L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE AVANT LA RÉVOLUTION.1715-1789.FELIX ROCQUAINLIVRE IX.RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRE TURGOT (1774-1776)
Le 10 mai 1774, Louis XVI était roi. Il parvenait à la couronne accompagné des vœux de la nation. Au sortir d'un règne oppresseur qui avait fini dans le désordre et dans la honte, l'avènement d'un prince, qui, malgré sa jeunesse, avait su déjà se faire estimer pour ses vertus', apparut comme une promesse et comme une espérance. De toutes parts on désirait des réformes, et l'on se flattait de la pensée que le nouveau monarque voudrait honorer sa souveraineté naissante en donnant à ces désirs de légitimes satisfactions. Le pays tout entier aspirait à un état de choses où sa voix, jusqu'alors étouffée, fût enfin entendue. Ce n'était pas que se formulât, à cet égard, aucun vœu positif dont la réalisation immédiate s'imposât au successeur de Louis XV. Par cela même que les esprits avaient été agités durant une longue suite d'années, l'opinion s'était égarée dans le domaine des théories, et l'on constatait entre les intelligences plus de diversité que d'accord sur les changements à introduire dans l'ordre politique. «Aujourd'hui, écrivait Grimm presque au lendemain de la mort de Louis XV, il n'y a guère de jeune homme qui, au sortir du collège, ne forme le projet d'établir un nouveau système de gouvernement, guère d'auteur qui ne se croie obligé d'apprendre aux puissances de la terre la meilleure manière de diriger leurs États» Dans le commun du public, les idées avaient du moins un objet arrêté. Le renvoi de ministres odieux, le rappel de l'ancien Parlement, de promptes mesures pour reconstituer les finances et mettre un terme à la disette dont souffraient les populations, telles étaient les premières satisfactions qu'on attendait du jeune Roi. Louis XVI se sentait porté, par les inclinations de son cœur, à entrer dans la voie des réformes. Mais, à côté des qualités de l'honnête homme , il ne possédait qu'une intelligence limitée et une volonté indécise. Dans l'œuvre de réparation qu'il devait entreprendre, il allait heurter de nombreux intérêts et rencontrer une résistance d'autant plus grave qu'elle partirait de ceux-là mêmes qui vivaient du désordre, c'est-à-dire des hommes les plus puissants et les plus accrédités. Malheureusement pour lui, malheureusement pour la France, aucune voix, lors de son avènement, ne lui conseilla la convocation des États généraux, qui eussent éclairé sa pensée et soutenu sa volonté. Assurément on ne pouvait empêcher une Révolution désormais inévitable. Elle ne résultait pas seulement des idées qui fermentaient dans les intelligences, elle résultait d'un esprit d'indépendance et de révolte qui avait pénétré toute la nation et s'était insinué jusque dans le voisinage du trône. A la suite des réformes qu'elle prétendait imposer, la royauté eût été contrainte d'en subir à son tour. Mais, réunis à l'aurore d'un nouveau règne, sous un jeune monarque dont on ne connaissait encore que les heureuses qualités, les États généraux de 1774 eussent peut-être offert des éléments de modération que ne présentèrent pas au même degré ceux de 1789. Du moins ils n'auraient pas eu derrière eux la pression des quinze années qui allaient s'écouler, et dans lesquelles on vit, après des essais infructueux et d'incomplètes réformes, le désordre s'aggraver et les passions s'accroître. Le premier édit de Louis XVI, édit par lequel il faisait remise du droit de joyeux avènement,—c'est-à-dire d'un impôt de vingt-quatre millions qui en coûtait quarante aux contribuables,—montra les sentiments de son âme. Le Roi, invoquant l'appui du Très-Haut pour soutenir sa jeunesse et son inexpérience, annonçait que la justice serait la base de son règne, promettait l'ordre et l'économie dans les finances, et parlait de son désir de rendre les peuples heureux en termes tels, que Paris, dit Grimm, en fut transporté et attendri jusqu'aux larmes. La jeune Reine, Marie-Antoinette, de qui l'on citait des traits de bonté et de générosité propres à gagner les cœurs, voulut s'associer aux sentiments du monarque, en renonçant de son côté au droit qu'on appelait le droit de ceinture de la Reine. On vit dans ces premiers actes du règne l'annonce d'autres bienfaits, et une main traça sur le piédestal de la statue de Henri IV le mot : Resurrexit. Des murmures néanmoins se mêlèrent à ces transports. L'édit avait paru à la fin du mois de mai, c'est-à-dire trois semaines après la mort de Louis XV, et L'on s'étonnait que Son successeur laissât siéger encore le parlement Maupeou. Les magistrats étant allés féliciter le Roi au sujet de son avènement, ou trouva mauvais qu'il eût souffert cette démarche. On ne se montrait non plus satisfait des changements opérés dans le ministère. Ce n'était pas qu'on eût vu avec regret le monarque donner sa confiance à un ancien ministre de Louis XV, le vieux comte de Maurepas, plus recommandable par son esprit et ses bons mots que par son entente des affaires et par son caractère; le public n'avait point de jugement arrêté sur un homme que depuis long-temps il ne connaissait plus. Mais Louis XVI, en congédiant quelques-uns des ministres dont on désirait l'éloignement, et nommément le duc d'Aiguillon, avait maintenu au pouvoir ceux qu'on haïssait le plus, Maupeou et l'abbé Terray. La nation avait hâte d'être vengée des hommes qui l'avaient opprimée; elle se défiait des promesses que le renvoi de ces deux ministres et le rappel de l'ancien Parlement n'avaient pas consacrées, et l'on commençait à craindre que la France «ne gagnât au nouveau règne qu'un peu plus de décence dans les mœurs et d'économie dans les finances» . Tandis que le public manifestait ces impatiences, Maupeou, le haut clergé, et tout ce qui, à la cour, tenait au parti du chancelier, se concertaient pour empêcher Louis XVI de céder à l'opinion. L'archevêque de Paris et d'autres prélats avec lui représentèrent au Roi que, s'il rappelait l'ancien Parlement, c'en était fait de la religion. Quarante évêques, disait-on, avaient adressé à Louis XVI un mémoire sur ce sujet. Redoutant l'influence de Marie-Antoinette, à qui l'on attribuait le renvoi du duc d'Aiguillon, on chercha à lui aliéner le cœur du Roi. A table, Louis XVI trouvait sur son assiette des billets contenant ces mots : Sire, méfiez-vous de la Reine. On tenta de lui persuader qu'elle était infidèle; on fit courir des libelles où l'on calomniait ses mœurs; on poussa l'ignominie jusqu'à nommer ses prétendus amants. Ainsi partirent des marches du trône les premiers coups qui frappèrent Marie-Antoinette et lui en préparaient de plus terribles. En même temps, on s'efforçait d'indisposer le Roi contre le peuple. A Marly, où résidait la cour, on afficha des placards dans lesquels était demandé, «en termes affreux et menaçants», le rappel des anciens magistrats. On cherchait également à exciter le peuple contre le Roi. On disait qu'à l'exemple de son aïeul il allait prendre une maîtresse; on assurait que, reprenant les odieuses traditions du Pacte de famine, il avait signé un traité avec les monopoleurs de grains. Entre cette cabale qui l'enveloppait de ses intrigues et les vœux du public, le jeune monarque hésitait. Cette hésitation nuisit à sa popularité. Le 25 juillet, parcourant les boulevards avec Marie-Antoinette, il ne rencontra, au lieu des acclamations auxquelles il s'attendait, qu'un silence empreint de mécontentement. Deux jours après, à la cérémonie des obsèques de Louis XV, à Saint-Denis, le roi d'armes ayant crié trois fois selon l'usage : Le Roi est mort, puis : Vive le roi Louis XVI! on observa que les assistants «s'étaient tus fort longtemps». Un discours prononcé à cette occasion par l'évêque de Beauvais, et dans lequel ce prélat faisait l'éloge des Jésuites et du parlement Maupeou, n'était pas propre à modifier ces fâcheuses dispositions. On se demandait avec inquiétude si, trompant les espérances qu'avait fait naître son avènement, le Roi allait continuer les procédés de son aïeul; et, au pied de la statue de Louis XV, une main écrivit, comme au pied de la statue de Henri IV, mais dans un sens opposé, le mot : Resurrexit. On flottait dans cet état d'incertitude et de défiance, quand, le jour de la fête de saint Louis, le 25 août, on apprit l'exil de Maupeou et la disgrâce de Terray. Le Roi reconquit en un moment toute sa popularité. Ce fut une explosion de joie universelle. Sur les promenades, dans les rues, on s'abordait pour se féliciter. Tous les cœurs s'ouvraient à l'espérance; on voyait dans cet événement l'annonce d'un «nouvel ordre de choses». Paris illumina; sur des transparents de lumière, on lisait: Vive le Roi! vive la Reine! vive l'ancien Parlement! Durant plusieurs soirées, on tira, en signe de réjouissance, tant de fusées et de pièces d'artifice, qu'au pont Neuf, au pont Saint-Michel, et dans les alentours du Palais, «on marchait sur le carton et sur le papier comme sur du fumier; il y en avait un pied d'épais». A ces témoignages d'allégresse se joignirent d'autres démonstrations. Place Dauphine, on brûla le chancelier en effigie, pendant que, dans la foule, des voix criaient: Arrêt de la cour du Parlement, qui condamne le sieur de Maupeou, chancelier de France, à être hrûlë vif et ses cendres jetées au vent. Sur la montagne Sainte-Geneviève, une figure représentant l'abbé Terray, en costume ecclésiastique et en gants blancs, fut accrochée à une potence. Le gouvernement s'alarma de ces manifestations. Informé que le peuple devait brûler, devant la statue de Henri IV, la figure du chancelier, revêtue de tous les insignes de sa dignité, il envoya le guet à cheval disperser la foule. Celle-ci ne se dissipa qu'avec peine. Tout en criant Vive le Roi! vive l'ancien Parlement! on jetait des paquets de fusées enflammées à la tète des chevaux. Il fallut charger la multitude le sabre à la main, pendant qu'un détachement de gardes suisses et françaises «faisait mine» d'armer ses fusils. Lorsque le chancelier s'éloigna, on dut le faire escorter par la maréchaussée pour le garantir des fureurs populaires. L'abbé Terray, de son côté, en passant la Seine à Choisy, faillit être jeté à l'eau. Quant aux membres du parlement Maupeou, ils s'étaient vus forcés de tenir leurs audiences à huis clos, tellement, dans les premiers jours, le public qui remplissait les salles faisait tomber sur eux de quolibets, de sarcasmes et d'outrages. Insultés dans la rue dès qu'on les reconnaissait, ils ne se rendaient au Palais que cachés sous un déguisement, et y siégeaient gardés par des soldats . En province avaient lieu des démonstrations analogues. A Rouen, le chancelier fut écartelé en effigie, et l'on pendit par les pieds un simulacre de l'abbé Terray, d'où le blé s'échappait en pluie par le nez, la bouche et les oreilles. C'était ainsi que, dès les premiers mois du règne de Louis XVI, le peuple de Paris et des provinces préludait aux scènes tragiques de la Révolution. Le rappel de l'ancien Parlement ne tarda pas à suivre le renvoi des deux ministres. Les antiparlementaires «firent rage» pour empêcher ce retour; les ecclésiastiques surtout «grinçaient des dents». On répandit dans Paris des copies d'une brochure où l'on disait que la disgrâce du Parlement établi en 1771 ne serait pas seulement une injustice, mais qu'elle découragerait les amis de la royauté, et qu'il était imprudent de relever un parti puissant qui avait fait trembler le trône. Voltaire,—d'accord en cette circonstance avec la plupart des Philosophes, ennemis comme lui de l'ancienne magistrature,—s'étonnait «qu'on voulût sacrifier le nouveau Parlement, qui n'avait su qu'obéir au Roi, à l'ancien qui n'avait su que le braver». Se conformant «aux vœux de la nation» , Louis XVI écrivit à tous les magistrats exilés de revenir à Paris et de se trouver le 12 novembre au Palais, en robe de cérémonie. Le Roi s'y rendit de son côté, et, dans un lit de justice, fit enregistrer des édits par lesquels il supprimait les conseils su- périeurs et rétablissait l'ancien Parlement. Au sortir du lit de justice, le Roi et les magistrats qu'il venait de rendre à leurs sièges furent salués par de nombreuses acclamations, et, le soir, tout Paris illumina. Par un édit enregistré le même jour, le parlement de Rouen était aussi reconstitué. En quelques mois, tous les anciens parlements se virent réintégrés. Le Chàtelet, la cour des aides furent également rétablis. En un mot, le monarque détruisait l'ouvrage de Louis XV et donnait raison à la nation contre la royauté. Le Roi, dans un dessein de conciliation, avait cherché à ménager les intérêts que frappaient ses édits. Le Grand Conseil, supprimé en 1771 , avait été reformé pour recevoir les membres du parlement Maupeou^ Néanmoins Louis XVI se vit en butte au ressentiment du parti dont ces diverses mesures attestaient la défaite. Des placards, où l'on menaçait la vie du Roi, furent affichés au Luxembourg et sur d'autres points de la capitale. On y lisait : Nous avons manqué votre aïeul; nous ne vous manquerons pas. Ainsi les mêmes hommes qui avaient dit que le rappel des anciens magistrats mettait la royauté en péril étaient les premiers à soulever les passions contre la personne du monarque. L'archevêque de Paris, qui avait pensé que tout au moins on ôterait au Parlement la connaissance des affaires ecclésiastiques et se voyait déçu dans son espoir, ne dissimula pas son mécontentement. On eut lieu de craindre que, recourant au moyen qui lui avait servi sous Louis XV, il n'entreprit d'agiter l'opinion par des refus de sacrements. Louis XVI manda l'archevêque et lui signifia que, s'il tentait de renouveler les troubles qu'il avait excités jadis, il ne se bornerait pas à l'exiler comme avait fait son aïeul, mais qu'il le livrerait à toute la sévérité des lois. Dès le lendemain, couraient par milliers dans Paris des copies de cette allocution. On voyait des gens la transcrire dans les cafés. Non-seulement le texte de cette allocution ne fut pas démenti par le ministère, mais la police en laissa librement circuler les copies. C'était montrer clairement que, selon les désirs du pays, le gouvernement était résolu à tenir le clergé en bride. En même temps qu'il donnait satisfaction au ressentiment national, Louis XVI ouvrait hardiment la porte aux réformes. La veille même du jour où il éloignait du ministère Maupeou et l'abbé Terray, il appelait un des chefs les plus considérables de la secte des Economistes, Turgot, au contrôle général. On applaudit au choix d'un ministre qu'on savait «fort honnête homme , quoique un peu homme à projets», et qui, dans le Limousin où il avait été intendant, s'était fait «adorer». En acceptant le portefeuille des finances, Turgot se donna pour loi de ne recourir ni à des augmentations d'impôts, ni même à des emprunts, et d'égaler les dépenses aux recettes en pratiquant sur toutes choses de sévères économies. Fort de la confiance que lui témoignait le monarque, il crut que, par des mesures plus générales, il pourrait aider à la régénération du royaume. Appartenant à une école qui, dès 1767, s'annonçait comme destinée à changer les conditions de la société, il se rattachait par ce côté aux idées révolutionnaires. Toutefois les innovations qu'il méditait, innovations exposées dans son Mémoire au Roi sur les municipalités, n'avaient pas, à proprement parler, de caractère politique, et touchaient plus particulièrement aux institutions sociales et administratives. Il ne voulait point d'assemblée partageant avec le souverain la puissance législative; il avait combattu, dans le Conseil du Roi, le retour de l'ancien Parlement, et se montrait hostile aux États généraux. Les assemblées, que, sous le nom de municipalités, il se proposait d'instituer, — depuis les municipalités de villages jusqu'à la grande municipalité du royaume, — pouvaient exprimer des vœux, mais n'étaient revêtues d'aucune autorité. A ce point de vue, il méconnaissait les aspirations du pays, et l'on ne pouvait nier qu'avec les intentions les plus louables il ne se fit l'auxiliaire du pouvoir absolu. Abstraction faite de ses doctrines économiques,—qui le rendaient partisan d'une liberté «indéfinie» en matière d'industrie et de commerce,—il commettait une autre erreur dans la conception de ses réformes: c'était de ne pas tenir un compte suffisant des traditions ni des mœurs. Ne trouvant pas dans la nation cet esprit public qui forme les citoyens, il avait conçu un plan d'éducation avec lequel il se flattait, en dix ans, de transformer la France. A certains égards, Turgot était un théoricien plutôt qu'un homme d'Etat, et, selon un mot du président de Brosses, il y avait en lui «moins de ministère que d'Encyclopédie» . Mais passionné pour le bien public, d'une probité sans réserve, désintéressé, humain, d'une intelligence élevée, animé d'un vif sentiment de la justice et du droit, il pouvait accomplir de véritables bienfaits et aider la France, comme il le croyait, à sortir de ses ruines. Un des premiers actes de Turgot fut de décréter la liberté du commerce des grains, et, pour couper court aux opérations du Pacte de famine, de supprimer tout achat et emmagasinement au compte de l'État. On acclama une mesure qui, en atteignant les monopoleurs et les accapareurs, promettait la fin des disettes qu'avaient causées leurs manœuvres. L'arrêt du Conseil qui la notifiait était à lui seul une nouveauté. Le ministre y exposait ses principes économiques et s'attachait à démontrer les effets salutaires de la liberté commerciale. C'était la première fois que le gouvernement soumettait ainsi ses décisions au jugement de l'opinion. «La nation, écrivait Métra, a lu avec transport dans cet édit les mots de propriété et de liberté, retranchés depuis longtemps du dictionnaire de nos rois» Cet édit n'était pas encore enregistré, que Turgot s'occupait d'en préparer un autre, qui ne devait pas faire une moindre sensation, l'édit de suppression des corvées. Il méditait dans le même temps une réforme de l'impôt et, par de premières améliorations apportées sur ce point, adoucissait la condition du peuple des campagnes. Devançant les idées du ministre, on exagéra ses desseins. On s'attendit à «une Saint-Barthélémy des intendants». On parlait de l'établissement d'une chambre de justice pour faire rendre gorge à tous les financiers. On annonçait des mesures contre les Jésuites, qui, disait-on, «intriguaient plus que jamais'», avec un projet de Déclaration destinée à effacer les dernières traces de la bulle Unigenitus. On savait que, dans le but de donner à |a France une éducation «nationale» , c'est-à-dire acceptable pour toutes les opinions, Turgot avait conçu l'idée hardie de créer un enseignement indépendant de l'instruction religieuse. Encouragés par les tendances du ministère, les protestants de la Guyenne adressèrent une requête au Roi, à l'effet d'obtenir la liberté de pratiquer leur culte. Partout on avait le sentiment qu'un âge nouveau commençait. Non-seulement les Économistes, mais les Encyclopédistes et, en général, tous les écrivains qui se rattachaient au parti des Philosophes, obtinrent l'appui du ministère. On vit même, ce qu'on n'avait pas vu encore, le gouvernement supprimer des libelles où ils étaient attaqués; et l'on put dire, non sans raison, que la Philosophie, hier encore proscrite, avait enfin sa place dans le conseil des rois. Les hommes que ces changements contrariaient dans leurs intérêts ou dans leurs prdjugés ne tardèrent pas à s'émouvoir. Les financiers, les gens de cour, tous ceux qui vivaient des abus se tournèrent contre Turgot. Le clergé, de son côté, oublia l'ancien Parlement pour s'attaquer au ministre. S'unissant au clergé, les dévots reprochèrent au contrôleur général ses liaisons avec les coryphées du matérialisme, et trouvèrent mauvais qu'il n'allât point à la messe, en cela bien différent de l'abbé Terray qui, disait-on, y allait tous les jours. Le Parlement lui-même prit parti contre Turgot. Le long exil qu'il venait de subir avait fatigué son patriotisme et amoindri ses vues. Rétabli dans des conditions qui lui enlevaient une partie de son ancien ascendant, il en avait ressenti une profonde amertume et ne semblait attentif qu'au soin de ses privilèges. Il n'ignorait pas d'ailleurs que le ministre lui était hostile, et eût voulu le réduire aux fonctions judiciaires. Dès le mois de décembre 1774, les ennemis du contrôleur général répandaient le bruit de sa prochaine disgrâce. Ce bruit vint jusqu'à Ferney. Voltaire avait applaudi avec chaleur à l'élévation de Turgot. «Je ne m'étonne pas, écrivait-il en parlant des financiers, que des fripons engraissés de notre sang se déclarent contre M. Turgot qui veut le conserver dans nos veines...; mais malheur à la France, s'il quittait son poste!» Des troubles inattendus, en créant au gouvernement de nouvelles difficultés, vinrent suspendre la bienfaisante activité de Turgot. Au printemps de l'année 1775, le prix du pain augmenta. Le peuple se mit à murmurer. On entendait des gens dire tout haut dans les marchés: Quel f... règne!» Sur divers points du royaume et aux environs dé la capitale, se produisirent des mouvements séditieux. A Pontoise, des milliers d'individus, rassemblés sur les bords de la rivière, arrêtaient des bateaux chargés de grains et les pillaient. A Saint-Germain, on avait éventré des sacs de blé, dont on semait le contenu dans les rues. A Versailles, sous les yeux mêmes du Roi, eurent lieu des désordres analogues. A Brie-Gomte-Robert, à Meaux, à Saint-Maur, on brûla des magasins de blé. Le mouvement gagna enfin Paris. Le 3 mai, le peuple s'ameuta aux halles; en un moment, le soulèvement devint général. Toutes les boutiques se fermèrent. On pilla les boulangers, dont on enfonça les portes; on entra de force chez les particuliers, pour y prendre du pain. Le gouvernement dut recourir à des mesures militaires. Il rassembla des troupes sur les marchés et sur les places, et posta des soldats chez tous les boulangers, pendant que des détachements de mousquetaires et le guet à cheval parcouraient, jour et nuit, les différents quartiers. Ce déploiement de forces n'intimida pas les émeutiers. On crachait à la figure des sentinelles; on montrait avec menace des débris de pavés au guet qui chargeait ses fusils. Le gouvernement se vit obligé de défendre les attroupement sous peine de la vie et d'autoriser les soldats à faire feu au besoin. Au milieu de ce tumulte, d'horribles placards étaient affichés à Paris et à Versailles. L'un portait : Louis XVI sera sacré le 11 juin et massacré le 12; un autre : Si le pain ne diminue pas, nous exterminerons le Roi et tout le sang des Bourbons; dans un troisième affiché, assurait-on, à la porte même du cabinet du Roi, à Versailles, on lisait : Si le pain ne diminue pas et si le ministère n'est pas changé, nous mettrons le feu aux quatre coins du château. La cherté du blé paraissait être moins la cause que le prétexte de ces désordres. Dans le public, comme dans le gouvernement, on crut à un complot. On accusait le chancelier, l'abbé Terray, les Jésuites, le haut clergé, les financiers, les monopoleurs de grains, en général tous les ennemis du ministère et des réformes. De nombreux indices attestaient en effet un mouvement concerté. Des hommes au-dessus du commun, des ecclésiastiques et jusqu'à des femmes d'une certaine condition avaient été vus encourageant les émeutiers. De faux arrêts du Conseil avaient été répandus à Paris et en province. Beaucoup de ces émeutiers, qui, tout en criant contre la cherté du pain, pillaient ou brûlaient les magasins de blé, avaient des demi-louis d'or dans leur poche. «Les bons et fidèles sujets du Roi , écrivait un contemporain, étaient plongés dans la consternation à la vue des troubles que s'efforçaient d'exciter des esprits factieux qui n'avaient pour but que d'indisposer les Français contre leur jeune maître. Quant aux âmes pieuses, elles demandaient à Dieu d'étendre sur la monarchie son bras puissant qui protège les empires». Il y avait alors un an que Louis XVI était roi, et déjà des cris de mort s'élevaient contre la dynastie des Bourbons, déjà l'on apercevait dans un lointain lugubre l'effondrement de la monarchie. «Si je ne me trompe, notait le bailli de Mirabeau, l'oncle du futur tribun, de pareilles émeutes ont toujours précédé les révolutions» Jusqu'à l'automne de 1775, le gouvernement dut faire garder les marchés par des soldats, et l'on vit se renouveler les mêmes affiches dans lesquelles, attaquant tantôt le Roi et tantôt le ministère, on menaçait de brûler Paris et Versailles, si le pain ne venait à diminuer. Des particuliers reçurent des lettres anonymes où l'on disait que, «puisque le riche ne venait pas au secours du pauvre et ne songeait pas à lui procurer du pain, le pauvre en demanderait à main armée » . Toutefois, dès la fin de mai, la guerre des farines étail terminée et l'ordre rétabli dans la rue. Le retour de la tranquillité permit au gouvernement de procéder à la cérémonie du sacre qu'on avait jusqu'alors différée. On vit, à cette occasion, une nouvelle preuve des passions qui s'agitaient autour de la royauté. Sous prétexte d'épargner à Louis XVI la fatigue de trop nombreuses formalités, le clergé supprima cette partie du cérémonial où, conformément aux traditions, on semblait demander au peuple son consentement à l'élection du Roi. En revanche, il avait maintenu l'antique serment par lequel le monarque s'engageait à exterminer les hérétiques, serment dont Turgot avait conseillé la suppression et que Maurepas, par une opposition jalouse aux idées du ministre, avait décidé Louis XVI à conserver. Ce double fait ne passa pas sans protestations. Au retour du sacre, Turgot remit au Roi un mémoire, dans lequel il lui représentait qu'il n'avait aucun droit sur la conscience de ses sujets et qu'il devait laisser à chacun la liberté de suivre et de professer ses croyances. Les «patriotes», de leur côté, publièrent des brochures, telles que l'Ami des lois et le Caléchisme du citoyen, où l'on rappelait au monarque qu'il tenait sa couronne, non pas de Dieu, mais de la nation. Dans ces brochures, on ne se contentait pas de déclarer que l'autorité royale avait des bornes qu'il lui était interdit de franchir; on y représentait la révolte contre le despotisme comme «l'effort de la plus sublime vertu». Toutefois, si hardis que pussent paraître ces écrits, ils ne disaient rien qui n'eût déjà été dit. Le Catéchisme du citoyen, en particulier, mettait à la portée «des plus simples et des plus ineptes» les doctrines que l'Esprit des lois et le Contrat social avaient novees dans une métaphvsique fort difficile à entendre». Mais cela même était caractéristique. C'était du peuple qu'on semblait entreprendre à cette heure l'éducation révolutionnaire au point de vue politique comme on l'avait entreprise jadis au point de vue religieux. Cette tendance, plus peut-être qne les principes exposés dans ces brochures, inquiéta le Parlement. Bien que, par sa con duite antérieure, il n'eût pas peu contribué à soulever les esprits contre les prétentions du pouvoir absolu, il condamna ces écrits au leu comme «attentatoires à la souveiaineté du Roi». Il y a plus : l'avocat général Séguier, dans son réquisitoire, exprima le regret de voir ainsi se répandre les notions qui touchaient aux matières d'État. «Heureuse la France, s'écriait-il, si ces problèmes politiques fussent toujours demeurés sous le voile dont la prudence de nos pères avait enveloppé tout ce qui concerne l'administration et le gouvernement!» Alors qu'était exprimé au sein du Parlement ce singulier regret, la cour des aides, ou plutôt son premier président, adressait au Roi des remontrances inspirées de sentiments tout contraires. Dans ces remontrances, —dont le texte manuscrit représentait un véritable volume,— Malesherbes traçait un tableau complet du système d'impôts qui pesait sur la France et des abus sans nombre qui en étaient la suite. Il montrait le peuple écrasé par les agents du fisc et livré sans recours à leur merci. Il rappelait que toutes les garanties dont jouissaient autrefois les citoyens à cet égard avaient été détruites les unes après les autres. Il se plaignait qu'en cette matière tout fût occulte et en quel que sorte mystérieux, les tarifs, les règlements, et jusqu'à la personne des agents chargés de décider de la fortune des contribuables, de leur liberté et quelquefois de leur vie. Il demandait que cette «clandestinité» eût un terme, et proposait le recours régulier aux Etats généraux ou tout au moins aux assemblées des provinces, comme le moyen le plus sûr d'en empêcher le retour. «Sire, disait-il, personne ne doit avoir la lâcheté de vous tenir un autre langage, personne ne doit vous laisser ignorer que le vœu unanime de la nation est d'obtenir ou des Etats généraux ou au moins des Etats provinciaux» Tout en ne partageant pas le sentiment de Malesherbes sur le vœu qu'il prêtait à la nation, Turgot eût voulu que ces remontrances fussent imprimées, atin de disposer l'opinion aux changements qu'il projetait sur le régime de l'impôt. Mais, sur les représentations de Maurepas qu'importunait l'autorité croissante du ministre, Louis XVI s'opposa à cette publicité. Ilmanda à la cour des aides que la réparation des abus dont elle lui traçait l'exposé serait l'ou vrage de tout son règne, et qu'il n'était prudent de les faire connaître que dans le moment où l'on pouvait en annoncer le remède. Ainsi fut étouffée, par la pernicieuse influence de Maurepas, la voix qui, pour la première fois, depuis l'avènement de Louis XVI, eût demandé la convocation des États généraux. Le monarque prouva du moins qu'il ne redoutait pas le langage de la vérité, en appelant peu après dans son Conseil l'auteur des remontrances qu'il avait inter dit de publier. L'adjonction de Malesherbes au ministère affermit l'autorité de Turgot, que ses ennemis avaient crue ébranlée parla guerre des farines. Tous deux s'estimaient et s'aimaient. S'il y avait en politique des points sur lesquels ils fussent en de'saccord, ils ne l'étaient pas sur la nécessité des réformes qu'exigeaient les maux nombreux qui affligeaient le pays. A en croire un bruit alors accrédité, Malesherbes n'avait accepté le ministère que pour apporter un appui aux projets «patriotiques» de son ami. Si honorable, si pure que fût la réputation de Malesherbes, les évêques se montrèrent mécontents de sa nomination. Les affaires du clergé et «de la religion réformée» se trouvaient , avec la maison du Roi et l'administration de Paris, dans les attributions du nouveau ministre. Les évêques redoutèrent le concours de deux hommes gagnés l'un et l'autre aux doctrines de la Philosophie, Ils craignirent, en particulier, que ces ministres ne s'entendissent pour contraindre le clergé à fournir la déclaration de ses biens . Le public accueillit au contraire avec joie l'élévation de Malesherbes. La réunion de ces deux hommes de bien fut saluée comme l'annonce des plus hereux evénements. D'Alembert écrivait au roi de Prusse que la nation transportée s'écriait tout d'une voix : Un jour plus pur nous luit Malesherbes justifia la confiance qu'inspiiait son caractère. Dès son entrée au ministère, il sollicita du Roi l'abolition des lettres de cachet. Il tint même à bonneur de réparer les injustices commises par ce moyen, et, accompagné du lieutenant de police, alla au château de Vicennes et à la Bastille rendre à la liberté nombre de prisonniers. Turgot avait, de son côté, repris ses projets de réforme que la guerre des farines avait interrompus. Il allégeait le fardeau des impôts par une répartition plus équi supprimait des droits ou révoquait des privilégies qui pesaient sur le commerce, introduisait d'importantes améliorations dans l'administration des finances, et relevait le crédit tombé sous le dernier règne. Des avis venaient d'être expédiés à tous les intendants au sujet de la prochaine suppression des corvées. Une loi destinée à valider les mariages des protestants, et que Turgot avait préparée de concert avec Malesberbes, était partout annoncée. On assurait même que le gouvernement allait accorder aux religionnaires le libre exercice de leur culte. Des idées supérieures d'ordre, de justice et de bonté dirigeaient les ministres dans ces diverses mesures. C'était la première fois qu'on assistait à un pareil spectacle. Il frappait d'admiration les étrangers eux mêmes; ils disaient que le règne de Louis XVI était le règne de la vertu. Mais, en France, si ce spectacle «enchantait les gens du commun, il déconcertait les gens de la cour», et les personnes sages et à portée de juger des événements ne doutaient pas que, sous l'effort des intrigues et des ambitions particulières, la nation ne se vît bientôt privée de ses «bienfaiteurs». Les desseins attribués au gouvernement à l'égard des protestants alarmèrent le clergé, qui se trouvait alors réuni à Paris en assemblée générale. Loin de se prêter à une réforme en faveur de laquelle l'opinion se prononçait de plus en plus, les évêques la combattirent dans un mémoire qu'ils allèrent, en grande députation, présenter au Roi. «Sire, y disaient-ils, ne difierez point d'enlever à l'erreur l'espoir d'avoir parmi nous ses temples et ses autels. Achevez l'ouvrage que Louis le Grand avait entrepris et que Louis le Bien-Aimé a continué et qu'il aurait eu la gloire de finir, si les ordres quil ne cessait de donner avaient été mieux exécutés.» Quelques prélats, moins rigoureux, eussent été d'avis que, sans accorder aux protestants la liberté de leur on leur concédât du moins la validation de leurs religion mariages. Mais la majorité des évêques repoussa cette proposition. Il y en eut même qui réclamèrent l'entière exécution des lois promulguées lors de la révocation de l'édit de Nantes. La question des protestants n'était pas la seule abordée dans ce mémoire. Se plaignant du régime d'éducation introduit dans les collèges depuis la suppression des Jésuites, les évéques demandaient au Roi d'illustrer son règne en rendant les collèges au clergé qui, par ses lumières, son désintéressement et la nature de son ministère, semblait seul appelé à enseigner la jeunesse. C'était tout ensemble exprimer un vœu, par une voie détournée, pour le rappel des Jésuites, et s'opposer par avance au plan conçu par Turgot pour l'établissement d'une instruction nationale. Ils protestaient enfin contre la liberté laissée aux écrivains, et, dénonçant au monarque le nombre des livres qui attaquaient la religion, le suppliaient d'en interdire le débit et d'en punir les auteurs. Les évéques ne se bornèrent pas à ces représentations. Ils en développèrent les principes dans un écrit qu'ils livrèrent à la publicité, sous le titre d'Avertissement aux fidèles du royaume, et qu'ils expédièrent, avec une lettre circulaire, dans tous les diocèses de France. A cet écrit était jointe la condamnation des ouvrages les plus bostiles à la religion qui avaient paru depuis 1765'. Cet Avertissement était encore plus faiblement rédigé que celui de 1770, et, par sa banalité, convenait, disait-on, aussi bien à des musulmans qu'à des chrétiens. Ni cet Avertissement , ni cette condamnation in globo des productions de la Philosophie ne firent d'effet dans le public. L'influence du clergé était amoindrie de telle sorte qu'on ne semblait attacher désormais aucune importance à ses démarches. Tandis qu'avaient lieu les délibérations de l'assemblée générale, on en plaisantait dans les cercles et dans les salons; on disait que les évèques faisaient prendre des informations contre im joueur de gobelets à la mode, du nom de Comus, dont les tours leur avaient paru une œuvre de sorcellerie. Louis XVI ne sembla pas de son côté prendre les remontrances des prélats en plus grande considération, et ne fit à leurs demandes que des réponses évasives. Reçue en audience de congé par le Roi, l'assemblée du clergé lui remit un exemplaire de la Théologie portative, et sollicita ses sévérités contre cet ouvrage. Ce fut le seul point sur lequel le monarque fit acte de condescendance. Il donna, à cet effet, des ordres au Parlement, et le livre fut brûlé par la main du bourreau. Si le clergé semblait perdre dans la royauté un auxiliaire qui l'avait jadis si constamment soutenu, il rencontra un allié auquel il ne s'attendait pas. Sur la plainte des évêques, un arrêt du Conseil avait supprimé un écrit anonyme de Voltaire, intitulé : Diatribe à l'auteur des Ephémérides, qui contenait, avec un éloge de Turgot, des allusions «indécentes» à la part qu'avait eue le clergé dans les derniers troubles. Le Parlement, à son tour, s'empara de cette brochure et la condamna au feu. L'avocat général Seguier, dans son réquisitoire, dénonça, selon l'usage, ce que cet écrit, attribué à un homme célèbre, renfermait de répréhensible; après quoi, parlant des divisions que longtemps on avait cru voir entre les ministres de la religion et les dépositaires des lois,—divisions qu'il prétendait avoir été fomentées par les Philosophes, ennemis des uns et des autres—: «Le moment est arrivé, disait-il, où le clergé et la magistrature doivent se réunir et, par un heureux accord, écarter les atteintes que des mains impies voudraient porter au trône et à l'autel. Cette précieuse harmonie bannira cette foule de brochures scandaleuses qui attaquent également et la majesté divine et la majesté royale. Les écrivains du siècle, que rien n'a pu contenir jusqu'à ce jour, redouteront enfin cette union tant désirée du sacerdoce et de l'empire.» On trouva dans le public que l'avocat général, par cette déclaration, «faisait sa cour au clergé d'une façon révoltante». C'était plus que cela; c'était l'aveu d'une alliance entre l'épiscopat et la magistrature jusqu'alors ennemis. Contractée en apparence pour garantir le trône et l'autel, cette alliance était dirigée en réalité contre l'esprit novateur qui partait du ministère, et qui menaçait dans leur influence et dans leurs privilèges le clergé et le Parlement lui-même. Le Chàtelet suivit l'exemple du Parlement. Deux jours après que celui-ci s'était piononcé contre la brochure de Voltaire, il condamnait un ouvrage de Delisle de Sales, paru pour la première fois en 1770 et intitulé : De la philosophie de la nature. Il débutait dans son réquisitoire par une déclaration qui rappelait celle de l'avocat général: «Telle est, disait-il, la constitution du royaume où nous avons lebonheur de vivre, que, les deux Puissances se prêtant un secours mutuel, la paix intérieure et la prospérité de l'État soient le fruit de leur harmonie; et les désordres que la puissance spirituelle n'a pu arrêter par la persuasion, la puissance temporelle les doit réprimer par la force». La sentence qui suivait le réquisitoire témoignait d'un zèle qui semblait même dépasser celui du Parlement. Le livre de Delisle de Sales était condamné au feu «comme impie, blasphématoire, séditieux, tendant à soulever les peuples, contre la religion et le gouvernement, à révolter les sujets contre l'autorité du Roi, et à renverser tous les principes de la sûreté et de l'honnêté publiques». Une sentence si outrée déplut au ministère. Il voulut en empêcher ou tout au moins en restreindre la publicité, et fit savoir au Châtelet que, si le Roi consentait à l'impression de la sentence, il ne consentirait pas à celle du réquisitoire, qui ne pouvait servir qu'à rappeler le souvenir d'un livre presque oublié. Le Châtelet protesta de son droit d'imprimer ses réquisitoires, prétendit que le livre en question était loin d'être oublié, qu'on venait d'en faire une nouvelle édition à trois mille exemplaires, qu'il s'en préparait une autre, et que le réquisitoire était destiné à lui servir de «contre-poison». Bref, on publia le réquisitoire avec la sentence, et l'ouvrage fut brûlé en place de Grève. Le Chàtelet ne se borna pas à cette sévérité. Il déclara l'auteur «coupable du crime de lèse-majesté divine et humaine» , le décréta de prise de corps, et entama des procédures qui devaient tlurer près de dix-huit mois. Le gouvernement rencontrait ainsi des obstacles de la part des corps mêmes qui jadis, par leur éclatante opposition aux abus d'un régime flétri par l'opinion, avaient fomenté partout les idées d'innovation et de réforme. Cependant les nuages grossissaient à la cour contre Turgot. La Reine, qui déjà marquait, dans sa conduite, cette légèreté dont elle devait donner par la suite de si regrettables preuves, supportait impatiemment les principes d'économie du contrôleur général. Secondée par Maurepas, elle avait obtenu du Roi pour l'une de ses favorites, la princesse de Lamballe, la charge de surintendante de sa maison aux appointements de 150,000 livres. Turgot, après des représentations, avait cédé, et, tout en cédant, avait déplu. Il s'attirait, dans le même temps, d'autres inimitiés. Sur son avis, Louis XVI avait appelé un officier d'un mérite éprouvé, le comte de Saint-Germain, au département de la guerre, en vue de réorganiser l'administration militaire, où les désordres n'étaient pas moins considérables que dans les autres services de l'Etat. Les grands seigneurs «jetèrent les hauts cris» sur l'élévation d'un simple gentilhonnne à un poste aussi éminent, et déclarèrent que, «si le ministère en général restait composé comme il l'était, il faudrait en venir à quelque coup d'éclat» Au milieu de tant de difficultés qui lui étaient suscitées, le ministère poursuivait son œuvre réparatrice. A la fin de l'année 1775 , l'édit qui abolissait les corvées était prêt pour l'enregistrement. Un second édit, auquel Turgot travaillait depuis longtemps et que lui avaient inspiré ses idées économiques, l'édit de suppression des jurandes, était prêt également. On annonçait d'autres édits qui devaient établir un impôt unique et proportionnel, refondre le système judiciaire. On parlait d'un lit de justice où le Roi, malgré l'opposition du clergé, allait solennellement abroger les lois rendues par Louis XIV contre les protestants. Occupé sans cesse de nouvelles améliorations, Turgot déployait une incomparable ardeur; la maladie même n'arrêtait pas son zèle. Chaque jour, au dire de ses admirateurs, «il publiait ou projetait des décrets pour le bonheur du peuple». A son exemple, le comte de Saint-Germain, abordant les réformes qui concernaient son ministère, s'était mis aussitôt à tailler dans le vif. «Nos ministres sont des chirurgiens qui nous coupent bras et jambes, écrivait alors au roi de Suède une dame de la cour. Il faut espérer que le bon tempérament de la France supportera sans périr tant d'opérations cruelles. On est toujours dans l'attente de quelque ordonnance, et nous trouvons la crise un peu forte» Par une conséquence inévitable, ces réformes entreprises coup sur coup et de tous les côtés à la fois bouleversaient l'état et la fortune d'un grand nombre de particuliers. Des cabales plus ardentes que jamais se formèrent à la cour contre Turgot. Le Parlement se joignit aux adversaires du contrôleur général, en supprimant un écrit fait à sa louange et qui commençait par ces mots : Bénissons le ministre. Il lui fît un acte d'opposition plus directe au sujet d'un ouvrage publié sous ses auspices et intitulé: les Inconvénients des droits féodaux. Le Parlement, toutes chambres assemblées avec les princes du sang et les pairs, condamna cette brochure au feu «comme injurieuse aux lois et coutumes de la France, aux droits sacrés et inaliénables de la couronne et au droit de propriété des particuliers; comme tendant à ébranler toute la constitution de la monarchie, en soulevant les vassaux contre leurs seigneurs et contre le Roi même, et en leur présentant les droits féodaux et domaniaux comme autant d'usurpations et de violences odieuses et ridicules». On s'étonna dans le public d'une condamnation aussi sévère, prononcée contre un livre qui, dans un langage empreint de modération, attaquait les restes encore subsistants d'une détestable servitude. En apprenant qu'un ouvrage qu'il appelait «un code plein d'humanité» avait été brulé, Voltaire se sentit pétrifié d'étonnement et de douleur. «Nous vivons dans un singulier temps, écrivait-il, et parmi d'étonnants contrastes. La raison d'un côté, le fanatisme absurde de l'autre; un contrôleur général qui a pitié du peuple, et un Pailement qui veut l'écraser; une guerre civile dans tous les esprits et des cabales dans tous les tripots. Sauve qui peut!» Le Parlement allait enfin se déclarer ouvertement contre Turgot. Louis XVI lui ayant adressé, pour être enregistrés, les édits qui supprimaient les corvées et les jurandes, quarante-deux membres du Parlement allèrent en députation supplier le Roi de retirer ces édits, et firent, à propos des corvées, cette singulière déclaration: «que le rôle de la noblesse était de défendre la patrie contre ses ennemis, celui du clergé d'édifier et d'instruire les peuples, et que la dernière classe de la nation, qui ne pouvait rendre à l'Etat des services aussi distingués, devait s'acquitter envers lui par les tributs, l'industrie et les travaux corporels». C'est à la suite de ces représentations que Louis XVI aurait dit: «Je vois bien qu'il n'y a que Turgot et moi qui aimions le peuple». Les corps de marchands manifestaient de leur côté une vive opposition à l'édit sur les jurandes. On publia des brochures qui plaidaient pour le maintien des maîtrises, et dans lesquelles on montrait le danger des théories que des hommes «séduits par l'enthousiasme du bien général, éblouis par la chimère d'une liberté illimitée», prétendaient substituer aux lois protectrices de l'art et de l'industrie. Un arrêt du Conseil supprima ces brochures, ce qui fit dire que «messieurs les Économistes», qui prêchaient la liberté pour eux-mêmes, n'en voulaient point pour leurs adversaires. Dans le Parlement régnait une véritable fermentation contre Turgot; sans respect pour son caractère, on y tournait en ridicule sa personne, ses idées, son administration. A la cour, les ennemis du contrôleur général portaient la partialité jusqu'à déclarer ignobles les préfaces de ses édits, disant que donner des raisons au peuple, comme il le faisait dans ces préfaces, c'était avilir la royauté. Les amis du ministre ne marquaient pas une moindre vivacité. A voir l'étrange opposition que provoquait l'abolition de la corvée, «cette barbare servitude destructive des campagnes», Voltaire disait que «son vieux sang bouillonnait dans ses vieilles veines». Walpole, témoin de ces événements, écrivait de son côté: «La résistance du Parlement à l'admirable réforme préparée par MM. Turgot et Malesherbes est plus scandaleuse que le plus féroce caprice du despotisme. Ces magistrats, qui s'opposent au bonheur de plusieurs millions d'hommes, ont à moitié absous le chancelier Maupeou de les avoir opprimés». Louis XVI tint ferme et, pour couper court à toute résistance, fit enregistrer les édits, le 12 mars 1776, dans un lit de justice que Voltaire appelait le lit de bienfaisance. Si louables que pussent être les intentions de Turgot, la démarche que, dans cette circonstance, il suggéra au Roi, n'en était pas moins un coup d'autorité qu'on ne manqua pas de lui reprocher. Il est vrai que ce reproche n'était guère à sa place dans la bouche de ses ennemis. L'avocat général Séguier, exposant devant le monarque le tableau des désordres que devait entraîner l'application de ces édits, commença son discours par ces mots: La puissance royale ne connaît d'autres bornes que celles qu il lui plaît de se donner ci elle-même. Jamais aucun magistrat, sous Louis XV, pas même le chancelier Maupeou, n'avait osé tenir un semblable langage. Le soir du lit de justice, il y eut des illuminations dans plusieurs quartiers de Paris. Sur des transparents de lumière on lisait: Vive le Roi et la liberté! Ces démonstrations venaient du «menu peuple» que transportait de joie l'édit de suppression des jurandes. Malheureusement ce qui semblait donner quelque raison aux ennemis des réformes, c'est que tout aussitôt des désordres se produisirent. A l'heure même où se tenait le lit de justice, les guinguettes regorgaient d'ouvriers qui avaient quitté leurs maîtres, avaient pris des carrosses de remise, «et offraient partout le spectacle d'un vrai délire». Ce jour, et durant les premiers qui suivirent, des rixes violentes s'élevèrent entre les maîtres et les compagnons «ivres de leur liberté». Dans ces batteries, des hommes restèrent sur le carreau. Il fallut envoyer de la troupe pour réprimer ces troubles et mettre en prison plusieurs de ceux qu'on avait voulu rendre libres. Dans les campagnes avaient lieu des désordres analogues. Excités par l'idée qu'on allait abolir les droits féodaux, les paysans, en diverses localités, s'étaient soulevés contre leurs seigneurs. En présence de ces troubles qu'il attribuait «à la licence des opinions systématiques et des spéculations dangereuses de quelques esprits inquiets», le Parlement rendit, le 30 mars, un arrêt par lequel il enjoignait «à tous les sujets du Roi, censitaires, vassaux et justiciables des seigneurs particuliers, de continuer, comme par le passé, à s'acquitter, soit envers le Roi, soit envers les dits seigneurs, des droits et des devoirs dont ils étaient tenus à leur égard selon les ordonnances du royaume». En outre, il défendait expressément «d'exciter, soit par des propos, soit par des écrits indiscrets, à aucune innovation aux dits droits et usages, sous peine contre les contrevenants à être poursuivis extraordinairement comme rebelles aux lois, perturbateurs du repos public et punis de punition exemplaire». Cet arrêt, affiché dans tout Paris, fut considéré «comme une espèce d'embargo» mis sur les projets du ministre. En réalité, il n'y avait guère que le menu peuple et les Philosophes qui applaudissaient aux récentes mesures de Turgot. Encore, parmi ceux-ci, soulevaient-elles des critiques. «L'erreur la plus commune aux hommes qui ont écrit sur l'administration, disait Grimm à propos de la suppression des jurandes, c'est de vouloir transporter des idées abstraites, des vérités métaphysiques dans un ordre de choses qui en change absolument tous les rapports. Si les lois de la société ne sont pas opposées à celles de la nature, elles n'en sont pas moins très-différentes, et ce qui conviendrait le mieux à l'individu n'est pas toujours ce qui convient le mieux à l'État». On attaqua les opérations de Turgot dans des pamphlets, où l'on reprochait au Roi de laisser son ministre conduire la France «sans savoir où». Sous le nom de Prophéties Turgotines, des chansons coururent, dans lesquelles on disait que toutes les classes allaient être confondues, tontes les distinctions effacées, et que le monarque lui-même, «se croyant un abus», renoncerait à la couronne. Louis XVI, de son côté, commençait à se préoccuper de cette opposition et craignait de se tromper. Il ne s'était résolu qu'avec regret à imposer par un acte d'autorité l'enregistrement des derniers édits. Au lit de justice, voyant ses frères mêmes se déclarer contre lui, il n'avait pu surmonter une impression de tristesse. Quelque temps après, il disait à son ministre: «Mais, monsieur Turgot, vous ne me parlez que du bonheur de mon peuple, que du bien général de mes sujets; comment se fait-il que des arrangements aussi utiles, aussi avantageux que vous me le dites, excitent autant de réclamations?» Le nombre des ennemis du ministre s'était visiblement accru. Avec la cour, le clergé, la magistrature, les financiers et les dévots, auxquels étaient venus s'ajouter les antiéconomistes qui comptaient dans leurs rangs des esprits convaincus, toute la bourgeoisie industrielle et commerçante se déchaînait à cette heure contre lui'. Alors même que Louis XVI aurait possédé la fermeté qui manquait à son caractère, jeune comme il était, et sans moyens de connaître les vrais sentiments du pays,—moyens que seuls auraient pu lui donner les États généraux,—comment n'eût-il pas fléchi devant une opposition aussi considérable? Diverses autres circonstances concoururent à ébranler l'esprit déjà hésitant du monarque. Le pape Pie VI, qui venait de succéder à Clément XIV, avait accordé un jubilé à l'occasion de son avènement. Ce jubilé s'ouvrit le 15 mars à Paris. Dans la bulle qui le concédait, le nouveau Pape, qu'on disait favorable aux Jésuites, avait flétri, en termes sévères, les doctrines de la Philosophie. Tout aussitôt, à l'exemple du Pontife, les prédicateurs dans leurs chaires, les évêques dans leurs mandements, les curés dans leurs prônes», se mirent à tonner contre les Philosophes. Ce furent autant de traits qui atteignirent Turgot. Le Parlement, de son côté, à propos d'un ouvrage que, le 3 mai, il condamnait au feu, porta au ministre un dernier coup. Cet ouvrage, intitulé : le Monarque accompli, contenait un éloge de l'empereur Joseph II. L'auteur, à l'occasion de cet éloge, s'élevait à des considérations passionnées sur l'état des sociétés. Il traçait un tableau lugubrre de la misère des peuples, et, appelant ceux-ci à la révolte, les poussait à égorger les monstres qui dévoraient leur substance. «Si la fortune venait à les tromper» , il les engageait du moins «à ne pas mourir sans s'être vengés» de leurs maux. «Peuples malheureux, pour qui l'on forge des fers, sachez au besoin exterminer vos tyrans; que ce soit là désormais votre devise, et les rois trembleront devant vous». Il est une époque, ajoutait-il, «qui devient nécessaire dans certains gouvernements, époque terrible, sanglante, mais le signal de la liberté; c'est la guerre civile dont je veux parler». L'avocat général, en flétrissant «cette doctrine meurtrière», l'imputa à l'effervescence «que l'amour de la liberté indéfinie avait fait naître dans tous les cœurs». On ne peut se le dissimuler, disait-il, le pays doit les secousses qui l'agitent «à ces génies entreprenants qui ne consultent que leurs propres lumières, à ces novateurs dangereux qui, sans avoir étudié la marche de l'esprit humain, pensent qu'ils sont en état de le conduire, à ces prédicants insensés et furienx qui osent se permettre de détruire les gouvernements sous prétexte de les réformer». Personne ne douta que l'avocat général, par ces paroles, n'eût voulu désigner Turgot. Des intrigues de cour, auxquelles Maurepas ne demeura pas étranger, consommèrent l'effet produit par ces attaques. On supposa des lettres écrites par le ministre à un ami, lettres qui passaient ensuite sous les yeux de Louis XVI, et qui contenaient, avec des sarcasmes contre la Reine, des insinuations offensantes pour le Roi. Marie-Antoinette intervint à son tour. Un gentil-homme auquel elle s'intéressait, le comte de Guines, ambassadeur à Londres, ayant été rappelé en France sur l'avis du ministre, elle s'offensa de cette décision comme d'un outrage. Non-seulement elle obtint du Roi,—sur l'esprit duquel elle exerçait alors un complet ascendant, —que le comte de Guines revint en France avec le titre de duc; elle osa demander que, le jour où le comte de Guines serait gratifié de ce titre, Turgot fût chassé et mis à la Bastille. Le 12 mai 1776, Louis XVI, cédant enfin à ces intrigues et à l'opposition qui lui semblait se manifester de toutes parts, enjoignit à Turgot de s'éloigner de la cour. Déjà Malesherbes, dégoûté des cabales dont il était témoin, avait donné sa démission. A cette nouvelle, Voltaire fut atterré. «La France aurait été trop heureuse, écrivait-il. Unis entre eux, ces deux ministres auraient fait des miracles. Je ne me consolerai jamais d'avoir vu naître et périr l'âge d'or qu'ils nous préparaient». Ainsi tombèrent les deux sages qui honoraient la France. Prévue depuis longtemps par les esprits réfléchis, leur chute était inévitable. En dehors même des mesures qu'inspirèrent à Turgot ses doctrines économiques, ces deux ministres, par leurs innovations, heurtaient trop d'usages, d'intérêts et de préjugés, pour qu'on les laissât faire. Ils voulaient accomplir en un moment des réformes pour l'exécution desquelles ce n'eût pas été trop de la durée d'un demi-siècle. C'était dès Louis XV qu'il eût fallu entreprendre ces «amputations» nécessaires. Sous Louis XVI, il était déjà trop tard. L'abbé Galiani écrivait, le 16 mai, à madame d'Epinay: «Nous sommes arrivés aux temps dont parle Tite-Live; ad haec teinpora ventum est, ubi nec mala, nec remédia pati possumus» De l'impuissance de ce ministère il résultait qu'un régime violent, un régime révolutionnaire, était seul capable d'imposer des réformes. C'était la pensée de d'Argenson dès 1751; et, pour n'avoir pas voulu subir les «opérations» des deux chirurgiens qui présidaient alors aux destinées de la France, la société devait fatalement se voir livrée un jour aux mains de chirurgiens plus terribles.
LIVRE X. RÈGNE DE LOUIS XVI. MINISTÈRE NECKER(1776-1781)
|