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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)

 

CHAPITRE IV

LES DERNIERS TEMPS DE LA PERSÉCUTION.

I

Les dernières années de Septime Sévère

 

Après dix ans d'un règne passé presque tout entier hors de Rome, Sévère rentra enfin dans la capitale de l’Empire. Était-il fatigué de l’Orient? se croyait-il rappelé à Rome par l’approche des jeux séculaires, qu’on n’eût pu décemment célébrer en l’absence de l’empereur? avait-il hâte de conclure le mariage du jeune Marc Antonin avec la fille du préfet du prétoire, l’opulent et tout-puissant Plautien? Quel que soit le motif du retour de Sévère, il semble avoir pris, à ce moment, quelque goût pour la ville éternelle et pour  l’Italie. Son arrivée fut célébrée par des largesses inouïes et plusieurs jours de fêtes. Le plus intéressant, peut-être, des spectacles offerts vers ce temps à la curiosité de la foule, est la solennelle ambassade qui vint à Rome trouver Sévère. Abgar IX, roi d’Edesse, arrivait en personne, accompagné d’une suite magnifique, pour rendre hommage à l’empereur. Les parures de ses courtisans étaient si riches, que le luxe de Rome pâlit devant elles. Ces barbares paraissaient en public couverts de perles et d’émeraudes: une cascade de pierreries descendait sur leur baudrier, sur leur épée, jusque sur leurs chaussures: ils dédaignaient de mettre ces trésors en évidence, comme les matrones romaines, mais les semaient indifféremment sur toutes les parties de leur vêtement et de leur armure. Tertullien fait allusion dans un de ses livres au dépit que ressentirent les élégantes de Rome, et il en prend texte pour prêcher aux femmes chrétiennes le mépris de l’or et des bijoux. Mais la curiosité des fidèles était sans doute attirée sur le passage d’Abgar et de ses cavaliers par un autre sentiment encore que l’admiration pour tant de richesses. Ils venaient contempler avec émotion le premier roi chrétien. Le christianisme parait avoir été prêché dans l’Osrhoène dès le premier siècle. Avant la fin du siècle suivant, ce pays renfermait les Églises constituées, qui prirent part, au temps du pape Victor, aux débats soulevés par la question de la Pâque. En 202, les chrétiens y possédaient publiquement des lieux de prière. Abgar lui-même venait de se convertir, et faisait dans son pays une guerre intrépide aux coutumes païennes. Les chrétiens de Rome se racontaient peut-être que ce roi ordonnait de couper la main aux fanatiques qui pour honorer Tagartha, se mutilaient honteusement; qui sait s’ils ne comparèrent pas l’énergie de ce «très saint» justicier à la faiblesse de Sévère, laissant Plautien, lors des noces de sa fille avec Caracalla, donner pour cortège à la jeune impératrice cent hommes libres dont, au mépris des lois, on avait fait des eunuques?

Le caractère de Sévère semble tout à fait changé dans les dernières années de son règne. Il a toujours été grand bâtisseur; mais jusqu'à présent c'était dans les provinces qu'il laissait des traces monumentales de son passage, élevant à Byzance, à Alexandrie, à Baalbeck, et dans sa terre natale d’Afrique, des forts, des temples, des gymnases, des arcs de triomphe. Maintenant c’est Rome qu’il va orner, comme s’il y voulait fixer pour toujours sa course voyageuse, et préparer une capitale splendide à sa dynastie. Au pied du Capitole, il construit l’arc triomphal où le ciseau d’un artiste de la décadence a retracé en bas-reliefs toutes les campagnes de Sévère, y compris (sincérité rare) son échec devant Hatra; le portique d’Octavie se relève, le Panthéon est restauré; un temple est bâti en l’honneur de Bacchus et d’Hercule; une nouvelle demeure impériale vient compléter les édifices du Palatin, et s’élève, au sud-est, sur des substructions colossales; devant la colline se dresse, comme un décor gigantesque, un portique à trois étages; de nouveaux thermes sont offerts par l’empereur aux baigneurs et aux oisifs. Entre ces édifices neufs, aux bases de granit et aux revêtements de marbres rares, circule la foule ravie; elle bénit Sévère, car non seulement une habile administration des forces productives de l’Empire a pu entasser dans les trois cents greniers publics de Rome l’approvisionnement de la ville pour sept ans en blé et pour cinq ans en huile, mais encore des largesses sans précédent ont fait pleuvoir sur les prolétaires la somme énorme de deux cent vingt millions de deniers. Il semble que le monde n’ait pas connu d’ère aussi glorieuse: la magnificence et l’abondance dans la ville, la science et les lettres dans le conseil et la maison du prince, la gloire militaire au dehors, les hommages des rois vassaux. Hélas! ces apparences brillantes couvrent une irrémédiable décadence. Les légions sont victorieuses, leurs camps retranchés, devenus de vraies villes, gardent solidement les frontières, mais le brigandage est aux portes de Rome; l'empereur siège au Palatin, le bandit Bulla Félix parcourt pendant deux années l’Italie, tient en échec la police, les soldats, et lasse toutes les forces régulières à la tête d’une petite armée composée en partie d’esclaves et d’affranchis de César. Dans le cercle impérial si élégant, si raffiné, sous le regard de Julia Domna, de Mésa, de Mammée, de Soémias, grandissent les deux fils de l’empereur, déjà gâtés par l’abus des plaisirs, et laissant percer cette haine mutuelle qui fera bientôt de l’un d’eux un fratricide. Enfin, entre tous ces beaux édifices qui s’élèvent, au milieu des distributions d’argent et de vivres, des fêtes et des spectacles sans fin, se jouent de sanglantes tragédies: c’est Plautien, l’intime ami de Sévère, son préfet du prétoire, le beau- père de son fils, tombant d’une chute qui rappelle celle de Séjan; l’empereur, affaibli et découragé, laissant faire, puis les amis de Plautien poursuivis, bientôt les délateurs reprenant le pouvoir, le sénat décimé, tremblant, Sévère maudit en secret comme Tibère ou comme Hadrien vieilli.

Mais Sévère n’était pas un tyran sombre et casanier comme Tibère, un sceptique aigri et malade comme Hadrien: le soldat vivait toujours en lui. Aux maux dont il était le témoin, aux menaces de l'avenir que son regard de père et d’empereur apercevait clairement, il tenta d’opposer un remède héroïque. Enlever ses fils aux pernicieuses délices de Rome, à leur monde d’histrions et de cochers, les jeter dans la vie rude des camps, dans la fraternité des périls courus et surmontés ensemble, éveiller par la vue de l’ennemi, par la responsabilité du commandement, un éclair de patriotisme dans ces âmes basses, lui parut un acte de sage et prévoyante politique. On trouverait encore quelque part des ennemis à combattre: l’Empire romain, si vaste qu'il fût, avait des frontières. Tout au nord, par-delà le mur d’Hadrien et aux environs de celui d’Antonin le Pieux, vers les limites actuelles de l’Angleterre et de l’Écosse, des peuplades indomptées remuaient toujours. C’était assez pour motiver une expédition. La Bretagne, bien que gouvernée par Rome, était demeurée en beaucoup de ses parties réfractaire au joug, et s’était moins que le reste de l’Empire assimilé le génie latin. Elle avait, en revanche, déjà reçu le christianisme, soit qu’il lui fût venu, comme on l’a dit, d’une source orientale, soit qu’il lui eût été apporté par des missionnaires de Rome. Origène dit que la vertu du nom de Jésus-Christ a franchi les mers pour aller chercher les Bretons dans un autre monde; Tertullien assure même que la religion nouvelle avait dépassé les limites de la partie de l’ile soumise aux Romains. Ce n’était pas le christianisme que Sévère allait combattre dans ces contrées lointaines, où la foi semble n’avoir pas été persécutée avant le quatrième siècle; mais, quand il traversa la Gaule en 208 pour gagner les bords de l’Océan et s’embarquer de là pour la Bretagne, l'empereur, en passant à Lyon, y retrouva l’Église qu’il y avait jadis laissée, toujours ferme, florissante, intrépide. Les temps étaient changés: celui qui, gouverneur de la Gaule Lyonnaise, donnait une nourrice chrétienne à son fils, avait, depuis, prohibé par édit la propagande évangélique : selon toutes les apparences, il commit, dans son rapide passage à travers la Gaule, des actes de persécution.

Nous pensons que, pendant ce voyage, Sévère jugea lui-même et envoya à la mort saint Irénée. Il y avait longtemps que, jeune homme, l'élève et l’ami de saint Polycarpe avait reçu des martyrs de 177 la mission de porter leur dernière lettre au pape saint Éleuthère. De retour à Lyon, les suffrages du clergé et des fidèles l'appelèrent à occuper le siège épiscopal demeuré vide par le martyre du vénérable Pothin. On sait peu de chose de sa vie, si ce n’est sa charitable intervention auprès du pape saint Victor en faveur des Églises d’Asie lors de la controverse pascale: pour la postérité, il est tout entier dans le livre calme, de style grand et simple, qu'il écrivit contre les hérésies orientales qui s’étaient répandues parmi les chrétiens de Lyon. L’œuvre, commencée pendant les années de paix dont jouit l'Église après la mort de Marc Aurèle, dut être achevée dans les commencements du règne de Septime Sévère. «Depuis la primauté du pape jusqu’à l'autorité de la tradition, presque tous les points controversés entre l’Église catholique et les sectes qui s’agitent autour d’elle se trouvent éclaircis et nettement définis dans ce monument du deuxième siècle, où le disciple de saint Polycarpe réfute à l’avance les hérésies modernes». Il ne saurait entrer dans le cadre de ce travail d’en donner même une analyse succincte; nous voulons seulement demander à l’ouvrage de saint Irénée quels étaient les sentiments politiques de l'évêque de Lyon. C’est là, pour nous, une question importante, car de l’attitude prise par les chrétiens envers l’Empire romain ressort la condamnation ou l’excuse des persécuteurs.

Comme les apologistes du deuxième siècle, les Justin, les Méliton, les Théophile, les Athénagore, saint Irénée est un sujet fidèle. Il parle de l’autorité impériale en termes plus froids, mais non moins corrects. Se rattachant étroitement à la doctrine de saint Paul sur l’origine du pouvoir et les obligations des sujets, il rappelle les principaux textes de l’apôtre : il remonte plus haut encore, et montre Jésus-Christ payant le tribut à l’autorité romaine. «Le royaume terrestre, ajoute-t-il, a été constitué par Dieu pour l’utilité des gentils, afin que, craignant l’autorité, les hommes ne se dévorent pas à la manière des poissons, mais, par la force des lois, repoussent l’injustice. Et voilà comment ceux qui exigent de nous le tribut sont ministres dé Dieu et le servent en ceci». Le ton, dira-t-on peut-être, est un peu sec; les effusions presque tendres de quelques apologistes ne se retrouvent point dans les brèves paroles du docteur lyonnais: il semble regarder les princes comme des agents de police, et ne leur porter que l’estime stricte et l’affection modérée dont se contentent d’habitude ces utiles fonctionnaires: un peu plus, il dirait que les princes sont faits pour les seuls païens, comme, chez nous, les agents de police servent seulement à maintenir les coquins en respect. Je n’affirmerais point que telle ne soit, au fond, la théorie de saint Irénée: le rêve du millenium avait séduit ce grand esprit, et il regardait l’Empire comme une construction provisoire destinée à s’écrouler bientôt pour faire place au règne terrestre du Christ et des élus. Cependant, même dominé par cette pensée, saint Irénée ne laisse jamais échapper une parole de colère ou de haine contre l’autorité des empereurs; son millénarisme n’a pas d'influence sur sa loyauté politique, et ne ressemble en rien à celui des auteurs d’apocalypses apocryphes ou d’oracles pseudo-sibyllins. Loin de maudire l’autorité romaine, l’évêque de Lyon en connaît les bienfaits, et n'a point de répugnance à les rappeler publiquement. Il le fait dans un bien curieux chapitre. On sait que les gnostiques n’admettaient pas l’autorité de l’Ancien Testament, dans lequel ils voyaient une œuvre de ténèbres. Parmi les objections que soulevait Mardon était celle-ci : les Hébreux, emportant dans leur fuite les vases d’or des Égyptiens, commirent un vol. Saint Irénée répond que les Hébreux avaient assez longtemps travaillé sans salaire pour les tyrans de l'Égypte; ils avaient droit à un dédommagement. L’objection était peu sérieuse, la réponse est spirituelle; mais saint Irénée va plus loin, au risque de quelque subtilité. Nous aussi, dit-il, qui sommes sortis du monde païen par notre conversion, nous avons emporté avec nous ses trésors, car nous jouissons des biens que nous avons hérités de nos pères païens, des biens que nous avons acquis quand nous étions encore de la gentilité, des biens que nous acquérons chaque jour en faisant le commerce avec les gentils. Et nous jouissons, par-dessus tout, des bienfaits que nous donne gratuitement la civilisation romaine! «Car par les Romains le monde a la paix, et nous pouvons sans crainte voyager par terre et par mer dans tous les lieux où nous voulons». Ces paroles ne sont point d’un ennemi de l'Empire, et certes celui qui les écrivait ne songeait pas à troubler cette «paix romaine» à laquelle il rend un reconnaissant hommage. Évêque de cette grande ville de Lyon qui était l’une des métropoles commerciales du monde antique, et qui avait reçu la foi de l’Orient avec lequel elle faisait un incessant échange d’hommes et d’idées, saint Irénée était mieux placé que tout autre pour comprendre quels secours apportait à la diffusion de l’Évangile la puis­sante unité faite et maintenue par les armes de Rome. Aussi sa fidélité à l’ordre de choses établi n’est-elle pas douteuse: quels que soient ses rêves de fidélité terrestre pour le jour où l’Empire romain aura disparu, il souhaite que celui-ci dure jusqu’à la fin des temps, et lui reste attaché par intérêt aussi bien que par conscience.

Ce n’est donc pas comme rebelle que souffrit saint Irénée, si vraiment il fut martyr, comme l’indiquent saint Jérôme dans son Commentaire sur Isaïe, le martyrologe hiéronymien, Usuard et d'autres anciens écrits. Voici en quels termes Grégoire de Tours raconte sa mort:

«La persécution survint; le démon excita par les mains du tyran de telles guerres dans le pays, et l’on y égorgea une si grande multitude de personnes pour avoir confessé le nom du Seigneur, que le sang chrétien coulait en fleuves sur les places publiques. Nous n’avons pu en recueillir ni le nombre ni les noms; mais le Seigneur les a inscrits au livre de vie. Le bourreau, ayant fait en sa présence souffrir divers tourments à saint Irénée, le consacra par le martyre à Notre-Seigneur Jésus-Christ».

Ces paroles simples et précises semblent l’écho d’une ancienne tradition, ou le résume d’un document écrit, aujourd’hui perdu. On n’y trouve ni circonstance impossible, comme l’investissement des remparts de Lyon par une armée de gladiateurs, ni chiffre invraisemblable, comme le nombre de dix-neuf mille martyrs: ces détails donnés par les Actes légendaires de saint Irénée, œuvre du septième siècle, sont inconnus de Grégoire de Tours, qui a puisé certainement à une source différente. Tout porte à croire que cette source est vraiment antique. De nombreux critiques ne le pensent pas, mais leurs objections, bien que sérieuses, sont loin d’être irréfutables. D’après l’un d’eux, Grégoire de Tours placerait le martyre d’Irénée pendant la guerre civile de 197, terminée par la défaite d’Albinus, ce qui rend ce martyre improbable, car à cette époque Sévère était plutôt favorable aux chrétiens. Cette date est en effet donnée par les Actes, mais elle ne ressort nullement du récit de Grégoire, qui procède d’un document tout autre. S’il parle de «guerres excitées dans le pays par le démon» ce mot s’entend tout naturellement de la guerre religieuse, c’est-à-dire de la persécution. Autre objection: ni dans son Exhortation aux martyrs, ni dans ses li­vres aux Nations, ni dans son Apologétique, écrits quand le souvenir de la défaite d’Albinus était tout vif, et que les vengeances de Sévère duraient encore, Tertullien ne fait mention du martyre d’Irénée. Ce silence s’explique aisément, si ce martyre eut lieu, comme nous le pensons, pendant le voyage impérial de 208. Il est vrai que dans ses livres postérieurs à cette époque, notamment dans sa Lettre à Scapula, Tertullien n'en parle pas davantage ; que ni l’auteur des Philosophumena, qui cite deux fois Irénée, ni Eusébe, si attentif à recueillir les sanglants trophées des premiers siècles, ne font mention de son martyre. Mais ce silence peut tenir à des causes que nous ignorons, et ne suffit pas à renverser une tradition vraisemblable. Ce qui nous ferait plutôt hésiter à l’accepter, c’est l’évidente confusion faite par Grégoire à la fin de son récit, dans une phrase que nous n’avons pas encore citée. «Après Irénée, dit-il, succombèrent quarante-huit autres martyrs, dont le premier fut, selon ce qu’on rapporte, Vettius Epagathus». Ces quarante-huit chrétiens sont les martyrs immolés en 177, sous Marc Aurèle: mettre leur mort après celle d’Irénée est un anachronisme qu’explique seule l’absence de critique du bon évêque du sixième siècle. Il a donc interverti les faits: ayant sous les yeux, d'une part la relation de 177, d’autre part un récit de la mort d’Irénée, il s’est trompé de place : dans sa chronologie imparfaite il a mis le premier l’épisode qui eût dû être le dernier. La logique n’en saurait induire que les documents dont il s’est maladroitement servi n’étaient pas bons, et que le fait qu'il emprunte à l’un d’eux n’est pas exact.

Nous concluons donc: si tous les doutes ne sont pas levés relativement au martyre d’Irénée, cependant on a des raisons d’y croire, car il est attesté par saint Jérôme, par les plus anciens martyrologes, et par un fragment de Grégoire de Tours dérivant d’une source distincte des Actes légendaires: selon toute apparence, ce martyre doit être placé lors du dernier séjour de Sévère en Gaule, c’est-à-dire au temps où l'empereur traversa le pays pour aller en Bretagne, l’an 208. Probablement le martyre de saint Andéol, immolé pour la foi près de Viviers, doit être rapporté au même voyage: les martyrologes d’Adon et d’Usuard disent qu’Andéol souffrit sous Sévère, et en sa présence.

II

CARACALLA.

Après trois ans passés en Bretagne, où il construisit, un peu au nord du retranchement d’Hadrien, un autre mur de défense dont les ruines subsistent encore, Sévère mourut à York. On soupçonna, mais sans preuves, Caracalla d'avoir hâté sa fin. Celui-ci, que Sévère, dans les derniers mois de sa vie, avait mis à la tête des légions chargées de porter le fer et le feu dans le pays des Calédoniens et des Méates, devenait le maître de l’Empire. Géta, bien qu'élevé par son père à la dignité d’Auguste, n’eut jamais que les honneurs impériaux. Les deux frères, se gardant l'un de l’autre avec une mutuelle défiance, se hâtèrent de quitter la Bretagne et de se rendre à Rome, où, après de pompeuses funérailles, l’urne «qui contenait celui que l’univers n’avait pu contenir» fut déposée dans le mausolée d’Hadrien, tombeau de famille des Antonins. Hélas! Sévère continuait vraiment la dynastie à laquelle il avait voulu se rattacher par le lien d’une adoption fictive: comme Marc Aurèle, il laissait après lui un monstre! Peut-être valut-il moins encore que le fils de l’empereur philosophe, ce fratricide couronné, ce soudard de nature basse et méchante, qui, dit un contemporain, n’aima jamais personne. Caracalla fut un second Commode, mais un Commode sans Marcia. Son premier soin avait été de faire assassiner Géta entre les bras de sa mère. On dit que le remords le poursuivit toute sa vie. J’ai peine à le croire. Il était plus accessible à la crainte qu’au remords: et que pouvait-il craindre désormais? Les dieux étaient bien loin: Isis ne protesta pas quand il consacra dans son temple le glaive qui avait tué Géta. Quant aux soldats, seule force restée redoutable dans l’universel abaissement, il devait compter sur eux, car il se faisait leur camarade et les payait bien.

Le meurtre de Géta est du 27 février 212. Caracalla passa à Rome ou aux environs toute cette année, occupé à recueillir la sanglante succession de son frère. Un curieux document hagiographique le montre construisant, dans un village de Toscane situé à vingt milles de Rome, sur la voie Claudia, un palais dont les restes magnifiques ont été retrouvés de nos jours. L’histoire de la villa impériale de Baccano résume les tragiques péripéties de ce temps. Elle appartint d’abord à la famille de Pescennius Niger, l’un des compétiteurs de Sévère; après la mort de Niger elle entra dans le patrimoine du vainqueur; Géta l’y recueillit; l’empereur fratricide la trouva, à son tour, dans l'héritage de sa victime. Pendant qu’il surveillait les embellissements de ce lieu, dont les souvenirs n’étaient pas pour le porter à la clémence, un évêque chrétien, Alexandre, lui fut amené. Caracalla ordonna de le décapiter. Un ami du martyr obtint d’un propriétaire voisin du lieu du supplice la concession d’un terrain funéraire de 300 pieds carrés, où Alexandre fut enterré; d’autres sépultures, que l’on a retrouvées, y furent pratiquées ensuite. Dans une crypte voisine, creusée dans le tuf volcanique, près du lac de Baccano, un autre martyr, nommé Herculanus, fut enterré vers le même temps. On n’a pas d’autres souvenirs d’une part directe prise par Caracalla à la persécution.

Comme son père pendant la plus grande partie de son règne, Caracalla n'aimait pas Rome: il y construisit des monuments magnifiques, entre autres ces thermes gigantesques qui donnent une idée presque effrayante du luxe et de la mollesse des Romains dégénérés; mais il séjourna peu dans la capitale de l’Empire, où il se sentait exécré. Il n'était bien qu'à la tête de ses troupes, guerroyant au loin, au nord et au midi, contre les Germains et contre les Parthes, sans grand péril et sans grande gloire. Un de ses actes les plus regrettables fut la destruction de ce petit royaume de l’Osrhoène dont l’intelligent et énergique Abgar avait fait un royaume chrétien. Il semble que Caracalla se soit allié avec un parti mécontent des réformes d’Abgar, qui «traitait très mal les grands sous prétexte de les obliger à suivre les coutumes romaines». Peut-être est-ce à des réformes inspirées par la morale chrétienne que fait allusion ce langage obscur; et Caracalla se serait appuyé, pour combattre Abgar, sur une réaction du conservatisme païen. Attiré par trahison dans le camp de l’empereur, le roi de l’Osrhoène fut arrêté, et envoyé à Rome avec ses enfants. Édesse devint colonie romaine. Ce fut apparemment l’occasion d’une persécution locale où les chrétiens de l’Osrhoène furent inquiétés, et comme chrétiens, et comme partisans du roi vaincu. Bardesane écrivit peut-être à propos de cette persécution. Cet ami et conseiller d'Abgar, vers la fin de sa vie, en partie revenu de ses erreurs gnostiques, fut probablement alors interrogé par un magistrat romain nommé Apollonius. «Exhorté à renier le nom de chrétien, il se conduisit presque comme un confesseur, répondit par de sages arguments, défendit avec courage la vraie religion, et déclara qu’il ne craignait pas la mort, puisqu’aussi bien il ne la pourrait éviter un jour, quelque obéissance qu’il rendit à l’empereur».

Cependant ces expéditions lointaines, des largesses insensées envers les troupes, épuisaient le trésor impérial, que Sévère avait laissé si bien rempli. Caracalla avait beau frapper de la main le glaive suspendu à son côté, et dire à sa mère: «Avec cela, on est toujours riche», les proscriptions, dont il fallait partager le profit avec les soldats, ne suffisaient plus. On ne sait lequel de ses conseillers inspira à l’empereur un expédient fiscal, qui de loin a grand air, mais, examiné de près, ne fut, pour les populations sujettes de Rome, qu'un fardeau ajouté à tant d’autres. Caracalla octroya par édit à tous les habitants de l’Empire le droit de cité romaine. C’était imposer aux provinciaux les charges spéciales aux citoyens, telles que l’impôt du vingtième sur les donations, les legs et les affranchissements, porté au dixième par Caracalla, sans les dégrever d'aucune de celles auxquelles ils étaient soumis auparavant. Deux siècles plus tard on pouvait voir (et cette opinion a fait fortune de nos jours) dans l’universelle collation du droit de cité un acte d’humanité et de justice; mais les sujets de Caracalla y reconnurent un moyen de remplir le trésor épuisé, de faire passer en quelques générations entre les mains du fisc le patrimoine des provinciaux comme y passait déjà depuis Auguste celui des citoyens romains. Quant à ces derniers, leur situation ne fut pas changée en apparence: elle subit cependant diverses modifications à leur détriment. Le droit de récuser la juridiction des magistrats et de réclamer l’empereur pour juge, privilège du citoyen romain que nous avons vu exercé par saint Paul en Judée, par quelques chrétiens de Bithynie pendant la légation de Pline, par le martyr Attale à Lyon sous Marc Aurèle, tomba immédiatement en désuétude A cause de la multitude des personnes qui auraient pu désormais en user. Depuis l’édit de Caracalla, il n’y a plus, dans les Actes des martyrs, un seul exemple de recours à César. La compétence des gouverneurs s’étend désormais à tous. Une dernière garantie est enlevée à beaucoup de chrétiens, en même temps qu’un dernier frein est retiré aux magistrats persécuteurs.

L'impulsion persécutrice donnée par Sévère se prolongea pendant une partie du règne de Caracalla. Vers 210 ou 211, les chrétiens avaient joui en Afrique d’une tranquillité relative, due à la modération personnelle du proconsul Valerius Pudens, que l’on avait vu, leur appliquant les dispositions favorables des rescrits d’Hadrien et d’Antonin, renvoyer libre un d’entre eux qui n’était pas accusé régulièrement. Mais, dès 212, au lendemain de la mort de Sévère, ils sont traités plus cruellement que jamais. C’est toujours la guerre à Dieu, la théomachie, selon l’expression de Tertullien. Les légats de Numidie et de Mauritanie usent seulement du glaive contre les chrétiens, conformément aux instructions de Sévère. Mais Scapulla Tertullus, consul en 195, proconsul d’Afrique à la fin du règne de Sévère et au commencement de celui de Caracalla, les soumet à des traitements plus atroces. Sous son gouvernement, la province est pleine de trouble et de souffrance: quiconque nourrissait contre un chrétien une haine particulière, un mauvais dessein intéressé, se fait délateur et obtient la mort de son ennemi. Comme il arrive toujours en temps de proscription, d’innombrables vengeances privées se cachent sous le voile de la légalité ou de l’intérêt public. Aussi, de toutes parts les bûchers s’allument, les amphithéâtres se remplissent de condamnés. «On nous brûle vifs pour le nom du vrai Dieu, écrit Tertullien, ce qu’on ne fait ni aux véritables ennemis publics, ni aux criminels de lèse-majesté». Mavilus d’Adrumète meurt sous la dent des bêtes. A ce moment, une mystérieuse maladie saisit le proconsul: on dirait que «le sang du martyr l’étouffe». Mais la terreur ne diminue pas: nulle ville qui ne soit sur le point d’être décimée, nulle famille qui ne tremble pour quelqu’un de ses membres : tous les rangs de la société se sentent à la fois menacés, car désormais les chrétiens sont partout, en haut comme en bas de l’échelle sociale.

La lettre de Tertullien à Scapula offre l’image de cette crise, prise sur le vif, tracée d’une main frémissante. Dans ce court écrit, digne des meilleurs temps du grand écrivain, et heureusement exempt de toute exagération montaniste, se retrouvent les arguments qui remplissent les deux livres Aux Nations et l’Apologétique; mais ils sont ramassés là en quelques pages, et semblent avoir été crayonnés à la hâte, au pied du tribunal, au milieu du bruit de l’audience. L’art ne parait pas, et l’effet n’en est que plus saisissant. Au début de sa lettre, Tertullien rappelle la charité des chrétiens, qui prient pour leurs ennemis, invoquent Dieu en faveur de l’empereur, de l’Empire, et, seuls entre tous les hommes, aiment ceux qui leur font du mal. Il exalte «la divine patience» de ces hommes qui, «formant déjà presque la majorité des cités» vivent dans l’ombre et le silence, et ne se font connaître que par leurs vertus. Il revendique pour eux le droit qui appartient à chacun d’adorer ce qu’il croit la vérité, et pousse un des plus beaux cris qu’une bouche humaine ait jamais fait entendre en faveur de l'imprescriptible liberté des consciences. Réclamant le respect pour la religion de ses frères, il affirme qu'ils n’ont jamais manqué aux égards dus à celle d'autrui : s'il y a quelque part des idoles brisées, des temples mis à sac, c'est l'œuvre de mains païennes, les chrétiens sont innocents de ces sacrilèges. Quel mal ont fait les chrétiens? le monde est rempli de leur bienfaits. . Regard autour de toi, ò proconsul : de qui était-il le secrétaire, ce démoniaque que nos avions guéri ? interroger tes assesseurs, tes employés, tes avocats : combien parmi eux nous doivent de la reconnaissance! questionne  les  plus  notables habitants  de  la  province  (nous  ne  parlons  pas des  gens  du  peuple) :  celui-ci  a  été  délivré  par  nous du  malin  esprit,  cet  autre  a  été  guéri  d'une  maladie, beaucoup  nous  sont  redevables  du  salut  d'un  proche ou  d'un  enfant.  Aussi,  que  de  chrétiens  en  Afrique! Si  la  persécution  continue,  «que  feras-tu  de  ces  milliers  d'hommes  et  de  femmes  de  tout  âge,  de  toute condition,  qui  viendront  offrir  leurs  bras  à  tes  chaînes? Combien  de  bûchers,  combien  de  glaives  il  faudra! Quelles  seraient  les  angoisses  de  Carthage,  si  tu t’apprêtais  à  la  décimer,  et  que  chacun  vînt  à  reconnaître parmi  les  victimes  des  parents,  des  habitants de  la  même  maison,  peut-être  des  hommes,  des  femmes de  ton  rang,  les  proches  ou  les  amis  de  tes amis?..  »

«Aie  pitié  de  toi-même,  sinon  de  nous,  aie  pitié de  Carthage ,  si  tu  ne  veux  pas  avoir  pitié  de  toi,  aie au  moins  pitié  de  la  province»,  continué  l’apologiste  avec  une  insistance  étrange.  En  lisant  cette phrase ,  on  se  demande  si  elle  ne  contenait  pas  quelque allusion  dont  le  sens  précis  nous  échappe,  mais que  l'intelligence  ou  le  cœur  de  Scapula  devait  facilement saisir.  Avait-il  près  de  lui  des  êtres  chers  que  la foi  chrétienne  avait  gagnés?  le  christianisme  s'était-il assis  à  son  foyer,  comme  naguère,  en  Cappadoce,  à celui  d'Herminianus?  Quoi  qu'il  en  soit,  Scapula parait  avoir  compris,  et  s’être  arrêté,  comme  jadis Arrius Antoninus, devant le nombre, peut-être devant la qualité des victimes que le châtiment allait atteindre. La persécution ne dépassa probablement point en Afrique l’année 212. En Gaule, les martyrologes citent plusieurs disciples de saint Irénée : Ferréol, Ferrution, à Besançon; Félix, Fortunat, Achillée, à Valence, dont la mort peut être placée, avec vraisemblance, entre 211 ou 212. Mais ce fut là, semble-t-il, le dernier effort de la persécution, et l’Église, si cruellement éprouvée sous Sévère qu’on avait cru pendant un moment toucher au règne de l’Antéchrist, put enfin respirer. Elle va jouir, jusqu'à la fin de 219, de trente-sept années de paix, troublées seulement par une courte reprise des hostilités sous Maximin.

 

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

LA PAIX D’ALEXANDRE SEVERE ET LA PERSÉCUTION DE MAXIMIN.

 

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)