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L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.

1715-1789.

FELIX ROCQUAIN

LIVRE III.

SECONDE MOITIÉ DU MINISTÈRE FLEURY (1733-1743)

 

A considérer les agitations et les désordres qui s'étaient produits depuis l'élévation du cardinal de Fleury au ministère et qui, par des liens plus ou moins rapprochés, avaient leur origine dans la Constitution, on pouvait dire de celle-ci ce que disait un contemporain, que les branches en étaient pires que le tronc. L'opposition janséniste, qui, sous la Régence, ne dépassait pas le domaine de la question religieuse, avait enfin débordé sur le terrain politique. «L'autorité du Roi, écrivait en 1731 le marquis d'Argenson, périclitait beaucoup, n'étant obéie en rien.» Elle ne l'était pas plus des ultramontains qu'elle ne l'était des Jansénistes. Mais, tandis que les premiers, en petit nombre, la compromettaient par leur alliance autant que par leur insubordination, la majorité du public se trouvait du côté des derniers et partageait des passions qui avaient pris par degrés un caractère séditieux. Une partie même des princes et des seigneurs de la cour, d'accord au fond avec les Jansénistes contre Rome et les évêques, approuvait, sans oser le dire, une opposition qui répondait à leurs sentiments. Ce n'était pas seulement le défaut d'obéissance qui mettait en péril l'autorité du Roi. Les incertitudes du ministère, ses inconséquences, ses actes de faiblesse succédant à des mesures de rigueur, contribuaient visiblement à la discréditer. Déjà on la discutait dans le public; non que le principe de la royauté fût mis en question, mais on disputait sur ses droits, sur l'étendue de son pouvoir, on remontait à son origine historique. La royauté, de son côté, commençait à sentir le besoin de se défendre, et revendiquait ses droits dans des arrêts du Conseil qui ressemblaient aux pièces d'un procès qu'elle eût soutenu devant l'opinion. S'il n'y avait pas encore, à proprement parler, de guerre ouverte dans l'ordre politique, du moins on apprêtait les armes.

Au point de vue religieux, la situation offrait de même une gravité qu'elle ne possédait pas dix ans auparavant. Rome et les Jésuites détestés, le haut clergé discrédité, l'Église ébranlée dans sa discipline, discutée dans ses traditions, dans son histoire, le peuple tendant à se faire juge de la foi, tous ces signes de ressentiment ou de révolte ne présentaient qu'une image incomplète de l'état des esprits. Ce n'était pas sans porter le trouble dans les consciences que, du côté des ultramontains, comme du côté des Jansénistes, des voix s'écriaient que la foi était éteinte, l'Église près de périr ou menacée d'une prochaine révolution. Des signes non équivoques de dissolution commençaient à se manifester au sein du catholicisme. A la vue de ces deux partis qui se prétendaient, à l'exclusion l'un de l'autre, en possession de la vérité, il était difficile que le doute, le scepticisme ne pénétrât point dans les âmes. Ce feu dépensé pour des questions dont la gravité n'était pas appréciée également par toutes les intelligences, ne laissait pas non plus, aux yeux d'une nation portée à la raillerie, de prêter au ridicule. Des chansons couraient sur la Constitution, dirigées tout à la fois contre les Jésuites et contre les Jansénistes. Une actrice de l'Opéra, héroïne éhontée d'une aventure dont s'était entretenu tout Paris, avait été surnommée par le parterre la Constitution, et sa sœur la Légende. Les miracles dont se prévalaient les Jansénistes n'avaient pas seulement pour effet d'exciter le rire de quelques incrédules; en voyant ces guérisons certifiées par de nombreux témoins et constatées dans des procès-verbaux auxquels ne manquaient, avec l'enregistrement du notaire, ni la signature du médecin, ni celle de l'apothicaire, plus d'un homme de bonne foi se demandait que penser de miracles plus anciens auxquels il devait croire.

Des causes particulières vinrent aggraver encore ces dangereuses impressions. Le gouvernement, si sévère pour les écrits qui combattaient la Bulle, avait laissé circuler librement les honteux factums produits dans le procès du père Girard et de la Cadière, factums dont quelqu'un disait qu'ils auraient pu prendre place parmi les manuscrits de la Fillon. On les vendait dans les rues, on les lisait à la cour, à la ville, dans les familles, dans les cloîtres; et, tandis qu'à Paris cette lecture malsaine dépravait les imaginations et déroutait la piété, le peuple, à Toulon, brûlait le père Girard en effigie et criait par les rues: Plus de confession! Plus de Jésuites! Il n'était pasjusqu'aux mandemeuts des évéques qui, par rinconvenance ou l'ineptie de leur contenu, ne devinssent quelquefois un sujet de scandale. On s était fort amusé de celui de l'archevêque de Paris publié en 1731 contre les miracles «de Monsieur Paris», et dans lequel étaient intercalés, par manière d'arguments, des rapports de médecins et de chirurgiens expliquant au plus clair certains détails de la santé des femmes. On n'avait pas moins ri d'un mandement de l'archevêque d'Arles, paru l'année suivante, qui contenait une chanson contre le Parlement et dans lequel le prélat défendait aux femmes l'usage des paniers, qu'il appelait «des réceptacles d'iniquité, opercula iniquitatis». Le même prélat avait, peu auparavant, publié une instruction pastorale où il parlait de l'Hercule gaulois et des Commentaires de César, et discourait sur le schisme conjugal à propos du schisme ecclésiastique. «Il y a de quoi rire aux larmes, écrivait à cette occasion l'avocat Marais au président Bouhier, et sûrement votre accès de goutte en guérirait». Mais rien n'égala en ce genre l'impression que produisit la grande et inimitable et extraordinaire et miraculeuse et prophétique Vie de sœur Marie Alacoque, religieuse de la Visitation de Paray, composée par l'évéque de Soissons. Ce fut, dans toute la France, une hilarité universelle, à laquelle le Roi lui-même prit part. Pendant quelque temps, on ne parla que de Marie Alacoque ou de la Mère aux œufs. L'auteur se sentit lui-même embarrassé de sa célébrité. On ne disait plus des œufs à la coque, mais des œufs à la Soissons; on vendit des rubans à la coque; et, aux jours du carnaval, les polissons substituèrent le mot Alacoque à leur terme traditionnel .

Cette humeur railleuse, ce doute, ce scepticisme, nés de l'excès des disputes, s'ajoutèrent aux germes d'incrédulité qui déjà apparaissaient à l'époque de la Régence, et, pour la première fois, le mot de «siècle irréligieux» fut prononcé par les contemporains. Rapprochés de l'esprit d'opposition qui se manifestait dans l'ordre politique, ces ferments d'irréligion favorisèrent l'essor de doctrines destinées à exercer plus tard sur les intelligences une influence décisive. Ces doctrines n'avaient encore ni nom, ni drapeau; mais elles commençaient à se faire jour et à prendre place dans l'opinion. Elles avaient leurs adeptes dans ce groupe d'hommes instruits qu'on appelait les Gens de lettres. Ennemis de l'arbitraire, de quelque part qu'il vînt,—de la royauté ou de l'Eglise,—ces naissants doctrinaires se rattachaient par ce côté aux Jansénistes et devaient, à leur exemple, combattre le despotisme; comme eux aussi, ils devaient aborder la question religieuse avant la question politique. Mais, tandis que les Jansénistes s'étaient engagés dans l'opposition religieuse au nom de la foi, ils y entrèrent au nom de la raison. Dès les premiers mois de l'année 1734, ces hommes nouveaux s'annonçaient par un écrit que le Parlement condamnait au feu comme «propre à inspirer le libertinage le plus dangereux pour la religion et l'ordre delà société civile». Cet écrit, dont l'auteur, alors en pleine possession de la renommée, se voyait «mis à la tête de tout» par ses admirateurs, c'étaient les Lettres philosophiques de Voltaire.

Ce nom de Voltaire, que pour la première fois les magistrats inscrivaient clans leurs arrêts, était caractéristique. Il signalait, au sein de l'opinion, l'apparition de «l'esprit philosophique» d'où devait sortir un jour le parti des Philosophes. Dans la même année, Montesquieu publiait son ouvrage sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains. Voltaire, qui préparait à ce moment ses Éléments de la philosophie de Newton, notait, dans sa correspondance, la naissance d'un mouvement auquel il devait donner bientôt une si vive impulsion. «Tout le monde, écrivait-il au mois d'avril 1735, commence à faire le géomètre et le physicien; on se mêle de raisonner. Le sentiment, l'imagination et les grâces sont bannis. Un homme qui aurait vécu sous Louis XIV ne reconnaîtrait plus les Français; il croirait que les Allemands ont conquis ce pays-ci. Ce n'est pas que je sois fâché que la philosophie soit cultivée; mais je ne voudrais pas qu'elle devînt une mode qui exclût tout le reste.» La fièvre d'argumentation qu'entretenaient depuis vingt ans les disputes religieuses dut sans aucun doute contribuer à cette «mode».

Prononcée à l'instigation du ministère, la condamnation des Lettres philosophiques témoignait de l'attention que le pouvoir commençait à donner aux productions des gens de lettres. Récemment Montesquieu s'était vu sur le point d'être éconduit de l'Académie pour ses Lettres persanes que le cardinal de Fleury jugeait irrespectueuses envers le gouvernement et envers la religion. A l'égard de Voltaire, on avait, trois ans auparavant, saisi son Histoire de Charles XII, on venait de saisir sa tragédie de Zaïre à cause de «deux, ou trois vérités » qui avaient déplu dans la préface, et on lui suscitait des difficultés pour l'impression de son Temple du goût. Il habitait alors un «ermitage» à Paris, vis-à-vis le portail Saint-Gervais, et se plaignait que «la vie philosophique» qu'il menait dans cette retraite ne fût pas troublée seulement «par des coliques», mais «par la sainte inquisition» qui régnait sur la littérature. «Puisqu'il est défendu d'écrire, disait-il, je laisserai les Jansénistes et les Jésuites se damner mutuellement, le Parlement et le Conseil s'épuiser en arrêts, et je me contenterai de penser librement.» A l'occasion des Lettres philosophiques, on alla dans son ermitage opérer des perquisitions, et lui-même se vit obligé de quitter Paris. Toutefois, malgré la sainte inquisition dont se plaignait Voltaire, les gens de lettres étaient alors moins persécutés que surveillés. Rien n'indiquait de leur part une opposition déclarée; et, pendant toute la seconde moitié du ministère de Fleury, ils n'attirèrent qu'à demi l'attention du gouvernement. Le parti des Jansénistes et celui des ultramontains semblaient seuls encore capables d'exciter les, passions.

La guerre qu'on prévoyait au mois de juillet 1733, et dont quelques hommes espéraient l'apaisement des disputes, avait éclaté au mois d'octobre suivant. L'Autriche s'étant déclarée contre l'élection de Stanislas Leczinski au trône de Pologne, Louis XV se sentit offensé dans la personne d'un prince auquel l'unissaieut les liens du sang. Il résolut de soutenir cette élection par les armes, et envoya des troupes combattre l'Autriche en Italie et en Allemagne. Hormis les courts démêlés du Régent avec l'Espagne, c'était la première fois, depuis la mort de Louis XIV, que la France se voyait appelée hors de ses frontières. La nouveauté de l'événement, les perspectives qu'il ouvrait à l'esprit belliqueux de la nation, l'éclat d'une injure qui l'atteignait elle-même, firent que cette guerre fut accueillie au début avec une sorte d'élan. «Tout le monde part, écrivait un homme animé lui-même au bruit des préparatifs militaires; la nation est comme une folle et court à la vengeance de son Roi'.» Néanmoins à cet enthousiasme se mêlaient des critiques. On s'étonnait qu'après vingt années de paix le ministère fût obligé d'augmenter les impôts pour subvenir aux dépenses de la guerre. Cette guerre elle-même était mal vue de certains jansénistes. On savait le roi Stanislas «grand coustitutionnaire», et c'en était assez pour blâmer une entreprise dont il était le motif. Elle eut du moins pour résultat d'apporter quelque trêve aux agitations intérieures; et, jusqu'à la fin des hostilités, les chansons sur la guerre et sur nos généraux remplacèrent les chansons et les libelles sur la Constitution.

Tandis que le bruit des armes, qui occupait toute l'Europe, tenait attentive à Paris une grande partie du public, «messieurs les ecclésiastiques» poursuivaient leurs querelles. Le mandement où l'évêque de Montpellier prédisait une révolution dans l'Eglise avait été réfuté par l'archevêque d'Embrun et condamné à Rome. Le prélat répliqua par une lettre pastorale, dans laquelle il traitait l'archevêque d'Embrun d'ignorant et d'impie, annonçait, sur l'autorité des prophéties, que l'Eglise, lasse de résider en des pays corrompus, irait s'établir aux extrémités du monde, et notifiait un nouveau miracle accompli dans son diocèse, «moyen sensible, disait-il, que Dieu donnait aux simples de connaître la vérité» . Cette lettre fut supprimée par arrêt du Conseil. Il serait à souhaiter, écrivait Barbier à ce sujet, que nos prélats s'abstinssent de publier des écrits qui ne servent, en réalité, qu'à «diffamer» la religion. «Plus on creuse ces matières, soit sur les prophéties, soit sur les anciens miracles reçus par l'Eglise, et plus on voit l'obscurité des unes et l'incertitude des autres qui se sont établis, dans ces temps reculés, avec aussi peu de fondement que ce qui se passe aujourd'hui sous nos yeux.» Cette réflexion, émanée d'un homme qui n'était pas un lettré, montrait comment les disputes religieuses préparaient les voies aux futurs envahissements de l'esprit philosophique.

Le miracle qu'annonçait l'évéque de Montpellier s'était opéré «par la vertu de la terre» où reposaient les restes du bienheureux Paris. On avait envoyé de cette terre sainte dans toutes les provinces; on en délayait des parcelles dans les boissons présentées aux malades; et dès lors on pouvait croire que des miracles allaient se produire sur tous les points de la France. A Paris, on assistait à de bien autres spectacles. Les convulsionnaires, chassés du cimetière Saint-Médard, avaient continue dans les maisons leurs extases et leurs emportements. Des femmes y subissaient, en présence de la foule, les plus étonnantes épreuves; on leur montait sur l'estomac à trois ou quatre personnes, on les étranglait presque, et, loin d'exhaler des plaintes, elles donnaient les signes d'une entière béatitude; quelques-unes même prophétisaient. Ces convulsionnaires formaient déjà comme une nouvelle religion, divisée en plusieurs sectes. Il y avait la secte des Multipliants, celle des Éliséens, celle de l'Agneau sans tache. La dernière était particulièrement remarquable. Un homme se couchait sur une table dans la posture de l'Agneau; on l'adorait comme tel, on récitait des oraisons et l'on chantait des hymnes en son honneur. Parfois, la nuit, on rencontrait sur l'emplacement de Port-Royal des Champs, asile sacré du jansénisme, des processions d'hommes et de femmes, ceints d'une bande de cuir et marqués au front d'une croix rouge tracée avec le sang d'une oie.

Ces insanités que le Parlement s'efforça de réprimer, et dans lesquelles des milliers de personnes se trouvaient engagées, firent tort au jansénisme. Elles ne nuisirent pas moins à la religion. «Si de nos jours, remarquait un contemporain, dans un siècle raffiné et irréligieux comme le nôtre, il y a des particuliers qui donnent dans ces visions, il ne faut plus être surpris de quelle manière, en tous les temps, les différents cultes ont pris faveur; la politique s'en mêle, et l'établissemcnt s'en fait insensiblement.» Ces pensées ne tardèrent pas à s'introduire dans les écrits. Six mois après s'être prononcé contre les Lettres philosophiques, le Parlement condamnait au feu une sorte de roman intitulé: les Princesses malabares, ou le Célibat philosophique, dont l'auteur, disait-il, «tendait de dessein formé à détruire tout principe, tout esprit de religion, et portait l'énormité du blasphème jusque sur nos mystères les plus saints et les plus adorables».

Si les hommes exaltés du parti janséniste discréditaient la religion par leurs extravagances, les ultramontains, encore frémissants des derniers événements, ne la discréditaient pas moins par la violence de leurs récriminations. Au mépris des lois qui prescrivaient le silence sur les deux Puissances et sur la Constitution, et que le gouvernement venait de rappeler de nouveau, ils continuaient à produire des écrits qui excitaient au schisme et soufflaient la discorde. L'archevêque d'Embrun lançait des mandements «remplis de traits si vifs et de peintures si odieuses», qu'ils étaient capables,—disait le Conseil d'État, qui cette fois encore intervint contre lui, —de rallumer dans le royaume tout le feu des disputes. L'évêque de Laon, son émule, irrité de voir le ministère exercer ses rigueurs sur le parti ultramontain, publiait de son côté des Lettres non moins violentes. Il accusait le gouvernement d'attenter aux droits de l'épiscopat et comparait les arrêts du Conseil qui frappaient les prélats orthodoxes «à ces décrets de détestable mémoire, où l'on avait vu des empereurs trompés par les hérétiques autoriser l'erreur et proscrire la vérité». Une Lettre de plusieurs archevêques et évêques à Sa Majesté,—lettre que le Conseil d'État supprima en signifiant que le Roi n'avait pu voir sans indignation qu'on eût osé l'imprimer,—était encore plus emportée. On y disait que le silence ordonné sur la Bulle et sur les deux Puissances n'obligeait pas les ministres de l'Eglise; qu'à moins de désignation expresse les évêques n'étaient jamais compris dans les dispositions générales des édits ou des arrêts; qu'en se conformant à cette prescription du silence, ils montreraient pour l'hérésie une indulgence coupable, et que, si la tolérance convenait à toutes les religions, elle ne pouvait convenir au catholicisme qui, seul en possession des vérités divines, la rejetait avec horreur.

Un incident, qui se produisit dans les premiers mois de 1735, jeta un moment le désarroi dans le camp ultramontain. L'évêque de Saint-Papoul, qui avait toujours été constitutionnaire et du parti de la cour, déclara dans un mandement que l'ambition de parvenir aux dignités de l'Eglise avait été l'unique mobile de son adhésion à la Bulle; que sa conscience lui avait toujours reproché un acte aussi coupable; qu'il en demandait pardon à Dieu, et que, pour expier son crime, il avait résolu de vivre désormais dans la retraite. Conformant sa conduite à cette déclaration, il envoya au Roi la démission de son évêché, qui valait soixante-quinze mille livres de rente. Les Jansénistes crièrent au miracle et ne doutèrent pas que, si cet exemple pouvait être suivi de quatre ou cinq évêques, cela n'abattît la cour de Rome et la Constitution. Mais, au dire des personnes moins promptes à s'émouvoir, il n'était pas à penser que beaucoup de prélats fussent tentés d'abandonner ainsi leurs revenus . Le gouvernement remplaça l'évéque, et, par un arrêt du Conseil, supprima le mandement, qu'il disait être un scandale pour l'Église et une honte pour son auteur. Les rieurs, qui tenaient désormais leur rôle dans ces disputes, firent paraître une parodie de ce mandement, en se servant du nom d'une actrice qui venait de se retirer du théâtre. C'était un Manifeste de mademoiselle Le Maure pour faire part au public de ses sentiments sur l'Opéra et des raisons quelle avait eues de le quitter. L'évéque de Laon ayant voulu dire son mot dans cette affaire, un Arrêt de la Bazoche, imité des arrêts du Parlement, condamna le mandement du prélat à être brûlé «par la main du premier décrotteur qui serait rencontré au bas du grand escalier du Palais».

Depuis le commencement des hostilités avec l'Autriche, le ministère, qui ne voulait pas ajouter aux embarras de la guerre étrangère ceux des luttes intérieures, s'efforçait de tenir la balance égale entre les deux partis. Ainsi qu'il le signifiait dans un arrêt du Conseil du mois de juin 1736,—qui condamnait tout ensemble un mandement del'évéque de Laon et une lettre de l'évêque de Montpellier,—«le Roi était résolu à user de son autorité pour réprimer sans distinction les entreprises de ceux qui tendaient également, quoique par des vues et des moyens différents, à troubler la tranquillité publique». Cette conduite était peu aisée avec des hommes aussi habiles que les Jésuites à faire prendre couleur et disposés, au dire de d'Argenson, à regarder comme ennemi quiconque, dans leurs rangs, n'était ni chair ni poisson. L'archevêque de Paris, ayant publié un bréviaire conçu dans un esprit qui répondait à ces idées de modération, se vit attaqué par son propre parti et honni dans un libelle où l'on disait «qu'il n'avait que les dehors de la catholicité», qu'il introduisait dans le sanctuaire «l'abomination de la désolation» , et que ce prétendu bréviaire était «un ouvrage monstrueux, une masse de levain infecté et corrompu» .

A la vérité, cette impartialité dont se targuait si hautement le ministère était moins réelle qu'apparente. Il faisait prononcer par le lieutenant de police la mise au feu des brochures jansénistes, condamner au carcan ou à des peines plus sévères les imprimeurs de ces ouvrages; mais, pour les écrits du parti opposé,—lettres, instructions ou mandement,—il se bornait à les supprimer par arrêt du Conseil. Le gouvernement était surtout attentif à empêcher, dans les querelles qui pouvaient naître encore, l'intervention du Parlement. Si celui-ci rendait un arrêt dont on eût lieu de redouter les suites, le ministère se hâtait d'en évoquer l'exécution. Le plus souvent il ne laissait pas aux magistrats la faculté de se prononcer. En supprimant le mandement de l'évêque de Saint-Papoul, il s'était réservé la connaissance de tous les écrits qui pourraient se produire pour ou contre ce mandement. Il fit de même au sujet d'un missel imprimé dans le diocèse de Troyes et qui avait soulevé un commencement de disputes. Il pratiqua cette méthode dans une conjoncture plus grave. Un prêtre janseniste, chanoine du chapitre de Saint-Amé, à Douay, était mort dans cette ville, privé par ses supérieurs de la consolation des sacrements; on avait méme refusé de l'inhumer en terre sainte. Ses proches l'ensevelirent dans le jardin de sa maison, en tournant la tête du cadavre du côté de l'Église. Par l'ordre du chapitre, le corps fut exhumé et placé en sens contraire, avec le visage contre terre. La famille du défunt appela au Parlement. Celui-ci s'assembla. Le lendemain, un arrêt du Conseil évoquait la plainte, et l'affaire fut étouffée.

On entrait dans l'année 1737. La guerre avec l'Autriche avait pris fin, et l'on négociait la paix dont le résultat devait être l'annexion de la Lorraine à la France'. Tant que cette guerre avait duré, on avait peu parlé, dans le public, de cette bonne Constitution. A propos de l'affaire de Douay, on recommença de s'en occuper. Un événement qui fit plus de bruit, parce qu'il se passa plus près des Parisiens, acheva d'y ramener l'attention. Un jour, à Versailles, un homme vêtu d'un manteau, avec grand rabat et perruque à l'avenant, pénétra dans la chambre où le Roi dînait à son petit couvert, et, se tenant un peu à l'écart, demeura silencieux, à la grande surprise des assistants se demandant qui était «cette figure robine». Le dîner fini, comme on offrait la serviette au Roi, l'homme se jeta à ses pieds, lui présenta un livre, le suppliant de le lire au nom de la vérité qu'on lui cachait, disait-il, depuis longtemps, se releva et disparut. Le Roi avait pris le livre et se disposait à l'ouvrir, quand un des gentilshommes de service le lui arracha des mains, s'écriant que peut-être il était empoisonné. On courut après l'homme, qui, venu de Paris en chaise de poste, avait déjà quitté Versailles. On le retrouva, et, sur-le-champ, on le mit à la Bastille. C'était un conseiller au Parlement, Carré de Montgeron, converti au jansénisme par les miracles dont il avait été témoin au cimetière Saint-Médard, et devenu dès lors un de ses partisans exaltés. Quant au livre, il contenait,—avec le récit de cette conversion et une histoire des miracles du bienheureux Paris ,—une longue épître au Roi, dans laquelle l'auteur attaquait Rome et les Jésuites et dénonçait au monarque la conduite de ses ministres qui le trompaient, affîrmait-il, sur les besoins de la religion et sur les intérêts de sa couronne.

Tout en considérant la démarche de ce magistrat comme une extravagance, le Parlement ne laissa pas de protester contre la rigueur dont il était l'objet, et allégua les privilèges de la Compagnie qui donnaient aux conseillers le droit d'être jugés par leurs collègues. Le gouvernement ne se rendit pas à cette réclamation. De la Bastille où il était détenu, Montgeron fut transféré, à cent cinquante lieues de Paris, dans une forteresse dont il ne devait jamais sortir. Les Jansénistes s'émurent; on vit dans ce malheureux un martyr de la foi; on répandit des brochures dans lesquelles, exhortant les magistrats à s'inspirer de son exemple, on démontrait «la réalité, l'étendue et le progrès des conspirations formées contre Dieu, la religion et l'Etat». A peine Montgeron avait-il été incarcéré à la Bastille, que le feu consumait l'Hôtel-Dieu, faisant de nombreuses victimes. Un mois après, un nouvel incendie, non moins terrible en ses effets, détruisait la Chambre des comptes. On accusa de cette double catastrophe les Jansénistes, qui, de leur côté, l'attribuèrent à une punition du ciel. Recruté parmi les gens «de tous états», le parti janséniste, malgré les défections qu'avait pu amener le scepticisme naissant, composait encore, assurait-on, les deux tiers de la population de Paris.

Les querelles se rallumèrent enfin tout à fait par une cause qui aurait dû les éteindre. Accablé sous le poids de l'âge et des affaires, Fleury s'affaiblissait visiblement. Au commencement de l'année 1738, il fut assez malade pour recevoir les sacrements. On considérait, dans le public, sa retraite comme très-prochaine. Les jeunes courtisans, amoureux de nouveauté, engageaient ouvertement le Roi «à se débarrasser de son vieux précepteur». Le ministre, chez qui la passion du pouvoir semblait s'être accrue avec les années, employa, pour le garder, le même moyen qui lui avait servi pour l'obtenir. Il se rapprocha, plus qu'il n'avait fait encore, du parti ultramontain, et se donna aux Jésuites comme il se fût donné au diable. Sortant ainsi presque subitement de son apparente neutralité, on le vit se tourner d'abord contre le Parlement. Le Saint-Siége venait de publier la bulle de canonisation de Vincent de Paul. Le Parlement la supprima, non, disait-il, qu'il ne rendît hommage à une mémoire justement vénérée, mais parce que le rédacteur de la bulle attribuait à la cour de Rome une autorité absolue dans les matières de foi, jusqu'à parler «de l'obéissance aveugle» due à ses décrets et «des peines rigoureuses que la puissance séculière ne pouvait trop tôt déployer pour les faire exécuter». Le ministère cassa l'arrêt. Il signifia qu'il n'avait pas besoin du Parlement pour la défense des droits de la couronne et des libertés du royaume, et que le rôle des magistrats devait consister uniquement à donner «la forme extérieure» aux actes du souverain. Sur ce principe, il cassa un autre arrêt rendu contre quatre thèses de Sorbonne, où étaient attaquées les libertés de l'Église gallicane. Des bruits alarmants ne tardèrent pas à se répandre. On assurait qu'un nombre considérable de charges du Parlement allaient être supprimées. Le ministère ayant, à cette date, changé le personnel du Grand Conseil, pour le composer d'hommes tout à sa dévotion, on ne douta pas que ce ne fût le début de quelque grave mesure. Des lettres patentes du 30 juin 1730, qui «portaient évocation générale des causes des Jésuites» à cette juridiction, confirmèrent ces soupçons. On apprit enfin que le ministère se proposait de transférer au Grand Conseil les appels comme d'abus. Ce n'était pas seulement, écrivait d'Argenson, dégarnir la couronne parlementaire de son plus beau fleuron; c'était, par un signe éclatant, substituer l'ultramontanisme à «ces libertés gallicanes si vantées et appelées le palladium de la France». Il y avait longtemps, ajoutait-il, que les évêques «ruminaient ce triste coup d'autorité», et ils croyaient toucher cette fois à la réalisation de leurs vœux.

En attendant un événement qui devait combler leurs désirs, les évéques reçurent du ministère une autre satisfaction. L'appel que l'Université avait interjeté de la Constitution en 1718 était encore inscrit sur ses registres. On résolut de l'en effacer. Des contestations s'étant élevées dans l'une des Facultés au sujet de la prochaine élection du recteur, le ministère s'empressa d'évoquer ces contestations,—dont la connaissance appartenait au Parlement,—changea, à cette occasion, la règle des suffrages, et fit élire pour recteur, non un simple régent, mais un prince de la maison de Rohan, l'abbé de Ventadour, gagné d'avance à ses vues. Personne ne se méprit sur le but auquel tendaient ces menées. Tandis que les plaisants faisaient circuler un Avis portant invitation d'assister au convoi et enterrement de l'Université, paraissait un mémoire, dont les auteurs, appartenant au corps menace, signifiaient avec energie leur resolution de maintenir leur appel. «Nous ne fléchirons pas le genou devant l'Idole, disaient-ils. Nous pensions autrefois et nous déclarions que la Constitution était horrible et attaquait la religion jusque dans le cœur. Nous pensons de même aujourd'hui. Qu'on jette les yeux sur le parti constitutionnaire. Ce ne sont que voies de fait, irrégularités, injustices, calomnies, mauvaise foi, exils, emprisonnements, bouleversements et désordres dans les Compagnies par l'oppression de la liberté, actes de schisme de toutes parts pour établir l'autorité de la Bulle. Le gouvernement, trompé par de faux rapports, se prête à tout, et c'est, dit-on, pour mettre la paix dans l'Église de France: paix d'oppression et de désolation, semblable à celle que met un ennemi dans une ville prise d'assaut.»

Au mois de mai 1739, l'affaire était consommée. Après un «très-beau discours latin» de l'abbé de Ventadour, prononcé en assemblée générale, l'appel fut rayé des registres, et la Constitution reçue «de cœur et d'esprit» comme un jugement dogmatique de l'Église universelle, purement et simplement, sans restynction ni réserve». Quatre-vingt-deux membres de l'Université protestèrent par un acte public contre cette acceptation. On les destitua de leurs grades. Le savant et vénérable Rollin et, avec lui, trente-quatre des meilleurs professeurs de l'Université se virent chassés de leurs chaires. «La Constitution deviendra peu à peu règle de loi, écrivait un homme qui n'était ni janséniste ni jésuite, et, par ce qui se passe, on peut juger du respect intérieur que l'on doit avoir pour tous les grands points décidés par l'Église; on doit compter que, de façon ou d'autre, cela a été conduit de même par cabale et par intrigue, surtout dans les temps éloignés où les gens d'Eglise étaient seuls les maîtres». C'était ainsi que, par ses actes inconsidérés, le gouvernement gagnait lui-même des prosélytes aux idées philosophiques.

En même temps qu'on portait ces coups à l'Université, on changeait brusquement tous les prêtres de la paroisse Saint-Roch comme suspects de jansénisme. On changeait pour le même motif, à Paris, à Poitiers et dans d'autres villes, les supérieures de l'ordre du Calvaire, et on les dispersait comme jadis Louis XIV avait dispersé les religieuses de Port-Royal. On menaçait de supprimer l'ordre de l'Oratoire, qui gardait sans doute avec trop de fidélité la mémoire du père Quesnel. Enfin on sollicitait de Rome divers brefs contraires aux libertés de l'Église gallicane. Vainement le Parlement adressait-il des remontrances. Le ministère, plus prudent qu'en 1732, évitait de heurter de front les magistrats par des actes d'autorité. Il recevait leurs remontrances, mais exigeait qu'elles lui fussent présentées par écrit; il faisait ensuite attendre sa réponse, laissant ainsi refroidir le feu, répondait en termes vagues ou «emmiellés», et continuait son train . Par l'effet de ces violences et de ces persécutions, le parti des Jansénistes, qui avait paru s'amoindrir, grossissait «à vue d'œil». Tout ce qui en France détestait l'injustice et l'oppression se déclarait pour eux Les ultramontains étaient plus que jamais l'objet de l'animadversion publique. «Quelles gens que ces chefs de l'ultramontanisme!» s'écriait d'Argenson, et de quels termes flétrir «un archevêque d'Embrun dont le nom sonne à la patrie comme celui de Ravaillac»? Le patronage de ces hommes déshonorés «est devenu aujourd'hui tout aussi odieux que celui du bourreau».

L'archevêque d'Embrun, contre lequel d'Argenson lançait les traits d'une haine si passionnée, venait d'être promu par le Saint-Siège au rang de cardinal. Cette nomination, qui souleva l'indignation générale et décria le ministère, fut regardée comme l'annonce d'une Saint-Barthélémy contre les Jansénistes. La crainte augmenta quand on sut qu'il était question de le donner pour successeur au cardinal de Fleury. Lui-même semblait déjà se préparer à ce rôle. Il «faisait le dévot» , ne quittait plus son bréviaire, prêchait les dames de la cour, assistait au lever et au coucher du ministre et lui fournissait des mémoires sur les affaires de l'État. Au mois de juin 1739, il y avait sous presse une Déclaration pour évoquer au Grand Conseil toutes les causes où la religion, c'est-à-dire la Bulle, était intéressée, ce qui devait conduire à priver le Parlement de tout appel comme d'abus. Les ultramontains annonçaient tout haut d'autres mesures qui ne tendaient à rien moins qu'au renversement de la constitution du royaume, telles que la suppression du Parlement et son remplacement par le Grand Conseil. Les magistrats attendaient, prêts à frapper de grands coups. Au dire des hommes sages, on jouait tout le même jeu avec lequel on avait bouleversé la France par le calvinisme. L'opposition contre Rome et contre le gouvernement se montrait plus menaçante qu'en 1732. Les Jansénistes, ligués entre eux, étaient «capables de tout».

On pouvait s'étonner que le désir de rester ministre, joint sans doute à un excès de dévotion résultant de son grand âge, poussât le cardinal de Fleury à ce redoublement de rigueurs contre les Jansénistes, lorsqu'on apprit qu'il se portait candidat à la papauté. «Ceci expliquait quantité d'énigmes», et, en particulier, sa faveur pour le cardinal de Tencin, auquel on sut plus tard qu'il avait remis le soin de son élection, et qui venait de se rendre à Rome en vue de la préparer. A en croire 1'Almanacli royal, qui le faisait naître en 1655, Fleury avait quatre-vingt-cinq ans; en réalité, il en avait quatre-vingt-sept, étant né en 1653. De deux ans moins âgé que le pape régnant, Clément XII, qu'on disait à l'extrémité, il pouvait espérer lui survivre, bien que, de son côté, il ne fût guère en meilleur état et que le bruit de sa mort se fût déjà, à diverses reprises, répandu dans le public. Cette circonstance même lui devenait favorable, les cardinaux, en le nommant, étant assurés d'une vacance presque immédiate, ce qui laissait la carrière ouverte à leurs propres ambitions. Disposé, dans l'espoir de la tiare, à se concilier par tous les moyens les sympathies ultramontaines, il imagina contre les Jansénistes un coup inattendu, et qui, pour n'être pas un acte de violence, n'eût pas laissé de faire un tort considérable aux adversaires de la Constitution. Il se rapprocha de Voltaire, qui, après la condamnation des Lettres philosophiques, s'était attiré une seconde fois les ressentiments du ministère par l'impression clandestine de la Pucelle. Ne considérant que les services que l'illustre écrivain pouvait rendre par son talent, il lui demanda de combattre le Jansénisme dans un livre. Voltaire y consentit et entreprit, dans le goût des Provinciales, une série de lettres qui eussent été contre les Jansénistes ce qu'avaient été celles de Pascal contre les Jésuites. Le livre commencé, il jugea qu'il se déshonorait, et jeta son manuscrit au feu. Cette défection lui valut une disgrâce, à laquelle il dut vraisemblablement de voir son Recueil de pièces fugitives supprimé par arrêt du Conseil. Ce fut à l'occasion de cet incident que d'Argenson dit un jour à Voltaire: «Monsieur, soyez Jésuite comme moi; il n'y a qu'un parti convenable pour un bon citoyen, celui du tolérantisme destructeur de tout parti en France.»

Cependant les ultramontains s'empressaient de mettre à profit les favorables dispositions du ministre. Plusieurs évéques publièrent des Lettres où, poussant ouvertement au schisme, ils soutenaient au nom de la foi l'obligation de priver des sacrements «ceux qui mouraient appelants de la Constitution » . L'évéque de Laon, toujours sur la brèche, développa ces idées dans une instruction pastorale qui se ressentait de la verve accoutumée de son auteur. On ne se contenta pas d'écrire. A Saumur, une jeune fille appelante était morte sans avoir pu obtenir les sacrements; le clergé fit jeter son corps à la voirie, et par cet acte inhumain excita dans le peuple un commencement de révolte. Le même fait se fut produit à Bayeux, sans l'intervention du lieutenant général du bailliage, qui fut aussitôt dénoncé à Fleury par l'évéque du diocèse et mandé à la cour. A Paris, le parti constitutionnaire mettait tout en œuvre pour porter au ministère le cardinal de Tencin. «Quantité de femmelettes», se piquant de dévotion et d'ultramoutanisme, étaient entrées dans cette intrigue. Madame de Tencin remuait pour cela «ciel et terre». A proportion que s'étendaient ces menées, croissaient les alarmes parmi les Jansénistes. Clément XII étant mort au mois de février 1740, l'élévation du cardinal de Tencin au ministère parut d'au- tant plus probable que Fleury semblait alors réunir, sur sa candidature au Saint-Siège, la majorité des suffrages. On ne parlait à la cour que de sa future élection. On rappelait que Charles-Quint était le seul souverain qui eût fait Pape son précepteur, et les ennemis du ministre ne disconvenaient pas que cet exemple renouvelé par Louis XV serait glorieux pour la France. Cette idée flattait aussi le monarque, qui se proposait de conduire en personne le nouveau Pape jusqu'à Marseille. A la fin de mai, cette élection semblait si sûre, qu'on s'attendait de moment en moment à en recevoir la notification.

Fleury se vit déçudans son espoir. Le 17 août 1740, Prosper Lambertini était élu Pape sous le nom de Benoît XIV. Le zèle du ministre pour la Constitution tomba tout à coup, et les projets conçus contre le Parlement demeurèrent sans exécution. Il ne laissa pas, à la même date, de donner encore au parti ultramontain une marque de complaisance. Le Parlement ayant condamné l'instruction pastorale de l'évêque de Laon et défendu «de faire aucuns actes ou écrits qui tendissent à autoriser le refus des sacrements ou de la sépulture sur le fondement de l'appel de la Constitution» , le cardinal cassa l'arrêt. Cependant la conduite du ministère n'offrant plus au parti janséniste les mêmes causes d'irritation, les passions parurent se calmer. A la vérité, de graves objets qui s'imposaient, depuis quelque temps déjà, aux préoccupations du public, comme à celles du gouvernement, contribuèrent des deux côtés à détourner les esprits de ces malheureuses querelles.

Dans le moment où, par ses actes d'intolérance et par ses entreprises contre les Jansénistes, le ministère soulevait une si ardente opposition, la famine entrait dans le royaume, venant moins du manque de blé que des fautes d'une administration à laquelle l'esprit affaibli du cardinal ne pouvait plus suffire, et de malversations qui échappaient à sa surveillance de plus en plus incertaine. Une mortalité considérable sévit sur les populations. Dès le milieu de l'année 1739, dans la Touraine, le Maine, l'Angoumois, le haut Poitou, le Périgord, le Berry, l'Orléanais, les hommes mouraient «dru comme mouches et broutant l'herbe». Le duc d'Orléans apporta au Roi un pain de fougère , disant: «Voilà de quoi se nourrissent vos sujets.» Le président de la cour des aides osa, dans une harangue publique, parler à Louis XV de la souffrance de ses peuples, «obligés de disputer la nourriture anx bêtes qui vivaient dans les champs». Le mal gagna bientôt toutes les parties du royaume. D'Argenson écrivait, au mois de mars 1740, que, dans l'espace de deux années, il était mort de détresse et de faim plus de Français que n'en avaient tué toutes les guerres de Louis XIV. Des soulèvements se produisirent en plusienrs localités. Paris se vit lui-même au moment de manquer de pain, et l'on y craignit une révolte. Le 18 septembre, comme le Roi passait dans le faubourg Saint-Victor pour se rendre à Issy où se trouvait le cardinal, le peuple s'amassa, criant, non: Vive le Roi! mais: Misère! du pain! du pain! et injuriant «ce vieux chien de cardinal». Des hommes, exaltés par le besoin, parlaient tout haut d'aller brûler l'hôtel du contrôleur général des finances. Le ministre, traversant Paris quelques jours après, se vit entouré de plus de deux cents femmes, qui se tenaient à la bride de ses chevaux, ne voulaient pas le laisser passer, ouvraient la portière et criaient» avec fureur: Du pain! du pain! nous mourons de faim!

Les mêmes causes qui avaient amené la famine avaient introduit le désordre dans les finances. Le cardinal, durant son ministère, n'ayant guère eu recours, pour les maintenir, qu'à des économies de bouts de chandelles, elles devaient se désorganiser aussitôt que se relâcherait une étroite surveillance ou que se présenteraient des charges imprévues. Dans le même temps qu'on tirait à grands frais des blés de la Pologne, de Naples et de la Sicile, des événements qui se passaient en Europe imposèrent d'autres dépenses. La France, menacée d'une guerre avec l'Angleterre, dut refaire sa marine que le ministère avait laissée dépérir. L'argent, déjà rare en 1739, le fut davantage en 1740'. Ou haussa la taille; les recouvrements s'opérèrent avec rigueur. On enlevait aux pauvres contribuables, avec leurs habits et les loquets des portes, jusqu'à leur dernier boisseau de froment.

De ces circonstances réunies naquit une irritation générale contre la cour; le cardinal devint enfin odieux à tout le royaume . On s'étonnait que Louis XV ne congédiât pas un ministre dont la retraite était universellement désirée. Mais le cardinal, qui, dans sa jalouse passion du pouvoir, avait écarté du ministère tous les hommes dont le mérite eût pu lui porter ombrage, avait tout fait pour entretenir dans son élève une paresse mêlée de timidité, qui le détournât de régner. C'était dans ces vues égoïstes qu'il avait paru tolérer ses récentes amours avec madame de Mailly, bien qu'il eût dit souvent qu'il quitterait le ministère dès que le Roi aurait une maîtresse. Pendant que la misère et la faim dépeuplaient son royaume, Louis XV n'était occupé que de chasses, de soupers et de fêtes, ou brodait de la tapisserie aux côtés de madame de Mailly. Par son apparente indifférence aux calamités publiques, il fournissait de nouvelles armes à l'opposition qui grondait contre le gouvernement. A l'étranger même, on s'étonnait de cette insensibilité. En France, il était un mot qui s'échappait de toutes les lèvres: Notre roi est au-dessous de rien.

La guerre qu'on redoutait éclata enfin, mais non du côté où on l'avait prévue. L'empereur d'Allemagne, Charles VI, étant venu à mourir au mois d'octobre 1740, tout le monde, à la cour, s'écria qu'il fallait saisir cette occasion «de rompre ce colosse de grandeur autrichienne». On résolut de soutenir l'électeur de Bavière qui se portait candidat à l'Empire, et, l'année suivante, deux armées françaises, qu'une troisième ne tarda pas à suivre, franchirent le Rhin. Ce fut le dernier coup porté aux finances. L'argent devint plus rare que jamais. De divers côtés éclatèrent des banqueroutes. On haussa encore la taille, et une Déclaration du 29 août 1741 imposa le dixième de tous les revenus du royaume. Lors de la guerre de 1733 , on avait vu des hommes, ennemis du ministère, pousser l'animosité jusqu'à «souhaiter du mal à la patrie» . Ces dispositions malveillantes se reproduisirent avec une vivacité plus marquée. Paris était rempli d'Autrichiens de cœur qui dénigraient nos armées, médisaient de nos généraux, et semaient, dans tous les lieux publics, le mécontentement et l'alarme. A diverses reprises, on mit à la Bastille nombre de ces «nouvellistes»; on ne réussit par ces sévérités qu'à augmenter l'irritation.

La campagne, toutefois, s'annonça heureusement. Avant qu'aucun combat fût livré, «tout, en Allemagne, se donnait à la France, tout donnait sa voix» à l'électeur de Bavière, qui, le 24 janvier 1742, ceignait la couronne impériale à Francfort. Mais de cruels revers suivirent ces débuts. Le ministère s'était jeté sans idées arrêtées, sans plan, avec des alliances incertaines, dans une guerre dont il n'avait pas pesé la gravité et qui, en un moment, embrasa toute l'Europe. Sous le despotisme étroit et jaloux du cardinal, la France manquait de généraux comme elle manquait de ministres. Nos armées furent détruites en Bohème et en Bavière, sans qu'il se donnât une seule grande bataille, et les faibles succès dont on put se prévaloir furent dus à un général qui, par sa naissance et son éducation, n'appartenait pas à la France, au comte Maurice de Saxe. On en vint, dans le public, à désirer la paix, à quelque prix que ce fut; et le cardinal entama, dans ce but, des négociations maladroites qui n'eurent d'autre résultat que de dévoiler à l'Europe l'incurie et la faiblesse de son administration.

Le malheur de nos armées ne tira pas plus Louis XV de son inertie que ne l'en avait tiré la détresse de ses peuples. Tandis que, tout en répandant contre le cardinal des satires où on le traitait d'imbécile, on ne laissait pas d'admirer chez lui une activité qui triomphait des années, on ne parlait partout du Roi qu'avec mépris. Le dérèglement qu'il commençait d'afficher dans ses mœurs soulevait aussi des murmures. Délaissant madame de Mailly pour sa sœur, madame de Vintiraille, il se sépara de la première de la façon dont on eût pu donner congé à une fille d'opéra, et ne tarda pas à nouer ostensiblement de nouvelles amours avec une autre de ses sœurs, madame de La Tournelle. Le rôle de maîtresse du Roi constitua dès lors un poste, une dignité. La moralité publique se ressentit de cet exemple. En quelques années, les écrits licencieux se multiplièrent an point d'attirer enfin l'attention du pouvoir. Un arrêt du Conseil du mois de février 1742 ordonnait des perquisitions «tant dans les imprimeries que dans les boutiques et magasins de libraries, à l'effet d'y saisir les livres contraires aux bonnes mœurs, lesquels, aux termes de l'arrêt, étaient deveuns l'objet d'un commerce considérable. Cet arrêt, le premier de ce genre qui eût encore été rendu, annonçait un nouvel élément de dissolution ajouté à ceux qui travaillaient la société.

Cependant le cardinal de Fleury, «qui ne savait plus ce qu'il faisait et voulait néanmoins tout faire», s'affaiblissait de plus en plus; son esprit devenait à rien. Quelques mois avant de mourir, il donnait au parti ultramontain une dernière preuve de faveur. Au mois d'août 1742, le Parlement condamnait au feu un écrit où l'on déclarait qu'un ministre de l'Eglise ne pouvait recevoir «à la table sacrée» des ennemis de la Constitution, sans être coupable du corps et du sang de Jésus-Christ. Le gouvernement cassa l'arrêt, comme empiétant sur l'autorité spirituelle. A la vérité, il le cassa moins par des raisons de doctrine que par un retour d'égards envers les évêques, qui, après avoir voté, en 1740, un don gratuit de plus de trois millions, venaient d'en voter un autre de douze millions. Dans le même moment, le cardinal de Tencin était nommé ministre d'Etat, au grand scandale du public. On ne douta plus cette fois qu'il ne fût destiné au poste de premier ministre. Fleury le désignait lui-même comme son successeur. Les Jansénistes, qui haïssaient encore plus le cardinal de Tencin qu'ils ne haïssaient Fleury, étaient consternés et disaient que c'en était fait de la religion.

Au milieu de tant de sujets d'inquiétude et de mécontentement, on n'abandonnait pas néanmoins toute espérance. On voulait croire qu'après la mort d'un ministre «exécrable à la patrie», Louis XV sortirait de sa «honteuse inutilité», et que les choses changeraient de face. Depuis trois ans, le Parlement se taisait, attendant ce nouveau règne. Les ultramontains se flattaient de leur côté que, si le Roi venait à gouverner par lui-même, ils auraient en lui un soutien, à cause de l'aversion que son précepteur lui avait inspirée contre les Jansénistes. «Ils ne savent pas ce que je sais, écrivait d'Argenson dans un de ces rares moments où il pensait encore que Louis XV saurait régner. Quelle apparence qu'un roi jeune, amoureux de la femme d'autrui, et nullement dévot, aille se soucier si fort d'une drogue ridicule, contraire à la bonne politique et capable seulement d'attraper quelques vieux décrépits comme Louis XIV et le cardinal à l'âge où ils ont peur du diable pour leurs vieux péchés!».

 

 

LIVRE IV.

GOUVERNEMENT DE LOUIS XV (1743-1751)