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L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION

1715-1789

FELIX ROCQUAIN

LIVRE XII.

L'ASSEMBLÉE DES NOTABLES ET LA CONVOCATION DES ÉTATS GÉNÉRAUX

(1787-1789)

 

L'idée de convoquer des Notables, sorte d'assemblées qu'on n'avait point vues en France depuis plus d'un siècle et demi, avait été suggérée à Calonne par l'état désespéré des finances. Le ministre déprédateur était à bout. Il avait épuisé toutes les ressources, usé de tous les expédients. Le Trésor était vide, le crédit anéanti. Parvenu au terme de ses «monstrueuses» dilapidations, il se voyait, et l'Etat avec lui, rouler dans la banqueroute. Avec la même témérité qu'il avait entraîné la France à la ruine, il s'imagina qu'il saurait l'en tirer. Dans un mémoire présenté en secret à Louis XVI au mois d'août 1786, il fit l'aveu de la situation,—sans confesser toutefois qu'elle était son ouvrage,—annonça un déficit de cent millions, déclara qu'on ne pourrait combler un vide aussi énorme que «par de grands moyens», et proposa un plan dont le succès devait, disait-il, assurer la prospérité du royaume et «élever le nom du souverain au-dessus des plus grands noms de la monarchie». Le Roi, en prenant connaissance de ce plan, s'était écrié: «Mais c'est du Necker que vous m'apportez là! — Sire, avait répondu le ministre, dans l'état des choses, on ne peu rien vous donner de mieux.»

Calonnese voyait, en effet, ramené par la nécessité aux idées de réforme de Necker et de Turgot. Après avoir favorisé tous les désordres et protégé tous les abus, il signifiait que le seul moyen de salut était «la réformation de ce qu'il y avait de vicieux dans la constitution de l'Etat». Il proposait d'étendre à tout le royaume l'institution des Assemblées provinciales, qui, en même temps qu'elles procéderaient à une plus juste répartition des contributions publiques, empêcheraient les nombreuses illégalités qui en troublaient la perception. Attaquant le premier de tous les abus, l'inégalité des charges, il créait, sous le nom de subvention territoriale, un impôt foncier, général et permanent, auquel le clergé, comme les autres ordres, serait assujetti. A la vérité, il frappait le commerce d'un droit de timbre considérable; mais il supprimait les douanes intérieures, allégeait, pour la masse des contribuables, le régime des tailles et des gabelles et abolissait la corvée. Il proposait enfin, pour aider à l'extinction de la dette, d'aliéner une partie des domaines de la couronne, et réduisait la dépense annuelle de vingt millions par des retranchements sur la maison du Roi. Par ces innovations, Calonne atteignait un double but. Il se donnait le mérite, aux yeux du pays, de rentrer dans la voie des réformes abandonnées depuis Necker, et se créait un supplément de ressources avec lequel il se flattait de rétablir l'équilibre, en un an, entre les recettes et les dépenses ordinaires.

Louis XVI, selon sa coutume, adhéra aux propositions de son ministre. Ce plan adopté, il fallut songer aux moyens d'exécution. Calonne, qui avait derrière lui l'exemple de Necker et de Turgot, ne se dissimulait pas la résistance que le clergé, la cour et le Parlement apporteraient, à des titres divers, à l'accomplissement de ses projets. Ce fut alors qu'il emprunta au passé politique de la France un expédient inattendu. Il pensa, non sans apparence de raison, que si ce plan obtenait l'approbation d'une assemblée de Notables, les oppositions hésiteraient à se produire. Il ne doutait point d'ailleurs de l'influence qu'exercerait le gouvernement sur une réunion d'hommes appelés et choisis par le monarque. Plein de cette idée, il la soumit à Louis XVI, fit luire à ses yeux la pensée glorieuse d'imiter Henri IV au sortir des troubles de la Ligue, et le séduisit si bien que, la convocation des Notables une fois décidée, le Roi écrivait le lendemain à son ministre: «Je n'ai pas dormi cette nuit, mais c'était de plaisir».

Les lettres de convocation furent expédiées le 29 décembre. Sans rien notifier des projets arrêtes entre le Roi et le contrôlour général, elles annonçaient la communication de vues importantes «dont Sa Majesté s'occupait pour le soulagement de ses peuples, la réformation de plusieurs abus et l'ordre de ses finances». Cent quarante personnes des plus considérables du clergé, de la noblesse et de la magistrature, y compris les maires des principales villes, devaient composer cette assemblée, dont la réunion était fixée au 29 janvier 1787. Calonne, qui craignait que son plan, ébruité avant l'heure, ne soulevât des contradictions, avait si bien gardé le secret, que la nouvelle, quand elle éclata, surprit même quelques-uns des ministres. Elle causa partout, à Paris et dans le royaume, la plus vive sensation.

Tandis que les journaux à la dévotion du ministère applaudissaient à l'initiative généreuse du souverain qui daignait s'approcher de la nation, on était, dans le public, incertain ou inquiet. On se demandait: «Est-ce enfin un parti pris de faire le bien, ou n'est-ce encore qu'une comédie?». Beaucoup de personnes vovaient l'événement «dans le plus grand noir». Les effets rovaux baissèrent sur la place. Dans un moment où les parlements étaient «flagellés» pour avoir défendu «les faibles droits» du pays, on ne s'expliquait cette mesure que par la détresse d'un gouvernement aux abois. On disait qu'un des projets de » était sans doute d'abroger la loi de l'enregistrement, afin de prévenir la résistance des parlements à de nouveaux impôts; qu'il ne fallait point se faire illusion; que le gouvernement ne convoquait cette assemblée que pour obtenir son adhésion à de nouvelles taxes «dont il n'osait seul charger la nation»; qu'il n'y avait d'ailleurs rien à espérer d'hommes designés par le ministère, et dont il disposerait à son gré avec des pensions et des faveurs.

Telles étaient les défiances du public, qu'on placarda, en divers quartiers de Paris et jusque sur la porte du contrôleur général, des affiches ainsi conçues: «La nouvelle troupe de comédiens levée par le sieur de », et qui commencera ses représentations le 29 de ce mois, donnera pour grande pièce les Fausses Confidences et pour petite le Consentement forcé; ces pièces seront suivies d'un ballet-pantomime allégorique intitulé le Tonneau des Danaïdes. Au milieu de ces incertitudes, une pensée se fit jour chez les hommes réfléchis. On prévit que cette assemblée amènerait, par une suite inévitable, de graves changements dans la situation du pays et dans la forme même du gouvernement». Mirabeau, qui se trouvait alors à Berlin, écrivait que la convocation des Notables «précéderait sans doute de peu celle d'une Assemblée nationale». C'était aussi la pensée de Bailly, le futur maire de Paris; et, si l'on ne pouvait soupçonner par quelles violentes secousses allaient se dénouer les événements, on comprit du moins qu'on était à la veille d'une Révolution.

Calonne s'efforça de détruire les suppositions fâcheuses et de dissiper les inquiétudes auxquelles donnait lieu la convocation des Notables. Il dit publiquement à Versailles, dans la salle de l'OEil-de-bœuf, que le Roi était trop attaché aux lois fondamentales de la monarchie pour songer à diminuer l'autorité des parlements. Les gazettes à ses gages s'élevèrent contre les esprits inquiets qui présentaient comme «équivoque» une décision «dont la partie saine de la nation attendait avec confiance et respect les résultats». Par son ordre, furent distribués, dans les cafés et dans tous les endroits publics, des bulletins manuscrits, où l'on disait que ce n'était point pour obtenir des secours «en argent ni en impôts» que le Roi convoquait les Notables; qu'il s'agissait d'un plan vaste et judicieux «destiné à faire le bonheur des peuples» , et que ce plan, digne d'un monarque bienfaisant, ferait connaître la sagesse et la supériorité de son ministre des finances.

On ne se laissa point séduire par ces déclarations. Remise plusieurs fois sous différents prétextes, l'assemblée ne devait s'ouvrir qu'à la fin de février. A mesure que la date reculait, les sarcasmes, les plaisanteries pleuvaient sur les Notables. On disait «qu'ils seraient la montagne accouchant d'une souris, qu'ils ne feraient que de la bouillie pour les chats». Malgré tous les bruits contraires répandus par Calonne, on demeurait persuadé qu'il ne recourait à cette assemblée que par besoin d'argent. Le mot fut dit une fois en présence de la Reine. Elle assistait, à Versailles, à la représentation de Théodore qu'on jouait à la comédie de la ville, et dont le principal personnage est un roi qui voyage. A un endroit, l'écuyer du prince dit à son maître qu'il n'a plus d'argent; l'un et l'autre embarrassés se demandent: «Comment faire?» Aussitôt une voix cria du parterre: Assemblez les Notables. Avec cela, des traits cruels qui allaient frapper Calonne, juste chàtiment d'un ministre prévaricateur. La nouvelIe s'étant répandue que Galonné malade crachait le sang : « Est-ce le sien, demandait-on, ou celui de la nation»

Ce qui contribuait à entretenir les défiances, c'était la défense faite à tous les libraires d'imprimer ou de vendre aucun ouvrage qui eût rapport à la réunion des Notables. D'un autre côté, les magistrats et les maires appelés à cette assemblée, et dont un grand nombre se trouvaient présents à Paris avant le 29 janvier, s'étonnaient qu'on les laissât dans une «totale ignorance» des questions qui devaient leur être soumises, et attribuaient au gouvernement l'intention «de surprendre leurs suffrage». Enfin l'assemblée s'ouvrit à Versailles, le 22 février, à l'hôtel des Menus. Un «monde immense» se porta sur le passage du monarque, sans qu'il se produisît un seul cri de Vive le Roi! Après une courte allocution de Louis XVI, qui parla de son amour pour ses peuples et rappela l'exemple de Henri IV «qu'il se plaisait à imiter», Calonne prit la parole. Il déclara que des circonstances impérieuses, en augmentant les dépenses, avaient amené un déficit de quatre-vingts millions. Il signifia que, pour reconstituer les finances, il fallait renoncer aux emprunts, qui aggravaient le mal au lieu de le réparer; que l'accroissement des impôts, dans la forme usitée, était désormais impossible; que l'économie elle-même n'offrait qu'une ressource insuffisante, et que le remède était dans la rélornie des abus. Après quoi, il traça l'exposition de ses projets, en usant de tous les artifices de langage qui lui étaient familiers et qu'il croyait propres à séduire l'assemblée. Avec cette audace dont avait si souvent témoigné le préambule de ses édits, il disait qu un àf;e nouveau commençait pour la France, et que l'ancienne formule : Si veut le Roi, si veut la loi, allait être, à partir de ce jour, remplacée par cette autre : Si veut le bonheur du peuple, si veut le Roi.

Ce discours, impiimé et répandu à profusion, fut mal accueilli du public. Sous les mots de «charlatan» dont il était rempli, on vit «l'affreux délabrement des finances» qu'ils tendaient à déguiser. Dès cette première séance, il fut visible qu'il s'agissait moins de consulter les Notables, que de se prévaloir de leur assentiment pour imposer au pays des mesures déjà arrêtées. Calonne avait dit dans son discours que ses plans, connus et approuvés du monarque, étaient «devenus personnels à Sa Majesté». Ces paroles, par lesquelles il insinuait que le devoir de l'assemblée était de souscrire à ses projets, amenèrent une vive altercation entre lui et quelques-uns des Notables. «Nous prenez-vous pour des moutons et des bêtes, lui dit l'un d'eux, que de nous réunir dans le seul but d'avoir notre sanction à une besogne toute digérée?». L'assemblée avait été répartie en sept bureaux, dont chacun était présidé par un prince du sang. Le ministère disait avoir pris cette mesure en vue de couper court à toute question de préséance; en réalité, il s'y était déterminé dans la pensée que, par leur ascendant, les princes du sang entraîneraient les suffrages. Le gouvernement comptait si bien sur un vote favorable, que les édits étaient déjà imprimés et prêts à voir le jour. C'est alors que courut dans le public cette plaisanterie, reproduite bientôt sous toute les formes, où l'on représentait un fermier demandant aux animaux de sa basse-cour qu'il allait égorger «à quelle sauce ils voulaient être mangés». On attribuait un mot analogue àl'arcbevêque de Narbonne. M. de Calonne, disait-il, se propose de saigner la France, déjà saignée plusieurs fois, et il demande aux Notables leur avis sur la question de savoir s'il faut la saigner au pied, au bras ou à la jugulaire.

Galonné ne trouva pas chez les Notables l'entière docilité dont il s'était flatté. Ils consentirent, sans résistance, à l'institution des Assemblées provinciales. La suppression de la corvée et diverses autres mesures furent également accueillies. Le projet de subvention territoriale ne rencontra pas la même faveur. Si une partie des Notables approuva généreusement l'attaque aux privilèges, d'autres, sans oser le dire, n'entendaient pas qu'on y portât atteinte. Tous du moins s'accordèrent sur la nécessité de connaître le chiffre exact du déficit avant de voter l'impôt, et demandèrent la communication des états de finances. Calonne refusa cette communication, disant que l'assemblée devait opiner sur la forme de l'impôt et non sur le fond. Les Notables persistèrent dans leur demande; ils prétendirent que le Roi avait voulu consulter des hommes libres, et quelques-uns déclarèrent que, plutôt que de souscrire aveuglément à ce qu'on exigeait d'eux, ils réclameraient la convocation des États généraux. On était surpris, à la cour, d'une résistance à laquelle on ne s'attendait pas. Le public, de son côté, après avoir tant plaisanté les Notables, applaudissait à une énergie qui lui semblait dictée par le patriotisme. Le Roi, qui avait pensé que cela irait «tout droit» , ne dissimulait pas sa mauvaise humeur. Les princes du sang ne montraient pas une moindre impatience, et quelques-uns quittaient les comités pour aller à la chasse.

Galonné payait d'audace. Déjà il s'était vu forcé d'avouer dans un bureau que le déficit était non pas de quatre-vingts millions, mais de cent douze. Appelé peu après dans une réunion générale, il osa dire que le Roi reconnaissait avec satisfaction «que son ministre des finances et l'assemblée, d'accord entre eux sur le principe et le fond des projets, ne différaient que sur des accessoires sans importance». Cette assertion mensongère irrita les Notables , qui , dans des mémoires adressés au monarque, accusèrent formellement Galonné «d'altérer la vérité». Celui-ci commençait à redouter ime assemblée sur le concours de laquelle il avait trop facilement compté. Il essava de tourner contre elle les dispositions du public. Il fit distribuer dans Paris et remettre à tous les curés, pour être lu aux prônes, un écrit où il la représentait comme animée de vues contraires aux desseins généreux du monarque et «au bonheur du peuple». Un véritable orage s'éleva parmi les Notables, qui voyaient leurs sentiments dénaturés à la face dnpays. Ils ne ménagèrent dès lors à Galonné aucune accusation. On lui reprocha ses emprunts onéreux, ses dons excessifs, ses dilapidations. On remit à Louis XVI un mémoire où l'on établissait qu'il avait détourné à son profit des sommes considérables. On prouva qu'il avait fait paver au monarque quinze millions pour le domaine de Lorient, qui n'en valait pas quatre. Un homme connu par son rôle brillant dans la guerre d'Amérique, le marquis de La Fayette, demanda un examen «rigoureux» des dépenses du ministre, disant qu'on ne devait pas abandonner à la déprédation et à la cupidité «le fruit des sueurs, des larmes et peut-être du sang des peuples». La lutte devint si vive et les récriminations si nombreuses, que Louis XVI lui-même se sentit troublé.

Calonné essaya de tenir tête à l'orage. Trente-trois lettres de cachet furent préparées pour frapper ceux des Notables qui lui faisaient le plus d'opposition. Se disant desservi par quelques-uns des ministres, il obtint du Roi le renvoi du garde des sceaux, et le fit remplacer par Lamoignon, pré- sident à mortier, dont le caractère hardi et peu scrupuleux lui semblait propre à soutenir ses desseins. Il voulut encore l'éloignement d'un autre ministre que protégeait la Reine. Marie-Antoinette s'offensa, et ce fut Calonne qu'on renvoya. A peine avait-il remis son portefeuille, qu'on découvrait à sa charge d'autres malversations. La cour des monnaies, en examinant les comptes du directeur des monnaies de Strasbourg, qui venait de faire banqueroute, trouva une lettre du contrôleur gêneral autorisant celui-ci à falsifier les espèces. En présence d'une telle révélation, Louis XVI se crut obligé à la sévérité, et Calonne reçut, au milieu d'un souper, une lettre de cachet qui l'exilait en Lorraine.

Trompé par un ministre en qui il avait mis sa confiance, Louis XVI manifestait un découragement profond; on le surprenait quelquefois versant des larmes. Le public, qui avait accueilli avec joie la disgrâce de Calonne, demandait «à grands cris» le rappel de Necker. Les Notables, les ministres même le demandaient également. Au lieu de se rendre aux vœux de l'opinion, le faible monarque céda encore une fois aune intrigue de cour. Après quelque temps d'hésitation, pendant lequel le contrôle général fut confié à un vieux conseiller d'Etat «sans conséquence», il porta son choix sur un homme qu'il n'aimait pas, mais que favorisait la Reine. C'était Brienne, archevêque de Toulouse, qui, égal à Calonne pour la moralité sans en avoir les talents, était mieux à sa place «dans un cercle de femmes» qu'au timon des affaires, qui, depuis vingt ans, visait du ministère et, dans l'assemblée des Notables dont il faisait partie, n'avait combattu Calonne que pour le remplacer. On le nomma clief du conseil des finances, et il fut entendu que le contrôleur général ne serait que son premier commis.

Cependant la crise financière s'aggravait; les banqueroutes éclataient de toutes parts. Pour faire face aux premiers besoins, Brienne adressa au Parlement un édit créant un emprunt de soixante millions, et dans lequel il promettait quarante millions d'économie sur la maison du Roi, au lieu de vingt qu'avait promis Calonne. Touché de ces belles déclarations, le Parlement enregistra l'emprunt. Les Notables, de leur côté, avaient repris leurs séances, un moment interrompues par le changement de ministère. Les états de finances, qu'ils n'avaient cessé de réclamer, leur furent enfin communiqués. Bien que ces états ne fussent ni complets, ni fidèles, ils crurent y reconnaître un déficit de cent quarante millions. L'archevêque-ministre,—qui, après avoir décrié les plans de Calonne , n'avait rien su imaginer que de les reprendre sous son nom,—se prévalut de cette découverte pour remontrer à l'assemblée la nécessité de voter la subvention territoriale, avec l'impôt du timbre. Les Notables reprochèrent à Brienne d'oublier au ministère les doctrines qu'il professait dans les bureaux, et de «prêcher», comme Calonne, impôt et soumission. N'osant assumer la responsalilité de faire peser sur le pays de nouvelles charges, ils refusèrent de voter les impôts, et déclarèrent qu'ils s'en remettaient, sur ce point, à la sagesse du Roi. Mais, en même temps, ils exprimèrent des vœux qui attestaient que la complaisance n'avait point dirigé leurs délibérations. Sortant du cadre qui leur était tracé, ils sollicitèrent des mesures qui missent enfin une digue aux désordres et aux déprédations. Ils demandèrent que des états de recettes et de dépenses fussent publiés chaque année, que des hommes capables et étrangers à l'administration fussent appelés au conseil des finances pour en suivre les travaux. Dans certains bureaux, on demanda la révision des lois civiles et criminelles, avec la réforme des édits relatifs aux protestants. La Fayette osa même proposer qu'on suppliât le Roi de convoquer une Assemblée nationale dans cinq ans, c'est-à-dire pour 1792. «Quoi! monsieur, s'écria le comte d'Artois, vous demandez la convocation des États généraux! — Oui, monseigneur, répondit celui-ci, et même mieux que cela».

Les Notables se séparèrent le 25 mai. A ne considérer que le résultat immédiat de leurs travaux, ils laissaient les choses à peu près dans l'état où ils les avaient trouvées. Mais un autre effet était né de leurs délibérations. Les dispositions du public n'étaient plus celles qui avaient accueilli leurs premières réunions. Ce n'était pas que les défiances à l'égard du gouvernement se fussent dissipées. Elles s'étaient accrues au contraire. On demeurait persuadé qu'il ne tiendrait aucun compte des vœux présentés par les Notables. On contestait même l'utilité des Assemblées provinciales qu'ils avaient approuvées; on disait qu'elles ne seraient que «l'instrument aveugle ou forcé» des volontés du pouvoir. Le gouvernement, jusque dans ses sages mesures, portait ainsi la faute d'avoir trompé la nation. Mais, au spectacle de la résistance et du patriotisme manifestés par une partie des Notables, la France s'était sentie «revivre». Le pays tout entier s'était intéressé à leurs travaux. De divers côtés, des réclamations, des mémoires leur avaient été adressés pour éclairer leur justice ou stimuler leur énergie. Ainsi que l'écrivait La Fayette à l'un de ses amis d'Amérique, les Notables avaient donné au pays «l'habitude de penser aux affaires publiques»; et, sous peu, devaient se justifier les prévisions de ceux dont l'esprit pénétrant avait vu dans cette assemblée la cause de plus grands changements.

Aux débats des Notables allaient succéder ceux du Parlement. Lui seul, par la nature de ses attributions, pouvait donner force de loi aux projets du gouvernement. Un édit qui instituait les Assemblées provinciales et un autre cjui supprimait la corvée furent d'abord présentés. L'un et l'autre furent enregistrés sans opposition. Le Parlement eut ensuite à se prononcer sur l'édit du timbre. C'est alors que s'élevèrent les discussions. On déclama contre Calonne, on se récria sur les dépenses et les dissipations de la cour. Un magistrat soutint que les Etats généraux étaient seuls compétents pour voter l'impôt. «Messieurs, dit le comte d'Artois qui assistait aux délibérations, vous savez que les dépenses du Roi ne peuvent être réglées sur ses recettes, mais ses recettes sur ses dépenses». Enfin, après des débats qui rappelaient, disait-on, ceux du Parlement d'Angleterre, les magistrats firent comme avaient fait les Notables; ils demandèrent la communication des états de finance, afin d'éclairer leur vote. Le Roi la refusa, alléguant qu'un examen de cette nature «n'était pas dans l'ordre des fonctions du Parlement». Les magistrats réitérèrent leurs supplications, et représentèrent à Louis XVI qu'ayant communiqué ces états aux Notables, il ne pouvait les refuser au Parlement, «obligé de donner son suffrage où ceux-là ne proposaient qu'un avis». Le Roi persista dans son relus, et exigea un enregistrement immédiat. Devant cette mise en demeure, les magistrats s'animèrent. Lors de la première réponse du Roi, vingt-cinq voix avaient opiné pour solliciter la convocation des Etats généraux et vingt-sept pour demander le retrait pur et simple de l'édit. Cette fois, soixante-trois voix s'élevèrent pour repousser l'impôt, et soixante pour demander les Etats généraux. Sur cette base, le Parlement rédigea des remontrances où il suppliait le Roi de retirer l'édit, et exprimait le vœu de voir la nation assemblée préalablement à tout impôt nouveau.

Ces remontrances, aussitôt imprimées, et dans lesquelles le Parlement donnait à entendre qu'après les immenses désordres dont elle était instruite, la France n'avait plus confiance en la sagesse et en la loyauté du pouvoir, causèrent une énorme sensation. Le public les dévorait; on les voyait «dans toutes les mains». Le Parlement, dont on avait, non sans raison, flétri, dans ces dernières années, la mollesse ou la servilité, recouvra en un moment toute son ancienne popularité. C'était la première fois qu'il exprimait un vœu devant lequel jusque-là il semblait avoir reculé. Cette Compagnie, si jalouse de ses prérogatives, cédait enfin à la voix de la conscience et du patriotisme. Le Roi retira l'édit du timbre pour en adoucir certaines dispositions, et, sans s'expliquer sur la question des Etats généraux, envoya au Parlement le projet de subvention territoriale, avec ordre de l'enregistrer sans délai. A la majorité de soixaute-douze voix contre quarante-huit, le Parlement résolut de persévérer dans les principes qu'il avait adoptés. Il déclara par un arrêt que «la nation était seule en droit d'octroyer les subsides dont le besoin serait évidemment démontré», et décida l'envoi d'une députation chargée de solliciter du monarque la convocation des Etats généraux .

On était au 30 juillet 1787. L'émotion, dans Paris, était universelle. Au Palais-Royal, dans les cafés, partout, on ne s'entretenait que de ces graves événements. On s'attendait de la part du ministère à quelque coup d'éclat. En province, la fermentation était la même; tous les parlements se montraient résolus à suivre l'exemple de celui de Paris. La cour était déterminée, de son côté, à ne point accorder la convocation des États généraux; elle comprenait que «c'eût été détruire en un instant plusieurs siècles de travaux continuels pour étendre et affermir l'autorité royale». S'abusant sur sa force, s'abusant sur l'état de l'opinion, elle préféra user de violence. Le Parlement fut mandé «en corps et en robes rouges», pour un lit de justice, à Versailles. Il protesta aussitôt par un arrêt, où il signifiait que le principe constitutionnel de la monarchie française était que les impôts fussent consentis par ceux qui devaient les supporter; qu'en adhérant aux impôts établis en ces dernières années, il avait «plus consulté son zèle que son pouvoir»; que son excuse était dans les mensonges dont l'avaient «ébloui» des ministres prévaricateurs, et «qu'il n'avait pu se rendre garant de l'exécution des nouveaux édits vis-à-vis des peuples, effrayés des suites fâcheuses d'une administration dont la déprédation excessive ne leur paraissait pas même possible».

Voici, à cette occasion, la réflexion d'un contemporain qui mérite d'être citée: «On a beaucoup balancé sur le parti à prendre au sujet de la résistance du Parlement. Assembller les Etats généraux serait détruire en un instant plusieurs siècles de travaux continuels pour étendre et affermir l'autorité royale; temporiser était impossible au milieu des besoins les plus pressants; agiter la verge d'un despote est un moyen violent, mais d'un effet encore certain parmi nous. Le peuple exhalera son mécontentement en épigrammes; les ministres auront de mauvais moments à passer, mais l'exemple de 1771 leur apprendra à se tirer d'affaire»

Le 6 août, les édits du timbre et de la subvention territoriale étaient enregistrés à Versailles. Le lendemain 7, les magistrats rendaient un second arrêt, dans lequel ils déclaraient nul et illégal l'enregistrement fait au lit de justice. Une foule immense, qui remplissait l'intérieur et les alentours du Palais, accueillit cet arrêt de ses acclamations. C'était dès lors la guerre ouverte, non, comme on le croyait à la cour, entre le ministère et le Parlement, mais entre la royauté et le pays.

Un acte aussi audacieux ne pouvait sans doute demeurer impuni. On crut que le ministère allait sur-le-champ casser l'arrêt du Parlement et lancer des lettres de cachet contre les magistrats. Les courtisans poussaient à la sévérité. Le baron de Besenval disait à la Reine «qu'il était plus que temps que le Roi se montrât en maître, sans quoi il fallait qu'il déposât sa couronne pour ne la remettre peut-être jamais sur sa tête». Le gouvernement était irrésolu. Il y avait division dans le Conseil. Malesherbes, qui en faisait partie depuis la retraite de Calonne, s'opposait aux actes de rigueur et opinait pour l'appel aux Etats généraux. Tandis que le ministère hésitait, la fermentation croissait dans le public. La demande de convocation des États généraux, en «réveillant la nation sur ses droits», avait remué tous les esprits. Marie-Antoinette, qu'on regardait comme la cause première de la ruine du pays et qu'on appelait du nom injurieux de madame Deficit, était partout attaquée avec une telle violence, que le lieutenant général de police dut la faire qvertir de ne point se montrer dans Paris. Le Parlement, de son côté, se faisant l'interprète du ressentiment national, ordonnait une enquête sur l'administration de Calonne. L'ancien contrôleur général ne voulut point attendre les résultats de l'enquête et s'enfuit en Angleterre. Au milieu de cette agitation, le gouvernement faisait publier les édits du timbre et de la subvention territoriale, dans lesquels il ne craignait pas d'affirmer que les nouveaux impôts avaient eu l'adhésion des Notables. Le Parlement protesta contre cette publication, comme il avait protesté contre l'enregistrement, et, par un arrêt en date du 13 août, la déclara de même «nulle et illégale». Ce jour, comme au lendemain du lit de justice, le Palais était «inondé de monde»; les escaliers , les cours en regorgeaient; et ce fut au milieu des cris et des applaudissements que les magistrats prononcèrent un arrêt, dont ils adressèrent aussitôt copie à tous les bailliages et sénéchaussées du ressort.

Cette fois, le gouvernement résolut de sévir. Dans la nuit du 14 au 15 août, des officiers aux gardes portèrent à tous les membres du Parlement l'ordre de se transférer àTroyes dans les vingt-quatre heures. Dès lors on vit se reproduire les mêmes scènes auxquelles on avait assisté sous Louis XV. Le lendemain du départ des magistrats, des placards menaçants étaient affichés à Paris, à Versailles, et collés jusque sur les arbres des routes avoisinant la capitale. Dans le quartier du Palais-Royal, deux colporteurs, ayant voulu crier les édits «proscrits» par le Parlement, furent battus par la foule et laissés presque morts sur la place. Les deux frères du Roi avaient été chargés de faire enregistrer ces édits, l'un à la chambre des comptes, l'autre à la cour des aides. Tandis que le comte de Provence, qui passait pour avoir désap- prouvé l'exil du Parlement, recevait quelques applaudissements, le comte d'Artois était accueilli par une telle tempête de silflets, que, malgré les gardes qui l'entouraient, il pâlit de frayeur. La chambre des comptes et la cour des aides firent comme avait fait le Parlement. Elles prirent des arrêtés où, qualifiant cet enregistrement d'illégal, elles demandaient, avec le rappel des magistrats, la convocation des États généraux. Une foule inquiète attendait au dehors le résultat de leurs délibérations. Sur le bruit que des dissentiments s'étaient produits entre les membres de la cour des aides, une soixantaine d'individus firent irruption dans la salle des séances et demandèrent à voir les registres. «Ayez confiance en la Cour, leur dit un des conseillers, et respectez votre Roi».

La cour des monnaies et le Châtelet intervinrent à leur tour, et adressèrent des députations, l'une au Roi, l'autre au garde des sceaux, pour demander le rappel du Parlement. En vain le ministère fit-il crier dans les rues un règlement qui supprimait un nombre considérable d'offices dans la maison du Roi et dans celle de la Reine. Il ne réussit qu'à indisposer les gens de cour, sans se concilier le public qui ne vit là qu'un nouveau mensonge fait «pour lui en imposer». Des clercs, mêlés à la «séquelle» du Parlement, osèrent, sous l'oeil de la police, brûler les édits du timbre et de la subvention territoriale au pied du grand escalier du Palais. Sur quelques-uns des placards qu'on affichait quotidiennement dans Paris, on lisait : Dans huit jours, le Parlement ou le feu. Le peuple se montrait frémissant; on annonçait «une descente des faubourgs». Le gouvernement, qui s'était attendu à des chansons et à des épigrammes, craignit un soulèvement. Déjà il avait fait fermer tous les clubs, qu'il considérait comme «des repaires de mécontents et de frondeurs». IL dut prendre des mesures militaires. Paris fut inondé de patrouilles. «Appareil imprudent», écrivait un contemporain, qui témoignait que «l'harmonie avait cessé de régner entre le monarque et ses sujets».

En présence de ce tumulte, Louis XVI ne prenait d'autre décision que d'abdiquer son autorité entre les mains de Brienne, qui, alléguant la nécessité de concentrer le pouvoir pour dominer la situation, se faisait nommer prmcipal ministre. Cette mesure, en amenant des rivalités dans le ministère, ne servit qu'à l'affaiblir. Cependant le feu se communiquait de la capitale au reste du royaume. Lors de l'arrivée du Parlement à Troyes, le peuple s'était porté en foule à la rencontre des magistrats, avait dételé les chevaux, et traîné les carrosses jusque dans l'intérieur de la ville. Un mois ne s'était pas écoulé, que tous les parlements de province, Rennes, Rouen, Bordeaux, Dijon, Besançon, Grenoble, Toulouse, Pau, avaient pris des arrêtés où ils demandaient, avec le rappel du parlement de Paris, la mise en jugement de Calonne et la convocation des Etats généraux. Dans ces arrêtés, véritables réquisitoires contre le gouvernement, ils parlaient de «la substance des peuples livrée en proie à l'avidité des courtisans», des charges énormes que supportait le pays; ils disaient que, dans ces trois dernières années, par les emprunts, les anticipations et d'autres mesures fiscales,—sans compter toutes les ressources ordinaires,—plus d'un milliard avait été englout; ils rappelaient les enregistrements forcés, les actes arbitraires, ajoutaient que tant d'abus pourraient rompre enfin les liens qui attachaient les sujets au souverain, et qu'il était temps que la nation reprît, par les États généraux, l'exercice de ses droits trop longtemps méconnus.

Ces réquisitoires, lancés à la fois de toutes parts, étaient autant d'étincelles qui enflammaient les esprits. Afin d'arrêter cette «confédération» menaçante , quelques-uns des ministres proposèrent de supprimer tous les parlements, de les remplacer par des conseils supérieurs, et d'attribuer l'enregistrement des lois soit au Conseil d'Etat, soit aux Assemblées provinciales «qu'auraient présidées des hommes dévoués à la cour». Le garde des sceaux, Lamoignon, qui avait deviné l'incapacité de Brienne et aspirait secrètement à jouer le rôle du chancelier Maupeou,—dont il avait été en 1771 l'un des ardents adversaires,—était parmi les ministres celui qui poussait le plus vivement aux mesures de répression. Mais Brienne, préoccupé d'événements qui se passaient alors en Hollande et lui faisaient redouter une guerre avec l'Angleterr, ne voulut pas augmenter se embarras intérieurs. La pensée d'inaugurer, aux yeux du pays, sa suprématie dans le ministère par la pacification des troubles, flattait aussi sa vanité. Il entra en pourparlers avec le Parlement, et convint d'une transaction aux termes de laquelle celui-ci consentait à proroger de deux ans le second vingtième qui expirait en 1790, le Roi s'engageant, de son côté, à retirer ses édits. A ce prix, le Parlement vit cesser son exil. Le 24 septembre, le gouvernement faisait crier dans Paris une Déclaration qui révoquait les édits du timbre et de la subvention territoriale. C'était crier sa bonté. «Que penser, disait-on, d'un gouvernement qui demande une augmentation de plus de cent millions d'impôts, la déclare indispensable, frappe, pour l'imposer, coup d'autorité sur coup d'autorité, et, en moins de six semaines, revient sur ses pas, renonce à ces ressources, et se contente d'une légère prorogation d'un impôt déjà établi?»

Le peuple accueillit le retour du Parlement par des démonstrations analogues à celles qui avaient eu lieu en 1774. Durant plusieurs soirées, on tira, dans les alentours du Palais, nombre de fusées et de pièces d'artifice. Les dames de la halle allèrent au pont de Charenton baranguer les magistrats et décorèrent les postillons de cocardes et de rubans. Ce retour ne causa pas néanmoins dans le public une entière satisfaction. On avait espéré que la prolongation de la crise obligerait le gouvernement à convoquer les États généraux. Des esprits ardents accusèrent même le Parlement de trahir ses principes et qualifièrent sa conduite de «véritable lâcheté». Au fond, malgré les apparences de paix qui avaient suivi le rappel des magistrats, les ressentiments subsistaient dans toute leur energie. On continuait d'afficher contre le Roi et Marie-Antoinette des placards outrageant. A la Comédie française, on applaudissait «avec fureur» ces vers d'Athalie, où Joad appelle sur une reine criminelle «cet esprit d'imprudence, de la chute des rois funeste avant-coureur». La joie populaire elle-même se traduisait par des signes inquiétants. Place Dauphine, le peuple ne se contentait pas de brûler Calonne en effigie, comme il avait fait autrefois pour Maupeou. Il livrait aux flammes une image de «la Polignac»; et peu s'en fallut que la Reine elle-même ne fût brûlée en effigie.

Le gouvernement, de son côté, ne désarmait qu'à demi. Il avait retiré les nombreuses patrouilles qui donnaient à Paris l'aspect d'une place de guerre, mais les officiers aux gardes avaient défense de quitter la capitale, et il continuait à tenir fermés tous les clubs. Il avait cassé l'arrêt du Parlement qui ordonnait une enquête sur l'administration de Calonne, craignant, avec l'émotion qu'elle aurait pu produire, les hontes qu'elle aurait dévoilées. Des bruits alarmants, qui ne tardèrent pas à se répandre, donnaient également à penser qu'il nourrissait de nouveaux desseins contre la magistrature. On le disait décidé à enlever au Parlement l'enregistrement des lois fiscales, sinon celui de toutes les lois. On parlait de conférences tenues à ce sujet entre Brienne et le vieux chancelier Maupeou. Tout enfin faisait croire que la réconciliation de la cour avec le Parlement n'était qu'un «replâtrage», une «paix fictive», que suivraient sous peu d'autres conflits.

Au mois de novembre, les craintes d'une guerre avec l'Angleterre avaient cessé. Le ministère avait laissé la Hollande républicaine, à laquelle l'unissaient, non-seulement les traités, mais les intérêts de la politique, succomber dans une lutte inégale et recevoir la loi de l'étranger. Si c'était pour lui un opprobre do plus, ce fut, dans la situation périlleuse où il se trouvait, une difficulté de moins. Toutefois les embarras financiers n'avaient rien perdu de leur gravité. La prorogation du second vingtième n'offrait de ressource que pour un temps éloigné. L'archevêque, ne pouvant plus recourir à l'impôt, résolut de revenir à l'emprunt. Il conçut la pensée d'en ouvrir un de quatre cent vingt millions, réalisable en cinq ans par portions successives. Au moyen de cette combinaison, c'étaient cinq années de répit que s'assurait le ministère. En vue de disposer les esprits à cet emprunt «gigantesque», Brienne devait promettre, dans l'édit rédigé à cet effet, de réunir les Etats généraux à l'expiration de ces cinq années, sauf, le moment venu, à ne point tenir sa promesse. Il devait aussi proposer du même coup la loi tant de fois reclamée qui accordait l'état civil aux protestants. Il imagina enfin de présenter l'un et l'autre édit dans une séance royale, qui, sans être un lit de justice, imposerait au Parlement par la présence du monarque. Ce dessein arrêté, il s'efforça, par l'argent et par tous les moyens de séduction, de se créer, dans le Parlement, une majorité favorable. Mais, aux yeux même des gens de cour, il s'abusait sur l'effet de ses intrigues. «L'acharnement contre l'autorité» était, à cette heure, tellement «enraciné» dans les esprits et la fermentation si générale, que, selon nn mot de Mirabeau, «les achetés, s'il en était, pouvaient être infidèles sans perfidie». Lui-même écrivait à un magistrat que «l'état de la nation était trop critique pour qu'on pût permettre à ceux qui l'y avaient plongée de vivre soixante mois encore d'expédients». Ce qu'il nous faut, ajoutait-il, c'est une Constitution; la France est mûre pour la Révolution.

Le 19 novembre, à neuf heures du matin, Louis XVI se transportait brusquement au Parlement, qui venait à peine de terminer ses vacances et se trouvait encore très-incomplet. La nuit, des avis particuliers avaient été adressés à tous les conseillers de qui le ministère espérait les suffrages. Le garde des sceaux donna lecture de l'édit d'emprunt, et les délibérations furent ouvertes. Plusieurs magistrats opinèrent avec énergie pour n'accorder que la première année de l'emprunt, et sollicitèrent la convocation la plus prompte des Etats généraux. «Pourquoi la retarder jusqu'en 1792? s'écriait l'un d'eux; trouve-t-on que le désordre ne soit pas assez grand dans les finances? La vérité. Sire, c'est que vos ministres veulent éviter ces Etats généraux dont ils redoutent la surveillance. Mais leur espérance est vaine, et, d'ici à deux ans, les besoins de l'Etat vous forceront à les assembler» Un moment Louis XVI fut ému, et peut-être aurait-il cédé à d'aussi vives instances, s'il n'eût été préparé par ses ministres. Les débats duraient encore, lorsque le garde des sceaux s'approcha du monarque, lui parla à voix basse, puis, se tournant vers les magistrats, prononça l'enregistrement d'après la formule usitée dans les lits de justice. Un long murmure parcourut l'assemblée qui voyait transformée soudain en lit de justice une simple séance royale avec délibération libre. Le duc d'Orléans, qui était présent aux débats, déclara que cet enregistrement lui paraissait illégal. Louis XVI, visiblement embarrassé, se hâta défaire donner lecture de l'édit sur les protestants; après quoi, il se leva et se retira, étant resté près de neuf heures en séance.

On accusa Lamoignon d'avoir cherché une querelle qui lui fournît l'occasion de frapper la magistrature. Peut-être aussi avait-il craint que le vote ne fût pas favorable à l'édit dans les conditions où le proposait le ministère. La majorité du Parlement était en effet décidée à ne voter que les deux premières années de l'emprunt, avec la promesse «expresse» du Roi de convoquer les États généraux pour 1789. Aussitôt après le départ du monarque, le Parlement signifia par un arrêt qu'il n'entendait prendre aucune part à l'enregistrement de l'édit. Le lendemain, une députation était mandée à Versailles avec les registres, d'où le Roi fit enlever sous ses yeux la minute de l'arrêt. Le même jour, le duc d'Orléans recevait l'ordre de se rendre à sa terre de Villers-Cotterets, et deux conseillers, qui avaient pris la parole dans la séance royale, étaient enlevés en vertu de lettres de cachet, et transférés l'un au château de Doullens, l'autre au mont Saint-Michel. Ces rigueurs arbitraires, succédant à un enregistrement forcé et presque frauduleux, indignèrent le Parlement. Le public partageait son ressentiment. On disait hautement que cet enregistrement imposé par surprise «avilissait» la royauté. La promesse de convoquer les États généraux pour 1792 ne produisait point l'effet qu'en attendait le ministère; on était persuadé qu'il ne l'avait faite qu'avec l'intention de la trahir. Plus que jamais, on s'at- tendit à des actes de violence contre le Parlement. L'emprunt se trouvant compromis par le refus des magistrats, Brienne se voyait acculé à la banqueroute, et ne pouvait l'éviter qu'en rétablissant par un coup d'Etat les impôts qu'il avait dû retirer.

Le surlendemain de la séance royale, le Parlement était allé, en grande députation, demander à Louis XVI la liberté de ses membres et le rappel du duc d'Orléans. Dans des Supplications présentées à ce sujet, il parla au nom des lois, déclarant qu'aucun citoyen ne pouvait être condamné sans avoir été entendu, et qu'il plaidait dans cette cause celle de tous les Français. Le monarque répondit qu'on ne devait pas réclamer de sa justice ce qu'on ne devait attendre que de sa bonté. Cette réponse «pitoyable» excita dans le Parlement une nouvelle irritation. Il riposta par un arrêt, dans lequel il signifiait qu'il n'avait point a recourir à la bonté du Roi, que, par cette dëmarche, «contraire aux principes essentiels de l'ordre public», il se ferait l'auxiliaire du «despotisme», et il décida que des remontrances seraient adressées au Roi contre l'usage des lettres de cachet. Cet arrêt faillit faire éclater l'orage. Louis XVI lui-même se disait las de ces agitations et «voulait en finir». On résolut d'enlever le Parlement, de mettre en prison les membres les plus récalcitrants, et d'exiler les autres à Tours ou à Poitiers. Les gardes françaises reçurent l'ordre de se tenir prêts à marcher, et des lettres de cachet allaient être lancées, lorsqu'au dernier moment, Brienne hésita encore une fois. On se contenta de mander de nouveau le Parlement a Versailles avec les registres, et le Roi fit enlever la minute de l'arrêt: «Je vous défends, dit-il, de donner suite à cet arrêt, et d'en prendre à l'avenir de pareils.»

Tandis que se produisaient ces conflits, l'émotion continuait à régner dans les parlements de province. Plus hardis ou plus fidèles à leurs principes que le parlement de Paris, ils refusaient d'enregistrer la prorogation du second vingtième que celui-ci avait consentie, et persistaient à demander la convocation des États généraux, «préalablement à tout impôt nouveau» . Plusieurs repoussaient l'établissement des Assem- blées provinciales et réclamaient à leur place les anciens Etats provinciaux, qui, en possession de voter l'impôt, offraient plus de garanties aux citoyens que les nouvelles Assemblées. D'autres refusaient d'y donner leur adhésion, tant que le ministère n'aurait pas notifié le règlement qui les organisait, ne voulant pas que, par l'effet de dangereuses dispositions, elles devinssent un instrument entre les mains du pouvoir.

Les derniers actes du ministère ajoutèrent encore à cette agitation. Des divers points du royaume, arrivèrent des remontrances où les parlements protestaient, au nom du droit qu'ils disaient outragé, contre l'exil du duc d'Orléans et l'emprisonnement des deux conseillers. «Les abus tolérés et l'oubli des règles, écrivait le parlement de Rennes, amènent le mépris des lois, et le mépris des lois prépare la chute des empires». Le garde des sceaux, à qui parvenaient toutes ces réclamations, renvoyait les remontrances sans les lire, mandait aux commandants de province de faire enregistrer par la force les édits contestés, et menaçait de châtiment les magistrats rebelle. Il était manifeste pour les moins clairvoyants «qu'il attisait à dessein le feu dans toutes les cours souveraines», afin d'entraîner Brienne à un coup décisif. «M. de Lamoignon, écrivait un homme qui assistait d'un œil calme à ces luttes menaçantes, pousse à bout les parlements; les parlements, à leur tour, poussent à bout le Roi. Sauve qui peut!»

Ce gouvernement inconsidéré, qui, tandis que la Révolution montait de toutes parts, s'engageait audacieuseraent dans les voies de la violence, était au fond plein d'incertitude et de faiblesse. Comme pour l'affaiblir encore, Brienne avait fait entrer dans tous les comités la Reine, sa protectrice, et lui avait donné une voix prépondérante dans les décisions, ce qui tout à la fois décréditait le ministère et attirait de nouvelles haines sur Marie-Antoinette. Lui-même incertain, changeant, sans autres talents que ceux de l'itrigue, avec une santë ruinée par les plaisirs, et dont les alternatives amenaient l'irrésolution au sein du ministère, ne semblait occupé que des moyens d'accumuler sur sa tête les richesses et les honneurs. Sous prétexte de dominer le clergé, il s'était emparé de la feuille des bénéfices. Il avait échangé son archevêché de Toulouse contre celui de Sens, beaucoup plus lucratif, s'était fait donner l'abbaye de Gorbie, celle de Saint-Ouen, qui à elle seule rapportait cent soixante mille livres de rente, avait déjà celles de Basse-Fontaine, de Moissac, de Saint-Vandrille, et possédait enfin, par ses seuls bénéfices, près de sept cent mille livres de revenu; ce qui ne l'empêcha pas de demander et d'obtenir «une coupe de bois» de neuf cent mille livres pour payer ses dettes. Malade et presque mourant, il sollicitait encore, de son lit, le chapeau de cardinal. Tel était l'homme qui prétendait maîtriser les parlements, contenir l'opinion, et entre les mains duquel la royauté avait remis son destin.

L'année 1788 s'ouvrit au milieu de ces événements. La crise était «effrayante», l'alarme générale. Les effets royaux baissaient journellement, les payements des rentes «languissaient». Malgré tous les bruits contraires semés par «les suppôts du ministère», l'emprunt ne se couvrait pas. Le mot de banqueroute était «dans toutes les bouches». Le soulèvement contre la cour était universel; on la haïssait et on la méprisait. L'idée d'une prompte convocation des Etats généraux gagnait partout du terrain. On ne les voulait pas seulement pour 1789, on les eût voulus pour 1788. Des affiches placardées en divers points de Paris menaçaient d'une révolte général, s'ils n'étaient convoqués dans le plus bref délai. D'autres portaient : Les rois nont reçu leur pouvoir des peuples que pour proléger les lois et ne peuvent rien au-dessus d'elles. On voyait des individus copier, dans les rues, ces affiches sur leur genou. L'esprit de révolte gagnait la cour elle-même. «Imbus de l'opinion générale de l'anéantissement de l'autorité royale», de jeunes seigneurs tenaient les propos «les plus séditieux» jusque dans l'antichambre du Roi. Des brochures hardies, pressantes, animées, se produisaient de tous côtés. On sentait que l'ancien régime s'effondrait et qu'un autre était proche. Dans l'Almanach des honnêtes gens, que le Parlement condamna au feu, on proposait un calendrier, qui était à peu de chose près celui que, dans quelques années, devait adopter la France républicaine; il était daté de l'an premier du règne de la Raison. Peu de jours après cette condamnation, le 19 janvier 1788, le Parlement enregistrait l'édit qui rendait l'état civil aux protestants. Obtenue au milieu des orages, cette précieuse victoire de l'esprit de tolérance, préparée depuis un demi-siècle par la Philosophie, passa presque inaperçue.

Cependant le Parlement avait adressé au Roi les remontrances arrêtées précédemment sur les lettres de cachet. Il en demandait formellement l'abolition. «Sire, disait-il, la liberté n'est point un privilège, c'est un droit; et le devoir de tous les gouvernements est de respecter ce droit». Tandis que le Parlement affirmait le principe de la liberté individuelle par des paroles qui retentissaient dans toute la France, le gouvernement s'apprêtait à «frapper de grands coups». Séduit, aveuglé par l'apparent succès de celui qui avait été frappé en 1771, il croyait que l'épée du despotisme serait encore victorieuse, et ne s'apercevait pas que les dix-huit années écoulées depuis cette époque avaient éclairé la nation. Aux mois de février et de mars, dans les cafés et dans tous les endroits publics, il n'était question que d'un prochain coup d'Etat. On parlait de la création d'une cour unique qui, sous le nom de Cour royale ou de Chambre nationale, serait chargée d'enregistrer les lois, et dans laquelle on promulguerait d'abord les édits du timbre et de la subvention territoriale. Tous les ministres étaient enfin gagnés à l'idée de renverser la magistrature, sans voir que derrière elle la France entière frémissait. Montmorin, «l'honnête homme du ministère», demanda même à Mirabeau d'écrire contre les parlements. Celui-ci, opposé par principe au rôle politique de la magistrature, refusa le secours de sa plume. «Tant que nous n'aurons pas vu naître une Constitution sanctionnée par notre consentement, répondit-il, qui d'entre les honnêtes gens voudrait effacer les derniers vestiges de nos libertés mourantes?»

Si ému qu'on fiit dans le public de l'événement qui se préparait, on ne s'en alarmait pas outre mesure. On se croyait à la veille d'une «grande Révolution nationale»; on était persuadé que, malgré tous ses subterfuges, le gouvernement se verrait contraint par la nécessité de convoquer les États généraux, et que, lors même que les parlements seraient renversés, les Etats généraux, une fois réunis, sauraient « lever une barrière solide entre les prétentions du pouvoir et les droits du peuple». La Fayette mandait à Washington qu'il ne pensait pas que «cet heureux événement» pût tarder beaucoup plus d'une année. Mirabeau, écrivant de son côté à Montmorin, déplorait «cette terrible madadie des ministres de ne pouvoir jamais se résoudre à donner aujourd'hui ce qui leur serait infailliblement arraché demain». Si on ne les veut pas à pied, disait-il en parlant des États généraux, ils viendront à cheval.

Sujet de tant d'émotions et d'alarmes, le Parlement, loin de fléchir, marquait chaque jour plus de fermeté. A des remontrances qu'il venait de présenter au Roi sur l'enregistrement forcé de l'emprunt des quatre cent vingt millions, Louis XVI avait répondu qu'ayant assisté aux délibérations, il n'avait pas eu à tenir compte des suffrages. «Si la pluralité dans mes Cours forçait ma volonté, avait-il dit, la monarchie ne serait plus qu'une aristocratie de magistrats». Le Parlement, dans de nouvelles remontrances, se défendit avec autant de sagesse que de dignité: «Quel moment vos ministres ont-ils choisi pour lancer contre nous une telle accusation? Celui où le Parlement, éclairé par les faits et revenant sur ses pas, prouve qu'il est plus attaché aux droits de la nation qu'à ses propres intérêts»; où, informé «tout à coup de l'état des finances, il ne voit pour la nation qu'une ressource, la nation elle-même, et demande les Etats généraux. Les rois sont hommes et faillibles; et c'est pour ne pas abandonner la nation aux funestes effets des volontés surprises, que la Constitution exige, en matière de lois, la vérification des Cours, et, en matière de subsides, l'octroi préalable des États généraux. Le droit d'accorder librement des subsides ne fait pas plus des Etats généraux une aristocratie de citoyens, que le droit de vérification ne fait des parlements une aristocratie de magistrats.

Au milieu du «bouillonnement» de Paris et des provinces, l'approche d'un coup d'Etat s'accréditait déplus en plus. Vers la fin d'avril, on apprenait que tous les gouverneurs de province, les commandants, les intendants avaient reçu l'ordre de se rendre à leurs postes. Des régiments filaient de tous côtés. Les amis du pouvoir paraissaient triomphants. Des conseillers d'État, porteurs d'instructions ministérielles, partaient pour toutes les grandes villes. Vingt ouvriers imprimeurs, appelés à Versailles, y travaillaient jour et nuit, dans le plus grand secret, gardés par des soldats. Le Roi disait tout haut «qu'il était fatigué d'être en tutelle bourgeoise, et qu'il voulait s'en affranchir». Lamoignon, chargé de porter «le grand coup» , eût voulu, pour cette circonstance solennelle, être revêtu de la dignité suprême de chancelier; mais, d'après les règles du royaume, cette dignité était inamovible, et, malgré les négociations qui furent tentées auprès de lui, Maupeou refusa de s'en dessaisir. Le 3 mai, le Roi passait la revua de toutes les troupes rassemblées à Paris. On vit là un nouveau signe du coup qui s'apprêtait. Le même jour, le Parlement rendait un arrêté «fulminant», où, rappelant les principes qui servaient de base à la constitution de la monarchie, il protestait d'avance contre leur violation, et déclarait que, « dans le cas où la force le réduirait à l'impuissance de les maintenir lui-même, il en remettait, dès à présent, le dépôt sacré entre les mains du Roi, des Etats généraux et de chacun des ordres réunis ou séparés qui formaient la nation». Cet arrêté, imprimé sur-le-champ, fut adressé à toutes les Cours du royaume. Les hommes qui avaient vu une comédie dans l'assemblée des Notables commençaient à craindre qu'elle n'eût été «le premier acte d'une tragédie».

Le 5 mai, au matin, tout le Palais était en rumeur. Les magistrats venaient d'apprendre que, la nuit précédente, on avait tenté d'enlever deux de leurs collègues, dont l'un, d'Espréménil, était le promoteur de l'arrêté du 3 mai, et l'autre, Goislard de Montsabert, avait, quelques jours auparavant, dénoncé des fraudes commises par le fisc dans la perception des vingtièmes. Tous deux étaient accourus chercher refuge au Palais. Le Parlement envoya aussitôt des députés porter plainte au Roi, et demeura tout le jour en séance attendant leur retour. La nuit vint, sans que les députés se fussent encore montrés, quand tout à coup le bruit se répandit que des détachements de gardes suisses et françaises avaient investi le Palais. Un capitaine aux gardes se présenta pour arrêter les deux conseillers. Ne les connaissant pas, il demanda qu'on les lui désignât. «Nous sommes tous MM. d'Espréménil et Goislard!» s'écria d'une seule voix l'assemblée. L'officier se retira, disant qu'il allait en référer au ministre de la maison du Roi. A trois heures du matin, les députes revinrent et annoncèrent que le monarque avait refusé de les recevoir. Cette nouvelle augmenta l'anxiété. Enfin l'officier reparut, muni d'ordres plus pressants. Les deux conseillers, se désignant alors eux-mêmes, le suivirent au milieu de l'émotion générale. Le Parlement se sépara, après plus de trente heures de séance, en protestant avec lorce contre l'enlèvement de deux de ses membres «arrachés violemment du sanctuaire des lois».

Le surlendemain, 8 mai, le Parlement, par ordre du Roi, se transportait à Versailles, où il avait été mandé pour un lit de justice. Après des paroles sévères adressées aux magistrats sur les écarts auxquels ils s'étaient livrés depuis une année, Louis XVI annonça l'intention d'y mettre un terme et de raffermir la tranquillité publique ébranlée, en convertissant un moment de crise, disait-il, en une époque salutaire pour la France. Le garde des sceaux donna ensuite lecture de six édits, qui allaient être promulgués. Par le premier de ces édits étaient instituées, sous le titre de grands bailliaqes, de nouvelles cours de justice auxquelles le Roi attribuait toutes les affaires civiles et criminelles, ne laissant aux parlements que la connaissance des affaires civiles au-dessus de 20,000 livres et celle des affaires criminelles concernant les privilégiés, c'est-à-dire les ecclésiastiques et les nobles. Un second édit, qui n'était que la conséquence du premier, réduisait le nombre des conseillers des divers parlements, et ne conservait dans celui de Paris que la grand chambre et la chambre des enquêtes. Couvrant par certaines réformes les atteintes portées à la magistrature, le Roi, dans un troisième édit, supprimait tous les tribunaux d'exception, et, dans un autre, abolissait la sellette et la question préalable. Par le cinquième et le plus important de ces édits, un seul corps devait à l'avenir vérifier et enregistrer les lois pour toute l'étendue du royaume. Ce corps,—auquel, par un semblant de retour à d'anciennes traditions, on donnait le titre de Cour plénière,—était composé du chancelier ou du garde des sceaux, de la grand'chambre du parlement de Paris, y compris les princes du sang et les pairs, des grands officiers de la couronne, de divers dignitaires de l'Église et de l'armée, et d'un certain nombre de membres choisis dans le Conseil d'État et les parlements de province. On lui attribuait le droit de remontrances, mais le Roi se réservait d'y dicter ses ordres en lits de justice comme au Parlement. Le monarque se réservait aussi de créer des emprunts par sa seule volonté, et sans les soumettre à aucune vérification. «Dans le cas, lui faisait-on dire dans l'édit, où nous serions obligé d'établir de nouveaux impôts sur nos sujets avant d'assembler les États généraux, l'enregistrement desdits impôts en notre cour plénière n'aura qu'un effet provisoire et jusqu'à l'assemblée desdits États, que nous convoquerons pour, sur leurs délibérations, être statué par nous définitivement». Enfin un sixième et dernier édit frappait tous les parlements d'une interdiction indéfinie, en leur défendant de se réunir, jusqu'à nouvel ordre, pour aucune affaire publique ou privée.

Ces édits avaient été publiés le même jour dans toutes les cours souveraines par les gouverneurs et commandants des provinces, entourés de l'appareil militaire. Ainsi le sort réservait à Louis XVI de porter à la magistrature ce coup suprême dont elle s'était vue si souvent menacée depuis plus d'un demi-siècle, et de dépasser même les hardiesses de Maupeou. Dans cette œuvre de violence, c'était sans doute une sage innovation que de créer un seul corps politique chargé de l'enregistrement des lois et de le séparer de la justice.Mais, par la composition de ses membres, par les limites imposées à ses attributions, ce corps n'avait, en fin, ni autorité, ni indépendance, et n'était que l'instrument de la royauté. C'est ce que vit toute la France; elle vit que les édits du 8 mai n'avaient d'autre but que de la laisser désarmée devant les entreprises du pouvoir absolu. L'unique allusion qui, dans ces édits, eût trait aux États généraux, trahissait manifestement de la part du ministère l'intention d'en éluder la promesse ou de n'en faire qu'un simulacre. Il fallait tout son aveuglement pour ne pas comprendre que, dans l'état de l'opinion, les nouvelles lois soulèveraient une résistance universelle. Elle commença au lit de justice. Le premier président protesta contre «l'autorité despotique» qu'on voulait attribuer à la royauté et que la nation française n'adopterait jamais. Au sortir du lit de justice, les membres de la grand'chambre écrivirent au Roi pour décliner les fonctions que leur conféraient les édits. Convoqués le lendemain pour la première séance de la cour plénière, ils renouvelèrent leurs protestations. Louis XVI, qui avait signifié dans cette séance, comme autrefois son aïeul devant le parlement Maupeou, qu'il persisterait toujours, n'osa une seconde fois convoquer la Grand'-chambre. Le même jour, tous les autres membres du Parlement, retournés à Paris, se rendirent au Palais, pour rédiger de leur côté un acte de protestation. Le trouvant investi par des soldats et ne pouvant y penétrer, ils se rassemblèrent chez les doyens des chambres et écrivirent chacun individuellement au principal ministre qu'ils ne dévaient, ni ne pouvaient «donner leur adhésion aux édits qui venaient d'être promulgués.

Les parlements de province, prévenus par la voix publique des desseins de la cour, n'avaient pas attendu la présentation des nouvelles lois pour se prononcer contre elles. Le 5 mai, quatre-vingt-six membres du parlement de Rouen signaient un arrêté, où ils s'engageaient par serment à ne se prêter «directement ni indirectement à l'exécution d'aucuns édits ou Déclarations qui porteraient atteinte au principe sacré des enregistvenienis libres» . Le parlement de Nancy avait pris un arrêté analogue. Celui d'Aix avait déclaré infâmes tous ceux qui accepteraient des fonctions dans un tribunal «illégalement établi». Les protestations qui suivirent la promulgation des édits furent encore plus énergiques. Le parlement de Grenoble repoussa les nouvelles lois, au nom des droits de la nation non moins sacrés que ceux du souverain, et signifia qu'il était désormais impossible de croire à la promesse faite par le gouvernement de réunir les Etats généraux, disant que, si les ministres avaient renversé la magistrature, encore moins convoqueraient-ils une assemblée «dont les regards pénétrants seraient plus redoutables pour eux». Les parlements de Rouen et de Grenoble proclamèrent traîtres au Roi et à la nation les ministres et tous ceux qui les seconderaient dans leur œuvre coupable. Dans plusieurs de ces arrêtés, on rappelait à Lamoignon l'opposition qu'il avait soutenue en I771 contre Maupeou; on y reproduisait des lettres qu'il avait écrites à cette époque pour fomenter la résistance; on vit même des tribunaux inférieurs refuser leur adhésion aux édits en se fondant sur les principes exprimés dans ces lettres, dont ils adressèrent copie au parde des sceaux avec leur acte de protestation. En Bretagne, les États de la province unirent leurs réclamations à celles du parlementde Rennes. La noblesse du Dauphiné rendit un arrêté où elle déclarait que, si la cour ne renonçait pas uses entreprises illégales, la province rentrerait dans son autonomie et que le fis du souverain cesserait de porter le titre de Dauphin. A Toulouse, le parlement avait osé produire cette déclaration menaçante: «Le peuple n'ayant plus de barrière entre lui et le Roi, il ne lui reste plus que le sentiment de sa force»

A Paris, le premier sentiment avait été celui de l'abattement et de la consternation. Certains amis de la liberté s'étonnaient même de voir le peuple si engourdi. La Fayette écrivait à Washington: «Mourir pour la liberté n'est pas la devise de ce côté de l'Atlantique». Mais bientôt les propos séditieux, les affiches menaçantes, les rassemblements tumultueux montrèrent que les têtes s'échauffaient. Des clercs de la basoche brûlèrent solennellement un arrêt du Conseil qui cassait celui du Parlement du 3 mai. Le Châtelet, dont les nouveaux édits étendaient la juridiction refusa de les enregistrer. Il fallut l'y contraindre au moyen des «baïonnettes». Déjà la chambre des comptes et la cour des aides, également rebelles aux édits, avaient été «suspendues». Sur les murs du Palais, transformé en caserne, on affichait des placards portant : Palais à vendre, ministres à pendre , couronne à donner. Les brochures pleuvaient de toutes parts, hérissées de traits sanglants à l'adresse du pouvoir, telles que l'Essai sur le despotisme par différents ministres, «ouvrage dédié aux souverains qui sont bien aises de voir leur royaume tomber en république». A la Comédie française, on ne savait plus quelle pièce donner, tellement le parterre était saisi «de la rage des allusions». A la cour même, se produisaient des résistances. Une lettre de protestation, signée de dix pairs du royaume, avait été préssentée au monarque. On disait que le comte de Provence s'était jeté aux genoux de Louis XVI pour le conjurer de revenir sur ses pas. Non-seulement, par suite de la fermeture des parlements, l'exercice de la justice était interrompu à Paris et dans les provinces, mais la perception des impôts avait partout cess. Les effets royaux n'ayant plus cours à la Bourse, les particuliers n'acquittaient plus leurs engagements. La vie civile était comme suspendue.

Loin de reculer, le ministère déploya tous les moyens de puissance et d'intimidation. Il fît crier «hautement» les nouveaux édits dans les rues, et affirmer dans ses journaux que ces édits avaient l'approbation du pays. Il cassa les protestations des parlements par un arrêt du Conseil qui; rédigé sous forme de manifeste, fut affiché dans toute la France, et où il qualifiait leur résistance d'attentat aux lois. Une infinité de brochures, sorties de l'officine du garde des sceaux, inondèrent le public. Un libelle, intitulé Au peuple sur ses vrais intérêts, et rempli «d'horreurs et d'atrocités» contre la magistrature, fut répandu «à profusion» à Paris, en province, et distribué jusque dans «le bas peuple». On mit, dans la capitale, toute la police sur pied; on opéra des arrestations. Des lettres de cachet furent lancées contre les parlements de province. Dans toutes les villes où ils résidaient, on accumula les troupes. Des collisions eurent lieu, et le sang fut versé. «Sire, écrivaient à Louis XVI les États de Bretagne, abandonnez des projets sinistres; déjà le sang de vos peuples a coulé; ne nous sera-t-il réservé d'autre alternative que l'asservissement ou la mort?» Douze gentilshommes bretons, venus à Versailles pour présenter des supplications au Roi, furent arrêtés et mis à la Bastille. Ces excès dans la violence ne firent qu'enflammer la résistance. A Pau, le peuple «ameute» coutraignit les magistrats à reprendre leurs sièges. A Grenoble, une nombreuse assemblée de citoyens des trois ordres se réunit à l'Hôtel de ville, et décida que les États du Dauphiné, supprimés depuis un siècle et demi par la royauté, se reconstitueraient spontanément. De tous côtés, les populations s'armaient. Gagnées à leur tour par la fermentation universelle, les troupes faisaient défection; les soldats mettaient «la crosse en l'air», et les officiers donnaient leurs démissions. A Paris, on craignait les plus graves commotions. Des mouvements populaires se produisaient, non-seulement dans les faubourgs, mais dans le centre même de la capitale. On insultait les soldats. On distribuait des écrits où l'on disait : Réveillez-vous, Français; la voici arrivée, l'époque de cette Révolution qui fixera les regrets ou l'admiration de la postérité, selon que nous laisserons à nos fils l'esclavage ou la liberté.

Les placards, qui se multipliaient chaque jour, devenaient chaque jour plus menaçants. Une affiche, placée sur le devant de la loge de la Reine, aux Italiens, portait, en gros caractères, ces mots : Tremblez, tyrans, votre règne va finir. Le moindre incident suffisait pour provoquer une explosion qui se fût étendue comme la foudre au reste du royaume. Alors que tout tombait par débris, Brienne disait sentencieusement: «J'ai tout prévu, même la guerre civile». Le Roi chassait.

Brienne s'était du moins flatté que l'épiscopat le soutiendrait de son assentiment et l'aiderait de ses subsides. Le jour même du lit de justice, il convoqua le clergé en assemblée générale et, s'adressant à son «patriotisme», lui demanda huit millions. Les évêques n'accordèrent qu'un «don gratuit»,—payable en deux ans,—de dix-huit cent mille livres. Loin de se montrer disposés aux sacrifices qu'attendait d'eux le ministère, ils se plaignirent des agents du fisc qui voulaient, disaient-ils, soumettre les biens ecclésiastiques à la levée des vingtièmes. Ils rappelèrent, à cette occasion, les diverses lois de la monarchie qui consacraient leurs immunités. Répétant, dans un mémoire au Roi, ce que leurs prédécesseurs avaient dit à Louis XV: «Notre conscience et notre honneur ne nous permettent pas de consentir à voir se changer en tribut nécessaire ce qui ne peut être que l'offrande de notre amour». Louis XVI fut obligé, pour «dissiper leurs alarmes», de signifier «expressément», par un arrêt du Conseil, que le clergé n'était point obligé à l'impôt. Il y a plus; redoutant, malgré la parole du Roi, les entreprises d'un pouvoir sans contrôle, les évéques protestèrent, dans des remontrances, contre la destruction des parlements et l'établissement de la cour plénière, qualifiant celle-ci de tribunal de cour dont la nation avait lieu de craindre les complaisances; ils déclarèrent, comme l'auraient pu faire les plus sincères amis de la liberté, que «le peuple français n'était pas imposable à volonté», et demandèrent enfin, à l'exemple des parlements, la convocation à bref délai des Etats généraux. Non moins aveugle que ne l'était la cour dans ses violences, le clergé, en croyant sauvegarder ses intérêts, appelait la Révolution.

Brienne fut accablé de ces remontrances. Cependant l'archevéque-ministre avait épuisé tous les moyens de rigueur, sans reculer même devant l'effusion du sang. Abandonné du clergé, désobéi de l'armée, attaqué par les parlements et par toutes les cours souveraines, en haine à la nation, il comprit qu'il fallait céder. Mais il ne rendit les armes qu'à mesure et comme s'il eût espéré qu'un événement imprévu le sauverait. Le 5 juillet, il publiait un arrêt du Conseil, qui invitait tous les corps du royaume, les Assemblées provinciales, les municipalités, les Académies et les particuliers à communiquer au ministère tous les renseignements qu'ils pourraient découvrir concernant la convocation, la composition et la tenue des États généraux. Dans certaines parties du public, on regarda cet arrêt coranoe un somnifère administré au peuple français, d'autant qu'il ne fixait aucune date pour la réunion des États. En détournant sur ce sujet les imaginations, Brienne crovait sans doute produire une diversion propre à diminuer les troubles qui ébranlaient le royaume. Peut-être n'était-ce que le fait d'un homme qui, atteint «de cette terrible maladie des ministres» dont parlait Mirabeau, voulait retarder encore le moment de sa défaite. Il ne réussit qu'à jeter dans le pays de nouvelles causes de fermentation. Moins d'un mois après, le bruit courait qu'il songeait à tout remettre sur l'ancien pied jusqu'à l'assemblée de la nation. Il dut enfin se résigner. Le 8 août, le Roi, par un arrêt du Conseil, suspendait la cour plénière et convoquait les États généraux pour le 1ee mai 1789.

Cet arrêt, publié bruyamment dans Paris, était rempli des plus heureux présages sur les résultats qui naîtraient de la réunion des États généraux. L'extinction de la dette, le retour de l'ordre, «des jours sereins et tranquilles succédant à des jours d'orage», une France riche et prospère, devaient être le sûr effet de leurs délibérations. Le ministère, qui s'était si ouvertement refusé à convoquer la nation, prononçait ainsi, à la face du royaume, sa propre condamnation. On ne sut au gouvernement aucun gré d'une concession que lui avait arrachée la nécessité ou la peur. Bien que le souverain parût cette fois s'être définitivement engagé, on douta encore de l'effet de sa parole. Avant d'y ajouter foi, on attendait des actes significatifs qui fussent une première satisfaction donnée aux ressentiments du pays. On ne voulait pas seulement l'appel aux États généraux, on voulait l'abrogation des lois du 8 mai et le renvoi des ministres.

Si grande que fût la haine contre Brienne, il allait l'augmenter encore. Privé des subsides qu'il espérait du clergé et bientôt à bout de ressources, il avait puisé dans les caisses de secours et s'était emparé sans scrupule des fonds destinés aux hôpitaux. Ce moyen même venant à lui manquer, force lui fut de déclarer la banqueroute. Le 16 août, il rendait un arrêt du Conseil, aux termes duquel les payements de l'État étaient suspendus pendant six semaines et devaient ensuite être effectués partie en espèces, partie en papier, jusqu'au 31 décembre 1789. La malédiction publique fondit sur lui comme un déluge. On crut, non sans raison, que, s'il avait publié l'arrêt de convocation des États généraux, c'était dans la pensée que l'arrêt de la banqueroute, «cousu» à celui-là, passerait plus aisément. Une partie de la cour abandonna Brienne. Le comte d'Artois lui-même jugea «qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour éclairer le Roi». Il parla d'abord à la Reine, qui, tout «en pleurant beaucoup», convint de la nécessité de renvoyer l'archevêque. Brienne tenta encore de se conserver au pouvoir, en offrant le contrôle général à Necker, sur lequel, en ce moment d'alarme, s'étaient portés aussitôt tous les vœux. Mais Necker refusa de s'associer à un homme avili, et exigea qu'avec l'entrée au Conseil qui lui avait été refusée en 1781, on lui accordât l'entière direction des finances.

Le 25 août, Brienne donnait enfin sa démission. A cette nouvelle, ce fut dans tout Paris une transition subite «du désespoir et de la rage» à une sorte d'ivresse. Le soir même, l'archevêque était brûlé en effigie, place Dauphine, aux cris répétés de la foule. On n'attendit pas que Lamoignon eût quitté le ministère pour lui infliger la même marque d'infamie. On livra aux flammes l'image du garde des sceaux, après la lecture d'un arrêt de mort rendu au nom de la nation. Le 14 septembre, Lamoignon, cédant à son tour devant l'indignation publique, se démettait de ses fonctions. Sa retraite ne causa pas de moindres transports que celle de l'archevêque. Sur le premier bruit de l'événement, un homme, au Palais-Royal, monta sur un tabouret, et cria à haute voix: Messieurs, le j...f..... de Lamoignon est renvoyé; et une affiche, annonçant la nouvelle, fut aussitôt accrochée à l'un des arbres du jardin. Le soir, sur la place de Grève, on brûlait de nouveau le garde des sceaux en effigie; et peu s'en fallut que la foule, dans son ressentiment, n'allât mettre le feu à son hôtel, comme à celui de l'archevêque. Dans toute la France, le renvoi des deux ministres donna lieu à des démonstrations où, avec la joie que causait leur éloignement, se manifestaient la haine et le mépris dont ils étaient l'objet. Les derniers actes de ces deux hommes montrèrent ce qu'ils étaient. La veille de son départ, Brienne envoya prendre au Trésor vingt mille livres de son traitement de ministre, qui n'était pas encore échu; désireuse de le consoler de sa disgrâce, la cour expédia, le jour même, un courrier à Rome, pour solliciter en sa faveur le chapeau de cardinal. Quant à Lamoignon, il demanda et obtint la promesse que son fils aîné fût fait duc et pair; il demanda aussi, outre sa pension de retraite, un don de quatre cent mille livres, mais c'était précisément toute la somme qui restât au Trésor, et il dut se contenter de la moitié.

Necker était entré au Conseil le lendemain du départ de Brienne, aux acclamations du pays. Il vit s'ouvrir pour lui les bourses qui avaient été fermées à Brienne, engagea généreusement sa propre fortune en garantie des avances faites à l'État, révoqua l'arrêt de la banqueroute, et, sans mesures extraordinaires, par le seul effet de la confiance qu'il inspirait, sut pourvoir aux besoins les plus urgents du Trésor. Comprenant ce que la France attendait de lui, il fît remettre en liberté tous les exilés, abroger les édits enregistrés au lit de justice du 8 mai, et, par une Déclaration en date du 23 septembre, rendre à leurs sièges les parlements et toutes les cours souveraines. Le lendemain 24, les membres du parlement de Paris se présentaient au Palais pour reprendre le cours de leurs séances interrompues depuis cinq mois. Ils eurent peine à fendre la «multitude prodigieuse» d'hommes «de tous états» venus pour les saluer de leurs applaudissements. Dès cette première séance, on proposa la mise en accusation du garde des sceaux et du principal ministre,—« mise en accusation déjà commencée par l'opinion publique»,—et l'on demanda cpie désormais fût établi le principe de la responsabilité des ministres. «La Cour, dit un magistrat, manquerait au Roi, à l'État, aux lois, à elle-même, si elle n'avisait aux moyens d'empêcher que la nation ne retombe par la suite dans une crise semblable à celle qui a été sur le point de la perdre». Dans les provinces, le retour des parlements fut l'occasion de manifestations encore plus éclatantes qu'à Paris. A Bordeaux, le peuple traîna lui-même, à travers les rues, la voiture du premier président, toute couverte de lauriers. A Dijon, on promena solennellement, placée sur un char antique, l'image de la Liberté. Dans la Déclaration du 23 septembre, le Roi ne se bornait pas à rappeler les cours souveraines; il y avançait la date de la réunion des Etats généraux, et la fixait au 1er janvier 1789. Enregistrée le 25 septembre par le Parlement, cette Déclaration était criée le 26 dans Paris. Cette fois on crut à la promesse du Roi, parce qu'elle avait pour garant la parole d'un honnête homme.

 

La France se prépara dès lors aux assises qui allaient bientôt s'ouvrir. Durant l'intervalle qui la séparait de ce moment solennel, et dont Necker prolongea imprudemment la durée, le mode de représentation des trois ordres, la rédaction des cahiers, l'élection des députés, tels furent les trois grands objets qui occupèrent les esprits. Pendant cette période de suprême attente où, frémissant encore des derniers événements, on l'était davantage de ceux qui se préparaient, Necker, par la sagesse de son administration financière, aida la France à vivre; ce fut, comme on l'a dit, le mérite et l'honneur de son second ministère. Par la nature même des questions qui furent alors soulevées, cette période appartient, non plus à l'ancien régime, mais à la Révolution. On peut dire qu'à la Déclaration du 23 septembre, qui appelait les États généraux et détruisait l'œuvre tentée au lit de justice du 8 mai, l'ancien régime finit et la Révolution commence. Par cette Déclaration, la royauté s'avouait vaincue dans son dernier combat. Déjà condamnée lors du coup d'État de 1771, elle était cette fois frappée à mort. Cette Révolution que Louis XIV avait préparée par son intolérance, que Louis XV avait fomentée par les désordres et les hontes de son règne et que Louis XVI avait consommée par sa fai- blesse, cette Révolution qui, née sur le terrain de la religion et transportée ensuite sur celui de la politique, avait été la secrète inspiratrice de la Philosophie, et qui, à plusieurs reprises, en 1754, en 1757 et en 1771, avait failli éclater, elle se présentait enfin dominante, irrésistible, par la porte qu'était contraint de lui ouvrir un pouvoir déshonoré. Résultat des pensées et des souffrances de plusieurs générations, les cahiers attestèrent combien, selon le mot de Mirabeau, la France était mûre pour la Révolution; ils montrèrent aussi quel abîme profond séparait la France du gouvernement qui prétendait la diriger. Il y eut sans doute encore des restes d'efforts pour barrer la route à cette Révolution victorieuse, non de la part de la royauté anéantie et, en quelque sorte, déjà inanimée, mais de la part des classes privilégiées qui s'abritaient derrière elle et pendant de longs âges avaient vécu de sa vie. Elles virent avec effroi qu'elles aussi étaient perdues et que s'avançait un ordre de choses qui n'avait rien de commun avec le passé. Le Parlement, pour avoir paru les soutenir, perdit soudain sa popularité. On oublia, non sans ingratitude, que c'était lui qui avait demandé les États généraux et que, malgré des défaillances et des erreurs, il avait été, durant tout le siècle, le bouclier de la France contre le despotisme de l'Église et celui de la royauté. Les États généraux rendaient son rôle désormais inutile. Par le fait seul de leur convocation, le Parlement, comme institution politique, tomba, entraînant dans sa chute l'ancienne magistrature. La Révolution répondit à ses derniers et impuissants adversaires par l'organe de milliers d'écrivains qui étaient comme les hérauts du régime nouveau, et dont les brochures, se succédant avec rapidité, devinrent presque aussi nombreuses, en quelques mois, que celles qu'avait jadis fait naître la bulle Unigenitus. Vous êtes deux cent mille, criait-on de toutes parts aux privilégiés, et nous sommes vingt-cinq millions! Vous demandez ce que sans vous est le peuple français. «Regardez nos campagnes, nos ateliers, nos comptoirs, nos ports, nos flottes, nos armées, nos tribunaux, nos académies, et dites si, sans vous, le peuple français est quelque chose!» La voix de Sieyès, proclamant que le tiers état n'avait été rien dans l'ordre politique et qu'il devait être tout, fut comme le clairon au son duquel s'effondra ce qui restait encore de la France du passé; et dès lors, derrière la vieille Église écroulée et la royauté expirante, derrière les parlements abattus et sur les débris des privilèges, apparut en pleine lumière la Nation, dont le nom, prononcé au lendemain de la mort de Louis XIV, avait été souvent répété depuis, mais dont la face était jusqu'alors demeurée dans l'ombre.

 

FIN