Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |
CHAPITRE II
L’EDIT DE 202
Après avoir pris Babylone, Séleucie, Ctésiphon, Sévère,
remontant la rive droite du Tigre, était arrivé devant la puissante ville
d’Hatra, qui, une première fois, repoussa Trajan. Sévère ne fut pas plus
heureux : ses légions, jusque-là victorieuses, ne purent franchir les
imprenables murailles de la cité arabe. Ce premier insuccès ne lui fit point
abandonner le séjour de l’Orient. Époux de la Syrienne Julia Domna, né lui-même en Afrique, peu aimé des Romains, il ne
se sentait retenu par aucun lien, rappelé par aucun souvenir dans cette
capitale de l’empire dont ses prédécesseurs, les Césars, les Flaviens, les
Antonins, ne s’éloignaient qu'à regret. Au troisième siècle, les empereurs s’habitueront
à vivre longtemps hors de Rome, jusqu'au jour où d’autres cités, en Asie ou en
Europe, deviendront leur résidence officielle, comme si une force secrète, au
service d'un dessein providentiel, devait les repousser peu à peu de la grande
ville , destinée à devenir l'apanage d'une majesté plus haute que la leur.
Sévère commença ce mouvement de retraite. A l’époque de son règne où nous
sommes arrivés, il n'avait encore fait que trois séjours à Rome : un de trente
jours, en 193, un second, très court, entre la guerre d'Orient et la guerre des
Gaules, en 196, un autre de cinq ou six mois, en 197. Il se trouvait mieux en
Orient. Aussi, fatigué de la guerre des Parthes, plutôt qu’ému de l’échec
d'Hatra, voyagea-t-il pendant plusieurs années en Egypte, en Arabie, en Asie
Mineure, s’enquérant de tout, des arts, des monuments, des coutumes, des
religions, non en touriste comme Hadrien , mais en politique attentif et
jaloux. Entouré de son conseil de jurisconsultes, il gouvernait, légiférait,
envoyant sur tous les points de l’empire décrets et rescrits, réglant sur place
les affaires locales, de loin les intérêts généraux dont le centre restait à
Rome. En 202, il visita la Palestine. «Pendant son voyage, dit Spartien, il
donna de nombreuses lois aux habitants de ce pays. Il défendit sous de grandes
peines de se faire juif, et rendit le même décret par rapport aux chrétiens».
Il est regrettable que l’historien n’ait point donné des
détails plus précis sur un acte qui fit entrer dans une phase nouvelle les
rapports de l’État et de l'Église, et inaugure dans l’histoire des persécutions
une période à part, différente sous beaucoup de rapports de celle dont nous
avons esquissé le tableau. Cependant une étude attentive permet de suppléer aux
lacunes de Spartien, de comprendre le sens de redit de Sévère, et d’en
déterminer la portée.
Je ne m’arrêterai point à discuter longuement une opinion
récemment émise, d’après laquelle la prohibition par Sévère de la propagande
juive et chrétienne aurait été une mesure spéciale à la Palestine, demeurée
sans effet pour le reste de l'empire. Le texte de Spartien n’a pas cette
signification restreinte. «Pendant le voyage, dit-il, Sévère donna de
nombreuses lois aux habitants de la Palestine», puis il ajoute: «Sévère défendit
sous des peines très graves de se faire juif ou chrétien». Rien ne fait
supposer que cette proposition soit une dépendance nécessaire de la première,
ou même ait avec elle un lien quelconque: il y a là, non une seule phrase,
qu’il suffirait de couper en deux par une virgule, mais deux phrases bien
distinctes, entre lesquelles il convient de placer un point. A la rigueur, on s’expliquerait
que Sévère ait interdit en Palestine plutôt qu’ailleurs la propagande juive.
Les habitants de ce pays avaient, quand son autorité n’était pas encore bien
affermie, essayé de reprendre quelque indépendance, et de peser dans la balance
des partis: ils s’étaient prononcés avec éclat pour Niger, quoique Niger ne les
aimât pas, et avaient frappé des monnaies à son nom. Nisibe, place de sûreté
donnée par les Parthes aux Juifs, avait été par eux fortifiée, et avait dû être
enlevée de vive force par l’empereur. Plus tard, mécontents de ce que Sévère,
pour les punir, eût retiré à Naplouse son droit de cité, et donné à Samarie le
rang et les privilèges d’une colonie romaine, ils avaient repris avec cette
dernière ville leur querelle séculaire et commencé contre elle une lutte à main
armée. Bien que Sévère leur eût pardonné tant de méfaits, il pouvait avoir le
désir de mettre désormais les Juifs de la Palestine, dont l’influence s’était
étendue jusqu’en Mésopotamie, et qui traitaient d'égal à égal avec les Parthes,
hors d’état de redevenir, par la propagande religieuse, une puissance politique
et une nation. Mais le libre développement du christianisme ne pouvait lui
donner plus d’ombrages dans ce coin de la Syrie que dans le reste de l’empire.
Les chrétiens ne furent jamais, en Palestine, dangereux pour le pouvoir: jamais
on ne les voit mêlés aux Juifs dans les fréquentes révoltes de ces derniers:
loin de là, aux yeux d’un politique intelligent, et assurément Sévère mérite
cette qualification, ils formaient, par leur modération, leur patience, leur
éloignement systématique des compétitions et des partis, un contrepoids utile à
la turbulence de la nation juive, toujours frémissante et rongeant son frein.
Vouloir étouffer le christianisme en Judée, en le laissant subsister dans le
reste de l’Empire, eût été une entreprise absurde, à laquelle un souverain
sérieux n’aurait jamais songé. En ce qui concerne les chrétiens, l’édit de
Sévère, rapporté en termes vagues par Spartien, ne se comprend que s’il
constitue un acte de persécution universelle, une guerre déclarée à l’Église
sur tous les points de l’Empire: réduit aux proportions d’une mesure exclusivement
locale, applicable aux seuls fidèles domiciliés dans la Palestine, il serait
inexplicable. â moins d’y voir un acte analogue au rescrit de Trajan à Pline,
qui, bien qu’adressé au gouverneur de la Bithynie, fit loi pendant un siècle
dans tons les pays soumis à la domination romaine.
La mesure législative que nous fait connaître Spartien ne
se rattache donc à la Palestine que par sa date: elle fut, comme le contexte
l’indique, rendue pendant que Sévère voyageait dans ce pays, c’est-à- dire en
202. Y eut-il un seul édit applicable tout à la fois aux Juifs et aux
chrétiens? Y eut-il deux édits séparés, l’un prohibant la propagande juive,
l’autre prohibant la propagande chrétienne? J’incline vers cette dernière
solution, pour deux motifs. Le premier, c’est qu’il n’est peut-être pas
impossible de reconstituer, sinon dans ses termes mêmes, au moins dans sa
teneur générale, la disposition relative aux Juifs. «Les citoyens romains qui
se laissent circoncire, eux et leurs esclaves, selon le rite des Juifs, sont relégués
à perpétuité dans une île, après avoir eu leurs biens confisqués: les médecins
qui ont fait l’opération sont punis de mort. Les Juifs qui ont circoncis des
esclaves achetés, étrangers à leur nation, doivent être déportés ou punis de
mort». Ces lignes sont extraites des Sentences de Julius Paulus, jurisconsulte
contemporain de Sévère: il n’a probablement fait que reproduire l’édit de cet
empereur sur la propagande juive, édit qui n’aurait d’ailleurs rien d’original,
et ne serait que la remise en vigueur d’un rescrit d’Antonin le Pieux. Le
second motif qui me porte à distinguer la disposition relative aux Juifs de
celle qui eut les chrétiens pour objet, c’est que les documents postérieurs
montrent le judaïsme aussi ménage sous le règne de Sévère que sous les règnes
précédents, tandis que le christianisme est violemment persécuté. Une
ordonnance contemporaine ou à peu pris de 202 témoigne de ces ménagements: «Le
divin Sévère et Antonin (Caracalla), lisons-nous au Digeste, ont permis à ceux
qui suivent la superstition judaïque d’obtenir des charges publiques, en les
exemptant des nécessités qui pourraient blesser leur conscience religieuse». Il
y a plus: la propagande juive fut si mollement réprimée sous le règne de
Sévère, qu’on vit, pendant la persécution de cet empereur, des chrétiens trop
lâches pour braver les supplices, trop attachés cependant au culte d’un Dieu
unique pour brûler de l’encens devant les idoles, se réfugier au sein du
judaïsme: témoin ce Domninus dont Eusèbe raconte
l’histoire, qui abjura le christianisme pour se faire juif, et auquel saint
Sérapion, évêque d’Antioche de 190 à 214, écrivit pour l’exhorter au repentir.
Le contraste entre cette extrême indulgence pour le judaïsme et l’impitoyable
rigueur avec laquelle les disciples de l’Évangile furent poursuivis pendant
toute la suite du règne de Sévère empêche de mettre sur la même ligne les
mesures prises par cet empereur relativement à la propagande des Juifs et des
chrétiens : il se borna à défendre aux premiers de pratiquer sur des personnes
étrangères à leur race le rite matériel de la circoncision; il tenta de couper
court à tout recrutement de l’Église chrétienne, c’est-à-dire de frapper
celle-ci aux sources mêmes de son activité et de sa vie, dans l’accomplissement
du précepte évangélique inhérent à son existence : «Allez, enseignez et
baptisez».
Telle est la véritable portée de l’acte de Sévère. On
doit y reconnaître plus qu’une atteinte à la liberté de conscience: ce fut un
édit formel de persécution. Jusqu’au commencement du troisième siècle, les lois
existantes avaient paru suffire contre les chrétiens: elles avaient fait de
nombreux martyrs. Cependant elles n’avaient pu entraver le développement de
l’Église. Sévère reconnaît le premier leur inefficacité. Il se résout à frapper
un grand coup, et à trancher dans sa racine un progrès dont s’inquiète sa
méfiante et jalouse politique. Il défend alors de faire des chrétiens, ou de se
faire chrétien, car l’expression employée par Spartien pour résumer l’édit de
Sévère, christianos fieri, a ce double sens, et enveloppe dans la même qualification criminelle les
convertisseurs et les convertis. Une arme nouvelle est ainsi dirigée contre les
disciples de l’Évangile. Jusque-là, pour mettre la loi en mouvement contre eux,
il avait fallu courir les risques d’une accusation régulière, conformément au
rescrit de Trajan. Désormais, il en sera encore ainsi pour les chrétiens
d’origine, qui se seront abstenus de toute propagande; mais de plus les
convertis et les complices de leur conversion seront soumis à une législation
spéciale: contre eux les magistrats pourront agir d’office, en dehors de toute
accusation émanant d’un particulier; pour cette catégorie de chrétiens, une des
garanties du rescrit de Trajan sera effacée. Or cette catégorie de chrétiens
est très considérable au troisième siècle : à cette époque, la naissance
introduit déjà dans l'Église de nombreux rejetons de familles où la foi est
devenue héréditaire, des « chrétiens de race », des « fidèles issus de fidèles »,
comme on disait avec quelque orgueil; mais le mouvement des conversions y fait
entrer en foule encore plus grande
Des enfants qu’en son sein elle n’a pas portés.
et c’est dans ce sens que doit être entendu un mot de
Tertullien, excessif dans la forme, vrai au fond : «On ne naît pas chrétien, on
le devient».
Pour apprécier complètement l’acte de Septime Sévère, et
en bien comprendre la place dans l’histoire, il reste à chercher le motif qui
poussa son auteur dans la voie nouvelle où le monde romain devait marcher après
lui pendant un siècle. Quel événement lui ouvrit les yeux, et changea le prince
tolérant des premières années en persécuteur? Nous avons indiqué les symptômes
qui durent, au commencement du troisième siècle, attirer sur l’Église les
regards des hommes politiques: le grand accroissement numérique des fidèles, la
constitution de la propriété ecclésiastique, la forme corporative adoptée par
les communautés chrétiennes qui voulaient devenir aptes à posséder. De ces
trois faits par lesquels se manifestait le succès des doctrines nouvelles, le
premier seul parait avoir préoccupé Sévère. Rien, dans l’histoire de la
persécution qui suivit l’édit de 202, ne porte à croire qu’il se soit attaqué à
la propriété ecclésiastique; ni lui, ni aucun de ses successeurs jusqu’à
Valérien, pas même Dèce, le plus acharné de tous, ne contesta aux chrétiens le
droit de posséder leurs immeubles funéraires, d’y enterrer leurs défunts en
temps de paix, leurs martyrs en temps de guerre; la première moitié du
troisième siècle laissa les cimetières intacts, malgré les impatiences de la
populace païenne. Pendant la même période, l’Église, en tant que corporation,
ne fut pas davantage attaquée, c’est-à-dire que les persécuteurs n’essayèrent
pas encore, avant le milieu du siècle, de dresser l’inventaire de ses biens, de
saisir la caisse commune, de confisquer le patrimoine corporatif, de dissoudre
comme association civile l’Église déjà proscrite comme société religieuse: la
dernière partie du troisième siècle verra seule des actes de cette nature. Ce
qui parait avoir frappé Sévère, et avec lui tous les magistrats, tous les
politiques de son temps, c’est donc seulement le grand nombre des chrétiens, la
rapidité prodigieuse avec laquelle ils se multipliaient, attirant tout à eux,
âge, condition, dignité, et en même temps la parfaite discipline, l’exacte
hiérarchie qui présidaient à leur développement. Refusant d’entendre ou de
croire toutes les voix qui, s’élevant de chaque communauté chrétienne, sortant
avec éclat du sein de chaque Église, témoignaient en faveur de la loyauté
politique des disciples du Christ, oubliant la justice que lui-même leur avait
autrefois rendue, Sévère ne voulut plus voir qu’une chose: les conquêtes de
l’Évangile, le flot grossissant du peuple chrétien. Ce flot avait beau s’arrêter
docilement au point où commence le domaine de l'État: l’État, en 202, se
croyait à la veille d’être submergé, s’il n’élevait contre la marée montante de
la vérité et de la vertu une barrière plus forte que celles qu’on lui avait
opposées jusque-là, s’il ne construisait une digue menaçante qui vint l’arrêter
et la briser.
Telle fut, selon toute apparence, la pensée à laquelle
obéit Sévère quand il promulgua un édit prohibant sous les peines les plus
graves la propagande chrétienne, et donna ainsi le signal de la persécution
officielle et systématique, c’est-à-dire d’un changement radical dans la
jurisprudence suivie par l’Empire romain au sujet des chrétiens depuis un
siècle.
II
SÉVÈRE EN ÉGYPTE.
Premières applications de l’édit.
Sévère avait daté de Palestine cet acte considérable.
L’itinéraire qu’il s’était tracé le conduisit ensuite, à travers l’Arabie,
jusqu’en Égypte. Il séjourna quelque temps à Alexandrie. La grande ville, dont
la turbulente activité n’amena qu’un sourire dédaigneux sur les lèvres d’Hadrien,
semble avoir frappé de respect la raison plus calme de Sévère. Il lui octroya
un sénat et des magistrats autonomes, faveur dont jouissaient peu de cités
égyptiennes. C’était reconnaître son importance politique, et lui donner une
marque de confiance. Pourtant, dans la vie intellectuelle et religieuse
d’Alexandrie, quelque chose dut déplaire à l’empereur. Le christianisme y
comptait de nombreux disciples parmi les gens d’étude. Grâce à Pantène, puis à
Clément, le didascalée était devenu une véritable
université chrétienne, en même temps qu’un des plus actifs foyers scientifiques
du monde romain. Un tel fait, dont on ne trouvait pas l’équivalent ailleurs, ne
manqua pas d’attirer les regards de Sévère, et plus encore de ses conseillers,
de la cour de lettrés, de philosophes, de jurisconsultes et de femmes savantes
qui l’accompagnait dans ses voyages.
On se préoccupait beaucoup, dans cette cour, de la part
que le christianisme commençait à prendre dans la direction des intelligences.
Là où l’empereur, avec sa rudesse de soldat africain, ne voyait qu’une question
de chiffres, l’accroissement de la population chrétienne au détriment de la
population païenne, et l’influence se déplaçant avec le nombre, des esprits
plus délicats et plus déliés apercevaient un péril d'une autre nature. Le
paganisme, qui n’avait point de doctrines, croulait devant les fermes doctrines
des chrétiens, comme un amas de pierres mal jointes devant le bélier qui les
frappe. Sa mythologie elle-même, si brillante, mais si inconsistante et si
contradictoire, fondait peu à peu sous les rayons lumineux qui s’échappent de
la figure historique et vivante du Christ. En vain le cénacle lettré que
présidait Julia Domna, entourée de sa sœur et de ses
charmantes nièces syriennes, crut pouvoir susciter au Christ un rival en
inspirant au rhéteur Philostrate sa Vie d’Apollonius: le demi-dieu tout
oriental sorti de ce livre de salon fut honoré dans les laraires impériaux, eut
quelques temples, devint dans la bouche de beaucoup de païens un argument
contre le christianisme, mais ne parla jamais à l’esprit et au cœur du peuple.
L'Évangile demeura, pour les masses souffrantes comme pour les esprits élevés,
un livre historique, tandis que l’Évangile païen composé par Philostrate ne
fut, même pour ceux qui s’en servaient, qu'une légende ajoutée à tant d’autres,
une vaine parodie des livres chrétiens, une tentative avortée pour rajeunir la
mythologie classique par l’introduction de l’élément oriental et du mysticisme
syrien.
Dédaignant cette attaque insidieuse, la science
chrétienne marchait en avant. C’est à Alexandrie qu’elle prit décidément
position. Pendant le deuxième siècle, les écrivains qui avaient parlé au nom
des chrétiens furent surtout des avocats plaidant devant les pouvoirs publics
la cause de coreligionnaires persécutés: un seul, Justin, avait montré la voie
que devrait suivre la philosophie chrétienne dès qu’un peu de répit serait
laissé aux disciples de l’Évangile. Les maîtres chrétiens d’Alexandrie s’y
engagèrent intrépidement pendant les années paisibles de la fin du deuxième
siècle. Le fondateur de leur école, le Sicilien Pantène, est un autre Justin,
comme lui passé du paganisme à la philosophie et de la philosophie à l’Évangile
: son disciple Clément l’a nommé «l’abeille de Sicile» et vraiment il mérite
d’être appelé ainsi, car non seulement il commentait l’Évangile dans la langue
de Théocrite, mais encore, semblable à l’abeille, il prenait à toutes les
doctrines leur plus pur miel pour en former le rayon exquis de sa philosophie.
Clément l’imita: son enseignement concilie largement la raison et la foi,
empruntant, dit-il, à la première ses rayons épars pour les concentrer dans la
seconde comme dans un verre dont le foyer grossissant en double l’intensité. A
ses yeux, les sciences profanes ont préparé les voies au Christ, elles ont été
« le pédagogue » qui, faisant l’éducation de l’esprit humain, l’a rendu capable
de recevoir la loi divine, et a peu à peu mené les âmes à leur vrai maître. Il
salue dans le Logos entrevu par Platon le Verbe que devait révéler saint Jean.
Au moment où Sévère visita Alexandrie, l’enseignement de Clément jetait son
plus vif éclat; on désertait pour l’entendre les frivolités littéraires du
Musée; à ses leçons se pressaient des auditeurs de toute provenance et de tout
rang : sur les mêmes bancs s’asseyaient des étudiants chrétiens, des philosophes
en renom, de grandes dames, les représentants les plus distingués de toutes les
aristocraties, celle de l’âme, celle de l’intelligence, celle de la naissance
ou de la fortune. Le souverain effrayé et jaloux qui venait d’interdire la
propagande chrétienne prêta certainement une oreille docile aux conseillers qui
lui montrèrent avec inquiétude ou dépit les conquêtes que faisait sous leurs
yeux la nouvelle philosophie. La persécution qui, selon Eusèbe, sévit en Égypte
dans la dixième année du règne de Sévère, Laetus étant préfet, et Démétrius
gouvernant l’Église d’Alexandrie, coïncide très probablement avec le séjour de
l’empereur dans la métropole des bords du Nil. On fit sans doute alors, devant
lui, la première application et comme la première expérience de l’édit qu’il
avait rendu peu de mois auparavant.
Le soin avec lequel Eusèbe mentionne le préfet qui
administrait alors l’Égypte permet de supposer que ce fonctionnaire s’efforça
de flatter l’empereur par la manifestation d’un zèle empressé et d’une cruauté
intéressée. A en juger par ce que nous savons de son histoire, c’était un
triste personnage; il deviendra sous Caracalla second préfet du prétoire, sera
le conseiller et le complice du meurtre de Géta; peu
de gens le plaindront quand, par un brusque retour d'une volonté mobile, le
fratricide couronné le sacrifiera ensuite aux mânes de sa victime. Un tel homme
n’éprouva sans doute, dix ans plus tôt, aucun scrupule à seconder Sévère dans
la poursuite des chrétiens: il dut saisir avec joie l’occasion de faire de leur
supplice un échelon à la fortune qui devait le porter si haut, puis le
précipiter un jour d’une chute si lamentable.
L’illustre chef de l’école d’Alexandrie professait sur le
martyre les principes à la fois courageux et prudents que l’Église travailla
toujours à faire prévaloir contre un double courant d’idées, qui n’allait à
rien moins qu’à fausser le sens et affaiblir la portée du grand témoignage
rendu, depuis deux siècles, à la divinité du Christ par le sang d’innombrables
fidèles. Aux hérétiques qui soutenaient l’inutilité du martyre et prétendaient
que celui qui confesse Dieu aux dépens de sa vie est homicide de soi-même,
Clément répondait avec le dédain que mérite seul une objection inspirée par un
mélange inouï d’hypocrisie et de lâcheté. Mais aux téméraires et aux
présomptueux qui couraient s’offrir d’eux-mêmes à l’épreuve, sans être sûrs d’y
pouvoir résister, Clément rappelait avec douceur qu’il ne faut pas tenter Dieu:
«Lorsque le Seigneur nous dit: Quand on vous poursuivra dans une ville, fuyez
dans une autre, il ne nous conseille pas de fuir la persécution comme un mal,
ni de craindre la mort; mais il veut nous empêcher d’être cause ou participants
du péché de ceux qui nous persécutent. Celui qui ne lui obéit pas est
téméraire, car si le meurtre d’un homme de Dieu est un péché contre Dieu, celui
qui s’expose en ne fuyant pas la persécution se rend aussi coupable». Il
recommandait aux vrais chrétiens de ne point imiter les marcionites qui ne
permettaient pas de fuir, mais s’empressaient de se livrer, désirant la mort
par haine du Créateur. Conformant sa conduite à ses conseils, et donnant
l’exemple après le précepte, Clément sur lequel, plus que tout autre, allait
tomber la persécution, puisque son enseignement était un des principaux
instruments de la propagande prohibée par l’édit de Sévère, se hâta de se
retirer en Cappadoce, où il devait être moins en vue: il y séjourna auprès de
son disciple l'évêque Alexandre, dont il administra l’Église quand celui-ci eut
été mis en prison pour la foi.
L'école d’Alexandrie serait peut-être demeurée muette si
un jeune homme intrépide n’était venu, au milieu même de la persécution,
renouer les traditions de science sacrée que la retraite de Clément laissait
interrompues. Tout enfant, Origène s’était distingué par une ferveur
extraordinaire et un amour ardent de l’étude. Quand l’heure du combat eut
sonné, et que son père Léonide eut été jeté en prison, en même temps qu’un
grand nombre de confesseurs amenés de la Thébaïde et de toutes les parties de
l’Égypte, le courageux étudiant fut saisi de la passion du martyre. Il fallut
que sa mère, déjà à demi veuve, cachât ses vêtements pour l’empêcher d’aller se
dénoncer lui-même. II se dédommageait en adressant à son père des lettres
enflammées, l’exhortant à marcher intrépidement au supplice, le conjurant de ne
point se laisser ébranler par le souvenir des siens. Après la mort de Léonide,
Origène se trouva l’unique soutien de sa mère et de ses frères. Il se fit
d’abord grammairien, puis, ayant été chargé, à dix-huit ans, de l’instruction
des catéchumènes, il abandonna toute autre étude pour se donner tout entier à
la science sacrée. Mais, dans cette époque de crise, le catéchiste n’enseignait
pas seulement à ses élèves à bien penser, ou même à bien vivre, il leur
apprenait encore, et surtout, à bien mourir. Du pied de la chaire du jeune maître
on se levait pour marcher au martyre: pendant la préfecture de Laetus, puis
d'Aquila, le sang des disciples d’Origène coula plus d'une fois pour le Christ.
Eusèbe nomme parmi eux Plutarque, Serenus, brûlé vif,
le catéchumène Héraclide, le néophyte Héron, un autre Serenus,
décapités. Origène les visitait dans la prison, les accompagnait devant les
tribunaux, les suivait jusqu’au lieu du supplice, et faillit même être tué par
la foule comme le véritable auteur de la mort d’un de ses disciples,
responsabilité dont il était sans doute fier devant Dieu.
Comment Origène, qui s’exposait sans cesse, que le peuple
connaissait et allait menacer jusque dans sa maison, fut-il cependant épargné par les magistrats, bien que par son enseignement, réunissant
au pied de sa chaire non seulement de vieux chrétiens, mais des catéchumènes,
des néophytes, et même des païens, il contrevint tous les jours à l’édit de
Sévère? Eusèbe a négligé de nous le dire, et nous ne saurions l'expliquer à une
si grande distance des événements : peut-être eut-on pitié de sa jeunesse, peut-être fut-on touché de sa
science et de son courage, peut-être des magistrats qui n'étaient point
étrangers à tout sentiment d’humanité refusèrent-ils d’enlever à une mère déjà frappée
par le martyre de son époux le glorieux fils resté son unique soutien.
Cependant la persécution qui passait, sans le toucher, si
près du courageux docteur, atteignait d’autres savants, comme Athénogène, qui,
condamné au supplice du feu, marcha au bûcher en chantant un hymne, recueilli
comme un legs par ses disciples; mais elle frappa surtout des humbles, des
inconnus, et jusqu'à des femmes: une catéchumène nommée Héraïs, qui parait
avoir suivi les leçons d’Origène, reçut, dit Eusèbe, le baptême du feu. Une
jeune vierge aussi pure que belle, Potamienne, fut traduite vers le même temps
avec sa mère Marcelle devant le tribunal du préfet Aquila. Elle était esclave:
son maître avait conçu pour elle une violente passion, et, furieux de ne
pouvoir triompher de sa vertu, l’avait dénoncée comme chrétienne. On sait quel
était le mépris des Romains pour la conscience et la pudeur des esclaves; aussi
ne rejetterai-je point comme invraisemblable ce mot mis par Palladius dans la bouche du préfet: «Allons, obéis à la volonté de ton maître, ou je te
fais précipiter dans une chaudière de poix bouillante». Mais l’esclave était
chrétienne; elle répondit: «Comment peut-il y avoir un juge assez inique pour
m’ordonner d’obéir à la débauche et au libertinage d’un maître?». Eusèbe ne
rapporte point cet incident : il dit seulement que le préfet menaça Potamienne
de la livrer à la brutalité des gladiateurs. Mais ni les menaces ni les
tortures ne purent vaincre la ferme résolution de la jeune fille: on la
condamna à périr avec sa mère par le feu. Une chaudière remplie de bitume
enflammé était préparée auprès du tribunal. Le préfet ordonna de dépouiller
Potamienne et de l’y jeter. La vierge obtint de garder ses vêtements, et,
plongée lentement dans la fournaise, elle mourut après une longue agonie.
En mourant, elle avait conquis au Christ un des
appariteurs du préfet, disciple d’Origène, bien qu’encore païen. Il se nommait
Basilide. Ce fut à lui que revint la tâche pénible de conduire la vierge vers
la chaudière où elle devait consommer son martyre. Par le respect et la
compassion qu’il lui montrait, par le soin avec lequel il écartait d’elle les
outrages de la foule grossière, il toucha le cœur de la condamnée. «Aie bon
courage, lui dit Potamienne; après ma mort j'obtiendrai du Seigneur ton salut,
et je récompenserai bientôt ta bienveillance». Peu de temps après, un serment
lui ayant été, on ne nous dit pas pour quelle cause, demandé par les autres
appariteurs : «Il ne m’est pas permis de jurer, répondit-il, car je suis
chrétien, je le déclare hautement». Ses compagnons crurent à une plaisanterie ;
mais ils s’aperçurent promptement que Basilide était sérieux. Ils le
conduisirent alors au préfet, qui le fit jeter en prison. Les chrétiens
vinrent, selon l’usage, l’y visiter; et comme ils s’étonnaient de cette
conversion subite: «Potamienne, dit-il, m’est apparue, la troisième nuit après
son martyre: elle m’a posé une couronne sur la tête, et m’a dit qu’elle avait
prié Dieu pour moi, et avait été exaucée : elle a ajouté que bientôt je
monterais au ciel». Les chrétiens lui donnèrent alors le baptême, et, le
lendemain, ayant glorieusement confessé le Christ, il fut décapité.
«Il est, a-t-on dit très bien, des âmes qui, pour ne pas
paraître complices des bourreaux, se font généreusement complices des victimes.
Le fait du soldat Basilide et d’autres, subitement convertis devant le tribunal
ou sur le lieu du supplice, est un trait trop profondément humain pour qu’on
hésite à l’accepter comme historique». Mais il s'y joint un trait divin, que
l’histoire ne doit pas repousser sans examen : l’apparition de Potamienne à
Basilide, et en même temps, dit Eusèbe, à plusieurs autres citoyens d’Alexandrie
qui furent, comme lui, conquis à la foi. Origène était alors à Alexandrie, très
mêlé à la vie des martyrs et au mouvement des conversions. Si ces faits
merveilleux se sont réellement passés, il en a certainement eu connaissance; et
s’il en a eu connaissance, son témoignage doit être pris en considération par
l'historien qui ne repousse pas à priori le surnaturel. Or, l’illustre
et sincère docteur, qui avait tous les courages, y compris celui de braver les
sarcasmes des païens et des libres penseurs de son temps, parait y faire
clairement allusion dans le passage suivant de son livre Contre Celse :
«Je ne doute pas que Celse, ou le juif qu'il fait parler,
ne se moque de moi, mais cela ne m’empêchera pas de dire que beaucoup ont
embrassé le christianisme comme malgré eux, leur cœur ayant été tellement
changé par quelque apparition, soit de jour, soit de nuit, qu’au lieu de
l’aversion qu’ils avaient pour notre doctrine, ils l’ont aimée jusqu’à mourir
pour elle. Nous connaissons beaucoup de ces changements; nous en sommes
témoins, nous les avons vus nous-mêmes. Il serait inutile de les rapporter en
particulier, puisque nous ne ferions qu’exciter les railleries des infidèles,
qui voudraient les faire passer pour des fables et des inventions de notre esprit.
Mais je prends Dieu à témoin de la vérité de ce que je dis: il sait que je ne
veux pas accréditer la doctrine toute divine de Jésus Christ par des narrations
fabuleuses, mais seulement par la vérité, l’évidence, et des arguments
incontestables »
Qu’ajouter à des paroles si fortes, émanées d’un si grave
témoin? Nous retrouverons des faits semblables, attestant l’intervention de
Dieu dans les combats de ses saints, en étudiant la suite de la persécution de
Sévère, et en passant de l’Égypte, où elle débuta, à l’Afrique proconsulaire,
sur laquelle elle déchaîna toutes ses fureurs.
CHAPITRE TROISIÈME.
LA PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.
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LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |