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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)

 

CHAPITRE IX.

LA PERSÉCUTION DE DÈCE EN ORIENT.

I

La persécution en Égypte.

La variété des mœurs était grande dans l’immense unité de l’empire romain. Malgré la centralisation croissante, une part d’autonomie restait aux villes. Presque rois dans leur province, les proconsuls, légats ou préfets conservaient dans l’application des lois beaucoup de liberté. Les édits impériaux ou les décisions des jurisconsultes avaient tracé les lignes générales entre lesquelles il leur était permis de se mouvoir; mais leur volonté demeurait ordinairement maitresse des détails d’exécution, subordonnés aux idées des peuples qu’ils gouvernaient ou à leurs sentiments personnels. De là, dans l’application de l’édit de Dèce, bien des diversités, selon les lieux.

Le mot d’ordre est le même en Orient et en Occident: contraindre les chrétiens à sacrifier. Mais l’exé­cution varie. A Rome, à Carthage, dans les parties occidentales de l’empire, on a procédé avec une régularité presque mécanique, avec l’impérieuse uniformité de l’esprit latin, qui laisse peu de place aux particularités locales et à l’initiative des individus. Cependant, à y regarder de près, quelques nuances sont visibles: ainsi, à Rome, le peuple ne prend point de part à la persécution, tandis qu’il se montre, à Carthage, animé contre les chrétiens de passions ardentes. Mais, dans la manifestation de leurs sentiments à l’égard des disciples du Christ, les provinces orientales laissent voir des divergences beaucoup plus nombreuses. Rome y gouverne par les lois, sans y régner par les mœurs. Ici, la turbulence égyptienne, ailleurs la vivacité grecque, plus loin l’indolence asiatique se dérobent à la direction régulière, à la main lourde du génie romain. Sans doute les actes du pouvoir hostiles aux chrétiens sont accueillis avec faveur par des populations encore attachées au culte des dieux; mais elles entendent le plus souvent les appliquer à leur manière, tantôt brutale, tantôt raffinée en sa cruauté, ou bien au contraire, molle, cu­rieuse, n’excluant ni une certaine courtoisie de forme, ni quelque vague émotion, qui se tournerait facilement en sympathie.

Une des villes où les fidèles eurent le plus à souf­frir fut la grande métropole égyptienne. Au moment où la persécution officielle fut ordonnée par Dèce, Alexandrie était à peine remise de l’émeute qui l'a­vait ensanglantée sous Philippe. On aurait pu croire que, lasse des agitations de l’année précédente, elle allait accueillir avec indifférence les ordres impériaux, les recevoir même à regret, comme une nouvelle cause de trouble. Il n'en fut rien. Dans cette population mobile, sans cesse renouvelée, les émotions s’oubliaient vite, et l’ardente imagination de la foule réclamait sans cesse quelque aliment nouveau. Alexandrie n’était pas seulement le plus vaste entrepôt ouvert au commerce du monde ancien, elle était encore le lieu où s’échangeaient le plus d’idées; dans cette ville cosmopolite, triste, laide et bruyante comme un atelier colossal, toutes les races, toutes les religions, toutes les superstitions, toutes les philosophies, tous les métiers, toutes les mœurs se mêlaient sans se fondre, et semblaient constamment prêts à se heurter.

Les contrastes les plus étranges y étaient rassemblés: par un raffinement d’archaïsme, on construisait dans Alexandrie des temples dont le style était emprunté à l’Égypte des Pharaons, et l'on traduisait en hiéroglyphes la langue des inscriptions impériales; en même temps on remuait dans les salles de la Bibliothèque et du Musée, et plus encore dans les chaires privées, les idées tour à tour les plus frivoles et les plus neuves; à la porte du Musée, dans le didascalée, la philosophie chrétienne elle-même soutenait des thèses hardies. En temps de paix, l’immense cité offrait, au point de vue religieux, un spectacle étrange. L’Européen qui parcourt pour la première fois New-York est étonné de la multitude des églises et des chapelles appartenant à toutes «les dénominations». Il en était à peu près de même à Alexandrie. Le Romain qui la visitait en passant, comme Hadrien, demeurait surpris d’une confusion apparente: il n’é­tait pas éloigné de penser que toutes les religions dont il apercevait les temples, dont il coudoyait les sectateurs et les rites, rentraient l’une dans l’autre, et que les mêmes fidèles portaient tour à tour leurs vœux à Jupiter, à Sérapis, au Christ ou à Jéhovah. Mais qu’un souffle de fanatisme vint agiter «cette Égypte légère, suspendue à un fil» et toute illusion cessait. La «superstition naturelle au pays», que l’on eût pu croire usée par le contact de tant de religions et le frottement de tant d’idées, apparaissait de nouveau. Bien que fort diminués en nombre et en influence, les Juifs attisaient secrètement le feu. Les chrétiens étaient les victimes désignées, sur lesquels tombaient à la fois les adorateurs de Jupiter, de Sérapis et de Jéhovah, et ces turbulentes corporations ouvrières, organisées pour l'émeute presque autant que pour le travail, qui donnaient à Alexandrie une physionomie à part entre toutes les villes antiques. On l’avait vu sous Philippe, quand un charlatan de carrefour prêcha la guerre sainte contre les chrétiens; on le vit sous Dèce, quand l'autorité impériale leur commanda par édit une apostasie publique.

La population païenne de la grande ville suivit avec un intérêt passionné l’épreuve imposée aux fidèles. Autour du temple désigné pour les sacrifices se tenait, dit saint Denys d'Alexandrie, une foule immense, observant avec une ironique curiosité les visages des apostats, riant bruyamment quand ceux-ci trahissaient par une attitude consternée, par la pâleur, par le tremblement des membres, le combat qui se livrait dans leur âme entre la peur et la foi, applaudissant ceux qui, affermis contre tout remords, montaient à l’autel d’un pas alerte comme s’ils n’avaient jamais été chrétiens. Au milieu de la terreur universelle, les plus empressés furent les hommes que leur fortune mettait le plus en vue ou qui «administraient la chose publique». Les magistrats chrétiens, obéissant à l’appel de leurs noms, se rendirent docilement au temple des idoles, suivis d’un grand nombre de leurs coreligionnaires, qu’un tel exemple entraînait, ou que poussaient presque de force des parents ou des amis affolés. Ces chutes si rapides et si faciles contrastent avec le courage montré par les fidèles d’Alexandrie pendant l’émeute de l’année précédente, qui fit plusieurs martyrs et un seul renégat. Le terrible et insidieux édit de Dèce, capable, dit saint Denys, de faire tomber s’il était possible les élus eux-mêmes, produisit ici comme ailleurs l’effet que son auteur avait attendu: tel avait bravé, quelques mois auparavant, la foule se ruant avec le fer et le feu sur les maisons des chrétiens, et n’eut pas le courage de dire non quand du haut des degrés du temple la voix du héraut l’appela au sacrifice. Étrangles mystères de la raison humaine, qui trahit toutes les espérances et donne raison à tous les calculs!

A côté de ces faiblesses il y eut des essais de résistance. Mis en demeure de sacrifier, quelques chrétiens refusèrent, et ne cédèrent qu’après avoir été enchaî­nés et placés sous la garde des soldats. D’autres se laissèrent conduire en prison, mais apostasièrent pour en sortir. Il y en eut qui soutinrent avec courage la torture, et ne succombèrent qu’au moment où la sentence capitale allait être prononcée. Enfin, de nombreux fidèles méritèrent le nom de martyrs, en se montrant jusqu’au bout les témoins du Christ. Ils furent, selon l’expression de saint Denys, les colonnes inébranlables qui soutenaient l’édifice chancelant. Un vieillard nommé Julien avait été amené devant le préfet Sabinus. Il souffrait de la goutte au point de ne pouvoir ni marcher ni se tenir debout: deux chrétiens le portaient sur leurs épaules. L’un de ces derniers apostasia: le second, Cronion surnommé Eunous, confessa le Christ en même temps que Julien. Pour flatter la haine de la foule, qui aimait ces exhibitions, le préfet les fit mettre sur des chameaux et promener pendant de longues heures à travers la ville: de temps en temps on les fouettait. Enfin, arrivés au lieu du supplice, ils furent brûlés vifs, devant une immense multitude. Pendant le trajet, l'œil soupçonneux des spectateurs avait remarqué la sollicitude avec laquelle un soldat de l’escorte, nommé Bésa, écartait d’eux les outrages. Des clameurs furieuses s’élevèrent contre l’homme qui avait osé témoigner de la sympathie et du respect aux mar­tyrs. Amené devant le tribunal, il se déclara chrétien, et périt sous la hache.

Ce supplice n’était pas celui qui plaisait le plus au peuple. Les féroces Égyptiens au corps endurci, ca­pables de supporter sans défaillir les plus affreuses tortures, et célèbres dans l’antiquité par leur insensibilité au milieu des tourments, se réjouissaient de voir souffrir. Aussi le préfet, attentif à leurs goûts, prononça rarement contre les chrétiens le supplice rapide du glaive : ordinairement il les condamnait à être brûlés vivants. On variait quelquefois cette peine atroce. Le Libyen Macar périt sur le bûcher; Nemesion, faussement accusé d’avoir fait partie d’une de ces bandes de brigands qui désolaient la basse Égypte, puis justifié de ce chef, fut condamné comme chrétien, et brûlé avec les voleurs; mais Épimaque et Alexandre furent traités plus cruellement. Ils avaient subi une longue détention, pendant laquelle on les avait mis plusieurs fois à la torture. Leurs corps étaient brisés par les fouets, lacérés par les ongles de fer. Quand, enfin, le juge eut donné l’ordre de les faire mourir, on les arrosa de chaux vive, et ils périrent lentement consumés par ce liquide incendie. Un sentiment d’humanité semble avoir réservé aux femmes la peine du glaive: les deux Ammonarium, la vieille Mercuria, une mère de famille nommée Dionysia, eurent la tête tranchée; mais l’une d’elles avait épuisé auparavant toute la série des tortures, sous les yeux du préfet qui les pressait de renier leur foi.

Parmi les épisodes rapportés par saint Denys, il en est de curieux et d’inattendus. Dioscore, jeune gar­çon de quinze ans, avait été traduit devant le tribunal du préfet, en compagnie de trois chrétiens plus âgés, Héron, Ater et Isidore. Le magistrat, le voyant petit et frêle, essaya de lui arracher une abjuration, tantôt par des paroles caressantes, tantôt par la torture. L’enfant demeurait inébranlable. Alors le préfet ordonna que ses trois compagnons, qui avaient confessé le Christ comme lui, seraient fouettés et brûlés vifs : puis, touché de la fermeté de Dioscore, charmé de la sagesse de ses réponses, il le renvoya libre, en disant : «Je veux accorder à cet enfant le temps de se repentir». Dioscore persévéra dans la foi, et devint plus tard un des familiers de l’évêque Denys. On aime à rencontrer ce trait au milieu de scènes d’hor­reur, et à sentir battre un cœur sous la toge de ma­gistrats cruels, mais cependant capables d’admirer un jeune courage et d’hésiter avant d'envoyer un enfant à la mort.

Dans une autre circonstance, le cœur du préfet d’Égypte dut battre plus vite encore, non plus de pitié, mais de terreur. Il instruisait le procès d’un chré­tien. Debout devant le prétoire se tenaient quatre soldats de garde, Ammon, Zénon, Ptolémée, Ingenuus, en compagnie d’un vieillard nommé Théophile. L’ac­cusé semblait près de renier le Christ. Soudain, les soldats s’agitent, grincent des dents, et remuant la tête, les mains, tout le corps, s’efforcent d’attirer l’attention du patient, de l’encourager à la résistance. Tous les regards se tournent vers eux. On allait les saisir, mais ils s’élancent ensemble devant le siège du préfet en criant: «Nous sommes chrétiens!». Le préfet et ses assesseurs sont pris d’épouvante, et se mettent à trembler. Les soldats se laissent arrêter: il leur eût été facile de s’échapper au milieu du trouble général. C’est en triomphateurs, la tête haute, qu’ils sortirent du prétoire pour aller au supplice. Les juges tremblaient encore en prononçant la sentence.

Cet incident, qu’on ne put tenir secret, car il avait eu de nombreux témoins, aurait suffi à révéler aux chrétiens la secrète faiblesse de leurs adversaires; mais jamais ils n’essayèrent d’en profiter. Fidèles à l’esprit du Maître divin, ils se laissaient égorger comme l’agneau qu’on mène à la boucherie, et ne songeaient à se servir ni de leur nombre, ni des intel­ligences qu’ils pouvaient avoir dans l’armée, ni, en certains pays, du voisinage des Barbares, pour intimider les persécuteurs. Dans l’époque troublée que nous racontons, toutes les provinces, toutes les armées, tous les partis eurent tour à tour ou simultanément leur empereur: bientôt va s’ouvrir l’ère des trente tyrans» ; on ne vit jamais de révolte chrétienne, de parti chrétien; jamais les adorateurs du Christ ne choisirent dans leurs rangs un chef temporel pour l'opposer au pouvoir parfois bien fragile qui les décimait. A mes yeux, c’est là un des faits les plus remarquables de l’histoire: il montre combien, en dépit des défaillances individuelles, malgré les schismes, les luttes doctrinales, l’Église, dans son ensemble, demeura fidèle à l’esprit de l’Évangile et à l’enseignement apostolique; il fait voir en même temps l’inintelligence politique et le manque d’équité des persécuteurs, qui cherchaient à supprimer les citoyens les plus paisibles de l’empire, et refusaient de reconnaître une grande force numérique et une grande force morale sur laquelle de vrais hommes d’État auraient été heureux de s’appuyer.

On eût pu croire que, en dehors d’Alexandrie, où les passions populaires étaient si violentes, l’exécution de l’édit serait moins stricte et moins cruelle. Il n’en fut rien : dans les bourgs, dans les villages, un très grand nombre de chrétiens furent immolés. Peut-être même eurent-ils davantage à souffrir dans les lieux éloignés des grandes villes. Là, en effet, la surveillance des autorités s’exerçait difficilement, le pouvoir central n’avait pas de représentants, le fanatisme populaire ou les haines individuelles pouvaient se donner libre cours, au mépris des lois. Saint Denys en cite un exemple. Un magistrat local avait pour intendant un homme libre, salarié, nommé Ischyrion. Il lui donna l’ordre de sacrifier. Ischyrion refusa. Le maître l’accabla d'injures, puis, voyant sa fermeté, se porta aux plus outrageantes voies de fait. Le chrétien ne cédait pas: le maître saisit un épieu, et lui perça les entrailles. Ce fait permet de juger l’exaspération où le fanatisme déchaîné par l’édit de Dèce avait porté certains païens. Depuis longtemps les maîtres ne possédaient plus le droit de vie et de mort: et, dans un bourg de l’Égypte, en l’absence de toute sentence judiciaire, oublieux de ses devoirs de magistrat, un maître pouvait impunément immo­ler de sa main un serviteur chrétien, qui n’était pas même esclave!

Si mal disposés que les habitants des campagnes égyptiennes fussent à l’égard des fidèles, ils n’avaient guère moins d’antipathie pour les représentants de l’autorité romaine. De tout temps le fellah fut en butte aux exactions, et les agents du fisc ne se montraient pas plus doux pour lui, au temps des empereurs, que les collecteurs d’impôts dont un papyrus contemporain de Ramsès décrit la rapacité brutale. Les paysans savaient rendre aux soldats les vexations qu’ils en recevaient. Faire rentrer l’impôt dans les campagnes égyptiennes était une tâche très difficile: les fellahs avaient pour point d’honneur de refuser tout paiement, et considéraient comme des traces glorieuses les marques des coups reçus en défendant leur bien. Ils éprouvèrent une joie maligne à soustraire quelquefois aux recherches les chrétiens fugitifs. C’est au moins ce qui advint à l’évêque d’Alexandrie, saint Denys, et lui-même raconte dans une lettre ce piquant épisode. Dès la publication de l’édit, on l’avait cherché dans toute la ville. Un frumentaire chargé de l’arrêter avait parcouru les rues, les fleuves, les champs, et n’avait oublié que la maison de l’évêque, où celui-ci attendait paisiblement. Après quatre jours, Denys, sur l’ordre de Dieu, se décida à s’enfuir. Suivi de plusieurs chrétiens, il s’engagea dans la campagne. Vers le coucher du soleil, des soldats découvrirent la petite troupe, s'emparèrent de Denys et de ses compagnons, et les menèrent dans un village voisin. Un chrétien de son intimité, ignorant sa fuite, rentrait à ce moment dans Alexandrie: il trouva vide la maison de l’évêque, apprit son arrestation, et, troublé, se sauva. Courant de nuit à travers la campagne, il rencontra un paysan qui se rendait à une veillée de noces. Le paysan lui demanda pourquoi il fuyait, quelle était la cause de son trouble. Il n’eut pas la force de se taire, et raconta tout. Parvenu à l’endroit où se donnait la fête, le paysan redit aux convives le récit du fugitif. Tous se lèvent, et courent à l’endroit où Denys et ses compagnons étaient enfermés. A la vue de cette troupe d’hommes, les soldats s’enfuirent. Les chrétiens, qui étaient couchés, crurent à une agression de voleurs. Quand les paysans entrèrent dans la chambre de l’évêque, celui-ci se souleva de son grabat, leur présenta ses vêtements, ne gardant sur lui qu’une chemise. «Levez-vous à la hâte, partez vite» dirent les prétendus voleurs. Denys comprit la vérité: désolé de voir s’éloigner la grâce du martyre, ou blessé dans son honneur chrétien à la pensée de devoir la liberté à un acte de rébellion, il supplia les paysans de courir chercher les soldats: il leur de­manda même, avec une sorte d’égarement, de lui trancher la tête. Les paysans le forcèrent à se lever. Il résista encore, et se coucha par terre. Alors ils le prirent par les pieds et par les mains et le portèrent hors du bourg, suivis de ses compagnons; ils le mirent sur un âne, puis s’en allèrent, riant sans doute entre eux du bon tour qu'ils venaient de jouer aux soldats romains. Denys trouva un asile dans une région sauvage de la Libye, où il demeura jusqu’à la fin de la persécution.

Les chrétiens qui, en très grand nombre, prirent la fuite pour échapper aux conséquences de l’édit de Dèce, n’eurent pas tous la chance singulière qui avait sauvé malgré lui l’évêque d’Alexandrie. Beaucoup, errant dans les montagnes et les déserts, périrent de faim, de soif, de froid, de maladie, ou tombèrent dans les mains des brigands, ou furent dévorés par les bêtes féroces. L'évêque de Nilopolis, un vieillard nommé Chéremon, s'était enfui avec sa femme, et avait cherché un refuge sur le mont Arabique; on ne sut jamais ce qu'étaient devenus les fugitifs, et leurs corps ne furent pas retrouvés. Un grand nombre de chrétiens réfugiés dans la même région furent pris par les Sarrasins et réduits en servitude: quelques-uns durent ensuite être rachetés par les fidèles, d’autres étaient encore esclaves des Barbares au moment où saint Denys rédigea la lettre d'où sont tirés ces détails.

Parmi les fugitifs de la persécution de Dèce, il en est un, entre autres, qui ne rentra jamais. Ni les voleurs, ni les bêtes féroces, ni les Sarrasins ne mirent obstacle à son retour; mais le désert l'avait conquis, le désert vide des hommes et plein de Dieu. C’était un Égyptien de la Thébaïde, nommé Paul, riche, instruit et pieux. La persécution l’obligea de se retirer dans une maison de campagne, où il vécut avec sa sœur et son beau-frère. Si profonde que fut sa solitude, les bruits du monde venaient encore jusqu’à lui. On peut supposer qu’il entendit parler alors de deux horribles épisodes, racontés par l’auteur de sa Vie. Un magistrat païen—peut-être le préfet d’Égypte—voyant un martyr demeurer ferme au milieu des tortures, avait commandé qu’on lui frottât tout le corps de miel, et qu’après lui avoir lié les mains on l’exposât, jusqu’à la mort, au soleil et aux mouches. Le même magistrat livra un autre chrétien aux caresses d’une courtisane chargée de lui faire oublier le Christ: le martyr, sur le point de succomber, résolut de vaincre la volupté par la douleur: il coupa sa langue avec ses dents, et la cracha toute sanglante au visage de la malheureuse. Paul frémissait à de tels récits: il avait peur, moins peut-être des souffrances que des séductions infâmes tenues en réserve par l’immoralité des juges romains. Aussi, quand il apprit que l’heure de l’épreuve allait venir pour lui, et que la cupidité de son beau-frère s’apprêtait à le trahir, n’hésita-t-il pas à prendre la fuite. Il erra longtemps dans les montagnes, et finit par trouver une caverne, autrefois habitée par des faux monnayeurs. Il s’y réfugia. Il avait alors vingt-trois ans. Jusqu’à cent treize ans il vécut sous son rocher, à l’ombre de son palmier, au bord de sa fontaine, méditant et priant, ignorant de l’histoire humaine, attentif à la seule contemplation des choses éternelles. Mais le grain jeté dans le désert par la persécution avait fructifié à son insu, et, quand il mourut, trente ans après la conversion de Constantin, les oasis de la Thébaïde étaient peuplés d’anachorètes.

Cependant, malgré le départ de saint Denys, l’Église d’Alexandrie n’était pas demeurée sans secours. Deux prêtres, trop connus pour rester impunément dans la ville, Faustinus et Aquila, avaient imité la retraite de leur évêque; mais quatre autres, auxquels il était sans doute plus facile de passer inaperçus, continuaient d’y donner, en se cachant, l’assistance spirituelle aux fidèles persécutés: ils s’appelaient Maxime, Dioscore, Démétrius et Lucius. Saint Denys nomme également trois diacres qui étaient restés, Faustin, Eusèbe et Chérémon. Eusèbe se montra particulièrement intrépide : il ne cessa de visiter les martyrs dans les prisons, bien que le préfet en eût interdit et en fit surveiller l’entrée, et parvint à procurer une sépulture convenable à tous ceux qui mouraient pour la foi.

Alexandrie avait, comme Rome et Carthage, ses «tombés» qui, touchés de remords, aspiraient à rentrer dans l’Église, et s’adressaient pour obtenir cette faveur aux confesseurs détenus dans les prisons. Grâce à la modération de ceux-ci et à la discrétion des prêtres demeurés dans la ville, la question des «tombés» n’eut en Égypte rien d’irritant. Les confesseurs accueillirent avec bonté les apostats vraiment convertis, mangèrent et prièrent avec eux; mais, jusqu’au jugement de l’évêque, aucun prêtre ne les admit aux sacrements. La question demeura donc entière jusqu’au jour où, la persécution terminée, l’évêque rentré dans son Église eut à prendre une décision définitive. Cette décision fut ce qu’on pouvait attendre dans une telle cause, quand nul ferment de discorde n’avait été déposé dans les esprits: saint Denys ratifia le sentence provisoire des confesseurs, et réintégra dans l'Église les pécheurs repentants avec lesquels les témoins du Christ avaient consenti à reprendre des rapports de charité.

II.

Les martyrs de Grèce et d’Asie.

 

La persécution fit plusieurs martyrs en Grèce et dans les îles de la mer Égée. Malheureusement on a sur eux peu de détails certains. L’Église d’Athènes était florissante au troisième siècle. La douceur et le caractère sérieux de ses fidèles contrastaient avec la turbulence habituelle aux Athéniens. Origène trouva plusieurs fois chez les chrétiens d’Athènes une hospitalité cordiale. Il composa dans cette ville deux de ses ouvrages. Aux époques agitées de sa vie ses partisans y restèrent nombreux. Entre cette Église où la piété se colorait de tous les rayons de la sagesse hellénique, et l’école d’Alexandrie où l’on enseignait avec tant d’éloquence l’accord de la raison et de la foi, les relations furent de tout temps fréquentes et intimes. Le futur apôtre du Pont, Grégoire le Thaumaturge, s’était assis aux leçons des philosophes athéniens avant d’étudier les saintes lettres à Césarée, puis à Alexandrie. La persécution de Dèce versa probablement à Athènes le sang chrétien. Une conjecture vraisemblable place à cette époque le martyre d’Heraclius, Paulin et Bénédime, brûlés vifs dans la capitale de l’Attique. Le Péloponèse donna également des témoins au Christ. Il eût été étrange que cette grande Église de Corinthe, où vivait encore le souvenir de saint Paul, ne payât pas à la persécution un riche et glorieux tribut. On compte deux séries de martyrs, condamnés successivement à Corinthe par deux proconsuls d’Achaïe : Quadratus, Denys, Cyprien, Paul, et leurs compagnons, puis l’année suivante saint Léonide et plusieurs femmes. Un nombreux groupe de chrétiens fut également immolé en Crète, à Gortyne, au pied du mont Ida: l’évêque Cyrille, vieillard de quatre-vingt-quatre ans, et dix fidèles qu’un mot de ses Actes, pièce où se trouvent des détails peu vraisemblables mêlés à des parties excellentes, permet de croire ses disciples, Théodule, Saturnin, Eupore, Gélase, Eunicion, Agathope, Zotique, Cléomène, Basilide, Evariste. Enfin, l’on place au 14 mai 250 le martyre de saint Isidore, dans l’île de Chio.

Nous sommes obligés de nous borner, pour ces saints, à une rapide nomenclature; leurs Actes ne contiennent pas assez de traits originaux pour qu’on ait le droit de leur demander davantage. On y chercherait à peu près vainement les détails de mœurs particuliers à un siècle et à un pays, qui, dans les pièces authentiques ou voisines de l’authenticité, donnent au récit une saveur personnelle et locale, et permettent de deviner à première vue, même sans indication de lieu, la contrée où il se passe. Ce qui nous manque pour la Grèce propre et les lies, une autre partie du monde gréco-romain va le donner avec abondance.

Évangélisées de bonne heure dans toute leur éten­due, les provinces que baigne à l’ouest la mer Égée, au nord le Pont-Euxin, connaissaient trop les chrétiens pour avoir contre eux des haines bien vives. La servilité inhérente aux mœurs orientales fit qu’on s'y prêta de bonne grâce aux désirs de l’autorité romaine toutes les fois que celle-ci décréta la persécution; l’excitation malsaine causée par la vue des supplices allumait ensuite dans la populace des villes un fanatisme passager; mais cette agitation de surface durait peu: le sentiment général était, au fond, éloigné des rigueurs sanglantes, et plutôt favorable aux chrétiens.

Quand le peuple de Smyrne , au commencement du deuxième siècle, immola tumultueusement saint Polycarpe, ce fut à la suite d’une de ces fiévreuses journées de stade après lesquelles les foules antiques, grisées parle soleil, la passion du jeu, l’excitation voluptueuse des spectacles, ne se possédaient plus; il y eut d’ailleurs des meneurs nombreux et habiles, les Juifs, dont la populace païenne ne fut que l’instrument. Bien différente de l’âpre et bruyante Alexandrie, Smyrne, «la perle de l’Orient», était une ville de mœurs douces, si hospitalière qu’on vit des exilés ro­mains lui léguer par reconnaissance tous leurs biens. Le peuple était gai, le climat délicieux, le vin exquis. On vivait à la manière grecque, tout en dehors, au stade, à l’agora. Pour des gens oisifs, artistes, capables de sensations délicates, la parole était le plus recherché des plaisirs : nulle part les rhéteurs ne furent aussi puissants. Polémon avait été le vrai roi de Smyrne; quand il improvisait, la ville entière courait l’entendre: la foule suivait ses avis, le sénat recherchait ses conseils: ses concitoyens le regardaient avec orgueil et respect traversant les rues dans un char traîné par des chevaux aux rênes d’argent, derrière lequel marchaient de nombreux esclaves. Capricieux à l’excès, Polémon renvoya un jour Antonin le Pieux qui avait pris logis dans sa maison: la suite du proconsul faisait trop de bruit pour les nerfs du rhéteur. Malgré son titre de ville libre, Smyrne, en fait de libertés politiques, se contentait de celle de la parole, et elle ne demandait à la parole qu’une agréable distraction, accompagnée d’une vague et superficielle direction morale. Nulle part on ne mit plus d’empressement à flatter l’autorité romaine: quand, sous Tibère, dix-huit villes d’Asie se disputèrent l’honneur d’élever un temple à l’empereur, Smyrne l’emporta en rappelant qu’elle avait la première, bien des années auparavant, dédié un sanctuaire à la déesse Rome. Telle était, avec sa grâce, sa mollesse, sa servilité, cette cité à la fois orientale et grecque, si populaire en Asie qu’un tremblement de terre dont elle fut victime au deuxième siècle fut considéré comme un malheur public, et que toutes les villes de la province se cotisèrent pour venir en aide à ses habitants, leur envoyant des vivres, de l’argent, offrant des asiles aux fugitifs.

Dans cette douce atmosphère ionienne, la persécution de Dèce commença sans doute avec peu de violence: malheureusement les chrétiens, amollis aussi,  accoutumés à n’être pas molestés, à vivre en paix, ne trouvèrent point d’abord en eux-mêmes assez de ressort pour résister. Beaucoup obéirent à l’édit, les uns spontanément, les autres cédant à la contrainte. L’évêque Eudaemon, après avoir donné à son peuple l'exemple de sacrifier, était passé au service des persécuteurs. Cet indigne successeur de saint Polycarpe semble avoir reçu d’eux un sacerdoce païen en récompense de son apostasie. Les Juifs assistaient avec une curiosité ardente, avec une joie haineuse, à l'épreuve imposée aux chrétiens. Ils assiégeaient les abords des temples et repaissaient leurs yeux des sacrifices sacrilèges. On entendait partout leur voix, s’élevant avec l’accent du triomphe. C’étaient des éclats de rire quand un chrétien offrait de l’encens aux dieux; le même rire retentissait, plus insultant et plus aigu, quand un chrétien refusait d’apostasier. «Ces gens-là ont trop duré» s'écriaient alors les Juifs. Ils se plaisaient, comme le leur reprocha un martyr, à piétiner lâchement sur les ennemis tombés. On les vit aussi, dans une étrange ardeur de propagande, essayer d’attirer à eux les chrétiens qui n’osaient désobéir à l’édit et répugnaient cependant à faire acte d’idolâtrie : ils leur présentaient la synagogue comme un moyen terme entre le temple et l’Église. Autant que permet de le voir le seul document qui nous soit resté sur la persécution de Dèce à Smyrne, ce fut cette fois encore, comme au temps de Polycarpe, la colonie juive qui se montra l’ennemie la plus acharnée des chrétiens, justifiant le mot de Tertullien: «Les synagogues sont les sources d'où découle la persécution». Le peuple païen regardait curieusement, comme un spectacle; les Juifs s’agitaient, prenaient parti, jouaient un rôle actif.

La comparaison du petit nombre des vrais fidèles et de la multitude des apostats excitait surtout leurs railleries. La communauté chrétienne devait être bien réduite et bien dispersée, puisque le 23 février, jour anniversaire du martyre de saint Polycarpe, un homme et une femme, Asclépiade et Sabina, avaient seuls osé se joindre au prêtre Pionius pour le célébrer. La pieuse cérémonie fut bientôt troublée: à peine la prière eucharistique était-elle finie, et les assistants avaient-ils mangé le pain et bu le vin consacrés, qu’un magistrat municipal, le néocore Polémon, entra dans l’appartement, suivi de plusieurs personnes chargées de procéder avec lui à la recherche des chrétiens. Pionius, Asclépiade et Sabina, qui savaient qu’ils seraient arrêtés, s'étaient d’avance, par une sorte de chevaleresque mouvement que le moyen âge eût admiré, passé une corde au cou, voulant marquer ainsi leur volonté de se laisser conduire en prison plutôt que d’apostasier.

Pionius et ses compagnons prirent la route de l’agora, suivis de leurs prisonniers. Une foule immense, dans laquelle on remarquait beaucoup de femmes juives, s’y trouva bientôt rassemblée. Tous les espaces vides de la place étaient remplis: on montait pour mieux voir sur des coffres, sur des bancs: les toits des temples, des basiliques et des maisons étaient couverts de spectateurs. Dans la population curieuse et facilement amusée de Smyrne, l’arrestation de Pionius excitait un vif intérêt. Les païens savaient que ce vieillard alerte, portant la longue barbe des philosophes, était un écrivain et un orateur: on comptait qu’il se défendrait par la parole, et on espérait assister à une joûte oratoire. Les deux autres prisonniers avaient moins de titres à l’attention; l’histoire de l’ancienne esclave Sabine, délivrée par les chrétiens de la tyrannie d’une maîtresse qui la tenait enchaînée dans un ergastule pour la contraindre à renier la foi, et accueillie par Pionius avec une bonté paternelle, eût piqué la curiosité; mais probablement les fidèles, qui par prudence avaient changé le nom de la fugitive, s'étaient bien gardés de raconter ses aventures.

Dès que les trois chrétiens parurent, la foule s’ouvrit pour leur livrer passage. On les conduisit au milieu delà place. «Pionius, dit Polémon, il faut obéir comme les autres, et, te conformant aux ordres de l’empereur, éviter les supplices». Pionius étendit la main, et gaiement, sans trouble, adressa non aux magistrats, mais au peuple un long discours. L’exorde dut plaire : « Habitants de Smyrne, qui aimez la beauté de vos murs, la splendeur de votre cité, la gloire de votre poète Homère, et vous aussi, Juifs, s’il en est de présents, écoutez-moi». Avec une exquise délicatesse, il demanda aux Smyrniotes de ne pas trop mépriser les pauvres chrétiens qui avaient renié leur foi, et rappela un beau vers d’Homère sur le respect dû aux morts: les morts, pour lui, c’étaient les infortunés qui avaient renoncé à la vie chrétienne. Puis, se tournant vers les Juifs, il leur reprocha plus durement leur injustice, leur lâche joie. Des souvenirs de voyage, une curieuse description de la mer Morte, le conduisirent enfin, après quelques méandres, à une énergique profession de foi en la divinité du Christ. Le peuple écoutait avec une grande attention, personne n’osait interrompre; mais quand l'orateur eut terminé par ces mots: «Nous n’adorons pas vos dieux, et nous n’avons aucun respect pour leurs statues d’or» on l’entraîna dans un des édifices de l’agora. Là, chacun entoura Pionius, et s’efforça, sans malveillance, avec sympathie plutôt, de vaincre sa résistance. «Pionius, lui disait-on, écoute-nous, tu as bien des motifs d’aimer la vie. Tu mérites de vivre, homme pur et doux. Vivre est bon, il est bon de respirer cet air lumineux. — Oui, répondait Pionius, la vie et la lumière sont bonnes, mais c’est une autre lumière que nous désirons. Nous ne méprisons pas ces dons de Dieu; nous y renonçons pour en chercher de meilleurs. Je vous loue de me juger digne d’amour et d’honneur; mais vos paroles me sont suspectes, et j’aime mieux une haine ouverte que de périlleuses flatteries»

Un homme du peuple, nommé Alexandre, intervint avec quelque rudesse. Les fermes réponses du martyr le réduisirent au silence. La foule, charmée des discours de Pionius, voulait se rendre au théâtre et se ranger sur les gradins pour l’entendre mieux. La bonne volonté du peuple était si manifeste, que plusieurs païens, s’approchant de Polémon, l’engagèrent à ne pas laisser parler de nouveau le martyr, de peur de quelque trouble. Polemon alors, s’adressant à Pionius:

— Si tu ne veux pas sacrifier, viens au moins au temple.

Dans sa pensée, cette démarche du prêtre chrétien devait suffire; on l’interpréterait comme un acte de soumission à l’édit.

— Il n’est pas bon pour vos temples que nous y entrions, répondit fièrement le chrétien.

— Tu t’es donc endurci contre toute persuasion?

— Plût à Dieu que je pusse, moi, vous persuader de vous faire chrétiens!

— Plutôt être brûlés vifs!, s’écrièrent quelques voix dans la foule.

—Il est pire de brûler après la mort, dit Pionius.

Pendant que ces répliques se croisaient, Sabine ne pouvait s’empêcher de rire.

—Tu ris!, lui cria-t-on.

— Oui, je ris, s’il plaît à Dieu, car nous sommes chrétiens.

— Tu souffriras ce que tu ne veux pas. Les femmes qui refusent de sacrifier sont mises dans les lieux de débauche, en compagnie des courtisanes et des entre­metteurs.

— Tout ce que Dieu voudra, répondit Sabine.

Le dialogue continua pendant quelque temps entre Pionius et Polémon.

— On t’a ordonné de persuader ou de punir, dit Pionius; punis, puisque tu ne peux persuader.

— Sacrifie, répondit Polémon, blessé du ton qu’avait pris le martyr.

—Non.

— Pourquoi non?

—Parce que je suis chrétien.

— Quel Dieu adores-tu?

—Le Dieu tout puissant, qui a fait le ciel et la terre, la mer, toutes choses, et nous-mêmes; nous recevons tout de lui, et nous le connaissons par son Verbe, le Christ Jésus.

— Sacrifie au moins à l’empereur, reprit Polémon, qui suggérait toujours un moyen terme.

   Je ne sacrifie pas à un homme.

Le moment était venu de procéder à l’interrogatoire régulier; le greffier, prenant des tablettes enduites de cire, se tint prêt à noter les questions et les réponses. Polémon commença par l’interrogation d’usage :

— Comment t’appelles-tu?

— Chrétien.

— De quelle Église?

— De la catholique.

Se tournant vers Sabine, le magistrat l’interrogea de même :

— Quel est ton nom?

Théodote et chrétienne.

— De quelle Église?

— De la catholique.

— Quel Dieu ado­res-tu?

Sabine, répétant les paroles de Pionius, répondit : — Le Dieu tout puissant, qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment, et que nous connaissons par son Verbe, Jésus-Christ.

Interrogé à son tour, Asclépiade à la question :

— Quel Dieu adores-tu?  répondit : — Le Christ.

— Quoi donc? dit Polémon, en est-ce un autre?

— Non, c’est le même Dieu que nous avons confessé tout à l’heure.

Le magistrat donna l’ordre de conduire les martyrs à la prison publique. Une foule immense leur fit cortège: le forum avait peine à contenir les flots pressés du peuple. On regardait avec admiration Pionius, dont le visage, habituellement pâle, avait pris des couleurs inaccoutumées. Des propos divers s’élevaient du milieu de la foule; mais la bienveillance qui avait d’abord dominé s’était peu à peu refroidie : sans être encore violentes, les paroles commençaient à devenir hostiles. Comme Sabine, craignant d’être séparée de Pionius par les mouvements houleux de la foule, se tenait serrée contre le vieux prêtre, quelqu’un lui dit: «Tu le tiens par son vêtement, comme si tu avais peur d’être privée de son lait». Un autre s’écria: «Qu’on les punisse, s’ils refusent de sacrifier!». Polémon fit observer que les magistrats municipaux n’avaient pas le droit de glaive. Regardant Asclépiade, un des assistants dit en raillant :

— Voici un petit homme qui va sacrifier.

— Il ne sacrifiera pas, répondit pour lui Pionius.

— Tel et tel-ont sacrifié, cria quelqu’un.

— Chacun, répondit Pionius, est maître de sa volonté. Je suis Pionius; ce que font les autres ne me regarde pas.

Au milieu du bruit, on lui dit :

— Comment, toi si savant, t’obstines-tu à courir à la mort?

— Je dois, répondit Pionius, demeurer fidèle à mes commencements. Qu’importe la mort? Souvenez-vous de tous ces deuils, de cette faim affreuse, de tant de maux supportés ensemble.

Il faisait allusion à une famine très meurtrière, qui avait récemment éprouve la ville.

— Tu as souffert de la disette comme nous, repartit un des assistants.

— Oui, mais l’espoir en Dieu me soutenait.

La multitude était si pressée, que les gardiens de la prison eurent peine à en ouvrir la porte pour faire entrer les trois chrétiens. Ils y trouvèrent d’autres captifs, le prêtre catholique Lemnos, une femme appelée Macedonia et un montaniste, Eutychien. Bientôt les fidèles, selon leur coutume, affluèrent dans la prison, apportant des vivres et des soulagements de toute sorte. Pionius n’en voulait pas user, disant : «Je n’ai jamais été à charge à personne; il est bien tard pour commencer!». Mais (curieux trait de mœurs) les geôliers se fâchèrent de son austérité, qui les privait des bénéfices prélevés habituellement sur les visites des chrétiens. Par représailles, ils mirent Pionius et ses compagnons au cachot et au secret. Les martyrs y passèrent le temps soit à chanter des hymnes, soit à méditer en silence. La colère des geôliers finit par se calmer: ils firent rentrer les trois chrétiens dans la salle commune. Beaucoup de païens y vinrent, désireux de convertir Pionius. Mais ils sortaient émus et ravis de ses paroles. Un grand nombre de «tombés» se rendirent aussi près de lui, mais pour pleurer à ses pieds, recevoir ses consolations et ses conseils.

Au bout de quelques jours Philémon, accompagné de notables, entra dans la prison. «Votre évêque a déjà sacrifié, cria-t-il, et l’autorité vous ordonne de venir tout de suite au temple». Un officier de cavalerie qui se trouvait là par hasard (car dans cette bonne province d’Asie il n’y avait pas de légion à demeure) insista grossièrement, et se livra même sur Pionius à des voies de fait. «Des accusés, dit le martyr, doivent attendre dans la prison l'arrivée du proconsul. Comment osez-vous usurper la place d’un autre?». L'officier voulut faire croire que l’ordre avait été donné de transporter les prisonniers à Éphèse, résidence du gouverneur. On se mit enfin en mesure de les entraîner au temple. Ils résistèrent, se couchant par terre: les appariteurs durent les porter. On déposa Pionius près de l’autel: l’évêque apostat s’y tenait debout, remplissant peut-être déjà l’office de ministre des idoles. Pionius ne lui adressa pas la parole, mais aux juges qui demandaient: «Pourquoi ne sacrifiez-vous pas?», il répondit avec ses compagnons: «Parce que nous sommes chrétiens». À plusieurs autres questions des magistrats tous trois opposèrent la même fermeté. Comme on menaçait de contraindre Asclépiade et Sabine à renier le Christ, Pionius intervint: «Rougissez, adorateurs des dieux, dit-il, et obéis­sez à vos lois. On vous a ordonné non de contraindre, mais de punir». Un sophiste appelé Rufin, orateur renommé, qui jalousait peut-être en Pionius un rival, l’accusait de se complaire en vains discours. Pionius revendiqua son droit à la parole, citant au sophiste les grands noms de Socrate, d’Aristide, d’Anaxagore, d’autant plus éloquents qu’ils professaient de plus belles doctrines. Le sophiste n’osa répliquer.

Un homme occupant une grande situation à Smyrne crut devoir intervenir: «Ne déclame pas, ô Pionius, dit-il.

— Toi, ne sois pas violent, répondit le martyr : fais plutôt construire le bûcher, afin que nous y montions.

— Ce sont les paroles et l’autorité de celui-ci, dit un nouvel interlocuteur, qui empêchent les autres de sacrifier.

On posa des couronnes sur la tête de Pionius: il les déchira. Le prêtre des dieux s’approcha avec des viandes immolées, mais n’osa les lui offrir. «Nous sommes chrétiens» criaient les trois martyrs. Ils furent ramenés en prison. Le peuple commençait à se fâcher : on leur donnait des soufflets, on riait sur leur passage.

—Tu ne pouvais donc mourir dans ton pays? dit quelqu’un à Sabine.

— Quel est mon pays? je suis la sœur de Pionius,  répondit-elle.

Un entrepreneur de jeux, voyant Asclépiade, disait: «Quand celui-ci aura été condamné, je le réclamerai pour les combats de gladiateurs». On les remit en prison: comme ils entraient, un appariteur frappa rudement Pionius à la tête.

Cependant Julius Proculus Quintilianus, proconsul d’Asie, était arrivé à Smyrne. Il fit comparaître Pionius.

—Ton nom?

Pionius.

— Sacrifie.

— Non.

— De quelle secte es-tu?

— De la catholique.

— De quelle catholique?

—Prêtre de l’Église catholique.

— Tu étais le maître de ceux-ci?

— J’enseignais.

— Tu enseignais la folie.

— La piété.

— Quelle piété?

— La piété envers Dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer.

— Sacrifie donc.

— J’ai appris à adorer le Dieu vivant.

— Nous adorons tous les dieux, le ciel et ceux qui y résident. Pourquoi lèves-tu les yeux au ciel? sacrifie-lui.

— Je ne lève pas les yeux au ciel, mais vers Dieu qui l’a fait.

— Celui qui est dans le ciel est Jupiter, avec qui règnent tous les dieux et toutes les déesses. Sacrifie à celui qui règne sur tous les dieux du ciel.

Évidemment le proconsul, désireux de ne point condamner, essayait d’amener par une équivoque Pionius à sacrifier soit au ciel, soit à Jupiter, à la fois identi­fié avec le ciel et roi des dieux, en qui, pensait-il, Pionius reconnaîtrait facilement le Dieu suprême auquel les chrétiens adressaient leurs adorations. Contre ce piège Origène avait déjà prémuni les chrétiens, leur rappelant que les noms ne sont point indifférents, et que Dieu peut être légitimement invoqué sous ceux-là seuls que lui donnent les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Aussi Pionius ne répondit pas. Le proconsul le fit étendre sur le chevalet, et lui dit de nouveau :

—Sacrifie.

— Non.

— Beaucoup ont sacrifié; ils ont ainsi évité les tourments, et jouissent de la vie. Sacrifie.

— Je ne sacrifie pas.

— Sacrifie.

— Non.

— Bien sûr?

— Non.

— Quelle exaltation te fait ainsi courir à la mort?

— Je ne m’exalte point, mais je crains le Dieu éternel.

— Que dis-tu? sacrifie.

— Tu m’as entendu, je crains Te Dieu éternel.

— Sacrifie aux dieux.

— Je ne puis.

Le proconsul hésitait: depuis l’édit de Dèce, le sang chrétien n’avait pas encore coulé à Smyrne: il éprouvait une honnête répugnance à le verser. Il délibéra longtemps avec son assesseur, puis, se tournant de nouveau vers Pionius :

—Tu persistes? tu ne te repens pas enfin?

— Non.

— Je vais te laisser du temps, aussi long que tu voudras pour réfléchir et te décider.

— Je n’en veux point.

— Puisque tu es si pressé de mourir, tu seras brûlé vif.

Et, désespérant de vaincre la résolution du martyr, le proconsul fit lire la sentence : «Nous ordonnons que Pionius, homme sacrilège, qui s’est avoué chrétien, sera jeté aux flammes vengeresses, afin d'inspirer de la terreur aux hommes et de satisfaire la vengeance des dieux»    

Conduit au supplice, le vieillard marcha d’un pas ferme et vif. Comme Polycarpe, il devait être brûlé dans le stade. Arrivé là, il se dépouilla de ses vêtements sans attendre l’ordre de son gardien, et en rendant grâce à Dieu d’avoir conservé pur jusqu’à ce jour ce corps qui allait être livré aux flammes. Puis il s'étendit à terre pour être cloué au poteau qui devait être ensuite élevé sur le bûcher. Le peuple, le voyant attaché, fut pris de compassion:

Pionius, criait-on, promets d’obéir, et t’on enlèvera les clous.

— J’ai senti les blessures, répondit-il, je sais que je suis cloué; puis, au bout de quelque temps: «J’ai voulu mourir, afin que tout le peuple comprit qu’il y a une résurrection après la mort».

On dressa Pionius sur le bûcher, et à sa gauche on plaça un prêtre nommé Métrodore, de la secte des marcionites, condamné au même supplice. Pendant que le feu s’allumait, Pionius, les yeux fermés, priait silencieusement. Bientôt son visage s’illumina d’une joie cé­leste; il vit la flamme qui l’entourait, dit : Amen, et rendit l’âme.

Le récit contemporain ou fort ancien auquel nous avons emprunté ces détails empreints d’une couleur locale si exacte et si vivante ne dit pas ce que devinrent Asclépiade et Sabine. Les vraisemblances font croire qu’ils furent martyrisés avec Pionius ou peu de temps après lui. Cependant un doute poignant subsiste. On se demande avec émotion si les menaces proférées contre tous deux auraient été accomplies, si l’un fut agrégé à un ludus gladiatorius, l’autre menée de force parmi les femmes perdues. Peut-être, satisfait d’avoir fait de la mort de Pionius «un exemple pour les chrétiens et un spectacle pour les impies», le proconsul laissa-t-il les deux confesseurs en prison, et purent-ils, comme tant d'autres à Rome, à Alexandrie et à Carthage, y attendre la fin de la persécution.

 

CHAPITRE DIXIÈME.

LA PERSÉCUTION DE DÈCE EN ORIENT (suite).

 

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)