web counter

THE FRENCH DOOR

BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE

Amazon.com:

LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)

 

CHAPITRE III

LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.

I

La persécution à Rome.

 

Il est impossible de reconstituer l'histoire de la persécution à Rome et en Italie pendant le règne de Sévère. Les documents martyrologiques romains sont moins riches que ceux de la plupart des provinces; en particulier, les Actes authentiques font, pour le commencement du troisième siècle, entièrement défaut dans la capitale de l’Empire. Le seul souvenir précis qui soit resté d’un confesseur romain de ce temps se rencontre, incidemment, dans un livre cité par Eusèbe, et attribué au célèbre prêtre Caius. Il s’agit d'un chrétien nommé Natalis, qui, entraîné par l’hérésie des Théodotiens, en devint le chef. Plus tard, averti miraculeusement, il s’alla jeter aux pieds du pape Zéphyrin, et obtint l'absolution de sa faute. «Ce Natalis, écrit l’auteur contemporain, avait publiquement confessé la foi, non autrefois, mais de nos jours»; aussi, quand, revenu de son erreur, il se fut prosterné devant le pontife, le clergé et le peuple, il dut d’être de nouveau admis dans l’Église moins encore à ses supplications qu’aux marques des coups reçus des persécuteurs. «La flagellation dit M. de Rossi, précédait ordinairement la peine capitale, soit de la mort, soit des morts. Natalis avait survécu à la sentence, et avait fini par recouvrer la liberté; il parait avoir été du nombre des chrétiens condamnés aux mines sous Septime Sévère».

Bien qu’on n’en connaisse à peu près, pour Rome, que ce seul épisode, la persécution de Sévère dut se faire durement sentir aux chrétiens de la ville éternelle. Les travaux exécutés à cette époque dans le cimetière qu’administrait Calliste comme premier diacre du pape Zéphyrin font deviner l’intensité de la crise. Nous l’avons laissé décorant, en artiste et en théologien, les caveaux du domaine funéraire donné à l’Église romaine par les Cæcilii. L'œuvre des peintres s'interrompt soudain, et les fossores cessant de creuser des chambres et des galeries régulières, sont employés maintenant à ouvrir au cimetière des issues secrètes. Des routes nouvelles le mettent en communication avec une sablonnière voisine. Ces routes, séparées les unes des autres, forment un véritable labyrinthe. En étroit escalier, pratiqué dans la sablonnière, descend de celle-ci dans la catacombe, mais sans atteindre le niveau des galeries souterraines: ses dernières marches restent suspendues dans le vide, et l’on ne peut s'en servir que si les chrétiens, appuyant des échelles contre la paroi à pic, facilitent la montée ou la descente.

Ces travaux de défense furent vraisemblablement ordonnés par Calliste, car le style des épitaphes, les marques des briques trouvées dans les galeries du labyrinthe joignant mystérieusement la sablonnière au cimetière primitif, paraissent contemporains de son administration ou de son pontificat. «Les commencements de celui de Zéphyrin,—écrit M. de Rossi,—avaient été assez calmes, mais bientôt survint la persécution de Sévère. On ne trouve, pendant cette persécution, trace d'aucune loi ou d’aucun rescrit interdisant l’usage légal des cimetières; les deux vastes escaliers, très apparents, qui du sol extérieur descendaient dans l’hypogée des Cæcilii, devenu «le cimetière» dont Zéphyrin confia le gouvernement au premier diacre, indiquent une possession paisible et non menacée. Mais si l’usage sépulcral de ces hypogées n’était pas interdit, les réunions pieuses des fidèles furent partout, durant la persécution de Sévère, épiées, troublées et punies. C’est sous ce prince que Tertullien disait aux païens: «Vous connaissez les jours où nous nous assemblons; nous sommes assiégés, traqués, surpris dans nos réunions les plus secrètes»; et, dans son Apologétique: «Nous sommes tous les jours assiégés, tous les jours trahis, et vous venez ordinairement nous saisir au milieu de nos réunions et de nos assemblées». Ces paroles sont un commentaire éloquent de la découverte, dans le cimetière primitif de Calliste, d’entrées cachées et mystérieuses, à travers les antres tortueux de la sablonnière, presque contemporaines des escaliers grandioses et publics qui formaient l’accès régulier de la catacombe. Ainsi l’architecture même de la nécropole souterraine fait comprendre les conditions contradictoires, mais également vraies, où se trouvaient les chrétiens pour la possession et l’usage de leurs cimetières à partir du commencement du troisième siècle: légalité de la possession et, ordinairement, libre accès des sépultures; illégalité des assemblées religieuses et, dans les temps de persécution, efforts pour les troubler par ruse ou violence et punir ceux qui y prennent part. Mais alors, si les portes et les escaliers avaient été occupés par l’ennemi, les fidèles pouvaient lui échapper en se glissant dans la sablonnière, et de là peu à peu, à la faveur des ténèbres, se disperser dans la campagne. En ces tristes temps, les assemblées religieuses se tenaient ordinairement la nuit; autant à cause de cette circonstance qu’en raison des lieux souterrains où ils se réunissaient, les fidèles recevaient des païens l’appellation de «race ténébreuse, fuyant la lumière».

II

La persécution en Afrique.

 

Le témoignage de l’archéologie a pu seul donner une idée de ce que fut la persécution de Sévère à Rome. Au contraire, pour l’Afrique les témoignages écrits abondent.

Au moment où fut promulgué l’édit prohibant la propagande chrétienne, la province d'Afrique était administrée par le proconsul Minutius Timinianus. Il mourut pendant son année de gouvernement, et les documents contemporains nous montrent, présidant après lui à la persécution, le procurateur Flavianus Hilarianus, qui remplit par intérim, pendant la vacance, les fonctions de gouverneur.

Comme à Alexandrie, plus même qu’à Alexandrie, la populace, à Carthage et dans les principales villes d’Afrique, prit une part active à la guerre déclarée par le pouvoir aux chrétiens. Déjà, dans les années qui avaient précédé 202, elle s’était plusieurs fois soulevée contre eux, et avait poussé la fureur jusqu’à violer leurs sépultures. Ce lâche attentat, que l’on serait tenté de mettre au compte de la brutalité et de la sauvagerie qui persistaient, en Afrique, sous le vernis superficiel de la civilisation romaine, est malheureusement familier aux foules insurgées de tous les temps : elles se transforment en bêtes fauves avec une facilité qui déconcerte ceux qui seraient tentés de se faire une trop haute idée de la nature humaine abandonnée sans contrôle à ses instincts viciés: l’histoire des siècles et des pays les plus raffinés en pourrait, hélas! fournir de nombreux exemples. Mais, à Carthage, il semble que le peuple se soit montré, plus qu’ailleurs, impatient des défenses légales qui protégeaient contre ses profanations la sépulture de ceux qu’il poursuivait de sa haine. Il aurait voulu avoir le droit de se venger à son aise des cadavres des chrétiens. «Sous le gouverneur Hilarianus, dit Tertullien, la foule, parlant de nos sépultures, s’écriait: a Qu’il n’y ait plu pour eux de cimetières, areæ non sint!».  Á cette époque, les noms des lieux consacrés à la sépulture des fidèles variaient selon les pays. Dans la langue du peuple de Rome, c'étaient des dortoirs, cemeterium; ailleurs des jardins, hortus; en certaines parties de l’Italie, et surtout en Afrique, on se servait communément, pour les désigner, de l’expression employée par Tertullien, area. Nous connaissons, par plusieurs documents, les areæ de Carthage, d’Aptonge, de Cirla, de Césarée de Mauritanie. L’inscription rappelant la fondation de cette dernière dit qu’«un adorateur du Verbe a donné une area pour les sépultures, y a construit à ses frais une cella (lieu extérieur de réunion), et a laissé ce monument à la sainte Église». Cette inscription, dont l’original remontait au troisième siècle (brisée pendant une persécution, elle fut restaurée plus tard), fait comprendre la situation des sépultures chrétiennes à l'époque dont parle Tertullien. Comme l’indique le mot area, aire, lieu plan, elles étaient à Carthage, et généralement partout en Afrique, construites à ciel ouvert, contrairement à l’usage romain, qui creusait sous le sol la plupart des cimetières chrétiens. A première vue, on serait tenté de s’étonner de cette différence, et de se demander si elle dénotait une diversité dans la condition légale des sépultures en Afrique et à Rome. Il n’en est rien : bien que composés de galeries qui se croisaient dans les entrailles de la terre, les cimetières de Rome n'étaient nullement dissimulés aux regards du public; leurs entrées étaient apparentes, et des bâtiments, quelquefois des murs, en marquaient extérieurement les limites. Le peuple de la ville éternelle connaissait les catacombes aussi bien que le peuple de la métropole africaine connaissait les areæ. La différence entre le mode d’établissement de sépultures chrétiennes dans l’une et l’autre cité provenait soit de la nature du sol, moins propre en Afrique à la construction de nécropoles souterraines que le tuf granulaire des environs de Rome, soit de l’absence des ressources suffisantes, qui ne permettait pas à l’Église de Carthage d'entreprendre les coûteuses excavations poursuivies pendant près d'un siècle par les opulentes familles chrétiennes de la capitale de l’Empire. Mais, sur terre ou sous terre, les emplacements consacrés au dernier repos des fidèles étaient également protégés par la loi, qui reconnaissait à tout endroit où un mort avait été inhumé le caractère de «lieu religieux», le déclarait inaliénable, imprescriptible, et le garantissait contre toute profanation. Ainsi s’explique comment—bien que des fanatiques eussent déjà violé plus d’une fois des sépultures chrétiennes—le peuple de Carthage ne se sentait point libre d’aller les dévaster en masse, et demandait au pouvoir de leur enlever le caractère «religieux» qui les défendait contre lui, d’abattre la barrière invisible devant laquelle expirait sa rage.

L’émeute dirigée par la foule païenne contre les areae chrétiennes de Carthage, et repoussée par le procurateur Hilarianus au nom du droit commun, est un exemple de plus de la situation étrange et mal définie de l'Église à cette époque : à la fois proscrite et tolérée, menacée dans son existence, dans ses réunions de culte et de propagande par un édit impérial et réclamant franchement la protection des lois pour ses propriétés et ses tombeaux. Tous ses efforts tendent à obtenir une place au soleil de la civilisation romaine. Il y a sans doute dans l’Église des «intransigeants» mais l’éclat du talent chez quelques-uns, comme Tertullien, ne doit pas faire illusion sur le petit nombre des disciples qu'ils entrainent à leur suite: en réalité, la grande masse de la population chrétienne est formée d’hommes pacifiques, modérés, demandant à vivre en paix avec l’État, acceptant et invoquant ses lois, et ne protestant que contre les mesures d’exception par lesquelles on voudrait les rejeter hors des cadres établis. Loin de prendre plaisir à braver la fureur d’un peuple irrité, loin de courir au-devant de la persécution, les chefs des Églises, les représentants les plus illustres de la pensée chrétienne et les fidèles dociles à leur direction s'empressaient de se mettre A l'abri de l’orage, toutes les fois qu’ils le pouvaient faire sans renier leur croyance. «Dieu ne fait grâce qu’aux réponses» a écrit de nos jours un moraliste délicat: les chrétiens obéissants et raisonnables se gardaient d’aller au-devant de la question. Ils n’en étaient que plus fermes quand, sans l'avoir cherché, le martyre s’offrait à eux. Nous avons déjà vu les sages conseils adressés par Clément d’Alexandrie aux fidèles de l'Égypte, et l’exemple de prudence qu’il leur donna. Les tendances des chefs de l’Église étaient les mêmes dans la province d’Afrique, où la cupidité des païens ménageait aux fidèles poursuivis plus d’une issue pour s’échapper. On vit à Carthage cette chose odieuse: des maris païens se faisant payer leur silence par l’abandon de la dot de leur femme chrétienne. A plus forte raison les gens en place étaient-ils faciles à gagner par l’intérêt. Aussi les pasteurs conseillaient-ils aux fidèles ou de se sauver par la fuite, ou d’acheter à prix d’argent le silence des officiers subalternes chargés de rechercher les nouveaux convertis et leurs complices. Non seulement des particuliers, mais des Églises entières payaient ainsi tribut pour éviter la persécution. «Je ne sais, écrit Tertullien, s’il faut pleurer ou rougir en lisant sur les registres des soldats bénéficiaires et des agents de police, mêlés aux noms de gens qui paient pour exercer des métiers inavouables, les noms de chrétiens qui acquittent une contribution pour échapper au martyre». Un siècle plus tard, un illustre écrivain ecclésiastique en jugeait autrement : «Ceux qui se sont rachetés à prix d'argent, dit saint Pierre d’Alexandrie, ont témoigné qu'ils étaient plus attachés à Jésus-Christ qu’à leur argent, et ont vérifié (en un sens) cette parole de l’Écriture: Les richesses d’un homme lui servent pour racheter son âme». Ils ont de plus donné un salutaire exemple de modestie, de docilité, de prudence chrétienne.

La phrase dure que nous citions tout à l’heure est tirée d’un écrit composé par Tertullien vers 203, alors qu’il ressentait déjà l’influence montaniste, le traité de la Fuite pendant la persécution. Fuir, se racheter, sont aux yeux du fougueux Africain des actes illicites: «La fuite est un rachat gratuit, le rachat à prix d’argent est une fuite; l’un et l'autre est une apostasie». Tertullien va jusqu’à dire: «Mieux vaut renier la foi au milieu des supplices; on a du moins le mérite d’avoir lutté. J’aime mieux pouvoir vous plaindre que d’avoir à rougir de vous. Un soldat perdu sur le champ de bataille vaut mieux qu’un soldat sauvé par la fuite». Déclamation pure, cachant sous le cliquetis des mots de fausses et dangereuses idées. Tertullien n’eût eu qu’à se souvenir pour éviter ces excès. N’écrivait-il pas quelques années plus tôt, fidèle à l’Église et au bon sens: «Mieux vaut encore, en temps de persécution, fuir de ville en ville que de renier le Christ dans la prison ou la torture. Plus heureux, cependant, ceux qui sortent de ce monde avec la gloire du martyre!». Même dans le traité de la Fuite, il rapporte un trait contemporain, où son langage exagéré trouve sa réfutation. Un chrétien, nommé Rutilius, avait fui la persécution : pendant quelque temps il avait erré, changeant souvent de retraite, afin de se mieux cacher: puis, trouvant sans doute ces précautions insuffisantes, il avait payé rançon. Il n’en fut pas moins arrêté un peu plus tard, et conduit devant le gouverneur. Il n’avait pas cherché le martyre, avait même tout fait pour l’éviter, mais ne le repoussa point. Il répondit avec fermeté, et soutint sans faiblir la torture. Condamné aux flammes, il périt héroïquement. Tertullien lui donne le titre de très saint martyr, et l’Église universelle l’a inscrit dans ses diptyques. C’est ainsi que Dieu accordait l’héroïsme aux humbles et aux prudents, quand parfois les arrogants et les présomptueux ne pouvaient soutenir jusqu’au bout une attitude dans laquelle, trop souvent, l’orgueil se mêlait à la foi.

La persécution commencée en 202 avait inspiré à Tertullien le livre éloquent, paradoxal, emporté et faux dont nous venons de donner une idée; vers le même temps il en écrivit un excellent, le Scorpiaque, contre les hérétiques basilidiens ou Valentiniens, déjà combattus par Clément d’Alexandrie, qui niaient le devoir de confesser le Christ devant les hommes et soutenaient l’inutilité du martyre. «Les souffrances des apôtres, dit Tertullien, nous montrent clairement quelle est leur doctrine sur ce point; il suffit, pour la comprendre, de parcourir le livre des Actes. Je n’en demande pas davantage; j’y rencontre partout des cachots, des fers, des fouets, des pierres, des glaives, des Juifs qui insultent, des nations en fureur, des tribuns qui diffament, des rois qui interrogent, des proconsuls qui dressent leurs tribunaux, le nom de César qui retentit. Pierre est mis à mort, Étienne lapidé, Jacques immolé, Paul décapité; voilé des faits écrits avec le sang. L’hérétique veut-il des preuves à l’appui de ce commentaire? Les annales de l’Empire parleront comme les pierres de Jérusalem. J’ouvre la Vie des Césars: Néron, le premier, ensanglante à Rome le berceau de la foi. C’est alors que Pierre, attaché à la croix, est ceint par une main étrangère; que Paul obtient le titre de citoyen romain, en renaissant par la noblesse de son martyre. Partout où je lis des faits de ce genre, j’apprends à souffrir». Au moment où, pour dissiper les lèches subterfuges par lesquels les gnostiques essayaient de se dérober à la plus sacrée des obligations des chrétiens en temps de persécution, Tertullien demandait aux souvenirs de l’âge héroïque du christianisme les traits d’un admirable tableau, il invitait ses lecteurs à jeter les yeux autour d’eux pour voir ce tableau se continuer sous leurs regards. «Aujourd’hui, dit-il au commencement du Scorpiaque, nous sommes dans le feu même de la persécution. Ceux-ci ont attesté leur foi par le feu, ceux-là par le glaive, d’autres par la dent des bêtes. Il en est qui, ayant trouvé sous les fouets, dans la morsure des ongles de fer, un avant-goût du martyre, soupirent maintenant dans les cachots après sa consommation. Nous-mêmes, nous nous sentons traqués de loin, comme des lièvres destinés à tomber sous les coups du chasseur». Telle était la situation des chrétiens d’Afrique dès la première année de la persécution de Sévère.

On connaît les noms de plusieurs des martyrs qui moururent alors pour Jésus-Christ. Les Actes de sainte Perpétue et de sainte Félicité, que nous analyserons en détail, comme la pièce la plus capable de faire connaître l’état des âmes à cette époque, chez les bourreaux et chez les victimes, et dont la scène se passe sous le gouvernement intérimaire d’Hilarianus, c'est-à-dire en 202-203, mentionnent comme ayant déjà péri: Jucundus, Saturninus, Artaxius, brûlés vifs; Quintus, mort en prison; et citent, sans les nommer, «beaucoup d'autres martyrs», multos frattes martyres. On peut reporter à la même année, ou du moins à la même époque, le martyre de Celerina, Laurentius et Ignatius, l’une aïeule, les deux autres oncles d’un confesseur célèbre du temps de Dèce; tous trois nommés par saint Cyprien, qui honorait chaque année leur mémoire par l'oblation du saint sacrifice. Saint Cyprien raconte ailleurs, comme un fait arrivé assez longtemps auparavant, ce qui permet de l'attribuer aussi à la persécution de Sévère et à l’époque dont nous nous occupons, le martyre de Castus et Emilius. Ceux-ci avaient peut-être trop présumé de leurs forces: c’est du moins la pensée de saint Augustin. « ls furent vaincus dans un premier combat. Dieu les rendit victorieux au second. D’abords ils cédèrent aux flammes; les flammes leur cédèrent ensuite. Ils terrassèrent l’ennemi par les mêmes armes par lesquelles ils avaient été terrassés auparavant». Grande leçon d’humilité, à l’adresse des superbes qui, dociles aux leçons de Tertullien, affrontaient inutilement le péril; grande leçon aussi à l’adresse des hérétiques qui préféraient l'apostasie au martyre.

L’épisode le plus important de la persécution soufferte depuis 202 par l’Église d’Afrique est le martyre de sainte Perpétue et de ses compagnons. Leur Passion passe à bon droit pour un des monuments les plus purs et les plus beaux de l’antiquité chrétienne. C’est une sorte d’autobiographie, dont le morceau principal est donné comme écrit par Perpétue elle-même, un court fragment comme l’œuvre du martyr Saturus, et dont la fin a été composée par un témoin inconnu de leur captivité et de leur supplice. Que les deux premières parties soient vraiment de la main de Perpétue et de Saturus, ou aient été rédigées, d’après leurs confidences, par un des nombreux chrétiens qui visitaient les martyrs dans la prison, cela importe peu; mais il n’est douteux pour personne que cette admirable pièce tout entière soit une œuvre du troisième siècle, contemporaine des faits qu’elle raconte. Tertullien l’a certainement connue, et saint Augustin la cite. Elle a une valeur historique beaucoup plus considérable que la courte rédaction récemment publiée, dont les indications chronologiques sont erronées, et dont plusieurs détails contredisent la grande Passion. Ces Actes abrégés n’offrent qu’une partie importante, l’interrogatoire des martyrs, qui manque dans celle-ci. On a supposé que cet interrogatoire avait été reproduit soit d’après des notes prises à l’audience, soit même d’après un procès-verbal emprunté aux archives judiciaires du proconsulat d’Afrique : Tillemont avait déjà dit qu’il «ouvait être tiré des registres publics». Ce morceau est en effet d’un ton excellent, et n’a rien de commun avec certains interrogatoires légendaires, où juges et accusés semblent animés d’une égale fureur, et n’appartiennent vraiment pas au monde romain. Son authenticité, cependant, est-elle certaine? Je n’oserais l’affirmer, et je conserve à ce sujet quelques doutes. Cependant, il est trop important pour être passé sous silence. Je crois prudent de suivre le même parti que Tillemont : dans le récit des faits je prendrai presque toujours pour guide la grande Passion, mais j’y intercalerai quelques détails empruntés aux Actes abrégés, et je transcrirai en son lieu l’interrogatoire, laissant l'appréciation au jugement du lecteur.

Avant de raconter le martyre de nos saints à l'aide des documents dont je viens d’indiquer la valeur respective, je n’ai pas le droit de passer sous silence une question que suggère le plus important des deux, la grande Passion. Certaines expressions du prologue et du court épilogue qu’y a joints l’auteur du récit final, compilateur (comme l’indique l’unité de style) de tout le document, ont une saveur montaniste très prononcée: l’autorité du document entier, ou, ce qui serait plus grave encore, l’orthodoxie des martyrs eux-mêmes en doit-elle être entachée ou amoindrie? On me permettra d’emprunter, pour répondre à cette question souvent agitée, une page intéressante où Mr Freppel la discute avec une compétence à laquelle ma plume laïque ne saurait prétendre.

«Je ne doute pas, écrit l’éloquent évêque, que le compilateur ait appartenu à l’école de Tertullien. La conformité de son style avec celui de l’apologiste de Carthage est telle, qu’on pourrait être tenté d’attribuer à ce dernier la rédaction des Actes, si le silence complet de l’antiquité permettait de rien affirmer à cet égard. Ce qui me paraît certain, c’est que l’auteur de la préface était affilié à la secte de Montan. Comment ne pas tirer cette conclusion lorsqu’on y lit des phrases telles que celles-ci: «L’effusion de l’Esprit Saint devait être plus abondante dans les derniers temps (c’est-à-dire au troisième siècle) qu’aux époques précédentes. — Nous reconnaissons et honorons les nouvelles prophéties et les nouvelles visions, suivant la promesse divine qui en a été faite». C’est exactement le langage que tenaient les montanistes pour accréditer la mission de leurs prophètes comme organes du Paraclet; et s’il est possible d’y trouver, absolument parlant, un sens orthodoxe, on ne saurait méconnaître l’intention que révèlent ces paroles, lorsqu’on a égard aux circonstances particulières qui les ont provoquées. Aucun catholique ne se serait exprimé de la sorte, dans un moment où il s’agissait précisément de combattre les nouvelles prophéties alléguées par Montan et ses disciples. Il me semble donc difficile de se méprendre sur la couleur montaniste répandue dans la préface des Actes de sainte Perpétue. L’auteur aura voulu tirer parti des visions dont cette héroïque jeune femme avait été favorisée, pour y chercher un argument a pari en faveur du caractère prophétique de Montan. C’est dans ce but qu'il accole à ce drame pathétique un exorde et une péroraison qui trahissent son dessein. Faut-il en conclure, comme l’a fait Basnage, que sainte Perpétue et sainte Félicité elles-mêmes appartenaient à la secte qui séduisit Tertullien par son apparente austérité? Pas le moins du monde. S’il en eût été ainsi, le compilateur montaniste n’eût pas manqué de s’en prévaloir; et, dans le pompeux éloge qu’il fait de Perpétue, Tertullien n’aurait point passé sous silence un détail si favorable à sa cause. D’ailleurs, quel moyen de s’arrêter à une pareille hypothèse, lorsqu’on pense que le nom de ces deux saintes a pris place dès la plus haute antiquité dans le canon de la messe; que leur mémoire est célébrée dans les plus anciens martyrologes ; que la principale église de Carthage était placée sous leur invocation; qu’on lisait la relation de leur martyre dans l’assemblée des fidèles au temps de saint Augustin; et que ce grand docteur a composé trois discours pour louer leurs vertus? Certes, l’Église se serait bien gardée de leur décerner de tels honneurs, si le moindre soupçon d’hérésie avait pu les atteindre ». J’ajouterai que si la commémoration de sainte Perpétue et de ses compagnons manque dans l'antique calendrier carthaginois, rédigé au cinquième ou au sixième siècle, c'est parce que toute la première partie de ce catalogue des anniversaires de martyrs célébrés à Carthage est perdue : il ne commence qu'au 19 avril. En revanche, le célèbre catalogue des fêtes de l’Église romaine, écrit au commencement du quatrième siècle, marque au 7 mars la commémoration de sainte Perpétue et de sainte Félicité, qui partagent avec saint Cyprien, seul entre tous les martyrs d’Afrique, l’honneur de voir leur anniversaire célébré par l'Eglise mère et maitresse.

Si l'on en croit une indication donnée par les Actes abrégés, le proconsul Minutius Timinianus vivait encore quand furent arrêtés, probablement à Tuburbo Minus, près de Carthage, deux esclaves, Revocatus et Félicité, deux jeunes gens, Saturninus et Secundulus, et une jeune femme mariée, de bonne famille, Vibia Perpétua. Tous étaient catéchumènes. Ils suivaient les leçons d’un chrétien nommé Saturus, qui était absent lorsqu’on les fit prisonniers. Celui-ci se livra lui-même, non par bravade, mais pour ne pas séparer son sort de ceux dont il s’était constitué le catéchiste. Dans l’arrestation de ce groupe de personnes, différentes par la condition sociale, qui se pré- paraient sous la conduite du même maître à embrasser le christianisme, il est difficile de ne point reconnaître l’application du rescrit de Sévère prohibant sous les peines les plus graves la propagande chrétienne.

Après avoir été arrêtés, les captifs ne furent pas tout de suite mis en prison, mais gardés à vue, probablement dans leurs propres maisons: cela s’appelait la custodia libéra ou privata. Ils communiquaient librement avec leurs proches. Alors eut lieu entre Perpétue et son père, qui seul de sa famille était païen, une curieuse scène. Le vieillard essayait de la ramener au culte des dieux.

— Mon père, répondit-elle, vois-tu à terre ce vase?

— Je le vois.

— Peux-tu lui donner un autre nom que celui de vase?

— Je ne le puis.

— De même, moi , je ne puis me dire autre chose que chrétienne.

Cette singulière comparaison avait peut-être été suggérée à l'esprit de Perpétue par le symbolisme en usage dans l’art chrétien de cette époque, où le vase était souvent gravé sur les tombeaux comme emblème du chrétien. Les catéchumènes mirent à profit la liberté relative qu’on leur laissait: ils reçurent tous le baptême. Au moment où elle était plongée dans l'eau, Perpétue demanda à l'Esprit-Saint une seule chose: que sa chair put supporter la souffrance. Nous verrons que cette humble prière, bien différente de l'arrogance montaniste, fut exaucée.

Les persécuteurs devinrent-ils plus sévères après avoir appris le baptême de leurs prisonniers? Cela est possible. Bientôt ceux-ci durent échanger leur demi-liberté contre l’affreux séjour des prisons de Carthage. Ce changement fut surtout cruel pour Perpétue : on ne lui permit pas d’emmener son enfant qu’elle nourrissait. Aux peines morales et physiques de cette séparation se joignaient la surprise et l’effroi de se trouver enfermée dans un ténébreux cachot, où la présence de nombreux prisonniers entretenait une épaisse chaleur, et que le contact de grossiers soldats rendait insupportable pour une personne délicate. Heureusement la charité chrétienne vint au secours des captifs. On sait que, chez les Romains, les prisons s’ouvraient facilement aux visiteurs. «Ce fut la coutume de tous nos prédécesseurs, écrivait un demi-siècle plus tard saint Cyprien, d'envoyer dans les prisons des diacres qui subvenaient aux besoins des martyrs et leur lisaient l’Écriture Sainte». Deux diacres, Tertius et Pomponius, s’acquittèrent de cet office auprès de Perpétue et de ses compagnons. Ils obtinrent des geôliers, à prix d'argent, qu’on ferait chaque jour sortir les prisonniers du cachot pendant quelques heures. Durant ces moments de répit, Perpétue recevait la visite de sa mère, de son frère : on lui apportait son pauvre enfant, à demi mort de faim. Elle reçut enfin la permission de le garder: alors, dit-elle, je ne souffris plus, toutes mes peines et mes inquiétudes se dissipèrent, et le cachot devint pour moi comme une maison de plaisance, que je préférais à tout autre séjour. Dans une de ces visites , son frère lui dit: «Madame ma sœur, tu es maintenant élevée à une grande dignité : demande à Dien de te faire voir si tout ceci se terminera par votre mort ou votre acquittement». Perpétue pria, et Dieu lui accorda deux visions célèbres, qu'elle raconta le lendemain à son frère; visions dont s’autorisent certains critiques pour faire de Perpétue une adepte du montanisme, oubliant que des martyrs absolument étrangers à la secte, entre autres saint Cyprien, en eurent de semblables à rapproche de la confession et du martyre. Perpétue se vit d'abord montant à une échelle, très haute et très étroite, dont le sommet s'appuyait au ciel : de chaque côté de l'échelle étaient dressés des glaives, des instruments de supplice, et au pied se tenait couché un énorme dragon. Saturus monta le premier; arrivé au haut, il se tourna vers Perpétue, et lui dit : «Je te soutiens, mais prends garde que le dragon ne te morde. — Il ne me nuira pas, au nom de Jésus Christ» répondit-elle, et elle écrasa du pied la tête du monstre. Parvenue au sommet, elle découvrit un immense jardin. Au centre se tenait un homme à cheveux blancs, de haute taille, vêtu en pasteur, et tirant du lait de ses brebis; autour de lui, plusieurs milliers de personnes couvertes de robes blanches.

Le pasteur leva la tété, regarda Perpétue : «Tu es bien arrivée, mon enfant» dit-il. L’appelant alors, il lui présenta un morceau de lait caillé : elle le reçut les mains jointes, et le mangea pendant que tous les assistants répondaient : Amen. Elle s’éveilla ayant encore dans la bouche quelque chose de doux.—Je n'ai pas besoin de montrer la conformité de cette vision avec les symboles du premier art chrétien : le jardin du paradis, le bon Pasteur, le vase rempli de lait, et de rappeler le sens eucharistique donné à ce dernier emblème par la plupart des commentateurs.

Bientôt le bruit se répandit que les martyrs allaient être jugés. Le père de Perpétue accourut de Tuburbo, accablé de douleur, et, pénétrant dans la prison, il essaya de nouveau de persuader la jeune femme. «Ma fille , lui dit-il, aie pitié de mes cheveux blancs, aie pitié de ton père, si je suis encore digne d'être appelé de ce nom. Souviens-toi que mes mains t’ont élevée , que grâce à mes soins tu es parvenue à cette fleur de la jeunesse, que je t'ai préférée à tous tes frères : ne fais pas de moi un objet de honte parmi les hommes. Songe à tes frères, à ta mère, à ta tante, songe à ton fils, qui sans toi ne pourra vivre. Abandonne ta résolution, qui nous perdrait tous. Personne de nous n’osera plus élever la voix, si tu es condamnée à quelque supplice». Ainsi, dit Perpétue, ainsi parlait mon père, dans son affection pour moi : il se jetait à mes pieds, versait des larmes, m’appelait non ma fille, mais ma dame. Et moi j'avais pitié des cheveux blancs de mon père, le seul de toute ma famille qui ne dût pas se réjouir de mes douleurs. Je le rassurai en lui disant : «Il arrivera sur l'estrade du tribunal ce que Dieu voudra. Car nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes, mais à Dieu». Le père se retira désolé.

Le bruit qui avait couru était vrai: les martyrs allaient passer en jugement. Un jour, on vint pendant leur repas les faire lever pour les conduire au forum. Les cinq chrétiens furent amenés devant le tribunal, où siégeait, comme gouverneur intérimaire, le procurateur Hilarianus : le proconsul d’Afrique, Minutius Timinianus, était mort depuis leur arrestation. Le procurateur interrogea successivement les accusés. Perpétue, dans la relation autobiographique, résume très brièvement cet interrogatoire. J’emprunterai aux Actes abrégés l’interrogatoire plus développé, tout en ne me portant pas absolument garant de son authenticité :

Le procurateur Hilarianus. — Sacrifiez aux dieux, comme l’ont ordonné les immortels empereurs.

Saturus. — Mieux vaut sacrifier à Dieu qu’aux idoles.

Hilarianus. — Réponds-tu en ton nom, ou au nom de tous?

Saturus. — Au nom de tous, car nous n’avons qu’une même volonté.

Hilarianus, s' adressant à Saturninus, Revocatus, Félicité et Perpétue. — Et vous, que dites-vous?

Tous. — C'est vrai, nous n'avons qu'une même volonté.

Le magistrat ordonne alors d'éloigner les femmes; puis s’adressant à Saturus : «Jeune homme, sacrifie; ne te crois pas meilleur que nos princes.

Saturus. — Je me crois leur supérieur aux yeux du vrai prince du siècle présent et futur, si j'ai mérité de lutter et de souffrir pour lui.

Hilarianus. — Change d'avis, et sacrifie, jeune homme.

Saturus. — Je ne le ferai pas.

Hilarianus, s’adressant à Saturninus. — Sacrifie, jeune homme, si tu veux vivre.

Saturninus. — Je suis chrétien : cela ne m’est pas permis.

Hilarianus, à Revocatus. — Apparemment, toi aussi, tu parleras de même.

Revocatus. — Oui, pour l’amour de Dieu, je suis tout à fait dans les mêmes sentiments.

Hilarianus. — Sacrifiez, pour que je ne vous fasse pas mourir.

Revocatus. — Nous prions Dieu de mériter cette grâce.

Le procurateur ordonne d’emmener ces accusés, et de faire venir les deux femmes. S’adressant à Félicité:

Hilarianus. — Comment t’appelles-tu? »

Félicité. — Félicité.

Hilarianus. — As-tu un mari?

Félicité. — J’ai un mari, mais aujourd’hui je le méprise.

Hilarianus. — Où est-il?

Félicité. — Il n’est pas ici.

Hilarianus. — De quelle condition est-il?

Félicité. — Homme du peuple.

Hilarianus. — As-tu des parents?

Félicité. — Non, mais Revocatus est mon frère. Et quels parents pourrais-je avoir meilleurs que ceux-ci?

Hilarianus. —Aie pitié de toi-même, jeune femme, et sacrifie, afin de vivre; car je vois que tu portes un enfant dans ton sein.

Félicité. — Je suis chrétienne, et il m’est commandé de mépriser tout cela pour Dieu.

Hilarianus. — Prends souci de toi-même, car tu m’inspires de la compassion.

Félicité. — Fais ce que tu voudras, tu ne pourras me persuader.

Hilarianus. — Et toi. Perpétue, que dis-tu? veux-tu sacrifier?

Perpétue. — Comme mon nom l'indique, je change pas.

Hilarianus. — As-tu des parents?

Perpétue. — Oui.

Ici se place, dans les Actes abrégés, le récit de la scène qu’amena devant le tribunal l’intervention des parents de Perpétue. J’écarte cette scène comme invraisemblable pour plusieurs raisons. L'une, c'est que le rédacteur de ces Actes met dans la bouche du père, parlant devant le tribunal, les mots mêmes que la relation autobiographique lui prête dans la scène de la prison: or, quand les deux documents sont en contradiction, c'est évidemment à la relation originale qu'il faut donner la préférence. L'autre, c'est que les Actes abrégés font intervenir la mère et les frères de Perpétue, qui étaient chrétiens, et son mari, dont nulle part elle ne parle dans le récit fait par elle-même, et qu’elle eût certainement nommé si vraiment il avait joué un rôle. Dans le récit autobiographique, elle cite son père seul en cet endroit, ce qui est beaucoup plus vraisemblable. Je traduis le passage, un des plus beaux de cet inappréciable document :

«Quand mon tour d'être interrogée fut venu, mon père apparut tout à coup, portant mon fils; il me tira de ma place, et me dit avec supplication : «Aie pitié de l’enfant». Et le procurateur Hilarianus, qui avait reçu le droit de glaive à la place du défunt proconsul Minutius Timinianus: «Aie pitié, me dit-il, des cheveux blancs de ton père, aie pitié de l’enfance de ton fils. Sacrifie pour le salut des empereurs». Et je répondis : «Je ne sacrifie pas». Hilarianus demanda : «Tu es chrétienne?» Je répondis : «Je suis chrétienne». Et comme mon père se tenait toujours là pour me faire tomber, Hilarianus commanda de le chasser, et il fut frappé d’un coup de verge. Je ressentis le coup comme si j’eusse été frappée moi-même, tant je compatissais à la malheureuse vieillesse de mon père. Alors le juge prononça la sentence par laquelle nous étions tous condamnés aux bêtes, et nous descendîmes joyeux dans la prison. Comme mon enfant était accoutumé à recevoir de moi le sein et à demeurer avec moi dans la prison, j’envoyai aussitôt le diacre Pomponius pour le demander à mon père, mais mon père ne voulut point le donner. Il plut à Dieu que l’enfant ne demandât plus le sein, et que je ne fusse pas incommodée de mon lait, de sorte que je restai sans inquiétude et sans souffrance »

Ramenée avec ses compagnons dans la prison après le prononcé de la sentence, Perpétue fut favorisée d’une nouvelle vision. Laissons-la en faire elle-même le récit :

«Après peu de jours, dit-elle, pendant que nous étions tous en prière, tout à coup je parlai malgré moi, et nommai Dinocrate. Je fus stupéfaite de n’avoir pas encore pensé à lui, et affligée en me rappelant son malheur. Et je reconnus que j’étais maintenant digne d’intercéder pour lui. Je commençai donc à faire pour lui beaucoup de prières, et à pousser des gémissements vers le Seigneur. Pendant la nuit, j'eus une vision : je vis Dinocrate sortant d’un lieu ténébreux, où se tenaient beaucoup d’autres personnes; son visage était triste, pâle, défiguré par la plaie qu’il avait lorsqu’il mourut. Dinocrate avait été mon frère selon la chair, mort à sept ans d’un cancer à la face, et d’une manière qui avait fait horreur à tous. Entre lui et moi je voyais un grand intervalle, que ni l’un ni l’autre nous ne pouvions franchir. Dans le lieu où se trouvait Dinocrate il y avait une piscine pleine d’eau, dont la margelle était trop haute pour la taille d’un enfant. Dinocrate se dressait comme pour y boire, et je m’affligeais en voyant cette piscine pleine d'eau, et cette margelle trop haute pour qu’il y pût atteindre. Je m’éveillai, et je compris que mon frère souffrait... »

On transféra bientôt Les martyrs dans une nouvelle prison, située probablement sous l’amphithéâtre militaire. La sentence du procurateur les condamnait à combattre aux jeux qui devaient être célébrés pour l’anniversaire du fils de Sévère, le césar Géta, et le moment était venu de les rapprocher du lieu de leur supplice. Là, on les traita cruellement, comme des gens destinés à bientôt mourir. On les mit aux ceps. Pendant qu’elle gisait, immobile, dans cette gêne, priant toujours pour Dinocrate, Perpétue le vit de nouveau. La lumière avait succédé aux ténèbres; l’enfant était bien vêtu, bien soigné, joyeux; la plaie de son visage semblait cicatrisée; la margelle de la piscine s’était abaissée, et Dinocrate y puisait librement; il buvait également dans un vase posé sur le bord, et dont l’eau ne diminuait pas. Désaltéré enfin, il se mit à jouer, à la manière des enfants. Perpétue s'éveilla tout heureuse.

Si extraordinaire que paraisse cette vision, elle est en complet accord avec les pratiques et l’enseignement de la primitive Église. On y croyait à l'efficacité de la prière pour les morts. «Puisse Dieu rafraîchir ton esprit» ces mots, ou leur équivalent, se lisent sur un grand nombre de marbres funéraires des trois premiers siècles. L’Église mettait sur les lèvres de ses prêtres de semblables demandes. L’antique liturgie gallicane contient, au Commun d'un Martyr, cette oraison: «Seigneur, par l’intercession de vos saints martyrs, accordez à nos bien-aimés, qui dorment dans le Christ, le rafraîchissement (refrigerium) dans la région des vivants» et, dans la messe des saints Corneille et Cyprien: «Que la prière des bienheureux martyrs Corneille et Cyprien nous appuie près de vous, Seigneur, afin que vous accordiez le rafraîchissement éternel (refrigeria æterna) à nos bien-aimés qui dorment dans le Christ». Mone a découvert une messe qui certainement remonte à l’époque des persécutions, car on y lit ces mots: «Seigneur, accordez-nous de vous adorer aux jours de la tranquillité et de ne pas vous renier aux jours de l'épreuve». Cette messe contient la collecte suivante: «Que les unes des fidèles qui jouissent de la paix nous secouent: que celles qui ont encore besoin d'être consolées aient absoutes grâce aux prières de l’Église». L’âme du jeune frère de Perpétue avait encore besoin d’être consolée; elle expiait, dit saint Augusin, des péchés commis après le baptême, peut-être quelque acte d’idolâtrie auquel le père, encore païen, avait entraîné son enfant. Grâce aux prières de sa sœur, il obtient le refrigerium, c’est-à-dire le paradis, la participation au céleste banquet, que demandent tant d’invocations gravées sur les marbres des catacombes, et que sollicitent les solennelles prières liturgiques. Video Dinocratem... refrigeranem, dit le récit de Perpétue.

Cependant le moment du dernier combat approchait, et peu de jours séparaient les martyrs de la fête de César. Les chrétiens les visitaient en foule, grâce à la généreuse complicité d’un soldat de l’officium proconsulaire, préposé à la garde de la prison. Le pauvre père de Perpétue venait aussi, espérant encore la séduire; il s’arrachait les cheveux, se jetait à terre, «prononçait des paroles à émouvoir toute créature» et se retirait en proie au désespoir. «Que de compassion m’inspirait sa triste vieillesse!» s’écrie Perpétue. Cependant, soutenue par sa foi, elle triomphait des larmes de son père, comme elle avait triomphé déjà des sourires de son enfant. Un écrivain moderne s’en est indigné. «Historien des faits humains, dit-il, je dois, dans la sainte, voir aussi  la femme qui brave publiquement les lois de son pays, et montrer la mère abandonnant l’enfant qu’elle nourrissait de son lait, la fille exposant son vieux père à tous les affronts... Il faut bien le dire, cette jeune femme, qui allait à la mort en marchant sur le cœur de tous les siens, est un héros d’une nature particulière. Elle mourait pour elle-même, afin de vivre éternellement; les vrais héros meurent pour les autres...» Ou ces paroles ne veulent rien dire, ou elles signifient que, placé entre le devoir de confesser sa foi et la crainte de contrister ceux qu’il aime, «le vrai héros» doit repousser le devoir, pour écouter la voix des affections humaines. C’est la mort de tout héroïsme, de tout dévouement à une idée ou à une cause, la justification de tous les reniements et de toutes les lâchetés.

L’âme de Perpétue et de ses compagnons était montée â un ton plus haut. Leurs pensées volaient vers ce dernier combat, où ils allaient avoir besoin de tout leur courage. La nuit, des songes héroïques visitaient leur sommeil, Perpétue se voyait changée en homme, ointe d'huile comme un athlète, et luttant dans l'amphithéâtre, sous les regards du laniste, contre un Egyptien d’un aspect horrible: elle remportait la victoire, recevait du laniste un rameau d’or, et sortait par la porte des vivants. Saturus, lui, se voyait, après le triomphe, reçu avec ses compagnons dans un jardin lumineux, plein de fleurs et de grands rosiers qu’une douce brise effeuillait sans cesse : des anges les amenaient près du Sauveur, qui leur donnait le baiser de paix. Puis, sa pensée se reportant vers les dissensions qui affligeaient alors l’Église de Carthage, il vit l’évêque Optât et le prêtre Aspasius se jeter aux pieds des martyrs et leur demander d’apaiser la querelle élevée entre eux. Les anges intervenaient alors assez rudement, et renvoyaient l’évêque corriger son peuple, dont la turbulence était souvent scandaleuse, et qui sortait de l’église aussi agité que les païens sortaient du cirque. Pendant que la porte du paradis semblait se refermer sur l’évêque et le prêtre qui n’avaient pas fait la paix, les martyrs y goûtaient une joie divine, «et se nourrissaient d'une odeur inénarrable». Saturasse réveilla de ce rêve, tout joyeux.

J'ai déjà fait ressortir la conformité des visions ou des songes racontés dans la Passion de Perpétue avec les symboles adoptés par l’art chrétien des premiers siècles. Saturus voit le paradis comme un jardin planté de grands rosiers; dans les fresques des catacombes, et même sur leurs pierres sépulcrales, des feuillages, des arbres, et surtout des roses, sont souvent représentés: une peinture de la catacombe de sainte Soter montre cinq chrétiens reçus dans le paradis, c’est-à-dire dans un lieu plein de rameaux verts, de fontaines jaillissantes, de beaux oiseaux, de fruits et de fleurs: le pinceau de l’artiste y a semé partout des roses. La vision plus singulière de Perpétue changée en athlète et luttant dans l’amphithéâtre a laissé elle-même une trace dans l’art chrétien. M. de Rossi reproduit un seau de plomb trouvé en 1867, près de Tunis, c’est-à-dire dans le pays même de sainte Perpétue. Sur les flancs de ce vase sont moulées en relief des figures qui semblent faire allusion à ces récits : une femme en prière, une Victoire, un gladiateur tenant à la main une couronne, le bon Pasteur, des palmiers chargés de fruits. «Le gladiateur victorieux placé à la droite du bon Pasteur dans le paradis, c’est, dit M. de Rossi, la personnification de l'âme chrétienne, qui, après le combat et la victoire, a obtenu l'immortelle couronne. Mais on peut être surpris de voir un saint représenté dans le ciel, à la droite du Christ, d’une manière si étrangère aux formes hiératiques et si peu convenable. Est-ce une licence, une audace de l’artiste, qui pour décorer le seau en marqua la superficie d’empreintes demandées à des types sacrés et profanes; ou fut-il guidé dans cette composition par quelque raison particulière, peut-être même par l’imitation d’exemples faisant autorité? La patrie du monument me suggère la raison spéciale de ce rapprochement du gladiateur et du bon Pasteur. Perpétue, martyre très célèbre, ornement de l’Église d’Afrique, écrivit de ses mains les visions qu’elle eut dans sa prison, annonçant par des images allégoriques son prochain martyre et la récompense qui l’attendait. Il lui sembla être changée en athlète, et combattre dans l’amphithéâtre avec un Éthiopien difforme, qui fut par elle terrassé et foulé aux pieds; l’agonothète lui donna la récompense promise. Dans une autre extase Perpétue fut accueillie par le divin Pasteur dans le jardin céleste. La fusion de ces visions allégoriques a fait imaginer le groupe du gladiateur avec le bon Pasteur près de l’arbre de vie. Il est vrai que la martyre se vit changée en athlète, et non en gladiateur; mais cela n’altère point essentiellement l’image métaphorique; et peut-être la décence fit-elle adopter celle du gladiateur, pour n’avoir pas à représenter la nudité de l’athlète. Perpétue elle-même, bien que décrivant un combat pancrastique, non un combat de gladiateurs, dit que le prix lui fut remis par le laniste, c’est-à-dire par le maître des gladiateurs».

Avec le récit de la vision de Saturus se termine la partie de la Passion qui a la forme de mémoires personnels : le reste est l’œuvre d’un simple témoin.

Pendant que Perpétue et Saturus étaient visités par de grandioses ou gracieuses images, Secundulus mourait en prison, et leur humble compagne Félicité traversait une pénible épreuve. Elle était grosse de huit mois. A mesure que le jour du supplice approchait, la jeune esclave se désolait à la pensée que ses amis souffriraient sans elle: car la loi défendait l’exécution d’une femme enceinte. Les autres s’affligeaient de la laisser en arrière. Trois jours avant la date fixée pour le combat, tous se mirent en prière. Aussitôt après, les douleurs la prirent. Comme elle poussait des gémissements, un des geôliers lui dit: «Si tu ne peux en ce moment supporter la souffrance, que sera ce en face des bêtes, contemptrice des dieux?—Aujourd’hui, répondit la martyre, je souffre mes douleurs; mais alors il y en aura un autre en moi qui souffrira pour moi, parce que moi aussi je souffrirai pour lui». Félicité mit au monde une fille : une sœur, c’est-à-dire une chrétienne, l’adopta.

Un des caractères de ces martyrs, c’est une bonne humeur intrépide. Malgré ses tristesses, Perpétue a le sourire sur les lèvres. Il semble que, en vraie Africaine, elle ne recule même pas devant les jeux de mots. Qui donc a vu dans ce groupe de martyrs «des chrétiens au cou raide, intraitables et intransigeants... professant une religion sombre, fanatique, antisociale?». Vivante, dit Perpétue, j’ai toujours été gaie; je serai plus gaie encore dans l’autre vie. Voici la note vraie. Certes, ces martyrs qui savent rire, savent aussi lancer la raillerie à leurs adversaires; ils n’hésitent pas à se faire respecter, et usent volontiers d’un mot piquant pour obtenir justice ou égards. Ce n’est pas moi qui les blâmerai: je déteste le sombre sectaire, je n'aime pas la victime qui se venge par l’insulte, mais j’admire l’innocent qui regarde fièrement ses bourreaux ou ses juges, et finit par leur faire baisser les yeux. Un jour que les geôliers se montraient durs envers les martyrs, les privant de voir leurs amis et d’en recevoir la nourriture, Perpétue « répondit en face » au tribun qui les gardait : «Comment refuses-tu des adoucissements à de si nobles condamnés, qui appartiennent à César, et doivent combattre le jour de sa fête? N’est-ce pas ta gloire de les produire gras au public?» Le tribun frémit et rougit : les martyrs furent désormais mieux traités .

Une étrange coutume accordait aux gladiateurs et aux bestiaires, la veille du combat, la consolation d’une « suprême orgie »  qu’on appelait le repas libre, et que le peuple était appelait à contempler. Par humanité ou par ironie, Rome traitait quelquefois de même condamnés chrétiens :

Elle offrait un festin à leur élite sainte,

Comme si, sur les bords du calice d'absinthe

Versant un peu de miel.

Sa pitié des martyrs ignorait l'énergie,

Et voulait consoler par une folle orgie

Ceux qu’appelait le ciel.

Mais les martyrs, par leur piété, par leur modestie, par leur charité mutuelle, changeaient le repas libre en agape. Ils savaient en même temps réprimer la curiosité indiscrète des spectateurs qui entouraient leur table : «Est-ce que la journée de demain ne vous suffit pas, leur demandait Saturus, pour contempler ceux que vous haïssez? Amis aujourd’hui, demain ennemis. Remarquez bien nos visages afin de nous reconnaître au jour du jugement». Les païens, à ces mots, se retirèrent honteux : beaucoup furent gagnés à la foi.

Cette verve intrépide n’abandonna pas les martyrs à l’amphithéâtre. Ils s’y rendirent, gais, beaux de visage, émus non de peur, mais de joie. Les deux femmes suivaient leurs compagnons: Perpétue, calme, s’avançait avec la gravité d’une matrone, voilant de ses paupières modestement baissées l’éclat de son regard; Félicité, plus faible, avait la pâleur d’une nouvelle accouchée. A la porte, on voulut faire revêtir aux hommes le costume des prêtres de Saturne, aux femmes celui des prêtresses de Cérès. Tous refusèrent: «Nous sommes venus ici, disaient-ils, de notre plein gré, pour ne pas renoncer à notre liberté. C’est pour cela que nous avons livré nos vies, et tel est le pacte conclu avec vous». Il y avait, en effet, de la part du juge qui condamnait un chrétien pour le punir du refus de sacrifier, un engagement moral de ne point le contraindre à souiller ses derniers moments par un acte même involontaire d’idolâtrie. Mourant pour la liberté de leur conscience, les martyrs avaient le droit de la conserver entière jusqu’au dernier souffle. Leur fière revendication fut comprise; «l’injustice en reconnut la justice» et le tribun leur épargna un déguisement qui blessait leur foi. Ils entrèrent donc: Perpétue chantait, Revocatus, Saturninus et Saturus menaçaient les spectateurs de la vengeance divine. Arrivés devant la loge d'Hilarianus: «Tu nous juges, lui dirent-ils, mais Dieu te jugera». Le peuple exaspéré demanda qu’on les fit passer entre les bestiaires armés de fouets : les martyrs acceptèrent avec joie la flagellation, se souvenant de celle de Jésus-Christ.

On lâcha les bêtes: Revocatus et Saturninus, d’abord attaqués par un léopard, furent enfin, sur l'estrade, déchirés par un ours. Saturus fut vainement exposé aux assauts de plusieurs animaux: un sanglier blessa mortellement son gardien, au lieu de se jeter sur le condamné; un ours refusa de sortir de sa fosse. Laissé libre pendant un instant, Saturus causait avec un soldat, Pudens, qui avait, dans la prison, montré de l’humanité aux martyrs, et que ses exhortations avaient déjà rendu à demi chrétien. «Me voici, lui dit-il, et, comme je te l’avais prédit, les bêtes ne m'ont point d'abord touché. Mais hâte-toi de croire de tout ton cœur, car voici que d’un seul coup de dent un léopard va me tuer». Â ce moment un léopard se jette sur lui et laisse, après une morsure, le martyr baigné dans son sang. «Il est bien lavé! il est bien lavé!» s'écrie le peuple, par allusion au baptême. Poursuivant son œuvre de salut, le blessé s’adresse encore à Pudens: «Adieu, lui dit-il, souviens-toi de moi; que ce spectacle ne t’ébranle pas, mais te confirme». Il lui demande alors son anneau, et le lui rend trempé dans son sang. Puis il s’évanouit, et est transporté dans le spoliaire pour y recevoir le coup de grâce.

Perpétue et Félicité y étaient déjà. On les avait exposées à une vache furieuse, animal qui ne paraissait point ordinairement dans les jeux. Selon l’usage, elles avaient été d’abord dépouillées de leurs vêtements et enveloppées dans un filet. En cet état, la délicatesse aristocratique de Perpétue, la langueur de Félicité, à peine accouchée et dont les seins ne pouvaient retenir leur lait, fit pitié à cette foule étrange, mobile, qui, tout à l’heure, exigeait que les martyrs fussent livrés aux fouets des bestiaires. On rendit leurs vêtements aux deux chrétiennes. Perpétue fut assaillie la première: la vache furieuse la souleva de terre, et la laissa retomber sur le dos. Dans la chute, sa tunique s’était rompue, ses cheveux s’étaient dénoués : comme la Polyxène antique, soucieuse de mourir avec décence, elle rassemble les plis de ses vêtements déchirés; puis ne voulant pas, dans sa fierté de martyre, avoir les cheveux épars comme une femme en deuil, elle rattache sur son front l’agrafe qui les retenait; ainsi parée, elle se relève, et apercevant Félicité qui gisait, comme brisée, elle lui tend la main, la soulève de terre. Voyant ces deux femmes debout, le peuple est une seconde fois touché : il ne veut pas être témoin de leur mort, et ordonne qu’on les fasse sortir par la porte des vivants. Là, Perpétue trouva un catéchumène, Rusticus, qui s’était attaché à ses pas et l’avait suivie dans l’arène: «Quand donc nous expose-t-on à cette vache?» lui demanda-t-elle; car dans son extase elle avait perdu le souvenir de ce qui s’était passé. Rappelée par la vue de ses blessures et l’état de ses vêtements au sentiment de la réalité, l’héroïque jeune femme eut la force d’exhorter encore son frère, qu’elle avait fait appeler, et Rusticus, leur disant : « Restez fermes dans la foi, aimez-vous les uns les autres, ne vous scandalisez pas de nos souffrances»

Cependant, la pitié du peuple antique durait peu. A peine les condamnés avaient-ils été écartés que, pris soudain d’une nouvelle soif de sang, il voulut qu'on les ramenât, et que le coup de grâce leur fût donné sous ses yeux. Tous alors se levèrent, se rendirent d’un pas ferme dans l'amphithéâtre et, avant de livrer leur gorge au couteau, se donnèrent solennellement le baiser de paix. Puis, immobiles, silencieux, ils attendirent le fer. Saturus mourut le premier. Devant Perpétue se présenta un gladiateur novice, qui tremblait d'inexpérience ou d’émotion; un premier coup, mal dirigé, la blessa entre les côtes, elle poussa un cri, puis, saisissant la main de son bourreau, elle appuya elle-même la pointe du poignard sur sa gorge. Cette vaillante femme, dit  le narrateur original, ne pouvait mourir que de sa propre volonté.

Les martyrs furent enterrés dans un des cimetières chrétiens de Carthage, une de ces areæ à ciel ouvert dont parlent Tertullien et les documents antiques : si l'on voulait faire une conjecture, que rien d’ailleurs n’appuie ni ne contredit, on pourrait se demander ce n’est pas à propos de leur inhumation qu'eut lie l'émeute contre les cimetières que nous avons raconté d’après l’apologiste. Á une époque que nous ignorons une basilique fut construite au-dessus de leurs tombeaux : peut-être les ruines en ont-elles été retrouvées de nos jours

Le sang de ces admirables témoins du Christ ne fit pas cesser la persécution dans la province d’Afrique. Une vierge portant le nom punique de Guddene fut immolée l’année suivante, sous le proconsulat d’Apuleius Rufinus. Le martyrologe d’Adon, au 18 juillet, fait, en ces termes, mention de son martyre :

« À Carthage, anniversaire de sainte Guddene, vierge, qui, sous le consulat de Plautianus et Geta, par ordre du proconsul Rufinus, fut quatre fois, en divers temps, étendue sur le chevalet, et, après avoir été déchirée avec des ongles de fer, et longtemps tourmentée par l’horreur du cachot, fut enfin mise à mort par le glaive».

L’indication précise du consulat de Plautien et Gela, correspondant à l'an 203, « donne lieu de croire qu’il y a eu des Actes originaux de cette sainte; et cela nous fait ajouter foi à ce qu’Adon raconte des supplices qui lui furent infligés ». Un indice non moins probable de la fidélité d’Adon à reproduire ici une source ancienne, est le soin avec lequel il note le nom du magistrat persécuteur.

Les chrétiens d’Afrique furent poursuivis pendant tout le règne de Sévère; quelques moments de répit leur furent cependant accordés, courts, il est vrai, et bientôt suivis d'une reprise d’hostilités. Même après l’édit de 202, dont l’effet, d’abord si violent, avait pu en beaucoup de lieux s’amortir ensuite, une grande liberté d’action était partout laissée aux gouverneurs dans leurs rapports avec les chrétiens. Ils avaient contre ceux-ci un texte nouveau qui complétait en l’aggravant la législation du deuxième siècle, mais ils restaient les maîtres de l’appliquer plus ou moins sévèrement, selon les lieux, les personnes, l’opportunité des circonstances, et surtout le tempérament du juge. C’est ainsi, que, succédant au sanglant intérim d'Hilarianus, au proconsulat non moins cruel d’Apuleius Rufinus, celui de C. Julius Asper (205-206) parait avoir laissé quelque répit aux chrétiens. Tertullien cite de ce magistrat un trait qui permet de juger des dispositions qu’il dut apporter en général dans les procès de religion. Non seulement il ne fut pas sanguinaire, mais encore il éprouva un sentiment bien rare chez les hommes d’État ou les fonctionnaires romains, le respect de la conscience individuelle. Le plus souvent, même chez les magistrats les plus humains (et il y en avait un grand nombre), l’amour-propre entrait tout de suite enjeu : piqué de la résistance du chrétien, le juge s’acharnait à en triompher, par la persuasion d’abord, puis par la violence: il se réjouissait d'avoir obtenu une apostasie comme s’il avait remporté une victoire. « Ils ne songent qu’à vaincre, écrivait plus tard Lactance, c’est pour eux un vrai combat: j’ai vu, en Bithynie, un gouverneur transporté d’une joie aussi grande que s’il eût dompté quelque nation barbare : il s’agissait d’un chrétien qui après avoir opposé pendant deux ans une généreuse résistance, paraissait avoir enfin cédé. Asper eut le mérite de résister à cet égoïste et vaniteux sentiment. «Un jour, raconte Tertullien, un homme lui fut amené, qui avait subi une légère torture, et paraissait déjà vaincu. Le proconsul ne l’obligea pas à sacrifier. On l’avait entendu dire auparavant aux avocats et à ses assesseurs : «Je souffre d’être tombé sur une semblable cause»

Tertullien écrivit probablement plusieurs années après le proconsulat d’Asper son traité montaniste du Jeûne. C’était la coutume des chrétiens de visiter dans les prisons les confesseurs détenus pour Jésus-Christ, et d’exercer auprès d’eux la charité en leur présentant des aliments préparés avec soin, en adoucissant par tous les moyens en leur pouvoir l’horreur de la captivité. Lucien, dans le Peregrinus, témoigne de ces pratiques, qui étaient d’un usage universel. Nous avons vu Perpétue et ses compagnons visités par les diacres de l’Église de Carthage et par les fidèles; nous nous souvenons du mot de l’héroïque matrone à un tribun : «Laissez-les; n'avez-vous pas intérêt à ce que nous paraissions gras et en bon état aux jeux donnés en l’honneur de César?». Devenu montaniste, adversaire passionné de l’Église orthodoxe, Tertullien s’élève avec force contre ces miséricordieux usages. Il condamne les soulagements raisonnables apportés par la charité catholique aux confesseurs qui souffraient en prison du dénuement et de la faim. Il veut que le chrétien se prépare au dernier combat par les jeûnes les plus rigoureux, non seulement en observant ceux que la discipline chrétienne imposait, et que suivaient les prisonniers eux-mêmes, mais encore en y joignant les abstinences supplémentaires inventées par Montan et les prétendus disciples du Paraclet. D’après lui, le martyr doit «n’avoir plus assez de chair pour fournir matière aux tourments, et, renfermé dans l’aride cuirassé de sa peau, n’offrir aux ongles de fer qu’une corne insensible parce qu'il s’est déchargé auparavant de son sang, comme d’une entrave à la liberté de l’âme...» Croirait-on qu’un historien moderne a voulu mettre à la charge de l’Église ces exagérations sectaires, tirées précisément d’un des livres les plus violents que Tertullien ait dirigés contre elle? «L’Église, écrit M. Aubé, astreignait les martyrs à un régime de jeûnes prolongés, favorable à la surexcitation nerveuse et à l’exaltation extatique»; et il cite à l’appui de cette assertion les paroles mêmes  de Tertullien que nous venons de traduire. On ne saurait se tromper plus complètement; personne ne produira un seul texte d'où il résulte que l'Église astreignait les confesseurs à un régime spécial de jeûnes : le contraire est démontré par un grand nombre d'Actes des martyrs, et en particulier par ceux de sainte Perpétue.

Dans son même traité du Jeune Tertullien accuse les catholiques d’une pratique qui eût été certainement répréhensible, si elle avait été générale. Après avoir transformé, avec son imagination grossissante, en orgies les repas modestes que la charité offrait aux détenus chrétiens, il prétend que, pour rendre insensibles aux souffrances ceux dont on redoutait la faiblesse, on leur faisait boire, avant la torture ou le supplice, des liqueurs narcotiques et stupéfiantes. «L’un des vôtres, naguère, écrit-il, à l'heure qui précéda sa comparution, fut tellement frappé d'hébétement par le vin préparé que vous lui faîtes prendre, que sur le chevalet, à peine touché par les ongles de fer, qui, dans son ivresse, lui semblaient seulement le chatouiller, il fut incapable de répondre aux interrogations du magistrat, et, la torture continuant, ne put faire entendre que des sanglots et des hoquets , et mourut dans sa négation ». Si le fait est exact, on doit convenir qu'il est tout à fait exceptionnel : les documents n'ont point conservé la trace d'incidents analogues à celui que raconte Tertullien. Les Actes de saint Fructueux, évêque de Tarragone, martyrisé en 259, disent seuls que «la charité fraternelle» des chrétiens offrit au saint et à ses compagnons marchant au supplice un vin aromatisé, mais ajoutent que les martyrs refusèrent de l'accepter Jésus-Christ mourant sur la croix avait donné l’exemple de ce refus : il détourna ses lèvres du vin mêlé de myrrhe et de pavot que les Juifs avaient coutume de présenter aux condamnés pour les jeter dans l'engourdissement et adoucir leurs souffrances. L’exemple du Sauveur faisait certainement loi pour les chrétiens: les interrogatoires de martyrs que nous avons reproduits d'après des pièces authentiques montrent tous des accusés en pleine possession d'eux-mêmes, et répondant au magistrat en des termes qui, certes, n’indiquent ni l’hébétement, ni la stupéfaction, ni une ivresse artificiellement produite! La raison de leur impassibilité dans les souffrances est tout autre, et Tertullien, dans un ouvrage écrit à une époque où les passions de secte n’obscurcissaient pas encore son esprit, l’explique d’une manière bien différente: «Les membres, dit-il, ne sentent pas la torture quand l’âme est dans le ciel ».

Comme le traité du Jeûne semble avoir été composé entre 207 et 211, les faits auxquels il fait allusion, l’état de persécution qu’il suppose, se rapportent aux années qui suivirent le proconsulat d’Asper, exceptionnellement favorable aux chrétiens. A lui seul, ce traité suffirait à réfuter l’assertion de Dodwell, qui affirme sans preuves, ou plutôt contrairement à toutes les preuves, que la persécution de Sévère ne dura pas au-delà de l’année 204.

 

III

La persécution en Asie.

 

L'édit de 202 fit en Asie de nombreuses victimes. Il eût été surprenant que ces pays déjà plus qu’à demi chrétiens, la Phrygie, la Cappadoce, ne donnassent pas de martyrs. Malheureusement, les documents sur cette époque troublée sont rares, défectueux: on ne possède, pour l’Asie et les provinces environnantes, rien de comparable aux ouvrages de Tertullien ou à la Passion de Perpétue; quelques allusions jetées en passant dans certains écrits contemporains permettent seules de deviner l’intensité de la crise que traversèrent alors les Églises orientales.

Cette crise fut d’autant plus grave que la persécution coïncidait avec la violente secousse imprimée à toutes les chrétientés d’Asie par le mouvement montaniste. La nouvelle secte avait bien des ramifications: on la retrouve à Lyon, elle cherchait à prendre de l’influence à Rome et fut assez puissante en Afrique pour séduire le grand esprit de Tertullien. Mais en Asie, en Phrygie surtout, elle se sentait chez elle, et, de ce foyer toujours incandescent, lançait de toutes parts ses laves brûlantes. De là étaient partis Montan et les deux prophétesses qui l'assistaient; ils vivaient encore sous le règne de Sévère, et ne cessaient d’agiter les esprits. De toutes les sectes qui avaient essayé, depuis deux siècles, de déchirer la robe sans couture du Christ, aucune, dans la situation présente de l’Église, ne pouvait être plus insidieuse et plus redoutable. L’Église essayait de prendre pied dans la société romaine. L’immense population des fidèles était gouvernée par de sages pasteurs connaissant leur temps, sachant user de ménagements envers la société civile, et réprimer les excès du zèle individuel dès qu’ils devenaient compromettants. Les chrétiens comprenaient tous, désormais, que le monde n’était pas condamné à une fin prochaine, et qu’il s’agissait pour les disciples de Jésus, non de vouer au feu une terre souillée de crimes, mais de la purifier par leurs vertus, de l’éclairer par leurs doctrines, de lui faire accepter le joug doux et raisonnable de l’Évangile. Au milieu de ce travail poursuivi sur tous les points du monde civilisé par l’admirable hiérarchie qui gouvernait l’Église, au moment même où les Justin, les Méliton, les Athénagore offraient une main conciliante à l’Empire romain, avait retenti sous Marc Aurèle, dans cette terre de Phrygie, mère de toutes les superstitions, la voix fanatique de l’illuminé Montan. Ce qu’il prêchait, c’était le renversement de l’œuvre patiemment élaborée depuis deux siècles; c’était la substitution de l’individualisme à la hiérarchie, de l’illuminisme au bon sens, le gouvernement retiré aux chefs légitimes pour être remis aux femmes, aux exaltés, aux nerveux; c'étaient en même temps des austérités farouches et maladives substituées aux sages condescendances de la discipline ecclésiastique, l’espoir du pardon enlevé au pécheur, la famille brisée, le mariage honni, le martyre non plus accepté comme un devoir nécessaire, mais recherché avec une précipitation fébrile et une orgueilleuse audace. Toute relation avec la société profane devait être rompue; l’Empire romain était une œuvre de ténèbres, les païens étaient voués à la malédiction, et les saints des derniers jours conviés à se retirer sur quelques points privilégiés de la terre d’Asie, où se bâtissait dans l’ombre la Jérusalem nouvelle, sous le regard des prophètes, des extatiques et des convulsionnaires. Ajoutons qu’au milieu de ces rêves l'esprit pratique ne perdait pas tous ses droits: les chefs de la secte n’étaient pas seulement «des lyres que l’archet de l’Esprit faisait chanter» ils étaient encore d'excellents calculateurs. Les prédicateurs se faisaient payer, et les prophétesses, comme les médiums de nos jours, acceptaient, après chaque séance, les dons des spectateurs qu’elles avaient mis en communication avec le monde invisible. Le montanisme avait, lui aussi, sa « boite à Perrette » : on assure même que ses martyrs n'étaient pas tous de bon aloi, et que, à force de haïr le mariage, quelques-uns de ses ascètes en étaient venus à considérer la débauche comme indifférente.

Quand même ces dernières accusations, émanées d'écrivains orthodoxes, seraient suspectes de quelque exagération, on comprend que les évêques se soient opposés de tout leur pouvoir au développement d'une erreur séduisante comme tout ce qui s’adresse à l’imagination, contagieuse comme tout ce qui donne de l'ébranlement aux nerfs, et d'après laquelle ce n'était plus la sagesse humaine, conduite avec mesure par la grâce divine, mais les continuelles secousses de l’extase qui allaient gouverner le monde religieux. Aussi les montanistes furent-ils, à Rome comme en Orient, frappés d’anathème et séparés de la communion orthodoxe. A l’exception du malheureux Tertullien, tout ce qui comptait dans la science chrétienne se tourna contre eux: les docteurs les plus célèbres, Miltiade, Apollonius d'Hiérapolis, Sérapion d’Antioche, Clément d’Alexandrie, le prêtre romain Caius, réfutèrent leurs rêveries et appelèrent l’attention sur leurs étranges mœurs. Plusieurs évêques les croyaient possédés du démon. Parmi ces derniers était Julien, évêque d'Apamée, ville située au foyer même du mal. Accompagné de son collègue Zotique de Comane, il voulut exorciser Maximilla, l’une des prophétesses de Montan, sombre sibylle qui avait abandonné son mari et parcourait la Phrygie, la bouche pleine d’effrayantes prédictions. Mais l’un des principaux sectaires, Thémisson, qui prétendait au titre de confesseur, réussit à la soustraire à l'examen des deux évêques. Julien, comme on peut le croire, n’en fut que plus ardent à prémunir ses ouailles contre les séductions des nouveaux hérétiques. Il ordonna aux fidèles d’éviter tout rapport avec les disciples de Montan, même en prison. C’était là, en effet, qu’ils étaient le plus dangereux: tel qui, en temps ordinaire, n’aurait fait que rire ou s’indigner de leurs bizarres discours, pouvait être plus disposé à les écouter dans les longs loisirs des cachots, alors que la faim, la soif, les ténèbres, les tortures, l’attente anxieuse du lendemain, abattent ou exaltent, selon les tempéraments, les hommes les plus raisonnables et les plus courageux. Aussi la discipline était-elle inflexible sur ce point. Autant l’Église voyait avec joie la condescendance montrée par les confesseurs aux renégats avec lesquels il leur arrivait quelquefois d’être enfermés, autant elle surveillait d’un œil sévère leurs rapports avec les illuminés montanistes que la persécution rapprochait d’eux. Ce n’était point orgueil ou sécheresse de cœur, mais prudence. Les fidèles le comprenaient, et se conformaient scrupuleusement aux instructions données par leurs pasteurs. Un écrivain du troisième siècle marque avec soin que deux chrétiens d’Euménie, Caius et Alexandre, se trouvant enfermés pour le Christ dans la prison d’Apamée de Phrygie, en même temps que des montanistes, refusèrent d’avoir avec eux aucune communication. Plusieurs martyrologes mettent au 2 mars la fête de ces deux martyrs, que nous croyons, avec Tillemont, avoir péri sous Sévère.

L’évêque qui assistait Julien dans la tentative infructueuse pour exorciser Maximilla était venu exprès de Cappadoce. Le christianisme, «qui s’était allumé dans toute l’Asie Mineure comme un soudain incendie» comptait beaucoup de fidèles dans cette province. Aussi la passion anti-chrétienne y était-elle très vive. Patrie d’Apollonius de Tyane, dont le nom oublié venait de recevoir une célébrité nouvelle du livre de Philostrate; bornée au nord par la Paphlagonie, la Bithynie, le Pont, qui avaient été le séjour de l’imposteur Alexandre d’Abonotique, et restaient pleins de son culte; administrée sous Marc Aurèle par un des plus complets admirateurs du charlatan, le légat Severianus, la Cappadoce, vingt ans plus tard, sous Sévère, était encore remplie de fanatiques: le cri tant de fois poussé par Alexandre: «A la porte les chrétiens!» n’avait pas cessé d’y retentir, comme l'expression des brutales colères de la foule. La persécution y fut acharnée. Claudius Herminianus gouvernait alors la province en qualité de légat impérial. Il se montra d’autant plus cruel que sa femme venait de se convertir à la foi chrétienne, et qu’en obéissant aux ordres de l’empereur il croyait venger une injure domestique. Mais la main de Dieu s’appesantit bientôt sur le persécuteur. Il devint la proie d’une maladie horrible : son corps n’était plus qu’une plaie où fourmillaient les vers, bans ses souffrances, il s’écriait: «N’en dites rien à personne, de peur que les chrétiens ne se réjouissent ou que les chrétiennes n’espèrent! ». Il avoua, en mourant, que la justice divine le punissait d’avoir contraint par les tourments plusieurs d’entre eux à renier leur foi. Quand il expira, ses yeux s’étaient dessillés, et il était presque converti, dit Tertullien. Cependant la mort d’Herminianus ne mit pas fin aux souffrances des Églises de Cappadoce, car l’évêque Alexandre, près de qui s’était, en 202, retiré Clément d’Alexandrie, était encore prisonnier en 211: écrivant cette année môme aux fidèles d'Antioche pour les féliciter d'avoir élu évêque Asclépiade, comme lui confesseur de la foi, il prend dans le titre de sa lettre les qualités de serviteur et de prisonnier de Jésus-Christ, et déclare que la nouvelle de cette élection lui a rendu douces et légères les chaînes dont il est encore chargé.

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

LES DERNIERS TEMPS DE LA PERSÉCUTION. — CARACALLA.

 

 

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)