Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |
CHAPITRE III
LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
I
La persécution à Rome.
Il est impossible de reconstituer l'histoire de la
persécution à Rome et en Italie pendant le règne de Sévère. Les documents martyrologiques
romains sont moins riches que ceux de la plupart des provinces; en particulier,
les Actes authentiques font, pour le commencement du troisième siècle,
entièrement défaut dans la capitale de l’Empire. Le seul souvenir précis qui
soit resté d’un confesseur romain de ce temps se rencontre, incidemment, dans
un livre cité par Eusèbe, et attribué au célèbre prêtre Caius. Il s’agit d'un
chrétien nommé Natalis, qui, entraîné par l’hérésie des Théodotiens, en devint le
chef. Plus tard, averti miraculeusement, il s’alla jeter aux pieds du pape
Zéphyrin, et obtint l'absolution de sa faute. «Ce Natalis, écrit l’auteur
contemporain, avait publiquement confessé la foi, non autrefois, mais de nos
jours»; aussi, quand, revenu de son erreur, il se fut prosterné devant le
pontife, le clergé et le peuple, il dut d’être de nouveau admis dans l’Église
moins encore à ses supplications qu’aux marques des coups reçus des
persécuteurs. «La flagellation dit M. de Rossi, précédait ordinairement la
peine capitale, soit de la mort, soit des morts. Natalis avait survécu à la
sentence, et avait fini par recouvrer la liberté; il parait avoir été du nombre
des chrétiens condamnés aux mines sous Septime Sévère».
Bien qu’on n’en connaisse à peu près, pour Rome, que ce
seul épisode, la persécution de Sévère dut se faire durement sentir aux
chrétiens de la ville éternelle. Les travaux exécutés à cette époque dans le
cimetière qu’administrait Calliste comme premier diacre du pape Zéphyrin font deviner
l’intensité de la crise. Nous l’avons laissé décorant, en artiste et en théologien,
les caveaux du domaine funéraire donné à l’Église romaine par les Cæcilii. L'œuvre des peintres s'interrompt soudain, et les fossores cessant de creuser des chambres et des
galeries régulières, sont employés maintenant à ouvrir au cimetière des issues
secrètes. Des routes nouvelles le mettent en communication avec une sablonnière
voisine. Ces routes, séparées les unes des autres, forment un véritable
labyrinthe. En étroit escalier, pratiqué dans la sablonnière, descend de
celle-ci dans la catacombe, mais sans atteindre le niveau des galeries
souterraines: ses dernières marches restent suspendues dans le vide, et l’on ne
peut s'en servir que si les chrétiens, appuyant des échelles contre la paroi à
pic, facilitent la montée ou la descente.
Ces travaux de défense furent vraisemblablement ordonnés
par Calliste, car le style des épitaphes, les marques des briques trouvées dans
les galeries du labyrinthe joignant mystérieusement la sablonnière au cimetière
primitif, paraissent contemporains de son administration ou de son pontificat.
«Les commencements de celui de Zéphyrin,—écrit M. de Rossi,—avaient été assez
calmes, mais bientôt survint la persécution de Sévère. On ne trouve, pendant
cette persécution, trace d'aucune loi ou d’aucun rescrit interdisant l’usage
légal des cimetières; les deux vastes escaliers, très apparents, qui du sol
extérieur descendaient dans l’hypogée des Cæcilii,
devenu «le cimetière» dont Zéphyrin confia le gouvernement au premier diacre,
indiquent une possession paisible et non menacée. Mais si l’usage sépulcral de
ces hypogées n’était pas interdit, les réunions pieuses des fidèles furent
partout, durant la persécution de Sévère, épiées, troublées et punies. C’est
sous ce prince que Tertullien disait aux païens: «Vous connaissez les jours où
nous nous assemblons; nous sommes assiégés, traqués, surpris dans nos réunions
les plus secrètes»; et, dans son Apologétique: «Nous sommes tous les jours
assiégés, tous les jours trahis, et vous venez ordinairement nous saisir au
milieu de nos réunions et de nos assemblées». Ces paroles sont un commentaire
éloquent de la découverte, dans le cimetière primitif de Calliste, d’entrées
cachées et mystérieuses, à travers les antres tortueux de la sablonnière,
presque contemporaines des escaliers grandioses et publics qui formaient
l’accès régulier de la catacombe. Ainsi l’architecture même de la nécropole
souterraine fait comprendre les conditions contradictoires, mais également vraies,
où se trouvaient les chrétiens pour la possession et l’usage de leurs
cimetières à partir du commencement du troisième siècle: légalité de la
possession et, ordinairement, libre accès des sépultures; illégalité des
assemblées religieuses et, dans les temps de persécution, efforts pour les
troubler par ruse ou violence et punir ceux qui y prennent part. Mais alors, si
les portes et les escaliers avaient été occupés par l’ennemi, les fidèles
pouvaient lui échapper en se glissant dans la sablonnière, et de là peu à peu,
à la faveur des ténèbres, se disperser dans la campagne. En ces tristes temps,
les assemblées religieuses se tenaient ordinairement la nuit; autant à cause de
cette circonstance qu’en raison des lieux souterrains où ils se réunissaient,
les fidèles recevaient des païens l’appellation de «race ténébreuse, fuyant la
lumière».
II
La persécution en Afrique.
Le témoignage de l’archéologie a pu seul donner une idée
de ce que fut la persécution de Sévère à Rome. Au contraire, pour l’Afrique les
témoignages écrits abondent.
Au moment où fut promulgué l’édit prohibant la propagande
chrétienne, la province d'Afrique était administrée par le proconsul Minutius Timinianus. Il mourut
pendant son année de gouvernement, et les documents contemporains nous
montrent, présidant après lui à la persécution, le procurateur Flavianus Hilarianus, qui remplit par intérim, pendant la
vacance, les fonctions de gouverneur.
Comme à Alexandrie, plus même qu’à Alexandrie, la
populace, à Carthage et dans les principales villes d’Afrique, prit une part
active à la guerre déclarée par le pouvoir aux chrétiens. Déjà, dans les années
qui avaient précédé 202, elle s’était plusieurs fois soulevée contre eux, et
avait poussé la fureur jusqu’à violer leurs sépultures. Ce lâche attentat, que
l’on serait tenté de mettre au compte de la brutalité et de la sauvagerie qui
persistaient, en Afrique, sous le vernis superficiel de la civilisation
romaine, est malheureusement familier aux foules insurgées de tous les temps :
elles se transforment en bêtes fauves avec une facilité qui déconcerte ceux qui
seraient tentés de se faire une trop haute idée de la nature humaine abandonnée
sans contrôle à ses instincts viciés: l’histoire des siècles et des pays les
plus raffinés en pourrait, hélas! fournir de nombreux exemples. Mais, à
Carthage, il semble que le peuple se soit montré, plus qu’ailleurs, impatient
des défenses légales qui protégeaient contre ses profanations la sépulture de
ceux qu’il poursuivait de sa haine. Il aurait voulu avoir le droit de se venger
à son aise des cadavres des chrétiens. «Sous le gouverneur Hilarianus, dit
Tertullien, la foule, parlant de nos sépultures, s’écriait: a Qu’il n’y ait plu pour eux de cimetières, areæ non sint!». Á cette époque, les noms des lieux
consacrés à la sépulture des fidèles variaient selon les pays. Dans la langue
du peuple de Rome, c'étaient des dortoirs, cemeterium; ailleurs
des jardins, hortus; en certaines parties de
l’Italie, et surtout en Afrique, on se servait communément, pour les désigner,
de l’expression employée par Tertullien, area. Nous connaissons, par
plusieurs documents, les areæ de Carthage, d’Aptonge, de Cirla, de Césarée de
Mauritanie. L’inscription rappelant la fondation de cette dernière dit qu’«un
adorateur du Verbe a donné une area pour les sépultures, y a construit à ses
frais une cella (lieu extérieur de réunion), et a laissé ce monument à
la sainte Église». Cette inscription, dont l’original remontait au troisième
siècle (brisée pendant une persécution, elle fut restaurée plus tard), fait
comprendre la situation des sépultures chrétiennes à l'époque dont parle
Tertullien. Comme l’indique le mot area, aire, lieu plan, elles étaient
à Carthage, et généralement partout en Afrique, construites à ciel ouvert,
contrairement à l’usage romain, qui creusait sous le sol la plupart des
cimetières chrétiens. A première vue, on serait tenté de s’étonner de cette
différence, et de se demander si elle dénotait une diversité dans la condition
légale des sépultures en Afrique et à Rome. Il n’en est rien : bien que composés
de galeries qui se croisaient dans les entrailles de la terre, les cimetières
de Rome n'étaient nullement dissimulés aux regards du public; leurs entrées
étaient apparentes, et des bâtiments, quelquefois des murs, en marquaient
extérieurement les limites. Le peuple de la ville éternelle connaissait les
catacombes aussi bien que le peuple de la métropole africaine connaissait les areæ. La différence entre le mode d’établissement de
sépultures chrétiennes dans l’une et l’autre cité provenait soit de la nature
du sol, moins propre en Afrique à la construction de nécropoles souterraines que
le tuf granulaire des environs de Rome, soit de l’absence des ressources
suffisantes, qui ne permettait pas à l’Église de Carthage d'entreprendre les
coûteuses excavations poursuivies pendant près d'un siècle par les opulentes
familles chrétiennes de la capitale de l’Empire. Mais, sur terre ou sous terre,
les emplacements consacrés au dernier repos des fidèles étaient également
protégés par la loi, qui reconnaissait à tout endroit où un mort avait été
inhumé le caractère de «lieu religieux», le déclarait inaliénable,
imprescriptible, et le garantissait contre toute profanation. Ainsi s’explique
comment—bien que des fanatiques eussent déjà violé plus d’une fois des sépultures
chrétiennes—le peuple de Carthage ne se sentait point libre d’aller les
dévaster en masse, et demandait au pouvoir de leur enlever le caractère «religieux»
qui les défendait contre lui, d’abattre la barrière invisible devant laquelle
expirait sa rage.
L’émeute dirigée par la foule païenne contre les areae chrétiennes de Carthage, et repoussée par le procurateur Hilarianus au nom du
droit commun, est un exemple de plus de la situation étrange et mal définie de
l'Église à cette époque : à la fois proscrite et tolérée, menacée dans son
existence, dans ses réunions de culte et de propagande par un édit impérial et
réclamant franchement la protection des lois pour ses propriétés et ses
tombeaux. Tous ses efforts tendent à obtenir une place au soleil de la
civilisation romaine. Il y a sans doute dans l’Église des «intransigeants» mais
l’éclat du talent chez quelques-uns, comme Tertullien, ne doit pas faire illusion
sur le petit nombre des disciples qu'ils entrainent à leur suite: en réalité,
la grande masse de la population chrétienne est formée d’hommes pacifiques,
modérés, demandant à vivre en paix avec l’État, acceptant et invoquant ses
lois, et ne protestant que contre les mesures d’exception par lesquelles on
voudrait les rejeter hors des cadres établis. Loin de prendre plaisir à braver
la fureur d’un peuple irrité, loin de courir au-devant de la persécution, les
chefs des Églises, les représentants les plus illustres de la pensée chrétienne
et les fidèles dociles à leur direction s'empressaient de se mettre A l'abri de
l’orage, toutes les fois qu’ils le pouvaient faire sans renier leur croyance. «Dieu
ne fait grâce qu’aux réponses» a écrit de nos jours un moraliste délicat: les
chrétiens obéissants et raisonnables se gardaient d’aller au-devant de la
question. Ils n’en étaient que plus fermes quand, sans l'avoir cherché, le
martyre s’offrait à eux. Nous avons déjà vu les sages conseils adressés par
Clément d’Alexandrie aux fidèles de l'Égypte, et l’exemple de prudence qu’il leur
donna. Les tendances des chefs de l’Église étaient les mêmes dans la province
d’Afrique, où la cupidité des païens ménageait aux fidèles poursuivis plus
d’une issue pour s’échapper. On vit à Carthage cette chose odieuse: des maris
païens se faisant payer leur silence par l’abandon de la dot de leur femme
chrétienne. A plus forte raison les gens en place étaient-ils faciles à gagner
par l’intérêt. Aussi les pasteurs conseillaient-ils aux fidèles ou de se sauver
par la fuite, ou d’acheter à prix d’argent le silence des officiers subalternes
chargés de rechercher les nouveaux convertis et leurs complices. Non seulement
des particuliers, mais des Églises entières payaient ainsi tribut pour éviter
la persécution. «Je ne sais, écrit Tertullien, s’il faut pleurer ou rougir en
lisant sur les registres des soldats bénéficiaires et des agents de police,
mêlés aux noms de gens qui paient pour exercer des métiers inavouables, les
noms de chrétiens qui acquittent une contribution pour échapper au martyre». Un
siècle plus tard, un illustre écrivain ecclésiastique en jugeait autrement :
«Ceux qui se sont rachetés à prix d'argent, dit saint Pierre d’Alexandrie, ont
témoigné qu'ils étaient plus attachés à Jésus-Christ qu’à leur argent, et ont
vérifié (en un sens) cette parole de l’Écriture: Les richesses d’un homme lui
servent pour racheter son âme». Ils ont de plus donné un salutaire exemple de
modestie, de docilité, de prudence chrétienne.
La phrase dure que nous citions tout à l’heure est tirée
d’un écrit composé par Tertullien vers 203, alors qu’il ressentait déjà
l’influence montaniste, le traité de la Fuite pendant la persécution.
Fuir, se racheter, sont aux yeux du fougueux Africain des actes illicites: «La
fuite est un rachat gratuit, le rachat à prix d’argent est une fuite; l’un et l'autre
est une apostasie». Tertullien va jusqu’à dire: «Mieux vaut renier la foi au
milieu des supplices; on a du moins le mérite d’avoir lutté. J’aime mieux pouvoir
vous plaindre que d’avoir à rougir de vous. Un soldat perdu sur le champ de
bataille vaut mieux qu’un soldat sauvé par la fuite». Déclamation pure, cachant
sous le cliquetis des mots de fausses et dangereuses idées. Tertullien n’eût eu
qu’à se souvenir pour éviter ces excès. N’écrivait-il pas quelques années plus
tôt, fidèle à l’Église et au bon sens: «Mieux vaut encore, en temps de
persécution, fuir de ville en ville que de renier le Christ dans la prison ou
la torture. Plus heureux, cependant, ceux qui sortent de ce monde avec la
gloire du martyre!». Même dans le traité de la Fuite, il rapporte un
trait contemporain, où son langage exagéré trouve sa réfutation. Un chrétien,
nommé Rutilius, avait fui la persécution : pendant quelque temps il avait erré,
changeant souvent de retraite, afin de se mieux cacher: puis, trouvant sans
doute ces précautions insuffisantes, il avait payé rançon. Il n’en fut pas
moins arrêté un peu plus tard, et conduit devant le gouverneur. Il n’avait pas
cherché le martyre, avait même tout fait pour l’éviter, mais ne le repoussa
point. Il répondit avec fermeté, et soutint sans faiblir la torture. Condamné
aux flammes, il périt héroïquement. Tertullien lui donne le titre de très saint
martyr, et l’Église universelle l’a inscrit dans ses diptyques. C’est ainsi que
Dieu accordait l’héroïsme aux humbles et aux prudents, quand parfois les
arrogants et les présomptueux ne pouvaient soutenir jusqu’au bout une attitude
dans laquelle, trop souvent, l’orgueil se mêlait à la foi.
La persécution commencée en 202 avait inspiré à
Tertullien le livre éloquent, paradoxal, emporté et faux dont nous venons de
donner une idée; vers le même temps il en écrivit un excellent, le Scorpiaque, contre les hérétiques basilidiens ou
Valentiniens, déjà combattus par Clément d’Alexandrie, qui niaient le devoir de
confesser le Christ devant les hommes et soutenaient l’inutilité du martyre. «Les
souffrances des apôtres, dit Tertullien, nous montrent clairement quelle est
leur doctrine sur ce point; il suffit, pour la comprendre, de parcourir le
livre des Actes. Je n’en demande pas davantage; j’y rencontre partout des
cachots, des fers, des fouets, des pierres, des glaives, des Juifs qui
insultent, des nations en fureur, des tribuns qui diffament, des rois qui
interrogent, des proconsuls qui dressent leurs tribunaux, le nom de César qui
retentit. Pierre est mis à mort, Étienne lapidé, Jacques immolé, Paul décapité;
voilé des faits écrits avec le sang. L’hérétique veut-il des preuves à l’appui
de ce commentaire? Les annales de l’Empire parleront comme les pierres de
Jérusalem. J’ouvre la Vie des Césars: Néron, le premier, ensanglante à Rome le
berceau de la foi. C’est alors que Pierre, attaché à la croix, est ceint par
une main étrangère; que Paul obtient le titre de citoyen romain, en renaissant
par la noblesse de son martyre. Partout où je lis des faits de ce genre,
j’apprends à souffrir». Au moment où, pour dissiper les lèches subterfuges par
lesquels les gnostiques essayaient de se dérober à la plus sacrée des
obligations des chrétiens en temps de persécution, Tertullien demandait aux
souvenirs de l’âge héroïque du christianisme les traits d’un admirable tableau,
il invitait ses lecteurs à jeter les yeux autour d’eux pour voir ce tableau se
continuer sous leurs regards. «Aujourd’hui, dit-il au commencement du Scorpiaque, nous sommes dans le feu même de la
persécution. Ceux-ci ont attesté leur foi par le feu, ceux-là par le glaive,
d’autres par la dent des bêtes. Il en est qui, ayant trouvé sous les fouets,
dans la morsure des ongles de fer, un avant-goût du martyre, soupirent
maintenant dans les cachots après sa consommation. Nous-mêmes, nous nous
sentons traqués de loin, comme des lièvres destinés à tomber sous les coups du
chasseur». Telle était la situation des chrétiens d’Afrique dès la première année
de la persécution de Sévère.
On connaît les noms de plusieurs des martyrs qui
moururent alors pour Jésus-Christ. Les Actes de sainte Perpétue et de sainte
Félicité, que nous analyserons en détail, comme la pièce la plus capable de
faire connaître l’état des âmes à cette époque, chez les bourreaux et chez les
victimes, et dont la scène se passe sous le gouvernement intérimaire
d’Hilarianus, c'est-à-dire en 202-203, mentionnent comme ayant déjà péri: Jucundus, Saturninus, Artaxius,
brûlés vifs; Quintus, mort en prison; et citent, sans les nommer, «beaucoup
d'autres martyrs», multos frattes martyres. On peut reporter à la même année, ou
du moins à la même époque, le martyre de Celerina, Laurentius et Ignatius, l’une aïeule, les deux autres oncles
d’un confesseur célèbre du temps de Dèce; tous trois nommés par saint Cyprien,
qui honorait chaque année leur mémoire par l'oblation du saint sacrifice. Saint
Cyprien raconte ailleurs, comme un fait arrivé assez longtemps auparavant, ce
qui permet de l'attribuer aussi à la persécution de Sévère et à l’époque dont
nous nous occupons, le martyre de Castus et Emilius. Ceux-ci avaient peut-être trop présumé de leurs
forces: c’est du moins la pensée de saint Augustin. « ls furent vaincus dans un
premier combat. Dieu les rendit victorieux au second. D’abords ils cédèrent aux
flammes; les flammes leur cédèrent ensuite. Ils terrassèrent l’ennemi par les
mêmes armes par lesquelles ils avaient été terrassés auparavant». Grande leçon
d’humilité, à l’adresse des superbes qui, dociles aux leçons de Tertullien,
affrontaient inutilement le péril; grande leçon aussi à l’adresse des
hérétiques qui préféraient l'apostasie au martyre.
L’épisode le plus important de la persécution soufferte
depuis 202 par l’Église d’Afrique est le martyre de sainte Perpétue et de ses
compagnons. Leur Passion passe à bon droit pour un des monuments les plus purs
et les plus beaux de l’antiquité chrétienne. C’est une sorte d’autobiographie,
dont le morceau principal est donné comme écrit par Perpétue elle-même, un
court fragment comme l’œuvre du martyr Saturus, et dont la fin a été composée
par un témoin inconnu de leur captivité et de leur supplice. Que les deux
premières parties soient vraiment de la main de Perpétue et de Saturus, ou
aient été rédigées, d’après leurs confidences, par un des nombreux chrétiens
qui visitaient les martyrs dans la prison, cela importe peu; mais il n’est
douteux pour personne que cette admirable pièce tout entière soit une œuvre du
troisième siècle, contemporaine des faits qu’elle raconte. Tertullien l’a
certainement connue, et saint Augustin la cite. Elle a une valeur historique
beaucoup plus considérable que la courte rédaction récemment publiée, dont les
indications chronologiques sont erronées, et dont plusieurs détails
contredisent la grande Passion. Ces Actes abrégés n’offrent qu’une partie
importante, l’interrogatoire des martyrs, qui manque dans celle-ci. On a
supposé que cet interrogatoire avait été reproduit soit d’après des notes
prises à l’audience, soit même d’après un procès-verbal emprunté aux archives
judiciaires du proconsulat d’Afrique : Tillemont avait déjà dit qu’il «ouvait être tiré des registres publics». Ce morceau est en
effet d’un ton excellent, et n’a rien de commun avec certains interrogatoires
légendaires, où juges et accusés semblent animés d’une égale fureur, et
n’appartiennent vraiment pas au monde romain. Son authenticité, cependant,
est-elle certaine? Je n’oserais l’affirmer, et je conserve à ce sujet quelques
doutes. Cependant, il est trop important pour être passé sous silence. Je crois
prudent de suivre le même parti que Tillemont : dans le récit des faits je
prendrai presque toujours pour guide la grande Passion, mais j’y intercalerai
quelques détails empruntés aux Actes abrégés, et je transcrirai en son lieu
l’interrogatoire, laissant l'appréciation au jugement du lecteur.
Avant de raconter le martyre de nos saints à l'aide des
documents dont je viens d’indiquer la valeur respective, je n’ai pas le droit
de passer sous silence une question que suggère le plus important des deux, la
grande Passion. Certaines expressions du prologue et du court épilogue qu’y a
joints l’auteur du récit final, compilateur (comme l’indique l’unité de style)
de tout le document, ont une saveur montaniste très prononcée: l’autorité du
document entier, ou, ce qui serait plus grave encore, l’orthodoxie des martyrs
eux-mêmes en doit-elle être entachée ou amoindrie? On me permettra d’emprunter,
pour répondre à cette question souvent agitée, une page intéressante où Mr
Freppel la discute avec une compétence à laquelle ma plume laïque ne saurait
prétendre.
«Je ne doute pas, écrit l’éloquent évêque, que le
compilateur ait appartenu à l’école de Tertullien. La conformité de son style
avec celui de l’apologiste de Carthage est telle, qu’on pourrait être tenté
d’attribuer à ce dernier la rédaction des Actes, si le silence complet de
l’antiquité permettait de rien affirmer à cet égard. Ce qui me paraît certain,
c’est que l’auteur de la préface était affilié à la secte de Montan. Comment ne
pas tirer cette conclusion lorsqu’on y lit des phrases telles que celles-ci: «L’effusion
de l’Esprit Saint devait être plus abondante dans les derniers temps
(c’est-à-dire au troisième siècle) qu’aux époques précédentes. — Nous
reconnaissons et honorons les nouvelles prophéties et les nouvelles visions,
suivant la promesse divine qui en a été faite». C’est exactement le langage que
tenaient les montanistes pour accréditer la mission de leurs prophètes comme
organes du Paraclet; et s’il est possible d’y trouver, absolument parlant, un
sens orthodoxe, on ne saurait méconnaître l’intention que révèlent ces paroles,
lorsqu’on a égard aux circonstances particulières qui les ont provoquées. Aucun
catholique ne se serait exprimé de la sorte, dans un moment où il s’agissait
précisément de combattre les nouvelles prophéties alléguées par Montan et ses
disciples. Il me semble donc difficile de se méprendre sur la couleur
montaniste répandue dans la préface des Actes de sainte Perpétue. L’auteur aura
voulu tirer parti des visions dont cette héroïque jeune femme avait été
favorisée, pour y chercher un argument a pari en faveur du caractère
prophétique de Montan. C’est dans ce but qu'il accole à ce drame pathétique un
exorde et une péroraison qui trahissent son dessein. Faut-il en conclure, comme
l’a fait Basnage, que sainte Perpétue et sainte
Félicité elles-mêmes appartenaient à la secte qui séduisit Tertullien par son
apparente austérité? Pas le moins du monde. S’il en eût été ainsi, le
compilateur montaniste n’eût pas manqué de s’en prévaloir; et, dans le pompeux
éloge qu’il fait de Perpétue, Tertullien n’aurait point passé sous silence un
détail si favorable à sa cause. D’ailleurs, quel moyen de s’arrêter à une
pareille hypothèse, lorsqu’on pense que le nom de ces deux saintes a pris place
dès la plus haute antiquité dans le canon de la messe; que leur mémoire est
célébrée dans les plus anciens martyrologes ; que la principale église de
Carthage était placée sous leur invocation; qu’on lisait la relation de leur
martyre dans l’assemblée des fidèles au temps de saint Augustin; et que ce
grand docteur a composé trois discours pour louer leurs vertus? Certes,
l’Église se serait bien gardée de leur décerner de tels honneurs, si le moindre
soupçon d’hérésie avait pu les atteindre ». J’ajouterai que si la commémoration
de sainte Perpétue et de ses compagnons manque dans l'antique calendrier
carthaginois, rédigé au cinquième ou au sixième siècle, c'est parce que toute
la première partie de ce catalogue des anniversaires de martyrs célébrés à
Carthage est perdue : il ne commence qu'au 19 avril. En revanche, le célèbre
catalogue des fêtes de l’Église romaine, écrit au commencement du quatrième
siècle, marque au 7 mars la commémoration de sainte Perpétue et de sainte
Félicité, qui partagent avec saint Cyprien, seul entre tous les martyrs
d’Afrique, l’honneur de voir leur anniversaire célébré par l'Eglise mère et maitresse.
Si l'on en croit une indication donnée par les Actes
abrégés, le proconsul Minutius Timinianus vivait encore quand furent arrêtés, probablement à Tuburbo Minus, près de Carthage, deux esclaves, Revocatus et
Félicité, deux jeunes gens, Saturninus et Secundulus, et une jeune femme
mariée, de bonne famille, Vibia Perpétua. Tous
étaient catéchumènes. Ils suivaient les leçons d’un chrétien nommé Saturus, qui
était absent lorsqu’on les fit prisonniers. Celui-ci se livra lui-même, non par
bravade, mais pour ne pas séparer son sort de ceux dont il s’était constitué le
catéchiste. Dans l’arrestation de ce groupe de personnes, différentes par la
condition sociale, qui se pré- paraient sous la conduite du même maître à
embrasser le christianisme, il est difficile de ne point reconnaître
l’application du rescrit de Sévère prohibant sous les peines les plus graves la
propagande chrétienne.
Après avoir été arrêtés, les captifs ne furent pas tout
de suite mis en prison, mais gardés à vue, probablement dans leurs propres
maisons: cela s’appelait la custodia libéra ou privata. Ils communiquaient librement avec
leurs proches. Alors eut lieu entre Perpétue et son père, qui seul de sa
famille était païen, une curieuse scène. Le vieillard essayait de la ramener au
culte des dieux.
— Mon père, répondit-elle, vois-tu à terre ce vase?
— Je le vois.
— Peux-tu lui donner un autre nom que celui de vase?
— Je ne le puis.
— De même, moi , je ne puis me dire autre chose que
chrétienne.
Cette singulière comparaison avait peut-être été suggérée
à l'esprit de Perpétue par le symbolisme en usage dans l’art chrétien de cette
époque, où le vase était souvent gravé sur les tombeaux comme emblème du
chrétien. Les catéchumènes mirent à profit la liberté relative qu’on leur
laissait: ils reçurent tous le baptême. Au moment où elle était plongée dans
l'eau, Perpétue demanda à l'Esprit-Saint une seule chose: que sa chair put
supporter la souffrance. Nous verrons que cette humble prière, bien différente
de l'arrogance montaniste, fut exaucée.
Les persécuteurs devinrent-ils plus sévères après avoir
appris le baptême de leurs prisonniers? Cela est possible. Bientôt ceux-ci
durent échanger leur demi-liberté contre l’affreux
séjour des prisons de Carthage. Ce changement fut surtout cruel pour Perpétue :
on ne lui permit pas d’emmener son enfant qu’elle nourrissait. Aux peines
morales et physiques de cette séparation se joignaient la surprise et l’effroi
de se trouver enfermée dans un ténébreux cachot, où la présence de nombreux
prisonniers entretenait une épaisse chaleur, et que le contact de grossiers
soldats rendait insupportable pour une personne délicate. Heureusement la
charité chrétienne vint au secours des captifs. On sait que, chez les Romains,
les prisons s’ouvraient facilement aux visiteurs. «Ce fut la coutume de tous
nos prédécesseurs, écrivait un demi-siècle plus tard saint Cyprien, d'envoyer
dans les prisons des diacres qui subvenaient aux besoins des martyrs et leur
lisaient l’Écriture Sainte». Deux diacres, Tertius et
Pomponius, s’acquittèrent de cet office auprès de Perpétue et de ses
compagnons. Ils obtinrent des geôliers, à prix d'argent, qu’on ferait chaque
jour sortir les prisonniers du cachot pendant quelques heures. Durant ces
moments de répit, Perpétue recevait la visite de sa mère, de son frère : on lui
apportait son pauvre enfant, à demi mort de faim. Elle reçut enfin la
permission de le garder: alors, dit-elle, je ne souffris plus, toutes mes
peines et mes inquiétudes se dissipèrent, et le cachot devint pour moi comme
une maison de plaisance, que je préférais à tout autre séjour. Dans une de ces
visites , son frère lui dit: «Madame ma sœur, tu es maintenant élevée à une
grande dignité : demande à Dien de te faire voir si tout ceci se terminera par
votre mort ou votre acquittement». Perpétue pria, et Dieu lui accorda deux
visions célèbres, qu'elle raconta le lendemain à son frère; visions dont s’autorisent
certains critiques pour faire de Perpétue une adepte du montanisme, oubliant
que des martyrs absolument étrangers à la secte, entre autres saint Cyprien, en
eurent de semblables à rapproche de la confession et du martyre. Perpétue se
vit d'abord montant à une échelle, très haute et très étroite, dont le sommet
s'appuyait au ciel : de chaque côté de l'échelle étaient dressés des glaives,
des instruments de supplice, et au pied se tenait couché un énorme dragon.
Saturus monta le premier; arrivé au haut, il se tourna vers Perpétue, et lui
dit : «Je te soutiens, mais prends garde que le dragon ne te morde. — Il ne me
nuira pas, au nom de Jésus Christ» répondit-elle, et elle écrasa du pied la
tête du monstre. Parvenue au sommet, elle découvrit un immense jardin. Au
centre se tenait un homme à cheveux blancs, de haute taille, vêtu en pasteur,
et tirant du lait de ses brebis; autour de lui, plusieurs milliers de personnes
couvertes de robes blanches.
Le pasteur leva la tété, regarda Perpétue : «Tu es bien
arrivée, mon enfant» dit-il. L’appelant alors, il lui présenta un morceau de
lait caillé : elle le reçut les mains jointes, et le mangea pendant que tous
les assistants répondaient : Amen. Elle s’éveilla ayant encore dans la bouche
quelque chose de doux.—Je n'ai pas besoin de montrer la conformité de cette
vision avec les symboles du premier art chrétien : le jardin du paradis, le bon
Pasteur, le vase rempli de lait, et de rappeler le sens eucharistique donné à
ce dernier emblème par la plupart des commentateurs.
Bientôt le bruit se répandit que les martyrs allaient
être jugés. Le père de Perpétue accourut de Tuburbo,
accablé de douleur, et, pénétrant dans la prison, il essaya de nouveau de
persuader la jeune femme. «Ma fille , lui dit-il, aie pitié de mes cheveux
blancs, aie pitié de ton père, si je suis encore digne d'être appelé de ce nom.
Souviens-toi que mes mains t’ont élevée , que grâce à mes soins tu es parvenue
à cette fleur
de la jeunesse, que je t'ai préférée à tous tes frères : ne fais pas de moi un
objet de honte parmi les hommes. Songe à tes frères, à ta mère, à ta tante,
songe à ton fils, qui sans toi ne pourra vivre. Abandonne ta résolution, qui
nous perdrait tous. Personne de nous n’osera plus élever la voix, si tu es
condamnée à quelque supplice». Ainsi, dit Perpétue, ainsi parlait mon père,
dans son affection pour moi : il se jetait à mes pieds, versait des larmes, m’appelait
non ma fille, mais ma dame. Et moi j'avais pitié des cheveux blancs de mon
père, le seul de toute ma famille qui ne dût pas se réjouir de mes douleurs. Je
le rassurai en lui disant : «Il arrivera sur l'estrade du tribunal ce que Dieu
voudra. Car nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes, mais à Dieu». Le père se
retira désolé.
Le bruit qui avait couru était vrai: les martyrs allaient
passer en jugement. Un jour, on vint pendant leur repas les faire lever pour les
conduire au forum. Les cinq chrétiens furent amenés devant le tribunal, où
siégeait, comme gouverneur intérimaire, le procurateur Hilarianus : le
proconsul d’Afrique, Minutius Timinianus,
était mort depuis leur arrestation. Le procurateur interrogea successivement
les accusés. Perpétue, dans la relation autobiographique, résume très
brièvement cet interrogatoire. J’emprunterai aux Actes abrégés l’interrogatoire
plus développé, tout en ne me portant pas absolument garant de son authenticité
:
Le procurateur Hilarianus. — Sacrifiez
aux dieux, comme l’ont ordonné les immortels empereurs.
Saturus. — Mieux vaut sacrifier à
Dieu qu’aux idoles.
Hilarianus. — Réponds-tu en ton nom, ou
au nom de tous?
Saturus. — Au nom de tous, car nous
n’avons qu’une même volonté.
Hilarianus, s' adressant à Saturninus, Revocatus, Félicité et Perpétue. — Et vous, que
dites-vous?
Tous. — C'est vrai, nous n'avons
qu'une même volonté.
Le magistrat ordonne alors d'éloigner les femmes; puis s’adressant
à Saturus : «Jeune homme, sacrifie; ne te crois pas meilleur que nos princes.
Saturus. — Je me crois leur
supérieur aux yeux du vrai prince du siècle présent et futur, si j'ai mérité de
lutter et de souffrir pour lui.
Hilarianus. — Change d'avis, et
sacrifie, jeune homme.
Saturus. — Je ne le ferai pas.
Hilarianus, s’adressant à Saturninus. —
Sacrifie, jeune homme, si tu veux vivre.
Saturninus. — Je suis chrétien : cela
ne m’est pas permis.
Hilarianus, à Revocatus.
— Apparemment, toi aussi, tu parleras de même.
Revocatus. —
Oui, pour l’amour de Dieu, je suis tout à fait dans les mêmes sentiments.
Hilarianus. — Sacrifiez, pour que je ne
vous fasse pas mourir.
Revocatus. —
Nous prions Dieu de mériter cette grâce.
Le procurateur ordonne d’emmener ces accusés, et de faire
venir les deux femmes. S’adressant à Félicité:
Hilarianus. — Comment t’appelles-tu? »
Félicité. — Félicité.
Hilarianus. — As-tu un mari?
Félicité. — J’ai un mari, mais
aujourd’hui je le méprise.
Hilarianus. — Où est-il?
Félicité. — Il n’est pas ici.
Hilarianus. — De quelle condition
est-il?
Félicité. — Homme du peuple.
Hilarianus. — As-tu des parents?
Félicité. — Non, mais Revocatus est mon frère. Et quels parents pourrais-je avoir
meilleurs que ceux-ci?
Hilarianus. —Aie pitié de toi-même,
jeune femme, et sacrifie, afin de vivre; car je vois que tu portes un enfant
dans ton sein.
Félicité. — Je suis chrétienne, et il
m’est commandé de mépriser tout cela pour Dieu.
Hilarianus. — Prends souci de toi-même,
car tu m’inspires de la compassion.
Félicité. — Fais ce que tu voudras,
tu ne pourras me persuader.
Hilarianus. — Et toi. Perpétue, que
dis-tu? veux-tu sacrifier?
Perpétue. — Comme mon nom l'indique,
je change pas.
Hilarianus. — As-tu des parents?
Perpétue. — Oui.
Ici se place, dans les Actes abrégés, le récit de la
scène qu’amena devant le tribunal l’intervention des parents de Perpétue.
J’écarte cette scène comme invraisemblable pour plusieurs raisons. L'une, c'est
que le rédacteur de ces Actes met dans la bouche du père, parlant devant le
tribunal, les mots mêmes que la relation autobiographique lui prête dans la
scène de la prison: or, quand les deux documents sont en contradiction, c'est
évidemment à la relation originale qu'il faut donner la préférence. L'autre,
c'est que les Actes abrégés font intervenir la mère et les frères de Perpétue,
qui étaient chrétiens, et son mari, dont nulle part elle ne parle dans le récit
fait par elle-même, et qu’elle eût certainement nommé si vraiment il avait joué
un rôle. Dans le récit autobiographique, elle cite son père seul en cet
endroit, ce qui est beaucoup plus vraisemblable. Je traduis le passage, un des
plus beaux de cet inappréciable document :
«Quand mon tour d'être interrogée fut venu, mon père
apparut tout à coup, portant mon fils; il me tira de ma place, et me dit avec
supplication : «Aie pitié de l’enfant». Et le procurateur Hilarianus, qui avait
reçu le droit de glaive à la place du défunt proconsul Minutius Timinianus: «Aie pitié, me dit-il, des cheveux blancs
de ton père, aie pitié de l’enfance de ton fils. Sacrifie pour le salut des
empereurs». Et je répondis : «Je ne sacrifie pas». Hilarianus demanda : «Tu es
chrétienne?» Je répondis : «Je suis chrétienne». Et comme mon père se tenait
toujours là pour me faire tomber, Hilarianus commanda de le chasser, et il fut
frappé d’un coup de verge. Je ressentis le coup comme si j’eusse été frappée
moi-même, tant je compatissais à la malheureuse vieillesse de mon père. Alors
le juge prononça la sentence par laquelle nous étions tous condamnés aux bêtes,
et nous descendîmes joyeux dans la prison. Comme mon enfant était accoutumé à
recevoir de moi le sein et à demeurer avec moi dans la prison, j’envoyai
aussitôt le diacre Pomponius pour le demander à mon père, mais mon père ne
voulut point le donner. Il plut à Dieu que l’enfant ne demandât plus le sein,
et que je ne fusse pas incommodée de mon lait, de sorte que je restai sans
inquiétude et sans souffrance »
Ramenée avec ses compagnons dans la prison après le
prononcé de la sentence, Perpétue fut favorisée d’une nouvelle vision.
Laissons-la en faire elle-même le récit :
«Après peu de jours, dit-elle, pendant que nous étions
tous en prière, tout à coup je parlai malgré moi, et nommai Dinocrate. Je fus
stupéfaite de n’avoir pas encore pensé à lui, et affligée en me rappelant son
malheur. Et je reconnus que j’étais maintenant digne d’intercéder pour lui. Je
commençai donc à faire pour lui beaucoup de prières, et à pousser des
gémissements vers le Seigneur. Pendant la nuit, j'eus une vision : je vis
Dinocrate sortant d’un lieu ténébreux, où se tenaient beaucoup d’autres
personnes; son visage était triste, pâle, défiguré par la plaie qu’il avait
lorsqu’il mourut. Dinocrate avait été mon frère selon la chair, mort à sept ans
d’un cancer à la face, et d’une manière qui avait fait horreur à tous. Entre
lui et moi je voyais un grand intervalle, que ni l’un ni l’autre nous ne
pouvions franchir. Dans le lieu où se trouvait Dinocrate il y avait une piscine
pleine d’eau, dont la margelle était trop haute pour la taille d’un enfant. Dinocrate
se dressait comme pour y boire, et je m’affligeais en voyant cette piscine
pleine d'eau, et cette margelle trop haute pour qu’il y pût atteindre. Je
m’éveillai, et je compris que mon frère souffrait... »
On transféra bientôt Les martyrs dans une nouvelle
prison, située probablement sous l’amphithéâtre militaire. La sentence du
procurateur les condamnait à combattre aux jeux qui devaient être célébrés pour
l’anniversaire du fils de Sévère, le césar Géta, et
le moment était venu de les rapprocher du lieu de leur supplice. Là, on les
traita cruellement, comme des gens destinés à bientôt mourir. On les mit aux
ceps. Pendant qu’elle gisait, immobile, dans cette gêne, priant toujours pour
Dinocrate, Perpétue le vit de nouveau. La lumière avait succédé aux ténèbres;
l’enfant était bien vêtu, bien soigné, joyeux; la plaie de son visage semblait
cicatrisée; la margelle de la piscine s’était abaissée, et Dinocrate y puisait
librement; il buvait également dans un vase posé sur le bord, et dont l’eau ne
diminuait pas. Désaltéré enfin, il se mit à jouer, à la manière des enfants.
Perpétue s'éveilla tout heureuse.
Si extraordinaire que paraisse cette vision, elle est en
complet accord avec les pratiques et l’enseignement de la primitive Église. On
y croyait à l'efficacité de la prière pour les morts. «Puisse Dieu rafraîchir
ton esprit» ces mots, ou leur équivalent, se lisent sur un grand nombre de
marbres funéraires des trois premiers siècles. L’Église mettait sur les lèvres
de ses prêtres de semblables demandes. L’antique liturgie gallicane contient,
au Commun d'un Martyr, cette oraison: «Seigneur, par l’intercession de vos
saints martyrs, accordez à nos bien-aimés, qui dorment dans le Christ, le
rafraîchissement (refrigerium) dans la région
des vivants» et, dans la messe des saints Corneille et Cyprien: «Que la prière
des bienheureux martyrs Corneille et Cyprien nous appuie près de vous,
Seigneur, afin que vous accordiez le rafraîchissement éternel (refrigeria æterna)
à nos bien-aimés qui dorment dans le Christ». Mone a découvert une messe qui
certainement remonte à l’époque des persécutions, car on y lit ces mots:
«Seigneur, accordez-nous de vous adorer aux jours de la tranquillité et de ne
pas vous renier aux jours de l'épreuve». Cette messe contient la collecte
suivante: «Que les unes des fidèles qui jouissent de la paix nous secouent: que
celles qui ont encore besoin d'être consolées aient absoutes grâce aux prières
de l’Église». L’âme du jeune frère de Perpétue avait encore besoin d’être
consolée; elle expiait, dit saint Augusin, des péchés
commis après le baptême, peut-être quelque acte d’idolâtrie auquel le père,
encore païen, avait entraîné son enfant. Grâce aux prières de sa sœur, il
obtient le refrigerium, c’est-à-dire le paradis,
la participation au céleste banquet, que demandent tant d’invocations gravées
sur les marbres des catacombes, et que sollicitent les solennelles prières
liturgiques. Video Dinocratem... refrigeranem, dit le récit de Perpétue.
Cependant le moment du dernier combat approchait, et peu
de jours séparaient les martyrs de la fête de César. Les chrétiens les
visitaient en foule, grâce à la généreuse complicité d’un soldat de l’officium proconsulaire, préposé à la garde de la
prison. Le pauvre père de Perpétue venait aussi, espérant encore la séduire; il
s’arrachait les cheveux, se jetait à terre, «prononçait des paroles à émouvoir
toute créature» et se retirait en proie au désespoir. «Que de compassion
m’inspirait sa triste vieillesse!» s’écrie Perpétue. Cependant, soutenue par sa
foi, elle triomphait des larmes de son père, comme elle avait triomphé déjà des
sourires de son enfant. Un écrivain moderne s’en est indigné. «Historien des
faits humains, dit-il, je dois, dans la sainte, voir aussi la femme qui brave publiquement les lois de
son pays, et montrer la mère abandonnant l’enfant qu’elle nourrissait de son
lait, la fille exposant son vieux père à tous les affronts... Il faut bien le
dire, cette jeune femme, qui allait à la mort en marchant sur le cœur de tous
les siens, est un héros d’une nature particulière. Elle mourait pour elle-même,
afin de vivre éternellement; les vrais héros meurent pour les autres...» Ou ces
paroles ne veulent rien dire, ou elles signifient que, placé entre le devoir de
confesser sa foi et la crainte de contrister ceux qu’il aime, «le vrai héros»
doit repousser le devoir, pour écouter la voix des affections humaines. C’est
la mort de tout héroïsme, de tout dévouement à une idée ou à une cause, la
justification de tous les reniements et de toutes les lâchetés.
L’âme de Perpétue et de ses compagnons était montée â un
ton plus haut. Leurs pensées volaient vers ce dernier combat, où ils allaient
avoir besoin de tout leur courage. La nuit, des songes héroïques visitaient
leur sommeil, Perpétue se voyait changée en homme, ointe d'huile comme un
athlète, et luttant dans l'amphithéâtre, sous les regards du laniste, contre un
Egyptien d’un aspect horrible: elle remportait la victoire, recevait du laniste
un rameau d’or, et sortait par la porte des vivants. Saturus, lui, se voyait,
après le triomphe, reçu avec ses compagnons dans un jardin lumineux, plein de
fleurs et de grands rosiers qu’une douce brise effeuillait sans cesse : des
anges les amenaient près du Sauveur, qui leur donnait le baiser de paix. Puis,
sa pensée se reportant vers les dissensions qui affligeaient alors l’Église de
Carthage, il vit l’évêque Optât et le prêtre Aspasius se jeter aux pieds des martyrs et leur demander d’apaiser la querelle élevée
entre eux. Les anges intervenaient alors assez rudement, et renvoyaient
l’évêque corriger son peuple, dont la turbulence était souvent scandaleuse, et
qui sortait de l’église aussi agité que les païens sortaient du cirque. Pendant
que la porte du paradis semblait se refermer sur l’évêque et le prêtre qui
n’avaient pas fait la paix, les martyrs y goûtaient une joie divine, «et se
nourrissaient d'une odeur inénarrable». Saturasse réveilla de ce rêve, tout
joyeux.
J'ai déjà fait ressortir la conformité des visions ou des
songes racontés dans la Passion de Perpétue avec les symboles adoptés par l’art
chrétien des premiers siècles. Saturus voit le paradis comme un jardin planté
de grands rosiers; dans les fresques des catacombes, et même sur leurs pierres
sépulcrales, des feuillages, des arbres, et surtout des roses, sont souvent
représentés: une peinture de la catacombe de sainte Soter montre cinq chrétiens reçus dans le paradis, c’est-à-dire dans un lieu plein de
rameaux verts, de fontaines jaillissantes, de beaux oiseaux, de fruits et de
fleurs: le pinceau de l’artiste y a semé partout des roses. La vision plus
singulière de Perpétue changée en athlète et luttant dans l’amphithéâtre a
laissé elle-même une trace dans l’art chrétien. M. de Rossi reproduit un seau
de plomb trouvé en 1867, près de Tunis, c’est-à-dire dans le pays même de
sainte Perpétue. Sur les flancs de ce vase sont moulées en relief des figures
qui semblent faire allusion à ces récits : une femme en prière, une Victoire,
un gladiateur tenant à la main une couronne, le bon Pasteur, des palmiers
chargés de fruits. «Le gladiateur victorieux placé à la droite du bon Pasteur
dans le paradis, c’est, dit M. de Rossi, la personnification de l'âme
chrétienne, qui, après le combat et la victoire, a obtenu l'immortelle
couronne. Mais on peut être surpris de voir un saint représenté dans le ciel, à
la droite du Christ, d’une manière si étrangère aux formes hiératiques et si
peu convenable. Est-ce une licence, une audace de l’artiste, qui pour décorer
le seau en marqua la superficie d’empreintes demandées à des types sacrés et
profanes; ou fut-il guidé dans cette composition par
quelque raison particulière, peut-être même par l’imitation d’exemples faisant
autorité? La patrie du monument me suggère la raison spéciale de ce
rapprochement du gladiateur et du bon Pasteur. Perpétue, martyre très célèbre,
ornement de l’Église d’Afrique, écrivit de ses mains les visions qu’elle eut
dans sa prison, annonçant par des images allégoriques son prochain martyre et
la récompense qui l’attendait. Il lui sembla être changée en athlète, et
combattre dans l’amphithéâtre avec un Éthiopien difforme, qui fut par elle
terrassé et foulé aux pieds; l’agonothète lui donna la récompense promise. Dans
une autre extase Perpétue fut accueillie par le divin Pasteur dans le jardin
céleste. La fusion de ces visions allégoriques a fait imaginer le groupe du
gladiateur avec le bon Pasteur près de l’arbre de vie. Il est vrai que la
martyre se vit changée en athlète, et non en gladiateur; mais cela n’altère
point essentiellement l’image métaphorique; et peut-être la décence fit-elle
adopter celle du gladiateur, pour n’avoir pas à représenter la nudité de
l’athlète. Perpétue elle-même, bien que décrivant un combat pancrastique,
non un combat de gladiateurs, dit que le prix lui fut remis par le laniste,
c’est-à-dire par le maître des gladiateurs».
Avec le récit de la vision de Saturus se termine la
partie de la Passion qui a la forme de mémoires personnels : le reste est
l’œuvre d’un simple témoin.
Pendant que Perpétue et Saturus étaient visités par de
grandioses ou gracieuses images, Secundulus mourait en prison, et leur humble
compagne Félicité traversait une pénible épreuve. Elle était grosse de huit
mois. A mesure que le jour du supplice approchait, la jeune esclave se désolait
à la pensée que ses amis souffriraient sans elle: car la loi défendait l’exécution
d’une femme enceinte. Les autres s’affligeaient de la laisser en arrière. Trois
jours avant la date fixée pour le combat, tous se mirent en prière. Aussitôt
après, les douleurs la prirent. Comme elle poussait des gémissements, un des
geôliers lui dit: «Si tu ne peux en ce moment supporter la souffrance, que sera
ce en face des bêtes, contemptrice des dieux?—Aujourd’hui, répondit la martyre,
je souffre mes douleurs; mais alors il y en aura un autre en moi qui souffrira
pour moi, parce que moi aussi je souffrirai pour lui». Félicité mit au monde
une fille : une sœur, c’est-à-dire une chrétienne, l’adopta.
Un des caractères de ces martyrs, c’est une bonne humeur
intrépide. Malgré ses tristesses, Perpétue a le sourire sur les lèvres. Il
semble que, en vraie Africaine, elle ne recule même pas devant les jeux de
mots. Qui donc a vu dans ce groupe de martyrs «des chrétiens au cou raide,
intraitables et intransigeants... professant une religion sombre, fanatique,
antisociale?». Vivante, dit Perpétue, j’ai toujours été gaie; je serai plus
gaie encore dans l’autre vie. Voici la note vraie. Certes, ces martyrs qui
savent rire, savent aussi lancer la raillerie à leurs adversaires; ils
n’hésitent pas à se faire respecter, et usent volontiers d’un mot piquant pour
obtenir justice ou égards. Ce n’est pas moi qui les blâmerai: je déteste le
sombre sectaire, je n'aime pas la victime qui se venge par l’insulte, mais
j’admire l’innocent qui regarde fièrement ses bourreaux ou ses juges, et finit
par leur faire baisser les yeux. Un jour que les geôliers se montraient durs
envers les martyrs, les privant de voir leurs amis et d’en recevoir la
nourriture, Perpétue « répondit en face » au tribun qui les gardait : «Comment
refuses-tu des adoucissements à de si nobles condamnés, qui appartiennent à
César, et doivent combattre le jour de sa fête? N’est-ce pas ta gloire de les
produire gras au public?» Le tribun frémit et rougit : les martyrs furent
désormais mieux traités .
Une étrange coutume accordait aux gladiateurs et aux bestiaires,
la veille du combat, la consolation d’une « suprême orgie » qu’on
appelait le repas libre, et que le peuple était appelait à contempler.
Par humanité ou par ironie, Rome traitait quelquefois de même condamnés
chrétiens :
Elle offrait un festin à leur élite sainte,
Comme si, sur les bords du calice d'absinthe
Versant un peu de miel.
Sa pitié des martyrs ignorait l'énergie,
Et voulait consoler par une folle orgie
Ceux qu’appelait le ciel.
Mais les martyrs, par leur piété, par leur modestie, par
leur charité mutuelle, changeaient le repas libre en agape. Ils savaient en
même temps réprimer la curiosité indiscrète des spectateurs qui entouraient
leur table : «Est-ce que la journée de demain ne vous suffit pas, leur
demandait Saturus, pour contempler ceux que vous haïssez? Amis aujourd’hui,
demain ennemis. Remarquez bien nos visages afin de nous reconnaître au jour du
jugement». Les païens, à ces mots, se retirèrent honteux : beaucoup furent
gagnés à la foi.
Cette verve intrépide n’abandonna pas les martyrs à
l’amphithéâtre. Ils s’y rendirent, gais, beaux de visage, émus non de peur,
mais de joie. Les deux femmes suivaient leurs compagnons: Perpétue, calme,
s’avançait avec la gravité d’une matrone, voilant de ses paupières modestement
baissées l’éclat de son regard; Félicité, plus faible, avait la pâleur d’une
nouvelle accouchée. A la porte, on voulut faire revêtir aux hommes le costume
des prêtres de Saturne, aux femmes celui des prêtresses de Cérès. Tous
refusèrent: «Nous sommes venus ici, disaient-ils, de notre plein gré, pour ne
pas renoncer à notre liberté. C’est pour cela que nous avons livré nos vies, et
tel est le pacte conclu avec vous». Il y avait, en effet, de la part du juge
qui condamnait un chrétien pour le punir du refus de sacrifier, un engagement
moral de ne point le contraindre à souiller ses derniers moments par un acte
même involontaire d’idolâtrie. Mourant pour la liberté de leur conscience, les
martyrs avaient le droit de la conserver entière jusqu’au dernier souffle. Leur
fière revendication fut comprise; «l’injustice en reconnut la justice» et le
tribun leur épargna un déguisement qui blessait leur foi. Ils entrèrent donc:
Perpétue chantait, Revocatus, Saturninus et Saturus
menaçaient les spectateurs de la vengeance divine. Arrivés devant la loge
d'Hilarianus: «Tu nous juges, lui dirent-ils, mais Dieu te jugera». Le peuple
exaspéré demanda qu’on les fit passer entre les bestiaires armés de fouets :
les martyrs acceptèrent avec joie la flagellation, se souvenant de celle de
Jésus-Christ.
On lâcha les bêtes: Revocatus et Saturninus, d’abord attaqués par un léopard, furent enfin, sur l'estrade,
déchirés par un ours. Saturus fut vainement exposé aux assauts de plusieurs
animaux: un sanglier blessa mortellement son gardien, au lieu de se jeter sur
le condamné; un ours refusa de sortir de sa fosse. Laissé libre pendant un
instant, Saturus causait avec un soldat, Pudens, qui
avait, dans la prison, montré de l’humanité aux martyrs, et que ses
exhortations avaient déjà rendu à demi chrétien. «Me voici, lui dit-il, et,
comme je te l’avais prédit, les bêtes ne m'ont point d'abord touché. Mais
hâte-toi de croire de tout ton cœur, car voici que d’un seul coup de dent un
léopard va me tuer». Â ce moment un léopard se jette sur lui et laisse, après
une morsure, le martyr baigné dans son sang. «Il est bien lavé! il est bien
lavé!» s'écrie le peuple, par allusion au baptême. Poursuivant son œuvre de
salut, le blessé s’adresse encore à Pudens: «Adieu,
lui dit-il, souviens-toi de moi; que ce spectacle ne t’ébranle pas, mais te
confirme». Il lui demande alors son anneau, et le lui rend trempé dans son
sang. Puis il s’évanouit, et est transporté dans le spoliaire pour y recevoir
le coup de grâce.
Perpétue et Félicité y étaient déjà. On les avait
exposées à une vache furieuse, animal qui ne paraissait point ordinairement
dans les jeux. Selon l’usage, elles avaient été d’abord dépouillées de leurs vêtements
et enveloppées dans un filet. En cet état, la délicatesse aristocratique de
Perpétue, la langueur de Félicité, à peine accouchée et dont les seins ne
pouvaient retenir leur lait, fit pitié à cette foule étrange, mobile, qui, tout
à l’heure, exigeait que les martyrs fussent livrés aux fouets des bestiaires.
On rendit leurs vêtements aux deux chrétiennes. Perpétue fut assaillie la
première: la vache furieuse la souleva de terre, et la laissa retomber sur le
dos. Dans la chute, sa tunique s’était rompue, ses cheveux s’étaient dénoués :
comme la Polyxène antique, soucieuse de mourir avec décence, elle rassemble les
plis de ses vêtements déchirés; puis ne voulant pas, dans sa fierté de martyre,
avoir les cheveux épars comme une femme en deuil, elle rattache sur son front
l’agrafe qui les retenait; ainsi parée, elle se relève, et apercevant Félicité
qui gisait, comme brisée, elle lui tend la main, la soulève de terre. Voyant
ces deux femmes debout, le peuple est une seconde fois touché : il ne veut pas
être témoin de leur mort, et ordonne qu’on les fasse sortir par la porte des
vivants. Là, Perpétue trouva un catéchumène, Rusticus, qui s’était attaché à
ses pas et l’avait suivie dans l’arène: «Quand donc nous expose-t-on à cette
vache?» lui demanda-t-elle; car dans son extase elle avait perdu le souvenir de
ce qui s’était passé. Rappelée par la vue de ses blessures et l’état de ses
vêtements au sentiment de la réalité, l’héroïque jeune femme eut la force
d’exhorter encore son frère, qu’elle avait fait appeler, et Rusticus, leur
disant : « Restez fermes dans la foi, aimez-vous les uns les autres, ne
vous scandalisez pas de nos souffrances»
Cependant, la pitié du peuple antique durait peu. A peine
les condamnés avaient-ils été écartés que, pris soudain d’une nouvelle soif de
sang, il voulut qu'on les ramenât, et que le coup de grâce leur fût donné sous
ses yeux. Tous alors se levèrent, se rendirent d’un pas ferme dans
l'amphithéâtre et, avant de livrer leur gorge au couteau, se donnèrent solennellement
le baiser de paix. Puis, immobiles, silencieux, ils attendirent le fer. Saturus
mourut le premier. Devant Perpétue se présenta un gladiateur novice, qui
tremblait d'inexpérience ou d’émotion; un premier coup, mal dirigé, la blessa
entre les côtes, elle poussa un cri, puis, saisissant la main de son bourreau,
elle appuya elle-même la pointe du poignard sur sa gorge. Cette vaillante
femme, dit le narrateur original, ne
pouvait mourir que de sa propre volonté.
Les martyrs furent enterrés dans un des cimetières chrétiens
de Carthage, une de ces areæ à ciel ouvert
dont parlent Tertullien et les documents antiques : si l'on voulait faire
une conjecture, que rien d’ailleurs n’appuie ni ne contredit, on pourrait se
demander ce n’est pas à propos de leur inhumation qu'eut lie l'émeute contre
les cimetières que nous avons raconté d’après l’apologiste. Á une époque que
nous ignorons une basilique fut construite au-dessus de leurs tombeaux :
peut-être les ruines en ont-elles été retrouvées de nos jours
Le sang de ces admirables témoins du Christ ne fit pas
cesser la persécution dans la province d’Afrique. Une vierge portant le nom
punique de Guddene fut immolée l’année suivante, sous le proconsulat d’Apuleius Rufinus. Le martyrologe d’Adon, au 18 juillet, fait,
en ces termes, mention de son martyre :
« À Carthage, anniversaire de sainte Guddene, vierge,
qui, sous le consulat de Plautianus et Geta, par
ordre du proconsul Rufinus, fut quatre fois, en divers temps, étendue sur le
chevalet, et, après avoir été déchirée avec des ongles de fer, et longtemps
tourmentée par l’horreur du cachot, fut enfin mise à mort par le glaive».
L’indication précise du consulat de Plautien et Gela, correspondant à l'an 203, « donne lieu de croire qu’il y a eu des
Actes originaux de cette sainte; et cela nous fait ajouter foi à ce qu’Adon
raconte des supplices qui lui furent infligés ». Un indice non moins probable
de la fidélité d’Adon à reproduire ici une source ancienne, est le soin avec
lequel il note le nom du magistrat persécuteur.
Les chrétiens d’Afrique furent poursuivis pendant tout le
règne de Sévère; quelques moments de répit leur furent cependant accordés,
courts, il est vrai, et bientôt suivis d'une reprise d’hostilités. Même après
l’édit de 202, dont l’effet, d’abord si violent, avait pu en beaucoup de lieux
s’amortir ensuite, une grande liberté d’action était partout laissée aux
gouverneurs dans leurs rapports avec les chrétiens. Ils avaient contre ceux-ci
un texte nouveau qui complétait en l’aggravant la législation du deuxième
siècle, mais ils restaient les maîtres de l’appliquer plus ou moins sévèrement,
selon les lieux, les personnes, l’opportunité des circonstances, et surtout le
tempérament du juge. C’est ainsi, que, succédant au sanglant intérim
d'Hilarianus, au proconsulat non moins cruel d’Apuleius Rufinus, celui de C. Julius Asper (205-206) parait
avoir laissé quelque répit aux chrétiens. Tertullien cite de ce magistrat un
trait qui permet de juger des dispositions qu’il dut apporter en général dans
les procès de religion. Non seulement il ne fut pas sanguinaire, mais encore il
éprouva un sentiment bien rare chez les hommes d’État ou les fonctionnaires
romains, le respect de la conscience individuelle. Le plus souvent, même chez
les magistrats les plus humains (et il y en avait un grand nombre),
l’amour-propre entrait tout de suite enjeu : piqué de la résistance du
chrétien, le juge s’acharnait à en triompher, par la persuasion d’abord, puis
par la violence: il se réjouissait d'avoir obtenu une apostasie comme s’il
avait remporté une victoire. « Ils ne songent qu’à vaincre, écrivait plus tard Lactance,
c’est pour eux un vrai combat: j’ai vu, en Bithynie, un gouverneur transporté
d’une joie aussi grande que s’il eût dompté quelque nation barbare : il
s’agissait d’un chrétien qui après avoir opposé pendant deux ans une généreuse
résistance, paraissait avoir enfin cédé. Asper eut le
mérite de résister à cet égoïste et vaniteux sentiment. «Un jour, raconte
Tertullien, un homme lui fut amené, qui avait subi une légère torture, et
paraissait déjà vaincu. Le proconsul ne l’obligea pas à sacrifier. On l’avait
entendu dire auparavant aux avocats et à ses assesseurs : «Je souffre d’être
tombé sur une semblable cause»
Tertullien écrivit probablement plusieurs années après le
proconsulat d’Asper son traité montaniste du Jeûne.
C’était la coutume des chrétiens de visiter dans les prisons les confesseurs
détenus pour Jésus-Christ, et d’exercer auprès d’eux la charité en leur
présentant des aliments préparés avec soin, en adoucissant par tous les moyens
en leur pouvoir l’horreur de la captivité. Lucien, dans le Peregrinus,
témoigne de ces pratiques, qui étaient d’un usage universel. Nous avons vu
Perpétue et ses compagnons visités par les diacres de l’Église de Carthage et
par les fidèles; nous nous souvenons du mot de l’héroïque matrone à un tribun :
«Laissez-les; n'avez-vous pas intérêt à ce que nous paraissions gras et en bon
état aux jeux donnés en l’honneur de César?». Devenu montaniste, adversaire passionné
de l’Église orthodoxe, Tertullien s’élève avec force contre ces miséricordieux
usages. Il condamne les soulagements raisonnables apportés par la charité
catholique aux confesseurs qui souffraient en prison du dénuement et de la
faim. Il veut que le chrétien se prépare au dernier combat par les jeûnes les
plus rigoureux, non seulement en observant ceux que la discipline chrétienne
imposait, et que suivaient les prisonniers eux-mêmes, mais encore en y joignant
les abstinences supplémentaires inventées par Montan et les prétendus disciples
du Paraclet. D’après lui, le martyr doit «n’avoir plus assez de chair pour
fournir matière aux tourments, et, renfermé dans l’aride cuirassé de sa peau,
n’offrir aux ongles de fer qu’une corne insensible parce qu'il s’est déchargé
auparavant de son sang, comme d’une entrave à la liberté de l’âme...»
Croirait-on qu’un historien moderne a voulu mettre à la charge de l’Église ces
exagérations sectaires, tirées précisément d’un des livres les plus violents
que Tertullien ait dirigés contre elle? «L’Église, écrit M. Aubé, astreignait les martyrs à un régime de jeûnes prolongés, favorable à la
surexcitation nerveuse et à l’exaltation extatique»; et il cite à l’appui de
cette assertion les paroles mêmes de
Tertullien que nous venons de traduire. On ne saurait se tromper plus
complètement; personne ne produira un seul texte d'où il résulte que l'Église astreignait les confesseurs à un régime spécial de jeûnes : le contraire est démontré par
un grand nombre d'Actes des martyrs, et en particulier par ceux de sainte
Perpétue.
Dans son même traité du Jeune Tertullien accuse les
catholiques d’une pratique qui eût été certainement répréhensible, si elle
avait été générale. Après avoir transformé, avec son imagination grossissante,
en orgies les repas modestes que la charité offrait aux détenus chrétiens, il
prétend que, pour rendre insensibles aux souffrances ceux dont on redoutait la
faiblesse, on leur faisait boire, avant la torture ou le supplice, des liqueurs
narcotiques et stupéfiantes. «L’un des vôtres, naguère, écrit-il, à l'heure qui
précéda sa comparution, fut tellement frappé d'hébétement par le vin préparé
que vous lui faîtes prendre, que sur le chevalet, à peine touché par les ongles
de fer, qui, dans son ivresse, lui semblaient seulement le chatouiller, il fut
incapable de répondre aux interrogations du magistrat, et, la torture
continuant, ne put faire entendre que des sanglots et des hoquets , et mourut
dans sa négation ». Si le fait est exact, on doit convenir qu'il est tout à
fait exceptionnel : les documents n'ont point conservé la trace d'incidents
analogues à celui que raconte Tertullien. Les Actes de saint Fructueux, évêque
de Tarragone, martyrisé en 259, disent seuls que «la charité fraternelle» des
chrétiens offrit au saint et à ses compagnons marchant au supplice un vin
aromatisé, mais ajoutent que les martyrs refusèrent de l'accepter Jésus-Christ
mourant sur la croix avait donné l’exemple de ce refus : il détourna ses lèvres
du vin mêlé de myrrhe et de pavot que les Juifs avaient coutume de présenter
aux condamnés pour les jeter dans l'engourdissement et adoucir leurs
souffrances. L’exemple du Sauveur faisait certainement loi pour les chrétiens:
les interrogatoires de martyrs que nous avons reproduits d'après des pièces
authentiques montrent tous des accusés en pleine possession d'eux-mêmes, et
répondant au magistrat en des termes qui, certes, n’indiquent ni l’hébétement,
ni la stupéfaction, ni une ivresse artificiellement produite! La raison de leur
impassibilité dans les souffrances est tout autre, et Tertullien, dans un
ouvrage écrit à une époque où les passions de secte n’obscurcissaient pas encore
son esprit, l’explique d’une manière bien différente: «Les membres, dit-il, ne
sentent pas la torture quand l’âme est dans le ciel ».
Comme le traité du Jeûne semble avoir été composé
entre 207 et 211, les faits auxquels il fait allusion, l’état de persécution
qu’il suppose, se rapportent aux années qui suivirent le proconsulat d’Asper, exceptionnellement favorable aux chrétiens. A lui
seul, ce traité suffirait à réfuter l’assertion de Dodwell,
qui affirme sans preuves, ou plutôt contrairement à toutes les preuves, que la
persécution de Sévère ne dura pas au-delà de l’année 204.
III
La persécution en Asie.
L'édit de 202 fit en Asie de nombreuses victimes. Il eût
été surprenant que ces pays déjà plus qu’à demi chrétiens, la Phrygie, la
Cappadoce, ne donnassent pas de martyrs. Malheureusement, les documents sur
cette époque troublée sont rares, défectueux: on ne possède, pour l’Asie et les
provinces environnantes, rien de comparable aux ouvrages de Tertullien ou à la
Passion de Perpétue; quelques allusions jetées en passant dans certains écrits
contemporains permettent seules de deviner l’intensité de la crise que
traversèrent alors les Églises orientales.
Cette crise fut d’autant plus grave que la persécution
coïncidait avec la violente secousse imprimée à toutes les chrétientés d’Asie
par le mouvement montaniste. La nouvelle secte avait bien des ramifications: on
la retrouve à Lyon, elle cherchait à prendre de l’influence à Rome et fut assez
puissante en Afrique pour séduire le grand esprit de Tertullien. Mais en Asie,
en Phrygie surtout, elle se sentait chez elle, et, de ce foyer toujours
incandescent, lançait de toutes parts ses laves brûlantes. De là étaient partis
Montan et les deux prophétesses qui l'assistaient; ils vivaient encore sous le
règne de Sévère, et ne cessaient d’agiter les esprits. De toutes les sectes qui
avaient essayé, depuis deux siècles, de déchirer la robe sans couture du
Christ, aucune, dans la situation présente de l’Église, ne pouvait être plus
insidieuse et plus redoutable. L’Église essayait de prendre pied dans la
société romaine. L’immense population des fidèles était gouvernée par de sages
pasteurs connaissant leur temps, sachant user de ménagements envers la société
civile, et réprimer les excès du zèle individuel dès qu’ils devenaient
compromettants. Les chrétiens comprenaient tous, désormais, que le monde
n’était pas condamné à une fin prochaine, et qu’il s’agissait pour les
disciples de Jésus, non de vouer au feu une terre souillée de crimes, mais de
la purifier par leurs vertus, de l’éclairer par leurs doctrines, de lui faire
accepter le joug doux et raisonnable de l’Évangile. Au milieu de ce travail
poursuivi sur tous les points du monde civilisé par l’admirable hiérarchie qui
gouvernait l’Église, au moment même où les Justin, les Méliton, les Athénagore offraient une main conciliante à l’Empire
romain, avait retenti sous Marc Aurèle, dans cette terre de Phrygie, mère de
toutes les superstitions, la voix fanatique de l’illuminé Montan. Ce qu’il
prêchait, c’était le renversement de l’œuvre patiemment élaborée depuis deux
siècles; c’était la substitution de l’individualisme à la hiérarchie, de
l’illuminisme au bon sens, le gouvernement retiré aux chefs légitimes pour être
remis aux femmes, aux exaltés, aux nerveux; c'étaient en même temps des
austérités farouches et maladives substituées aux sages condescendances de la discipline
ecclésiastique, l’espoir du pardon enlevé au pécheur, la famille brisée, le
mariage honni, le martyre non plus accepté comme un devoir nécessaire, mais
recherché avec une précipitation fébrile et une orgueilleuse audace. Toute
relation avec la société profane devait être rompue; l’Empire romain était une
œuvre de ténèbres, les païens étaient voués à la malédiction, et les saints des
derniers jours conviés à se retirer sur quelques points privilégiés de la terre
d’Asie, où se bâtissait dans l’ombre la Jérusalem nouvelle, sous le regard des
prophètes, des extatiques et des convulsionnaires. Ajoutons qu’au milieu de ces
rêves l'esprit pratique ne perdait pas tous ses droits: les chefs de la secte
n’étaient pas seulement «des lyres que l’archet de l’Esprit faisait chanter»
ils étaient encore d'excellents calculateurs. Les prédicateurs se faisaient
payer, et les prophétesses, comme les médiums de nos jours, acceptaient, après
chaque séance, les dons des spectateurs qu’elles avaient mis en communication
avec le monde invisible. Le montanisme avait, lui aussi, sa « boite à Perrette
» : on assure même que ses martyrs n'étaient pas tous de bon aloi, et que,
à force de haïr le mariage, quelques-uns de ses ascètes en étaient venus à
considérer la débauche comme indifférente.
Quand même ces dernières accusations, émanées d'écrivains
orthodoxes, seraient suspectes de quelque exagération, on comprend que les évêques
se soient opposés de tout leur pouvoir au développement d'une erreur séduisante
comme tout ce qui s’adresse à l’imagination, contagieuse comme tout ce qui
donne de l'ébranlement aux nerfs, et d'après laquelle ce n'était plus la
sagesse humaine, conduite avec mesure par la grâce divine, mais les
continuelles secousses de l’extase qui allaient gouverner le monde religieux.
Aussi les montanistes furent-ils, à Rome comme en Orient, frappés d’anathème et
séparés de la communion orthodoxe. A l’exception du malheureux Tertullien, tout
ce qui comptait dans la science chrétienne se tourna contre eux: les docteurs
les plus célèbres, Miltiade, Apollonius d'Hiérapolis, Sérapion d’Antioche,
Clément d’Alexandrie, le prêtre romain Caius, réfutèrent leurs rêveries et
appelèrent l’attention sur leurs étranges mœurs. Plusieurs évêques les
croyaient possédés du démon. Parmi ces derniers était Julien, évêque d'Apamée,
ville située au foyer même du mal. Accompagné de son collègue Zotique de Comane, il voulut exorciser Maximilla, l’une des
prophétesses de Montan, sombre sibylle qui avait abandonné son mari et
parcourait la Phrygie, la bouche pleine d’effrayantes prédictions. Mais l’un
des principaux sectaires, Thémisson, qui prétendait au titre de confesseur,
réussit à la soustraire à l'examen des deux évêques. Julien, comme on peut le
croire, n’en fut que plus ardent à prémunir ses ouailles contre les séductions
des nouveaux hérétiques. Il ordonna aux fidèles d’éviter tout rapport avec les
disciples de Montan, même en prison. C’était là, en effet, qu’ils étaient le
plus dangereux: tel qui, en temps ordinaire, n’aurait fait que rire ou
s’indigner de leurs bizarres discours, pouvait être plus disposé à les écouter
dans les longs loisirs des cachots, alors que la faim, la soif, les ténèbres,
les tortures, l’attente anxieuse du lendemain, abattent ou exaltent, selon les
tempéraments, les hommes les plus raisonnables et les plus courageux. Aussi la
discipline était-elle inflexible sur ce point. Autant l’Église voyait avec joie
la condescendance montrée par les confesseurs aux renégats avec lesquels il
leur arrivait quelquefois d’être enfermés, autant elle surveillait d’un œil
sévère leurs rapports avec les illuminés montanistes que la persécution
rapprochait d’eux. Ce n’était point orgueil ou sécheresse de cœur, mais
prudence. Les fidèles le comprenaient, et se conformaient scrupuleusement aux
instructions données par leurs pasteurs. Un écrivain du troisième siècle marque
avec soin que deux chrétiens d’Euménie, Caius et Alexandre,
se trouvant enfermés pour le Christ dans la prison d’Apamée de Phrygie, en même
temps que des montanistes, refusèrent d’avoir avec eux aucune communication.
Plusieurs martyrologes mettent au 2 mars la fête de ces deux martyrs, que nous
croyons, avec Tillemont, avoir péri sous Sévère.
L’évêque qui assistait Julien dans la tentative
infructueuse pour exorciser Maximilla était venu exprès de Cappadoce. Le
christianisme, «qui s’était allumé dans toute l’Asie Mineure comme un soudain
incendie» comptait beaucoup de fidèles dans cette province. Aussi la passion
anti-chrétienne y était-elle très vive. Patrie d’Apollonius de Tyane, dont le nom oublié venait de recevoir une célébrité
nouvelle du livre de Philostrate; bornée au nord par la Paphlagonie, la Bithynie,
le Pont, qui avaient été le séjour de l’imposteur Alexandre d’Abonotique, et restaient pleins de son culte; administrée
sous Marc Aurèle par un des plus complets admirateurs du charlatan, le légat
Severianus, la Cappadoce, vingt ans plus tard, sous Sévère, était encore
remplie de fanatiques: le cri tant de fois poussé par Alexandre: «A la porte
les chrétiens!» n’avait pas cessé d’y retentir, comme l'expression des brutales
colères de la foule. La persécution y fut acharnée. Claudius Herminianus gouvernait alors la province en qualité de
légat impérial. Il se montra d’autant plus cruel que sa femme venait de se
convertir à la foi chrétienne, et qu’en obéissant aux ordres de l’empereur il
croyait venger une injure domestique. Mais la main de Dieu s’appesantit bientôt
sur le persécuteur. Il devint la proie d’une maladie horrible : son corps
n’était plus qu’une plaie où fourmillaient les vers, bans ses souffrances, il
s’écriait: «N’en dites rien à personne, de peur que les chrétiens ne se
réjouissent ou que les chrétiennes n’espèrent! ». Il avoua, en mourant, que la
justice divine le punissait d’avoir contraint par les tourments plusieurs d’entre
eux à renier leur foi. Quand il expira, ses yeux s’étaient dessillés, et il
était presque converti, dit Tertullien. Cependant la mort d’Herminianus ne mit pas fin aux souffrances des Églises de Cappadoce, car l’évêque
Alexandre, près de qui s’était, en 202, retiré Clément d’Alexandrie, était
encore prisonnier en 211: écrivant cette année môme aux fidèles d'Antioche pour
les féliciter d'avoir élu évêque Asclépiade, comme lui confesseur de la foi, il
prend dans le titre de sa lettre les qualités de serviteur et de prisonnier de
Jésus-Christ, et déclare que la nouvelle de cette élection lui a rendu douces
et légères les chaînes dont il est encore chargé.
CHAPITRE QUATRIÈME.
LES DERNIERS TEMPS DE LA PERSÉCUTION. — CARACALLA.
|
LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |