconsidéré, ne réussirent qu'à fournir de nouvelles armes à leurs adversaires. Voltaire lança un prétendu Mandement de l'archevêque de Novgorod sur les deux Puissances, où il démontrait que le sacerdoce devait être en France soumis au sou verain comme ill' était en Russie. Il relut, à cette occasion, la bulle Unigenùus. «Il faut être bien prêtre, bien Velche, écrivait-il, pour faire de cette arlequinade jésuitique et romaine une loi de l'Église et de l'Etat. O Velches! vous n'avez pas le sens d'une oie». Les évêques ne s'étaient pas bornés à flétrir, dans les Actes de l'assemblée du clergé, les productions de la Philosophie. Sur leurs instances, le ministère avait saisi les derniers volumes de l'Encyclopédie, alors arrivée à sa fin, et quelques-uns des auteurs qui y avaient coopéré entrèrent à la Bastille. Les Encyclopédistes se vengèrent par de nouveaux écrits. «On ne cessait de travailler à grossir l'énorme collection d'ouvrages destructeurs de la religion», notait Bachaumont au mois de juin 1766. La mort du chevalier de La Barre, victime de l'intolérance religieuse, qui avait été décapité à Abbeville à la suite d'une sentence que confirma le parlement de Paris, accrut encore cette ardeur de propagande. Les Philosophes se montrèrent d'autant plus animés qu'on tenta de les rendre responsables de cette mort, en disant que le chevalier de La Barre avait puisé l'impiété dans leurs livres. Pour donner plus de force à cette accusation, on brûla le Dictionnaire philosophique sur le bûcher qui consuma les restes de cet infortuné. Ce moyen odieux de signaler à la vindicte publique ceux-là mêmes qui ne cessaient dans leurs ouvrages de prêcher la tolérance, nuisit à ses auteurs. Les Philosophes, qui n'avaient pas oublié la fin cruelle de Calas, reprochèrent aux parlements de se faire les instruments du fanatisme et de la superstition, et confondirent dès lors dans une égale inimitié le clergé et la magistrature. A la nouvelle du tragique événement d'Abbeville, Voltaire fut d'abord atterré. «Sous la tempête qui a fait périr ce jeune fou, écrivait-il, j'ai plié la tète». Frappant de ses paroles indignées une magistrature impitoyable: «L'inquisition est fade en comparaison de vos jansénistes de la grand'chambre et de la Tournelle... On nous a délivrés des renards, et on nous a livrés aux loups». L'orage passé, il se remit à l'œuvre. Comme il avait prêché la tolérance après le supplice de Calas, il prêcha, après celui de La Barre, le respect de la vie humaine, et, s'inspirant du récent ouvrage de Beccaria, écrivit son Commentaire du livre des délits et des peines. Le police arrêta cette brochure; mais la voix de Voltaire trouva un écho. Au mois de novembre 1766, un magistrat développa les mêmes idées dans un Discours sur l'administration de la justice criminelle qu'il prononçait devant le parlement de Grenoble. Au mois de février de l'année suivante, Marmontel faisait paraître son Bélisaire, chaleureux plaidoyer en faveur de la tolérance, et dont tout Paris s'occupa. On y remarquait cette phrase: «La vérité luit de sa propre lumière, et on n'éclaire point les hommes par les flammes des bûchers». Le Parlement ne releva pas des protestations qu'il sentait dirigées en partie contre lui; mais, à sa place, le clergé s'empara de l'ouvrage. La Faculté de théologie , dans un seul chapitre, censura quinze propositions, et l'archevêque de Paris condamna le livre dans un mandement qui fut lu aux prônes, affiché à tous les coins de la capitale, et placardé jusque sur les portes de l'Académie française qui comptait Marmontel au nombre de ses membres. Dans la censure de la Faculté de théologie, comme dans le mandement de l'archevêque, on déclarait que l'intolérance religieuse était un des principes essentiels du catholicisme. On ajoutait que, par l'effet des liens qui unissaient les deux Puissances, les souverains devaient mettre le glaive au service de la foi. De pareilles déclarations n'étaient pas faites pour ralentir le cours des publications dirigées contre l'Église. Vainement la surveillance s'étendait-elle plus que jamais sur la librairie; vainement les colporteurs encombraient-ils les prisons. Tandis que, dans certains écrits, on contestait au clergé la légitimité de ses biens, que, dans d'autres, on conseillait au Roi d'abolir les couvents et d'en «chasser les insectes qui rongeaient et desséchaient la France», coup sur coup paraissaient les Prêtres démasqués, ´'Esprit du clergé, l'Imposture sacerdotale, les Doutes sur la religion, la Théologie portative, le Catéchumène et le Militaire philosophe. Le 24 septembre 1767, Diderot, se trouvant à Grandval chez le baron d'Holbach et recevant de Paris un ballot de ces ouvrages, écrivait: «Je ne sais ce que deviendra cette pauvre Église de Jésus-Christ, ni la prophétie qui dit que les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle». A la même date, un évéque disait à Marmontel qu'il avait rencontré aux eaux d'Aix-la-Chapelle : «Au train dont on y va, la religion n'a pas cinquante ans à durer» Ce n'était pas seulement en France, mais dans tous les États catholiques, que semblait s'élaborer cette œuvre de «destruction religieuse». En Portugal, en Espagne, dans le nord de l'Italie, dans le royaume de Naples, en Autriche, et jusque dans l'île de Malte, on constatait des tendances analogues. Sans être aussi avancée, l'œuvre de destruction politique faisait en France de sensibles progrès. En 1767, apparaissait la «secte» des Économistes, dont les Quesnay, les Mirabeau, les Turgot étaient, avec l'abbé Bandeau, les principaux représentants. C'étaient, dit un contemporain, des «philosophes politiques», qui, associés entre eux à l'exemple des Encyclopédistes, prétendaient fonder un corps de système à Taide duquel «ils devaient renverser tous les principes reçus en fait de gouvernement et élever un nouvel ordre de choses». Grimm, qui notait avec précision, dans sa Correspondance littéraire, le mouvement des écrits et la direction de l'opinion, répétait, au mois de janvier 1768, ce qu'avait dit Voltaire quatre ans auparavant. «Cette lassitude générale du christianisme qui se manifeste de toutes parts, et particulièrement dans les États catholiques, cette inquiétude qui travaille sourdement les esprits et les porte à attaquer les abus religieux et politiques, est un phénomène caractéristique de notre siècle, comme l'esprit de réforme l'était du seizième, présage une révolution imminente et inévitable. On peut dire que la France est le foyer de cette révolution, qui aura, sur les précédentes du moins, l'avantage de s'effectuer sans qu'il en coûte du sang» On voit en quoi Grimm se trompait. Les événements semblaient à ce moment lui donner raison. Tout en proscrivant les livres des Philosophes, le gouvernement s'inspirait en partie de leurs idées. Il avait blâmé ouvertement la Sorbonne dans sa censure du Bélisaire, exigé des modifications, empêché même pendant quelque temps la mise au jour du mandement de l'archevêque de Paris, ne voulant pas, aux yeux du public, endosser des principes qui faisaient du glaive de la loi une arme au service de l'Église. Vers la fin de 1767, les ministres présentaient à Louis XV un édit qui rendait l'état civil aux protestants. Trois fois cet édit fut mis «sur le tapis» à Versailles; le Roi le rejeta, mais on écrivit à tous les gouverneurs de province, procureurs généraux et intendants de ne pas «molester» les religionnaires. Une commission avait été instituée, sous le nom de commission des réguliers, pour réformer les couvents, et au mois de mars 1768 paraissait une Déclaration qui, sans réaliser tous les changements réclamés par l'opinion, opposait du moins une barrière à quelques-uns des nombreux abus qui avilissaient la vie monastique, et interdisait les vœux avant l'âge où il fût possible d'en comprendre la portée. Un événement plus significatif attesta les nouvelles dispositions qui animaient le gouvernement. Le duc de Parme, Ferdinand de Bourbon, avait, à l'exemple de tous les princes de sa maison, expulsé les Jésuites de ses États, et promulgué des règlements qui réformaient les ordres religieux et limitaient, sur les matières ecclésiastiques, l'action de la Papauté. Clément XIII fit afficher aux portes des églises de Rome un bref dans lequel il cassait ces règlements, en excommuniait les auteurs, et, qualifiant «d'illégitime et de prétendue juridiction royale» l'autorité d'où émanaient ces édits, se déclarait unique souverain des États de Parme et de Plaisance. On ne vit pas seulement dans cet acte une insulte à la maison de Bourbon, mais un retour aux prétentions du Saint-Siège à dominer les rois. Le Parlement supprima le bref et défendit, sous peine de crime de lèse-majesté, de le répandre dans le public. Louis XV confirma cette sentence en adressant l'arrêt à tous les évêques du royaume. Il fit plus; Clément XIII refusant, sur ses représentations, de retirer le bref, il donna l'ordre de se saisir d'Avignon et du comtat Venaissin, et, le II juin 1768, le commandant de la Provence en prit possession aux applaudissements de la population . Cet événement témoignait, par un signe éclatant, des progrès de la révolution opérée dans les esprits sur la question religieuse. C'était, en quelque sorte, le Pape chassé de France par le Roi. Si, à l'égard de l'Église, le gouvernement obéissait, en une certaine mesure, au mouvement de l'opinion, il n'agissait pas de même en politique. Au lieu d'incliner vers les idées de pondération et de liberté dont les parlements s'étaient faits les hardis interprètes, il s'enfonçait de plus en plus dans les voies du despotisme. De même que les évêques, pour rétablir leur autorité chancelante et leur prestige disparu, avaient tiré de son fourreau la vieille épée de la Constitution, la royauté essaya d'embarrasser les parlements au moyen des rouages usés du Grand Conseil. On voulut refaire ce que vainement on avait tenté deux fois dans le cours du règne. Un édit du mois de janvier 1768 rétablit le Grand Conseil sur les bases qui avaient été instituées trente ans auparavant sous le cardinal de Fleury, alors que ce ministre, pour complaire aux Jésuites, avait été sur le point de le substituer au Parlement. Le mépris public, autant et plus peut-être que la résistance des magistrats, — auxquels se joignirent, dans cette circonstance , les princes du sang et les pairs, — fit échouer cette tentative. Moins de six mois après avoir promulgué cet édit, le Roi l'abrogeait implicitement par une Déclaration . Non-seulement les intelligences se révoltaient, à cette heure, contre toutes les formes politiques qui se rattachaient au despotisme, mais déjà l'on s'attaquait aux privilèges. Un sentiment nouveau, celui de l'égalité devant la loi, se faisait jour dans le public. A l'occasion d'un crime commis par le trop fameux marquis de Sade, que la faveur du Roi avait soustrait aux sévérités de la justice, le libraire Hardy écrivait dans son journal: «Ce trait fournira à la postérité un exemple de plus de l'impunité qui suit d'ordinaire dans notre siècle les crimes les plus abominables, dès que ceux qui les commettent ont le bonheur d'être grands, riches et accrédités» Par de nouveaux abus et les hontes de son administration, la royauté allait exciter dans les populations des ressentiments qui devaient accélérer encore les progrès de l'esprit révolutionnaire. On était au début des disettes artificielles créées par cette monstrueuse association qu'on appela le pacte de famine et qui comptait Louis XV lui-même au nombre de ses membres. Dans la première moitié de l'année 1768, des émeutes occasionnées par la cherté du pain éclataient en Normandie et sur divers points de la Bretagne. A Rouen, le peuple pilla les couvents, et le sang coula dans les rues. Le parlement de la province écrivit à Louis XV une lettre où il parlait de «villages entiers» dévorés par les maladies que causait la mauvaise qualité des grains, tandis que la faim décimait les ouvriers dans les villes. On trouvait en cette lettre ces formes de langage qui devinrent si fréquentes à l'époque de la Révolution: «Le courtisan qui nage dans les délices ne peut se figurer les horreurs de l'indigence». La disette se fit sentir également dans la capitale. Des placards séditieux furent affichés à Paris, à Versailles, et glissés jusque dans la chambre du Roi. Déjà, à la fin de l'année précédente, le Parlement avait député vers Louis XV, le suppliant de jeter sur son peuple un regard de compassion. «J'aime tendrement mon peuple, avait répondu le Roi, et vos démarches inconsidérées ne servent qu'à encourager ses plaintes». Aux mois d'octobre et de novembre 1768, de nouveaux placards, affichés dans les rues les plus fréquentées de Paris, menaçaient de mettre le feu aux quatre coins de la ville, si le prix du pain ne venait à diminuer. Dans l'un, affiché rue des Noyers, on accusait le Roi de s'être fait marchand de blé, et on laissait entendre que Damiens pourrait avoir des imitateurs. Cependant les «bombes» continuaient à pleuvoir «dans la maison du Seigneur». C'étaient les Lettres philosophiques traduites ou supposées traduites de l'anglais de Toland; c'étaient les Lettres à Eugénie, la Contagion sacrée, l'Examen des prophéties; c'était la Vie de David ou de l'homme selon le cœur de Dieu; c'étaient, disait Diderot, mille diables déchaînés. «Ah! je crains bien, écrivait-il, que le Fils de l'homme ne soit à la porte, que la venue d'Elie ne soit proche, et que nous ne touchions au règne de l'Antéchrist. Tous les jours, quand je me lève, je regarde par ma fenêtre si la grande prostituée de Babylone ne se promène point déjà dans les rues avec sa coupe à la main, et s'il ne se fait aucun des signes prédits dans le firmament». Dans cette guerre contre le catholicisme, les Philosophes, on doit le dire, frappaient sans ménagement, sans réserve, toutes les traditions, toutes les idées qui leur faisaient obstacle, imposant leurs doctrines de ce même ton absolu qu'ils reprochaient à leurs adversaires. Après avoir attaqué l'Eglise dans ses ministres, dans ses dogmes, tantôt avec l'arme du ridicule, tantôt par les raisonnements «les plus formidables», ils s'attachaient maintenant à démontrer que la politique n'avait aucun besoin de son secours pour le soutien et le gouvernement des Etats, que les religions n'étaient propres qu'à favoriser la tyrannie, et que leur morale était contraire tout ensemble à la nature et à la société. Les imprimeurs, à l'exemple des écrivains, dérobant leurs noms et se faisant, comme eux, insaisissables, on redoubla de sévérité envers les colporteurs. Deux d'entre eux furent mis au carcan et condamnés aux galères pour avoir vendu le Christianisme dévoilé, la Vestale et l'Homme aux quarante écus. L'un de ces malheureux mourut du désespoir que lui causa cette sentence. Ces rigueurs n'arrêtèrent pas la circulation des livres. A défaut des colporteurs, on se passait de mains en mains les ouvrages prohibés. Certains membres du Parlement, irrités de la licence des écrivains, voulurent lancer contre Voltaire un décret de prise de corps. Le Patriarche, qui se flattait d'être plus adroit que Socrate et ne se souciait pas de boire la ciguë, communia publiquement dans l'église de Ferney, ce qui fit «un bruit du diable» à Paris. Deux fois, en 1768 et en 1769, il joua «cette farce spirituelle». Si, au lieu d'habiter Ferney, il eût habité Abbeville où le chevalier de La Barre avait été supplicié, il aurait, disait-il, communie tous les quinze jours et mis chapeau bas devant toutes les processions. Telle était cette fureur de propagande, que le lieutenant de police avouait lui-même son impuissance à contenir le débordement des écrits. Ce qu'on n'osait imprimer en France, on l'imprimait à l'étranger. Les presses de Hollande «ne cessaient de gémi» et produisaient toutes les semaines quelque livre «infernal». On rééditait d'anciens ouvrages, on traduisait ceux des auteurs étrangers. Quant aux livres nouveaux, beaucoup, aux yeux même des Philosophes, étaient de véritables drogues, mais n'en avaient pas moins action sur les esprits. Portées par ce torrent d'écrits, les idées encyclopédistes pénétraient dans la noblesse, dans la bourgeoisie, parmi les magistrats; et, «jusque dans les boutiques», on trouvait des philosophes. Le clergé lui-même commençait d'être atteint. Au mois de septembre 1769, deux moines, gros bonnets de leur couvent, avouaient à Diderot que l'athéisme était «la doctrine courante de leurs corridors» . En même temps que, par l'effet d'une nouvelle tactique, le catholicisme était attaqué dans ses rapports avec la société politique, il l'était dans ses rapports avec la société civile. On demanda pour la famille d'autres règles que celles qu'il lui avait prescrites. On s'éleva contre l'indissolubilité du mariage, et des écrits parurent en faveur du divorce. Témoins de ces assauts et de ces renversements, les Jésuites ne laissaient pas de croire encore au re'tablissement de leur ordre. Madame de Pompadour n'était plus; mais une nouvelle maîtresse, la Dubarry, venait d'être présentée à la cour. Ils espéraient en elle. Elle sera, disaient-ils, «la nouvelle Esther qui sauvera le peuple de Dieu et le délivrera de l'oppression» Tandis que les Encyclopédistes remuaient ainsi toutes les intelligences par leurs écrits, l'agitation provoquée dans les classes populaires par la cherté du pain était loin de s'apaiser. Dans les premiers mois de l'année 1769, on revit à Paris les mêmes affiches menaçantes qu'on avait vues en 1768. Le Parlement s'occupa des moyens de remédier au mal; il tint de fréquentes délibérations, ordonna des informations sur les accapareurs, présenta au Roi de sévères remontrances. De leur côté, les Économistes publiaient sur ce sujet des mémoires où ils proposaient leurs vues. La question du commerce des grains était, depuis quelques années, l'une de celles qui préoccupaient le plus vivement le public. Mais dans les remontrances du Parlement, comme dans les écrits des Économistes, il y avait plus de farine qu'on n'en trouvait sur les marchés. La création de nouveaux impôts, que le gouvernement déclarait nécessaires «pour fermer les plaies qu'une guerre longue et ruineuse avait faites à l'État», augmenta l'irritation du peuple en accroissant sa misère. Les Philosophes, sans interrompre leurs attaques contre l'Eglise, s'émurent de cette situation. En même temps que l'abbé Galiani rédigeait ses célèbres Dialogues sur le commerce des blés, Voltaire publiait sa Requête à tous les magistrats du royaume par les gens de la campagne. Quelques mois après, il se faisait l'avocat des serfs du Jura contre les chanoines de Saint-Claude, et, à cette occasion, réclamait avec chaleur l'abolition de la servitude qui pesait encore en France sur une partie de ses habitants. Le gouvernement n'écoutait ni les murmures, ni les réclamations. Dévoré par une dette énorme, il ne cherchait, en ce moment, qu'à se créer des ressources, à quelque prix que ce fût. L'abbé Terray, nommé depuis peu contrôleur général par l'influence de Maupeou, — qui avait été appelé lui-même un an auparavant au poste de chancelier, — se chargea de «saigner» la nation. Aux mois de janvier et de février 1770, paraissaient des arrêts du Conseil qui rognaient de telle sorte les pensions et les rentes, que Voltaire vit d'un seul coup deux cent mille livres sortir de sa besace. Cette mesure, qui portait la ruine dans nombre de familles, excita une indignation universelle. Des propos sinistres circulèrent à l'adresse du contrôleur général. Le Parlement fut sur le point de défendre l'exécution de ces arrêts. Sans aller aussi loin, il présenta des remontrances où il se faisait en termes émus l'interprète de l'opinion publique. Le Roi ne répondit autre chose, sinon qu'il était assurément touché de la situation de ses sujets, mais que ses sentiments paternels avaient dû céder, en cette circonstance, aux nécessités de l'État. En présence d'une crise que d'autres expédients financiers vinrent aggraver encore, des idées émises déjà plusieurs fois furent agitées de nouveau. Dans un écrit, qui fit jeter «les hauts cris» aux évéques, on conseilla au Roi d'éteindre la dette en s'emparant sur-le-champ de tous les biens-fonds du clergé, lesquels, évalués à un tiers environ de ceux du royaume, soit dix mille lieues carrées, représentaient, affirmait-on, un revenu de trois milliards de livres. Cet écrit fit d'autant plus d'impression qu'il était rédigé avec modération, sans parti pris, et empreint d'un grand respect pour la religion, au nom de laquelle l'auteur exhortait les évéques à rentrer dans la pauvreté prescrite par l'Évangile. Mais le gouvernement paraissait alors répudier des doctrines qu'il avait jadis encouragées, et il sévit contre les libraires qui avaient imprimé l'ouvrage. Il pouvait cependant juger par ses yeux de la détresse que produisait dans toute l'étendue du royaume ce bouleversement des fortunes joint aux effets de la disette. La situation du peuple était surtout lamentable. Pendant toute l'année 1770, les habitants des campagnes ne vécurent que de fèves, de son, d'avoine ou d'herbes. C'était par toute la France un cri général et puissant sur la cherté du pain. Les placards séditieux se multipliaient dans Paris. On lisait dans l'un d'eux: «Si l'on ne diminue le pain et si l'on ne met ordre aux affaires de l'État, nous saurons bien prendre notre parti; nous sommes vingt contre une baïonnette». Louis XV ayant fait présent à la Dubarry d'un superbe équipage que tout le monde alla voir chez le sellier de la cour, un homme dit tout haut dans la foule que le Roi trouvait le moyen d'offrir à sa maîtresse un carrosse de soixante mille livres, pendant qu'il laissait son peuple mourir de faim. Un jour, au Palais-Royal, on vit accroché à l'un des arbres du jardin le portrait de la Dubarry, au-dessous duquel on avait placé une poignée de verges et inscrit la lettre V. Le clergé tenait alors à Paris son assemblée générale. Ni l'état critique du royaume, ni la misère des populations n'occupèrent ses délibérations. En dehors des questions d'administration ecclésiastique et de comptabilité, matière habituelle de ces conférences, les évéques se concertèrent uniquement sur les moyens d'opposer une digue au torrent des écrits dirigés contre l'Eglise. A leur sollicitation, le nouveau Pape, Clément XIV, adressa au Roi une lettre «excitatoire», pour le conjurer de préserver ses États «de la pernicieuse inondation» de ces livres. De leur côté, les prélats, au début de leurs séances, portèrent au pied du trône un Mémoire sur les suites funestes de la liberté de penser et d'imprimer. Ils se plaignirent en particulier qu'on laissât se publier à cette heure, et sous leurs yeux, une nouvelle édition de l'Encyclopédie, que si souvent ils avaient flétrie de leurs censures et que si souvent aussi le ministère avait frappée de ses sévérités. Cédant cette fois encore à leurs réclamations, le gouvernement fit porter à la Bastille tous les volumes parus de cette nouvelle édition. Personne ne doutait, il est vrai, que ces volumes ne fussent, quelques mois après, rendus aux éditeurs. Les évéques prirent en outre une mesure dont ils espéraient d'heureux effets pour la foi. Ils votèrent une pension annuelle de deux mille livres à un ecclésiastique érudit, l'abbé Bergier, qui devait se charger, à ce prix, de réfuter toutes les œuvres importantes des Encyclopédistes. Un cordelier, le père Bonhomme, reçut également la mission de rassembler les meilleurs livres écrits en faveur de l'Église et d'en faire un corps de preuves contre la Philosophie. Avant de se séparer, les évêques publièrent un manifeste intitulé : Avertissement du clergé de France aux fidèles du royaume sur les dangers de l'incrédulité. Cet Avertissement,—qui devait s'appeler d'abord Instruction pastorale antiphilosophique, ei dont ils changèrent le titre parce qu'on leur en fit sentir le ridicule,—fut expédié, avec une lettre circulaire, dans tous les diocèses de France. Dans ce manifeste, les prélats s'efforçaient d'intéresser le monarque à la cause de l'Eglise, en montrant «que la religion enseignait aux peuples à supporter le joug avec docilité et à recevoir sans ré- sistance les chaînes du despotisme»; déclaration imprudente dont s'emparèrent les Philosophes et qui rencontra dans le public de sévères désapprobations. «Il n'y avait, disait-on, qu'une superstition aveugle ou une hypocrisie intéressée qui pussent adopter des principes aussi destructeurs des droits sacrés du contrat social». Le gouvernement fut touché sans doute de cette déclaration; il ne le fut pas moins d'un don gratuit de seize millions accordé par les évêques. En reconnaissance de ce don, il invita le Parlement à sévir contre les livres impies. Les magistrats se conformèrent à cette invitation, et, sur le réquisitoire de l'avocat général Séguier, condamnèrent au feu, par arrêt du 18 août 1770, un certain nombre d'ouvrages, parmi lesquels se trouvaient la Contagion sacrée, le Christianisme dévoilé, et le livre récemment paru du Système de la nature, traité d'athéisme tellement outré que Voltaire lui-même se crut obligé de le combattre. Par le même arrêt étaient nommés des commissaires «à l'effet d'aviser aux moyens les plus efficaces pour arrêter le progrès d'écrivains téméraires qui semblaient n'avoir d'autre objet que d'effacer de tous les cœurs le respect dû à la religion» . Malgré toutes ces sévérités, il était visible que la Philosophie, désormais victorieuse, avait lassé ses adversaires. L'Avertissement du clergé de France de 1770 n'avait point la vigueur qu'on remarquait encore dans les Actes de l'assemblée du clergé de 1765. C'était le langage d'un parti vaincu et dont les stériles protestations dissimulaient mal le sentiment qu'il avait de sa défaite. Le gouvernement, de son côté, ne fit qu'une concession de forme en saisissant la nouvelle édition de l'Encyclopédie, et en provoquant sur certains livres les rigueurs du Parlement. Le Parlement lui-même, en exerçant ces rigueurs, obéit moins à des convictions qu'aux nécessités d'un devoir professionnel. Depuis la mort du chevalier de La Barre, qui l'avait rendu odieux aux amis de la tolérance et dont le souvenir n'était pas sans lui causer des remords, il se montrait moins disposé à sévir contre les écrits des Philosophes. A la place des ouvrages condamnés par son dernier arrêt, on brûla de vieux rôles de procureurs. Ce n'e'tait assurément pas la première fois que s'opérait cette substitution; mais elle cessa dès lors d'être un secret pour le public. Enfin les magistrats ne voulurent pas, contrairement aux usages, laisser paraître le réquisitoire de l'avocat général, et celui-ci dut, pour l'imprimer, solliciter un ordre du Roi. Dans ce réquisitoire, empreint de ces formes déclamatoires qui distinguaient ces sortes de productions, Séguier mettait maladroitement en lumière la puissance des écrivains qu'il s'était proposé de flétrir. «Les Philosophes, disait-il, se sont élevés en précepteurs du genre humain. Liberté de penser, voilà leur cri, et ce cri s'est fait entendre d'une extrémité du monde à l'autre. D'une main, ils ont tenté d'ébranler le trône; de l'autre, ils ont voulu renverser les autels. Leur objet était de faire prendre un autre cours aux esprits sur les institutions civiles et religieuses, et la révolution s'est pour ainsi dire opérée. Les royaumes ont senti chanceler leurs antiques fondements; et les nations, étonnées de trouver leurs principes anéantis, se sont demandé par quelle fatalité elles étaient devenues si différentes d'elles- mêmes». C'est à la religion surtout, ajoutait l'avocat général, «que ces novateurs ont cherché à porter les coups les plus funestes». Ils ont, en des écrits sans nombre, versé le poison de l'incrédulité. «Eloquence, poésie, histoire, romans, jusqu'aux dictionnaires, tout a été infecté. A peine ces écrits sont-ils devenus publics dans la capitale, qu'ils se répandent comme un torrent dans les provinces. La contagion a pénétré dans les ateliers et jusque sous les chaumières» On ne pouvait, en termes plus clairs, attester le triomphe de la Philosophie et en particulier des doctrines qui attaquaient le cathohcisme. Cet aveu public, émané d'un magistrat, confirmait les déclarations que, de leur côté, faisaient les Philosophes. Voltaire écrivait alors que, en dépit des rigueurs exercées contre l'Encyclopédie, la France, l'Europe même étaient encyclopédistes, et que, de Saint-Pétersbourg à Cadix, de la mer Glaciale à Venise, la révolution contre l'Église était désormais consommée. A la même date, et comme pour consacrer un événement si grave dans l'histoire de la pensée, une statue était élevée au patriarche de Ferney par ses disciples et ses admirateurs. Au dire de Voltaire, cette révolution, dans son cours victorieux, avait même dépassé le but. Il voulait qu'on débarrassât de ses souillures le temple de la Divinité, mais non que le temple lui-même fut renversé. Or ce temple semblait enfin écroulé. De l'édifice de l'ancien régime, il ne restait plus que les murs chancelants sous lesquels s'abritait encore la royauté. Le moment approchait où ils allaient s'écrouler à leur tour.
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