Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |
CHAPITRE PREMIER.
LES CHRÉTIENS AU COMMENCEMENT DU RÉGNE DE SEPTIME SÉVÉRE.
I.
L’Église et le droit d’association.
La Rome des Césars, des Flaviens et des Antonins mit une
lenteur surprenant á découvrir la cité spirituelle qui grandissait dans son
sein. Pendant un temps assez long, les chrétiens n'avaient pas été distingués
des Juifs par l’œil de la police, et avaient tiré profit de cette confusion
(1); mémé après que les différences qui séparent un chrétien d’un juif eurent
été aperçues, la société nouvelle ne se révéla pas encore. Sur l’initiative
d’un accusateur particulier, conformément aux rescrits de Trajan, d’Hadrien,
d’Antonin, de Marc Auréle, on saisissait de temps en temps, pour les trainer
dans les prétoires, les livrer au glaive, au bucher ou aux bêtes, des hommes de
tout âge et de tout rang qui avaient abandonné les dieux de l’empire et
faisaient profession d’adorer un Dieu unique, sans pouvoir se réclamer de la
tolérance dont jouissait en vertu des traités la religion nationale des Juifs :
mais les païens ne pénétraient pas dans le secret de la foi qui animait ces
transfuges de leur culte, et nul regard profane n’était descendu dans les
entrailles de la cité sainte où se formait le nouveau peuple de Dieu. L’an 163,
le préfet de Rome Junius Rusticus, celui qui fit lire les écrits d’Epictète á
Marc Auréle et auquel, en souvenir de ce bienfait, l’empereur philosophe voua une
reconnaissance éternelle, ne connait pas mieux que son illustre élève les
chrétiens déférés á son tribunal. Il demande naïvement a saint Justin en quel
lieu se rassemblaient ses coreligionnaires, comme s’il se fût agi d’un obscur
conciliabule de quelques personnes, et semble confondre avec l’école du martyr
et la petite réunion de ses disciples la chrétienté de Rome tout entière. Le
magistrat ne soupçonnait pas ce qu’était l’Église.
Celle-ci ne se dégagea tout á fait des ténèbres et
n’apparut avec une entière clarté aux regards de l’État que vers le
commencement du troisième siècle. Des faits extérieurs, qui n’appartenaient
plus seulement au domaine de la conscience, mais touchaient à l’ordre social et
politique, révélèrent au pouvoir l’existence et la constitution de la société
nouvelle, et lui imposèrent l'alternative ou d’une tolérance légale, ou d’une
guerre déclarée non aux individus, comme précédemment, mais a l’association
même dont ils faisaient partie.
Pendant tout le second siècle, la population chrétienne
s’était considérablement développée, malgré de cruelles souffrances et des
alertes continuelles. La tranquillité inaccoutumé dont jouit l'Eglise sous le
régné de Commode accéléra ce mouvement, en permettant aux fidèles de se
multiplier sans obstacles. Au moment où Septime Sévère devint empereur, les
chrétiens étaient très nombreux, non seulement dans ces provinces d’Asie où la
foi se répandit dès la première heure, mais encore en Italie, en Espagne, en
Gaule, en Germanie, en Bretagne, en Afrique. A la distance ou nous sommes
places, connaissant les événements qui suivirent, et le dénouement du grand
drame dont les hommes du troisième siècle savaient a peine les premières
péripéties, nous apercevons plus clairement qu’eux-mêmes le vide qui se faisait
dans le monde païen. Mais déjà les observateurs attentifs commençaient à se
préoccuper des succès de la propagande évangélique. Ils voyaient les forces
vives, les âmes généreuses, tout ce qui croit, aime, se dévoue, bientôt tout ce
qui médite et ce qui pense, se précipitant d’un élan chaque jour plus rapide
hors des cadres de la religion officielle, et s’agrégeant á une société qui
osait prendre le titre d’Église catholique, c’est-à-dire d’assemblée
universelle. La vie qui coulait abondamment dans son sein n’y pouvait rester
cachée, et se manifesta de temps en temps au dehors : en 196, quand la date de
la Pâque fut débattue, l’autorité romaine n’avait pu ignorer les conciles qui
se rassemblèrent dans toutes les parties de l'empire, á Rome, en Gaule, en Palestine,
dans l’Achaie, le Pont, l’Osroène, la Mésopotamie,
l’Asie proconsulaire; quatre ans plus tard, le proconsul d’Afrique fut sans
doute averti de la réunion d'un synode de soixante-dix prélats autour de
l’évêque de Carthage. A défaut de renseignements de police, le langage des
chrétiens eux-mêmes eut suffi á éveiller l’attention du pouvoir. C’est au
public lettré, c’est aux magistrats que s’adressait Tertullien quand, avec plus
de sincérité que de prudence, il montrait la population chrétienne remplissant
tout, les cités, les lies, les châteaux, les municipes, les conseils, les
camps, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum, et faisait
remarquer la patience de ses frères, assez répandus pour se venger par
surprise, s’ils l'avaient voulu, assez forts et assez nombreux pour agir en
ennemis déclarés, si leur religion comme leurs sentiments intimes ne le leur
avaient interdit.
La multitude des fidèles ne frappait pas seule les
regards des païens; dans la société longtemps obscure et dispersée qui avait
grandi á l’ombre de l’Evangile, ils devinaient maintenant un corps actif,
vivant, organisé : entre tous les indices, le plus révélateur avait été la
constitution de la propriété ecclésiastique. Quand l’Église fut devenue
maitresse de domaines appartenant non plus á tel ou tel chrétien, mais, selon
une expression employé plus tard dans les documents officiels, au corps des
chrétiens, il fut impossible de fermer les yeux sur l’importance d’une telle
association. Deux siècles s’étaient écoulés avant qu’elle se trouvât nantie
d’une fortune immobilière et prit, pour ainsi dire, racine dans lo sol. Les
premières communautés n’en avaient pas éprouvé le besoin. Pour que la société
chrétienne songeât á posséder des immeubles, ce qui l’obligeait á revêtir vis-à-vis
de l'État une personnalité distincte des individus qui la composaient, il
fallut un cas de force majeure. Ce fut la nécessité d’assurer la sépulture de
ses morts, dont le nombre augmenta naturellement á mesure que les conversions
se multipliaient, qui la conduisit á acquérir peu à peu des possessions
territoriales, et á chercher les moyens de les administrer conformément aux
lois.
A l’époque romaine, la promiscuité des sépultures était
également odieuse aux païens et aux chrétiens. Personne n'acceptait l’idée de
reposer après la mort cote a cote avec des inconnus, avec des hommes de
religions, de mœurs, de patries différents. On ne consentait á dormir son
dernier sommeil que seul, ou en compagnie de personnes de son choix. De là,
pour quiconque ne pouvait faire les frais d’un tombeau séparé, la multitude des
clubs funéraires, possesseurs d’un cimetière ou d’un columbarium destiné aux
associés et á leur famille. Les riches n’entraient pas dans ces associations,
mais ils les reproduisaient dans leurs domaines, car, dans la dépendance des
somptueuses villas sépulcrales où leur tombeau, entouré de bosquets et de
jardins, s’élevait comme une maison de plaisance, ils ménageaient ordinairement
des sépultures pour leurs esclaves, leurs affranchis et leurs clients. Beaucoup
de chrétiens, favorisés des dons de la fortune, étendirent à leurs frères dans
la foi cette hospitalité de la tombe. La plupart des catacombes ont commencé
ainsi dans le parc ou le jardin de quelque opulent fidèle, de quelque matrone
dévouée. Autour de l'hypogée de la famille, ou du tombeau qui venait de
recevoir les restes d'un martyr, on creusait d’abord un ou deux corridors,
quelques chambres sépulcrales: le réseau des galeries se resserrait, ses
mailles se multipliaient, à mesure que les habitants de ces funèbres asiles
devenaient plus nombreux.
Telle fut la première période de l’histoire des
cimetières chrétiens. Mais un tel état de choses ne pouvait durer toujours. Le
moment approche où l'importance croissante des cimetières les fera échapper aux
mains de leurs premiers possesseurs, où de propriété privée ils se
transformeront comme d’eux-mêmes en propriété collective. Tant que, dans un
domaine, les sépultures furent peu nombreuses, le fondateur de l’hypogée,
assisté souvent de cette armée de serviteurs que comportaient les grandes
fortunes romaines, en put conserver l’administration. Mais les ressources des
particuliers, si considérables qu’elles fussent, ne tardèrent pas sans doute à
devenir insuffisantes. Le système d’architecture sépulcrale adopté par les
chrétiens permettait de rassembler dans un hypogée, même de très petites
dimensions, un nombre de tombeaux qui étonne l’imagination et dont la
possibilité se révèle seulement au calcul. A mesure qu’un souterrain consacré
par la charité privée à la sépulture des chrétiens se creusait plus
profondément, s’augmentait de nouvelles galeries, quelquefois de nouveaux
étages, et se remplissait de tombes superposées, on pouvait prévoir le jour
plus ou moins prochain où la famille qui le possédait allait être amenée par la
force des choses à en abdiquer le gouvernement, afin de se soustraire à la
responsabilité à la fois matérielle et morale qu’il entraînait. Elle se
retirait en quelque sorte, et se substituait ceux au profit desquels elle avait
creusé et jusque-là entretenu la catacombe. La communauté chrétienne en
devenait propriétaire.
Au troisième siècle apparaissent, à Rome et en Afrique,
les premiers exemples de domaines ainsi possédés par l’Église. On peut fixer au
commencement de ce siècle ou à la fin du précédent l’acte de naissance, en
divers centres chrétiens, de la propriété ecclésiastique. A cette époque
correspond précisément, dans tout l'Empire, un grand développement des
associations funéraires, admises par la loi à posséder des lieux de sépulture.
Ces associations, composées nécessairement de petites gens (tenuiores),
et où les riches n’entraient que comme bienfaiteurs ou patrons, existaient
depuis longtemps à Rome, mais elles ne pouvaient s’établir en province sans une
autorisation spéciale. Septime Sévère, dans les dernières années du deuxième
siècle, leva cet obstacle en permettant par un rescrit, sous certaines
conditions, la formation de clubs funéraires dans tout l’Empire. C’était
renoncer à la politique de défiance qui, depuis Auguste, avait dirigé tous les
empereurs à l’égard des associations, et dont la correspondance administrative
de Trajan offre de curieux exemples. Mais les circonstances en imposaient
l'abandon. L’ancienne aristocratie, décimée par la tyrannie des Césars, puis de
Domitien et de Commode, et plus encore par ses propres vices, avait été presque
partout remplacée par une nouvelle noblesse, sans prestige et sans traditions;
en même temps les liens de patronage et de clientèle qui, dans la vieille
constitution romaine, unissaient étroitement les grands et les petits,
s’étaient relâchés ou rompus. Les petits avaient dû apprendre à compter
davantage sur eux-mêmes, sur le secours mutuel, et il avait fallu, bon gré mal
gré, laisser un champ chaque jour plus large aux sociétés de toute sorte qui se
formaient spontanément, malgré les lois, en vertu d'une nécessité sociale. Le
rescrit de Septime Sévère, écrit probablement en réponse à la consultation de
quelque gouverneur effrayé du grand nombre des associations non autorisées,
consacra plutôt qu'il ne créa ce mouvement. L’Église, semble-t-il, se hâta de
profiter d’une loi que l’on aurait pu croire faite pour elle. Ouvrir des
cimetières destinés à la sépulture de ses membres, les posséder à titre de
corporation de petites gens se cotisant pour s’assurer mutuellement les
honneurs funéraires, était pour elle chose simple et facile: la présence, parmi
les fidèles, de représentants nombreux de l’aristocratie de naissance ou de
fortune ne créait même pas une difficulté, car les collèges romains
sollicitaient ordinairement l’affiliation de bienfaiteurs, de membres
honoraires.
(Même les dons en nature qui formaient dans l'Église
primitive une partie du traitement du clergé étaient distribués dans les
réunions des fidèles sous la même forme que dans les corporations ou les
assemblées profanes, où, après le repas de corps, une ration plus ou moins
abondante, sportula, quelquefois même une somme
d’argent, était remise aux convives d’après la dignité de chacun. Dans les
réunions périodiques des chrétiens, les prêtres, quelquefois les confesseurs de
la foi, recevaient également une sportula en
rapport avec leur rang hiérarchique).
Les institutions déjà fondées par l’Église pour
l’entretien du clergé, l’assistance des pauvres, rentraient facilement dans le
cadre d’une association de secours mutuels, qui permettait aux chrétiens de
posséder librement et publiquement au regard de l'État, et faisaient d’eux,
partout où ils adoptaient cette forme, un groupe dont la constitution religieuse
échappait à la connaissance et aux investigations de l’autorité, mais dont
celle-ci ne pouvait plus ignorer l’existence civile et légale.
Si naturelle cependant que fût cette entrée de l’Église
dans la cité romaine à la faveur des lois sur les associations, elle avait
besoin d’être habilement ménagée. La manœuvre n’était pas exempte d’une
certaine hardiesse. Heureusement un homme se rencontra, doué des qualités de
l'administrateur, et capable de présider à Rome, sous l’œil même du pouvoir
impérial, à cette transformation extérieure de la communauté chrétienne. Depuis
les dernières années du règne de Commode, les chrétiens délivrés des mines de
Sardaigne, grâce à l’intervention charitable de Marcia, étaient de retour dans
leurs foyers. L’un d’eux, déjà célèbre par son intelligence et ses malheurs,
était Calliste, ancien esclave de l’affranchi impérial Carpophore, autrefois
directeur pour le compte de celui-ci d'une banque qui avait mal réussi, puis
poursuivi devant les tribunaux par la haine des Juifs, qui l’accusaient d’avoir
troublé leur culte, et condamné pour ce motif aux travaux forcés par le préfet
de Rome. Compris dans l’amnistie obtenue par Marcia, il revint de Sardaigne
avec les autres chrétiens; mais il ne séjourna point à Rome tant que dura le pontificat
de Victor, qui partageait peut-être quelques-unes des préventions excitées par
les mésaventures financières auxquelles Calliste s’était trouvé jadis mêlé.
Celui-ci vécut pendant plusieurs années à Antium, d’une pension ecclésiastique
à laquelle lui donnait probablement droit sa qualité de confesseur. Le
successeur de Victor, le pape Zéphyrin, ne voulut point se priver plus
longtemps des services de ce chrétien énergique et calomnié. À en croire
l’auteur contemporain des Philosophumena,
Zéphyrin n’avait pas une intelligence supérieure, sa culture scientifique était
même assez limitée; mais souvent ces esprits simples, quand au bon sens naturel se joint une parfaite droiture, savent mieux que de plus
raffinés discerner les hommes dont ils ont besoin. Le pape comprit le parti
qu’il pourrait tirer, à une époque où la propriété ecclésiastique cherchait à
se constituer, d’un auxiliaire tel que Calliste, jeune encore, mûri par
l’adversité, ayant une intelligence souple et déliée, l’expérience des
affaires, l’auréole de la persécution. Il l’appela à Rome, et, du consentement
du peuple, dont l’opinion était devenue tout à fait favorable, l’admit aux
ordres sacrés. Investi de la confiance entière de Zéphyrin, Calliste fut promu
aux fonctions de premier diacre, et chargé, dit le récit contemporain, du
gouvernement du clergé et de l’administration « du cimetière ».
Ce cimetière, le premier possédé à titre corporatif par
l’Église romaine, et dans lequel, à partir de cette époque, les papes furent
enterrés, était situé sur la voie Appienne : il se
composait d’hypogées donnés à la communauté chrétienne par les Cæcilii, et déjà consacrés par la sépulture de la martyre
Cécile. Calliste y déploya une grande activité, un véritable goût artistique;
au commencement de son administration peuvent être attribués, avec plusieurs
galeries, quelques-uns des caveaux ornés des symboles du Baptême et de l’Eucharistie,
que les archéologues modernes désignent sous le nom de chambres des sacrements.
Mais en même temps qu'il dirigeait les peintres et commandait aux fossores, dont l’image se retrouve plusieurs fois
tracée sur ces murailles, Calliste avait sans doute, au dehors, à faire des
démarches et à entretenir des rapports d’un autre ordre. Chef du temporel de
l’Église romaine et remplissant, dans l’association funéraire dont elle avait
pris extérieurement la forme, le rôle d’administrateur ou de syndic, il servit
probablement plus d’une fois d’intermédiaire entre l’État et la communauté
chrétienne: peut-être même fit-il inscrire l’association nouvelle parmi les
autres corporations, sur les registres de la préfecture urbaine.
II
La sentiments de Septime Sévère à l'égard des chrétiens.
Les associations étaient nombreuses dans les premières
années du troisième siècle. Un mouvement démocratique se dessinait, dont
l’Église profita. Peut-être ne fut-elle pas étrangère
à ses commencements. L’exemple des chrétiens, «dont les mains ne restaient pas
oisives», l’égalité qui régnait chez eux entre le riche et le pauvre, l’homme
libre et l’esclave, l’estime singulière qu’ils montraient au travailleur
avaient dû faire impression sur quelques esprits. n’est point à la surface que
se forment les courants-nouveaux : une société humble, cachée, presque
inconnue, comme le fut pendant longtemps l’Église chrétienne, avait pu exercer
dans les couches profondes de la population romaine une action d’autant plus
efficace qu’elle était moins aperçue. Le temps est passé où l’on parlait des
artisans, des gens de métier, des boutiquiers avec le dédain superbe de Cicéro;
où Claude offrant un sacrifice expiatoire faisait retirer les ouvriers et les
esclaves; où Valère Maxime, après avoir rapporté un acte patriotique d’une
corporation de petites gens, s’excusait d’écrire l’éloge de «ce troupeau
méprisé.» Quand Septime Sévère, en 193, fît faire au successeur de Commode, l’honnête
Pertinax, de solennelles funérailles, Rome offrit un spectacle comme en
offriront, dix siècles plus tard, nos villes du moyen âge. Derrière les statues
des héros, les images des peuples conquis, les chœurs d’hommes et d’enfants qui
accompagnaient au bûcher funèbre l'effigie de Pertinax, on vit flotter au vent
les bannières des corporations. Celui en l’honneur duquel se déployaient pour
la première fois peut-être ces étendards populaires, qui prendront part
désormais à toutes les cérémonies, était lui-même un signe bien caractéristique
des temps nouveaux : fils d’un esclave, marchand de charbon, grammairien, puis
soldat, Pertinax s’était élevé de profession en profession, de grade en grade
jusqu’à l’empire. L’aristocratie de naissance était presque toute morte avec
les Césars, l’aristocratie de la pensée avec les Antonins: les empereurs qui
feront désormais quelque figure et retarderont par leur courage la victoire de
la barbarie seront pour la plupart des fils du peuple. La vieille constitution
de Rome, fondée sur l’exclusion et le privilège, tombe en ruines: le patriciat,
autour duquel elle gravitait jadis, n’est plus représenté que par de rares
survivants des anciennes familles: il y a maintenant dans le petit peuple plus
d’associés que de clients; portée sur le flot montant de la démocratie,
l’Église entre, à la suite des autres associations, dans cette cité romaine
autrefois inhospitalière aux petits, mais où désormais ils vont compter pour
quelque chose.
Septime Sévère fut aussi un homme nouveau, peu soucieux
des traditions aristocratiques. Sa nature rude, son esprit précis, autoritaire,
son goût de la discipline et du commandement, faisaient de lui sous certains
rapports un des plus complets représentants du génie romain; mais par d’autres
côtés il s’en dégageait tout à fait. Rien en lui ne rappelait l’antique esprit
de caste qui avait eu, cent ans plus tôt, un gardien si dévoué dans Trajan. De
moins basse extraction que Pertinax, mais d’origine provinciale et presque
barbare, né dans une petite ville africaine dont il conserva toujours l’accent,
issu d’une famille où l’on parlait mal le latin et bien le carthaginois, époux
d’une Syrienne et par elle peut être ouvert aux inquiétudes religieuses, aux
souffles mystiques de l’Orient, aimant peu Rome, qu’il ne fit jamais que
traverser et où il ne séjournait pas, Sévère n’eut aucun des préjugés
politiques, sociaux ou religieux d’un Romain de vieille roche. Comme les
Flaviens, qu’il rappelle par bien des traits, il montra du goût pour les Juifs.
Arrivé au pouvoir par la guerre civile, grâce à la supériorité de ses soldats,
à la vigueur de son commandement, il semble n’avoir vu dans l’empire qu’une
démocratie militaire, dont il était le chef. Le reste ne l’inquiétait guère :
il méprisait trop le sénat pour le craindre, et il avait trop le goût de
l’activité pour s’effrayer en voyant le peuple secouer un peu la torpeur
séculaire dans laquelle l’avait plongé une constitution sociale fondée sur les
influences aristocratiques et l’abus du travail esclave.
Septime Sévère monta sur le trône libre de toutes
préventions à l’égard des chrétiens. Eût-il été dès lors mal disposé pour eux,
les guerres qui remplirent les six premières années de son règne, d’abord
contre ses deux compétiteurs Niger et Albinus (193-197), puis contre les
Parthes (197-199), ne lui auraient guère laissé le loisir de manifester son
mauvais vouloir par des lois ou des actes. Mais ses sentiments personnels leur
étaient plutôt favorables. Il avait fait presque toute sa carrière pendant le
règne de Commode, c’est-à-dire à une époque où l’autorité impériale les voyait
d’un bon œil, et où les fonctionnaires, suivant l’exemple du maître, les
laissaient en paix, refusant même quelquefois de juger les fidèles qu’une
accusation régulière déférait aux tribunaux. Quand Sévère gouverna la Gaule
Lyonnaise en 186, les sanglantes tragédies qui avaient porté si haut, sous Marc
Aurèle, la gloire des jeunes chrétientés du Rhône et de la Saône n’étaient plus
qu’un souvenir: il fallait que les calomnies autrefois répandues à Lyon contre
les fidèles fussent bien effacées, car Sévère n’hésita pas à donner une
nourrice chrétienne à l’ainé de ses fils, né pendant son séjour dans la
métropole gallo-romaine. Son consulat, en 189, coïncida précisément avec la
période la plus brillante de la faveur de Marcia. Les rapports que, en bon
courtisan, il entretint avec le palais lui firent peut-être connaître
quelques-uns des serviteurs chrétiens que l’influence de la toute-puissante
favorite avait introduits dans la maison impériale. Il les retrouva sans doute
quand, à son tour, il prit possession du Palatin : en général, les gens «de la
maison de César» y demeuraient plus longtemps que les empereurs et se
perpétuaient de règne en règne : nous savons que Pertinax, après avoir vendu à
l’encan les esclaves personnels de Commode, avait conservé les serviteurs attachés
au palais. Les inscriptions et certains indices archéologiques montrent que
sous Sévère un grand nombre d'esclaves ou d'affranchis impériaux furent
chrétiens. Un d’entre eux entra fort avant dans l’intimité du souverain et de
ses fils : son histoire est curieuse. C’était l’intendant de l’affranchi
impérial Evhodus, gouverneur de Caracalla. Il
s’appelait Proculus Torpacion. Comme beaucoup
d’esclaves, il avait étudié la médecine: il eut le bonheur de guérir au moyen
d’onctions un mal dont souffrait Sévère. L’empereur garda de ce service une
reconnaissance d’autant plus vive que lui-même s’occupait volontiers de
médecine: il se plaisait à soigner ses amis, et leur administrait des remèdes
composés par le célèbre Galien. Probablement, dans la maladie de Sévère, l’esclave
chrétien, possesseur de quelque recette traditionnelle, avait réussi là où
Galien venait d’échouer. Aussi Sévère voulut-il l’avoir toujours près de lui et
de ses enfants : il se le fit donner par Evhodus, et
lui assura un logement dans le palais.
Bien que l'entourage chrétien qu’il est permis
d’entrevoir autour de Sévère, malgré l’insuffisance des documents, n’ait pas
exercé sur son esprit une influence comparable, pour la vivacité et la durée, à
l’empire de Marcia sur le faible Commode, cependant la bienveillance envers les
chrétiens dominait dans les conseils du prince quatre ans après son avènement.
Les deux compétiteurs de Sévère, Niger et Albinus, avaient péri, l’un en Syrie,
l’autre sur les bords du Rhône, quand, au mois de juin 197, l’empereur
victorieux fit dans Rome une entrée solennelle. Les partisans des deux vaincus,
nombreux dans l’aristocratie et le sénat, l’attendaient en tremblant. Comme
toujours ils dissimulaient leur frayeur sous les apparences d’une allégresse
bruyante et démonstrative. «Les plus ardents fauteurs d’Albinus, ceux-là même
qui allaient payer de leur tête leur zèle passé, étaient ceux qui mettaient
au-dessus de leur porte les rameaux de laurier les plus épais, qui allumaient
sur la façade de leurs maisons les illuminations les plus brillantes, qui se
disputaient le forum pour y étaler en l’honneur des dieux les lits de parade
les plus magnifiques.» (Selon Spartien, quarante et un personnages importants
furent mis à mort comme partisans d’Albinus après l'entrée de Sévère dans Rome.
Dion raconte qu’un procès capital fut intenté à soixante-quatre sénateurs :
trente-cinq, reconnus innocents, reprirent leur siège; vingt-neuf, condamnés à
mort, furent exécutés).
Parmi les démonstrations de cet enthousiasme affecté, la
froideur des chrétiens de l’aristocratie, nombreux à Rome en un temps où «toute
dignité passait du côté de l’Église», ne pouvait manquer d’être remarquée. Sans
prétendre faire bande ‘a part, ni se poser en parti d’opposition, les plus
rigoristes repoussaient comme entachés d’idolâtrie «ces honneurs vains et
téméraires décernés aux empereurs, ces décorations de verdure, ces lampes
allumées en plein jour qui faisaient ressembler les plus honnêtes maisons à de
mauvais lieux». Ils rendaient hommage aux Césars en gardant une réserve modeste
et fière. Une telle attitude ne pouvait manquer d’indigner le peuple, d’autant
plus porté à faire du zèle qu'il s’était pendant la lutte montré plus froid
pour la cause de Sévère. Aussi, taxant les chrétiens d’indifférence, les
traitait-on bien haut d'ennemis publics. On eût voulu détourner sur eux la
colère impériale, et mêler au moins leur sang à celui des partisans d’Albinus
que Sévère, depuis son entrée dans Rome, au milieu des illuminations et des
fêtes, n’avait cessé de verser. Le peuple, raconte Tertullien, s’ameuta, et
dénonça à la vengeance du vainqueur des chrétiens de l’un et de l’autre sexe
ayant rang de clarissimus, c’est-à-dire
appartenant à des familles sénatoriales. Non seulement Sévère refusa de sévir
contre eux, mais encore il résista en face aux clameurs de la foule, et fit
publiquement l’éloge des chrétiens dénoncés.
Cette conduite eut probablement plusieurs motifs. Sévère
était sans doute bien aise de montrer au peuple qu’il n’avait pas plus peur de
la foule que des prétoriens et des sénateurs, et qu’après avoir désarmé et
dispersé les uns, décimé les autres, il n’était pas homme à céder devant les
sommations de la multitude. La résistance aux passions fanatiques des foules
était depuis longtemps une tradition de la politique impériale, et les
souverains même les moins favorables aux chrétiens s’en firent un devoir : les
dénonciations anonymes et tumultueuses furent à plusieurs reprises interdites
par Trajan, par Hadrien, par Antonin. Sévère se montra d’autant moins disposé à
les recevoir contre les chrétiens, qu’il croyait devoir à ceux-ci quelque
reconnaissance. Au dire de Tertullien, aucun chrétien notable ne figura dans le
parti de Niger ou d’Albinus. Cela tenait probablement à l’extrême réserve
politique qu’ils s’imposaient en toute circonstance, plutôt qu’à une conviction
bien arrêtée des droits de Sévère; dans cette étrange monarchie romaine où l’on
avait essayé de tous les modes de transmission du pouvoir, l’élection,
l’hérédité adoptive, l’hérédité par le sang, où dans un jour de honte on était
allé jusqu’à la vente aux enchères, et qui maintenant n’était plus qu’un enjeu
offert aux joueurs audacieux et habiles, il n'existait aucun principe de
légitimité: quand plusieurs compétiteurs se disputaient l’empire, le plus
subtil théoricien politique n’eût pu deviner avant la victoire quel était le
vrai souverain. Cependant, pour des motifs que nous ignorons, il semble que les
vœux secrets des chrétiens aient été pour Sévère. Peut-être les souvenirs d’une
administration équitable en Gaule, pendant laquelle les Églises meurtries par
la persécution de Marc Aurèle avaient pu panser leurs blessures et se
reconstituer librement, lui conservèrent-ils les sympathies des chrétiens de ce
pays, en engageant ceux-ci à voir avec plaisir sa victoire sur Albinus et les
légions de Bretagne dans les plaines de Lyon. En Orient, ils paraissent avoir
désiré le succès de Sévère, contre lequel, au contraire, les Juifs s’étaient
prononcés avec leur turbulence accoutumée. «Chrétiens, réjouissez-vous» s’écria
un des lieutenants de Niger quand, en 196, après une héroïque résistance,
Byzance, dernier rempart de sa cause, se rendit à l’empereur.
Sévère put avoir une autre raison de ménager les fidèles.
C’était, nous l’avons dit, un parvenu: de plus, en arrivant à l’empire, il
était pauvre. Il eut l’idée de se procurer d’un seul coup des ancêtres et un
patrimoine. Se faire adopter par une grande et riche famille parut le moyen
tout indiqué. Mais, pour se donner une apparence de légitimité, et rattacher
par quelque côté sa fortune militaire à l’hérédité politique, il imagina de
choisir Marc Aurèle comme père adoptif. Marc Aurèle, il est vrai, ne vivait
plus; cependant la jurisprudence romaine, mise au service de l’omnipotence
impériale, se montra si ingénieuse à trouver des biais, que l’adoption put se
faire. Sévère, empereur, était souverain pontife, et le souverain pontife donna
aux deux parties les dispenses nécessaires. Nerva avait adopté, contrairement à
la loi, Trajan absent; Sévère, violant la lettre et l’esprit de toutes les
lois, mais s’autorisant de ce précédent et de quelques autres, devint le fils
adoptif d’un souverain mort depuis quinze ans. Dès lors il eut une généalogie
officielle où figuraient Marc Aurèle comme père, Commode comme frère, Antonin,
Hadrien, Trajan, Nerva, comme ascendants, et donna à son fils aîné Bassianus, auquel l’histoire a conservé le sobriquet de
Caracalla, les noms de Marc Aurèle Antonin. Mais en même temps il devint l’héritier
des biens immenses, véritable patrimoine royal, que, pendant un siècle, six
générations d'empereurs s'étaient transmis. Entré dans la famille Antonine,
Sévère tint à n’en répudier ni les gloires ni les hontes. Loin de lui faire
horreur, la fraternité de Commode fut par lui revendiquée avec éclat. Il mit au
rang des dieux celui que le sénat avait flétri du nom de parricide, institua
une fête pour l'anniversaire de sa naissance, lui donna un pontife, bien que
deux ans auparavant le collège des pontifes l’eût déclaré indigne de sépulture,
punit ses meurtriers, et reprocha publiquement aux sénateurs d'avoir manqué de
respecta un souverain qui, disait-il, valait mieux qu'eux. Mais la partialité
de Commode pour les chrétiens, seul bon sentiment de ce misérable, était bien
connue: Sévère, pour se montrer vraiment son frère et son continuateur, se crut
sans doute obligé d'imiter pendant quelque temps au moins cette bienveillance.
Probablement même, nous l'avons dit, il la partageait alors sincèrement.
III
LES PRÉLUDES DE LA PERSÉCUTION
La bienveillance personnelle de l’empereur n’était une
garantie que contre lui-même; elle ne supprimait aucune des lois existantes,
n’arrêtait pas le cours des colères ou des calomnies de la foule, et laissait
les fidèles exposés comme par le passé à des accusations individuelles ou à des
émeutes populaires. L’influence même de Marcia n’avait pu empêcher que sous
Commode il y eût des chrétiens condamnés pour cause de religion à la mort ou
aux mines. A plus forte raison en fut-il ainsi dans
les premières années de Septime Sévère. Les intentions favorables de l’empereur
ne restèrent pas cependant sans effet. Les magistrats désireux de faire leur
cour se montraient indulgents pour les fidèles déférés à leur tribunal,
feignaient de ne pas comprendre l’accusation, jugeaient mollement, et ne
condamnaient qu’à la dernière extrémité, quand un chrétien trop ardent courait
pour ainsi dire au-devant de la mort.
IL existait malheureusement alors de ces esprits
excessifs, comme on en rencontre dans tous les temps, qui essayaient
d’appliquer aux choses de la foi et de la morale une logique outrée, et de
faire de leurs déductions passionnées la règle non seulement de leur propre
conduite, mais de celle de leurs frères. A Rome, sous la direction prudente et
modérée de pontifes qui possédaient à un rare degré l’esprit de gouvernement ,
de tels hommes avaient peu de chances d'être écoutés, et leur influence n’y fut
jamais que passagère; mais ailleurs, sous une autorité moins ferme, eu des
contrées où un ardent climat faisait bouillonner le sang et tenait les âmes
dans une excitation plus grande, ils faisaient facilement école quand à une
incontestable sincérité se joignaient chez eux l'éclat de la parole et les
séductions du talent. Telle était en Afrique la situation de Tertullien à
l'époque dont nous parlons. Il n'était pas encore montaniste, mais il parlait d’avance
le langage des erreurs qu’il devait adopter, comme notre Lamennais, qui lui
ressemble par tant de côtés, laisse voir déjà dans ses ouvrages les plus
orthodoxes l'esprit emporté et faux qui l’entrainera bientôt aux abimes. Toute
action excessive, tout imprudent propos, toute provocation inutile obtenait l’approbation
et les encouragements de Tertullien. Ainsi que tous ses pareils, il s’inquiétait
peu des conséquences pour la tranquillité des âmes et la paix de l'Église. De
telles considérations lui paraissaient indignes d'un chrétien : croyant que
l'ardeur de sou zèle le mettait au-dessus de toute discipline, il taxait
volontiers de « lions dans la paix, et cerfs dans le péril » les pasteurs
qui, chargés d'une responsabilité dont le fardeau ne se faisait pas sentir à
ses épaules, essayaient de le rappeler à la prudence et au bon sens.
Un de ces écarts de zèle auxquels il applaudissait, mais
dont s’affligeaient les chrétiens raisonnables, eut lieu précisément vers
l’époque où Sévère avait laissé voir son désir que les chrétiens ne fussent pas
inquiétés. On peut reporter à l’an 198 le fait qui donna lieu à Tertullien
d’écrire son éloquent mais périlleux et paradoxal traité De la couronne du
soldat. Après avoir terrifié Rome et noyé dans le sang les derniers restes
des partis vaincus, Sévère sentant que, en dépit de toutes les adoptions
posthumes, la gloire seule pouvait légitimer une dynastie si cruellement
fondée, porta la guerre en Orient, où les Parthes, pendant qu’il luttait en
Gaule contre la faction d’Albinus, avaient envahi la Mésopotamie romaine. Le
succès couronna d’abord ses armes: avant d’échouer devant Hatra, il avait pris
Babylone, Séleucie, Ctésiphon: Rome, à qui parvenait l’écho lointain de ses
victoires, pouvait croire la puissance des Parthes à jamais détruite. C’est
alors que, ratifiant l’acclamation des soldats, le sénat déclara les deux fils
de l’empereur, Caracalla et Géta, l’un Auguste,
l’autre César, et les associa au trône de leur père. On ne pouvait adresser à
celui-ci une flatterie plus délicate: Sévère, comme tons les souverains
parvenus, rêvait de fonder une dynastie. Oublieux des leçons de l’histoire, il
voulait laisser après lui des empereurs de son sang. L’hérédité, seule garantie
de la stabilité des monarchies modernes, avait toujours mal réussi à l'Empire
romain, où l'autorité absolue, ne trouvant de contrepoids ni dans la religion,
ni dans les mœurs, ni dans les lois, faisait presque inévitablement du
souverain un monstre, s'il n’était préservé par une vertu rare ou une
intelligence supérieure. Aussi tous les bons empereurs furent-ils ceux qui
arrivèrent au trône déjà mûrs, et qui y furent désignés non par la naissance,
mais par un choix réfléchi et désintéressé. Le sénat savait cela, car depuis
longtemps ces vérités d’expérience étaient passées à l’état d’axiome chez les
esprits vraiment politiques; mais on ne pouvait attendre de ce corps avili et
tremblant une marque d’indépendance ou un acte de patriotisme éclairé. Quant au
soldat, en prenant l’initiative de l’association des deux enfants de Sévère au
trône paternel, il n’avait eu probablement qu’un but: s’assurer un donativum.
Toute proclamation d’un nouvel Auguste ou d’un nouveau César se traduisait dans le monde romain
par une largesse à l’armée. L’empereur qui donna pour règle de conduite à ses fils : «Enrichissez le soldat et
moquez-vous du reste» ne pouvait déroger sur ce point à la tradition. Il y eut
donc distribution extraordinaire à toutes les armées. Pendant que la troisième
légion Augusta, stationnée dans ce camp de Lambèse dont il reste des
ruines magnifiques, recevait joyeusement le don impérial, un éclat inattendu
vint troubler la fête. «L’histoire est toute récente, dit Tertullien. Par ordre
des très puissants empereurs, on faisait largesse aux troupes. Les soldats,
couronnés de laurier, venaient tour à tour recevoir le donativum. L’un
d’eux, plus soldat de Dieu, plus intrépide que ses frères qui s'étaient flattés
de pouvoir servir deux maîtres, seul, tête nue, s’avançait tenant à la main son
inutile couronne, et manifestant par là qu’il était chrétien. Tous de le
montrer au doigt : de loin on le raille, de près on
s’indigne. La clameur arrive jusqu'au tribun: le soldat se présente à son tour.
— Pourquoi, lui dit le tribun, es-tu si différent des autres?
— Je ne puis faire comme eux. Et comme on lui en
demandait la cause :
— Je suis chrétien» répondit-il.
On délibère sur ce refus, on instruit l'affaire; l’accusé
est traduit devant les préfets. Là, prêt à revêtir un joug plus léger, il
dépose son lourd manteau, quitte sa chaussure incommode pour marcher plus
librement enfin sur la terre sainte, rend son épée qui n’avait pas été jugée
nécessaire à la défense du Seigneur, et laisse tomber la couronne de sa main.
Maintenant, vêtu de la pourpre du martyre espéré, chaussé comme le demande
l’Evangile, prenant pour glaive la parole de Dieu, revêtu de toute l’armure
dont parle l’Apôtre, et sur le point de recevoir la blanche couronne, plus
glorieuse que l’autre, il attend dans la prison le donativum du Christ.
La majorité des fidèles ne partageait point pour la
généreuse imprudence de ce soldat l’admiration hautement professée par
Tertullien. Certainement des conseils plus modérés lui eussent été donnés, s’il
avait consulté les chefs de la société chrétienne avant de donner cours à son
zèle et de manifester bruyamment sa foi en repoussant un symbole en apparence
aussi inoffensif qu’une couronne de laurier. D’autres soldats chrétiens faisaient
partie de la légion, comme le montrent les paroles mêmes de Tertullien; ceux-ci
ne se crurent pas obligés d’imiter leur camarade. Le moment était mal choisi
pour proclamer une incompatibilité entre un des actes de la vie militaire et la
foi chrétienne, car précisément, sous Septime Sévère, il devint plus facile que
par le passé aux soldats chrétiens de mettre leur vie d'accord avec la morale
évangélique. La défense faite jusque-là aux légionnaires romains de conduire
leurs femmes à l'armée pendant un temps de service qui dépassait quelquefois
vingt-cinq ans avait amené une immoralité inévitable : les baraquements de
toute sorte qui entouraient les camps, et qui devinrent en bien des lieux le
noyau de grandes villes, étaient remplis d'une population fort mélangée. Les
soldats formaient là des liaisons souvent éphémères, quelquefois durables, mais
qui ne pouvaient guère être transformées en mariage avant l’expiration de leur
temps de service. Septime Sévère permit aux légionnaires «d'habiter avec leurs
femmes».
Ce fut dans la vie militaire toute une révolution,
défavorable par certains côtés à la discipline, très bienfaisante au point de
vue moral. Dès lors les camps permanents furent comme doublés d'une ville, où
beaucoup de soldats résidaient en famille, ne se rendant plus dans l’enceinte
fortifiée que quand un ordre de service les y appelait et menant une vie moitié
militaire, moitié bourgeoise. Les chrétiens durent voir avec satisfaction les
camps ainsi transformés, et s'y trouver moins mal à l’aise que par le passé.
Aussi comprend-on que les compagnons du soldat dont Tertullien raconte l’acte
courageux, mais très probablement excessif, n’aient pas cru nécessaire de
suivre son exemple: ce n’était pas à l’heure où la décence rentrait dans la vie
militaire qu’il convenait de creuser un infranchissable fossé entre elle et la
vie chrétienne.
En dehors même de l’armée, l’opinion fut peu favorable à
l'imprudent soldat. «C'est une précipitation dangereuse, disait-on, un amour
immodéré de la mort. Pour un scrupule de costume et de mots, il compromet la
société chrétienne tout entière, comme s'il était le seul qui eût du cœur, et
que parmi tant de frères qui servent comme lui il fût seul chrétien. Il vient
sans raison mettre en péril une bonne et longue paix.» L’Église africaine
jouissait en effet, depuis la crise sanglante de 180, sinon de la paix, au
moins d'une assez large tolérance de la part des gouverneurs. L’honnête et
rigide Pertinax (188-189), Didius Julianus (189-190), qui devait faire une si piteuse figure sur le trône impérial, Cincius Severus(190-191), Vespronius Candidus (191-192), avaient laissé en repos les chrétiens de la province
proconsulaire: deux de ces magistrats montrèrent même en faveur des fidèles une
partialité qui déconcerta leurs ennemis. On comprend que, satisfaits de la
tolérance précaire dont jouissait l’Église, les chrétiens prudents aient craint
toute provocation intempestive, tout éclat de nature à faire cesser cet accord
tacite, à rendre irrésistibles les passions haineuses de la foule ou à
décourager les dispositions conciliantes des gouverneurs.
Il suffisait, en effet, d’une étincelle pour allumer la
colère du peuple, toujours prêt à se jeter sur les chrétiens. Les bruits
infâmes auxquels ne croyaient plus les gens éclairés (Celse n’y fait pas une
seule fois allusion dans son Discours véritable, composé vers 178) continuaient
à défrayer les conversations des oisifs: ils avaient cours surtout parmi les
foules ignorantes et grossières, comme le peuple de Carthage. Dans ce milieu
crédule, il n’était point de sottise ou d’horreur à laquelle on n’ajoutât foi.
«Tel commence à calomnier, dit Tertullien, puis vient un second qui ajoute aux
mensonges du premier; bientôt un troisième va renchérir sur les fables débitées
par ses devanciers, et ainsi de suite; le vulgaire accepte tout cela les yeux
fermés, et se fait l'écho docile des infamies qu’on invente sur notre compte».
L’une des imputations les plus absurdes et les plus populaires faisait remonter
aux chrétiens la cause de toutes les calamités, même physiques, qui affligeaient
l'Empire; Marc Aurèle lui-même prêta une oreille crédule à cette sottise;
combien elle devait avoir de succès dans une province souvent ravagée par la
peste, la fièvre, les sauterelles, parmi l’imperitum vulgus qui peuplait les colonies et les municipes
de l’Afrique romaine! Une antre invention de la niaiserie et de la haine avait
le don de révolter le peuple: on accusait les chrétiens d’adorer une tête d’âne.
La crédulité païenne avait jadis attribué aux Juifs ce culte grotesque: avec
leur malice ordinaire, ces derniers réussirent probablement à reporter sur les
chrétiens la sotte rumeur dont ils avaient d’abord été victimes. Partout
s’étalaient des caricatures dirigées contre les fidèles, et représentant ce
ridicule emblème. Une main inconnue le dessinait à Rome dans une chambre du
palais de Sévère. On le moulait en statuettes. On le gravait jusque sur des
bijoux. Un Juif apostat, bestiaire ou valet d’amphithéâtre, se promenait dans
les rues de Carthage portant un tableau sur lequel était peint un personnage
vêtu de la toge, tenant un livre, ayant des oreilles d’âne et un pied fourchu;
au-dessous était écrit: «Le Dieu des chrétiens, onocoétès»,
mot qui se prêtait à un sens obscène, et sur lequel il était facile de
construire quelque sale légende, plus ou moins imitée des Métamorphoses d’Apulée. Mais dans ces imputations vagues et ces basses plaisanteries n’était
pas le plus grand péril; le danger, c’était quand le cri de la foule, sûr
d’éveiller un secret écho dans le cœur des magistrats romains, accusait les
chrétiens d'avoir abandonné les traditions nationales, d’être des ennemis de
l’Empire, de mauvais citoyens. La grande masse des fidèles repoussait cette
accusation par son calme, sa modération politique, la probité et la conscience
avec lesquelles elle supportait les charges de l'État, rendant à César ce qui
est à César, et se conformant à la sage direction des chefs de l’Église; mais
il n’était besoin que d’un acte inconsidéré comme celui qui donna lieu à
Tertullien de composer le De corona militis,
ou d’un écrit plein de paradoxes et de bravades comme ce fâcheux opuscule, pour
faire perdre aux chrétiens le fruit de longues années de patience, de douceur,
de vraie prudence évangélique.
On ne saurait affirmer que l’incident du soldat fut
l’origine de la reprise des hostilités contre l’Église; mais il parait hors de
doute que, précisément vers 198 ou 199, la tolérance dont les gouverneurs
avaient usé vis-à-vis des fidèles d’Afrique ne durait plus, que beaucoup de
ceux-ci étaient retenus en prison, d’autres punis du dernier supplice. La date
de trois des plus célèbres ouvrages de Tertullien, son Exhortation aux
martyrs, son livre aux Nations et son Apologétique, se place
en effet dans les années comprises entre la défaite d’Albinus et la persécution
par édit commencée en 202.
Le premier de ces écrits est adressé à des fidèles
détenus dans les cachots, probablement de Carthage, pour cause de religion.
C’est une œuvre fort belle. Tertullien, considérant le martyre comme la plus
haute dignité à laquelle puisse atteindre un chrétien, donne aux prisonniers le
titre de martyrs désignés, comme on appelait consul désigné celui qui était
destiné au consulat. «Bienheureux martyrs désignés, leur dit-il pendant que
l’Église, notre mère et notre maitresse, vous nourrit du lait de sa charité, et
que le dévouement de vos frères vous apporte dans la prison de quoi soutenir la
vie du corps, permettez-moi aussi de contribuer pour ma part à la nourriture de
votre âme». Il s’effraie des dissentiments qui, dit-on, existaient entre eux,
et il leur recommande la paix, la concorde, la joie. «Vous habitez un séjour
ténébreux, mais vous êtes vous-mêmes une lumière. Des liens vous enchaînent mais
vous êtes libres pour Dieu. Vous respirez un air infect, mais vous êtes un
parfum de suavité. Vous attendez la sentence d’un juge, mais vous jugerez vous-
même les juges de la terre». Il les engage à faire de leur prison un lieu de
retraite spirituelle: «Bien que le corps soit enfermé et la chair captive, tout
reste ouvert à l’esprit. Marchez librement, non sous d’épais ombrages ou de
longs portiques, mais sur le chemin qui conduit à Dieu. La jambe ne sent rien
dans les ceps qui l’étreignent, quand l’âme est dans le ciel». Il compare le
dur séjour de la prison aux exercices par lesquels on prépare le soldat à
combattre. Il met en parallèle les souffrances que tant d'hommes affrontent
pour des chimères, et les souffrances des martyrs endurées pour la vérité. Ici
se place un passage curieux sur cette folie du sport, qui faisait descendre
dans l’arène les riches blasés de Rome. L'exemple de Commode avait mis en
faveur ces honteuses exhibitions, et l’on avait vu les descendants des plus
grandes familles, oublieux de toute dignité, prostituer leur noblesse dans les
combats athlétiques et les jeux sanglants des gladiateurs. Les femmes elles-mêmes
prenaient part à ces luttes dégradantes; Sévère dut les leur interdire. Il
reprocha un jour à un sénateur, ancien consul, de s’être montré en public
jouant avec une courtisane déguisée en panthère; à d'autres d’avoir acheté les
boucliers et les casques d’or de Commode, quand Pertinax les mit à l’encan.
«Que d’oisifs, s’écrie de même Tertullien, une vaine affectation pousse au
métier de gladiateur! Ils aiment à s’exposer à la dent des bêtes féroces, et se
regardent comme d’autant plus beaux qu'ils sont plus sillonnés de morsures et
de cicatrices. Les uns se sont engagés à parcourir un certain espace sous une
tunique enflammée; les autres marchent supportant avec impassibilité les coups
qui pleuvent sur leurs épaules. Ce n’est pas en vain, bienheureux confesseurs,
que le Seigneur a permis ces exemples; c’est pour nous encourager aujourd’hui,
et nous confondre au dernier jour, si nous craignons de souffrir pour la vérité
et le salut les maux que d’autres recherchent pour la vanité et la perdition ». Cette pièce, de grand style et de grand
souffle, porte avec elle sa date. «Combien ont souffert pour un homme, s’écrie
l'auteur, ce qu’on hésite à souffrir par la cause de Dieu! Le temps présent le
proclame assez. Combien de personnages de la plus haute distinction périssent
d’une mort que ne faisaient présager ni leur naissance, ni leur dignité, ni
leur tempérament, ni leur âge; et cela, pour qui? pour un homme; par ses mains,
s’ils l’ont combattu; par les mains de ses adversaires, s’ils ont pris son parti!». Évidemment ces lignes ont été écrites au
lendemain des luttes civiles que termina la défaite d’Albinus en 197, quand les
esprits en étaient encore émus et que le sang versé dans les combats et les
supplices était à peine séché.
A la même époque appartiennent deux ouvrages de
Tertullien, dont l’un semble l’ébauche de l’autre. Quand il composa son premier
essai d’apologie, c’est-à-dire son écrit en deux livres adressé aux Nations, la
Syrie, dit-il, était encore empestée par l’odeur des cadavres, et le Rhône
n’avait pas eu le temps de laver ses rives ensanglantées: en langage prosaïque,
cela veut dire que la défaite de Niger en Syrie ( 194) et celle d'Albinus en
Gaule (197) étaient de date récente. L'Apologétique, où se trouvent,
revues, corrigées, développées avec goût, distribuées avec plus d’art,
refondues par un habile et sévère artiste, les images des deux livres aux Nations,
et qui, rapprochée de ceux-ci, fait penser au sermons de la jeunesse de Bossuet
après les retouches de son âge mûr, suivit cependant de peu d’années le premier
ouvrage d’agression et de défense publié par Tertullien. On lit en effet dans
l’Apologétique une allusion aux «complices et amis des factions scélérates, qui
sont maintenant dénoncés chaque que l’on cueille encore, grappes oubliées,
après la vendange des chefs parricides». Impossible d’indiquer plus clairement
que ce livre a été écrit quand, après la défaite du dernier des compétiteurs de
Sévère, en 197, les têtes de ses plus illustres fauteurs étaient tombées, et
que les représailles se continuaient cependant encore, bien que ralenties, à
mesure que des rebelles obscurs étaient découverts et dénoncés. Cela peut
s’appliquer aux trois ou quatre années qui suivirent 197, et permet de placer l’Apologétique vers 199 ou 200.
Une autre raison, plus péremptoire encore que des arguments
de texte, fixe définitivement à cette période du règne de Septime Sévère les
livres aux Nations et l’Apologétique. Les peintures que l’on y
trouve de la situation des chrétiens s’appliquent certainement à une époque
antérieure à l’édit par lequel, en 202, Sévère inaugura une nouvelle forme de
persécution. Ce que Tertullien discute, c’est toujours la jurisprudence suivie
pendant le deuxième siècle: une première loi, de Néron ou Domitien, qu’il
résume ainsi: «Chrétiens, il ne vous est pas permis d'être» non licet esse vos; puis les rescrits explicatifs de Trajan
et de ses successeurs, établissant la nécessité d’une accusation régulière pour
qu’un chrétien soit puni, mais statuant que, cette condition remplie, il suffit
de prouver qu’il est chrétien, quand même on n’établirait à sa charge aucun
délit de droit commun, pour qu’il encoure la peine capitale. Contre cette
situation juridique s’élève Tertullien, comme avant lui saint Justin, Méliton, Athénagore, tous les apologistes du deuxième siècle, dont
il n’est ici que le continuateur.
«Souverains magistrats de l’Empire romain, dit-il, vous
qui rendez ouvertement la justice dans le lieu le plus éminent de cette ville
(Carthage), s’il ne vous est pas libre d'instruire et d'examiner la cause des
chrétiens sous les yeux de tous; si, pour ce genre d’affaires seulement, votre
autorité craint ou rougit de rechercher publiquement la justice; si, enfin, la
haine de notre nom, qui nous expose trop souvent aux délations domestiques,
s’oppose à notre défense devant les tribunaux, qu'il soit permis au moins à la
vérité de parvenir à vos oreilles par la voie cachée d’une écriture muette».
L’éloquent apologiste continue en montrant ce qu’il y a d’inique à juger sans
instruire, et à condamner, non pour les crimes, mais pour le nom seul; en
protestant contre l’emploi de la torture non pour faire avouer une faute, mais
au contraire pour contraindre à nier la qualité de chrétien; en démontrant
l’absurdité des bruits populaires relatifs aux enfants tués, aux repas de chair
humaine et aux incestes; en prouvant combien il est injuste d’accuser, comme on
le faisait quelquefois, de lèse-majesté des hommes qui rendaient aux empereurs
les hommages qui leur sont dus, priaient chaque jour pour leur salut et leur
prospérité, leur accordaient tout l’honneur, ne refusaient que l’adoration.
Avec une grande élévation de pensée et de paroles, il met en regard des lois
positives invoquées contre les chrétiens la liberté inviolable de la
conscience, revendiquée par eux à un double titre: comme droit commun, au
milieu d’une société qui permettait la libre profession de tous les cultes,
même les plus ridicules et les plus immoraux; comme droit essentiel à la
vérité, puisque le christianisme est divin.
Dans cette argumentation touffue se mêlent habilement
l'attaque et la défense; l’auteur tient à la fois la lance et le bouclier:
quand on le croit occupé à plaider seulement la cause des chrétiens, tout à
coup on le voit pousser une pointe hardie sur leurs adversaires, et accabler le
paganisme de railleries sanglantes et invectives immortelles : mais pas un mot
ne fait allusion à l'édit particulier de Septime Sévère, tous les reproches,
toutes les critiques, toutes les protestations tombent sur la jurisprudence
suivie contre les fidèles par les persécuteurs du deuxième siècle. Loin de se
plaindre d'un acte récent du pouvoir, Tertullien s’efforce de prouver que tous
les bons empereurs ont épargné les chrétiens, que les mauvais seuls les ont
combattus. Cette affirmation est habile, bien que contraire à la vérité des
faits. Mais elle eût été injurieuse pour Sévère, si elle s’était produite au
lendemain d'un acte formel et législatif de persécution émané de ce dernier.
Tertullien, qui, au milieu de ses plus violentes indignations, laisse toujours
percer l’avocat sous l’apologiste, se fût bien gardé d'une telle imprudence:
pour tout critique qui sait lire, les livres aux Nations et l’Apologétique offrent le tableau de la situation faite aux chrétiens depuis Trajan jusqu’au
milieu du règne de Sévère, et en particulier dans les années 198 à 200 ou 201,
non de la situation nouvelle que créa pour l’Église l'édit promulgué en 202.
A en juger par ces documents, la position des chrétiens,
adoucie au commencement du règne de Sévère, était redevenue intolérable.
L’empereur s’était sans doute lassé de les protéger, et les magistrats,
habitués à deviner les dispositions du souverain, avaient compris que tout
était encore une fois permis contre cette troisième espèce d'hommes, comme les
appelaient dédaigneusement leurs ennemis, empressés de les mettre non seulement
hors la loi, mais même en dehors de l’humanité. On a vu par l’exhortation aux
Martyrs qu’un grand nombre de fidèles avaient été de nouveau jetés en prison.
L’exorde de l’Apologétique, cité plus haut, montre que chaque jour quelques-uns
d'entre eux comparaissaient devant les tribunaux. Leur cause était jugée
sommairement : accusés, ils ne se défendaient pas; on leur demandait s’ils
étaient chrétiens, ils répondaient oui; on les condamnait, ils s’en faisaient
gloire. Souvent on les mettait à la torture avant de prononcer la sentence ou de
l’exécuter. Quelquefois, joignant l’insulte aux tourments, ou voulait les
contraindre à l’abjuration, on introduisait de force dans leur bouche des
boulettes de pain trempées dans le sang des victimes immolées aux idoles. Aucun
supplice ne paraissait trop cruel pour ceux qui persévéraient: si quelques-uns
étaient seulement punis de la relégation , d’autres étaient décapités, ou
mouraient déchirés par des ongles de fer, crucifiés, livrés aux bêtes;
quelquefois on les attachait à un poteau, et on les entourait de sarments
embrasés, d’où le nom de Sarmentarii ou Semaxii que les païens donnaient ironiquement aux
disciples du Christ. À ces violences juridiques et légales s'ajoutaient les
violences populaires. Le charme était désormais rompu: les magistrats avaient
recommencé à répandre le sang chrétien, la foule pouvait donner de nouveau
libre cours à ses haines. L’émeute était fréquente. Quand un traître avait
découvert le lieu de réunion des chrétiens, le peuple s'y portait en masse pour
les assiéger. Dans les rues les fidèles isolés étaient poursuivis à coups de
pierre: on mettait le feu à leurs maisons. La bête populaire, maintenant
déchaînée, et ayant encore une fois goûté le sang, ne s’arrêtait plus: comme
une hyène, elle allait fouiller les tombeaux pour lacérer ou jeter à la voirie les
cadavres des chrétiens: même la religion de la mort, si puissante dans le monde
antique, ne suffisait plus à contenir ses sauvages ardeurs.
Tertullien, qui nous a laissé, épars dans les deux écrits
que nous avons cités, tous les traits de ce tableau, a négligé de donner les
noms des martyrs qui durent périr en si grand nombre dans la province d’Afrique
pendant les deux ou trois dernières années du deuxième siècle et les deux
premières du troisième. Écrivant ses deux livres aux Nations pour le
peuple dont il raconte les violences, et son Apologétique pour les
magistrats qui condamnaient chaque jour les fidèles, il n’a pas besoin de
rappeler des faits ou des personnes présents à la mémoire de tous ceux qui le
lisent, peut-être aux remords de quelques-uns. Le seul épisode isolé dont il
fasse mention est celui d’une femme chrétienne qu’une sinistre fantaisie de
juge dépravé, dont il y a plusieurs autres exemples dans l'histoire des
martyrs, aime mieux condamner au déshonneur qu’à la mort, ad lenonem potins quant ad leonem,
«confessant ainsi que la perte de la chasteté est pour nous plus cruelle que
tous les supplices et toutes les morts». Le juge, en ordonnant un châtiment
aussi monstrueux, appliquait-il une loi qui ne serait point parvenue jusqu’à
nous? Je ne le pense pas; mais il usait de l’omnipotence accordée aux
magistrats romains, et surtout aux gouverneurs, dans l’application de la peine.
Ils pouvaient condamner aux bêtes, aux combats de gladiateurs, aussi bien qu’à
la hache et au bûcher; rien ne s’opposait à ce qu’ils fissent le hideux choix
dont parle Tertullien. L’accusé reconnu coupable d’un crime capital était
devenu «esclave de la peine» selon l’expression légale, et le juge croyait
peut-être accomplir un acte d’humanité en exposant une chrétienne dans les
mauvais lieux situés sous les arcades de l’amphithéâtre au lieu de l’exposer,
dans l’arène, à la dent des lions ou à la lance des gladiateurs.
La province d’Afrique n’est probablement pas la seule
contrée où sévit cette persécution, prélude de la persécution plus atroce qui
devait suivre l’édit de 202. Nous ne savons si, dans les années troublées que
nous étudions, des martyrs périrent pour la foi dans les provinces européennes
ou asiatiques de l’Empire romain: cela est vraisemblable; mais aucun document
certain, pour cette époque et ces pays, n’est venu jusqu’à nous. Il en est
autrement de l’Égypte. Clément d’Alexandrie nous a laissé, sur les épreuves que
subit alors l’Église de cette grande ville, un témoignage analogue à celui de
Tertullien sur la crise qui agita celle de Carthage. Au jugement des meilleurs
critiques, les Stromates de l’illustre docteur alexandrin «ont été
composés sous Sévère, comme il est aisé de le juger par la chronologie qui se
voit dans le premier, terminée à la mort de Commode. Mais ce fut, ce semble, au
commencement de ce règne plutôt qu’à la fin». Dans les Stromates se lisent ces
paroles: «Zénon disait justement en parlant des Indiens, que l'aspect d’un seul
Indien au milieu des flammes enseignait mieux à supporter la douleur que toutes
les démonstrations. Et nous, chaque jour nous voyons de nos yeux couler à
torrents le sang des martyrs brûlés vifs, mis en croix ou décapités. La crainte
de la loi qui, à la façon d’un maître, les a tous conduits au Christ, leur a
appris à attester leur foi même au prix de leur sang». Ainsi, dans la première
moitié du règne de Sévère, les têtes chrétiennes tombaient sous la hache à
Alexandrie comme à Carthage, les croix et les bûchers se dressaient dans l'une
et dans l’autre ville pour les chrétiens fidèles à leur Dieu.
La persécution, cependant, n’était pas encore officielle;
les magistrats se contentaient d’appliquer les lois existantes, et l’empereur,
occupé à d’autres soins, n’avait point jusqu'à ce moment publié d’édit contre
les chrétiens. Après leur avoir été favorable, il leur était devenu indifférent
: cela seul avait suffi pour que leur sang coulât de nouveau. Il va maintenant
leur devenir ouvertement hostile, lancer contre eux un édit : alors commencera
la période ardente et, selon une énergique expression de Tertullien, la
canicule, le plein midi de la persécution, dont nous n’avons vu que la
sanglante aurore.
CHAPITRE DEUXIÈME.
L’EDIT DE 202
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LES PERSÉCUTIONS PENDANT LA PREMIÉRE MOITIÉ DE TROISIÉME SIÉCLE (SEPTIME SÉVERE, MAXIMIN, DÈCE) |