|  | 
|  | Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE | 
|  | LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |  | 
| CHAPITRE VIII.
        LA PERSÉCUTION DE DÈCE EN AFRIQUE.
            I.
            La promulgation de l’édit à Carthage.
            
         Depuis la mort de Fabien jusqu’à l’élection de Corneille
        , la communauté chrétienne de Rome, bien que privée de chef, donna le spectacle
        de la discipline et de l’union. L’esprit modéré, pratique, le sens du gouvernement,
        si remarquable chez les papes de ce temps, avait, en quelque sorte, passé dans
        le collège presbytéral qui gérait pendant la vacance du siège les affaires
        religieuses, et les fidèles persécutés s’étaient montrés dociles à cette sage
        direction. Sans doute les chutes avaient été nombreuses, mais nombreux aussi
        furent les martyrs et les confesseurs, et ces derniers n’essayèrent pas
        d’empiéter sur le gouvernement des consciences, d’imposer leurs décisions au
        clergé : ils se montrèrent presque toujours modestes et ne furent point un
        embarras pour l’Église. Les païens de Rome semblent avoir assisté en curieux
        plutôt qu’en acteurs passionnés à la guerre déclarée par le gouvernement à la société chrétienne : les documents contemporains ne mentionnent aucune émotion
        populaire ni pour ni contre les fidèles: aux yeux de la population romaine, il
        y a là une affaire tout administrative, qui ne la touche pas, et dont elle n’a
        pas à se mêler.
             Tout autre fut l’aspect de l’Église d’Afrique pendant la
        même période. On se tromperait beaucoup en assimilant aux Romains d’Europe les
        habitants les mieux romanisés de la province proconsulaire, de la Numidie ou de
        la Mauritanie. Le vieux fond berbère et punique, sensuel, subtil, sauvage,
        demeurait sous la couche uniforme de civilisation que Rome conquérante avait
        répandue le long des rivages africains. Le peuple était resté grossier et
        sanguinaire, toujours prêt à se lever pour l’émeute. Le scepticisme poli de
        Rome ne l’avait pas atteint: il adorait ses dieux indigènes avec la naïveté
        d’autrefois; il détestait les chrétiens, croyait aux calomnies débitées jadis
        sur leur compte et auxquelles personne n’ajoutait plus foi de l’autre côté de
        la mer; sa superstition leur imputait tous les fléaux, pestes, famines,
        invasions de sauterelles, qui trop souvent, dans ce climat de feu, ravageaient
        les campagnes ou dépeuplaient les villes. Les chrétiens eux-mêmes avaient leur
        physionomie particulière. Ils étaient sans cesse portés à se diviser : les
        Actes de sainte Perpétue montrent des dissensions existant dès le temps de
        Septime Sévère entre l’évêque de Carthage et une partie de son clergé, les
        fidèles se prononçant, et l’église transformée en une sorte de cirque, où des
        factions diverses se disputent le pouvoir. Dans un tel milieu, les thèses excessives,
        le faux rigorisme, l’orgueil doctrinal toujours prêt à se séparer et à maudire,
        se développaient avec une facilité extraordinaire. Tertullien semble l’incarnation
        de cet esprit, mais d’autres lui ressembleront, et c’est d’Afrique que partira Novat. On comprend l’effet que dut produire sur tout ce
        monde agité la soudaine persécution de Dèce. Elle déchaîna les passions de la
        foule païenne, et suscita parmi les fidèles d’admirables héros; mais en même
        temps elle amena des chutes innombrables, et favorisa chez beaucoup de ceux qui
        étaient restés debout, s tantes, les sentiments d’orgueil, les idées
        d’indépendance. L’Église de la métropole africaine eût eu peine à surmonter
        cette crise si l’évêque Cyprien, héritier des traditions romaines, bien
        qu'originaire de Carthage, n’avait, du fond de sa retraite, dompté cette cavale
        rétive, qui, tenue par une main moins ferme, se serait peut-être jetée d’un
        bond dans l’apostasie ou la révolte.
         La publication de l’édit de Dèce fit sur la population
        chrétienne de Carthage, amollie par une longue paix, l’effet d’un coup de
        foudre. Dans les précédentes persécutions, chacun pouvait conserver l’espoir
        d’échapper à l’obligation de confesser sa foi. Au deuxième siècle, une
        accusation privée était nécessaire pour qu’un chrétien fût déféré aux
        tribunaux; sous Septime Sévère, puis sous Maximin, les poursuites furent
        dirigées par l’autorité publique, mais elles n’atteignirent en général que les
        plus en vue, et la masse obscure de la population, les humbles, les petits, ne
        furent qu’accidentellement traduits en justice, quand une circonstance
        particulière attirait sur eux les regards des magistrats. Sous Dèce, la persécution
        était vraiment universelle et prenait tous les chrétiens pour les détruire,
        comme d’un seul coup de filet. C’est en Afrique, et particulièrement à
        Carthage, qu’on peut le mieux s’en rendre compte, grâce aux écrits de saint
        Cyprien. Un délai avait été fixé, pendant lequel chacun était mis en demeure
        de déclarer sa loi. À l’expiration de ce délai, tous ceux qui n’auraient pas
        fait acte de paganisme seraient considérés comme chrétiens et, en cette
        qualité, exposés aux poursuites. Personne, semble-t-il, ne pouvait échapper; la
        population entière était mise à l’épreuve  c’était une sorte de dénombrement et de recensement universel, où
        l’administration comptait les âmes et, sur un registre tenu en partie double,
        inscrivait les consciences.
         On ignore si le proconsul était présent à Carthage
        pendant cette première phase, cette sorte de préface de la persécution. Sa
        présence, à la rigueur, n’était pas nécessaire : l’épreuve fut dirigée par les
        magistrats municipaux, duumviri, auxquels on adjoignit soit
        immédiatement, soit plus tard, quelques citoyens notables. Il est probable que
        la population entière fut invitée à sacrifier pour le salut de l'empire, à
        prendre part à quelque supplicatio solennelle.
        Le lieu du rendez-vous était le Capitole. Carthage et plusieurs villes
        d’Afrique possédaient, comme toutes les cités portant le titre de colonies
        romaines, un temple de ce nom, consacré au culte de Jupiter, de Junon et de
        Minerve, ordinairement situé sur une éminence dominant le forum. A Carthage, le
        temple s’élevait sur la colline de Byrsa, qui présentait de grandes analogies
        avec le mont Capitolin de Rome, et, dominant la mer, se dressait comme une
        acropole naturelle, que l'homme n’avait pas eu besoin de fortifier pour la
        rendre imprenable. A ses pieds, le forum, incendié sous Antonin le Pieux, puis
        rebâti, étalait l’éclat de ses édifices et de ses colonnades, encore dans
        toute leur fraîcheur de constructions nouvelles. Chaque matin, jusqu’à
        l’expiration du délai, sur la colline sacrée s’alluma le feu des sacrifices.
        Les riches amenaient soit des chèvres ou des brebis (hostia),
        soit des bœufs (victima) (7). Les pauvres se
        contentaient sans doute de jeter de l’encens sur l’autel. Tous, portant sur la
        tête un voile et une couronne, prononçaient une formule de prière, dans
        laquelle le Christ était maudit. L’après-midi, ceux qui avaient ainsi adoré les
        dieux participaient d’une autre manière au sacrifice: soit dans les grandes
        salles destinées aux repas et situées, avec les cuisines, dans les dépendances
        du temple, soit sous les vastes portiques qui l’entouraient, sur l’esplanade
        qui s’étendait devant lui, ou dans les espaces ouverts du forum, des tables
        étaient dressées, chargées de la viande des victimes immolées; la coupe des
        libations passait de main en main . Après cette communion païenne, le sacrilège
        était consommé: on avait mangé les viandes consacrées aux démons, peut-être
        parodié les rites eucharistiques; il n’y avait plus de chrétien.
         Le nombre des apostats fut immense. Jamais l'Église
        n’avait eu à pleurer sur tant de défections. Dans les persécutions précédentes,
        plus d’un chrétien avait renié sa foi; mais il avait apostasié en présence du
        tribunal, devant le magistrat menaçant, à la vue des instruments de supplice,
        ou même le corps déjà brisé par la torture. Sa faiblesse était coupable, mais au
        moins elle avait été précédée d’un essai de résistance. Il n’en est plus ainsi.
        Avant tout procès, sur une simple invitation de l’autorité, les chrétiens se
        présentent en masse devant les autels des dieux. La peur, l’ignoble peur, est
        maîtresse des âmes. Les magistrats païens sont étonnés d’une si prompte obéissance.
        On les voit remettre au lendemain des chrétiens trop pressés d’abjurer. Ils
        semblent écœurés au spectacle des longues processions qui traversent le forum,
        montent les degrés du Capitole, avec des fleurs, des victimes, de l’encens :
        riches citoyens suivis d’esclaves, d’affranchis et de colons; parents amenant
        leurs petits-enfants; maris traînant de force leur femme qui ne veut pas les
        suivre; tous s’exhortant, se poussant les uns les autres, comme si la lâcheté
        était moins grande quand elle était partagée, l’apostasie moins honteuse quand
        elle avait beaucoup de complices. On vit de navrants épisodes. Ici, c’est une
        famille divisée, le fils, le frère jetés en prison, la mère et la sœur allant
        sacrifier. Ailleurs, c’est une femme menée au temple malgré elle : son mari,
        ses parents tiennent ses mains, lui font jeter de l’encens sur l’autel; la
        malheureuse se débat en criant : «Ce n’est pas moi, c’est vous qui l’avez fait».
        Un jeune couple chrétien avait fui, laissant à la maison une petite fille : la
        nourrice la porte au temple, et, comme elle ne mangeait pas encore de viande,
        lui fait avaler un peu de pain trempé dans le vin consacré aux idoles. Mais le
        plus triste fut de voir des membres du clergé mêlés aux apostats. A Carthage,
        il y eut beaucoup de prêtres parmi les lapsi. A Saturnum,
        autre ville de la province proconsulaire, l’évêque Repostus conduisit lui-même au temple une partie de son peuple. L’évêque d’Assur,
        Fortunatus, et deux autres prélats africains, Jovinus et Maxime, dont les
        sièges sont inconnus, eurent aussi la faiblesse de sacrifier.
         Plus d’une fois les apostats furent terrifiés et les
        fidèles avertis par les signes éclatants de la colère divine. L’un, après avoir
        prononcé l’oraison sacrilège, était subitement frappé de mutisme. Une femme qui
        avait renié le Christ était prise, au bain, de douleurs violentes, et, dans sa
        folie, mordait la langue qui avait touché les viandes profanes et injurié son
        Dieu: elle mourut bientôt dans d’horribles souffrances. Beaucoup, bourrelés de
        remords, tombaient dans le désespoir, devenaient démoniaques ou fous.
        Quelques-uns, croyant avoir échappé à l’attention de leurs coreligionnaires,
        essayaient de se glisser encore parmi eux après l’abjuration, prétendaient même
        participer aux sacrements. Une main invisible s’abattait sur eux. Une jeune
        fille qui a sacrifié expire après avoir reçu l’eucharistie. Une renégate voit
        sortir du feu du coffre où elle conservait le saint Sacrement. Un apostat
        reçoit, selon l’usage, le pain eucharistique dans sa main, et, au moment de le
        consommer, ne trouve plus qu’une poignée de cendres.
             Même le pauvre petit enfant, dont une nourrice avait
        souillé les lèvres du vin idolâtrique, ne peut plus boire au calice
        sacramentel, et rejette avec des vomissements le sang du Sauveur. Ces
        exemples, rapportés par le mieux informé des contemporains, l’évêque de
        Carthage lui-même, durent frapper de terreur les chrétiens, et peut-être
        arrêter au bout de quelque temps le cours des apostasies; mais le nombre de
        celles-ci était déjà très grand: beaucoup de familles chrétiennes restaient en
        proie au remords, à la honte; la cause de bien des divisions, de bien des déchirements
        était posée pour l’avenir.
             Ces apostats du premier degré, sacrificati, thurificati, n’étaient pas les seuls dont
        l'Église eût à rougir. De faibles chrétiens essayèrent, au moyen d’une
        transaction, de se faire passer comme ayant obéi aux ordres de l’empereur, tout
        en s’abstenant en réalité des sacrifices commandés. Soit par faveur, soit à
        prix d’argent, ils obtenaient d'être inscrits sur la liste de ceux qui avaient
        sacrifié et recevaient en échange un certificat, une sorte de billet de confession
        païenne, qui les mettait à l’abri des poursuites. Ordinairement ces
        libellatiques, comme on les appela, s’étaient présentés en personne devant le
        magistrat, qui se contentait de leur déclaration, sans les obliger à faire un
        acte formel d’idolâtrie; quelquefois même l’inscription était faite et le
        billet leur était remis sur leur demande, sans qu’ils eussent besoin de
        comparaître. Cette conduite était certainement répréhensible : comme le disait
        le clergé de Rome dans une lettre à saint Cyprien, « c’est être criminel que
        de se faire passer pour apostat, alors même qu’on n’a pas apostasié».
        Cependant les libellatiques étaient moins coupables que les apostats proprement
        dits : avec la précision habituelle de son esprit, saint Cyprien savait
        distinguer entre les uns et les autres. Entre les apostats eux-mêmes, sa
        charité reconnaissait des nuances : il jugeait différemment « celui qui, à la
        première injonction, vola au-devant d’un sacrifice impie, et celui qui
        n’accomplit un acte si funeste que par contrainte et après une longue résistance;
        celui qui obligea sa famille, ses amis, ses colons à sacrifier, et celui qui
        sacrifia seul pour en dispenser les siens ». À plus forte raison mettait-il les
        libellatiques dans une catégorie à part. « Puis donc que l’on doit distinguer
        entre ceux-là même qui ont sacrifié, il y aurait une dureté et une injustice
        révoltantes à confondre les libellatiques avec ces derniers. J’avais lu, vous
        dira celui qui a reçu l’un de ces billets, les instructions de l’évêque, elles
        m’avaient appris qu’il est défendu de sacrifier aux idoles, et qu’un serviteur
        de Dieu ne doit pas adorer des simulacres. Voilà pourquoi, afin de m’épargner
        un crime, et profitant d’une occasion que je n’aurais jamais cherchée, si elle
        ne s’était offerte, j’allai trouver le magistrat, et je lui déclarai moi-même
        ou par un intermédiaire que j’étais chrétien, qu’il ne m’était pas permis de
        sacrifier, que je ne pouvais pas me présenter devant les autels du démon, et
        que j’offrais de l’argent pour en être dispensé »
             II.
            Les martyrs, les bannis et les fugitifs.
            
         Tel est le langage de saint Cyprien, raisonnable, modéré,
        humain; mais probablement ne parla-t-il avec cette netteté que la crise finie,
        quand il s’agit d’établir et de peser toutes les responsabilités et de
        reconstituer les cadres à demi rompus de l’Église: tant que dura la période
        aiguë de la persécution, il se borna sans doute à conseiller uniformément ce
        qui était le devoir strict, la résistance. Celle-ci avait deux formes : on
        pouvait refuser de sacrifier, et attendre intrépidement chez soi le martyre; on
        pouvait se dérober et au sacrifice et au martyre par la fuite. Le premier
        parti fut pris par un grand nombre d’héroïques chrétiens.
             Dès le mois de janvier, des chrétiens qui ne s’étaient
        pas présentés au temple dans le délai fixé, ou qui avaient publiquement déclaré
        qu’ils ne se présenteraient pas, furent mis en prison. Le proconsul, nous
        l’avons dit, était peut-être absent; mais l’autorité des officiers municipaux
        suffisait sans doute, aux termes de l’édit, pour ordonner l’incarcération
        provisoire. D'ailleurs, à leur défaut, le peuple impatient se serait chargé de
        le faire. A la suite d’une émeute, le vieux prêtre Rogatianus,
        et un laïque nommé Felicissimus, furent saisis et
        jetés en prison; beaucoup d’autres, clercs, laïques, femmes même et enfants, y
        furent envoyés à leur suite. On sait ce qu’étaient les prisons romaines et la
        terreur qu’elles inspiraient aux natures délicates. Ténèbres, saleté,
        promiscuité de toute sorte, grossièreté des geôliers et des soldats, froid
        glacial ou chaleur insupportable, manque de nourriture, tous les tourments y
        étaient réunis. Celles de Carthage étaient depuis longtemps redoutées des
        chrétiens. Une seule consolation restait aux captifs: ces lieux de souffrance
        s’ouvraient facilement, quand on y mettait le prix. Toute cette histoire donne
        une idée peu avantageuse des mœurs administratives des Romains. On a vu tout à
        l’heure des chrétiens peureux achetant des duumvirs des certificats constatant
        de fausses apostasies; nous voyons maintenant—et ce n’est pas la première
        fois—les fidèles corrompant les geôliers et obtenant d’eux la permission de
        pénétrer près des captifs. Tantôt un prêtre vient, accompagné d’un diacre,
        célébrer le saint sacrifice dans la prison et distribuer aux martyrs le pain
        céleste; tantôt des personnes charitables leur portent la nourriture
        matérielle nécessaire pour soutenir leurs forces épuisées, ou les vêtements
        dont ils ont besoin. Saint Cyprien est obligé de recommander aux visiteurs de
        ne pas venir en trop grande foule, afin de ne pas attirer les soupçons.
        L’argent de la caisse ecclésiastique était employé à l’assistance des captifs;
        c’était un de ses objets essentiels, et l’évêque de Carthage avait pris des
        mesures pour assurer les ressources suffisantes. Malgré tant de soins,
        l’incarcération prolongée fut mortelle à quelquesuns: Fortunio, Victorinus, Victor, Herennius, Gredula, Herena, Donatus, Firmus, Venustus,
        Fructus, Julia, Martial, Ariston «périrent de faim en
        prison». «Nous les suivrons bientôt, ajoute l’auteur de la lettre qui nous
        apprend la fin glorieuse de ces détenus, car depuis huit jours nous venons
        d’être remis au cachot. Auparavant, on nous donnait tous les cinq jours un peu
        de pain et de l’eau à volonté». Depuis huit jours, les survivants étaient donc
        entièrement privés de nourriture. C’est d’une main sans doute défaillante que
        le confesseur Lucien écrivait ces nouvelles à son correspondant de Rome. Et
        cependant, à cette époque, la peine de l’emprisonnement avait été abolie, et le
        droit romain ne reconnaissait que la prison préventive!
         Au moment où se passaient les scènes que nous venons de
        rappeler, l’instruction criminelle, que les magistrats municipaux n’avaient pu
        commencer, se poursuivait par les soins du proconsul : on peut fixer au mois
        d’avril 250 le moment où les documents laissent apercevoir son intervention.
        Depuis cette date jusqu’à la fin de l’année, les procès se succédèrent presque
        sans relâche, procès insidieux, où, à la suite d’une torture demeurée sans
        effet, le confesseur était ramené en prison, pour en être extrait de nouveau
        après quelque temps : on ne se hâtait pas d’arriver au dénouement, on le
        reculait au contraire le plus loin possible; mais par les tourments, par les
        menaces, par la fatigue d’une instruction criminelle toujours continuée, jamais
        finie, par l’ennui, les dégoûts et les souffrances de la prison, par les
        rigueurs de la mise au secret, par une obsession continuelle, le proconsul se
        flattait d’user la résistance, et de faire tomber le chrétien avant le martyre,
        comme un voyageur à bout de force tombe sur la route au moment de toucher au
        terme. Plus d’une fois ce calcul réussit. Saint Cyprien, dont les jugements
        sont empreints de tant de mansuétude et de mesure, et donnent vraiment une
        grande idée de la casuistique de ce temps-là, plaint ceux qui succombèrent dans
        ces conditions, les distingue avec soin des lâches qui abjurèrent spontanément,
        et se montre facile à leur pardonner. Tel fut le cas de Ninus,
        de Clementianus et de Florus. Arretés au début de la persécution, ils avaient été amenés devant les duumvirs, et là,
        méprisant les menaces des magistrats, dédaignant la colère du peuple, ils
        avaient confessé le Christ. Après une longue détention, ils furent enfin
        conduits au proconsul. Mis plusieurs fois à la torture, devant le représentant
        irrité de Rome, en présence du peuple furieux, ils finirent par céder. «Malgré
        leur ardent désir de la mort, on n’avait pas voulu les tuer, et, lentement, par
        des tourments sans cesse répétés, on n’avait point vaincu leur foi, demeurée
        invincible, on avait contraint leur chair infirme de succomber à la fatigue».
        Heureux ceux dont la force d’âme résistait à une telle épreuve, et qui, comme
        le jeune Aurelius, après avoir une fois soutenu l’assaut des magistrats
        municipaux, bravaient dans une seconde comparution le proconsul en personne,
        supportaient les tortures, et, renvoyés en prison, voyaient la persécution
        finir, sans avoir faibli! Plus heureux encore ceux dont le corps débile ne
        pouvait résister à la question, et qui mouraient après l’avoir subie, comme
        Paul, Fortunio, Bassus, Mappalique et ses compagnons! Quand ces derniers
        comparurent devant le proconsul, les tourments les plus raffinés furent mis en
        œuvre pour les contraindre à l’abjuration. On lacéra leur corps avec des
        ongles de fer, déchirant les entrailles, renouvelant les mêmes blessures, «torturant
        non plus les membres, mais les plaies vives». Le sang coulait à flots : la
        parole des martyrs n’en était pas moins libre, ni leur contenance moins fière.
        S’adressant au proconsul: «C’est demain, s’écria Mappalique,
        c’est demain que vous verrez le combat!». Le lendemain, en effet, eut lieu le
        combat suprême: les bourreaux redoublèrent leurs efforts, et les martyrs,
        expirant au milieu des tortures, reçurent la couronne céleste. La foule
        elle-même, si hostile à Carthage aux disciples du Christ, avait plusieurs fois
        témoigné son admiration.
         Qu’on le remarque bien, c’est à la suite de la torture
        que périrent ces martyrs: la sentence capitale n’avait pas été prononcée;
        jusqu’à la fin le proconsul avait espéré triompher du courage des saints, et
        leur arracher une parole d’apostasie. Telle était la politique de l’empereur
        et de ses agents. Aucune haine ne les animait contre les chrétiens : ils ne
        versaient pas le sang par fanatisme ou par colère, mais pour intimider les
        courages, triompher des volontés les plus fermes, et ravir des âmes au Christ.
        Plus d’une fois la foule s’irrita des lenteurs calculées de la répression, et,
        incapable de comprendre ce qu’elles avaient d’insidieux et de redoutable,
        devança les sentences des magistrats. Carthage fut un jour témoin d’une
        horrible scène. Le peuple se rua sur un groupe de fidèles, les sommant
        d’abjurer. Soutenus par les exhortations d’un d’entre eux, Numidicus,
        ils refusèrent courageusement. Le fanatisme populaire les condamna et les exécuta
        sur-le-champ. Les uns furent lapidés, les autres brûlés : atteint par les
        pierres, ses vêtements en feu, Numidicus continuait à
        prêcher la résistance, et, l’œil brillant d'une joie sublime, regardait sa
        femme brûlée vive à ses côtés. Laissé pour mort avec les autres, il fut, le
        lendemain, retrouvé par sa fille sous les pierres et les cadavres: il respirait
        encore; on le ranima. Quelque temps après, saint Cyprien annonçait au clergé
        et au peuple, par une lettre triomphante, l’élévation de ce héros au sacerdoce.
         On vient de voir en action les sentiments haineux de la
        foule à l’égard des chrétiens. Pour que le tableau soit complet, il convient d’ajouter
        que, même à Carthage, la patience des martyrs produisait quelquefois sur les
        spectateurs une impression profonde : les esprits sérieux en restaient frappés
        et se demandaient quelle était cette religion qui apprenait aux hommes à
        surmonter les plus cruelles douleurs, les plus déchirantes séparations, et les
        soutenait par la certitude de récompenses éternelles. Quelquefois, autour du
        chevalet sur lequel un chrétien était étendu, pendant que crépitait sous les
        lames ardentes sa chair brûlée, d’étranges dialogues s’échangeaient entre les
        spectateurs. Un contemporain, témoin des scènes sanglantes de la persécution de
        Dèce, adressait de Carthage aux confesseurs de Rome Moïse et Maxime un traité
        de la Gloire des martyrs. «Je l’ai bien comprise, dit-il, un jour que des
        mains cruelles déchiraient le corps d’un chrétien et que le bourreau traçait
        de sanglants sillons sur ses membres lacérés. J’entendais les conversations des
        assistants. Les uns disaient: «Il y a quelque chose, je ne sais quoi, de grand
        à ne point céder à la douleur, à surmonter les angoisses». D’autres ajoutaient: «Je pense qu’il a des enfants. Une épouse est assise à son foyer. Et cependant
        ni l’amour paternel, ni l’amour conjugal n’ébranle sa volonté. Il y a là
        quelque chose à étudier,
          un courage qu’il
            faut scruter jusqu’au fond. On doit faire cas d’une croyance pour laquelle un homme soufre et accepte de
              mourir». Les
                gens qui parlaient ainsi n’étaient plus de simples curieux : un travail se
                faisait dans leur âme et le sang du martyr, selon le mot de l'apologiste,
                semait en eux le chrétien.
               Le proconsul ne prononçait pas seulement des sentences
        de mort; un grand nombre de chrétiens furent condamnés au bannissement, ou,
        pour employer l’expression juridique, à la relegatio.
        Il y avait plusieurs sortes de relégation, mais l’une d’elles seulement pouvait
        être prononcée par un gouverneur. C’était l’interdiction de résider dans la
        province. Ce châtiment n’était pas compté parmi les peines capitales
        entraînant la perte des droits de cité; il n’avait même pas, en règle générale,
        pour corollaire la confiscation des biens, et, dans les cas exceptionnels où
        cette aggravation accessoire était prononcée par la loi, la confiscation
        n’atteignait jamais la totalité de la fortune. Mais, pour les chrétiens, les
        conséquences de la relégation avaient été considérablement étendues par l’édit
        de Dèce. Comme les peines capitales, elle entraînait la perte totale du
        patrimoine, dévolu au fisc. Les magistrats municipaux avaient même reçu le
        droit de la prononcer; une lettre déjà citée de saint Cyprien nous apprend que
        le confesseur Aurelius fut exilé par eux. Il est question ailleurs des exilés
        chassés de la patrie et privés de tous leurs biens. Un de ces groupes de
        bannis, au nombre de soixante-cinq (deux seulement sont connus, Statius et Severianus), vint d’Afrique à Rome; des femmes
        chrétiennes de cette ville qui avaient eu le malheur de sacrifier coururent,
        pleines de repentir, les recevoir aux bouches du Tibre, et, depuis ce temps,
        ne cessèrent de les assister. Deux autres exilés de Carthage sont connus: Sophronius et Repostus. Enfin, on
        a les noms d’un prêtre de cette ville, Félix, de sa femme, Victoria, et d’un
        laïque, Lucius, qui, ayant d’abord failli, furent, nous ne savons pourquoi,
        soumis à une nouvelle épreuve, se rétractèrent courageusement et furent
        condamnés à la relégation; le fisc s’empara de tous leurs biens. Cette femme
        dont nous avons déjà parlé, Bona, que son mari et ses proches avaient contrainte
        à sacrifier, fut également punie de l’exil pour avoir protesté contre la
        violence qui lui était faite et déclaré qu’au fond du cœur elle n’avait pas
        consenti au sacrilège.
         A côté de ces bannis par sentence, il y eut un grand
        nombre de bannis volontaires. Ceux-ci, à leur manière, confessaient le Christ,
        car la fuite d'un chrétien entraînait de droit la confiscation, aux termes de
        l’édit. «Celui, dit saint Cyprien, qui, abandonnant ses biens, s’est retiré
        parce qu’il ne voulait pas renoncer Jésus-Christ, l’aurait sans doute confessé,
        s’il eût été pris comme les autres». La situation des fugitifs était plus dure
        encore que celle des bannis. Ces derniers, protégés par la sentence même qui
        les condamnait, pouvaient s’éloigner librement et sans doute n’étaient pas
        traduits de nouveau devant les tribunaux, puisqu’une peine les avait déjà
        frappés: il y avait chose jugée à leur égard. Les autres vivaient dans des transes
        continuelles; ils pouvaient à chaque instant être arrêtés; ils avaient fui à la
        hâte, oubliant quelquefois dans leur maison ce qu’ils avaient de plus précieux.
        Maintenant, «ils erraient dans la solitude et les montagnes, à la merci des
        brigands, des bêtes féroces, exposés à la faim, à la soif, au froid», ou, pour
        mettre la mer entre eux et leurs persécuteurs, ils s’embarquaient au hasard,
        sur le premier navire venu. Aussi ne s’étonne-t-on pas que saint Cyprien, après
        avoir placé au premier rang la confession de ceux qui proclamaient devant les
        juges leur foi au Christ, mette immédiatement à la suite le courage de ceux qui
        ont tout quitté, famille, repos, fortune, pour fuir les occasions de le
        renoncer.
             III.
               La question des « tombés. »
               Saint Cyprien avait lui-même, dès le commencement de la
        persécution, cherché le salut dans la fuite, comme plusieurs des plus saints
        évêques de ce temps, parmi lesquels Denys d’Alexandrie et Grégoire le
        Thaumaturge. Il n’avait point pris sans hésitation ce parti: l’ordre direct de
        Dieu, dit-il dans une de ses lettres, put seul l’y décider. On croit volontiers
        que le premier mouvement de ce prélat énergique et fier, que nous verrons,
        quelques années plus tard, affronter deux fois le proconsul avec une calme
        intrépidité, avait été d’attendre le bourreau sur place, et, pour ainsi dire,
        sur le siège épiscopal. Mais on comprend aussi qu’un homme de gouvernement tel
        que Cyprien, connaissant le fort et le faible de son Église, les divisions de
        son clergé, la mollesse d’un grand nombre de fidèles, ait résolu, après
        réflexion, de chercher une retraite d’où il pût continuer à diriger les
        intérêts que Dieu lui avait confiés. Le devoir du général n’est pas toujours
        de faire le soldat et d'exposer sa vie dans la mêlée, au risque de laisser
        l’armée sans chef capable de diriger le combat.
             Dès la publication de l’édit, le peuple de Carthage, qui
        connaissait l’influence, l’autorité de Cyprien, et prévoyait qu’il allait être
        l’âme de la résistance, avait, à plusieurs reprises, demandé sa mort. Dans
        l’amphithéâtre, au forum, partout où la foule élevait la voix, retentissait le
        cri: «Cyprien au lion!». Le martyre était tout près, frappait, pour ainsi dire,
        à sa porte: l’évêque eut le courage de s’y dérober, et se prépara à sortir
        secrètement de la ville.
             Avant son départ, bien des affaires durent être réglées,
        car, au milieu du troisième siècle, l’administration spirituelle et temporelle
        d’une grande Église comme celle de Carthage était fort compliquée. La
        communauté chrétienne, organisée dans tous les centres importants sur le
        modèle des corporations romaines, possédait une caisse commune, dont les
        ressources, fournies par des cotisations régulières, servaient aux frais du
        culte, à l’entretien des cimetières, à la subsistance du clergé, des veuves,
        des vierges consacrées à Dieu, à l’assistance des pauvres et des prisonniers.
        L’évêque voulut en assurer le fonctionnement pendant son absence. Plusieurs de
        ses lettres sont relatives aux sommes qui doivent être distribuées aux confesseurs,
        aux pauvres, à tous ceux dont l’Église avait pris l’entretien à sa charge.
        Cyprien se préoccupa aussi de sauver de la confiscation ce qui restait de sa
        fortune privée. L’histoire de cette fortune est curieuse. Lors de sa
        conversion au christianisme, Cyprien s’en était dépouillé; il avait vendu tous
        ses biens pour en donner le prix aux pauvres. Une partie de son patrimoine,
        nous apprend son biographe, lui fut ensuite rendue, probablement par la
        reconnaissance des fidèles, qui rachetèrent, pour les lui restituer, les terres
        mises en vente. Il n’osa pas les vendre de nouveau, de peur d’attirer
        l’attention malveillante des païens. On peut donc supposer qu’il était encore
        riche au moment où éclata la persécution. Il emporta en exil des sommes
        importantes, qu’il fit peu à peu passer à ceux qu’il avait chargés de l’administration
        de la caisse ecclésiastique; il en déposa d’autres à titre de fidéicommis entre
        les mains d’un prêtre investi de sa confiance. Probablement réussit-il à
        mettre également ses immeubles sous le nom d’un tiers, car on l’en retrouve en
        possession quelques années plus tard. Ces précautions étaient nécessaires;
        l’édit ordonnait la confiscation du patrimoine de tout chrétien fugitif, et,
        dès que le départ de Cyprien eut été connu, l’autorité fit apposer sur les murs
        de la ville des affiches portant ces mots :«Quiconque possède ou détient des
        biens de Cyprien, évêque des chrétiens, est obligé de le déclarer». Mais
        Cyprien, administrateur habile, avait déjoué l’avidité du fisc et assuré, par
        la conservation de sa fortune privée, l’alimentation de la caisse
        ecclésiastique pendant les mauvais jours. Il pouvait maintenant s’éloigner:
        les affaires temporelles et spirituelles de l’Église restaient en bon ordre:
        il laissait, pour le remplacer pendant son absence, deux évêques voisins et
        plusieurs prêtres dont la fidélité et l’énergie lui étaient connues.
             Malheureusement il laissait aussi, dans son clergé même,
        un parti hostile, à la tête duquel étaient cinq prêtres, qui s’étaient opposés
        naguère à ce qu’il fût élu évêque. De ce groupe ambitieux et mécontent
        partirent des rumeurs malveillantes au sujet de la retraite de Cyprien. Elles
        se répandirent assez pour que le clergé de Rome s’y soit un instant laissé
        prendre, et y ait fait de discrètes allusions dans une lettre au clergé de
        Carthage, véritable modèle d’ironie ecclésiastique. Après la persécution,
        saint Cyprien fut encore obligé de se défendre contre ces mauvais bruits, et le
        soin avec lequel son biographe et ami, Pontius,
        explique et excuse son absence, montre que même sa mort héroïque dans la
        persécution de Valérien n’avait pas suffi à le laver de tout reproche de
        faiblesse pendant celle de Decius. La justification de l’évêque était cependant
        facile: il lui suffisait de faire connaître à ceux qui doutaient l’activité déployée
        dans sa retraite, et d’en montrer les heureux fruits: c’est ce qu’il fit en
        communiquant au clergé de Rome, facilement persuadé, treize lettres pastorales
        écrites en exil. Du lieu où il se tenait caché, probablement à peu de distance
        de Carthage, Cyprien n’avait cessé de gouverner son Église, communiquant
        constamment avec elle, instruit des moindres détails, exhortant le clergé et le
        peuple, encourageant les martyrs, veillant à l’assistance des pauvres, reprenant
        le zèle exagéré des uns, corrigeant la mollesse des autres, se faisant tenir au
        courant, par ses correspondants , du jour de la mort de chacun des confesseurs
        décédés en prison, «afin que leur commémoration puisse être célébrée parmi les
        mémoires des martyrs»
         Malheureusement, le groupe des prêtres opposants ne
        cessait d’apporter des obstacles à l’administration de l’évêque absent. Ces
        habiles adversaires avaient, grâce aux circonstances, trouvé un terrain tout
        préparé pour leurs manœuvres. Ils surent profiter de deux sentiments que la
        crise traversée par la communauté chrétienne de Carthage rendait faciles à exploiter: l’impatience de beaucoup de renégats—de tombés, lapsi, comme on les
        appelait—à être admis de nouveau dans la communion de l’Église, l’orgueil de
        ceux qui étaient restés debout, avaient affronté les magistrats, subi
        courageusement les tortures, mais, peu éclairés parfois, n’étaient pas tous de
        force à repousser des flatteries intéressées. A toutes les époques, l’Église
        avait reconnu aux confesseurs un pouvoir d’intercession: les canons
        d’Hippolyte, œuvre du commencement du troisième siècle, leur assignent un rang
        très élevé: dès le temps de Tertullien, ceux qui avaient eu le malheur de
        faillir les prenaient pour médiateurs. Le même fait se produisit en Égypte et
        en Asie, pendant la persécution de Dèce. Mais à Carthage, on semble l’avoir
        érigé en système. Les tombés allaient en foule visiter les confesseurs dans les
        prisons, pleuraient à leurs pieds, les entouraient de soins, les accablaient de
        compliments, et revenaient après avoir obtenu des billets, dans lesquels la
        paix leur était donnée. Ces billets, multipliés au-delà de toute mesure,
        finirent par être distribués sans discernement. «Qu’un tel soit admis à la
        communion avec les siens» cette formule vague se lisait quelquefois sur les
        lettres de réconciliation. Quelques personnes, abusant de la facilité des confesseurs,
        allèrent jusqu’à en faire trafic: ce fut, selon l’expression de saint Cyprien,
        la foire aux billets. Le principal auteur de ces désordres était un confesseur
        nommé Lucien, qui avait fait ses preuves de courage, mais avait l’esprit
        étroit, le caractère obstiné. Les prêtres opposants trouvaient en lui un instrument
        d'un maniement facile, et s’en servaient pour encourager les espérances des
        tombés, faire violence à la modestie des confesseurs, mettre l’indiscipline
        dans l’Église. Au moins, en accordant indiscrètement la paix, les confesseurs
        avaient-ils entendu que leur décision serait subordonnée à la pénitence de
        l’impétrant et au jugement définitif de l’évêque: les meneurs du clergé
        passaient outre, admettaient à la communion les tombés munis de billets, s’érigeaient,
        par conséquent, en chefs de l’Église, au mépris de toute hiérarchie.
         Saint Cyprien avait trop le sentiment de l’autorité
        attachée à sa charge pour tolérer, même de loin, un pareil abus. Il écrivit de
        sa retraite trois lettres pastorales: l’une aux confesseurs, douce, presque
        caressante, les exhortant à marquer nommément ceux à qui ils désiraient qu’on
        fit grâce, et à ne donner de billets qu’aux chrétiens vraiment touchés de
        repentir, «dont la pénitence approcherait d’une entière satisfaction»; la
        seconde au clergé, très ferme, menaçant d’interdiction les prêtres qui
        admettraient des tombés à la communion; la troisième au peuple, l'invitant à
        modérer l’impatience des tombés, et à ne pas suivre dans leur rébellion ceux
        qui manquaient de respect à l’évêque. Vers le même temps, des conseils
        excellents arrivaient au clergé de Carthage de la part du clergé de Rome; dans
        la même lettre où, mal renseigné encore, ce dernier faisait des allusions peu
        bienveillantes à l'éloignement de Cyprien, il traçait aux prêtres de la
        métropole africaine des règles très sages sur la conduite à suivre au sujet des
        tombés, qui doivent être exhortés à la pénitence, encouragés à confesser
        Jésus-Christ si une seconde épreuve leur est imposée, mais ne doivent être
        reçus à la communion qu’en cas de maladie. Cette même règle fut donnée par
        saint Cyprien, qui écrivit à ses prêtres d’accorder aux malades la paix promise
        par les billets des martyrs. Pour les tombés qui s’étaient relevés en
        confessant Jésus-Christ, et avaient été condamnés au bannissement, Cyprien les
        considéra comme réhabilités, et les admit à la communion. En ce qui concernait
        les autres, il jugeait qu’il fallait les laisser en suspens jusqu’à ce que la
        paix eût permis de réunir une assemblée d’évêques qui déciderait, d’accord avec
        le clergé et le peuple, les conditions et l’heure auxquelles il conviendrait
        de les réintégrer dans la société des fidèles.
             On aurait pu croire que ces décisions, empreintes de tant
        de modération et de sagesse, auraient mis fin au conflit : loin de là, celui-ci
        sembla devenir plus aigu. Les dissidents crièrent d’autant plus fort, qu’il
        leur restait moins de raisons de crier. Lucien, au nom d’autres confesseurs,
        écrivit à Cyprien une lettre dont la brièveté impérieuse touchait à l’insolence.
        De tous côtés les tombés s’agitaient, s'élevaient contre les évêques, voulaient
        rentrer de force et comme d’assaut dans l’Église. Malgré les conseils des
        confesseurs de Rome, restés aussi respectueux de la hiérarchie que ceux de
        Carthage étaient devenus indisciplinés, malgré l’intervention réitérée du
        clergé romain, désormais convaincu de l’innocence et du bon droit de saint
        Cyprien, malgré l’attitude excellente du plus grand nombre des prêtres de
        Carthage, demeurés fidèles à leur évêque, la crise continuait. La multitude des
        tombés devenait plus exigeante, à mesure que la persécution s’assoupissait, que
        le péril s’éloignait, et que l’on pouvait prévoir le moment où la rentrée dans
        l’Église n’offrirait plus que des avantages sans mélange aucun de dangers.
             Déjà les persécuteurs découragés se relâchaient de leur
        rigueur, les portes des prisons s’ouvraient, les confesseurs en sortaient en
        foule. Après un an de détention, beaucoup d’entre eux furent comme grisés par
        l’air de la liberté. Flattés par les prêtres rebelles, accueillis avec toute
        sorte de prévenances par les tombés, étourdis des éloges qu’ils recevaient,
        ils-en vinrent à se considérer comme des êtres à part, supérieurs au reste de l’humanité,
        mis par la gloire du martyre au-dessus des convenances communes et de la morale
        vulgaire. Des hommes qui, en prison, avaient intrépidement confessé
        Jésus-Christ ne rougirent pas de s’abandonner au désordre. Les jalousies, les
        divisions bruyantes se manifestèrent ouvertement parmi eux: quelques-uns
        tombèrent dans l’ivrognerie, d’autres affichèrent des familiarités suspectes,
        et laissèrent douter de leur vertu. Le scandale était grand: le parti des
        tombés, et les prêtres qui le menaient, se réjouissaient de dérèglements qui
        leur livraient plus complètement les confesseurs. Cyprien, averti comme
        toujours, dut couper court à ce scandale. Sa plume infatigable écrivit à tous
        les confesseurs (sans distinguer, par charité, entre les innocents et les
        coupables) une lettre à la fois douce et ferme, reprenant les uns de leurs
        fautes, louant l’innocence des autres, les exhortant tous à conserver, par une
        exacte pureté de vie, la gloire qu’une héroïque confession leur avait acquise.
        Craignant les suggestions mauvaises de la pauvreté, il annonçait vers le même
        temps l’envoi de plusieurs sommes d’argent. Parmi les avertissements contenus
        dans la lettre de saint Cyprien, il en est un qui mérite une attention
        particulière. L’évêque blâme ceux qui, rompant leur ban, reviennent dans leur
        patrie après avoir encouru une sentence d’exil non encore levée, «et s’exposent
        ainsi à être punis non plus comme chrétiens, mais comme violateurs des lois».
        On ne saurait trop admirer cette délicatesse extrême de l’honneur chrétien, et
        ce scrupuleux respect des lois romaines chez ceux en qui les persécuteurs
        s’obstinaient à voir des ennemis de l’empire.
             La situation personnelle de Cyprien n’était pas identique
        à celle des bannis : aucune sentence judiciaire n’avait été rendue contre lui,
        et le seul acte de l'autorité qui l’eut visé était l’ordonnance de
        confiscation de ses biens. Aussi pouvait-il rentrer à Carthage sans braver la
        loi. Il y songeait tous les jours, et attendait avec impatience le moment où la
        paix serait affermie et où la haine que lui portaient les païens paraîtrait
        moins violente. Mais, quand il touchait à l’heure désirée du retour, les
        troubles de l’Église s’aggravèrent: un schisme éclata. Le chef nominal fut un
        laïque influent et riche, de mœurs peu recommandables, appelé Felicissimus, auquel se joignirent bientôt les cinq prêtres
        qui n’avaient cessé de faire opposition à Cyprien , et parmi lesquels était le
        turbulent Novat, destiné à prêcher le rigorisme à
        Rome après avoir pris parti à Carthage pour la morale relâchée. Beaucoup de
        tombés les suivirent, attirés par la promesse d’une prompte réconciliation. Il
        était temps que Cyprien rentrât. Après un exil qui avait duré quatorze mois (de
        février 250 à avril 251), il revint à Carthage. Son premier soin fut de réunir
        plusieurs évêques en concile, pour régler, de concert avec le clergé et le peuple,
        toutes les questions pendantes. On entendit d’abord Felicissimus, Novat et leurs adhérents: ils furent condamnés. Puis
        l’assemblée termina par son jugement l’affaire des tombés. Elle décida
        d’exclure de toute fonction ecclésiastique les évêques et les prêtres qui
        auraient sacrifié ou seraient porteurs de certificats de sacrifice; d’accorder
        la communion aux autres libellatiques s’ils avaient fait pénitence aussitôt
        après leur péché; pour les laïques qui avaient sacrifié, on arrêta d’examiner
        séparément chaque cas, d’après des règles déterminées, et de fixer selon les
        circonstances le degré de la culpabilité, la durée de la pénitence et le délai
        de la réconciliation.
         Ces décrets furent envoyés au pape Corneille, qui, ayant
        réuni à Rome un concile de soixante évêques, y donna son adhésion: des
        assemblées tenues dans plusieurs édiles d’Italie et d’Afrique les adoptèrent
        également. La question des tombés fut résolue, d’un commun accord, dans tout
        l’Occident chrétien. Le schisme de Felicissimus s’éteignit misérablement au bout de quelques mois.
   CHAPITRE NEUVIÈME.
        LA PERSÉCUTION DE DECE EN ORIENT.
        
 |  | 
|  | LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |  | 
|  |  |  |