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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)

 

CHAPITRE PREMIER.

LES CHRÉTIENS AU COMMENCEMENT DU RÉGNE DE SEPTIME SÉVÉRE.

I.

L’Église et le droit d’association.

 

La Rome des Césars, des Flaviens et des Antonins mit une lenteur surprenant á découvrir la cité spirituelle qui grandissait dans son sein. Pendant un temps assez long, les chrétiens n'avaient pas été distingués des Juifs par l’œil de la police, et avaient tiré profit de cette confusion (1); mémé après que les différences qui séparent un chrétien d’un juif eurent été aperçues, la société nouvelle ne se révéla pas encore. Sur l’initiative d’un accusateur particulier, conformément aux rescrits de Trajan, d’Hadrien, d’Antonin, de Marc Auréle, on saisissait de temps en temps, pour les trainer dans les prétoires, les livrer au glaive, au bucher ou aux bêtes, des hommes de tout âge et de tout rang qui avaient abandonné les dieux de l’empire et faisaient profession d’adorer un Dieu unique, sans pouvoir se réclamer de la tolérance dont jouissait en vertu des traités la religion nationale des Juifs : mais les païens ne pénétraient pas dans le secret de la foi qui animait ces transfuges de leur culte, et nul regard profane n’était descendu dans les entrailles de la cité sainte où se formait le nouveau peuple de Dieu. L’an 163, le préfet de Rome Junius Rusticus, celui qui fit lire les écrits d’Epictète á Marc Auréle et auquel, en souvenir de ce bienfait, l’empereur philosophe voua une reconnaissance éternelle, ne connait pas mieux que son illustre élève les chrétiens déférés á son tribunal. Il demande naïvement a saint Justin en quel lieu se rassemblaient ses coreligionnaires, comme s’il se fût agi d’un obscur conciliabule de quelques personnes, et semble confondre avec l’école du martyr et la petite réunion de ses disciples la chrétienté de Rome tout entière. Le magistrat ne soupçonnait pas ce qu’était l’Église.

Celle-ci ne se dégagea tout á fait des ténèbres et n’apparut avec une entière clarté aux regards de l’État que vers le commencement du troisième siècle. Des faits extérieurs, qui n’appartenaient plus seulement au domaine de la conscience, mais touchaient à l’ordre social et politique, révélèrent au pouvoir l’existence et la constitution de la société nouvelle, et lui imposèrent l'alternative ou d’une tolérance légale, ou d’une guerre déclarée non aux individus, comme précédemment, mais a l’association même dont ils faisaient partie.

Pendant tout le second siècle, la population chrétienne s’était considérablement développée, malgré de cruelles souffrances et des alertes continuelles. La tranquillité inaccoutumé dont jouit l'Eglise sous le régné de Commode accéléra ce mouvement, en permettant aux fidèles de se multiplier sans obstacles. Au moment où Septime Sévère devint empereur, les chrétiens étaient très nombreux, non seulement dans ces provinces d’Asie où la foi se répandit dès la première heure, mais encore en Italie, en Espagne, en Gaule, en Germanie, en Bretagne, en Afrique. A la distance ou nous sommes places, connaissant les événements qui suivirent, et le dénouement du grand drame dont les hommes du troisième siècle savaient a peine les premières péripéties, nous apercevons plus clairement qu’eux-mêmes le vide qui se faisait dans le monde païen. Mais déjà les observateurs attentifs commençaient à se préoccuper des succès de la propagande évangélique. Ils voyaient les forces vives, les âmes généreuses, tout ce qui croit, aime, se dévoue, bientôt tout ce qui médite et ce qui pense, se précipitant d’un élan chaque jour plus rapide hors des cadres de la religion officielle, et s’agrégeant á une société qui osait prendre le titre d’Église catholique, c’est-à-dire d’assemblée universelle. La vie qui coulait abondamment dans son sein n’y pouvait rester cachée, et se manifesta de temps en temps au dehors : en 196, quand la date de la Pâque fut débattue, l’autorité romaine n’avait pu ignorer les conciles qui se rassemblèrent dans toutes les parties de l'empire, á Rome, en Gaule, en Palestine, dans l’Achaie, le Pont, l’Osroène, la Mésopotamie, l’Asie proconsulaire; quatre ans plus tard, le proconsul d’Afrique fut sans doute averti de la réunion d'un synode de soixante-dix prélats autour de l’évêque de Carthage. A défaut de renseignements de police, le langage des chrétiens eux-mêmes eut suffi á éveiller l’attention du pouvoir. C’est au public lettré, c’est aux magistrats que s’adressait Tertullien quand, avec plus de sincérité que de prudence, il montrait la population chrétienne remplissant tout, les cités, les lies, les châteaux, les municipes, les conseils, les camps, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum, et faisait remarquer la patience de ses frères, assez répandus pour se venger par surprise, s’ils l'avaient voulu, assez forts et assez nombreux pour agir en ennemis déclarés, si leur religion comme leurs sentiments intimes ne le leur avaient interdit.

La multitude des fidèles ne frappait pas seule les regards des païens; dans la société longtemps obscure et dispersée qui avait grandi á l’ombre de l’Evangile, ils devinaient maintenant un corps actif, vivant, organisé : entre tous les indices, le plus révélateur avait été la constitution de la propriété ecclésiastique. Quand l’Église fut devenue maitresse de domaines appartenant non plus á tel ou tel chrétien, mais, selon une expression employé plus tard dans les documents officiels, au corps des chrétiens, il fut impossible de fermer les yeux sur l’importance d’une telle association. Deux siècles s’étaient écoulés avant qu’elle se trouvât nantie d’une fortune immobilière et prit, pour ainsi dire, racine dans lo sol. Les premières communautés n’en avaient pas éprouvé le besoin. Pour que la société chrétienne songeât á posséder des immeubles, ce qui l’obligeait á revêtir vis-à-vis de l'État une personnalité distincte des individus qui la composaient, il fallut un cas de force majeure. Ce fut la nécessité d’assurer la sépulture de ses morts, dont le nombre augmenta naturellement á mesure que les conversions se multipliaient, qui la conduisit á acquérir peu à peu des possessions territoriales, et á chercher les moyens de les administrer conformément aux lois.

A l’époque romaine, la promiscuité des sépultures était également odieuse aux païens et aux chrétiens. Personne n'acceptait l’idée de reposer après la mort cote a cote avec des inconnus, avec des hommes de religions, de mœurs, de patries différents. On ne consentait á dormir son dernier sommeil que seul, ou en compagnie de personnes de son choix. De là, pour quiconque ne pouvait faire les frais d’un tombeau séparé, la multitude des clubs funéraires, possesseurs d’un cimetière ou d’un columbarium destiné aux associés et á leur famille. Les riches n’entraient pas dans ces associations, mais ils les reproduisaient dans leurs domaines, car, dans la dépendance des somptueuses villas sépulcrales où leur tombeau, entouré de bosquets et de jardins, s’élevait comme une maison de plaisance, ils ménageaient ordinairement des sépultures pour leurs esclaves, leurs affranchis et leurs clients. Beaucoup de chrétiens, favorisés des dons de la fortune, étendirent à leurs frères dans la foi cette hospitalité de la tombe. La plupart des catacombes ont commencé ainsi dans le parc ou le jardin de quelque opulent fidèle, de quelque matrone dévouée. Autour de l'hypogée de la famille, ou du tombeau qui venait de recevoir les restes d'un martyr, on creusait d’abord un ou deux corridors, quelques chambres sépulcrales: le réseau des galeries se resserrait, ses mailles se multipliaient, à mesure que les habitants de ces funèbres asiles devenaient plus nombreux.

Telle fut la première période de l’histoire des cime­tières chrétiens. Mais un tel état de choses ne pouvait durer toujours. Le moment approche où l'importance croissante des cimetières les fera échapper aux mains de leurs premiers possesseurs, où de propriété privée ils se transformeront comme d’eux-mêmes en propriété collective. Tant que, dans un domaine, les sépultures furent peu nombreuses, le fondateur de l’hypogée, assisté souvent de cette armée de serviteurs que comportaient les grandes fortunes romaines, en put conserver l’administration. Mais les ressources des particuliers, si considérables qu’elles fussent, ne tardèrent pas sans doute à devenir insuffisantes. Le système d’architecture sépulcrale adopté par les chrétiens permettait de rassembler dans un hypogée, même de très petites dimensions, un nombre de tombeaux qui étonne l’imagination et dont la possibilité se révèle seulement au calcul. A mesure qu’un souterrain consacré par la charité privée à la sépulture des chrétiens se creusait plus profondément, s’augmentait de nouvelles galeries, quelquefois de nouveaux étages, et se remplissait de tombes superposées, on pouvait prévoir le jour plus ou moins prochain où la famille qui le possédait allait être amenée par la force des choses à en abdiquer le gouvernement, afin de se soustraire à la responsabilité à la fois matérielle et morale qu’il entraînait. Elle se retirait en quelque sorte, et se subs­tituait ceux au profit desquels elle avait creusé et jusque-là entretenu la catacombe. La communauté chrétienne en devenait propriétaire.

Au troisième siècle apparaissent, à Rome et en Afri­que, les premiers exemples de domaines ainsi possédés par l’Église. On peut fixer au commencement de ce siècle ou à la fin du précédent l’acte de naissance, en divers centres chrétiens, de la propriété ecclésiastique. A cette époque correspond précisément, dans tout l'Empire, un grand développement des associa­tions funéraires, admises par la loi à posséder des lieux de sépulture. Ces associations, composées nécessairement de petites gens (tenuiores), et où les riches n’entraient que comme bienfaiteurs ou patrons, existaient depuis longtemps à Rome, mais elles ne pouvaient s’établir en province sans une autorisation spéciale. Septime Sévère, dans les dernières années du deuxième siècle, leva cet obstacle en permettant par un rescrit, sous certaines conditions, la formation de clubs funéraires dans tout l’Empire. C’était renoncer à la politique de défiance qui, depuis Auguste, avait dirigé tous les empereurs à l’égard des associations, et dont la correspondance administrative de Trajan offre de curieux exemples. Mais les circonstances en imposaient l'abandon. L’ancienne aristocratie, décimée par la tyrannie des Césars, puis de Domitien et de Commode, et plus encore par ses propres vices, avait été presque partout remplacée par une nouvelle noblesse, sans prestige et sans traditions; en même temps les liens de patronage et de clientèle qui, dans la vieille constitution romaine, unissaient étroitement les grands et les petits, s’étaient relâchés ou rompus. Les petits avaient dû apprendre à compter davantage sur eux-mêmes, sur le secours mutuel, et il avait fallu, bon gré mal gré, laisser un champ chaque jour plus large aux sociétés de toute sorte qui se formaient spontanément, malgré les lois, en vertu d'une nécessité sociale. Le rescrit de Septime Sévère, écrit probablement en réponse à la consultation de quelque gouverneur effrayé du grand nombre des associations non autorisées, consacra plutôt qu'il ne créa ce mouvement. L’Église, semble-t-il, se hâta de profiter d’une loi que l’on aurait pu croire faite pour elle. Ouvrir des cimetières destinés à la sépulture de ses membres, les posséder à titre de corporation de petites gens se cotisant pour s’assurer mutuellement les honneurs funéraires, était pour elle chose simple et facile: la présence, parmi les fidèles, de représentants nombreux de l’aristocratie de naissance ou de fortune ne créait même pas une difficulté, car les collèges romains sollicitaient ordinairement l’affiliation de bienfaiteurs, de membres honoraires.

(Même les dons en nature qui formaient dans l'Église primitive une partie du traitement du clergé étaient distribués dans les réunions des fidèles sous la même forme que dans les corporations ou les assemblées profanes, où, après le repas de corps, une ration plus ou moins abondante, sportula, quelquefois même une somme d’argent, était remise aux convives d’après la dignité de chacun. Dans les réunions périodiques des chrétiens, les prêtres, quelquefois les confesseurs de la foi, recevaient également une sportula en rapport avec leur rang hiérarchique).

Les institutions déjà fondées par l’Église pour l’entretien du clergé, l’assistance des pauvres, rentraient facilement dans le cadre d’une association de secours mutuels, qui permettait aux chrétiens de posséder librement et publiquement au regard de l'État, et faisaient d’eux, partout où ils adoptaient cette forme, un groupe dont la constitution religieuse échappait à la connaissance et aux investigations de l’autorité, mais dont celle-ci ne pouvait plus ignorer l’existence civile et légale.

Si naturelle cependant que fût cette entrée de l’Église dans la cité romaine à la faveur des lois sur les associations, elle avait besoin d’être habilement ménagée. La manœuvre n’était pas exempte d’une certaine hardiesse. Heureusement un homme se rencontra, doué des qualités de l'administrateur, et capable de présider à Rome, sous l’œil même du pouvoir impérial, à cette transformation extérieure de la communauté chrétienne. Depuis les dernières années du règne de Commode, les chrétiens délivrés des mines de Sardaigne, grâce à l’intervention charitable de Marcia, étaient de retour dans leurs foyers. L’un d’eux, déjà célèbre par son intelligence et ses malheurs, était Calliste, ancien esclave de l’affranchi impérial Carpophore, autrefois directeur pour le compte de celui-ci d'une banque qui avait mal réussi, puis poursuivi devant les tribunaux par la haine des Juifs, qui l’accusaient d’avoir troublé leur culte, et condamné pour ce motif aux travaux forcés par le préfet de Rome. Compris dans l’amnistie obtenue par Marcia, il revint de Sardaigne avec les autres chrétiens; mais il ne séjourna point à Rome tant que dura le pontificat de Victor, qui partageait peut-être quelques-unes des préventions excitées par les mésaventures financières auxquelles Calliste s’était trouvé jadis mêlé. Celui-ci vécut pendant plusieurs années à Antium, d’une pension ecclésiastique à laquelle lui donnait probablement droit sa qualité de confesseur. Le successeur de Victor, le pape Zéphyrin, ne voulut point se priver plus longtemps des services de ce chrétien énergique et calomnié. À en croire l’auteur contemporain des Philosophumena, Zéphyrin n’avait pas une intelligence supérieure, sa culture scientifique était même assez limitée; mais souvent ces esprits simples, quand au bon sens naturel se joint une parfaite droiture, savent mieux que de plus raffinés discerner les hommes dont ils ont besoin. Le pape comprit le parti qu’il pourrait tirer, à une époque où la propriété ecclésiastique cherchait à se constituer, d’un auxiliaire tel que Calliste, jeune encore, mûri par l’adversité, ayant une intelligence souple et déliée, l’expérience des affaires, l’auréole de la persécution. Il l’appela à Rome, et, du consentement du peuple, dont l’opinion était devenue tout à fait favorable, l’admit aux ordres sacrés. Investi de la confiance entière de Zéphyrin, Calliste fut promu aux fonctions de premier diacre, et chargé, dit le récit contemporain, du gouvernement du clergé et de l’administration « du cimetière ».

Ce cimetière, le premier possédé à titre corporatif par l’Église romaine, et dans lequel, à partir de cette époque, les papes furent enterrés, était situé sur la voie Appienne : il se composait d’hypogées donnés à la communauté chrétienne par les Cæcilii, et déjà consacrés par la sépulture de la martyre Cécile. Calliste y déploya une grande activité, un véritable goût artistique; au commencement de son administration peuvent être attribués, avec plusieurs galeries, quelques-uns des caveaux ornés des symboles du Baptême et de l’Eucharistie, que les archéologues modernes désignent sous le nom de chambres des sacrements. Mais en même temps qu'il dirigeait les peintres et commandait aux fossores, dont l’image se retrouve plusieurs fois tracée sur ces murailles, Calliste avait sans doute, au dehors, à faire des démarches et à entretenir des rapports d’un autre ordre. Chef du temporel de l’Église romaine et remplissant, dans l’association funéraire dont elle avait pris extérieurement la forme, le rôle d’administrateur ou de syndic, il servit probablement plus d’une fois d’intermédiaire entre l’État et la communauté chrétienne: peut-être même fit-il inscrire l’association nouvelle parmi les autres corporations, sur les registres de la préfecture urbaine.

II

La sentiments de Septime Sévère à l'égard des chrétiens.

 

Les associations étaient nombreuses dans les premières années du troisième siècle. Un mouvement démocratique se dessinait, dont l’Église profita. Peut-être ne fut-elle pas étrangère à ses commencements. L’exemple des chrétiens, «dont les mains ne restaient pas oisives», l’égalité qui régnait chez eux entre le riche et le pauvre, l’homme libre et l’esclave, l’estime singulière qu’ils montraient au travailleur avaient dû faire impression sur quelques esprits. n’est point à la surface que se forment les courants-nouveaux : une société humble, cachée, presque inconnue, comme le fut pendant longtemps l’Église chrétienne, avait pu exercer dans les couches profondes de la population romaine une action d’autant plus efficace qu’elle était moins aperçue. Le temps est passé où l’on parlait des artisans, des gens de métier, des boutiquiers avec le dédain superbe de Cicéro; où Claude offrant un sacrifice expiatoire faisait retirer les ouvriers et les esclaves; où Valère Maxime, après avoir rapporté un acte patriotique d’une corporation de petites gens, s’excusait d’écrire l’éloge de «ce troupeau méprisé.» Quand Septime Sévère, en 193, fît faire au successeur de Commode, l’honnête Pertinax, de solennelles funérailles, Rome offrit un spectacle comme en offriront, dix siècles plus tard, nos villes du moyen âge. Derrière les statues des héros, les images des peuples conquis, les chœurs d’hommes et d’enfants qui accompagnaient au bûcher funèbre l'effigie de Pertinax, on vit flotter au vent les bannières des corporations. Celui en l’honneur duquel se déployaient pour la première fois peut-être ces étendards populaires, qui prendront part désormais à toutes les cérémonies, était lui-même un signe bien caractéristique des temps nouveaux : fils d’un esclave, marchand de charbon, grammairien, puis soldat, Pertinax s’était élevé de profession en profession, de grade en grade jusqu’à l’empire. L’aristocratie de naissance était presque toute morte avec les Césars, l’aristocratie de la pensée avec les Antonins: les empereurs qui feront désormais quelque figure et retarderont par leur courage la victoire de la barbarie seront pour la plupart des fils du peuple. La vieille constitution de Rome, fondée sur l’exclusion et le privilège, tombe en ruines: le patriciat, autour duquel elle gravitait jadis, n’est plus représenté que par de rares survivants des anciennes familles: il y a maintenant dans le petit peuple plus d’associés que de clients; portée sur le flot montant de la démocratie, l’Église entre, à la suite des autres associations, dans cette cité romaine autrefois inhospitalière aux petits, mais où désormais ils vont compter pour quelque chose.

Septime Sévère fut aussi un homme nouveau, peu soucieux des traditions aristocratiques. Sa nature rude, son esprit précis, autoritaire, son goût de la discipline et du commandement, faisaient de lui sous certains rapports un des plus complets représentants du génie romain; mais par d’autres côtés il s’en dégageait tout à fait. Rien en lui ne rappelait l’antique esprit de caste qui avait eu, cent ans plus tôt, un gardien si dévoué dans Trajan. De moins basse extraction que Pertinax, mais d’origine provinciale et presque barbare, né dans une petite ville africaine dont il conserva toujours l’accent, issu d’une famille où l’on parlait mal le latin et bien le carthaginois, époux d’une Syrienne et par elle peut être ouvert aux inquiétudes religieuses, aux souffles mystiques de l’Orient, aimant peu Rome, qu’il ne fit jamais que traverser et où il ne séjournait pas, Sévère n’eut aucun des préjugés politiques, sociaux ou religieux d’un Romain de vieille roche. Comme les Flaviens, qu’il rappelle par bien des traits, il montra du goût pour les Juifs. Arrivé au pouvoir par la guerre civile, grâce à la supériorité de ses soldats, à la vigueur de son commandement, il semble n’avoir vu dans l’empire qu’une démocratie militaire, dont il était le chef. Le reste ne l’inquiétait guère : il méprisait trop le sénat pour le craindre, et il avait trop le goût de l’activité pour s’effrayer en voyant le peuple secouer un peu la torpeur séculaire dans laquelle l’avait plongé une constitution sociale fondée sur les influences aristocratiques et l’abus du travail esclave.

Septime Sévère monta sur le trône libre de toutes préventions à l’égard des chrétiens. Eût-il été dès lors mal disposé pour eux, les guerres qui remplirent les six premières années de son règne, d’abord contre ses deux compétiteurs Niger et Albinus (193-197), puis contre les Parthes (197-199), ne lui auraient guère laissé le loisir de manifester son mauvais vouloir par des lois ou des actes. Mais ses sentiments personnels leur étaient plutôt favorables. Il avait fait presque toute sa carrière pendant le règne de Commode, c’est-à-dire à une époque où l’autorité impériale les voyait d’un bon œil, et où les fonctionnaires, suivant l’exemple du maître, les laissaient en paix, refusant même quelquefois de juger les fidèles qu’une accusation régulière déférait aux tribunaux. Quand Sévère gouverna la Gaule Lyonnaise en 186, les sanglantes tragédies qui avaient porté si haut, sous Marc Aurèle, la gloire des jeunes chrétientés du Rhône et de la Saône n’étaient plus qu’un souvenir: il fallait que les calomnies autrefois répandues à Lyon contre les fidèles fussent bien effacées, car Sévère n’hésita pas à donner une nourrice chrétienne à l’ainé de ses fils, né pendant son séjour dans la métropole gallo-romaine. Son consulat, en 189, coïncida précisément avec la période la plus brillante de la faveur de Marcia. Les rapports que, en bon courtisan, il entretint avec le palais lui firent peut-être connaître quelques-uns des serviteurs chrétiens que l’influence de la toute-puissante favorite avait introduits dans la maison impériale. Il les retrouva sans doute quand, à son tour, il prit possession du Palatin : en général, les gens «de la maison de César» y demeuraient plus longtemps que les empereurs et se perpétuaient de règne en règne : nous savons que Pertinax, après avoir vendu à l’encan les esclaves personnels de Commode, avait conservé les serviteurs attachés au palais. Les inscriptions et certains indices archéologiques montrent que sous Sévère un grand nombre d'esclaves ou d'affranchis impériaux furent chrétiens. Un d’entre eux entra fort avant dans l’intimité du souverain et de ses fils : son histoire est curieuse. C’était l’intendant de l’affranchi impérial Evhodus, gouverneur de Caracalla. Il s’appelait Proculus Torpacion. Comme beaucoup d’esclaves, il avait étudié la médecine: il eut le bonheur de guérir au moyen d’onctions un mal dont souffrait Sévère. L’empereur garda de ce service une reconnaissance d’autant plus vive que lui-même s’occupait volontiers de médecine: il se plaisait à soigner ses amis, et leur administrait des remèdes composés par le célèbre Galien. Probablement, dans la maladie de Sévère, l’esclave chrétien, possesseur de quelque recette traditionnelle, avait réussi là où Galien venait d’échouer. Aussi Sévère voulut-il l’avoir toujours près de lui et de ses enfants : il se le fit donner par Evhodus, et lui assura un logement dans le palais.

Bien que l'entourage chrétien qu’il est permis d’entrevoir autour de Sévère, malgré l’insuffisance des documents, n’ait pas exercé sur son esprit une influence comparable, pour la vivacité et la durée, à l’empire de Marcia sur le faible Commode, cependant la bienveillance envers les chrétiens dominait dans les conseils du prince quatre ans après son avènement. Les deux compétiteurs de Sévère, Niger et Albinus, avaient péri, l’un en Syrie, l’autre sur les bords du Rhône, quand, au mois de juin 197, l’empereur victorieux fit dans Rome une entrée solennelle. Les partisans des deux vaincus, nombreux dans l’aristocratie et le sénat, l’attendaient en tremblant. Comme toujours ils dissimulaient leur frayeur sous les apparences d’une allégresse bruyante et démonstrative. «Les plus ardents fauteurs d’Albinus, ceux-là même qui allaient payer de leur tête leur zèle passé, étaient ceux qui mettaient au-dessus de leur porte les rameaux de laurier les plus épais, qui allumaient sur la façade de leurs maisons les illuminations les plus brillantes, qui se disputaient le forum pour y étaler en l’honneur des dieux les lits de parade les plus magnifiques.» (Selon Spartien, quarante et un personnages importants furent mis à mort comme partisans d’Albinus après l'entrée de Sévère dans Rome. Dion raconte qu’un procès capital fut intenté à soixante-quatre sénateurs : trente-cinq, reconnus innocents, reprirent leur siège; vingt-neuf, condamnés à mort, furent exécutés).

Parmi les démonstrations de cet enthousiasme affecté, la froideur des chrétiens de l’aristocratie, nombreux à Rome en un temps où «toute dignité passait du côté de l’Église», ne pouvait manquer d’être remarquée. Sans prétendre faire bande ‘a part, ni se poser en parti d’opposition, les plus rigoristes repoussaient comme entachés d’idolâtrie «ces honneurs vains et téméraires décernés aux empereurs, ces décorations de verdure, ces lampes allumées en plein jour qui faisaient ressembler les plus honnêtes maisons à de mauvais lieux». Ils rendaient hommage aux Césars en gardant une réserve modeste et fière. Une telle attitude ne pouvait manquer d’indigner le peuple, d’autant plus porté à faire du zèle qu'il s’était pendant la lutte montré plus froid pour la cause de Sévère. Aussi, taxant les chrétiens d’indifférence, les traitait-on bien haut d'ennemis publics. On eût voulu détourner sur eux la colère impériale, et mêler au moins leur sang à celui des partisans d’Albinus que Sévère, depuis son entrée dans Rome, au milieu des illuminations et des fêtes, n’avait cessé de verser. Le peuple, raconte Tertullien, s’ameuta, et dénonça à la vengeance du vainqueur des chrétiens de l’un et de l’autre sexe ayant rang de clarissimus, c’est-à-dire appartenant à des familles sénatoriales. Non seulement Sévère refusa de sévir contre eux, mais encore il résista en face aux clameurs de la foule, et fit publiquement l’éloge des chrétiens dénoncés.

Cette conduite eut probablement plusieurs motifs. Sévère était sans doute bien aise de montrer au peuple qu’il n’avait pas plus peur de la foule que des prétoriens et des sénateurs, et qu’après avoir désarmé et dispersé les uns, décimé les autres, il n’était pas homme à céder devant les sommations de la multitude. La résistance aux passions fanatiques des foules était depuis longtemps une tradition de la politique impériale, et les souverains même les moins favorables aux chrétiens s’en firent un devoir : les dénonciations anonymes et tumultueuses furent à plusieurs reprises interdites par Trajan, par Hadrien, par Antonin. Sévère se montra d’autant moins disposé à les recevoir contre les chrétiens, qu’il croyait devoir à ceux-ci quelque reconnaissance. Au dire de Tertullien, aucun chrétien notable ne figura dans le parti de Niger ou d’Albinus. Cela tenait probablement à l’extrême réserve politique qu’ils s’imposaient en toute circonstance, plutôt qu’à une conviction bien arrêtée des droits de Sévère; dans cette étrange monarchie romaine où l’on avait essayé de tous les modes de transmission du pouvoir, l’élection, l’hérédité adoptive, l’hérédité par le sang, où dans un jour de honte on était allé jusqu’à la vente aux enchères, et qui maintenant n’était plus qu’un enjeu offert aux joueurs audacieux et habiles, il n'existait aucun principe de légitimité: quand plusieurs compétiteurs se disputaient l’empire, le plus subtil théoricien politique n’eût pu deviner avant la victoire quel était le vrai souverain. Cependant, pour des motifs que nous ignorons, il semble que les vœux secrets des chrétiens aient été pour Sévère. Peut-être les souvenirs d’une administration équitable en Gaule, pendant laquelle les Églises meurtries par la persécution de Marc Aurèle avaient pu panser leurs blessures et se reconstituer librement, lui conservèrent-ils les sympathies des chrétiens de ce pays, en engageant ceux-ci à voir avec plaisir sa victoire sur Albinus et les légions de Bretagne dans les plaines de Lyon. En Orient, ils paraissent avoir désiré le succès de Sévère, contre lequel, au contraire, les Juifs s’étaient prononcés avec leur turbulence accoutumée. «Chrétiens, réjouissez-vous» s’écria un des lieutenants de Niger quand, en 196, après une héroïque résistance, Byzance, dernier rempart de sa cause, se rendit à l’empereur.

Sévère put avoir une autre raison de ménager les fidèles. C’était, nous l’avons dit, un parvenu: de plus, en arrivant à l’empire, il était pauvre. Il eut l’idée de se procurer d’un seul coup des ancêtres et un patrimoine. Se faire adopter par une grande et riche famille parut le moyen tout indiqué. Mais, pour se donner une apparence de légitimité, et rattacher par quelque côté sa fortune militaire à l’hérédité politique, il imagina de choisir Marc Aurèle comme père adoptif. Marc Aurèle, il est vrai, ne vivait plus; cependant la jurisprudence romaine, mise au service de l’omnipotence impériale, se montra si ingénieuse à trouver des biais, que l’adoption put se faire. Sévère, empereur, était souverain pontife, et le souverain pontife donna aux deux parties les dispenses nécessaires. Nerva avait adopté, contrairement à la loi, Trajan absent; Sévère, violant la lettre et l’esprit de toutes les lois, mais s’autorisant de ce précédent et de quelques autres, devint le fils adoptif d’un souverain mort depuis quinze ans. Dès lors il eut une généalogie officielle où figuraient Marc Aurèle comme père, Commode comme frère, Antonin, Hadrien, Trajan, Nerva, comme ascendants, et donna à son fils aîné Bassianus, auquel l’histoire a conservé le sobriquet de Caracalla, les noms de Marc Aurèle Antonin. Mais en même temps il devint l’héritier des biens immenses, véritable patrimoine royal, que, pendant un siècle, six générations d'empereurs s'étaient transmis. Entré dans la famille Antonine, Sévère tint à n’en répudier ni les gloires ni les hontes. Loin de lui faire horreur, la fraternité de Commode fut par lui revendiquée avec éclat. Il mit au rang des dieux celui que le sénat avait flétri du nom de parricide, institua une fête pour l'anniversaire de sa naissance, lui donna un pontife, bien que deux ans auparavant le collège des pontifes l’eût déclaré indigne de sépulture, punit ses meurtriers, et reprocha publiquement aux sénateurs d'avoir manqué de respecta un souverain qui, disait-il, valait mieux qu'eux. Mais la partialité de Commode pour les chrétiens, seul bon sentiment de ce misérable, était bien connue: Sévère, pour se montrer vraiment son frère et son continuateur, se crut sans doute obligé d'imiter pendant quelque temps au moins cette bienveillance. Probablement même, nous l'avons dit, il la partageait alors sincèrement.

III

LES PRÉLUDES DE LA PERSÉCUTION

 

La bienveillance personnelle de l’empereur n’était une garantie que contre lui-même; elle ne supprimait aucune des lois existantes, n’arrêtait pas le cours des colères ou des calomnies de la foule, et laissait les fidèles exposés comme par le passé à des accusations individuelles ou à des émeutes populaires. L’influence même de Marcia n’avait pu empêcher que sous Commode il y eût des chrétiens condamnés pour cause de religion à la mort ou aux mines. A plus forte raison en fut-il ainsi dans les premières années de Septime Sévère. Les intentions favorables de l’empereur ne restèrent pas cependant sans effet. Les magistrats désireux de faire leur cour se montraient indulgents pour les fidèles déférés à leur tribunal, feignaient de ne pas comprendre l’accusation, jugeaient mollement, et ne condamnaient qu’à la dernière extrémité, quand un chrétien trop ardent courait pour ainsi dire au-devant de la mort.

IL existait malheureusement alors de ces esprits excessifs, comme on en rencontre dans tous les temps, qui essayaient d’appliquer aux choses de la foi et de la morale une logique outrée, et de faire de leurs déductions passionnées la règle non seulement de leur propre conduite, mais de celle de leurs frères. A Rome, sous la direction prudente et modérée de pontifes qui possédaient à un rare degré l’esprit de gouvernement , de tels hommes avaient peu de chances d'être écoutés, et leur influence n’y fut jamais que passagère; mais ailleurs, sous une autorité moins ferme, eu des contrées où un ardent climat faisait bouillonner le sang et tenait les âmes dans une excitation plus grande, ils faisaient facilement école quand à une incontestable sincérité se joignaient chez eux l'éclat de la parole et les séductions du talent. Telle était en Afrique la situation de Tertullien à l'époque dont nous parlons. Il n'était pas encore montaniste, mais il parlait d’avance le langage des erreurs qu’il devait adopter, comme notre Lamennais, qui lui ressemble par tant de côtés, laisse voir déjà dans ses ouvrages les plus orthodoxes l'esprit emporté et faux qui l’entrainera bientôt aux abimes. Toute action excessive, tout imprudent propos, toute provocation inutile obtenait l’approbation et les encouragements de Tertullien. Ainsi que tous ses pareils, il s’inquiétait peu des conséquences pour la tranquillité des âmes et la paix de l'Église. De telles considérations lui paraissaient indignes d'un chrétien : croyant que l'ardeur de sou zèle le mettait au-dessus de toute discipline, il taxait volontiers de « lions dans la paix, et cerfs dans le péril » les pasteurs qui, chargés d'une responsabilité dont le fardeau ne se faisait pas sentir à ses épaules, essayaient de le rappeler à la prudence et au bon sens.

Un de ces écarts de zèle auxquels il applaudissait, mais dont s’affligeaient les chrétiens raisonnables, eut lieu précisément vers l’époque où Sévère avait laissé voir son désir que les chrétiens ne fussent pas inquiétés. On peut reporter à l’an 198 le fait qui donna lieu à Tertullien d’écrire son éloquent mais périlleux et paradoxal traité De la couronne du soldat. Après avoir terrifié Rome et noyé dans le sang les derniers restes des partis vaincus, Sévère sentant que, en dépit de toutes les adoptions posthumes, la gloire seule pouvait légitimer une dynastie si cruellement fondée, porta la guerre en Orient, où les Parthes, pendant qu’il luttait en Gaule contre la faction d’Albinus, avaient envahi la Mésopotamie romaine. Le succès couronna d’abord ses armes: avant d’échouer devant Hatra, il avait pris Babylone, Séleucie, Ctésiphon: Rome, à qui parvenait l’écho lointain de ses victoires, pouvait croire la puissance des Parthes à jamais détruite. C’est alors que, ratifiant l’acclamation des soldats, le sénat déclara les deux fils de l’empereur, Caracalla et Géta, l’un Auguste, l’autre César, et les associa au trône de leur père. On ne pouvait adresser à celui-ci une flatterie plus délicate: Sévère, comme tons les souverains parvenus, rêvait de fonder une dynastie. Oublieux des leçons de l’histoire, il voulait laisser après lui des empereurs de son sang. L’hérédité, seule garantie de la stabilité des monarchies modernes, avait toujours mal réussi à l'Empire romain, où l'autorité absolue, ne trouvant de contre­poids ni dans la religion, ni dans les mœurs, ni dans les lois, faisait presque inévitablement du souverain un monstre, s'il n’était préservé par une vertu rare ou une intelligence supérieure. Aussi tous les bons empereurs furent-ils ceux qui arrivèrent au trône déjà mûrs, et qui y furent désignés non par la naissance, mais par un choix réfléchi et désintéressé. Le sénat savait cela, car depuis longtemps ces vérités d’expérience étaient passées à l’état d’axiome chez les esprits vraiment politiques; mais on ne pouvait attendre de ce corps avili et tremblant une marque d’indépendance ou un acte de patriotisme éclairé. Quant au soldat, en prenant l’initiative de l’association des deux enfants de Sévère au trône paternel, il n’avait eu probablement qu’un but: s’assurer un donativum. Toute proclamation d’un nouvel Auguste ou d’un nouveau César se traduisait dans le monde romain par une largesse à larmée. Lempereur qui donna pour règle de conduite à ses fils : «Enrichissez le soldat et moquez-vous du reste» ne pouvait déroger sur ce point à la tradition. Il y eut donc distribution extraordinaire à toutes les armées. Pendant que la troisième légion Augusta, stationnée dans ce camp de Lambèse dont il reste des ruines magnifiques, recevait joyeusement le don impérial, un éclat inattendu vint troubler la fête. «L’histoire est toute récente, dit Tertullien. Par ordre des très puissants empereurs, on faisait largesse aux troupes. Les soldats, couronnés de laurier, venaient tour à tour recevoir le donativum. L’un d’eux, plus soldat de Dieu, plus intrépide que ses frères qui s'étaient flattés de pouvoir servir deux maîtres, seul, tête nue, s’avançait tenant à la main son inutile couronne, et manifestant par là qu’il était chrétien. Tous de le montrer au doigt : de loin on le raille, de près on s’indigne. La clameur arrive jusqu'au tribun: le soldat se présente à son tour.

— Pourquoi, lui dit le tribun, es-tu si différent des autres?

— Je ne puis faire comme eux. Et comme on lui en demandait la cause :

— Je suis chrétien» répondit-il.

On délibère sur ce refus, on instruit l'affaire; l’accusé est traduit devant les préfets. Là, prêt à revêtir un joug plus léger, il dépose son lourd manteau, quitte sa chaussure incommode pour marcher plus librement enfin sur la terre sainte, rend son épée qui n’avait pas été jugée nécessaire à la défense du Seigneur, et laisse tomber la couronne de sa main. Maintenant, vêtu de la pourpre du martyre espéré, chaussé comme le demande l’Evangile, prenant pour glaive la parole de Dieu, revêtu de toute l’armure dont parle l’Apôtre, et sur le point de recevoir la blanche couronne, plus glorieuse que l’autre, il attend dans la prison le donativum du Christ.

La majorité des fidèles ne partageait point pour la généreuse imprudence de ce soldat l’admiration hautement professée par Tertullien. Certainement des conseils plus modérés lui eussent été donnés, s’il avait consulté les chefs de la société chrétienne avant de donner cours à son zèle et de manifester bruyamment sa foi en repoussant un symbole en apparence aussi inoffensif qu’une couronne de laurier. D’autres soldats chrétiens faisaient partie de la légion, comme le montrent les paroles mêmes de Tertullien; ceux-ci ne se crurent pas obligés d’imiter leur camarade. Le moment était mal choisi pour proclamer une incompatibilité entre un des actes de la vie militaire et la foi chrétienne, car précisément, sous Septime Sévère, il devint plus facile que par le passé aux soldats chrétiens de mettre leur vie d'accord avec la morale évangélique. La défense faite jusque-là aux légionnaires romains de conduire leurs femmes à l'armée pendant un temps de service qui dépassait quelquefois vingt-cinq ans avait amené une immoralité inévitable : les baraquements de toute sorte qui entouraient les camps, et qui devinrent en bien des lieux le noyau de grandes villes, étaient remplis d'une population fort mélangée. Les soldats formaient là des liaisons souvent éphémères, quelquefois durables, mais qui ne pouvaient guère être transformées en mariage avant l’expiration de leur temps de service. Septime Sévère permit aux légionnaires «d'habiter avec leurs femmes».

Ce fut dans la vie militaire toute une révolution, défavorable par certains côtés à la discipline, très bienfaisante au point de vue moral. Dès lors les camps permanents furent comme doublés d'une ville, où beaucoup de soldats résidaient en famille, ne se rendant plus dans l’enceinte fortifiée que quand un ordre de service les y appelait et menant une vie moitié militaire, moitié bourgeoise. Les chrétiens durent voir avec satisfaction les camps ainsi transformés, et s'y trouver moins mal à l’aise que par le passé. Aussi comprend-on que les compagnons du soldat dont Tertullien raconte l’acte courageux, mais très probablement excessif, n’aient pas cru nécessaire de suivre son exemple: ce n’était pas à l’heure où la décence rentrait dans la vie militaire qu’il convenait de creuser un infranchissable fossé entre elle et la vie chrétienne.

En dehors même de l’armée, l’opinion fut peu favorable à l'imprudent soldat. «C'est une précipitation dangereuse, disait-on, un amour immodéré de la mort. Pour un scrupule de costume et de mots, il compromet la société chrétienne tout entière, comme s'il était le seul qui eût du cœur, et que parmi tant de frères qui servent comme lui il fût seul chrétien. Il vient sans raison mettre en péril une bonne et longue paix.» L’Église africaine jouissait en effet, depuis la crise sanglante de 180, sinon de la paix, au moins d'une assez large tolérance de la part des gouverneurs. L’honnête et rigide Pertinax (188-189), Didius Julianus (189-190), qui devait faire une si piteuse figure sur le trône impérial, Cincius Severus(190-191), Vespronius Candidus (191-192), avaient laissé en repos les chrétiens de la province proconsulaire: deux de ces magistrats montrèrent même en faveur des fidèles une partialité qui déconcerta leurs ennemis. On comprend que, satisfaits de la tolérance précaire dont jouissait l’Église, les chrétiens prudents aient craint toute provocation intempestive, tout éclat de nature à faire cesser cet accord tacite, à rendre irrésistibles les passions haineuses de la foule ou à décourager les dispositions conciliantes des gouverneurs.

Il suffisait, en effet, d’une étincelle pour allumer la colère du peuple, toujours prêt à se jeter sur les chrétiens. Les bruits infâmes auxquels ne croyaient plus les gens éclairés (Celse n’y fait pas une seule fois allusion dans son Discours véritable, composé vers 178) continuaient à défrayer les conversations des oisifs: ils avaient cours surtout parmi les foules ignorantes et grossières, comme le peuple de Carthage. Dans ce milieu crédule, il n’était point de sottise ou d’horreur à laquelle on n’ajoutât foi. «Tel commence à calomnier, dit Tertullien, puis vient un second qui ajoute aux mensonges du premier; bientôt un troisième va renchérir sur les fables débitées par ses devanciers, et ainsi de suite; le vulgaire accepte tout cela les yeux fermés, et se fait l'écho docile des infamies qu’on invente sur notre compte». L’une des imputations les plus absurdes et les plus populaires faisait remonter aux chrétiens la cause de toutes les calamités, même physiques, qui affligeaient l'Empire; Marc Aurèle lui-même prêta une oreille crédule à cette sottise; combien elle devait avoir de succès dans une province souvent ravagée par la peste, la fièvre, les sauterelles, parmi l’imperitum vulgus qui peuplait les colonies et les municipes de l’Afrique romaine! Une antre invention de la niaiserie et de la haine avait le don de révolter le peuple: on accusait les chrétiens d’adorer une tête d’âne. La crédulité païenne avait jadis attribué aux Juifs ce culte grotesque: avec leur malice ordinaire, ces derniers réussirent probablement à reporter sur les chrétiens la sotte rumeur dont ils avaient d’abord été victimes. Partout s’étalaient des caricatures dirigées contre les fidèles, et représentant ce ridicule emblème. Une main inconnue le dessinait à Rome dans une chambre du palais de Sévère. On le moulait en statuettes. On le gravait jusque sur des bijoux. Un Juif apostat, bestiaire ou valet d’amphithéâtre, se promenait dans les rues de Carthage portant un tableau sur lequel était peint un personnage vêtu de la toge, tenant un livre, ayant des oreilles d’âne et un pied fourchu; au-dessous était écrit: «Le Dieu des chrétiens, onocoétès», mot qui se prêtait à un sens obscène, et sur lequel il était facile de construire quelque sale légende, plus ou moins imitée des Métamorphoses d’Apulée. Mais dans ces imputations vagues et ces basses plaisanteries n’était pas le plus grand péril; le danger, c’était quand le cri de la foule, sûr d’éveiller un secret écho dans le cœur des magistrats romains, accusait les chrétiens d'avoir abandonné les traditions nationales, d’être des ennemis de l’Empire, de mauvais citoyens. La grande masse des fidèles repoussait cette accusation par son calme, sa modération politique, la probité et la conscience avec lesquelles elle supportait les charges de l'État, rendant à César ce qui est à César, et se conformant à la sage direction des chefs de l’Église; mais il n’était besoin que d’un acte inconsidéré comme celui qui donna lieu à Tertullien de composer le De corona militis, ou d’un écrit plein de paradoxes et de bravades comme ce fâcheux opuscule, pour faire perdre aux chrétiens le fruit de longues années de patience, de douceur, de vraie prudence évangélique.

On ne saurait affirmer que l’incident du soldat fut l’origine de la reprise des hostilités contre l’Église; mais il parait hors de doute que, précisément vers 198 ou 199, la tolérance dont les gouverneurs avaient usé vis-à-vis des fidèles d’Afrique ne durait plus, que beaucoup de ceux-ci étaient retenus en prison, d’autres punis du dernier supplice. La date de trois des plus célèbres ouvrages de Tertullien, son Exhortation aux martyrs, son livre aux Nations et son Apologétique, se place en effet dans les années comprises entre la défaite d’Albinus et la persécution par édit commencée en 202.

Le premier de ces écrits est adressé à des fidèles détenus dans les cachots, probablement de Carthage, pour cause de religion. C’est une œuvre fort belle. Tertullien, considérant le martyre comme la plus haute dignité à laquelle puisse atteindre un chrétien, donne aux prisonniers le titre de martyrs désignés, comme on appelait consul désigné celui qui était destiné au consulat. «Bienheureux martyrs désignés, leur dit-il pendant que l’Église, notre mère et notre maitresse, vous nourrit du lait de sa charité, et que le dévouement de vos frères vous apporte dans la prison de quoi soutenir la vie du corps, permettez-moi aussi de contribuer pour ma part à la nourriture de votre âme». Il s’effraie des dissentiments qui, dit-on, existaient entre eux, et il leur recommande la paix, la concorde, la joie. «Vous habitez un séjour ténébreux, mais vous êtes vous-mêmes une lumière. Des liens vous enchaînent mais vous êtes libres pour Dieu. Vous respirez un air infect, mais vous êtes un parfum de suavité. Vous attendez la sentence d’un juge, mais vous jugerez vous- même les juges de la terre». Il les engage à faire de leur prison un lieu de retraite spirituelle: «Bien que le corps soit enfermé et la chair captive, tout reste ouvert à l’esprit. Marchez librement, non sous d’épais ombrages ou de longs portiques, mais sur le chemin qui conduit à Dieu. La jambe ne sent rien dans les ceps qui l’étreignent, quand l’âme est dans le ciel». Il compare le dur séjour de la prison aux exercices par lesquels on prépare le soldat à combattre. Il met en parallèle les souffrances que tant d'hommes affrontent pour des chimères, et les souffrances des martyrs endurées pour la vérité. Ici se place un passage curieux sur cette folie du sport, qui faisait descendre dans l’arène les riches blasés de Rome. L'exemple de Commode avait mis en faveur ces honteuses exhibitions, et l’on avait vu les descendants des plus grandes familles, oublieux de toute dignité, prostituer leur noblesse dans les combats athlétiques et les jeux sanglants des gladiateurs. Les femmes elles-mêmes prenaient part à ces luttes dégradantes; Sévère dut les leur interdire. Il reprocha un jour à un sénateur, ancien consul, de s’être montré en public jouant avec une courtisane déguisée en panthère; à d'autres d’avoir acheté les boucliers et les casques d’or de Commode, quand Pertinax les mit à l’encan. «Que d’oisifs, s’écrie de même Tertullien, une vaine affectation pousse au métier de gladiateur! Ils aiment à s’exposer à la dent des bêtes féroces, et se regardent comme d’autant plus beaux qu'ils sont plus sillonnés de morsures et de cicatrices. Les uns se sont engagés à parcourir un certain espace sous une tunique enflammée; les autres marchent supportant avec impassibilité les coups qui pleuvent sur leurs épaules. Ce n’est pas en vain, bienheureux confesseurs, que le Seigneur a permis ces exemples; c’est pour nous encourager aujourd’hui, et nous confondre au dernier jour, si nous craignons de souffrir pour la vérité et le salut les maux que d’autres recherchent pour la vanité et la perdition ».  Cette pièce, de grand style et de grand souffle, porte avec elle sa date. «Combien ont souffert pour un homme, s’écrie l'auteur, ce qu’on hésite à souffrir par la cause de Dieu! Le temps présent le proclame assez. Combien de personnages de la plus haute distinction périssent d’une mort que ne faisaient présager ni leur naissance, ni leur dignité, ni leur tempérament, ni leur âge; et cela, pour qui? pour un homme; par ses mains, s’ils l’ont combattu; par les mains de ses adversaires, s’ils ont pris son parti!».  Évidemment ces lignes ont été écrites au lendemain des luttes civiles que termina la défaite d’Albinus en 197, quand les esprits en étaient encore émus et que le sang versé dans les combats et les supplices était à peine séché.

A la même époque appartiennent deux ouvrages de Tertullien, dont l’un semble l’ébauche de l’autre. Quand il composa son premier essai d’apologie, c’est-à-dire son écrit en deux livres adressé aux Nations, la Syrie, dit-il, était encore empestée par l’odeur des cadavres, et le Rhône n’avait pas eu le temps de laver ses rives ensanglantées: en langage prosaïque, cela veut dire que la défaite de Niger en Syrie ( 194) et celle d'Albinus en Gaule (197) étaient de date récente. L'Apologétique, où se trouvent, revues, corrigées, développées avec goût, distribuées avec plus d’art, refondues par un habile et sévère artiste, les images des deux livres aux Nations, et qui, rapprochée de ceux-ci, fait penser au sermons de la jeunesse de Bossuet après les retouches de son âge mûr, suivit cependant de peu d’années le premier ouvrage d’agression et de défense publié par Tertullien. On lit en effet dans l’Apologétique une allusion aux «complices et amis des factions scélérates, qui sont maintenant dénoncés chaque que l’on cueille encore, grappes oubliées, après la vendange des chefs parricides». Impossible d’indiquer plus clairement que ce livre a été écrit quand, après la défaite du dernier des compétiteurs de Sévère, en 197, les têtes de ses plus illustres fauteurs étaient tombées, et que les représailles se continuaient cependant encore, bien que ralenties, à mesure que des rebelles obscurs étaient découverts et dénoncés. Cela peut s’appliquer aux trois ou quatre années qui suivirent 197, et permet de placer l’Apologétique vers 199 ou 200.

Une autre raison, plus péremptoire encore que des arguments de texte, fixe définitivement à cette période du règne de Septime Sévère les livres aux Nations et l’Apologétique. Les peintures que l’on y trouve de la situation des chrétiens s’appliquent certainement à une époque antérieure à l’édit par lequel, en 202, Sévère inaugura une nouvelle forme de persécution. Ce que Tertullien discute, c’est toujours la jurisprudence suivie pendant le deuxième siècle: une première loi, de Néron ou Domitien, qu’il résume ainsi: «Chrétiens, il ne vous est pas permis d'être» non licet esse vos; puis les rescrits explicatifs de Trajan et de ses successeurs, établissant la nécessité d’une accusation régulière pour qu’un chrétien soit puni, mais statuant que, cette condition remplie, il suffit de prouver qu’il est chrétien, quand même on n’établirait à sa charge aucun délit de droit commun, pour qu’il encoure la peine capitale. Contre cette situation juridique s’élève Tertullien, comme avant lui saint Justin, Méliton, Athénagore, tous les apologistes du deuxième siècle, dont il n’est ici que le continuateur.

«Souverains magistrats de l’Empire romain, dit-il, vous qui rendez ouvertement la justice dans le lieu le plus éminent de cette ville (Carthage), s’il ne vous est pas libre d'instruire et d'examiner la cause des chrétiens sous les yeux de tous; si, pour ce genre d’affaires seulement, votre autorité craint ou rougit de rechercher publiquement la justice; si, enfin, la haine de notre nom, qui nous expose trop souvent aux délations domestiques, s’oppose à notre défense devant les tribunaux, qu'il soit permis au moins à la vérité de parvenir à vos oreilles par la voie cachée d’une écriture muette». L’éloquent apologiste continue en montrant ce qu’il y a d’inique à juger sans instruire, et à condamner, non pour les crimes, mais pour le nom seul; en protestant contre l’emploi de la torture non pour faire avouer une faute, mais au contraire pour contraindre à nier la qualité de chrétien; en démontrant l’absurdité des bruits populaires relatifs aux enfants tués, aux repas de chair humaine et aux incestes; en prouvant combien il est injuste d’accuser, comme on le faisait quelquefois, de lèse-majesté des hommes qui rendaient aux empereurs les hommages qui leur sont dus, priaient chaque jour pour leur salut et leur prospérité, leur accordaient tout l’honneur, ne refusaient que l’adoration. Avec une grande élévation de pensée et de paroles, il met en regard des lois positives invoquées contre les chrétiens la liberté inviolable de la conscience, revendiquée par eux à un double titre: comme droit commun, au milieu d’une société qui permettait la libre profession de tous les cultes, même les plus ridicules et les plus immoraux; comme droit essentiel à la vérité, puisque le christianisme est divin.

Dans cette argumentation touffue se mêlent habilement l'attaque et la défense; l’auteur tient à la fois la lance et le bouclier: quand on le croit occupé à plaider seulement la cause des chrétiens, tout à coup on le voit pousser une pointe hardie sur leurs adversaires, et accabler le paganisme de railleries sanglantes et invectives immortelles : mais pas un mot ne fait allusion à l'édit particulier de Septime Sévère, tous les reproches, toutes les critiques, toutes les protestations tombent sur la jurisprudence suivie contre les fidèles par les persécuteurs du deuxième siècle. Loin de se plaindre d'un acte récent du pouvoir, Tertullien s’efforce de prouver que tous les bons empereurs ont épargné les chrétiens, que les mauvais seuls les ont combattus. Cette affirmation est habile, bien que contraire à la vérité des faits. Mais elle eût été injurieuse pour Sévère, si elle s’était produite au lendemain d'un acte formel et législatif de persécution émané de ce dernier. Tertullien, qui, au milieu de ses plus violentes indignations, laisse toujours percer l’avocat sous l’apologiste, se fût bien gardé d'une telle imprudence: pour tout critique qui sait lire, les livres aux Nations et l’Apologétique offrent le tableau de la situation faite aux chrétiens depuis Trajan jusqu’au milieu du règne de Sévère, et en particulier dans les années 198 à 200 ou 201, non de la situation nouvelle que créa pour l’Église l'édit promulgué en 202.

A en juger par ces documents, la position des chrétiens, adoucie au commencement du règne de Sévère, était redevenue intolérable. L’empereur s’était sans doute lassé de les protéger, et les magistrats, habitués à deviner les dispositions du souverain, avaient compris que tout était encore une fois permis contre cette troisième espèce d'hommes, comme les appelaient dédaigneusement leurs ennemis, empressés de les mettre non seulement hors la loi, mais même en dehors de l’humanité. On a vu par l’exhortation aux Martyrs qu’un grand nombre de fidèles avaient été de nouveau jetés en prison. L’exorde de l’Apologétique, cité plus haut, montre que chaque jour quelques-uns d'entre eux comparaissaient devant les tribunaux. Leur cause était jugée sommairement : accusés, ils ne se défendaient pas; on leur demandait s’ils étaient chrétiens, ils répondaient oui; on les condamnait, ils s’en faisaient gloire. Souvent on les mettait à la torture avant de prononcer la sentence ou de l’exécuter. Quelquefois, joignant l’insulte aux tourments, ou voulait les contraindre à l’abjuration, on introduisait de force dans leur bouche des boulettes de pain trempées dans le sang des victimes immolées aux idoles. Aucun supplice ne paraissait trop cruel pour ceux qui persévéraient: si quelques-uns étaient seulement punis de la relégation , d’autres étaient décapités, ou mouraient déchirés par des ongles de fer, crucifiés, livrés aux bêtes; quelquefois on les attachait à un poteau, et on les entourait de sarments embrasés, d’où le nom de Sarmentarii ou Semaxii que les païens donnaient ironiquement aux disciples du Christ. À ces violences juridiques et légales s'ajoutaient les violences populaires. Le charme était désormais rompu: les magistrats avaient recommencé à répandre le sang chrétien, la foule pouvait donner de nouveau libre cours à ses haines. L’émeute était fréquente. Quand un traître avait découvert le lieu de réunion des chrétiens, le peuple s'y portait en masse pour les assiéger. Dans les rues les fidèles isolés étaient poursuivis à coups de pierre: on mettait le feu à leurs maisons. La bête populaire, maintenant déchaînée, et ayant encore une fois goûté le sang, ne s’arrêtait plus: comme une hyène, elle allait fouiller les tombeaux pour lacérer ou jeter à la voirie les cadavres des chrétiens: même la religion de la mort, si puissante dans le monde antique, ne suffisait plus à contenir ses sauvages ardeurs.

Tertullien, qui nous a laissé, épars dans les deux écrits que nous avons cités, tous les traits de ce tableau, a négligé de donner les noms des martyrs qui durent périr en si grand nombre dans la province d’Afrique pendant les deux ou trois dernières années du deuxième siècle et les deux premières du troisième. Écrivant ses deux livres aux Nations pour le peuple dont il raconte les violences, et son Apologétique pour les magistrats qui condamnaient chaque jour les fidèles, il n’a pas besoin de rappeler des faits ou des personnes présents à la mémoire de tous ceux qui le lisent, peut-être aux remords de quelques-uns. Le seul épisode isolé dont il fasse mention est celui d’une femme chrétienne qu’une sinistre fantaisie de juge dépravé, dont il y a plusieurs autres exemples dans l'histoire des martyrs, aime mieux condamner au déshonneur qu’à la mort, ad lenonem potins quant ad leonem, «confessant ainsi que la perte de la chasteté est pour nous plus cruelle que tous les supplices et toutes les morts». Le juge, en ordonnant un châtiment aussi monstrueux, appliquait-il une loi qui ne serait point parvenue jusqu’à nous? Je ne le pense pas; mais il usait de l’omnipotence accordée aux magistrats romains, et surtout aux gouverneurs, dans l’application de la peine. Ils pouvaient condamner aux bêtes, aux combats de gladiateurs, aussi bien qu’à la hache et au bûcher; rien ne s’opposait à ce qu’ils fissent le hideux choix dont parle Tertullien. L’accusé reconnu coupable d’un crime capital était devenu «esclave de la peine» selon l’expression légale, et le juge croyait peut-être accomplir un acte d’humanité en exposant une chrétienne dans les mauvais lieux situés sous les arcades de l’amphithéâtre au lieu de l’exposer, dans l’arène, à la dent des lions ou à la lance des gladiateurs.

La province d’Afrique n’est probablement pas la seule contrée où sévit cette persécution, prélude de la persécution plus atroce qui devait suivre l’édit de 202. Nous ne savons si, dans les années troublées que nous étudions, des martyrs périrent pour la foi dans les provinces européennes ou asiatiques de l’Empire romain: cela est vraisemblable; mais aucun document certain, pour cette époque et ces pays, n’est venu jusqu’à nous. Il en est autrement de l’Égypte. Clément d’Alexandrie nous a laissé, sur les épreuves que subit alors l’Église de cette grande ville, un témoignage analogue à celui de Tertullien sur la crise qui agita celle de Carthage. Au jugement des meilleurs critiques, les Stromates de l’illustre docteur alexandrin «ont été composés sous Sévère, comme il est aisé de le juger par la chronologie qui se voit dans le premier, terminée à la mort de Commode. Mais ce fut, ce semble, au commencement de ce règne plutôt qu’à la fin». Dans les Stromates se lisent ces paroles: «Zénon disait justement en parlant des Indiens, que l'aspect d’un seul Indien au milieu des flammes enseignait mieux à supporter la douleur que toutes les démonstrations. Et nous, chaque jour nous voyons de nos yeux couler à torrents le sang des martyrs brûlés vifs, mis en croix ou décapités. La crainte de la loi qui, à la façon d’un maître, les a tous conduits au Christ, leur a appris à attester leur foi même au prix de leur sang». Ainsi, dans la première moitié du règne de Sévère, les têtes chrétiennes tombaient sous la hache à Alexandrie comme à Carthage, les croix et les bûchers se dressaient dans l'une et dans l’autre ville pour les chrétiens fidèles à leur Dieu.

La persécution, cependant, n’était pas encore officielle; les magistrats se contentaient d’appliquer les lois existantes, et l’empereur, occupé à d’autres soins, n’avait point jusqu'à ce moment publié d’édit contre les chrétiens. Après leur avoir été favorable, il leur était devenu indifférent : cela seul avait suffi pour que leur sang coulât de nouveau. Il va maintenant leur devenir ouvertement hostile, lancer contre eux un édit : alors commencera la période ardente et, selon une énergique expression de Tertullien, la canicule, le plein midi de la persécution, dont nous n’avons vu que la sanglante aurore.

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

L’EDIT DE 202

 

LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE)