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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)

 

CHAPITRE VI

PHILIPPE, LE PREMIER EMPEREUR CHRÉTIEN.

I

La pénitence de Philippe.

 

«Entre l’Iturée, Damas et le désert, la Trachonitide s’élève de trente pieds environ au-dessus des plaines ondulées du Haourân, comme un banc de rochers dans une mer de verdure. On dirait, à voir ce sol tourmenté, que des flots de basalte se sont pétrifiés tout à coup au milieu de la tempête. De violentes secousses y ont ouvert ces gouffres, ces grottes, ces défilés, qui font du pays du Ledja on objet d’étonnement». Le nom arabe de ce district est significatif : El-Hedja, le Repaire. Là viraient, nichées comme des oiseaux «le proie dans les trous de la montagne, des populations sauvages, méfiantes, qui portaient un regard de convoitise sur les riches plaines environnantes, et dont les incursions y jetaient partout la terreur. Un des cheiks auxquels étaient soumis, au troisième siècles, ces turbulents vassaux, s’appelait Marinus: son fils Philippe devait gouverner un jour l’Empire romain. Celui-ci vit le jour dans une de ces bourgades dont les demeures massives, merveilleusement conservées par le climat, remontent aux époques les plus reculées et semblent construites d’hier. Plusieurs inscriptions découvertes à Chéchébé, village important du Haouran, situé sur la lisière de la Trachonitide. permettent de l'identifier avec le lieu où naquit le future empereur.

La Trachonitide était moins inaccessible à cette époque qu’au- temps où Zénodore en avait fait un nid de brigands. Une voie romaine la traversait en ligue droite, reliant Damas avec la province d’Arabie :large de quatre mètres, pavée de quartiers de lave, bordée de chaque côté par des blocs plantés debout, elle donnait passage aux soldats et aux courriers de Rome. L’Évangile avait probablement pénétré avec la civilisation dans les montagnes du Ledja, car Philippe fut, selon l’expression de saint Jérôme, le premier des souverains chrétiens de Rome, et, comme aucun historien ne marque l’époque ou la cause de sa conversion, on doit croire qu’il était chrétien de naissance. Le christianisme comptait de nombreux fidèles dans le Haouran, et particulièrement à Rostra, où venait aboutir la route militaire. Rostra, résidence du gouverneur d’Arabie et quartier général d’une légion, était une de ces opulentes cités, à la fois villes de plaisir et villes fortes, que Rome avait posées comme des sentinelles sur les limites du désert : le théâtre y était enfermé dans la citadelle, et, à l’abri des remparts de la cité, s’élevaient les temples, les thermes, les arcs de triomphe. Une église du commencement du sixième siècle existe encore dans la moderne Bozrah : trois cents ans plus tôt on devait y voir déjà des édifices chrétiens. A l’époque de la jeunesse de Philippe, elle avait pour évêque un docteur célèbre, Bérylle, qui s’engagea dans les erreurs modalistes, et les abandonna ensuite à la voix d’Origène. Peut-être est-ce lui qui mit le grand écrivain en rapport avec le légat impérial d’Arabie: on sait que, pendant le règne d’Alexandre Sévère, une correspondance s’engagea entre le catéchiste alexandrin et ce haut fonctionnaire sur les matières religieuses. La Trachonitide, située à distance presque égale de Damas au nord et de Bostra au sud, et traversée par la grande voie qui reliait ces deux villes, put facilement recevoir le christianisme de l’une ou de l’autre.

On a peu de documents sur Philippe, à l’exception de quelques mots des deux Aurelius Victor. L’Histoire Auguste, offre, entre les années 244-253, c’est-à-dire pendant son règne, une lacune que l’on comble malaisément avec Zosime, qui est du cinquième siècle, et Zonare, qui écrivait au douzième. Marcus Julius Philippus (tels sont les noms que lui donnent les inscriptions) nous apparaît, pour la première fois, officier supérieur de l’armée romaine, dans la guerre soutenue par Gordien III contre les Perses. Depuis vingt ans la Perse, après cinq siècles d’asservissement, s’était réveillée et avait repris l’hégémonie de l’Orient. L’empire parthique avait croulé sous ses coups. Le restaurateur de la Perse, Ardeschir ou Artaxercès, portait la tiare comme les descendants de Cyrus, et prétendait remettre sous son sceptre tous les pays que Cyrus avait possédés. Mais, pour accomplir ce rêve gigantesque, il ne suffisait pas d’avoir détruit l’empire des Parthes et fait triompher le culte d’Ormuzd et les lois de Zoroastre de l’Indus au Tigre et de la mer Caspienne à la mer des Indes; il fallait se heurter maintenant à une domination plus puissante que celles des Arsacides, et rejeter les Romains au-delà du Bosphore. Commencée par Artaxercès, pendant le règne d’Alexandre Sévère, qui l’avait soutenue glorieusement, interrompue sous Maximin, la guerre avait été reprise par le fils d’Artaxercès, Sapor Ier, pendant le règne de Gordien. La Mésopotamie romaine était envahie, Nisibe, Carrhes, étaient déjà tombées aux mains des Barbares, Antioche elle-même semblait près de succomber, quand Gordien accourut, amenant, comme préfet du prétoire et général en chef, son beau-père, l’illustre et honnête Timésithée. Antioche fut dégagée, et les villes conquises par les Perses furent reprises l’une après l’autre. Timésithée mourut au milieu de ces éclatants succès. On accusa Philippe d’avoir hâté par le poison la fin de la maladie qui l'emporta: accusation probablement calomnieuse, comme tant de bruits semblables dont sont remplies les histoires de cette époque. Gordien nomma Philippe préfet du prétoire à la place de Timésithée, et il n’eût pas sans doute donné ce poste à un homme que des indices sérieux auraient désigné comme l’assassin de son beau-père, du politique illustre auquel le sénat venait de décerner le titre de «tuteur de la République». Mais si les annalistes crédules ont accueilli avec trop de facilité une rumeur sans vraisemblance, ils paraissent avoir exactement rapporté les intrigues qui élevèrent bientôt Philippe de la préfecture du prétoire à l’empire.

Une grande victoire avait été remportée sous le nouveau général. Bientôt, cependant, une force occulte sembla désorganiser l’armée. En campagne, le préfet du prétoire était tout-puissant pour le bien et pour le mal. Les approvisionnements, les armes, les arsenaux, tout ce qui fait la vie du soldat, dépendait de lui, et, comme major général, il avait la direction suprême des opérations. Philippe mit cet immense pouvoir au service d’une ambition coupable. Il s’a servit avec mesure et perfidie tout à la fois, fatiguant les troupes, évitant les désastres, et sachant rejeter, sur l’empereur la responsabilité des souffrances qu’il avait habilement préparées. Les convois de vivres n’arrivaient plus, les pays que l’on traversait paraissaient choisis à dessein pour affamer le soldat. Celui-ci murmurait. Des propos adroitement semés entretenaient son mécontentement. «Gordien est trop jeune, disait-on; il faut lui adjoindre un collègue expérimenté, il faut associer Philippe à l’empire!». Gordien n’avait que dix-neuf ans : ces paroles n’étaient pas sans quelque apparence de raison. Devant ce mouvement d’opinion habilement préparé, Gordien céda. Mais bientôt, mal conseillé, le jeune empereur tenta de secouer le joug et de reprendre l’autorité qu’il avait abandonnée malgré lui. Philippe le fit tuer.

Deux soins s’imposaient au meurtrier: se faire accepter à Rome, mettre fin à la guerre Persique. Le premier n’était pas très difficile à remplir: il suffisait de voiler d’un prétexte honnête une usurpation sanglante; le sénat comprenait toujours ce que les empereurs lui permettaient ou lui ordonnaient de comprendre, et ses pensées discrètes n’allaient pas plus loin. Philippe fit donner au jeune Gordien une sépulture honorable. Les uns disent qu’on rapporta ses cendres à Rome, les autres qu’on l’enterra comme un soldat, en face de l’ennemi, près des frontières de la Perse, au-delà de l’Euphrate. Le nouvel empereur écrivit à Rome que Gordien était mort de maladie, et que les soldats l’avaient élu à sa place. Son intérêt était de le persuader à tous : aussi se s’opposa-t-il pas à ce que le sénat entourât de marques d’honneur la mémoire de sa victime, dont lui-même ne parla jamais qu’avec respect. Gordien fut mis au rang des dieux; sa famille fut déclarée exempte de toute tutelle et de toute fonction publique, ce qui était une grande faveur à une époque où les fonctions publiques étaient considérées comme des charges, que l’on fuyait â l’égal du service militaire. Les affaires ainsi réglées â Rome, Philippe comprit qu’il ne pouvait demeurer longtemps éloigné de la capitale de l’Empire, et que là seulement, l’accueil du peuple et du sénat légitimerait son usurpation. Il se hâta donc de terminer la guerre. Le but de la campagne avait été atteint, puisque Antioche était dégagée, et la Mésopotamie romaine purgée de la présence de l’ennemi. La dernière bataille avait, il est vrai, ouvert la route vers l’intérieur de la Perse : un Trajan n’eût pas hésité à marcher vers Ctésiphon. Philippe, pressé de rentrer à Rome, ou comprenant que le temps des conquêtes était passé et que les aigles romaines auraient assez à faire à l’avenir de défendre les frontières, préféra traiter. Conclut-il, comme le prétend Zonare, une paix ignominieuse, abandonnant aux Perses la Mésopotamie, que l’on venait de reprendre, et l’Arménie romaine, dans laquelle ils n’étaient pas entrés? Cela est peu probable, et Zonare se contredit lui-même en ajoutant que Philippe, poussé par l’opinion, rompit ensuite le traité et reprit les deux provinces. Tout fait supposer que l’accord fut honorable, consacrant le statu quo, c’est-à-dire la libération des provinces envahies, sans perte et sans acquisition nouvelle pour l’Empire. On put croire à une paix définitive. Et probablement Philippe rapporta de cette campagne rapidement terminée quelque gloire militaire, car une inscription du camp prétorien lui donne le titre de Persique, flatterie des soldats qui se serait ruinée en grossière ironie, si la version de Zonare avait été vraie.

Philippe régla rapidement plusieurs affaires avant de quitter l’Orient. Contrairement à bien des ambitieux de basse origine, dont le premier désir, dès qu’ils ont atteint l’objet de leur ambition, est de faire oublier leur famille et leur patrie, le nouvel empereur s’efforça de lier l’une et l’autre intimement à sa fortune. Sa femme, Otacilia Severa, et son fils, appelé comme lui Philippe, l’avaient suivi dans les camps: il s’associa immédiatement, avec le titre de César, ce dernier, enfant de sept ans, que, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à sa mort, on ne vit jamais sourire. Bostra, où il avait laissé peut-être des souvenirs d’enfance, fut élevée à la dignité de métropole. Son village natal, Chéchébé, dont le nom antique est inconnu, devint la colonie romaine de Philippopolis; elle eut un sénat, et data de Philippe la première année de son ère. Il était peut-être à Antioche, son étape nécessaire vers Rome, quand il prit ces diverses mesures; son séjour dans la grande ville syrienne, où il arriva vraisemblablement vers la fin de mars ou le commencement d’avril 244, fut marqué par un incident extraordinaire, qu’Eusèbe nous fait connaître en ces termes :

«On raconte que Philippe, qui était chrétien, voulut assister avec le peuple aux prières qui se faisaient dans l’église la veille de Pâques, mais que celui qui était alors évêque ne lui permit pas d’y entrer avant qu’il se fût confessé et eût fait pénitence avec les pécheurs. Autrement, il ne pouvait être admis, à cause de la multitude de ses crimes. On ajoute que l’empereur se soumit volontiers, montrant par cette action qu'il était pénétré de la crainte de Dieu».

Le jour de Pâques tombait probablement cette année-là le 14 avril. Saint Jean Chrysostome donne le nom de l’évêque: c’était saint Babylas, qui mourut martyr dans la persécution de Dèce. Le grand orateur nous le montre appuyant la main sur la poitrine du prince et «le chassant de l’église sans plus de trouble qu’un pasteur qui chasse une brebis malade de sa bergerie». La Chronique d'Alexandrie ajoute que l’impératrice Otacilia Severa accompagnait l’empereur, et fut comme lui retranchée de la société des fidèles : probablement l’évêque la considéra comme complice du crime de son mari, soit parce qu’elle l’avait connu, soit parce qu’elle en avait profité.

Plusieurs historiens ont révoqué en doute cette curieuse anecdote. «Les écrivains qui la rapportent, dit-on, vivaient ou écrivaient après la pénitence de Théodose, et il convenait d’accroître l’autorité de cet exemple fameux en confirmant les bruits qui avaient naturellement pris cours parmi les chrétiens sur la pénitence publique de toute une famille impériale, que sa tolérance avait fait soupçonner de christianisme». Je ne comprends pas bien cet argument. Il était inutile d’accroître «l’autorité» de la pénitence imposée par saint Ambroise à Théodose : le grand empereur du quatrième siècle l’avait acceptée sans résistance ; par conséquent, on n’avait pas besoin d’aller chercher dans l’histoire du siècle précédent un exemple qui pût l’y déterminer. Et quant à l’effet à produire sur les peuples, la soumission de Théodose était un événement assez considérable, assez éclatant, pour que nul ne songeât à en augmenter la portée en racontant de Philippe, inférieur à tant d’égards, une aventure analogue. La tradition conservée par Eusèbe, par saint Jean Chrysostome, et par l'auteur de la Chronique d’Alexandrie, a d’autant plus de force, que chacun de ces trois écrivains semble l’avoir empruntée à une source différente, et que certainement ils ne se sont pas copiés l’un l’autre. Eusèbe, qui rappelle correctement les antécédents de Philippe dans les lignes qui précèdent celles que nous avons traduites, ne nomme ni Antioche, ni Babylas. Saint Jean Chrysostome ne nomme pas Philippe, raconte avec inexactitude le passé du prince; mais, né à Antioche, ayant fait partie du clergé de cette Église, familier avec son histoire, il attribue le fait à saint Babylas. L’auteur de la Chronique d’Alexandrie relate les antécédents de Philippe moins inexactement que saint Jean Chrysostome, bien que d’une manière encore défectueuse; mais il désigne expressément saint Babylas, et fait connaître la présence de l’impératrice: il cite sur ce sujet Leontius, évêque d'Antioche en 348. La tradition était formelle: les écrivains qui la rapportent, avec des variantes sensibles, ne l’ont certainement pas inventée, et il faudrait des preuves bien fortes pour affirmer, contre toute vraisemblance, qu’elle repose sur l’erreur ou l’imposture.

II

LA PAIX DE L'ÉGLISE SOUS PHILIPPE.

 

Le peu que nous savons du règne de Philippe indique un prince actif, énergique, qui ne méritait pas le reproche d’inertie, de nonchalance tant de fois adressé aux chrétiens des premiers siècles, et répété encore à propos de lui par le païen Zosime, écho inintelligent d’anciennes calomnies. Ses deux premières années (245-246) furent consacrées à défendre les colons romains du bas Danube contre une peuplade d’origine gétique, à laquelle les historiens donnent le nom de Carpi. Le succès récompensa ses efforts, car il reçut le titre de Carpique, de Germanique; on frappa des médailles en l’honneur de ses victoires sur les Carpes. Un témoignage privé permet de juger l’exactitude de ces louanges officielles : on possède un ex-voto dédié à Sérapis par un habitant des régions envahies, «délivré des Carpes». À Rome, Philippe se préoccupa de relever la moralité publique. II rendit à ce sujet, en 248, un peu après la célébration des jeux séculaires, une loi excellente et courageuse. Alexandre Sévère, quelques années auparavant, épouvanté de l'affreuse dissolution des mœurs romaines, avait eu la pensée de corriger ce qu'elle offrait de plus outrageant pour la nature humaine; mais il n'avait osé poursuivre son dessein. Seule une main chrétienne pouvait accomplir l’œuvre laissée inachevée par le fils de Mammée. Aurelius Victor loue Philippe d’avoir vengé ainsi la moralité publique et, bien que le vice proscrit par ses soins ait promptement reparu après lui, l'histoire n'en doit pas moins rend re hommage au chrétien imparfait qui osa tenter une réforme devant laquelle les meilleurs païens avaient reculé.

D’après les calculs de Varron, la millième année de la fondation de Rome devait commencer le 21 avril 247. Philippe donna à cette occasion, soit en 247, soit plus probablement en 248, des fêtes magnifiques, mais toutes païennes. Les pontifes immolèrent des victimes, les aruspices furent consultés, de longues processions montèrent sans doute au Capitole avec la pompe traditionnelle. Ce fut la part de la religion. Puis vint la part du peuple : jeux et amusements de toutes sortes, spectacles de jour et de nuit au Champ de Mars, chasses au Cirque, où furent tuées d’in­nombrables bêtes féroces que Gordien avait mises en réserve pour célébrer son triomphe s’il revenait vain­queur des Perses. On dit que Philippe s’amusa beaucoup, et que sa gaieté bruyante contrastait avec le sérieux de son jeune fils devenu son collègue, cet étrange enfant qui portait dans le palais impérial la gravité d’un cheik arabe, et ne riait jamais. Le prince chrétien laissa-t-il paraître quelque chose de ses croyances intimes dans cet hommage solennel rendu à l’éternité de l’empire? On ne le voit pas. Les historiens, cependant, ne mentionnent pas de combats de gladiateurs parmi les amusements offerts par lui aux désœuvrés de Rome : est-ce oubli de leur part, ou l’o­mission fut-elle réelle? Dans cette dernière hypothèse, il paraîtrait difficile qu’elle n’ait pas été volontaire, et l’on serait tenté de chercher dans la religion de Philippe le motif d’une abstention si contraire aux usages de ce temps. Mais les écrivains auxquels nous empruntons quelques détails sur le règne de Philippe sont trop laconiques pour que leur silence sur un fait permette de conclure qu’il n’a pas eu lieu. On peut avoir donné des combats de gladiateurs, bien qu’ils n’en parlent pas, de même que l’empereur peut avoir pris part aux sacrifices, ou au moins y avoir assisté, bien que leur silence sur ce point ait été remarqué par Orose. Cependant toute pensée de mansuétude évangélique ne fut peut-être pas absente des fêtes de 248 : un rescrit des deux Philippes parle d’une amnistie générale qui permit le retour aux exilés et aux déportés; cette generalis indulgentia eut probablement pour cause le millénaire de Rome.

Les chrétiens—je parle des chrétiens fervents, non de ceux que nous verrons tout à l’heure cédant à l’es­prit du monde et capables de toutes les capitulations de conscience—prirent-ils part à ces fêtes? Montrè­rent-ils quelque empressement à solenniser le dixième centenaire de cette Rome dont les apologistes du siè­cle précédent aimaient à confondre les destinées avec celles de leur religion? Virent-ils, comme devait le faire plus tard Orose, la main de la Providence dans le choix d’un empereur baptisé pour présider à ce glorieux anniversaire, et prendre, en quelque sorte, au nom de Dieu possession de l’histoire romaine? Les écrits du temps ne nous le disent pas, et la question de savoir si les chrétiens prirent une part extérieure à la joie publique reste sans réponse. S’ils s’abstinrent, ce que l'absence de tout témoignage à ce sujet rend vraisemblable, on doit remarquer, à la louange de Philippe, qu’il n’y eut contre eux au­cun mouvement populaire. En d’autres temps, la ré­serve observée par les membres de l’Église dans une occasion aussi solennelle, la gravité de leur maintien, contrastant avec l’exubérance de la foule et en parais­sant la tacite condamnation, auraient soulevé contre eux la populace païenne de Rome. Dans une circons­tance où certes le patriotisme semblait moins inté­ressé, la foule fut sur le point de faire payer cher aux chrétiens le refus de prendre part à une fête of­ficielle. Après l’entrée de Septime Sévère à Rome en 197, la réserve qu’ils avaient gardée avait été cause d’une émeute, comprimée par la fermeté de l’em­pereur. Probablement, le peuple redouta de même celle de Philippe, qui aurait protégé ses coreligion­naires contre les entreprises de païens trop zélés, et fait respecter en eux la liberté de ne pas prendre part aux processions et de ne pas aller au spectacle.

On a pu se rendre compte de ce que fut le chris­tianisme de Philippe, religion intime, qui ne passait point ou passait à peine dans les actes extérieurs. Si Tertullien avait vécu jusqu’à ce règne, il lui eût sans doute appliqué sa fameuse phrase : «Il est impossible d’être à la fois César et chrétien». Au milieu du troisième siècle, les temps n’étaient pas mûrs pour un changement radical : aucun prince n’eût été assez puissant pour retirer au paganisme la situation de re­ligion d’État, et certes une telle révolution ne pouvait être l’œuvre d’un aventurier porté au trône par le crime, sans naissance, sans famille, sans racines dans le monde romain. Tout l’extérieur de la société an­tique, cérémonies, monnaies, monuments, demeura païen. Philippe garda le titre de souverain pontife, ses monnaies, celles de sa femme, les médailles frappées en l’honneur de son père, qu’une bizarre flatterie avait déifié, portèrent des marques de paganisme : le même titre ne fut-il pas conservé par tous les empereurs jusqu’à Gratien, et la numismatique de Constantin n’offre-t-elle pas des images ou des légendes païennes? Cependant, on pourrait attribuer au peu d’empressement de Philippe à revêtir les sacerdoces idolâtriques la chute d’une confrérie composée des plus grands personnages de Rome, et à laquelle les empereurs, jusqu’à lui, s’étaient fait gloire d’appartenir. Après le règne de Gordien, on n’entend plus parler des Arvales: leurs noms et leurs actes ne paraissent plus sur les marbres.

Si Philippe porta un coup au paganisme, ce fut de cette manière indirecte, en s’abstenant de faire partie de quelque collège idolâtrique qui ne se soutenait que par la protection officielle, et qui tombait de soi-même quand l’empereur le négligeait. Les chré­tiens ne lui en demandaient pas davantage, ou même ils ne lui demandaient pas tant. Ils ne réclamaient de l’État qu’une chose : la liberté d’être. Alexandre Sé­vère la leur avait accordée: christianos esse passus est, dit son historien; Philippe la leur donna plus libéralement encore. Quelque soin qu’il prit à obser­ver extérieurement toutes les pratiques imposées par l’usage à un empereur romain, ses sentiments in­times, plus encore ceux de son entourage immédiat, transpiraient inévitablement : la confiance des chré­tiens s’en accroissait. Ils voyaient peut-être dans la gravité précoce, l’attitude attristée du jeune collègue de l’empereur, une révolte secrète contre les joies im­pures du paganisme, une protestation silencieuse con­tre la part que son père et probablement lui-même étaient à certains jours obligés d’y prendre. On avait, deux siècles auparavant, reconnu à ces signes la con­version d’une grande dame romaine au christia­nisme : en les retrouvant dans le jeune Philippe, on y découvrait apparemment les traces et comme l’empreinte d’une éducation chrétienne. L’impératrice Otacilia Severa ne faisait pas mystère de ses croyances religieuses. Elle correspondait avec Origène, ainsi que son mari. Eusèbe parle d’une lettre d’Origène à Phi­lippe et d’une autre à Severa. Rufin, traduisant Eusèbe, ajoute un détail à cette indication sommaire : dans ces lettres, dit-il, Origène ne déguisait la vérité par aucune flatterie. Saint Jérôme les a connues, et saint Vincent de Lérins, qui les lut aussi, dit que l’illustre docteur y parlait avec l’autorité du magistère chrétien, christiani magisterii auctoritate. Les chrétiens ne pouvaient ignorer que le nouveau maî­tre de l’empire écoutait avec respect ce langage, et, clans le secret de son cœur, acceptait ce magistère: aussi vivaient-ils dans une sécurité profonde et joyeuse, plus libres que jamais dans la manifestation de leur foi, et, en certains pays, très vifs et très audacieux contre les erreurs païennes.

Le pape saint Fabien était assis depuis 236 dans la chaire de saint Pierre. Il profita de la faveur dont jouissait l’Église pendant «le très doux empire» de Philippe pour accomplir envers l’un de ses prédécesseurs, dont nous avons plus haut raconté le mar­tyre, un acte de piété filiale qui se lie étroitement à l'histoire des catacombes.

« Le corps de saint Pontien, mort en Sardaigne n’y fut pas laissé, mais rapporté à Rome pour y rece­voir l'honneur de la sépulture clans le cimetière papal. Le soin de ce pieux office fut estimé si important, que le pape lui-même, entouré de son clergé, fit le voyage de Sardaigne et accompagna sur le navire qui les ra­menait les saintes dépouilles. De quel droit put-il déterrer les corps des déportés et les rendre à leur patrie? Le jurisconsulte Marcien, son contemporain, nous donne la réponse : « Si quelqu’un, dit-il, a été déporté ou relégué dans une île, la peine dure même après la mort, et il n’est pas permis de le transporter du lieu de son exil et de l’enterrer ailleurs sans le consentement du prince, comme l’ont écrit très souvent Sévère et Caracalla, en accordant cette permission à un grand nombre de pétitionnaires». Ces paroles de Marcien trouvent un commentaire historique dans un passage de Tacite sur Lollia Paulina morte en exil : « Néron, dit-il, permit de rapporter les cendres de Lollia Paulina et de lui construire un tombeau». Le voyage de Fabien et de son clergé sur le navire qui rapportait les reliques de Pontien ne semble pas avoir été fait en secret et contrairement aux lois. Le pape dut demander au prince la faveur dont parle Marcien, et l’obtenir. Le règne des deux Philippes, ces grands amis des chrétiens, me semble le temps dans lequel Fabien dut avoir la hardiesse de solliciter l’induit nécessaire à la translation publique du corps de son glorieux prédécesseur des rivages de la Sardaigne au cimetière de Calliste. Le fait de cette translation, ac­complie dans des conditions aussi solennelles, est une preuve remarquable de l’importance que l’Église ro­maine attachait à posséder la série complète des sépul­cres de ses pontifes et à les réunir dans la crypte papale: il démontre en même temps, par un nouvel exemple, la légalité publiquement reconnue à l’usage que les chrétiens faisaient de leurs droits sépul­craux».

Un autre épisode, qui se rattache également à l’histoire des catacombes, montre la liberté dont jouissait l’Église sous les Philippes, et l’heureux succès que la paix assurait à la propagande évangélique. Si l’on en croit un document hagiographique, dont l’autorité a peut-être été contestée à tort, l’un des consuls qui tinrent les faisceaux dans la dernière année du règne de ces empereurs était chrétien. Les inscriptions nous ont déjà fait connaître les noms d’un grand nombre de patriciens convertis à la foi nouvelle : il y avait dès le second siècle, et surtout au troisième, toute une aristocratie chrétienne. Cependant nous avons dit les raisons qui décidèrent le plus souvent les grands personnages attirés vers le Christ soit à renon­cer avant l’âge à toute ambition politique, soit à re­culer leur conversion jusqu’au jour où, au contraire, la carrière des honneurs ayant été entièrement par­courue par eux, le moment de la retraite était venu. Exercer une des grandes magistratures après avoir reçu le baptême, être, par exemple, à la fois consul et chrétien, était presque aussi difficile qu’être à la fois César et chrétien. Cette difficulté fut, on s’en souvient, la cause de la disproportion qui exista, dans les premiers siècles, entre le nombre des hommes et des femmes faisant profession de christianisme, et de la difficulté qu’éprouvaient celles-ci à trouver un époux ayant tout ensemble leur rang et leur foi. Un consul chrétien ne peut s’être rencontré qu’à une époque exceptionnellement favorable à l’Église, comme fut le règne des Philippes.

Les Actes des saints Calocerus et Partenius, marty­risés sous Dèce, disent que ces saints avaient fait partie de la maison du consul Æmilianus, qui mourut chré­tien, l’année même de son consulat. Quelle que puisse être la valeur de ces Actes, que Tillemont re­jette tout en y reconnaissant « quelque chose d’assez beau», il est difficile de n’être pas frappé de ce passage. Æmilianus n’est pas un consul de fantaisie, comme tant d’autres que nous trouvons cités par les hagiographes de basse époque, et dont on chercherait vainement le nom dans les fastes. Fulvius Petronius Æmilianus (il portait plusieurs autres noms encore, selon un usage très répandu dans l’aristocratie ro­maine au troisième siècle) fut réellement consul pour la seconde fois en 249 ; il l’avait été une première fois sous Gordien, en 244. C’est probablement à lui que se rapportent plusieurs inscriptions commentées par M. Léon Renier. Dans ce cas, avant d’obtenir son premier consulat, en 244, il aurait été sévir du pre­mier escadron de chevaliers romains, triumvir moné­taire, questeur sous Septime Sévère et Caracalla, curateur de Lyon, préteur tutélaire sous Caracalla et Géta, juridicus de la Transpadane sous Alexandre Sévère, pontife, frère Arvale. Il devait être fort âgé quand il fut promu en 249 à son second consulat. On ne saurait admettre que l’hagiographe ait attribué sans motif sérieux, sans quelque document à l’appui, la qualité de chrétien à un personnage si pleinement historique. La conversion d’Æmilianus dut être tar­dive, et avoir lieu pendant le règne des Philippes, puisque nous le voyons faisant partie du collège arvalique dans les dernières années de Gordien. Il fut peut- être un des derniers Arvales, se laissa gagner au chris­tianisme à une époque où les conversions étaient moins méritoires parce qu’elles paraissaient moins péril­leuses, et, devenu chrétien, fut nommé de nouveau consul par des princes qui 11’exigeaient plus des hauts dignitaires de l’État des actes contraires aux croyances évangéliques.

Le document hagiographique qui nous a transmis ce fait ajoute qu’Æmilianus, en mourant, laissa pour héritière sa fille Callista, «dont le prénom était Ana­tolie», et lui donna pour tuteurs ses deux serviteurs Calocerus et Partenius, qui, suivant les volontés du consul et de leur pupille, distribuèrent aux pauvres et aux fidèles le patrimoine de celle-ci. Ce consul appar­tenait certainement à la famille d’un Fulvius Petronius Æmilianus dont le nom a été lu sur un tuyau de plomb qui conduisait l’eau dans des propriétés voisines des cimetières chrétiens de la voie Appienne et de la voie Ardéatine. Dans la troisième area du cimetière de Calliste—où furent enterrés Calocerus et Partenius—on trouve les épitaphes d’un Æmilius Partenius, d’une Æmilia, d’un Fulvius, d’une Petronia clarissima femina, d’un... ius Æmilianus. N’est-il pas très probable que le don du terrain où fut creusée cette région de la catacombe est une des libéralités faites à l’Église de Rome par la fille du consul chrétien Fulvius Petronius Æmilianus, assistée de ses tuteurs dans la distribution charitable de son patrimoine?

III.

L’émeute d’Alexandrie.

 

La paix dont jouissait l’Église sous le règne de Philippe eut son effet ordinaire : les chrétiens zélés en profitèrent pour donner un plus puissant essor à leur zèle apostolique, et agrandir le royaume de Dieu; les chrétiens moins fortement trempés se lais­sèrent glisser dans la mollesse, et s’endormirent dans une fausse sécurité.

Les frontières de la chrétienté étaient dès lors très vastes, et chaque jour les portait en avant. Loin de professer les idées qu’on lui a quelquefois prêtées sur le petit nombre des chrétiens à cette époque, Origène, que ses fréquents voyages et ses immenses relations mettaient en mesure d’être bien renseigné, repré­sente l’Église comme embrassant l’étendue presque entière de l’empire romain, et sur plus d’un point le débordant. «La Providence, dit-il, avait réuni toutes les nations sous un seul empire dès le temps d’Auguste, pour faciliter la prédication de l’Évangile par la paix et la liberté du commerce». Le christianisme, au moment où il écrit, était répandu de la Bretagne à la Mauritanie. Parmi les nations auxquelles on ne l'a pas encore prêché, Origène ne peut citer en Europe que quelques tribus bretonnes et germaines vers l’Océan; des Daces, des Sarmates et des Scythes dans les contrées du Danube et de la mer Noire; en Afrique, les régions de l’Éthiopie situées au-delà du Nil; en Asie, les Sères, Indiens ou Chinois, dont Rome rece­vait les ambassadeurs et les négociants, mais que les missionnaires n’avaient pas encore visités. Presque tout le monde connu des Romains était déjà évan­gélisé.

Pendant les années paisibles qui terminèrent la pre­mière moitié du troisième siècle, les conquêtes de l’É­glise se faisaient quelquefois avec une rapidité extraor­dinaire. Les provinces qui avoisinent la mer Noire furent toujours celles où le christianisme s’imposa le plus promptement. Il s’y allumait parfois avec la vi­vacité d’un incendie. En Bithynie, où Pline n’avait pu le détruire, en Phrygie, où, au temps même de Septime Sévère, les tombeaux à ciel ouvert portaient ou­vertement des épitaphes chrétiennes, et où la ville d’Apamée frappait plus librement que jamais, sous Philippe, des monnaies portant au droit l’effigie du souverain et au revers un sujet biblique, les fidè­les étaient nombreux, ardents; mais une région du Pont, demeurée jusque-là réfractaire à l’Évangile, allait l’embrasser tout à coup avec un élan sans pareil. Quand un des meilleurs disciples d’Origène, Grégoire le Thaumaturge, fut nommé évêque de Néocésarée, ville du Pont Polémiaque, subdivision de la province de Galatie, on y comptait en tout dix-sept chrétiens. La science, la vertu et les miracles du nouvel évêque gagnèrent en peu de temps la popula­tion païenne. Bientôt, profitant de la liberté dont la religion du Christ jouissait sous Philippe, il construi­sit sur la principale place de la ville une église qui était encore debout au quatrième siècle. En quelques années, il avait déraciné l’idolâtrie de Néocésarée et des campagnes environnantes. Les sacrifices avaient cessé. Le peuple renversait les autels, les statues, les temples. Des églises neuves s’élevaient de toutes parts. Les païens n’essayaient pas d’arrêter ce mouvement, ou plutôt il n’y avait plus dans la contrée qu’un nom­bre insignifiant de païens: quant à l’autorité civile, elle laissait faire, et probablement le prince apprenait avec une secrète complaisance les nouvelles que lui envoyait son légat de Galatie.

Telles étaient en ce temps les conquêtes du christia­nisme. Il gagnait, si l’on peut ainsi parler, en étendue et en profondeur, c’est-à-dire qu’il conquérait parfois, comme d’un seul coup de filet, des populations en­tières, et qu’en même temps il pénétrait chaque jour dans des couches sociales plus difficiles à entamer. Des hommes de la plus haute aristocratie venaient à lui, encore parés des insignes consulaires; les bonnes familles provinciales lui fournissaient des recrues, comme Grégoire le Thaumaturge, que ses parents destinaient au barreau, et qui avait un beau-frère as­sesseur du procurateur de Judée, ou comme Cyprien, issu de décurions de Carthage, avocat renommé au barreau de cette ville, baptisé vers et devenu évêque de la métropole africaine un an avant la mort des Philippes. Ces noms sont cités à titre d’exemple entre beaucoup d’autres, non comme une singularité, mais pour montrer au contraire un courant désor­mais bien établi, qui coule plus libre et plus rapide en un temps où la faveur du prince semble avoir aplani tous les obstacles, mais qui ne se laissera pas arrêter quand la persécution essaiera de nouveau de lui opposer une digne.

Malheureusement, si la paix, qui permettait à l’ac­tion évangélique de s’exercer sans entraves, avait ces heureux résultats, et contribuait à amener au chris­tianisme des hommes nouveaux pleins de foi et d’ar­deur, elle produisait pour beaucoup d’anciens chré­tiens le relâchement qui suit ordinairement un long repos succédant à des années de lutte et d’héroïsme. Tous les ressorts de l’homme intérieur, violemment tendus pendant le combat, se détendent souvent après la victoire. Tel, qui s’est montré soldat intrépide sur le champ de bataille, sera peut-être indiscipliné, mou, dans les loisirs des camps. Il ne saura plus se garder, et toute surprise le trouvera sans défense. Ce fut le sort des générations chrétiennes amollies par quarante années d’une paix qu’avait à peine inter­rompue la courte persécution de Maximin. Un grand nombre de fidèles n’avaient connu le péril que par les récits des vieillards ou les traditions des Églises : la guerre leur paraissait à jamais finie et, avec elle, la période des fortes vertus, des renoncements sublimes semblait passée pour toujours. Beaucoup ju­geaient l’heure venue de prendre plus doucement la vie, et de plier aux exigences du temps, à la facilité des mœurs, l’inflexible sévérité de la règle évangélique. Croire en chrétiens, vivre en païens, leur parais­sait chose possible et permise. Sous l’influence de ces sentiments, la discipline s’altéra dans les Églises, la foi s’endormit dans les cœurs. L’assistance à l’of­fice divin fut négligée. L’orgueil, le luxe, l’atta­chement aux intérêts temporels remplacèrent l’hu­milité, le désintéressement antiques. À l’extérieur sérieux des vieux chrétiens, qu’un enfant rappelait encore à ce moment-là sur le trône, succédaient, chez beaucoup d’hommes et de femmes, les recherches de la parure et les artifices de la coquetterie. Les mœurs se relâchaient. La passion, l’intérêt l’empor­tant sur la règle, il y avait des mariages entre chré­tiens et infidèles. Le clergé lui-même se laissait, en certains lieux, gagner à l’amollissement général. Les évêques de quelques grandes villes vivaient avec faste, faisant le commerce, courant les marchés, mé­prisant les pauvres. On citait des diacres infidèles dans l’administration des deniers ecclésiastiques, des prêtres qui acceptaient des gestions de biens au détriment de leur ministère sacré. L’esprit du monde entrait tous les jours plus avant dans l’Église, à la faveur de la paix; les écrivains clairvoyants, comme Origène, ne cessaient d’en gémir, et les évê­ques dignes de leur mission, comme Cyprien, répri­maient ces abus d’une main ferme, tout en les dénon­çant à la conscience chrétienne par des avertissements répétés.

Quelque chose de plus puissant que toutes les pa­roles va réveiller bientôt les chrétiens endormis. La persécution était sur le point d’éclater, au moment où l’on y pensait le moins, comme un coup de ton­nerre dans un ciel serein. L’orage ne se formera pas sous le règne des Philippes, mais celui-ci touche à sa fin. Avant même qu’il se termine, laissant les chré­tiens privés de protecteurs, des signes avant-coureurs de la tempête se montrent çà et là. En se mêlant de plus en plus à la foule païenne, les chrétiens ne se sont pas concilié celle-ci. Ils lui inspirent sans doute moins de respect : elle ne ressent pas pour eux plus de sympathie. C’est la règle ordinaire : les vertus tout d’une pièce s’imposent quelquefois au monde, les demi-vertus, les caractères diminués désarment de­vant lui, mais ne le désarment jamais. Quand les chrétiens se rapprochaient des païens par les mœurs, ceux-ci étaient tentés de renouveler contre eux les anciennes calomnies, que leur héroïsme et leur irré­prochable pureté avaient seuls, naguère, réduites à néant. La populace de plusieurs grandes villes leur était hostile. Comprimée à Rome par la présence de l’empereur, dont les sentiments étaient connus, elle n’attendait ailleurs qu’une impulsion pour déchaîner contre les chrétiens toutes les forces de l’émeute. On le vit bien, en 249, à Alexandrie.

Saint Denys, un autre disciple d’Origène,—car ce grand homme a laissé son empreinte sur tous les es­prits éminents de l’Orient chrétien au troisième siècle,—était depuis deux ans évêque de cette ville, la première du monde après Rome. Il a laissé dans une lettre à l'évêque d’Antioche, que nous a conservée Eusèbe, la relation des excès auxquels le peuple d’A­lexandrie se porta contre les chrétiens dans les der­niers mois du règne de Philippe. Tout résumé affaibli­rait cette narration si sincère et si vivante ; il faut la traduire.

« Un méchant devin, mauvais poète, excitait de­puis longtemps contre nous les passions superstitieuses de la foule. Soulevés par lui, et croyant que tous les crimes leurs étaient permis, ces gens s’imaginaient faire un acte agréable à leurs démons en massacrant nos frères.

«Ils saisissent d’abord un vieillard nommé Metra, et lui ordonnent de proférer des paroles impies. Comme il refuse, on le fouette, on enfonce des ro­seaux pointus dans son visage et dans ses yeux, et, après l’avoir conduit dans le faubourg, on le lapide. On mène ensuite dans un temple d’idoles une femme chrétienne nommée Quinta, et on veut la contraindre à adorer. Comme elle refusait avec indignation, on la traîne par les pieds sur les pavés aigus, à travers toutes les rues de la ville, en la fustigeant; puis on l’amène aussi dans le faubourg, et on l’y tue à coups de pierres. Tous ensuite se jettent sur les maisons des chrétiens; chacun entre chez ceux qu’il connaît, chez ses voisins, pille, dévaste: ils emportent dans les plis de leurs vêtements tous les objets précieux, jettent ou brûlent dans les rues les choses sans valeur. On eût dit une ville prise et saccagée par l’ennemi. Nos frères s’étaient enfuis : ils supportaient avec joie, comme ceux dont a parlé saint Paul, la perte de leurs biens. Nul d’entre eux, à ma connaissance, si ce n’est peut-être un seul, tombé aux mains des païens, ne renia Dieu.

« Ceux-ci prirent ensuite l’admirable vierge Apollonie, déjà avancée en âge. Ils lui frappèrent la mâ­choire, et firent sauter ses dents. Puis, ayant allumé un bûcher en dehors de la ville, ils la menacèrent de l’y jeter vivante, si elle ne prononçait avec eux des paroles impies. Elle leur demanda de la laisser libre un instant; l’ayant obtenu, elle sauta rapidement dans le feu et fut consumée. Sérapion, qu’ils avaient arrêté dans sa maison, fut tourmenté avec une cruauté hor­rible; on lui brisa tous les membres, et on le préci­pita du dernier étage. Nous ne pouvions nous montrer ni de jour ni de nuit dans les rues ou sur les places ; sans cesse et partout on criait : «Quiconque aura refusé de blasphémer sera traîné et livré aux flammes vengeresses.» Cette situation dura longtemps. Une sédition s’ensuivit : il y eut une guerre civile, où ces malheureux tournèrent contre eux-mêmes la cruauté dont ils avaient d’abord fait preuve contre les nôtres. Nous pûmes alors respirer, après que leur fureur se fut détournée de nous»

Quelle fut cette sédition? quelle cause amena cette guerre civile? les insurgés en vinrent-ils aux mains parce qu’ils ne purent s’entendre pour partager les dépouilles des chrétiens? se divisèrent-ils parce que les uns faisaient entendre des conseils de modération, auxquels se refusaient les autres? ou faut-il admettre que l’autorité se décida enfin à intervenir, peut-être sur des ordres pressants envoyés de Rome, et que la « guerre civile » dont parle saint Denys fut entre la force armée, appelée à rétablir la paix publique, et les païens ameutés qui refusaient de rentrer dans l’ordre? Toutes les conjectures sont permises, mais cette dernière parait la plus vraisemblable. Nous croirions volontiers que Philippe, instruit des événements, obligea le préfet d’Égypte à faire marcher contre les émeutiers la légion II Trajana, en garnison dans la province. Par cette conduite, il eût fait son devoir d’empereur, et nul n’aurait eu le droit de lui repro­cher une faveur quelconque accordée aux chrétiens. Il s’agissait, non de protéger ceux-ci, mais d’empê­cher une populace fanatique de traiter la seconde ville de l’empire en ville conquise.

Si Philippe donna de tels ordres, ce fut un de ses derniers actes d’autorité. Le pouvoir commençait à lui échapper des mains. On se révoltait partout. Était-ce à cause de l’énormité des impôts, ou par suite de l’im­popularité de parents de l’empereur devenus gouver­neurs de provinces, comme l’insinue Zosime, animé contre Philippe, après un siècle et demi, de toutes les rancunes qui de son vivant durent s’amasser dans l’âme des païens? Était-ce simplement à cause du dé­sir de changement, si fréquent à cette époque , où toutes les armées, toutes les provinces voulaient avoir leur empereur, et où il paraissait simple et facile de précipiter du trône par la révolte ou l’assassinat celui que la révolte et l’assassinat y avaient élevé? Quoi qu’il en soit, la guerre civile ne se déchaîna pas seu­lement à Alexandrie; si l’on en croit Zosime, elle aurait embrasé tout l’Orient. De là elle gagna l’Europe : il y eut certainement une sédition militaire dans la Mésie et la Pannonie, administrée par Severianus, père de l’impératrice. Une révolte de soldats était redoutable dans ces provinces frontières, où l’on tenait concentrée une partie considérable de l’armée romaine, dix légions sur vingt-huit que possédait l’empire. Ce ne fut pas, semble-t-il, un pronunciamiento comme le monde romain en avait tant vu, comme celui auquel Philippe lui-même devait le trône, procla­mant empereur un personnage considérable, un gé­néral renommé. Ce fut une vraie sédition de la solda­tesque , un soulèvement de la démocratie militaire, qui jeta la pourpre sur les épaules d’un simple centurion. Philippe, dit-on, fut très ému de cette révolte, au point de demander au sénat, ou de le décharger du fardeau de l’empire, ou de l’aider à le défendre. Un séna­teur, qui avait fait honorablement la guerre, et qui connaissait bien les révoltés, car il était originaire de la Pannonie, prit la parole pour annoncer la fin pro­chaine de la rébellion. Il s’appelait Decius. L’événement montra qu’il avait vu juste. L’usurpateur fut promptement défait et tué, probablement par quel­ques troupes qui avaient refusé de céder au mouve­ment et étaient demeurées sous les ordres de Severianus. Mais il restait à rétablir la discipline, à punir les chefs du complot : le beau-père de l’empereur était peut-être au-dessous de cette tâche; Philippe crut faire un choix habile en investissant Decius du commande­ment des légions de Mésie et de Pannonie.

On assure que Decius demanda à n’être pas chargé de cette mission. Peut-être, montrant une connais­sance des hommes supérieure à celle de Philippe, prévoyait-il que les soldats, pour ne pas l’avoir comme juge, le feraient empereur, et doit-on attribuer soit à un sentiment d’honnêteté politique, soit à la crainte d’encourir, déjà avancé en âge, les lourdes responsa­bilités du pouvoir, un refus qui fait honneur à sa loyauté ou à sa prévoyance. Mais sa résistance dut céder devant un ordre de Philippe. Decius se rendit à son poste. Dès son arrivée, les troupes le saluèrent Auguste : on raconte qu’il refusa encore, et ne céda que devant l’épée nue des légionnaires. L’armée rebelle, ayant désormais un chef, se mit en marche vers l’Italie.

Philippe était vieux, malade : il n’hésita pas ce­pendant à aller au-devant de son compétiteur. Les deux armées se rencontrèrent à Vérone; Philippe fut vaincu et tué. Son fils était demeuré à Rome, sous la garde des prétoriens qui l’égorgèrent. On ignore ce que devint Otacilia Severa. Avant la fin d’octobre 24-9, Décie, comme on disait au temps de Corneille, Dèce , comme disent les modernes, était maître de l’empire.

Telle fut la fin tragique du premier empereur chré­tien. Les historiens lui consacrent ordinairement quel­ques lignes dédaigneuses. Il mérite mieux que cela : c’est un chrétien bien imparfait, arrivé au pouvoir par l’intrigue et le meurtre, et demi-païen sur le trône; mais, à part le crime qui lui valut l’empire, et pour lequel il s’humilia sous la main de saint Babylas, on ne voit pas qu’il se soit rendu coupable de cruau­tés. Tout montre en lui un souverain énergique, appliqué, sachant la guerre, aimant la paix, capable de magnificence, soucieux des grands intérêts moraux. Il a droit, sinon aux respects, du moins à la pitié de l’histoire. Faut-il aller plus loin, et, avec Pierre des Noëls, faire de Philippe une sorte de martyr de la religion chrétienne? La haine que les païens nourrissaient contre lui ne resta peut-être pas étrangère à la révolte qui mit fin à son règne; Orose semble dire que le christianisme professé par les Philippes fut pour quelque chose dans leur mort; mais, en bonne critique, on ne saurait conclure autrement que ne fait Tillemont. « La fin de Philippe—dit-il avec son éloquence austère—fut malheureuse devant les hommes et heureuse devant Dieu, si elle a été comme le supplément de sa pénitence, et si elle lui a servi à expier les fautes qu’il avait faites depuis. Il était juste que le crime de son entrée si violente fût puni par la violence de sa mort, et qu’il vérifiât la parole de Jésus-Christ, que quiconque prendra l’épée périra aussi par l’épée. Car on voit par divers exemples de l’histoire que souvent, même la pénitence la plus sincère n’exempte point de la justice de cette sentence. C’est ce que la foi dont nous croyons que Philippe a fait profession nous donne lieu d’espérer pour lui».

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

LA PERSÉCUTION DE DÈCE EN OCCIDENT.

 

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)