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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)

 

CHAPITRE V

LA PAIX D’ALEXANDRE SÉVÈRE ET LA PERSÉCUTION DE MAXIMIN.

I

La paix d’Alexandre Sévère.

 

Caracalla porta un coup terrible à l’esprit romain le jour où, dans un intérêt fiscal, il jeta à tous les sujets de l’Empire, moins comme un privilège que comme une charge, le droit de cité jusque-là réservé à quelques-uns. Néanmoins il gardait encore en sa personne quelques traits du Romain, et s’il avait été un monstre, il ne l’avait pas été autrement qu’un Néron, un Caligula et un Commode. Mais après lui l’esprit romain subit pendant de longues années une éclipse presque complète. Macrin, ancien esclave, ancien gladiateur, ancien intendant, ancien avocat, reçoit des soldats le pouvoir après l’assassinat de Caracalla : il montre sur le trône un courage douteux, une intelligence et un caractère médiocres, règne quelques mois, et disparaît dans une émeute militaire sans laisser dans l’histoire une trace bonne ou mauvaise. Puis l’Empire revient pour dix-sept ans dans la famille de Sévère, et passe successivement aux deux petits-neveux de l’impératrice syrienne Julia Domna. Une intrigue féminine et une révolte de soldats l’ont donné d’abord au jeune Avitus, plus connu sous le nom de son dieu Élagabale, dont il desservait le temple à Émèse: enfant dépravé en qui semblent résumés tous les vices et toutes les extravagances de l’Orient, et qui fit de sa vie une continuelle insulte aux traditions, aux mœurs et aux dieux de Rome. Une nouvelle intrigue de femmes et une seconde révolte de soldats placent ensuite sur le trône son cousin germain Bassianus, ou, comme il s’appelle, Alexandre Sévère, anti­thèse complète d'Élagabale, mais aussi peu Romain que lui, demi-juif ou demi-chrétien par les idées, par les goûts, par les mœurs. Les folies d’Élagabale, la largeur d’idées d’Alexandre Sévère ont fait brèche, plus encore que l’édit de Caracalla, dans la cité romaine, cette forteresse politique et religieuse orgueilleusement fermée à toute nouveauté : par la brèche ouverte, et qui, malgré les efforts désespérés de quelques empereurs du troisième siècle, ne se fermera plus, le christianisme va passer.

Quand le honteux adolescent, prêtre du dieu Soleil, peint et paré comme une femme d’Asie, entouré d’eunuques et de bacchantes, offrait en présence des préfets du prétoire, des sénateurs, des chevaliers rangés sur des gradins comme au théâtre, un sacrifice à la pierre noire d’Émèse transportée solennellement dans Rome,—quand il arrachait au foyer sacré une vierge de Vesta pour en faire pendant quelques mois une impératrice,—le scandale était grand aux veux de quiconque avait gardé le sentiment de la dignité romaine et le culte de la religion nationale. Mais lorsque, poursuivant inconscient d’une réforme religieuse dont la portée lui échappait, Élagabale eut voulu ranger dans le temple de l’aérolithe divin, comme autant de serviteurs, selon l’expression de Lampride, tous les symboles vénérés dans le monde antique, le feu de Vesta, la statue de Cybèle, les boucliers de Mars, le Palladium même auquel on croyait attachées les destinées de l’Empire,—ce ne fut plus seulement un scandale, ce fut un sujet d’effroi pour les païens. On apercevait clairement que ce fou se proposait deux choses, qui seraient toute une révolution : abolir le culte romain, et, dans l’univers, établir l’unité religieuse au profit de sa divinité orientale.

Les chrétiens purent assister sans inquiétude à ces extravagances. À son insu, Élagabale travaillait pour eux. Tout ce qui tendait à déshonorer les dieux, flétrir leurs sectateurs, rendait service à la cause l’Évangile. Le contraste entre l'héroïsme dont tant de fidèles venaient de faire preuve pendant la récente persécution de Sévère, et la faiblesse des pontifes païens qui se prêtaient en gémissant aux sacrilèges parodies d'Élagabale, et dont aucun n'eût songé à se révolter ni à mourir pour sauver le culte national, était à lui seul un enseignement, qui mettait en lumière la valeur morale des deux religions. Les chrétiens pouvaient d'autant mieux en savourer les leçons que, pour quelque temps au moins, ils se sentaient à l'abri des attaques du pouvoir. Celui-ci n'était plus aux mains des défenseurs de la religion romaine, mais plutôt d'un ennemi de cette religion. Pendant que Rome consternée, mais soumise, subissait les honteuses fêtes d'Élagabale, nul n'aurait eu la pensée d'inquiéter les disciples du Christ. Les persécutions qu'ils avaient souffertes sous les règnes précédents leur auraient, au besoin, servi de protection auprès du nouvel empereur. Ils avaient un autre titre à sa tolérance. Le christianisme venait d'Orient, et tout ce qui était oriental trouvait grâce devant le prêtre d'Emèse qui avait fait monter l’Asie sur le trône des Césars. Loin de proscrire le culte chrétien, il en eût volontiers fait un des éléments de la bizarre réforme religieuse à laquelle il s’attachait avec la tenace ardeur d’un halluciné. «Il disait qu’il amènerait aussi dans son temple la religion des Samaritains et des Juifs, celle même des chrétiens, afin que le sacerdoce d’Élagabale fut en possession des secrets religieux du monde entier». Probablement il n’aurait jamais essayé d’accomplir ce projet extravagant, dont une énergique résistance lui eût promptement révélé l'impossibilité; mais l’avoir conçu montre l’espèce de sympathie qui attirait l’empereur syrien vers le monothéisme des chrétiens et des Juifs, et fait comprendre comment les disciples de l’Évangile furent assurés sous son règne, sinon de la faveur du pouvoir, au moins d’une entière liberté.

Sous Alexandre Sévère, ce n’est plus la liberté seulement, c’est la bienveillance du prince et de son entourage immédiat qui leur est acquise. Il n’est pas prouvé que sa mère Mammée, qui gouvernait à côté de lui et plus que lui, ait été baptisée; mais soit curiosité intellectuelle, soit adhésion véritable de l’esprit et du cœur, elle faisait du christianisme l’objet de son étude. Pendant un séjour à Antioche, au commencement du règne de son neveu Elagabale, elle avait mandé Origène, l’avait reçu avec de grands honneurs et gardé auprès d’elle pendant quelque temps : elle avait suivi sous sa direction un véritable cours de doctrine et de morale chrétienne. Elle semble s’être inspirée de cette morale dans l’éducation de son fils. Grâce à des précautions extraordinaires, le jeune Alexandre put traverser la cour immonde d'Élagabale sans que nulle tache de boue vint souiller une pureté d’âme bien rare dans le monde antique, absolument sans exemple dans le milieu infâme où son rang et sa parenté l'obligeaient de vivre. Devenu empereur, il demeura fidèle aux leçons de sa mère; chaste, pieux, doux, un peu mélancolique, tel il nous apparaît dans les récits des historiens et, si l'on veut se servir de ce moyen d'information, tel nous le font deviner ses bustes du Louvre et du Vatican. Il n’était pas chrétien, mais un reflet des idées et des vertus chrétiennes brille sur son front pensif et se retrouve dans son langage. Il a appris de Mammée, ou des chrétiens qui, au dire d'Eusèbe, remplissaient son palais, à respecter la discipline de l’Église et à aimer les maximes de l’Évangile. Quand il doit nommer un gouverneur de province : «Faisons, dit-il, comme les Juifs et les chrétiens qui ne consacrent pas un prêtre sans avoir à l’avance proclamé son nom et interrogé le jugement public». Il avait, raconte Lampride, fait graver au frontispice de son palais ce mot des Saints Livres : «Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit», et, par son ordre, le héraut le criait pendant le supplice des criminels. Telle était la candeur d’âme et la largeur d’esprit de ce prince jeune, rêveur, ami des lectures philosophiques, épris de Platon, de l’Évangile, de tout ce qui est beau, pur et doux, plus grec que romain, et plus oriental que grec, qui se croyait appelé à inaugurer une ère nouvelle, parlait volontiers de «sa secte», de «son siècle», de «sa pureté», de «la chasteté de son temps», et mourut à vingt-six ans, assassiné par des soldats dans les bras de sa mère.

Pendant ce règne trop court, dans une atmosphère enfin purifiée, les chrétiens respirèrent librement et joyeusement. La politique religieuse d’Alexandre fut la même que celle d’Élagabale, moins les extravagances et les impiétés. Il ne croyait guère plus que son prédécesseur à la religion romaine, bien qu'il l’honorât en politique raisonnable. Son premier acte, ou plutôt le premier acte de ses conseillers, avait été de rendre à leurs temples les statues des dieux enlevées par Élagabale, et de renvoyer sans pompe à son sanctuaire asiatique l’aérolithe d’Émèse. Mais en même temps il pratiquait, personnellement, le syncrétisme religieux le plus absolu. Sa chapelle privée contenait, rapprochées dans une étrange et naïve confusion, les images d’Alexandre le Grand, des meilleurs entre les Césars déifiés, d’Apollonius de Tyane, d’Orphée, d’Abraham, de Jésus-Christ, et il entrait dans ce petit panthéon domestique à certains jours seulement, quand il se sentait plus libre et plus pur. Enfin, dans cette même pensée vague d’attendrissement et de respect, il avait voulu, si l’on en croit Lampride, bâtir un temple au Christ, le mettre au rang des dieux de l’Empire; les prêtres païens l’en détournèrent, craignant que les autres temples ne fussent abandonnés. Mais s’il ne vendit pas au Christ un culte officiel et si, personnellement, il ne l’adora pas comme l’unique Dieu et Sauveur de l’humanité, au moins accorda-t-il aux chrétiens la seule chose demandée par eux pendant trois siècles, non des privilèges, comme les Juifs, mais la liberté d’être: Judæis privilégia reservavit, christianos esse passus est.

Ils surent habilement profiter de cette liberté. Le pape Calliste, qui fonda la propriété collective de l’Église, occupa la chaire de saint Pierre pendant cette période de paix : son pontificat, qui s’étend de 219 à 223, va d’Élagabale au commencement d’Alexandre. Urbain, qui lui succéda, vécut vraisemblablement sans être inquiété, et put continuer librement sous le règne d’Alexandre l’œuvre de son prédécesseur. Elle fut poursuivie par Pontien, jusqu’au jour où la courte persécution de Maximin vint troubler cette heureuse paix, que l’Église, comme si elle en eût senti le caractère provisoire, avait mise à profit pour constituer son domaine temporel et s'enraciner fortement dans le sol.

L’établissement de la propriété ecclésiastique, par la possession d’un et bientôt de plusieurs cimetières, n’eût pas été possible s’il n’avait existé déjà une puissante aristocratie chrétienne, dont les libéralités enrichirent l’Église. Cette aristocratie était très nombreuse au commencement du troisième siècle, et plusieurs fois déjà ses membres ont apparu dans nos récits. Les découvertes de l’archéologie contemporaine révèlent chaque jour quelque nom nouveau, qui vient s’ajouter au livre d’or du patriciat chrétien. Un spirituel érudit a pu dire, il y a quelques années, qu’on rédigerait aisément, avec les inscriptions des catacombes, un Almanach de Gotha du temps des persécutions. Dans le cimetière que gouverna Calliste, les plus grandes familles de Rome sont représentées. On y trouve les marbres funéraires de Cæcilii, de Cornelii, d’Emilii, de Bassi, d’Annii, d’Iallii, de Pomponii; on y rencontre des tombeaux d’alliés des familles impériales. Comme au premier siècle il y avait eu des Flaviens chrétiens, à la fin du deuxième et au commencement du troisième il y eut des Antonins chrétiens : par exemple ces Annii, dont plusieurs sont enterrés dans le cimetière de Calliste et se rattachent probablement, par des liens de famille, à leur contemporaine Annia Faustina, petite-fille de Marc Aurèle, femme de Pomponius Bassus, puis d’Élagable, qui semble avoir vécu jusqu’au règne d’Alexandre Sévère.

Il est probable que parmi les grands personnages enterrés dans ce « cimetière aristocratique » comme l’appelle M. de Rossi, plus d’un avait attendu jusqu’à la fin de sa vie pour demander le baptême. Beaucoup de païens, convertis au fond du cœur, différaient l’acte suprême qui devait consommer leur rupture avec l’ancienne religion : les uns reculaient devant les austères devoirs de la vie chrétienne, d’autres, en plus grand nombre peut-être, ne pouvaient se résigner à abandonner la carrière des honneurs et des charges, difficile à suivre pour un chrétien déclaré, à une époque où la plupart des actes de la vie officielle étaient mêlés de cérémonies idolâtriques. Les femmes échappaient à cette épreuve. L'Evangile ne leur imposait, au point de vue social, d’autre obligation que celle d’éviter les fêtes païennes et de mener une vie plus austère que leurs contemporaines vouées au culte de dieux. Aussi y avait-il dans la haute société romaine, au commencement du troisième siècle, beaucoup plus de femmes que d’hommes faisant ouvertement profession de christianisme. De cette situation naquit un problème fort délicat. L’Église avait horreur des mariages mixtes, c’est-à-dire des mariages entre païens et chrétiens. Dans un autre sens, l’État réprouvait aussi les mariages mixtes, c’est-à-dire les mariages entre personnes de rang sénatorial et personnes de condition plus humble. Les lois de l’Empire déclaraient que toute femme de famille sénatoriale qui épouserait un homme n'ayant point rang de clarissime, c’est-à-dire n’étant point son égal, perdrait elle-même ce titre et ne pourrait le transmettre à ses enfants. L’embarras était grand pour des patriciennes soucieuses de ne point renoncer à la noblesse héréditaire, et cependant mises par le petit nombre des clarissimes chrétiens dans cette dure alternative: ou déchoir, ou demeurer dans un célibat pour lequel toutes ne se sentaient pas de vocation. Plusieurs consultèrent le pape Calliste, et lui demandèrent si l’Église reconnaîtrait pour légitime leur union avec un esclave ou un affranchi. Des unions de cette nature étaient nulles aux yeux de la loi romaine, car aucune femme ne pouvait épouser valablement un esclave, et, d’après la loi Julia renouvelée par un sénatus-consulte sous Marc Aurèle, une femme clarissime ne pouvait devenir l’épouse d’un affranchi: elles donnaient par conséquent aux grandes dames qui s’adressaient à Calliste le moyen de sortir du cruel dilemme dans lequel on les enfermait, et de garder leur noblesse en échappant au célibat. Calliste répondit que ces mariages de conscience, bien que privés d’effets légaux, étaient cependant valides aux yeux de la loi divine. Cette décision lui a été durement reprochée: il est difficile cependant d’imaginer quelle réponse différente un chef d’Église, ayant le sentiment de l’indépendance du mariage chrétien et l’expérience des faiblesses humaines, eût pu donner aux âmes troublées qui l’interrogeaient. Si quelques-unes des unions qu’il autorisa tournèrent mal, on ne saurait sans injustice l’en rendre responsable, comme le veut le contemporain passionné qui a écrit les Philosophumena. La vérité, c’est que sa réponse était attendue avec anxiété par des femmes du plus haut rang: une inscription découverte dans la catacombe de Domitille fait connaître le mariage contracté, dans ces conditions, par une descendante de la famille impériale des Flaviens avec un esclave ou un affranchi, et le soin avec lequel le titre de sa noblesse sénatoriale est inscrit sur le marbre funéraire montre quel fut un des mobiles de cette étrange union.

On peut croire que la décision du pape Calliste, si scandaleuse aux yeux de quelques contemporains, produisit peu d’effet dans la grande masse de la population chrétienne, ou même n’y éveilla qu’un sentiment favorable. Les esclaves et les petits étaient nombreux dans l’Église, et probablement, comme il arrive encore de nos jours dans les pays dissidents, c’était aux deux extrémités de la société, plutôt que dans ses rangs moyens, que le mouvement des conversions se faisait sentir. L’Église primitive était surtout aristocratie et peuple. C’est pour cela qu’elle se prêta si facilement à prendre vis-à-vis de l’État cette forme de collège funéraire, composé de riches et de pauvres, que lui permettaient les lois du troisième siècle. La tolérance de Septime Sévère pour les associations avait permis la création du collège chrétien; la faveur qu’Alexandre montra ouvertement à celles-ci ne fut sans doute pas sans influence sur son développement. Très préoccupé des questions économiques et ouvert à toutes les idées nouvelles, le fils de Mammée aidait de toutes ses forces aux tendances corporatives manifestées depuis longtemps par les masses populaires. A côté des groupes de toute sorte que nous avons déjà aperçus, fondés en vue de l'assistance mutuelle, de la sépulture, ou simplement pour le plaisir de se réunir souvent et de se réjouir ensemble, existaient, en nombre limité, des associations d’une autre nature: c’étaient des corps de marchands ou d’artisans, analogues à nos métiers du moyen âge. Quelques-uns étaient fort riches, par exemple le corps des orfèvres, qui occupait une situation considérable dans les villes romaines, comme plus tard dans nos vieilles cités, et de ses deniers élevait des arcs de triomphe aux empereurs. Alexandre, frappé de la prospérité de ces associations, et de leur efficacité pour ennoblir la condition de l’ouvrier libre écrasé par la concurrence du travail esclave, voulut généraliser dans tout l’Empire ce qui n’était avant lui qu’à l’état d’exception: il organisa en corps de métier les professions qui n’avaient pas encore pris cette forme, assigna à chacun d’eux un defensor, comme on en donnera plus tard aux cités, et établit pour les corporations industrielles une juridiction particulière. C’était, dit très bien M. Duruy, un ordre nouveau de l’industrie qui se produisait ou se développait. Le souverain qui, achevant de rompre avec la politique de défiance de ses prédécesseurs, ne craignait pas de favoriser ainsi, dans l’universel nivellement, la formation de groupes distincts et autonomes, dut suivre d’un œil bienveillant les progrès de la communauté chrétienne, en laquelle il voyait réalisées la plupart de ses aspirations morales, dont il aimait et citait volontiers les maximes, dont il admirait la prudence dans le choix des chefs.

Sous son règne, le droit de la communauté chrétienne à posséder des immeubles, non plus par personnes interposées, mais en son nom propre, était si bien établi que, lorsque ce droit était contesté, elle ne craignait pas de le revendiquer devant le tribunal même du souverain. Un jour, Alexandre Sévère dut juger un litige entre deux corporations qui se disputaient la propriété d’un terrain ayant fait autrefois partie du domaine public. Ces deux corporations étaient celle des cabaretiers, popinarii, et celle des chrétiens. Alexandre admit la réclamation de ces derniers, ce qui était leur reconnaître deux droits essentiels à toute corporation, celui de posséder et celui d’ester en justice. Lampride rapporte le rescrit qu’il rendit à cette occasion : «Mieux vaut que Dieu soit adoré en ce lieu, n’importe de quelle façon, que d'en faire don aux cabaretiers». Par ces mots, l’empereur accordait implicitement aux chrétiens un troisième droit, celui de pratiquer librement leur religion, d’adorer Dieu à leur manière. Ils ne furent jamais plus près de la reconnaissance légale.

Aussi doit-on rejeter, comme contenant une confusion de dates, la plupart des récits de martyres attribués au règne d’Alexandre. Vainement quelques écrivains se sont efforcés de distinguer entre Alexandre et son préfet du prétoire Ulpien, et de mettre à la charge de celui-ci des actes de persécution qu’ils ne pouvaient imputer au fils de Mammée. Quand même Ulpien aurait été personnellement défavorable aux chrétiens, on ne saurait admettre qu’il eût eu assez de pouvoir pour les poursuivre et les condamner contrairement aux sentiments intimes et à la politique manifestement déclarée de l’empereur. Sous son influence le règne d’Alexandre fut par excellence le règne du droit. Ulpien était l’âme de ce comité de vingt jurisconsultes qui siégeait auprès du souverain, comme une section du grand conseil impérial, et dont faisaient partie les plus illustres maîtres de la jurisprudence romaine, Paul, Africain, Callistrate Hermogène, Marcien, Modestin, Saturnin, Venuleius, Tryphoninus. Les sentiments de ces hommes éminents paraissent avoir été peu défavorables au christianisme, puisque non seulement la propriété ecclésiastique se fonde à l’époque même où s’exerçait leur influence, mais encore il semble que leurs décisions aient fourni les textes sur lesquels s’appuya, pour se constituer civilement, la corporation chrétienne. Ce n’est certainement pas contre leur avis qu’Alexandre rendit le rescrit dont Lampride nous a conservé les termes. On ne peut guère admettre qu’Ulpien, à lui seul, ait poursuivi la guerre contre les chrétiens. Le seul motif qui l'ait fait croire est celui-ci : Ulpien, au dire de Lactance, aurait, dans le septième livre de son traité Sur la charge de Proconsul, aujourd'hui perdu, «recueilli les criminels rescrits des princes, afin d’indiquer quels châtiments on doit infliger à ceux qui s'avouent adorateurs de Dieu». Qu’Ulpien, publiant tous les textes relatifs à la charge de proconsul, n’ait point écarté de son recueil des actes législatifs non abrogés, comme étaient les divers édits ou rescrits dirigés contre les chrétiens, cela n'a rien de surprenant : le contraire nous eût plutôt étonné. Il n’appartenait pas à un compilateur de supprimer, de son autorité privée, des actes qui n’avaient point cessé de faire partie de l'arsenal de la législation romaine, bien que le pouvoir eût provisoirement renoncé à s’en servir. Mais de ce qu’Ulpien fut un éditeur exact, on n’est pas autorisé à conclure qu’il ait été un persécuteur. Il faut donc rejeter parmi les fables les condamnations de chrétiens imputées sans preuve au grand jurisconsulte par quelques auteurs modernes. Ulpien, jusqu’au jour où la faiblesse d’Alexandre le laissa égorger par les prétoriens, fut le principal conseiller de son souverain, et non un adversaire plus ou moins déclaré de sa politique religieuse.

On ne saurait cependant affirmer d’une manière absolue que, sous Alexandre, des chrétiens n’aient point péri, victimes soit de la haine des magistrats provinciaux, soit des fureurs populaires. La faiblesse du prince jetait une ombre sur ses grandes qualités : homme de sentiment, de théorie, de goûts délicats et de beaux rêves, il demeurait impuissant devant la force brutale. Ses treize années de règne furent ensanglantées par des émeutes. Lors du soulèvement des milices du prétoire qui coûta la vie à Ulpien, il y eut, pendant trois jours, des batailles dans les rues entre les soldats et le peuple, et Rome manqua d’être brûlée. S’il en était ainsi en 229, quand Alexandre était à l’apogée de sa popularité et de son pouvoir, quelle devait être la turbulence de la foule au lendemain d’Élagabale, sous le gouvernement débile d’un enfant et d’une femme? La mort de Calliste se place en ce moment (222 ou 223), et eut lieu, selon toute apparence, dans un soulèvement populaire causé par la haine du nom chrétien. Ses Actes n’ont aucune autorité dans les détails, mais sont probablement vrais quand ils rapportent qu’il fut précipité d’une fenêtre de sa maison dans un puits, où on le lapida, «ce qui marque mieux, écrit Tillemont, la fureur d’un tumulte populaire qu’un jugement rendu soit par l’empereur, soit par des magistrats légitimes». Il  se peut que dans le même tumulte aient péri le prêtre Calépode, qui, disent les Actes, après avoir eu la tête coupée, fut traîné dans toute la ville et jeté dans le Tibre, le prêtre Asclépiade qui, d’après leur récit, fut, quelques jours plus tard, jeté d’un pont dans ce fleuve. M. de Rossi résume ainsi ce qui parait le plus vraisemblable sur le martyre de saint Calliste: «La comparaison entre les Actes, si faible qu’en soit l’autorité historique, et diverses circonstances de temps et de lieu, nous fait comprendre de quelle nature fut ce martyre. Calliste fut précipité, dit la légende, d’une fenêtre dans un puits, au Trastevere, et son corps fut ensuite porté en grand secret dans le cimetière de Calépode, sur la voie Aurélia, tout près du Trastevere. Ces violences, d’un caractère tout à fait illégal, ne peuvent avoir eu lieu par l’ordre d’Alexandre Sévère, à qui la légende les attribue. Mais, puisque les monuments de l’Église romaine confirment que vraiment Calliste, contre toute attente, fut enterré non dans le cimetière destiné par Zéphyrin et par lui-même aux sépultures des papes sur la voie Appienne, mais dans celui de Calépode sur la voie Aurélia;—puisque nous voyons que, en un point précis du Trastevere, est restée célèbre et vénérée la mémoire de Calliste;—puisque nous savons, par Lampride, qu’Alexandre Sévère maintint, en vertu d’une sentence légale, les chrétiens en possession d’un lieu d’assemblée situé précisément dans le Trastevere;—l’ensemble de ces faits certains persuade que le récit de la mort de Calliste, précipité par une fenêtre, dans la région du Trastevere, n’est pas une fable, mais dut arriver à la suite d’une féroce émeute des païens». M. de Rossi fait remarquer, comme Tillemont, que le plus ancien calendrier de l’Église romaine, édité vers 336, nomme Calliste parmi les martyrs.

Il laissait l’Église romaine prospère et puissante, devenue par la propriété, par l’organisation corporative, une personne civile avec laquelle l’État aurait désormais à compter; tolérée en fait, sinon reconnue en droit; possédant non seulement des lieux de sépulture publics et connus de tous, mais encore, selon toute apparence, des édifices religieux construits spécialement en vue du culte; ayant un clergé nombreux, discipliné, réorganisé, semble-t-il, sous le pontificat de Zéphyrin et par les soins môme de Calliste, une forte école de docteurs et de théologiens tenue en haleine par de continuelles controverses avec les païens et aussi avec les hérétiques qui, de tous les points de l’Empire, affluaient à Rome comme au centre de la vie ecclésiastique; soutenue par quelques-unes des plus grandes et des plus riches familles de Rome; plongeant en même temps ses racines au plus profond du sol populaire, dans la multitude des petits, des pauvres, des esclaves qui étaient venus demander au Christ de les consoler des humiliations et des souffrances que la civilisation antique, si peu clémente aux faibles, faisait peser sur eux. Telle était l’Église de Rome, quand Urbain fut appelé à la gouverner après Calliste. Il vécut jusque vers le milieu de l’an 230. Les documents qui lui donnent le titre de martyr et mentionnent sa sépulture au cimetière de Prétextât commettent une confusion évidente entre lui et l’évêque Urbain, contemporain de sainte Cécile et de Marc Aurèle. Le successeur de Calliste mourut paisiblement comme il avait vécu, et fut enterré dans la crypte préparée par son prédécesseur et par Zéphyrin, au cimetière officiel de la voie Appienne, pour y recevoir sépultures des pontifes romains.

II

LA PERSÉCUTION DE MAXIMIN.

 

Pontien était assis depuis cinq ans dans la chaire de saint Pierre, quand Alexandre fut assassiné dans son camp de Germanie, le 19 mars 235. L’instigateur du meurtre, salué aussitôt empereur par les soldats, était la complète antithèse de sa victime. À un souverain doux, pieux, délicat, tolérant, distingué, succédait un barbare du Nord, issu de Goths et d’Alains, grossier géant que les historiens comparent à une bête féroce, et dans lequel l’imagination populaire, dont le crédule Capitolin s’est fait l'écho, voyait une sorte d'Hercule, d’Antée, de Milon de Crotone. «La cruauté, disait-il, peut seule maintenir un empereur». Il fit immédiatement l'application de cette maxime aux amis d’Alexandre. Tous furent dispersés et proscrits. Mais dans le monde de lettrés, de jurisconsultes, d’honnêtes gens, dont Mammée et son fils aimaient à s’entourer, parmi leurs serviteurs mêmes, on comptait beaucoup de chrétiens. La cour de l’empereur et de sa mère était vraiment une cour chrétienne. Maximin en fut frappé. Étranger jusque-là à toute curiosité intellectuelle, il ne connaissait peut-être point le christianisme : il le découvrit au Palatin. Il se mit à le détester, parce que son prédécesseur l’avait aimé. En frappant l’Église, il croyait encore frapper l’ombre d’Alexandre.

Telle est la cause que les historiens chrétiens, Eusèbe, Orose, attribuent à la persécution de Maximin. Mais ils en indiquent en même temps le caractère. Elle attaqua de préférence les chefs des Églises. Sous sa grossière enveloppe, Maximin, comme tous les barbares, cachait beaucoup de ruse et de finesse. Un coup d’œil avait suffi pour lui montrer dans quelle direction devaient porter ses coups. Le temps n’était plus où l’on arrêtait les chrétiens au hasard, selon le caprice d’un dénonciateur ou le choix arbitraire d’un magistrat. Désormais l’Église, propriétaire collective, corporation organisée, est officiellement connue du pouvoir. Les noms de ses chefs sont peut-être inscrits sur les registres publics, soit qu’ils paient un tribut pour obtenir la tolérance de la police, soit qu’ils figurent sur les livres de la préfecture urbaine à Rome, des gouverneurs dans les provinces, comme administrateurs d'une communauté dont la personnalité civile est régie conformément à la loi. En dehors même de toute formalité d’inscription, les chefs des grandes Églises sont désormais des personnages trop considérables pour que leur existence puisse passer inaperçue. Maximin ordonna, dit Eusèbe, de les mettre à mort. Mais la persécution ne tomba pas sur eux seuls. Le barbare se rendit compte que l’Église n’était pas une corporation comme une autre, qu’elle avait par la parole, par l’enseignement, une force d’expansion dont un pouvoir jaloux pouvait prendre ombrage. Après les chefs qui la gouvernaient, il voulut supprimer les prêtres, les clercs, les docteurs qui distribuaient dans l’Église et propageaient autour d'elle la parole de Dieu. Il avait probablement entendu parler de l’influence exercée par Origène, soit sur de hauts fonctionnaires comme ce gouverneur d'Arabie qui avait voulu recevoir de ses leçons, soit à la cour de Mammée et d'Alexandre. Orose insinue qu’une vague et inconsciente jalousie de la renommée d’Origène fut pour quelque chose dans les motifs de la persécution. Quoi qu’il en soit, en combinant son témoignage avec celui d’Eusèbe, on reconnaît qu’elle eut un double objectif : les évêques et les docteurs.

Ses premières victimes furent précisément le chef et l’un des plus célèbres docteurs de l’Église romaine, Pontien et Hippolyte. Le catalogue libérien de 354, qui pour toute la partie antérieure à Pontien reproduit la chronique d’Hippolyte, mentionne ainsi leur condamnation: «En ce temps, Pontien, évêque, et Hippolyte, prêtre, furent exilés et déportés dans l’ile malsaine de Sardaigne, Sévère et Quintinus étant consuls», c’est-à-dire en 235. Ces paroles, dit M. de Rossi, reproduisent la formule légale indiquant une peine capitale perpétuelle, qui faisait perdre tout droit de citoyen, et pouvait être infligée seulement par une sentence de l’empereur ou du préfet de Rome. Le même document ajoute: «Dans cette île, Pontien se démit de sa dignité, le 4 des calendes d’octobre (28 septembre), et en son lieu fut ordonné Anteros, le 11 des calendes de décembre (21 novembre), sous les deux mêmes consuls». A première vue, cette démission du pontife, son prompt remplacement par un successeur, paraissent étranges: on a vu dans tous les temps des évêques exilés, qui n'abandonnaient pas pour cela l’honneur et la charge du gouvernement de leur troupeau. Peut-être la récente adoption par l’Église romaine de la forme corporative comme base de ses rapports avec l’autorité civile, l’importance croissante des intérêts matériels confiés au chef de la communauté, fut-elle cause de la résolution prise par Pontien: il voulut que, dans la crise qui venait subitement troubler la paix dont avait joui depuis quinze ans la chrétienté, l’État trouvât en face de lui un administrateur responsable, un chef pouvant parler ou traiter au nom de ses frères. Pontien survécut peu à sa démission. «Il mourut, dit le Liber Pontificalis, après avoir été tourmenté, fouetté, le 3 des calendes de novembre (30 octobre)». «Si cette glorieuse fin du pontife, écrit M. de Rossi, n’arriva pas dès 235, il me parait qu’elle ne doit pas être différée après 236. Le texte où est rappelée sa mort dit que afflictus, maceratus fustibus defunctus est. Ce ne sont pas là formules de légende : la source de ce renseignement est si antique, le titre de vrai martyr donné à Pontien si ancien et si authentique, que la bonne critique nous invite à accepter et non à discuter ce témoignage. Afflictus, fustibus maceratus est, indique un long martyre, comme en put subir un déporté en Sardaigne. Quoique Pontien ne semble pas avoir été, au moins d’abord, condamné aux mines, cependant la cruauté de Maximin pour les évêques et les prêtres put aggraver la condition du pontife par-delà les bornes ordinaires de la peine de la déportation. Dans l'histoire des empereurs, nous trouvons souvent des condamnés à la déportation ou à la relégation qui furent ensuite mis à mort; et enfin la fustigation, selon les lois romaines, pouvait être infligée non seulement à un capite minutas, comme était un déporté, mais même à un citoyen. Cependant, en avril 237, se soulevèrent contre Maximin les deux Gordiens, puis Pupien et Balbin; alors la persécution s'apaisa: aussi le martyre de Pontien, consommé le 30 octobre, ne peut-il vraisemblablement être différé après 236».

Anteros mourut à Rome avant que le martyre eût couronné en Sardaigne son prédécesseur démissionnaire. Selon le catalogue philocalien, il occupa le siège pontifical pendant un mois et dix jours seulement, et «s'endormit» le 3 des nones de janvier, Maximin et Africanus étant consuls, c’est-à-dire le 3 janvier 236. La courte durée de l’épiscopat d’Anteros porte à croire qu’il fut prématurément terminé par le martyre. Une tradition dont l’origine est inconnue, mais qui est évidemment antérieure au sixième siècle, puisqu’elle a été recueillie par l’auteur du Liber Pontificalis, rapporte que le pontife fut mis à mort «pour avoir recherché avec soin au greffe (a notariis) et caché dans son église les Actes des martyrs», et semble, par une allusion fort obscure à des faits que nous ignorons, rattacher sa condamnation à celle d’un certain prêtre Maxime, qui aurait été aussi martyrisé. L’expression dormit employée par le catalogue philocalien, et qui convient mal à une mort violente, pourrait faire naître des doutes sur la réalité du martyre d’Anteros: néanmoins, écrit Tillemont, «le même pontifical dit de saint Corneille, qu’on sait être mort martyr, cum gloria dormitionem accepit. Il est dit de même de saint Alexandre de Jérusalem, considéré de tout le monde comme martyr, qu’il s’en­dormit et qu'il se reposa dans la prison. Il se peut donc bien faire que saint Antère soit mort dans la prison, ou dans quelque autre peine qui l’aura fait considérer comme martyr, et ne soit pas mort néanmoins par les tourments et par la main des exécuteurs». Pontien, son prédécesseur, vivait encore en Sardaigne : aussi Anteros fut-il déposé avant lui dans la crypte papale, au cimetière de Calliste, dont la persécution de Maximin n’avait pas interdit l'entrée aux chrétiens. Le marbre qui fermait son tombeau, creusé dans la muraille de cette crypte, a été retrouvé par M. de Rossi: c’est une pierre étroite, oblongue, sur laquelle sont gravés les mots ANTEROS ERI.

La persécution sévit à Rome, bien que Maximin y ait peu ou point résidé. Si Pupien Maxime géra la préfecture urbaine en 236, comme on l’a conjecturé, nous serions tenté d’attribuer à son administration une partie des rigueurs exercées contre les chrétiens, car il était très dur, severissimus, disent les historiens, et quand, plus tard, il fut élu empereur, le peuple, qui avait eu à souffrir de sa sévérité, fut sur le point de se révolter contre le choix du sénat. Mais la conjecture qui le fait préfet de Rome au moment de la mort d’Anteros est loin d'être établie : on s’accorde d’ailleurs à dire que, sous des dehors rudes et désagréables, Pupien cachait un grand esprit de justice. Le préfet de 237, Sabinus, dut entrer plus complètement dans les intentions de Maximin, car il était un de ses plus dévoués instruments. Quoi qu'il en soit, et malgré la pénurie des documents, l'exil de Pontien en 235, la mort d’Anteros en 236, dénotent à Rome, dans ces deux années, un état violent; et si vraiment le zèle d’Anteros à recueillir les Actes de martyrs fut l’occasion de sa condamnation, il faut admettre que la persécution ne se borna vraisemblablement pas aux seuls chefs d’Églises. Mais le peu de durée du règne de Maximin, les guerres auxquelles il fut occupé dans le nord, puis les soulèvements qui, au midi, ébranlèrent son pouvoir, ne permirent sans doute pas au meurtrier d’Alexandre de faire prévaloir sur tous les points de l’Empire ses haines religieuses. Comme Firmilien, évêque de Césarée en Cappadoce, l'écrivit à saint Cyprien : «la persécution ne s’étendit point dans le monde entier, mais demeura locale», sévissant avec fureur ici, modérée ou nulle ailleurs, selon l’humeur des magistrats, les dispositions du peuple, mille circonstances variables qui de loin nous échappent. Ce caractère de la persécution de Maximin permet de croire que, comparativement à d’autres, elle fit peu de victimes: menacés dans une province, les chrétiens s’enfuyaient dans une autre, où personne ne songeait à les inquiéter.

Quand la persécution s’abattait quelque part, il était rare qu’elle épargnât ces régions de l’Asie Mineure où l’Évangile s’était solidement implanté dès le premier siècle, et qui, au deuxième, nous sont plusieurs fois apparues toutes pleines de chrétiens. Là, les esprits étaient maintenus dans une grande surexcitation par la présence de nombreux montanistes. A la faveur de la liberté dont l’Église jouissait sous Alexandre, des conciles avaient été tenus contre eux à Iconium et à Synnade, en 231. Le mal n’avait pu être extirpé. En 235, une prophétesse soulevait les campagnes de la Cappadoce, et s’avançait pieds nus sur les montagnes, à travers les neiges, suivie d’une multitude d’exaltés qu’elle voulait entraîner à Jérusalem. De grandes calamités physiques favorisèrent ce mouvement. Il y eut en Cappadoce de violents tremblements de terre. Des villes furent presque détruites. Les montanistes voyaient dans ces phénomènes l’approche de la fin du monde, l'appel de Dieu vers la Jérusalem céleste. Mais les païens, affolés de terreur, ne surent pas distinguer entre ces fanatiques, repoussés par l’Église, et les chrétiens orthodoxes, qui se tenaient à l’écart de ces folies. Les uns et les autres furent enveloppés dans la même haine, et poursuivis ensemble. De Césarée de Palestine, où il s’était retiré après la condamnation, par l’évêque d’Alexandrie, de son livre des Principes, Origène, chassé par la persécution, avait cherché un refuge à Césarée de Cappadoce : la persécution l’y rejoignit. Il fut témoin du soulèvement populaire contre les chrétiens de cette province. On en trouve la description dans un curieux et très vivant passage de son Commentaire sur saint Mathieu :

«Ceux qui souffrent de grandes calamités aiment à en discuter les causes. Ils prétendent que les guerres, les famines, les pestes, ont pour cause l'abandon par les hommes du culte des dieux, et la multitude des chrétiens. Souvent les païens, et ceux qui pensent comme eux, ont accusé les chrétiens d’être les auteurs des famines, et imputé à l’Église la responsabilité des postes. Chez nous, des tremblements de terre ont éclaté en plusieurs lieux, et il y a eu des ruines; les impies, les hommes étrangers à la foi, ont dit : La cause en est aux chrétiens! Les églises ont alors subi la persécution, on les a détruites par le feu».

Malheureusement, les violences populaires ne sont pas les seules que les fidèles aient eu à souffrir. Le légat de Cappadoce, Serenianus, était un fonctionnaire d’Alexandre. Lampride loue son intégrité, sa « sainteté». Mais peut-être, païen sincère, magistrat de l’ancienne école, avait-il vu avec impatience la protection accordée par Alexandre aux chrétiens. Peut-être, cédant à la faiblesse humaine, et faisant fléchir la «sainteté» que lui reconnaît l'historien devant l’intérêt de sa carrière et le désir de gagner la faveur du nouveau prince, voulut-il, en se prêtant à la persécution, faire sa cour et se sauver d'une disgrâce. Peut-être se laissa-t-il simplement entraîner au torrent populaire. Quoi qu'il en soit, à la suite du mouvement excité par les tremblements de terre et les ruines dont se couvrit la province, Serenianus agit en «dur et cruel persécuteur», c'est ainsi que l'évêque Firmilien, contemporain et témoin oculaire, le qualifie. L'une des plus illustres victimes de la persécution de Maximin fut un grand et riche personnage, nommé Ambroise. On ne nous dit pas quelle carrière il avait remplie; nous savons seulement qu'il avait paru avec éclat à la cour de Sévère ou de Caracalla, et probablement occupé de hauts emplois, puisque Origène rapporte qu'il avait fait des entrées solennelles dans beaucoup de villes. Retiré à Alexandrie, il y vivrait au sein d’une nombreuse et florissante famille; sa femme, Marcella, était chrétienne; il avait des frères, des sœurs, plusieurs enfants. Ambroise, cédant peut-être aux douces influences qui l’entouraient, abandonna le paganisme; mais il n’entra pas de plain-pied dans la vérité chrétienne. Le gnosticisme, si brillant à Alexandrie, séduisit d'abord son esprit chercheur et subtil. Mais pour lui, comme pour plusieurs, l’erreur de Valentin servit comme de transition pour passer du paganisme au christianisme. Ambroise, vers l'an 212, embrassa la foi orthodoxe. L'instrument de sa conversion fut Origène. Dès lors, Ambroise s'attacha passionnément à lui, et devint à la fois son Mécène et son disciple. Il lui fournissait les livres, les copistes, que la pauvreté de l'illustre docteur se procurait difficilement. En même temps il l'aiguillonnait, le pressant de questions, faisant sans cesse jaillir l’étincelle de ce grand esprit. C’est aux libéralités, et plus encore peut-être aux importunités d'Ambroise, que sont dus le plus grand nombre des commentaires d'Origène sur les Écritures. Ambroise, devenu diacre, parait avoir suivi Origène quand celui-ci quitta Alexandrie pour se retirer à Césarée de Palestine; mais il demeura dans cette dernière ville après que son ami l’eut abandonnée pour Césarée de Cappadoce. La persécution qui sévissait en Palestine avait été la cause de la retraite d’Origène; elle atteignit Ambroise, qui fut arrêté avec un prêtre de Césarée, homme savant et distingué, nommé Protoctète, et plusieurs autres chrétiens. On pilla leurs biens, soit en vertu d'une confiscation régulière, soit à la suite d'émeute ou de violences illégales. Puis on agit avec eux comme avec les principaux proscrits du règne de Maximin, particulièrement les amis d’Alexandre. Retranché dans son camp du Rhin ou du Danube, le tyran se faisait de temps en temps amener de Rome les victimes que désignaient les délateurs: citoyens, sénateurs, consulaires, étaient tout à coup saisis, jetés sur un chariot, menés jusqu’au camp de l'empereur, et là, dégradés, condamnés à l’exil ou à la mort. C'est ainsi qu’Ambroise, Protoctète et leurs compagnons furent acheminés vers la Germanie, pour être présentés à Maximin.

A la nouvelle de l’arrestation de son ami, Origène s’émut. Interrompant les grands travaux qu’il poursuivait dans sa retraite de Cappadoce, il adressa une Exhortation aux martyrs. C’est une pièce longue et assez languissante, qui est loin d’avoir la valeur littéraire de la lettre de Tertullien aux martyrs de Carthage, ou du traité que devait écrire quelques années plus tard saint Cyprien; les réminiscences bibliques y abondent, et l’érudition semble, par moments, étouffer l’émotion personnelle. Cependant on y trouve bien des passages d’un sentiment délicat; celui, par exemple, où le docteur alexandrin exalte le sacrifice de son ami, le riche et heureux Ambroise, obligé d’abandonner pour le Christ femme, enfants, rang, richesses, et déclare que les pauvres comme lui-même, quand ils auront souffert le martyre, n’auront que la seconde place, parce que leur sacrifice aura été moins complet et moins douloureux. On y peut noter aussi de remarquables traits de la foi de l’Église, au troisième siècle, en l’intercession des saints. Ce n’est pas en vain que les âmes des fidèles qui ont rendu à Jésus le témoignage du sang sont rangées autour de l’autel céleste; elles procurent à ceux qui prient la rémission des péchés. Au ciel, Ambroise sera plus utile à sa femme, à ses proches, à ses enfants, qu’il n’aurait pu l’être sur la terre. Un autre passage de l’écrit d’Origène appelle l’attention. L’Église venait de traverser une longue période de paix, et d’assister à deux tentatives de syncrétisme religieux, essayées par des princes d’un caractère bien différent, mais inspirées par une pensée semblable, qui peut se résumer ainsi :

Il n’y a qu’un Dieu, tous les noms divins répandus dans le monde sont autant d’appellations se rapportant à lui seul ; il est donc indifférent d’adorer Jupiter, ou la pierre noire d'Émèse, ou le Christ; quelle que soit la divinité aux pieds de laquelle est brûlé l’encens, c’est toujours vers Dieu qu’il monte.

On pouvait craindre que, amollis par une longue paix, familiarisés avec la religiosité vague et flottante qui avait trouvé son expression presque officielle sous le règne d’Élagabale d’abord, puis sous celui d’Alexandre, quelques chrétiens, traduits devant les juges de Maximin, se laissassent égarer par ce sophisme, et consentissent à adorer les dieux, en rapportant, par une réserve mentale, leur adoration au vrai Dieu. Origène avait trop d’estime de son ami Ambroise pour le croire capable de se sauver par une telle capitulation de conscience; mais il redoutait peut-être que quelques-uns de ses compagnons fussent plus aisément persuadés. Les noms, écrivit-il, ne sont pas indifférents; notre Dieu ne peut être légitimement invoqué que sous ceux que lui ont donnés Moïse, les prophètes et le Sauveur lui-même ; prenons garde de tomber dans le piège qui nous est tendu.

On ignore quand la lettre d’Origène a été remise à Ambroise; on ne sait même où furent conduits les captifs. Parvinrent-ils jusqu'à Maximin? Comment, dans ce cas, purent-ils échapper à la mort? car on retrouve Ambroise vivant à la fin du règne de Philippe, vers 247 ou 249. Il est possible que pendant le trajet les gardiens des martyrs aient appris la proclamation des deux Gordiens en Afrique, ou celle de Pupien et de Balbin à Rome, et, jugeant le règne de Maximin fini, aient renoncé à poursuivre le voyage et rendu la liberté aux captifs. Peut-être furent-ils délivrés par le gouverneur d’une des provinces qu’ils traversaient, rallié aux nouveaux empereurs. On est réduit, sur ce point, aux conjectures. On ne saurait être beaucoup plus affirmatif sur divers martyrs que la tradition attribue à cette époque : par exemple sur saints Cesidius et Rufin, en Italie, que Baronius croit avoir été de simples confesseurs, et sainte Barbe, dont il existe des Actes de très basse époque, mais qui, d’après la Chronique Orientale et plusieurs Vies manuscrites citées par Baronius, parait avoir souffert sous Maximin, probablement à Nicomédie, ville de cette partie de l’Asie Mineure où sévit le plus cruellement la persécution.

La mort de Maximin, tué par ses soldats devant Aquilée au mois de mars 238, mit fin à la courte mais violente tempête qui venait d’assaillir l’Église. Pendant les quelques mois du règne de Pupien et Balbin, les chrétiens vécurent dans une profonde paix: quels que pussent être les sentiments intimes des deux empereurs, la réaction contre le gouvernement de Maximin était trop vive pour que la persécution commencée par lui ne cessât pas entièrement.

Leur successeur fut Gordien III, de la famille des deux Gordiens en qui s'était personnifiée, à la fin du règne de Maximin, la protestation de l'Afrique contre les exigences fiscales du tyran. On s’arrête étonné devant la figure de ces Gordiens, si différents des parvenus ou des aventuriers qui se succèdent, depuis cinquante ans, sur le trône impérial. Ce sont de vrais grands seigneurs, d'aussi bonne race qu’aucun des Césars du premier siècle, descendant des plus anciennes familles de la république, et alliés à plusieurs empereurs. Leur fortune est énorme: leur villa de la voie Prénestine, décrite par un historien qui l’a visitée, ressemble à l’un de ces palais de féerie que l'art du décorateur et du machiniste évoque pour un soir devant le regard incrédule des spectateurs modernes. On a peu de chose à dire du second Gordien, fin lettré, bibliophile délicat, vieilli avant l'âge par l’abus des plaisirs; mais le vieux Gordien, que l’Afrique avait été prendre sur son tribunal de proconsul pour en faire pendant un mois un empereur, est un des types les plus curieux du grand monde romain, où une douceur et une politesse exquises s'associaient à d’horribles cruautés, rendues par l'habitude presque inconscientes. Ce beau vieillard, aux traits calmes et majestueux, est un poète et un philosophe; il lit Platon, imite Virgile, chante en vers son parent Marc Aurèle, vit dans le commerce des génies les plus purs et les plus humains de l’antiquité; mais en même temps—et probablement sans éprouver aucun remords— n l’a vu, pendant une année, donner à Rome un spectacle par mois, où ne parurent jamais moins de trois cents gladiateurs, et où mille de ces malheureux combattirent quelquefois. Étrange époque que celle où de tels contrastes étaient possibles dans le même homme, sans que ni lui si ses contemporains y fissent attention! Après la mort tragique des deux Gordiens, il restait un rejeton de cette race illustre et infortunée. Le sénat l’adopta, et l’éleva à la dignité de César quand Pupien et Balbin devinrent Augustes. La révolte militaire qui mit fin au règne rapide de ces honnêtes et obscurs souverains s’arrêta devant le noble enfant, et les prétoriens, d’accord cette fois avec le sénat, le saluèrent empereur. Certains indices firent craindre un instant dans le jeune prince l’indolence dissolue du deuxième Gordien; mais, comme s’il se fût défié de lui-même, il se mit volontairement en tutelle, et confia la direction de sa personne et de l’Empire à l’un des derniers patriotes et des plus intègres hommes d’État que Rome ait connus, le préfet du prétoire Timésithée, devenu son beau-père.

On eût pu se croire revenu au temps d'Alexandre Sévère: même prédominance du conseil de l’Empire, même souci des réformes légales, même soin d’améliorer le droit romain dans l’intérêt des faibles, la femme et l'esclave. Bien que les historiens ne nous aient rien dit des sentiments personnels de l’empereur et de son ministre pour les chrétiens, il est évident que sous un tel règne l’Église ne fut pas inquiétée. Longtemps après la fin des persécutions, à une époque où les traditions sur les empereurs persécuteurs ou tolérants commençaient à se brouiller, le souvenir de la douceur de Gordien pour les fidèles n’était point encore effacé. Sans doute, même alors, des violences individuelles restaient possibles. Bien souvent des chrétiens souffraient sous les princes qui témoignaient à l’Église le plus de bienveillance. Dans l’immense étendue de l’Empire romain, la police ne pouvait prévoir ou empêcher tous les excès: elle ne pénétrait pas dans l’intérieur des maisons riches, cent fois plus peuplées que de nos jours, et où le maître, vrai souverain, gouvernait despotiquement ses esclaves. Quand il était païen et fanatique, ceux de ces malheureux qui avaient embrassé la foi chrétienne et n’y voulaient pas renoncer avaient quelquefois à souffrir de vraies tortures. C’est ainsi qu’en Asie, sous le règne de Gordien, l’esclave Sabina fut reléguée par sa maîtresse dans un ergastule situé au milieu des montagnes, parce qu’elle refusait d’abjurer: les pieds enchaînés, condamnée au dur travail de la terre sur un sol ingrat, elle serait morte de faim si la charité des fidèles n’avait subvenu à ses besoins. Il firent plus : ils lui procurèrent la liberté. Ce ne fut probablement pas du consentement de sa maitresse: les chrétiens semblent l’avoir fait évader à l’insu de celle-ci, car ils changèrent ensuite son nom en celui de Théodote, afin de dépister les recherches dont l’esclave fugitive aurait pu être l’objet. En agissant de la sorte, les libérateurs de Sabina transgressaient, de propos délibéré, la règle ordinairement imposée à la conscience chrétienne. Malgré leur haine de l’esclavage, les premiers fidèles avaient un trop grand respect du droit de propriété, même dans ses manifestations les plus inhumaines et les plus contestables, pour croire licite l’aide apportée à la désobéissance ou à l’évasion d’un esclave. Ils considéraient un tel acte comme contraire «à la justice, à l’équité et à la probité», et y voyaient non une revendication légitime de la liberté, mais un véritable vol. Pourtant des taisons graves les amenèrent à fléchir quelquefois la rigueur de ces principes. Quand la conscience, la foi ou les mœurs d'un esclave étaient en péril, ils n’hésitaient plus à immoler le droit du maitre devant un droit supérieur. Ainsi agirent-ils pour Sabina, que nous retrouverons bientôt à Smyrne, auprès du saint docteur Pionius.

Des actes d’intolérance comme celui dont elle avait été victime, inévitables à une époque où il y avait encore des païens et des esclaves, furent sans doute peu nombreux sous Gordien, car les documents hagiographiques n’en relatent pas d’autres. On peut dire que, d’une manière générale, les chrétiens traversèrent en paix son règne. Peut-être vivait-il encore quand le successeur d’Anteros, le pape Fabien, rapporta de Sardaigne le corps de son avant-dernier prédécesseur Pontien, mort en exil. Cependant les circonstances de cette solennelle translation, les conséquences légales et presque politiques qu’on en peut tirer, nous porteraient à la reculer jusqu’au règne des Philippes, ces princes qui ne furent pas seulement amis des chrétiens, mais, selon toute apparence, chrétiens eux-mèmes.

 

 

CHAPITRE SIXIÈME.

PHILIPPE, LE PREMIER EMPEREUR CHRÉTIEN.

 

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)