Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |
CHAPITRE X.LA PERSÉCUTION DE DÉCE EN ORIENT (suite).
I.
Le culte de Diane et les martyrs d’Asie.
La douceur naturelle aux Grecs d’Asie cessait quand les
superstitions locales étaient vivement surexcitées. Dans les villes où quelque
religion autochtone avait jeté de profondes racines, les païens se montraient
en général plus durs, plus farouches, moins pénétrés de civilisation
hellénique. On put le remarquer, pendant la persécution de Dèce, à Éphèse et
dans quelques cités vouées comme elle au culte d’Artémis. Éphèse n’était pas
une ville tout homérique, comme Smyrne; c’était, ainsi que la plupart des
grands ports du littoral méditerranéen, une cité cosmopolite, plutôt semblable
à Alexandrie, et où la mollesse d’une vie vulgaire n’était réveillée de temps
en temps que par les éclairs d’une sombre superstition. Là régnait dans son
temple immense, rempli de prêtres, de prêtresses, d’aventuriers et de
malfaiteurs, une déesse qui n’avait que le nom de commun avec la svelte et
virginale figure rêvée par le génie hellénique. La grande Diane d’Éphèse est
comme Cybèle, Rhéa, la Mère des dieux, une personnification des forces brutales
et fécondes de la nature. Plus au nord, à Lampsaque, elle apparaît sous un
aspect moins repoussant, mais encore sauvage et bestial: ce n’est plus le
simulacre informe, tout couvert de mamelles et de têtes d’animaux, dont les
orfèvres éphésiens vendaient aux dévots d’innombrables figurines, c’est une
déesse noire, cornue, la main levée comme sur les ex-voto phéniciens, entourée
de lions , de chiens, et servie par des négresses. Telle est dans sa double
forme l’Artémis asiatique. On l’honore par des fûtes impures et sanglantes:
les Phrygiens raillent son sein flétri comme celui de Vénus, les Pamphyliens
lui consacrent des symboles obscènes et les habitants du Pont lui donnent un
surnom honteux.
Éphèse était la résidence du proconsul et la capitale de
la province. La plupart des documents hagiographiques donnent le nom d’Optimus au successeur de ce Quintilianus que nous avons vu envoyer avec tant d’hésitation saint Pionius à la mort. Le nouveau gouverneur parait être arrivé dans la métropole asiatique
en avril 250. Il se montra plus cruel pour les chrétiens que son prédécesseur.
C’est peut-être par son ordre que furent murés vivants, dans une caverne du
mont Coressus ou du mont Prion, les martyrs Maximien,
Jamblique, Martinien, Jean, Denys, Sérapion, Antonin, auxquels la légende a
donné le nom des sept dormants. Lors d’un voyage qu’il entreprit, presque
aussitôt après son arrivée, pour visiter les villes de la province, il prononça
la condamnation de plusieurs chrétiens. Était-il encore à Éphèse, ou déjà à
Lampsaque, quand le chrétien Maxime lui fut présenté? Il est difficile de le
dire: la question, du reste, importe peu. Lampsaque, comme Éphèse, était une
ville à la fois superstitieuse et commerçante, et les traits des excellents
Actes du martyr, rappelant ce double caractère, conviennent à l’une et à
l’autre. Maxime, plus généreux que prudent, probablement peu instruit des
règles posées par la sagesse de l’Église, s’était livré lui-même.
— Comment t’appelles-tu? lui demanda le proconsul.
— Maxime.
— De quelle condition es-tu?
— Né libre, mais esclave du Christ.
— Quelle est ta profession?
— Homme du peuple, vivant de mon négoce.
— Tu es chrétien?
— Oui, quoique pécheur.
— N’as-tu pas connu les décrets récemment portés par les
invincibles empereurs?
— Quels décrets?
— Ceux qui ordonnent à tous les chrétiens d’abandonner leur frivole superstition, de reconnaître le vrai prince à qui tout est soumis, et d’adorer ses dieux. — J’ai connu l’ordonnance impie portée par le roi de ce
siècle, c’est pourquoi je me suis livré.
— Sacrifie donc aux dieux.
— Je ne sacrifie qu’à un seul Dieu, à qui je suis heureux
d’avoir sacrifié dès l’enfance.
— Sacrifie, afin d’être sauvé; si tu refuses, je te ferai
périr dans les tourments.
— C’est là ce que j’ai toujours désiré: c’est pourquoi
je me suis livré, afin d’échanger cette vie misérable et courte contre la vie
éternelle.
Le proconsul le fit battre de verges, et rendit ensuite
la sentence suivante: «Puisque Maxime a refusé d'obéir aux lois et de
sacrifier à la grande Diane, la divine clémence a ordonné qu’il serait lapidé,
afin de servir d’exemple aux autres chrétiens». On conduisit le martyr hors
de la ville, et on exécuta la sentence. Ce genre de mort n’était pas celui que
désignaient ordinairement les magistrats romains; mais les lois leur
laissaient une grande latitude dans le choix des supplices. Probablement la
lapidation fut ordonnée ici afin de contenter la foule des fanatiques adorateurs
de Diane, qui souffraient impatiemment les outrages à son culte: le
rapprochement avec d’autres Actes du même temps et de la même région permet de
supposer que des serviteurs zélés de la déesse s’offrirent d’eux-mêmes à
remplacer les bourreaux.
Lors du passage du proconsul à Lampsaque, un chrétien
nommé Pierre lui fut présenté. Invité à sacrifier à Vénus, Pierre s’y refusa.
Étendu sur la roue, il persistait dans son refus: le proconsul lui fit trancher
la tête. De Lampsaque, Optimus se préparait à partir
pour Troas. Dans cette ville, où saint Paul fonda une chrétienté et ressuscita
un mort, les fidèles étaient nombreux. Mais le départ du proconsul fut retardé
par une démarche des autorités municipales de Lampsaque, qui lui amenèrent
trois chrétiens, André, Paul et Nicomaque. On les mit à la torture. Nicomaque,
qui avait paru le plus ardent, faiblit tout à coup, quand il lui restait à
peine un souffle de vie. «Je suis prêt à sacrifier aux dieux» s’écria-t-il
d’une voix mourante. Presque aussitôt après le sacrifice il expira, se roulant
dans les convulsions du désespoir, déchirant sa langue avec ses dents. Une
jeune fille de seize ans, Denise, qui assistait à ce spectacle, ne put contenir
sa douleur: «Malheureux, s’écria-t-elle, pour gagner une heure de vie tu as
perdu ton éternité!». Le proconsul se la fit amener.
— Tu es chrétienne? lui demanda-t-il.
— Oui, et je pleure sur ce malheureux qui n’a pu souffrir
un instant pour gagner un éternel repos.
— Mais il l’a gagné, le repos, dit le proconsul. Il a
satisfait aux dieux en sacrifiant, puis, pour le soustraire à vos reproches,
la grande Diane et Vénus ont daigné le prendre. Toi, sacrifie comme lui;
sinon, tu seras déshonorée, puis brûlée vive.
— Mon Dieu est plus fort que toi, répondit Denise: c’est
pourquoi je ne crains pas tes menaces: il me donnera la force de souffrir.
Le proconsul fit
conduire en prison André et Paul; puis, par un de ces affreux abus de pouvoir
dont nous avons déjà rapporté des exemples, il livra Denise à deux jeunes gens,
qui l’entraînèrent dans leur maison. Mais sa vertu fut miraculeusement
préservée: l’ange qui veille sur la pudeur des vierges se révéla tout à coup à
ses persécuteurs: vaincus par la résistance de la jeune fille, touchés de sa
grâce et de son innocence, les deux païens tombèrent à ses pieds et lui demandèrent
pardon.
Le lendemain la foule, très agitée, entoura dès le matin
le tribunal du proconsul. Les meneurs n’étaient pas des Juifs, comme à Smyrne,
mais deux prêtres de Diane, Onésicrate et Macedo. «Livre-nous
André et Paul» criait la foule. Optimus fit venir les
accusés.
— André, Paul,
dit-il, sacrifiez à l’admirable Diane.
— Nous ne connaissons, répondirent les deux chrétiens,
ni Diane ni les autres dieux que vous adorez : nous n’avons qu’un Dieu, à qui
nous réservons notre culte.
— Livre-les-nous, afin que nous les fassions mourir,
criait toujours le peuple. Le proconsul commanda de fouetter les deux martyrs,
puis il les abandonna aux fanatiques pour être lapidés. On les entraîna les
pieds liés hors de la ville, et on les écrasa sous les pierres.
Pendant leur supplice, des cris, des gémissements se
firent entendre: une femme éplorée se jeta sur les corps des martyrs, en disant: «Pour vivre avec vous dans le ciel, je demande à mourir ici avec vous.»
C’était Denise, qui avait réussi à s’échapper, et qui était accourue pour
partager leur couronne. Le proconsul, averti sur-le-champ, ordonna de la séparer
des deux saints : on l’emmena, et elle fut décapitée.
Est-ce sous Optimus, ou sous
son successeur Valerius ou Valerianus, que furent
condamnés, dans une autre ville du nord de la province proconsulaire, trois
martyrs, Carpos, Papylos et Agathonicé? Il est assez difficile de le déterminer;
mais leurs Actes, lus par Eusèbe, et récemment retrouvés, paraissent
excellents. Le proconsul était de passage dans la riche et intelligente
Pergame, une des cités les plus lettrées et les plus polies de l’Asie romaine.
Le christianisme y fut prêché dès les temps apostoliques; saint Jean nomme un
martyr de Pergame, Antipas. Certainement cette ville comptait au milieu du troisième
siècle une importante communauté chrétienne. Le proconsul voulut faire un
exemple. Carpos et Papylos avaient été amenés devant son tribunal: il les interrogea successivement. Carpos, homme de naissance et de tenue distinguées (le
proconsul le prenait pour un décurion), était évêque, soit de Pergame, soit
d’un autre siège: il répondit avec intrépidité; déchiré par les ongles de fer,
il ne cessa de crier: «Je suis chrétien» jusqu’au moment où, la voix lui
manquant, il s’évanouit dans l’excès de la souffrance. Papylos était un diacre de Thyatire, autre ville célèbre dans
la primitive Eglise, et qui donna des adorateurs au Christ dès le temps des
apôtres: homme considérable, animé de l’esprit de propagande, comme le montre
un passage curieux de son interrogatoire.
— As-tu des enfants? lui demandait le proconsul.
— Beaucoup, parla grâce de
Dieu, répondit le martyr. Une voix s’éleva alors de la foule :
— Ce sont les chrétiens qu'il appelle ses enfants!
— Pourquoi mens-tu, en prétendant que tu as des enfants?
dit alors le proconsul.
—Apprends, répondit le martyr, que je ne mens pas, mais
que je dis la vérité. Dans toute province, dans toute cité, j’ai en Dieu des
enfants.
Sommé de sacrifier, il refusa, et fut mis à la torture :
on dit qu’il lassa successivement trois bourreaux armés d’ongles de fer. Le
proconsul condamna Carpos et Papylos à être brûlés vifs.
Seule avec Cyzique entre toutes les villes de l’Asie
Mineure, Pergame possédait un amphithéâtre. On y conduisit les deux chrétiens.
Les gradins furent aussitôt remplis de peuple. Comme Pionius dans le stade de Smyrne, Papylos fut attaché à un
poteau, cloué, dit le texte; à peine le feu avait été allumé, qu’il rendit
l’âme. Carpos fut à son tour attaché: on le vit
sourire. Les bourreaux et les spectateurs restèrent stupéfaits.
— Pourquoi ris-tu? lui demanda-t-on.
— J’ai vu la gloire du Seigneur, et je me suis réjoui; me
voilà maintenant délivré de vous et de vos crimes.
Il parla avec la même fermeté au soldat qui disposait le
bois du bûcher, et mourut en bénissant le Christ.
L’intrépidité du martyr fut contagieuse, comme il
arrivait souvent. Au moment où sa voix se taisait, une voix de femme s’éleva :
«Moi aussi, s’écria une chrétienne, nommée Agathonicé,
moi aussi, j’ai aperçu le glorieux festin: il faut que je m’y assoie, et que
j’y participe». Le peuple s’émut de l’imprudence de cette femme; c’était une
mère de famille, connue de tous. «Aie pitié de ton fils, lui cria-t-on de
toutes parts. «Je lui laisse Dieu pour protecteur» répondit-elle. Ici les
Actes ont certainement une lacune; ils ne mentionnent pas la condamnation qui
dut intervenir, et que suppose la suite du récit. Ils disent seulement qu’Agathonicé, se dépouillant de ses vêtements, alla se
placer elle-même contre le poteau. Le peuple gémissait tout haut, maudissait le
juge, criait à la cruauté, à l’injustice. Mais elle, toute joyeuse de sentir
les premières morsures du feu, s’écria: «Seigneur, aidez-moi, j’ai fui vers
vous» puis expira. Les chrétiens recueillirent secrètement les reliques des
trois martyrs.
On aime à retrouver dans ce récit le peuple d’Asie tel
que nous l’avait déjà montré la Passion de saint Pionius.
Ce ne sont plus les dévots fanatiques d’Éphèse ou de Lampsaque, adorateurs
aussi féroces de Diane que les Scythes chantés par la tragédie grecque, et
capables comme les sauvages habitants de la Tauride d’arroser de sang humain
les autels de la déesse. A Pergame, ville de religion plus douce, où les prêtres
d’Esculape, tout en exploitant les faiblesses de l’humanité, apportent
cependant quelque soulagement à ses maux, le peuple n’intervient pas dans le
procès et le supplice des martyrs, ou plutôt il intervient pour empêcher une
mère de famille de s’exposer à la mort, et pour maudire le juge qui n’a pas su
fermer l’oreille au cri de la chrétienne affamée des joies célestes. Ces
différences entre les dispositions des foules pendant les persécutions sont
intéressantes à noter. Elles tiennent à bien des causes, à une civilisation
plus ou moins avancée, au caractère des peuples, à l’éducation, au climat:
elles varient selon la crédulité des hommes, qui prêtent une oreille plus ou
moins docile aux calomnies répandues contre les chrétiens : mais la nature des
cultes locaux explique aussi le degré de fanatisme qui se rencontre en certains
lieux. Sans doute, dans les pays même de religion gracieuse, tempérée,
politique, comme la Grèce et Rome, il y eut de nombreux martyrs: le paganisme
cachait sous les apparences les plus riantes un fond cruel et d’infernales
profondeurs. Mais le fanatisme fut plus sauvage, plus durable, plus réfractaire
à la pitié dans les régions où régnaient encore les vieux cultes de la nature,
avec leurs dieux pétris de boue et de sang, dont nul rayon d’idéal n’avait pu
sécher la grossière argile. Telle était, si nous avons su la peindre, l’Artémis
asiatique. Son culte assombrit longtemps les plus belles contrées de l’Orient.
Ce n’est pas la fille charmante d’Euripide et de Praxitèle: l’arc qu’elle
tient dans ses mains n’envoie pas des flèches d’or aux biches légères du Taygète
ou de l’Érymante, mais, comme l’a dit si bien un
poète des derniers temps du paganisme, «il perce de ses traits les cœurs
effrayés des hommes, inflige aux âmes farouches d’inguérissables blessures,
fait courber jusqu’à terre les mortels épouvantés, afin qu’ils implorent les
divinités obscures et s’abandonnent aux puissances de la nuit».
II.
Les martyrs de la Bithynie, du Pont et de la Cappadoce.
Continuons à suivre le littoral de l’Asie Mineure, en
montant vers le nord. La persécution de Dèce fit des martyrs en Bithynie. Parmi
les plus célèbres sont saint Tryphon et saint Respicius. Leurs Actes, publiés dans la seconde édition de
Ruinart, contiennent quelques circonstances peu vraisemblables, aliquot nævi, dit le sincère bénédictin;
mais, dans leur ensemble, ils ont une bonne saveur historique. Tryphon et Respicius étaient
d’Apamée, ville de Bithynie rendue célèbre par une lettre de Pline, qui en
examina les comptes municipaux. La réputation de vertu et de piété dont ils
jouissaient malgré leur jeunesse les désignait aux poursuites: ils furent
arrêtés par l’irénarque chargé de la recherche des chrétiens rebelles à l’édit
de Dèce. Conduits à Nicée, devant le légat impérial, ils souffrirent
héroïquement la torture, en refusant de renier le Christ. On raconte que, par
une température glaciale, comme il s’en rencontre en ces régions, où les étés
sont plus chauds et les hivers plus rigoureux que dans nos contrées
occidentales, ils furent attachés, presque nus, pendant la durée d’une chasse,
et que leurs pieds se fendirent par l’effet du froid. Le passionnaire ajoute
qu’on leur fit traverser la ville de Nicée, un jour d’hiver, avec des clous
enfoncés dans la plante des pieds. Ce qui ressort au moins de son récit, c’est
que le gouverneur, fidèle aux instructions de Dèce, essaya par les moyens les
plus cruels de lasser le courage des martyrs, les retenant pendant de longs
jours en prison, les soumettant ensuite à des tortures raffinées, les suppliant
parfois d’avoir «pitié d’eux-mêmes, pitié de leur âge» reculant le plus
possible le moment de commander le coup mortel. Vaincu enfin par leur intrépide
résistance, il les fit décapiter, en novembre 250, selon les Latins, en février
251, selon les Grecs.
Ce n’est pas à Nicée, mais à Nicomédie, métropole de la
province, que furent condamnés pendant le même hiver, mais un peu auparavant,
les martyrs Lucien et Marcien. Leurs Actes ont peu d’autorité, surtout dans la
première partie: l’auteur déclare, en commençant son récit, qu’il a écrit dans
un but d’édification. C’étaient des païens et, dit-on, des magiciens
convertis, devenus d’ardents propagateurs de la foi chrétienne. Cette
circonstance attira naturellement sur eux l’attention des persécuteurs. On
rapporte que ce fut la foule païenne, scandalisée d’un changement subit dont
elle ne comprenait pas la cause, qui les arrêta et les livra au gouverneur.
L’interrogatoire est simple, et peut avoir été emprunté à une source
originale.
— Ton nom? demande le magistrat à l’un des accusés.
— Lucien.
— Ta condition?
— Autrefois persécuteur de la loi vénérable, la prêchant
aujourd’hui, quoique indigne.
— En vertu de quel office prêches-tu?
— Chacun a qualité pour arracher son frère à l’erreur,
afin de lui procurer la grâce et de le délivrer de la servitude du démon.
— Et toi, comment t’appelles-tu?
— Marcien.
— Quelle est ta condition?
— Homme libre, adorateur des sacrements divins.
Le dialogue se poursuit entre le gouverneur et chacun des
martyrs: l’un essayant de les détourner de leur nouvelle foi, les deux
chrétiens la confessant avec simplicité et fermeté. Enfin, désespérant de
vaincre leur résolution, le légat prononça la sentence suivante: «Puisque
Lucien et Marcicn, qui ont transgressé nos divines
lois pour passer à la vaine loi des chrétiens, après avoir été exhortés par
nous à sacrifier afin d’être sauvés, ont méprisé nos conseils, nous ordonnons
qu’ils seront brûlés vifs. » Les deux chrétiens rendirent grâces à
Jésus-Christ, et consommèrent joyeusement leur martyre.
La Bithynie fut arrosée, vers le même temps, par le sang
d’autres témoins du Christ. Saint Bassus, loué par
saint Jean Chrysostome, est peut-être un évêque de Nicomédie, martyrisé sous
Dèce. Les saints Thyrse, Lucius et Callinique furent immolés pour la foi dans
une ville de la province; mais les trois rédactions de leurs Actes données par
les Bollandistes sont mêlées de tant d’invraisemblances qu’on n’en peut rien
tirer de sûr, à l’exception de quelques bons détails de mœurs juridiques.
Heureusement, en passant de Bithynie en Galatie, nous allons nous trouver de
nouveau sur le terrain solide de l’histoire.
On se rappelle les succès apostoliques de saint Grégoire
le Thaumaturge. Pendant le règne de Philippe il avait, à la faveur de la paix
dont jouissait alors l’Église, gagné au Christ presque toute la partie du Pont Polémiaque qui s’étendait autour de Néocésarée,
sa ville épiscopale. Aussi, malgré ses vertus et les miracles de sa charité,
était-il devenu l’objet de la haine des païens, de jour en jour moins nombreux,
qui habitaient la contrée. Ils crurent sans doute l’heure de la revanche
arrivée, quand le légat de Galatie ou les magistrats municipaux de Néocésarée eurent fait afficher l’édit de Dèce. Les
apostasies furent, hélas! aussi rapides qu’avaient été les conversions. Dans ce
pays où la foi n’avait pas encore eu le temps de pousser de profondes racines,
on put craindre que l’Église naissante ne fût balayée tout entière par le vent
de la persécution. Bien des faiblesses et des lâchetés apparurent. Craignant
d’être dénoncés, beaucoup se hâtaient de prendre les devants. Le fils trahissait
son père, le père son fils, les frères se livraient mutuellement. Des maisons
entières se vidaient: les prisons regorgeaient de captifs. Bientôt elles ne purent
suffire: on entassa des chrétiens dans tous les édifices publics. Grégoire se
défiait non sans raison de la constance de ses ouailles: il craignait que beaucoup,
parmi ceux mêmes qui n’avaient pas tout de suite apostasié, n’eussent pas le
courage de confesser leur foi devant les tribunaux, et fussent incapables de
supporter même la vue des innombrables instruments de torture dont s’entouraient
les magistrats romains. Aussi conseillait-il à tous ceux qui le pouvaient
encore de fuir au désert: lui-même donna l’exemple. Beaucoup l’imitèrent, et
cette prudente conduite sauva une partie du troupeau. La gloire même du martyre
ne manqua pas à la jeune et fragile chrétienté: un fidèle nommé Troade confessa
la foi devant le légat, souffrit sans faiblir la torture et arrosa de son sang
les fondements de cette Église encore mal affermie.
Je pense qu’il faut reporter à l’une des persécutions
suivantes le martyre de saint Alexandre, le pieux et savant charbonnier que
l’intervention de saint Grégoire avait fait élire évêque de Comane, dans le Pont Galatique.
Il est probable que l’évêque de Césarée en Cappadoce, saint Firmilien,
l’un des plus savants et des plus intimes amis d’Origène; donna, comme saint
Grégoire, aux chrétiens de son Eglise le conseil de fuir ou de se cacher
pendant la persécution de Dèce, car on cite pour la Cappadoce proprement dite
un seul martyr, le soldat Mercurius. Un autre soldat,
dont la poésie a rendu le nom immortel, périt également pour la foi, sous Dèce,
dans la partie de l’Arménie qui depuis Trajan avait été rattachée à la
Cappadoce: c’est Polyeucte, très probablement officier dans la légion XII Fulminata, stationnée à Mélitène.
Il avait épousé la fille d’un des fonctionnaires romains de la province.
Converti par Néarque, son compagnon d’armes, il courut, avec l’imprudente
ferveur d’un néophyte et l’ardeur bouillante d’un soldat, déchirer l’édit
impérial affiché dans Mélitène, puis, se jetant sur
une procession païenne, brisa les idoles que portaient les prêtres. On
l’arrêta. Sourd aux prières de son beau-père, insensible aux larmes de sa
femme, endurci contre les fouets des boureaux, il persista dans la foi dont
il venait de donner un éclatant témoignage, et mourut décapité. Néarque, que
l’on ne paraît pas avoir inquiété, recueillit dans des linges le sang précieux
du martyr. Le corps de Polyeucte fut enterré à Mélitènc.
III.
Quelques évêques d’Asie.
A l’exception de saint Carpos,
mort pour la foi dans l’Asie proconsulaire, l’ouest et le nord de la péninsule
n’ont ajouté aucun nom d’évêque à la liste des martyrs de la persécution de
Dèce. Les régions du centre et du midi comblent cette lacune.
Saint Acace était évêque, car ses Actes lui donnent le
titre de «refuge et bouclier des chrétiens d’Antioche». Mais la ville où parait avoir été son siège
épiscopal ne peut être la grande métropole de Syrie, dont saint Babylas était évêque depuis 237, et qui fut administrée
ensuite par ce Fabius, à qui saint Denys d’Alexandrie envoya une relation si
intéressante de la persécution de Dèce en Égypte. Acace gouvernait probablement
l’Église d’Antioche de Pisidie, colonie romaine célèbre dans les fastes du
christianisme, car elle reçut la foi de Paul et de Barnabé. Elle dépendait
politiquement de la Galatie, dont elle marquait l’extrême limite au sud-ouest;
en fait, c’était une ville phrygienne de situation, d’idées et de mœurs. Ainsi
s’explique, dans les Actes de saint Acace, la mention de la secte des Cataphryges, influente et nombreuse dans ces régions où le
montanisme avait pris naissance. Le procès de saint Acace est un des épisodes
les plus curieux de la persécution de Dèce. La pièce qui le rapporte,
évidemment traduite du grec, offre des garanties d’authenticité, bien qu’on y
puisse regretter l’absence d’indications précises quant au lieu de la scène et
à la qualité du magistrat.
Celui-ci, nommé Martianus, est
qualifié de consulaire. Le titre de consulaire, pris dans le sens de
gouverneur, ne se rencontre pas avant le quatrième siècle; d’ailleurs, on lit
à la fin des Actes que Martianus ne fut appelé au
gouvernement d’une province qu'après le procès d’Acace. C’était probablement un
fonctionnaire chargé d’une mission spéciale pour la recherche des chrétiens. Il
fit venir Acace :
— Tu profites des
lois romaines, lui dit-il, tu dois aimer nos princes.
— Qui donc, répondit l’évêque, aime l’empereur autant que
les chrétiens? Nous prions tous les jours pour lui, demandant à Dieu de lui
donner une longue vie, un gouvernement juste, un règne paisible; nous prions
ensuite pour le salut des soldais et pour la conservation de l’empire et du
monde.
— Je te loue de ces sentiments; mais, afin que l’empereur
en reconnaisse la sincérité, offre-lui avec nous un sacrifice.
— Je prie mon Seigneur, le grand et vrai Dieu, pour le
salut du prince; mais celui-ci n’a pas le droit d’exiger de nous un sacrifice,
ni nous de lui en offrir. Qui donc peut adresser son culte à un homme?
— Dis-nous alors à quel Dieu tu offres tes prières, afin
que nous l’honorions aussi.
Sans paraître
apercevoir l’ironie avec laquelle cette question était faite, Acace commença
une longue explication théologique, ou plutôt une vive attaque contre les dieux
de l’Olympe, passant en revue les fables scandaleuses dont chacun d’eux était
l’objet : il semble qu’on entende dans sa parole un écho de ce que dut être la
polémique chrétienne de ce temps, et qu’on y retrouve les arguments, assez
piquants et assez libres, dont se servaient les controversistes pour détacher
les âmes de la religion païenne. Le magistrat répondait mollement, et ne
paraissait pas se donner beaucoup de peine pour défendre ses dieux, soit qu’il
ne daignât pas entrer en discussion avec un chrétien, soit peut-être qu’il se
souciât médiocrement de leur bon renom.
— Allons, disait-il avec douceur, c’est la coutume des
chrétiens de dire du mal de n0s dieux. Je t’ordonne de venir avec moi au
temple de Jupiter et de Junon; nous y ferons un agréable festin, et nous
rendrons aux immortels l’honneur qui leur est dû.
Et comme Acace, se récriant contre une telle offre,
continuait la discussion, et renouvelait les arguments d’Evhémère, très populaires
à cette époque, au sujet du tombeau de Jupiter en Crète :
— Sacrifie ou meurs, interrompit brusquement Martianus.
— Tu ressembles aux brigands dalmates, répondit le
chrétien: quand ils ont arrêté un voyageur, ils lui demandent soudain la
bourse ou la vie, et refusent toute explication. Tu agis de même. Pour moi, je
ne crains rien. Si j’étais coupable de quelque crime, je serais le premier à
me condamner; mais si l’on m’envoie au supplice parce que j’adore le vrai Dieu,
ce n’est plus de la justice, c’est de l’arbitraire. Écoute ce que disent nos
saints livres : Comme tu auras jugé, tu seras jugé toi-même, et comme tu auras
agi l’on agira envers toi.
— Je n’ai pas été envoyé pour juger, répartit le magistrat,
mais pour contraindre. Si tu méprises nos commandements, tu seras châtié.
On ne peut indiquer plus clairement sur quel terrain est
placé le persécuteur : il ne s’agit pas, pour Dèce et ses agents, de lutter par
la raison ou même par la force en faveur d’un système religieux, mais de réduire
à l’obéissance des volontés rebelles. Aussi le chrétien et le païen ne
peuvent-ils s’entendre: l’un s’efforce de porter la controverse dans la sphère
des idées, l'autre la ramène immédiatement à celle de la politique.
Acace répondit avec une éloquente fermeté: «Si telles
sont tes instructions, les miennes me défendent de renier mon Dieu. Tu sers un
homme fragile et charnel, que la mort atteindra bientôt, et que tu sais devoir
être la pâture des vers; combien plus dois-je obéir à Dieu, dont la puissance
est éternelle, et qui a dit lui-même: Celui qui m’aura renié devant les
hommes, je le renierai devant mon Père céleste, quand je serai venu dans ma
gloire et ma vertu juger les vivants et les morts!»
Cette parole frappa le magistrat, et il fit à la
doctrine de l’incarnation du Fils de Dieu quelques objections, les mêmes sans
doute qui couraient parmi les païens du troisième siècle. Puis, revenant aux
conclusions politiques, qui seules au fond le préoccupaient :
— Vois, dit-il,
les Cataphryges: leur religion est ancienne: cependant
ils l’ont abandonnée pour la nôtre. Fais comme eux. Rassemble tous les
catholiques, et suis avec eux la religion de l’empereur. Je sais que ton peuple
se laisse conduire par toi.
— Les chrétiens obéissent non à moi, mais à Dieu. Ils
m’écouteront si je leur enseigne la justice; ils me mépriseront si je leur
conseille le mal.
— Donne-moi leurs noms à tous.
— Leurs noms sont écrits au livre de vie.
— Où sont les magiciens qui t’aident dans tes artifices,
ou qui t’ont enseigné tes prestiges?
— Nous avons tout reçu de Dieu, et la magie nous fait
horreur.
— Vous êtes des magiciens, puisque vous avez inventé une
religion.
— Nous détruisons les dieux créés par vous, et dont vous
avez peur. Mais le Dieu que nous craignons n’est pas notre œuvre; il est notre
créateur, il nous a aimés comme un père, et, comme un bon maître, il nous
arrachés à la mort.
— Donne-moi les noms, ou je te fais mourir.
— Je suis devant ton tribunal, et tu me demandes des
noms! Espères-tu donc vaincre les autres, quand tu te laisses vaincre par moi
seul? Cependant, si tu désires connaître des noms, je m’appelle Acace, et on me
nomme le Bon Ange. Fais maintenant ce que tu voudras .
— Tu iras en prison, dit le magistrat, et je transmettrai
à l’empereur le procès-verbal de ton interrogatoire. Sa volonté décidera de ton
sort.
On surprend ici, de la part de Martianus,
une hésitation singulière. D’autres, nous l’avons vu, ne condamnèrent qu’avec
répugnance: ils condamnèrent cependant. Martianus semble si frappé des réponses et plus encore peut-être de l’attitude et de
l’accent de son justiciable, qu’il n’ose prendre sur lui d’envoyer un tel homme
à la mort. Il laissera la décision à l’empereur. A son tour, l’empereur
s’attendrit. Dèce était implacable en théorie; ses agents avaient reçu des
ordres sévères, et il entendait qu’on les exécutât. Mais dans les rares
occasions où lui-même put voir de près ces chrétiens qu’il ordonnait aux autres
de condamner, son cœur, meilleur que ses idées, et dont les historiens
vantent la bonté, parait s’être facilement ému.
Un jour, à Rome, Dèce jugea un chrétien : il n’eut pas la
force de prononcer un arrêt de mort, et renvoya libre l’accusé, dont la
jeunesse et le courage lui avaient fait une profonde impression. La lecture des
pièces transmises par Martianus l’intéressa. On dit
qu’il sourit en les lisant. Les piquantes railleries d’Acace contre les dieux
amusèrent-elles son scepticisme de Romain blasé? fut-il désarmé par le ton loyal et visiblement sincère dont l’évêque avait parlé de
l’empire et de l’empereur? On ne sait; mais le courrier qui avait porté à Rome
les pièces du procès rapporta l’ordre de mettre l'accusé en liberté. L’empereur
ne sut pas mauvais gré à Martianus de lui avoir
procuré cette occasion de se montrer humain, car il changea sa mission
temporaire en une situation définitive, et lui confia la légation de Pamphylie.
Le procès de Nestor, évêque de Magydos,
ville de la province dont Martianus devint
gouverneur, est aussi curieux que celui d’Acace. Il se termina d’une manière
plus tragique, puisque le légat (probablement prédécesseur de Martianus) fit torturer puis mettre à mort le martyr. Mais,
dans la première partie de l’action, quand la procédure, avant de passer aux
mains du représentant de Rome, était encore dans sa phase préparatoire, et
dirigée par les magistrats municipaux, on retrouve cette courtoisie naturelle
aux Grecs d’Asie, dont nous avons déjà cité des exemples.
Gomme saint Grégoire le Thaumaturge, Nestor avait
conseillé la fuite à tous les chrétiens, «de peur que le loup entrant dans la
bergerie du Christ ne déchirât quelques brebis». Mais il n’avait pas cru devoir
leur donner l’exemple, et il était demeuré tranquillement dans sa maison. Des
païens vinrent l’y chercher. Il descendit, calme et majestueux. «L’irénarquc et tout le conseil vous demandent» lui dit-on.
Nestor se rendit à l’agora. Les sénateurs y étaient rassemblés. Ils se
levèrent et le saluèrent. Etonné, il demanda pourquoi ce salut. «Ta vie est
digne d’éloges» répondit-on d’une seule voix. Nestor fut conduit dans l’un des
édifices qui bordaient l’agora. Les membres de la boulé de Magydos s’assirent: on apporta pour l’évêque un siège
d’honneur, paré de riches étoffes.
— Vous m’avez fait assez d'honneur en m’appelant devant
vous, dit Nestor; maintenant, dites-moi pour quel sujet vous m’avez mandé.
— Tu connais, ô maître, le décret de l’empereur? répondit
l’irénarque.
— Je connais le précepte du Dieu tout puissant, mais
j’ignore celui de l’empereur.
— O Nestor, donne ton consentement avec calme, de peur
qu’on ne te mette en jugement.
— Et à quoi consentirai-je?
— Aux ordonnances du prince.
— Je consens et me soumets aux commandements du roi des
cieux.
L’irénarque, à ce
mot, oublia sa courtoisie première: devant ce qui lui parut une désobéissance
aux ordres impériaux, le vieux fond de fanatisme païen reparut, mêlé à la
servilité asiatique.
— Tu es possédé du démon, s’écria-t-il.
— Il serait désirable, répondit Nestor, que vous ne
fussiez pas vous-mêmes possédés des démons, et que vous ne leur rendiez pas un
culte.
— Comment oses-tu appeler les dieux des démons?
— La raison veut qu’on les appelle ainsi, et ceux qu’on
exorcise l’ont souvent reconnu : sache-le bien, vous adorez des démons.
— Je te ferai confesser au moyen des tourments, et en
présence du gouverneur, que ce sont des dieux.
— A quoi bon, répondit l’évêque, me menacer des
tourments? Je redoute les supplices de mon Dieu, mais je n’ai peur ni des tiens
ni de ceux de ton juge. Dans les tourments, je confesserai toujours le Christ,
fils du Dieu vivant.
Un jurisconsulte du troisième siècle, commentant un édit
rendu par Antonin le Pieux, alors qu'il était proconsul d’Asie, dit que les
irénarques seront tenus d’envoyer au juge l’interrogatoire des malfaiteurs par
lettre close et scellée. «Les accusés qui auront été transmis avec un elogium devront, ajoute-t-il, être entendus de
nouveau, bien qu’il y ait eu lettre de renvoi, et même s’ils ont été conduits
par l’irénarque». Ces règles furent suivies exactement dans le procès de
Nestor. L’irénarque de Magydos voulut le conduire
lui-même à Perge, où se trouvait le légat : il se mit
en route, avec l’accusé et deux soldats.
Ils arrivèrent à Perge un
mercredi, dans la soirée. Dès le lendemain matin, l’irénarque alla faire son
rapport au légat. Celui-ci se rendit à son tribunal, et ordonna d’amener
l’accusé. Un assesseur donna lecture du rapport écrit, elogium.
Ce document, qui formait la base du procès, et peut se comparer à l’acte d’accusation
lu par le greffier devant nos cours d’assises, devait être écouté
avec grande attention par le juge. L’irénarque qui l’avait rédigé avait droit à
des éloges, s’il avait bien rempli sa mission : il était blâmé, lorsque le
rapport était incomplet ou mal écrit: les rescrits impériaux commandaient de le
punir, si le document trahissait la passion ou la mauvaise foi du rédacteur.
En général, l’autorité romaine se défiait des irénarques; chez ces
fonctionnaires des cités asiatiques elle trouvait déjà la vénalité, le manque
de conscience qui furent si longtemps, à des époques plus rapprochées de nous,
la plaie des justices orientales. Par une heureuse et unique fortune, le rapport
rédigé par l’irénarque au nom de la boulé de Magydos a été conservé. S’il est authentique, comme nous le pensons, on y doit
reconnaître un des plus précieux documents de procédure criminelle qui soient
venus jusqu’à nous :
«Eupator, Socrates, et tout le
conseil, au très excellent seigneur président, salut.
«Lorsque Ta Grandeur reçut les divines lettres de notre
seigneur l’empereur, par lesquelles il ordonnait que tous les chrétiens
sacrifiassent, et qu’on les fit renoncer aux idées dont ils sont imbus, ton
humanité voulut exécuter ces ordres sans violence, sans dureté, avec
mansuétude. Mais cette douceur n’a servi de rien. Ces hommes s’obstinent à
mépriser l’édit impérial. Nestor, invité par nous et par tout le conseil, non
seulement n’a pas voulu se rendre à nos avis, mais tous ceux qui sont sous sa
direction, suivant l’exemple de leur chef, s’y sont également refusés. Nous
avons insisté pour qu’il vînt au temple de Jupiter, suivant les ordres du très
victorieux empereur. Mais il a répondu en chargeant d’outrages les dieux
immortels. Il n’a pas épargné l’empereur. Toi-même n’as pas été ménagé. C’est
pourquoi le conseil a jugé bon de le déférer à Ta Grandeur».
Les rescrits impériaux défendaient au gouverneur de juger
sur la simple lecture de cette pièce: ils l’obligeaient à recommencer
l’instruction, et à interroger lui-même l'accusé. Malheureusement l'interrogatoire
du légat, tel qu’il est donné par deux versions différentes, l’une latine,
l’autre grecque, est loin d’avoir la valeur de l’elogium.
Dans les Actes latins, il offre plusieurs passages qui paraissent empruntés à
la Passion de saint Théodore d'Amasée; dans les Actes
grecs récemment retrouvés, l’imitation est moins visible, mais on rencontre
des traits incohérents, la scène semble se passer à la fois à Side et à Perge, et presque rien,
dans la parole du juge ou dans celle du martyr, ne sent l’original. Quelques
mots pourtant de la relation grecque sont beaux, et méritent d’être retenus.
Quand le martyr, pressé de questions, eut confessé la foi, protestant qu’aucune
souffrance ne le détacherait de son Dieu, le gouverneur dit :
— Qu’on attache à un poteau cet homme de fer et qu’on lui
déchire les côtes.
Nestor, les yeux au ciel, supporta sans faiblir cette
horrible torture. Le gouverneur ordonna enfin aux bourreaux de s’arrêter;
s’adressant au martyr :
— Dis-nous en un mot, et sans fausse honte, ce que tu as
résolu: veux-tu être avec nous ou avec ton Christ?
— J’ai été, je suis, je serai toujours avec mon Christ, répondit
Nestor.
Le gouverneur le fit crucifier. Pendant plusieurs heures
le saint évêque vécut sur la croix, exhortant les chrétiens témoins de son
supplice, et priant Dieu de les conserver inébranlables dans leur foi. Puis,
disant: Amen, il rendit l’âme.
La Lycie, réunie avec la Pamphylie en un même
gouvernement, vit deux autres martyrs de la persécution de Dèce: le berger
Thémistocle, qui, refusant de livrer un chrétien fugitif, nommé Dioscoride,
dont il connaissait la retraite dans la montagne, fut emmené à sa place,
confessa Jésus-Christ, et mourut dans les tourments; un autre saint, dont la légende
a étouffé l’histoire: nous voulons parler de saint Christophe. Les Menées
grecques disent qu'il avait été baptisé par saint Babylas,
évêque d’Antioche.
Babylas est
célèbre dans l’antiquité chrétienne pour avoir arrêté à la porte de l’église un
empereur souillé de crimes, l’avoir empêché de participer avec une conscience
coupable aux saints mystères, et donné ainsi, en pleine époque païenne, l’exemple
que devait imiter au siècle suivant saint Ambroise. Malheureusement les
détails de sa vie sont peu connus: nous avons montré plus haut comment l’acte
de hardiesse évangélique qui immortalisa son nom a été inexactement ou
incomplètement rapporté par les historiens. Il en fut de même de son martyre.
On sait qu’il mourut pour la foi de Jésus-Christ; mais les circonstances dans
lesquelles fut consommé son sacrifice varient avec les narrateurs. Eusèbe, le
plus ancien et probablement le mieux renseigné, dit qu’il mourut à Antioche
dans sa prison. Saint Jean Chrysostome parait croire qu’il fut décapité. On
parle de trois jeunes gens immolés en même temps. Des Actes, où l’histoire est
étrangement défigurée, mettent son martyre sous Numérien. Cette dernière date
doit être rejetée : Eusèbe est formel quant à l’époque où mourut le saint
évêque d’Antioche. Un fait reste certain: Babylas,
après avoir fait respecter par Philippe la discipline de l’Église, confessa la
foi sous son successeur, soit par un martyre sanglant, soit, comme tant
d’autres victimes de la persécution de Dèce, par le long et douloureux martyre
de la prison. On dit qu’il demanda à être enterré avec ses chaînes; son
tombeau, transporté cent ans plus tard, par un empereur chrétien, près du
temple d’Apollon à Daphné, fit taire l’oracle qui y parlait encore.
Dans le même temps que saint Babylas,
mourut en prison à Césarée de Palestine un des plus grands prélats orientaux,
saint Alexandre, évêque de Jérusalem. Il avait puisé la science et la charité à
cette forte et vivante école d’Alexandrie, dont nous trouvons les disciples, au
troisième siècle, à la tête de tout l’Orient chrétien. Alexandre était élève de
Pantène et de Clément, et intime ami d’Origène. D’abord évêque d’une ville de
Cappadoce, il fut emprisonné pour la foi pendant la persécution de Septime
Sévère on se rappelle que Clément,
réfugié alors dans cette province, administra l’Église de son ancien élève
prisonnier. La captivité d’Alexandre dura jusqu’en 211: il sortit de prison
après neuf ans, sous le règne de Caracalla. En 212, il fut élu coadjuteur du
vieux Narcisse, évêque centenaire de Jérusalem: bientôt il lui succéda.
Passionné pour les lettres et la philosophie, Alexandre fonda à Jérusalem une
bibliothèque célèbre: elle existait encore au temps d’Eusèbe, et une partie des
documents anciens qui rendent si précieuse l’Histoire ecclésiastique de
ce dernier lui furent empruntées. Sous le règne d’Alexandre Sévère, le savant
prélat eut la joie d’ordonner prêtre à Césarée son ami Origène, et, de concert
avec l’évêque de cette ville, le chargea d’y faire un cours d’Écriture sainte:
une des leçons, que nous avons encore, fut prononcée en sa présence. Il semble
s’être appliqué à faire de la Palestine chrétienne l’image et presque la
rivale d’Alexandrie, dont il reproduisait, dans de moindres proportions, la
bibliothèque à Jérusalem et le didascalée à Césarée.
Alexandre était très âgé lors de la persécution de Dèce. Traduit devant les
magistrats, il confessa pour la seconde fois le Christ. On le mit en prison :
il y mourut, chargé d’ans et de gloire. Sa «mort bienheureuse» fut annoncée au pape Corneille par une lettre
de l’illustre Denys d’Alexandrie.
IV.
Origène. — La fin de la persécution.
Les instructions de Dèce laissaient à ses agents une
grande liberté d’action, leur permettant, leur enjoignant même de varier les
rigueurs de la prison ou du supplice selon les personnes. La pensée première
était toujours celle-ci: obtenir l’abjuration, ne prononcer la peine capitale
que si toute chance de vaincre la persévérance des accusés parait
irrévocablement perdue. Sans doute, pour les gens du commun, simples chrétiens
sans renom, désignés à l’attention du pouvoir par l’ardeur de leur foi ou
quelque circonstance fortuite, la patience des juges était parfois moins longue.
Ils essayaient de vaincre la résolution du fidèle par la persuasion, puis par
les menaces, enfin par la torture; quand tous ces moyens avaient échoué, ils
l’envoyaient au supplice. Mais l’empereur n’aurait pas permis d’agir avec cette
rapidité relative quand un des chefs hiérarchiques de l’Église ou l’un de ses
grands docteurs était en cause. La chute de tels hommes serait pour les
persécuteurs une victoire retentissante, qui entraînerait la défaite de
centaines ou de milliers d’autres chrétiens. Un résultat si considérable demandait
qu’on ne ménageât ni les efforts ni le temps. Ainsi s’explique comment, alors
que tant d’obscurs chrétiens mouraient sous la hache du bourreau ou parmi les
flammes du bûcher, les plus célèbres passaient des mois en prison, pour
expirer dans les fers comme Babylas et Alexandre, ou
survivre, comme beaucoup d’autres, à la persécution.
Les païens désiraient surtout triompher d’Origène. Il
remplissait le monde du bruit de son nom; sa renommée avait dominé les orages
soulevés par la hardiesse de quelques-unes de ses doctrines, et tous, même
parmi ses adversaires, rendaient hommage à l’élévation de son génie et à la
candeur de sa foi. Aux yeux de la société officielle, peu familière avec les
nuances des controverses ecclésiastiques, le christianisme se personnifiait
dans cet homme qui avait partout des disciples, qui naguère catéchisa des
impératrices et correspondit avec des empereurs, et dont la science,
disait-on, était sans bornes. Abattre cette colonne serait ébranler le temple
lui-même et en précipiter la ruine. On ne négligea rien pour y parvenir.
Arrêté, probablement dès le commencement de la persécution, à Césarée où il
enseignait, Origène fut jeté en prison. Il avait alors soixante-sept ans. «Le
méchant démon, dit Eusèbe, mit en œuvre toutes ses ressources, employa contre
lui toutes ses forces, tous ses artifices, se rua sur lui plus impétueusement
que sur tous les autres». Quelle serait aujourd’hui la valeur des lettres
écrites par Origène soit dans la prison, soit immédiatement après en être
sorti! Eusèbe les a lues, et en a tiré les détails trop brefs qu'il nous donne.
Il point le glorieux vieillard, «l’homme de fer» étendu au fond d’un obscur
cachot, le cou dans un carcan, les jambes tirées jusqu’au quatrième trou dans
des ceps qui les tenaient violemment écartées. Plusieurs fois on alluma du feu
près de lui, comme pour le brûler. Mais on s’arrêtait au point où ses jours
pussent été en péril. Avec cette habitude que les Romains avaient de la
torture, et l’expérience acquise par leurs bourreaux de tout ce que l’être humain
peut supporter sans perdre la vie, on menait Origène, par une gradation
savante, jusqu’aux portes de la mort. «Tout l’effort du juge était de ne pas le
tuer»
Origène sortit de captivité après la mort de Dèce,
arrivée vers la fin de 251. La plupart des prisonniers étaient déjà libres.
Presque partout, la persécution avait cessé depuis plusieurs mois. Elle s'était
à peu près arrêtée à Rome dès le mois de mai ou de juin, en Afrique depuis le
commencement du printemps. L’Asie ne paraît pas avoir eu de martyrs après le
mois de mars. C’est vers avril ou mai que le confesseur Acace fut mis en
liberté par ordre de l’empereur. Dèce, à ce moment, commençait à reconnaître
que l'empire avait des ennemis plus dangereux: que les chrétiens. Il ne révoqua
point l’édit rendu un an et demi auparavant, mais il cessa d’aiguillonner le
zèle des magistrats municipaux et des gouverneurs de province. Ceux-ci avaient,
comme l'empereur lui-même, d’autres préoccupations désormais que de traquer
quelques personnes inoffensives: l’attention de tous était ailleurs. La
fortune du prince paraissait compromise. Divers compétiteurs se levaient contre
lui. Plus redoutable, la guerre étrangère avait éclaté. La frontière du Danube
pliait sous l’effort des Goths, maîtres, si on n’arrêtait l'invasion, de se
jeter à leur choix sur l’Orient ou l’Occident. Déjà les Barbares avaient saccagé
la Thrace. Ils menaçaient la Macédoine. On craignait qu’ils n’envahissent la
Grèce. Dèce, toujours dominé par ses souvenirs classiques, faisait garder avec
soin le défilé des Thermopyles. Mais les Goths ne vinrent pas jusque-là.
Chargés de butin, ils retournèrent vers leur pays. Dèce, qui avait quitté Rome
dès le printemps, crut les anéantir avant qu'ils eussent repassé le Danube.
Choisit-il mal ses positions? fut-il trahi? les
historiens ont attribué à l’une ou l’autre de ces deux causes l’issue
désastreuse de la bataille. Son fils périt sous ses yeux, percé d’une flèche. «Ce
n’est rien, dit stoïquement l’empereur; ce n’est qu’un homme de moins». Le mot
a probablement été inventé, comme tant de mots historiques; mais c’est un
honneur pour Dèce qu’on ait pu le lui prêter, et, vraie ou fausse, cette parole
digne d’un héros de Plutarque jette un rayon de gloire sur la triste fin d’un
empereur et de toute une armée périssant dans un marais de la Thrace sous les
traits des Barbares.
Un des successeurs de Dèce s’est demandé quelles avaient dû être ses pensées dans ce moment tragique
où, déjà accablé par la fortune, il attendait la mort. Peut-être ont-elles
ressemblé à celles d’un autre empereur mourant, un siècle plus tard, dans les
plaines de la Perse, après avoir fait au christianisme une guerre moins
sanglante, mais plus hypocrite et aussi haineuse. Comme Julien, Dèce était
vaincu par le Galiléen. Il avait porté à l’œuvre du Christ les coups les plus
terribles qu’elle eût encore reçus : et de ce grand effort, que restait-il? Le
souvenir de passagères apostasies, presque toutes effacées par un retour passionné
vers cette Église que beaucoup avaient reniée des lèvres, sans pouvoir en
détacher leur cœur, l’héroïsme de nombreux martyrs, et la preuve une fois de
plus acquise de l'impuissance de la force à triompher de Dieu et des
consciences. La persécution avait passé, mauvais rêve ou vision glorieuse, sans
laisser plus de trace qu’un coup d’épée sur les flots. L’Église restait debout,
purifiée par l’épreuve, retrempée dans son propre sang, prête à ces
alternatives de guerre et de paix qui vont être désormais son lot jusqu’à la
fin du siècle. Quelqu’une de ces réflexions a-t-elle traversé, après la
défaite, l’esprit du persécuteur? a-t-il senti s'abaisser sur lui le bras de
Dieu, «qui ne laisse pas verser impunément le sang de ses serviteurs, et les
venge par la ruine des princes, la perte des trésors, le massacre des armées,
la destruction des camps?»
Nul ne saurait dire ce qui se passa dans l'âme de
l’infortuné souverain; mais on peut affirmer que si parmi les affres de
l’agonie, Dèce eut le temps d’avoir une pensée distincte, ce fut une pensée de
désespoir. Sa vie était manquée. Rien ne resterait de son règne. Son œuvre
avait péri avec lui. Après s’être cru appelé à restaurer l’antique gloire et
l’antique religion de Rome, il mourait deux fois vaincu: par les chrétiens et
par les Barbares.
La leçon fut perdue. Soixante ans vont s’écouler avant
qu’un empereur, jetant sur l'avenir de la civilisation romaine le regard du
vrai politique, reconnaisse dans le christianisme la seule force capable de
vaincre ou du moins d’absorber la barbarie. Les successeurs immédiats de Dèce
ne furent pas assez libres de préjugés pour s’élever à cette hauteur de vues.
Ils restèrent dans l’ornière sanglante où s'étaient engagés avant eux les
persécuteurs. A partir de la moitié du troisième siècle l'histoire des
persécutions changera cependant d’aspect. Les chefs de la société civile vont
se montrer moins effrayés de la multitude des chrétiens que de leur puissante
organisation, de la forme corporative adoptée par eux dans leurs rapports extérieurs,
des richesses mobilières et immobilières de la communauté. C’est désormais
l'association que les empereurs cherchent surtout à détruire, c'est avec
l'association qu’ils seront quelquefois amenés à traiter. Lue phase nouvelle
commence, pleine d’imprévu et de contrastes. Tantôt la guerre sévit avec
fureur, tantôt les deux puissances—car on pourrait déjà employer cette
expression—échangent des préliminaires de paix. Pendant un demi-siècle, le
régime de la Terreur et celui des concordats vont se succéder plusieurs fois.
Il nous reste à écrire ce chapitre curieux et, croyons-nous, assez neuf de
l'histoire du droit d’association.
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LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |