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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 
 

 

 

HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN

 

LIVRE IX.

 

Portrait de Mohammed Ier. — Soumission de Karaman et de Djouomd. — Paix avec Venise. — Bataille de Radkersbourg. — Tatarea trwpfantés en Roumilie. — Révolte des derwischs. — Les despétendans Moustafa. — Constructions de Mohammed; fondations diverses; médecins, légistes, scheiks et poètes de son règne.

 

L’avènement de Mohammed au trône causa une joie générale dans tout l’empire: l’armée surtout salua par d’unanimes acclamations un maître qu’elle avait appris à respecter.

Mohammed, le premier sultan de ce nom, se faisait remarquer entre ses frères par ses qualités morales et physiques. Son adresse dans tous les exercices du corps, l’élévation dé son caractère et de son esprit, lui méritèrent le surnom de Kurischdji Tschelebi (lutteur, gracieux seigneur). Le peuple y ajouta le titre de Pehlewan (champion), titre dont les Arabes et les Persans honorent ceux qui excellent dans l’art gymnastique. Mohammed avait la peau d’une blancheur remarquable, le teint frais, les yeux noirs, les sourcils épais et bruns et n’offrant aucune séparation, la moustache et la barbe touffues , le front large et proéminent, la poitrine saillante et les mains longues. Son regard était celui de l’aigle, sa force celle du lion; Sa mise était pleine de goût et d’élégance. Il portait un martagon (dülbend) différent de celui de ses prédécesseurs en ce qu’il offrait partout des bouffantes et qu’il ne laissait apercevoir que l’extrémité du bonnet doré (kaouk). Son kaftan, de la même forme que celui de ses aïeux, était doublé et garni d’hermine. Sous le rapport des qualités morales, on peut dire à la louange de Mohammed qu’il est cité comme un prince équitable et bienveillant, non seulement par les historiens ottomans, mais encore par les Byzantins. Nous ajouterons qu’il était bienfaisant, généreux, constant en amitié, humain envers les Grecs comme envers les Turcs. Quoiqu’il ne fût pas entièrement exempt des préjugés religieux de son peuple, cependant il protégea les chrétiens et sut apprécier les Grecs. La clémence dont il fit preuve en plus dune occasion était le résultat dune éducation distinguée et dun esprit élevé. Il fut, pendant toute sa vie, lallié fidèle de lempereur de Byzance, lennemi redoutable des Turcomans rebelles, le glorieux soutien du trône d’Osman, et fut, pour nous servir de l’expression des historiens turcs, le Noë qui sauva l'arche de l’empire si souvent menacée par le déluge des Tatares.

A la nouvelle de la victoire de son allié Mohammed sur le dernier et le plus redoutable de ses rivaux, Manuel lui envoya des ambassadeurs pour le complimenter et lui rappeler en même temps les conditions du traité d’alliance (816-1414) et les services qu’il lui avait rendus. Mohammed, plus politique que ses prédécesseurs, resta fidèle à ses engagements, et s’empressa de rendre à l’empereur les châteaux-forts qu’il occupait sur la Mer Noire, ceux de la Propontide, et les forteresses de la Thessalie. Il combla de présents les envoyés de Manuel et les congédia en leur adressant ces paroles : « Dites à mon père que, grâce à son secours, je suis rentré dans les possessions de mes ancêtres, et qu’en souvenir de ce service je lui serai dévoué comme un fils à son père, et chercherai toutes les occasions de lui être agréable.» Mohammed reçut en même temps les félicitations des ambassadeurs de Servie, de Valachie, de Bulgarie, du duc de Yanina, du despote de Lacédémone et du prince de l’Achaïe. Tous ces envoyés furent indistinctement admis à la table du nouveau sultan, qui but à leur santé, et leur témoigna les plus grands égards. Quelques jours après leur arrivée, il les congédia en leur disant: «N’oubliez pas de dire à vos maîtres que je donne à tous la paix et que je l’accepte de tous. Que le Dieu de la paix inspire ceux qui seraient tentés de la violer!» Profitant des dispositions bienveillantes de Mohammed, les Vénitiens lui demandèrent et obtinrent de lui un traité qui garantissait la sûreté de leurs colonies. Ce fut François Foscari, le même qui avait négocié la paix avec Souteïman, lors de l’acquisition de Sebenico et d’autres places de l’ancienne Grèce a, qui fut chargé de discuter les bases de celle que Mohammed accorda à Venise. Quant à la république de Raguse, le nouveau souverain renouvela avec elle le traité qui lui assurait la protection des Ottomans, et il s’engagea à ne jamais troubler, pendant les guerres qu’il aurait à soutenir contre d’autres puissances de la chrétienté, la tranquillité de ce petit État qui, du reste, avait le premier reconnu sa souveraineté.

Deux événements importants, une révolte de Djouneïd et une attaque du prince de Karamanie, rappelèrent Mohammed en Asie. Pendant qu’il faisait la guerre à Mousa, Karaman s’était porté avec toutes ses forces contre Brousa. Bien qu’il poussât avec la plus grande vigueur le siège de cette capitale, il ne put réussir à la prendre. Il essaya en vain de détourner la rivière de Binarbaschi (tête de sources), qui fournit une eau abondante à la ville, et de miner la citadelle qui la protège: le commandant de la garnison, Aïwas-Pascha, chassa les mineurs en faisant tomber sur eux une pluie de feu; puis, par de fréquentes sorties habilement dirigées, il força l’ennemi à renoncer à son projet de détourner le cours de la rivière. Toutefois, le prince de Karamanie n’en saccagea pas moins les faubourgs et les environs de la ville. Pour venger la mort de son père qui, prisonnier de Bayezid, avait été livré au supplice par son lieutenant Timourtasch, il fit ouvrir le tombeau de ce sultan et livra ses restes aux flammes. Pendant qu’il incendiait les mosquées et profanait les sépultures des héros de l’empire, arriva le convoi funèbre de Mousa, qui devait être déposé à Kaplidjé dans la mosquée de son aïeul Mourad I. A cette vue, une terreur panique s’empara des assiégeants; Karaman lui-même, sent qu’il crût que Mohammed suivait de près le cortège, pour venir tirer vengeance de l’insulte faite aux mânes de son père, soit que la subite apparition du convoi eût fait naître dans son âme un remords tardif, prit la fuite, après avoir livré aux flammes les faubourgs de Brousa. Un de ses compagnons ayant eu la hardiesse de lui dire: «Si tu fuis devant l’Ottoman mort, comment résisteras-tu à celui qui est vivant?» Karaman fit étrangler l’audacieux conseiller.

Dès que Mohammed eut touché le sol asiatique, il se dirigea sur Pergamah et somma Djouneïd de rentrer dans l’obéissance. Mais le rebelle s’y refusa et mit en état de défense toutes les villes qui étaient en son pouvoir. Mohammed prit d’assaut Kyma, l’ancienne ville éolienne, passa la garnison au fil de l’épée, mais épargna les habitants. Il marcha ensuite contre le Château-fort de Katschadjik situé dans la plaine de Maïnomenos et appelé Gabriel par les Grecs. Il s’en empara de vive force ainsi que de Nymphæon. Cette dernière place était commandée par l’Albanais Aoudoulas à qui Djouneïd  Pascha, vizir de Mohammed Ier. Ce dernier, Albanais de naissance comme Aoudoulas, avait demandé la main de la fille de Djouneïd, pendant que Mohammed était encore en Europe. Lorsque le mandataire que Bayezid-Pascha lui avait envoyé à ce sujet eut rempli sa mission, Djouneïd se tournant vers Aoudoulas qui se trouvait auprès de lui, dit: «Qui es-tu? — Ton esclave, seigneur, répondit Aoudoulas. — Où es-tu né ? — En Albanie. — Eh bien, ajouta Djouneïd, en s’adressant aux grands qui l’entouraient, je déclare libre cet esclave albanais et lui donne ma fille pour femme; quant à toi, continua-t-il, en se tournant vers l’émissaire du vizir, dis à ton maître que j’ai choisi pour gendre un esclave, Albanais comme lui, mais qui diffère de lui, en ce qu’il est plus jeune et plus expérimenté.» Pour venger cet affront, Bayezid-Pascha fit son prisonnier eunuque.

Mohammed, bien résolu à venir à bout de la résistance de son vassal rebelle, marcha sur Smyrne, que Djouneïd avait rendu presque imprenable en y entassant fortifications sur fortifications, et où il avait laissé sa mère, ses enfants et son frère Bayezid. Le sultan trouva en arrivant sous les murs de cette ville le grand-maître des chevaliers de Rhodes occupé, malgré la défense expresse que lui avait faite Djouneïd, à relever les murs d’un fort que Timour avait rasé. Aussitôt que Mohammed eut établi son camp, les seigneurs des îles voisines et les princes des pays environnants vinrent en foule lui offrir leurs tributs et leurs hommages; d’autres, confiants dans sa justice, accoururent pour se plaindre à lui des exactions exercées contre eux par Djouneïd. Parmi les, personnages qui sollicitèrent dans cette circonstance l’appui du souverain ottoman, se trouvaient les seigneurs génois, maîtres de Phocée, de Mitylene et de Khios, les princes de Kermian, de Tekké et de Mentesché, et le grand-maître des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Mohammed reçut avec plaisir leurs compliments et l’offre qu’ils lui firent de se joindre à lui pour réduire leur ennemi commun. Dix jours après le commencement du siège de Smyrne, la mère, les épouses et les enfants de Djouneïd sortirent de la ville pour venir se jeter aux pieds de Mohammed et implorer sa clémence. Il leur fit grâce à condition que la place se rendrait à discrétion. Le premier soin du sultan, en prenant possession de la ville, fut de faire raser les tours et les murs de Smyrne; l’expérience et une sage politique lui commandaient en effet de ne conserver qu’un petit nombre de forteresses dans l’intérieur de ses États, car la plupart ne servaient qu’à provoquer et à favoriser la révolte. La tour que les chevaliers de Rhodes avaient fait élever à l’entrée du port ayant été également rasée dans l’espace d’une nuit, le grand-maître se rendit à la pointe du jour auprès de Mohammed, pour lui représenter que le château avait été construit du temps d’Aïdin aux frais de l’Ordre, et que la démolition du fort amènerait inévitablement là guerre avec le pape et peut-être avec plusieurs puissances européennes.

Le sultan écouta avec calme les menaces du grand-maître et répondit tranquillement: «Je voudrais être le père de tous les chrétiens de la terre, et pouvoir leur distribuer des présents et des honneurs, car il faut que les princes récompensent les bons et punissent les méchants; mais il convient aussi de prendre en considération le bien-être de ses propres sujets, et d’avoir égard à ce qu’un grand nombre de Musulmans m’ont demandé. Quoique Tïmour ait dévasté toute l’Asie, il s’est, m’ont-ils dit, acquis un titre à notre reconnaissance en rasant le château de Smyrne car c’était là que tous nos esclaves fugitifs trouvaient un asile certain; en outre les hommes libres qui voyageaient sur terre ou sur mer y étaient conduits comme esclaves, ce qui entretenait continuellement la guerre entre les chevaliers de l’Ordre et les Turcs. Timour, l’impie empereur tatare, fut généralement loué de cette sage mesure. Veux-tu donc que je sois plus impie que ce tyran? Mais pour te satisfaire, tout en cédant au vœu des Musulmans, je t’assignerai dans le territoire de Mentesché un autre endroit où tu pourras faire construire un château.» Le grand-maître ayant demandé que cet endroit fût situé dans un pays appartenant au sultan et non dans une terre étrangère, Mohammed répondit: « Ce que je te donne m’appartient, car le prince de Mentesché n’est que mon délégué.» A ces mots, il congédia le grand-maître et les autres seigneurs chrétiens de Mytilène, de Phocée et de Khios, qui partirent rassurés sur la possession de leurs territoires.

Djouneïd, ayant obtenu par les pressantes sollicitations de sa mère le pardon de son crime, accourut se prosterner aux pieds de Mohammed. Le sultan lui laissa la vie et ses biens, se contenta de lui ôter le gouvernement dont il avait tant de fois abusé, et le confia à Alexandre Sisman, fils de Lazare, roi de Servie, qui, ayant embrassé l’islamisme, avait précédemment été investi du gouvernement de Samsoun. Immédiatement après la soumission de Djouneïd, le sultan se mit en marche pour tirer vengeance dès dévastations exercées à Brousa par Karaman.

A sa première halte sur la route d’Aïnegœl à Brousa, Mohammed adressa un message au sultan d’Egypte pour établir avec lui des relations d’amitié. Ce souverain répondit à la lettre du prince ottoman par une ambassade solennelle. Après avoir ainsi réussi dans cette tentative d’alliance, Mohammed invita Isfendiar, prince de Kastemouni, à lui envoyer son fils Kasimbeg avec un corps de troupes, et ordonna en même temps au prince de Kermian, Yakoubbeg, d’éclairer la route de Seïd-e-Ghazi, par laquelle il voulait pénétrer dans la Karamanie. Akschehr, Begschehr, Sidischehr  et d’autres forteresses se rendirent à lui sans coupférir. Enfin le siège de Koniah rétablit la paix entre les deux États (817-1414). De cette dernière ville, le sultan retourna vers le nord pour soumettre de nouveau Djanik, sur la Mer Noire. Mais pendant son séjour dans cette place, il fut rappelé en Karamanie, dont le prince avait une seconde fois violé le traité de paix. Il revint aussitôt sur ses pas bien décidé à punir d’une manière exemplaire son incorrigible vassal. Chemin faisant, et pendant qu’il était à Angora, il tomba dangereusement malade. Tous les médecins qui se trouvaient auprès de lui ne purent déterminer le caractère de la maladie, et commençaient à désespérer de sauver ses jours, lorsqu’on fit venir Sinan, médecin du prince de Kermian. Sinan, dont la célébrité comme poète surpassait celle qu’il avait acquise dans son art, est plus connu sous le nom de Scheïkhi. Il est l’auteur du premier et du meilleur poème romantique des Ottomans, qui a pour titre : Khosrew et Schirin. Dans ce poème, il chante, à l’imitation du grand poète persan Nizami, l’amour heureux de Schirin et de Khosrew, et la passion malheureuse de la belle Schirin et de Ferhad; il célèbre également dans le même ouvrage la beauté des sculptures faites par l’amant infortuné au pied du mont Bizoutoun. Sinan se convainquit que la maladie de Mohammed n’était autre chose qu’une profonde mélancolie, et il déclara que la nouvelle d’une victoire rétablirait le malade mieux que ne le feraient tous les médicaments possibles. Bayezid-Pascha se chargea d’appliquer le remède prescrit par le médecin. Comme il entretenait depuis longtemps une correspondance secrète avec le prince de Karamanie, il pensa qu’il lui serait facile de l’attirer dans un piège. Il l’engagea donc à se rendre à un endroit convenu pour apprendre par lui-même des nouvelles de la santé de Mohammed, disant que le but de ce rendez-vous était de se concerter sur les moyens à employer, en cas de mort du sultan, pour s’emparer du trône. Mohammedbeg céda à la perfide invitation de Bayezid-Pascha; il se rendit au lieu désigné où il fut battu et son fils Moustafabeg fait prisonnier. Ainsi que l’avait prédit le médecin, la maladie de Mohammed cessa dès qu’il eut reçu la nouvelle de la défaite de son ennemi. Dans sa générosité, il accorda la paix au fils de Karaman qui, mettant la main dans le vêtement qui recouvrait sa poitrine, prononça au nom de son père ce serment. « Je jure que, tant que cette âme restera dans ce corps, je ne jetterai pas un regard sur les possessions du sultan.» Mohammed, satisfait d’avoir évité cette nouvelle guerre, promit de restituer les villes qu’il avait conquises, et donna à Moustafabeg, en signe de bonne amitié et de considération, le tambour, les drapeaux d’usage, des chevaux et des chamois. Le prince partit; mais encore en vue du camp du vainqueur, il enleva les troupeaux de chevaux ottomans qui paissaient dans la plaine. Suivant lui, la guerre devait régner entre Karaman et les Ottomans depuis le berceau du premier jusqu’à sa mort. Les begs lui ayant rappelé le serment qu’il avait fait de ne point troubler la paix, il tira de sa poitrine un pigeon mort et répéta ces mots de son serment : «Tant que cette orne restera dans ce corps»; et  le pigeon sur le corps duquel il avait juré ayant été étouffé par lui, il se croyait le droit de recommencer la guerre. Mohammed se prépara aussitôt à tirer une éclatante vengeance de tant de perfidie. Mais le prince de Karamanie s’enfuit dans le pays de Taschil (Cilicie Pétrée), et son fils, Moustafabeg, se jeta dans Koniah, que l’armée ottomane vint assiéger pour la troisième fois. Réduite à l’extrémité, cette ville ne tarda pas à se rendre. Toujours généreux, Mohammed consentit à conclure un nouveau traité de paix, restitua Koniah au prince de Karamanie et retourna victorieux en Europe.

A peine avait-il mis le pied sur le continent, qu’il se vit forcé d’envoyer une flotte contre le duc de Naxos, seigneur d’Andros, de Poros et de Mylos, et contre les maîtres des autres Cyclades. Le duc d’Andros, vassal de la république de Venise, ne cessait de donner la chasse aux navires turcs, quoique les Vénitiens eussent, l’année précédente, obtenu de Mohammed un nouveau traité de paix. Trente galères, sous le commandement de l’amiral Tschalibeg, sortirent du port de Gallipoli pour punir l’agresseur et ravager ces îles. Le seigneur de l’une d’elles, Pietro Zeno, noble vénitien, n’ayant pas été spécialement compris dans les conventions des Ottomans avec Venise, avait traité les navires turcs en vaisseaux ennemis, de même que le duc de Naxos. Les Turcs qui ne faisaient aucune distinction entre la république et ses vassaux, sortirent des Dardanelles avec une flotte de quarante-deux voiles et poursuivirent les bâtiments de commerce vénitiens qui venaient de quitter Trébizonde et Tanaïs pour aller à Négrepont. Tschalibeg se disposait à assiéger la capitale de cette île, lorsque parut la flotte de Venise, composée de quinze galères sous les ordres du généralissime Pietro Loredano; l’escadre portait deux provéditeurs ayant qualité d’ambassadeurs, et chargés de donner des explications et de prévenir une rupture. La guerre n’ayant pas été déclarée de part et d’autre, Loredano se dirigea vers le port de Gallipoli où la flotte ottomane s’était retirée. Lorsque les Turcs apprirent que l’amiral vénitien n’était pas venu en ennemi, mais en négociateur autorisé à proposer de nouvelles conventions, ils lancèrent sur les navires de la république des flèches empoisonnées auxquelles Loredano riposta par une décharge d’artillerie. Ces premières hostilités furent le prélude d’une bataille sanglante qui se livra le 29 mai 1416, c’est-à-dire le jour même où, trente-sept ans plus tard, Constantinople fut prise d’assaut. Bien que les deux amiraux eussent, la vrille, échangé, par l’entremise du notaire Thomas et d’un interprète, des assurances d’amitié, néanmoins une méprise tout-à-fait involontaire amena la lutte qui ensanglanta le port de Gallipoli. Les Turcs ayant pris pour un de leurs navires un bâtiment génois que poursuivaient les Vénitiens, sortirent du port et attaquèrent le vaisseau amiral ennemi. Loredano, frappé de deux flèches, dont l’une lui avait percé la joue et le nez, et l’autre la main gauche, couvert en outre de plusieurs blessures plus légères, n'en continua pas moins à combattre. Il aborda le vaisseau amiral turc et s’en empara, ainsi que de six galères et de neuf galiotes, dont les équipages furent passés au fil de l’épée sous les yeux des femmes et des enfants des victimes, qui assistaient sur le rivage à ce fatal combat. Vingt-sept navires ottomans tombèrent au pouvoir des Vénitiens. Le jour suivant, les prisonniers furent passés en revue; tous les matelots, chrétiens qui servaient volontairement sur la flotte turque, et parmi lesquels se trouvaient des Génois, des Catalans, des Siciliens, des Français et des Candiotes, furent pendus aux vergues. Un Vénitien, qui avait fait des tentatives de trahison, fut écartelé sur le gaillard d'arrière du vaisseau amiral. Cinq galères ottomanes furent brûlées devant Gallipoli, dont la garnison ne répondit pas aux boulets de la flotte de la république. Loredano se retira à Tenedos, où ses blessés, au nombre de trois cent quarante, furent déposés et soignés. Tous les bâtiments pris à l'ennemi furent incendiés dans le port de l’île, à l'exception de deux galères et de cinq galiotes. On transporta à Négrepont les Chrétiens et les Turcs dangereusement blessés. Quant aux prisonniers, on les envoya en partie dans la même colonie, en partie à Candie. La flotte vénitienne remit aussitôt à la voile, franchit les Dardanelles et bombarda la tour fortifiée que Soleiman avait fait élever à Lampsaki. Loredano n’osa tenter une descente, le rivage étant occupé par dix mille hommes sous les ordres de Hamzabeg, frère de Bayezid-Pascha, qui observait tous ses mouvements, et était prêt à le recevoir s’il essayait de mettre pied à terre. Après avoir presque entièrement détruit la tour, les Vénitiens se dirigèrent sur Constantinople. Hamzabeg fit aussitôt raser le monument en ruines, disant que, lorsqu’on recevait des affronts, il fallait au moins savoir en tirer quelque profit et en prévenir de nouveaux. Enfin, les ambassadeurs de la république qui étaient sur la capitane de Loredano, furent admis à paraître à la cour ottomane, munis de sauf-conduits signés de la main du sultan. Après de longues négociations, un nouveau traité fut conclu par lequel Mohammed s’engageait à rendre les prisonniers que Tschalibeg avait faits à Négrepont, et la république ceux que Loredano avait emmenés de Gallipoli. Toutes hostilités entre les deux nations devaient cesser, et pour preuve de ses intentions pacifiques, le sultan, accorda aux Vénitiens le droit de traiter en vaisseaux ennemis tous les corsaires turcs qui troubleraient la navigation de l’Archipel et des Dardanelles. Un ambassadeur turc porta, l’année suivante, à Venise la ratification de ce traité, dont Andrea Foscolo et Delfino Venier avaient discuté les bases. L’envoyé de Mohammed fut solennellement reçu; lui et toute sa suite furent entretenus aux frais de la république, qui fit présent à l’ambassadeur d’étoffes tissées d’or et de quatre arcs merveilleusement travaillés à la mode des Turcs.

L’année où la paix avec Venise fut conclue, Mohammed ouvrit une correspondance fort étendue avec les princes des différentes dynasties, qui régnaient depuis le Tigre jusqu’à l’Oxus. Son but était de les tenir éloignés des frontières de l’empire ottoman au moyen de protestations d’amitié. Il y réussit d’autant plus facilement que presque tous les princes du centre de l’Asie se faisaient continuellement une guerre acharnée, et que plusieurs d’entre eux, tels que Schahrokh, fils de Timour, maître du pays au-delà de l’Oxus, Kara-Youssouf, prince turcoman de la dynastie du Mouton-Noir, et Kara-Youlouk de la dynastie du Mouton-Blanc, cherchaient, chacun de son côté, à conquérir la faveur d’un souverain tel que le vainqueur de Mousa.

Les provinces ottomanes d’Asie jouissaient d’une tranquillité dont elles avaient depuis longtemps perdu le souvenir. Mohammed, profitant de ce moment de repos, tourna pour la première fois ses regards sur les princes chrétiens qui régnaient au nord de ses Etats. Tandis qu’il songeait aux moyens de les attirer dans une alliance avec lui ou de s’emparer de leurs Etats, Dan vint implorer ses secours contre son parent Myrtsché, prince de Valachie; d’un autre côté, Sigismond, roi de Hongrie, sollicitait également son appui en faveur de Myrtsché, dont il s’était constitué le défenseur. Le sultan accueillit favorablement la demande de Dan et rejeta celle de Sigismond. Un combat eut lieu entre les armées ennemies (819-1416), combat dans lequel, après une résistance opiniâtre des Hongrois contre les troupes bien plus nombreuses du sultan et de Dan, Etienne Losonz, chef du corps auxiliaire hongrois que Sigismond avait envoyé à Myrtsché, resta sur le champ de bataille. Myrtsché demanda la paix et l’obtint à condition qu’il paierait un tribut et qu’il enverrait son fils comme otage à la porte du sultan. Pour mieux maintenir ce prince dans l’obéissance, Mohammed fit élever au-delà du Danube, vis-à-vis de Rouzdjouk, un fort qui fut appelé Yerkœki (racine de terre); ce fort, dont le nom a été changé par les Valaques en celui de Djourdjowa, sera fréquemment cité dans le récit des dernières guerres de la Turquie. Le sultan releva en même temps les fortifications des places d’Isakdji et d’Yenisalé, sur la rive droite du Danube, et nomma Djouneïd, l’ancien maître de Smyrne et d’Éphèse, gouverneur de Nicopolis*. Peu après, il s’empara du château-fort de Saint-Severin près du pont de Trçjan3 et reçut trois ambassadeurs de Sigis- mond4, dont les États, ainsi que la Bosnie et la Servie, étaient en proie aux dévastations des hordes ottomanes. Vingt mille Turcs assiégèrent Radkersbourg qui se défendit avec opiniâtreté, et qui était sur le point de se rendre lorsque le duc Ernest accourut à son secours avec un corps de troupes autrichiennes. Nicolas, comte de Frangipan, et le seigneur d’Auersberg, dont les exploits contre les Turcs furent continués par leurs descendants que trahit plus tard la fortune, commandaient les Croates et les troupes de la Carniole qui fai­aient partie de l’armée autrichienne; Othon d’Ehrenfels, sénéchal de Carinthie, avait sous ses ordres un corps de soldats de ce duché. Le duc Albert d’Autriche avait envoyé cinq mille hommes, et le duc Ernest de Styrie, qui, six ans auparavant, avait fait le pèlerinage de Mariazell et de la Palestine avec la fleur des chevaliers styriens, parut en personne à la tête de mille guerriers. L’armée chrétienne offrait en tout une masse de douze mille hommes. Il se livra une bataille sanglante, dans laquelle périt, à en croire plusieurs historiens, un plus grand nombre de Turcs que l’armée de Styrie ne comptait de combattant. Ahmedbeg et seize de ses officiers restèrent sur le champ de bataille; de sept capitaines styriens, trois, Godefroy Rauber, Thierri de Tanhausen et Guillaume Khevenhuller, succombèrent en défendant leur patrie.

Ce combat ne mit pas fin aux hostilités. Ikak (Ishak), commandant des forces turques en Bosnie, envahit le banat de Ternes en Hongrie. Le vice-palatin, Nicolas Peterfy, natif de Macédoine, rassembla en toute hâte le peu de troupes que le palatinat pouvait mettre sur pied et marcha à l’ennemi; il ne tarda pas à l’atteindre et une lutte acharnée s’engagea entre les troupes d’Ikak et les siennes; dans la mêlée, Nicolas cherchait le général ennemi pour le provoquer à un combat singulier. Il le joignit, et à la première rencontre il le transperça d’un coup de lance et lui fit vider les arçons. A la vue de son rival terrassé, il s’élança de cheval, lui mit le pied sur la gorge et l’acheva en présence des troupes ottomanes qui s’enfuirent épouvantées dans toutes les directions. Peu de temps après, Peterfy ayant ordonné à tous les paysans de prendre les armes et de monter à cheval, battit une seconde fois les Turcs dans une escarmouche nocturne; accompagné seulement d’une poignée de soldats disciplinés, il se jeta avec fureur sur l’ennemi qui, se méprenant sur le nombre des assaillants , et étourdi par les cris des paysans et le bruit des tambours, fut saisi de terreur et se dispersa. Nicolas Peterfy s’en revint chargé de butin. Enfin Sigismond remporta une victoire complète sur les Turcs entre Nissa et Nicopoli (4 octobre 1419).

Pendant ces excursions en Hongrie et en Styrie, les dissensions qui avaient éclaté entre plusieurs princes de l’Asie mirent en danger les frontières de l’empire ottoman et rappelèrent le sultan au-delà du Bosphore. Kara-Youssouf, fondateur de la dynastie nouvelle du Mouton-Noir, avait installé à Erzendjan un gouverneur qui menaçait de s’emparer de Karahissar. Hasanbeg, maître de cette dernière ville et fils de Melek-Ahmed, sollicita, par une ambassade, l’appui de Mohammed; mais avant que le sultan eût eu le temps d’envoyer des troupes à son secours, Hasanbeg fut fait prisonnier par le nouveau gouverneur d’Erzendjan, Pir-Omer, qui s’empara en même temps de Djanik, ville conquise par Mohammed dans sa dernière campagne en Asie. Vers la même époque, le prince de Sinope, Isfendiar, dont le fils, Kasimbeg, se trouvait en qualité d’otage auprès de Mohammed, avait cédé, à son second fils, Khizrbeg, sans en prévenir préalablement son fils aîné, le territoire des montagnes voisines, si riches en mines de toute espèce; le sultan, gagné par les prières de Kasimbeg, somma Isfendiar de donner à ce dernier, comme and dévoué des Ottomans, les villes de Tosia (Docea), de Kanghri (Gangra), de Kastemouni (Castamon), et les montagnes dont il avait confié le gouvernement à Khizrbeg. Isfendiar ne voyant aucun moyen de sauver ni pour lui-même, ni pour son fils chéri, Khizrbeg, la partie la plus précieuse de son territoire, voulut du moins tromper l’espoir de Kasim; il fit supplier le sultan par son vizir et par un envoyé extraordinaire, d’accepter pour lui-même les villes qu’il avait demandées pour Kasim, et de lui laisser seulement la possession paisible de Kastemouni. Cette prière était trop favorable aux vues de Mohammed pour n’être pas accueillie avec empressement. Un traité de paix fut conclu avec Isfendiar, moyennant la cession des villes en question, et l’abandon des revenus des montagnes les plus riches en métaux. Kasim, déçu dans ses espérances, n’en continua pas moins à servir dans l’armée du sultan. Mohammed voulut faire partager à Khizrbeg le même honneur; mais ce dernier, auquel le souverain ottoman venait d’enlever la ville de Samsoun, et qui nourrissait une égale haine contre son frère et les Turcs  refusa la proposition de Mohammed, disant qu'il ne pouvait vivre auprès de son frère. En conséquence, il lui fut permis de se retirer où bon lui semblerait.

Lorsqu’après la prise de Samsoun et de Djanik, Mohammed retournait à Brousa en passant par Iskilib, il se trouva inopinément au milieu d’une colonie de Tatares qui, du temps des invasions des Mogols, avait émigré dans ce pays, y était restée et y vivait tranquillement. Le sultan ayant demandé à ces étrangers quel était leur chef et où il se trouvait, ils lui répondirent que c’était Minnetbeg, de la race tatare des Samghars, et qu’il s’était absenté pour assister a une noce. « Voyez, s’écria Mohammed, pendant que je fais la guerre, ces begs tatares courent les fêtes de noces sans paraître à ma Porte. Vous serez transportés en Roumilie!» En effet, Minnetbeg reçut immédiatement l’ordre de passer en Europe avec toute la colonie, qui dut s’établir dans la vallée de Konousch, près de Philippopolis. C’est à elle que l’on doit la fondation du bourg situé sur la route de Philippopolis à Constantinople, à une petite distance de la première de ces deux villes, bourg appelé encore aujourd’hui Tatarbasari, c’est-à-dire marché des Tatares. Mohammed, fils de Minnetbeg. y bâtit plus tard un château, une école et un caravanseraï.

De retour en Europe, Mohammed se disposait à réparer les pertes que sa marine avait éprouvées dans les eaux de Gallipoli, lorsqu’un événement de la plus haute importance, une révolte de derwischs (derviches), vint mettre obstacle, à l’accomplissement de ses projets. Cette insurrection, l’une des plus dangereuses qui aient été tentées dans l’empire ottoman, est aussi l’une des plus extraordinaires en ce que les complices cachèrent leurs perfides desseins sous le masque du fanatisme religieux, et en préparèrent l’exécution avec une patience et une habileté surprenantes. Un enthousiaste prêta son nom à cette sédition; mais l’âme du complot fut le juge de l’armée, Bedreddin de Simaw, homme érudit, qui, après la défaite de Mousa, avait été relégué à Nicée. Son titre de savant lui avait sauvé la vie et valu une pension viagère dans le lieu de son exil. Mais il ne tarda pas à s’échapper. Exploitant avec adresse sa réputation de légiste et de philosophe mystique, il donna pour base à ses projets ambitieux une doctrine religieuse nouvelle, certain d’avance qu’il attirerait à lui un nombre d’adeptes suffisant pour accomplir ses vues secrètes. Mais il lui fallait un instrument qui assumât toute la responsabilité de ses actes et lui frayât le chemin. Il choisit un Turc de basse extraction, né sur le mont Stylarios, qui forme, à l’extrémité sud du golfe de Smyrne, vis-à- vis l’île de Khios, le cap Noir. Ce Turc, dans lequel Bedreddin avait remarqué le fanatisme et l’exaltation nécessaires pour h prédication de sa doctrine, devint son kiaya, son vicaire et l’apôtre de ses théories religieuses. Bœrekludjé-Moustafa (tel était le nom de ce fougueux sectaire) se proclama dès ce moment père et seigneur spirituel, et reçut, en cette qualité, de ses partisans le nom de Dedé-Sultan. Bedreddin fut aussi puissamment secondé par un juif apostat du nom de Torlak Hou-Kemali, ou Kemali-Houbdin. Ce juif se mit à la tête des derwischs (derviches) qui parcouraient alors l’Asie, divisés en bandes considérables et prêchant partout la doctrine nouvelle. Cette doctrine était basée sur les principes de l’égalité et de la pauvreté; elle enseignait en même temps la communauté de tous les biens, à l’exception des femmes. « Je me sers, disaient ces enthousiastes, de ta maison comme de la mienne, et tu te sers de mes habits, de mes armes, de mes chariots comme je me sers des tiens; les femmes sont seules exceptées.» Comme le but secret de Bedreddin et de ses initiés était d’établir leur domination en Europe et en Asie, il était nécessaire de gagner aussi les chrétiens, et surtout les Grecs, dont l’empereur vivait en bonne intelligence avec le sultan.

Pour atteindre ce résultat, les derviches déclarèrent que celui qui nierait que les chrétiens adorassent Dieu, était lui-même impie, et ils accueillirent, comme des anges envoyés par le ciel, les chrétiens qui vinrent se joindre à eux. Bœrekludjé-Moustafa envoya quelques-uns de ses disciples dans l’île de Khios pour faire des prosélytes parmi les magistrats et le clergé de cette lie. Deux de ces envoyés allèrent, la tête découverte et les pieds enveloppés dans un morceau de drap, visiter un célèbre anachorète de l’île de Crète qui se trouvait alors à Khios, dans le monastère de Tourlotas. «Je suis, lui dit un des deux émissaires, anachorète comme toi, j’adore le même Dieu que toi, et je viens te voir pendant la nuit en marchant à pied sec sur la mer.» L’anachorète grec voulut bien se laisser persuader, et il assura à l’historien Ducas que Bœrekludjé, dont il avait autrefois partagé la vie contemplative dans l’île de Samos, traversait maintenant la mer à pied sec pour venir, pendant la nuit, s’entretenir avec lui.

Dès que Mohammed fut instruit du complot, il donna à Sisman, fils du roi de Servie et gouverneur de Saroukhan, l’ordre de marcher contre les audacieux sectaires. Sisman s’étant engagé dans les défilés du mont Stylarios, que défendaient six mille conjurés, fut massacré avec tous ses soldats ; ainsi périt sous les coups d’une horde de renégats musulmans un chrétien qui avait lui-même abjuré la religion de ses pères. Ce succès redoubla l’audace de la secte et lui acquit une foule de nouveaux prosélytes. Les apôtres de l’égalité s’enhardirent au point de proscrire certains usages consacrés par les ordonnances des sultans et par les lois de l’islamisme, et de s’assimiler, sous plusieurs rapports, aux chrétiens. Entre autres réformes, ils décidèrent qu’ils ne s’habilleraient plus que d’un seul vêtement fait d’une même étoffe, et qu’ils iraient tête nue. Ils différaient en cela des peuples de l’Europe qui, d’après les Grecs et les Romains, considéraient l’usage de se couvrir le front comme un signe de liberté. Bœrekludjé résolut aussi de s’attacher plus aux chrétiens qu’aux musulmans, ce qui constituait une monstrueuse hérésie et prouvait le peu de cas que ces fanatiques faisaient des préceptes du Coran. Justement alarmé de leurs innovations subversives et plus encore de leurs progrès, Mohammed ordonna à Alibeg, réentement nommé gouverner de Saroukhan et d’Aïdin  d’attaquer les rebelles avec toutes les forces qu’il pourrait réunir dans le territoire de ces deux provinces. Alibeg ne fut pas plus heureux que Sisman, car il fut complètement battu, et ne parvint qu’avec peine à gagner Magnésie avec un petit nombre de ses soldats. Cette nouvelle défaite imposait à Mohammed l’obligation de prendre des mesures rigoureuses; en conséquence il chargea son fils Mourad, à peine âgé de douze ans, d’anéantir la secte enthousiaste avec les forces réunies des provinces européennes et asiatiques. Ce prince, auquel son père avait, malgré son jeune âge, confié le gouvernement d’Amassia, partit, accompagné de son vizir Bayezid-Pascha, et franchit les défilés qui le séparaient des factieux. Tout ce qu’il rencontra sur son passage tomba sous le fer de ses soldats, sans distinction d'âge ni de sexe. Enfin une bataille décisive se livra près du mont Stylarios, siège principal de la puissance de Bœrekludjé. Après une défense digne d’un meilleur sort, Moustafa et tous ceux qui avaient survécu à cette sanglante journée furent faits prisonniers et conduits à Ephèse. En vain on employa les moyens les plus violents pour faire rentrer le chef captif dans le sein de l’islamisme; les tortures les plus affreuses ne firent que l’affermir dans la religion nouvelle qu’il avait prêchée. On le conduisit crucifié, sur un chameau, à travers la ville, et tous ceux de ses disciples qui refusèrent d’abjurer leur croyance furent massacrés sous ses yeux. Ils se précipitaient au devant des poignards en s’écriant: « Père sultan, reçois-nous dans ton royaume», scellant ainsi de leur sang leur conviction religieuse et leur attachement à leur maître qui mourait devant eux. Bien que la mort de Moustafa eût brisé la puissance de son parti, le bruit courut encore longtemps parmi ceux qui lui avaient survécu qu’il n’avait pas quitté la terre. L’anachorète de l’île de Crète dit à l’historien Ducas qu’il avait la certitude que Bœrekludjé-Moustafa vivait toujours à Samos, où il s’était retiré pour recommencer sa vie ascétique.

Après le supplice et la mort de Moustafa, Bayezid-Pascha conduisit l’année du prince Mourad contre l’allié des sectaires, le juif Torlak Kemal, qui fùt battu à Magnésie avec près de trois mille derviches, et pendu en même temps que le plus fidèle de ses disciples.

Dès lors, les populations des provinces d’Asie furent rendues à leur culte primitif; mais, en Europe, une troisième division de cette triple secte subsistait encore et se recrutait dans les forêts du Balkan. où Bedreddin Simawnaoghli, la cause première de tant de désordres et de sang versé, propageait la doctrine que Bœrekludjé et Torlak s’étaient chargés de répandre en Asie. Tous ceux qui, pendant la domination de Mousa et lorsque Bedreddin était encore juge de l’armée, avaient obtenu par son entremise des pensions et des fiefs, vinrent se ranger sous les drapeaux du dernier chef des factieux. Mourad et Bayezid passèrent le Bosphore, et Bedreddin fut vaincu près de Serès. Fait prisonnier, il fut pendu comme rebelle, d’après un fetwa rendu par Mewlana Saïd, légiste persan de Hérat, et disciple du célèbre Teftazani. Le châtiment rigoureux infligé à Bedreddin dut effrayer d’autant plus le peuple, que cet insurgé avait été revêtu de la plus haute dignité législative, et qu’il avait déployé dans des ouvrages, considérés encore aujourd’hui comme classiques, de profondes connaissances en matière de législation.

La révolte de Bœrekludjé-Moustafa est, à l'exception de celle des Wehhahis, qui a eu lieu de nos jours, la seule, dans les annales de l’empire ottoman, qui sût née d’une innovation religieuse; elle est aussi la seule, dans l’histoire moderne de l’Orient, qui ait eu des moines pour chefs et pour adhérents. Toutefois, l’histoire du khalifat offre plusieurs exemples de révolutions politiques en connexion intime avec des rvolutions religieuses; mais c’étaient alors toutes les classes du peuple qui coopéraient au renversement du trône et de l’autel, et non pas seulement des moines, car ces derniers n’étaient pas à cette époque en assez grand nombre. Les Kharedjites qui organisèrent la première rébellion du temps des khalifes, ne refusaient pas de s’incliner devant la majesté du khalifat, qu’ils considéraient comme l’ombre de Dieu sur la terre, mais seulement devant la personne du prince, attendu qu’ils voulaient reconnaître pour khalife légitime un autre que celui qui occupait le trône. Au deuxième siècle de l’hégire, Rawendi et Mokanna répandirent leurs hérésies le glaive à la main dans le Khorassan. Le premier enseignait, d’après les dogmes indiens, la croyance à la métempsycose; le second, s’appuyant sur le Zend persan, qu’il interprétait faussement, prêchait le libertinage; aussi ses partisans étaient-ils désignés sous les diverses dénominations de Zendiké (esprits-forts, libertins), de Mobeïyesé (nom tiré de leurs vêtemens blancs), et de Mohammeré (allusion à leur ceinture rouge). Vers la fin du même siècle, Babek enseignait la liberté, l’égalité et la communauté des biens, même celle des femmes; ceux qui professaient cette doctrine s’appelaient Khourremiyé (les joyeux). Pendant la période comprise entre la moitié du troisième siècle de l’hidjret et la moitié du quatrième, les Karmates ébranlèrent les fondements de l'islamisme, et menacèrent de renverser le trône, ainsi qu’ils avaient fait de la pierre noire de la Kaaba; de nos jours, les Wehhabis ont, à l’imitation de cette secte, essayé d’anéantir les dogmes de la doctrine du Prophète dans le pays même qui fut son berceau. Peu de temps après la tentative des Karmates, Hasan-Sabbah, tout en feignant de n’avoir d’autre but que de soutenir les droits des Fatimites contre les khalifes abbasides, conçut et exécuta le projet d’une association secrète qui devait jeter l’effroi dans tout le monde musulman. Cette association était celle des Ismailites ou Baténites, c’est-à-dire les initiés. La doctrine de Hasan-Sabbah se réduisait pour l’initié du septième degré à ce seul dogme: Ne rien croire et tout oser. L’ordre des Assassins fit, pendant cent soixante-onze ans, trembler tous les peuples depuis le Khorassan jusqu’à la Syrie et à l'Égypte, menaçant du fond de ses châteaux non seulement le royaume que Hasan avait choisi pour siège de sa puissance, mais même les États les plus éloignés; levant de préférence le poignard sur les rois et leurs ministres, comme étant par leur naissance et leur position les défenseurs naturels des intérêts spirituels et temporels des nations; prêchant partout et publiquement l’impiété et le meurtre. Enfin, après avoir inondé de sang la terre d’Asie, cette secte fut foudroyée par l’anathème des légistes et détruite par le glaive de Holakou et de Bibar, qui rasèrent ses châteaux-forts du Kouhistan et de la Syrie. Il en subsista encore quelques restes qui pratiquèrent pendant un certain temps les sanguinaires préceptes de Hasan-Sabbah, mais Timour les atteignit de son bras de fer et les anéantit pour jamais. De toutes les associations politiques et religieuses que nous venons d’énumérer, il n’en est aucune dans laquelle nous voyions les moines jouer un rôle aussi important que celui que Bedreddin fit jouer à Bœrekludjé-Moustafa et aux trois mille derviches de Torlaka. La révolte des Mages sous le commandement de Kobad, dans l’histoire de l’ancienne Perse, peut seule nous donner une idée juste de ce que fut l’insurrection de Bedreddin, bien qu’à la vérité cette dernière ne soit qu’une faible parodie de celle qui ensanglanta le royaume persan. Le mage Mazdek, homme entreprenant, proclama, dans le pays le plus despotiquement gouverné, les principes de la liberté, de l’égalité et de la communauté des biens. L’incendie allumé par ces principes se propagea avec rapidité et gagna de proche en proche toutes les provinces de Perse, jusqu’à ce que Khosroës-Nouschirwan l’eut éteint dans le sang de quarante mille mages. L’empire ottoman d’Asie et d’Europe fut délivré d’un danger de même nature, quoique moins effrayant, par la mort de Bœrekludjé, de Torlak et de Bedreddin.

A peine Bœrekludjé-Moustafa eut-il expié par le supplice son crime de lèse-majesté, qu’un autre Moustafa tenta d’usurper l’autorité souveraine, sinon avec plus de succès, du moins, suivant toute apparence, avec plus de droits. Tous les historiens ottomans, à l’exception de Neschri, ne parlent de cette audacieuse entreprise qu’incidemment au règne de Mohammed Ier. Ils en nomment généralement le héros Dœzmé-Moustafa (le faux Moustafa), parce qu’il disait être le fils de Bayezid, qui avait disparu à la bataille d’Angora, et auquel le trône revenait de droit, à l’exclusion de Mohammed. Les Byzantins, au contraire, affirment que Dœzmé-Moustafa était réellement le fils de Bayezid et le frère ainé de Mohammed. Mais l’impartialité des uns et des autres peut être révoquée en doute. Les historiens ottomans en effet, malgré les droits des autres fils de Bayezid au trône de leur père, ne reconnaissent pour successeur légitime de ce souverain que celui qui a régné le dernier; en conséquence, ils décident toujours en faveur de Mohammed et accusent Moustafa d’imposture. Quant aux Byzantins, adoptant l’opinion la plus conforme aux intérêts de l’empereur, ils ont dû chercher à prouver l'évidence des droits du prétendant qu’il était de la politique grecque de secourir. Malgré les doutes qui résultent de la position exceptionnelle des écrivains des deux nations, l’historien impartial doit, après mûre réflexion, faire pencher la balance en faveur de Moustafa; et voici sur quoi se fonde notre opinion. D’abord Timour, après la bataille d’Angora, donna l’ordre de chercher soigneusement les corps des fils de Bayezid qui auraient péri dans la mêlé ; car celui de Moustafa ne fut point retrouvé, et rien même ne put faire soupçonner que ce prince eût succombé. En second lieu, l’engagement pris dans la suite, par Mohammed, de payer à l’empereur grec une pension annuelle pour retenir auprès de lui le prétendant vaincu, prouve que lui-même ne doutait pas que Moustafa ne fût son frère. En troisième lieu, il est constant que l’armée du prétendant n’était pas absolument composée, ainsi que l’affirment plusieurs historiens, de gens de basse extraction, et qu’on y comptait quelques grands de l’empire, tels que Djouneïd, les fils du beglerbeg Timourtasch et d’Ewrenos; si Moustafa n’eût pas été réellement le fils de Bayezid, des personnages aussi éminents lui auraient-ils prêté l’appui de leurs conseils et de leur valeur? Enfin le témoignage de Neschri milite en faveur de notre opinion, et ce témoignage a plus de poids , à lui seul, que celui de tous les historiographes qui ont écrit après lui. Quoiqu’il en soit, Moustafa, le frère véritable ou supposé de Mohammed, s’annonça en Europe comme le seul héritier légitime du trône de l’empire ottoman. Appuyé par Myrtsché, prince de Valachie, et par Djouneid , gouverneur de Nicopolis, et ancien maître d’Ephèse et de Smyrne, Djouneid deux fois rebelle et deux fois gracié, le prétendant passa le Balkan et pénétra en Thessalie. Mohammed se porta à marches forcées à sa rencontre, l’atteignit près de Salonique et le vainquit en bataille rangée. Moustafa et Djouneid parvinrent, avec quelques personnes de leur suite, à échapper au carnage et se jetèrent dans Salonique, dont le gouverneur, Démétrius Lascaris Léontarios, leur promit protection et sûreté. Mohammed ayant sommé le commandant grec de lui livrer les fugitifs, ce dernier répondit qu’il était le serviteur de Mohammed aussi bien que celui de l'empereur, parce que le sultan vénérait l’empereur comme un père; que néanmoins il ne livrerait pas, sans y être autorisé par son maître, un homme qui s’était réfugié chez lui, cet homme fût-il le dernier des esclaves; qu’à plus forte raison il ne se permettrait pas une pareille violation des droits de l’hospitalité à l’égard d’un prince du sang, frère de Mohammed. Léontarios promit cependant qu’il demanderait à l’empereur ses ordres à ce sujet. Mais le sultan ne voulut pas se contenter de la promesse du gouverneur; il s’adressa lui-même à Manuel et lui fit la demande qu’il avait inutilement faite à Léontarios. L’empereur lui répondit qu’il ne livrerait jamais des fugitifs qui seraient venus chercher un asile sur son territoire, une telle action n’étant pas digne d’un prince loyal. Il faisait observer que, si son propre frère se réfugiât chez le sultan, celui-ci ne pourrait le livrer sans violer le droit d'asile. Il ajoutait toutefois que, comme Mohammed avait reconnu dans le dernier traité son autorité paternelle, il lui jurait par la Sainte-Trinité que tant qu’il serait sur le trône de l’empire de Byzance, ni Moustafa, ni Djouneïd, ne seraient mis en liberté; que seulement après la mort du sultan, il agirait suivant les circonstances. Léontarios reçut en même temps l’ordre d’embarquer le plus tôt possible sur une galère Moustafa et Djouneïd et de les conduire a Constantinople. Lorsque cet ordre eut été exécuté, Mohammed s’engagea par écrit à payer annuellement la somme de trois cent mille aspres à titre de pension pour son frère, Djouneïd et leurs trente compagnons. Ce fut Theologos Corax, interprète de la cour de Manuel, qui passa ces conventions avec Mohammed. Ce Grec, pendant la guerre de Tmour contre Bayezid, avait été un des administrateurs de Philadelphie, sa ville natale. Corax y avait acquis une triste célébrité pour avoir livré plusieurs des plus notables citoyens de cette place au farouche conquérant qui, attendu qu’ils ne pouvaient payer la contribution exigée, les condamna au supplice du feu. Plus tard, il sut si bien gagner la faveur de Mohammed et de son vizir Bayezid-Pascha, qu’il fut souvent admis à l’honneur de s’asseoir à leur table, et qu’il termina à la satisfaction de son maître les négociations les plus délicates. Il fut, pour cette raison, nommé ambassadeur général de l’empereur. Cependant ni son habileté diplomatique, ni les services qu’il avait rendus à l’Etat, ne purent empêcher qu’il ne fût soupçonné de sacrifier les intérêts de la cour de Byzance à ceux du sultan. De peur qu’il ne réussît un jour à livrer Moustafa et Djouneïd à Mohammed, Manuel envoya les prisonniers de Constantinople à l’île de Lemnos, où ils furent enfermés et rigoureusement surveillés dans le couvent de la Sainte-Vierge.

Mohammed, pour punir le prince Myrtsché d’avoir aidé le prétendant dans sa tentative d’usurpation, envahit et ravagea la Valachie. Désormais le sultan pouvait régner en maître absolu, car Moustafa était pri­sonnier de l’empereur de Constantinople, et il n’avait rien à redouter de Kasim. Ce dernier, frère de Mohammed, n’avait pas été exécuté conformément au principe établi par Bayezid pour assurer la tranquillité de l’empire. On s'était contenté de lui faire crever les yeux, et Mohammed lui avait assigné pour séjour et donné en apanage la ville d’Akbissar, voisine de Kiwà. Sa sœur Fatimé, que Soleiman avait laissée, ainsi que Kasim, en qualité d’otage entre les mains de l’empereur grec, et que ce dernier s’était empressé de livrer à Mohammed, pour preuve de son amitié et de sa confiance, fut donnée en mariage à un sandjakbeg. Malgré la cruelle opération que Mohammed avait fait subir à son frère, il n’avait cependant pas étouffé dans son cœur tout sentiment de pitié; toutes les fois qu’il allait à Brousa, il faisait venir Kasim et sa sœur dans son palais et s’entretenait avec eux avec une bonté toute fraternelle.

Dans l’année où Manuel avait pris l’engagement de retenir Moustafa prisonnier, Mohammed fit part à l’empereur du désir qu’il avait de se rendre en Asie en passant par Constantinople. Les archontes conseillèrent à Manuel de saisir cette occasion pour s’emparer de sa personne; mais l’héritier de Constantin rejeta cet avis dicté par une politique déloyale, et donna un noble exemple du respect des droits sacrés de l’hospitalité. Il envoya Démétrius Léontarios, Isaak-Hasan et Manuel Cantacuzène, ainsi qu’un grand nombre d'archontes, à la rencontre du sultan, et les chargea de lui offrir des présents de sa part. Les députés reçurent Mohammed hors de la ville et l’accompagnèrent jusqu’aux rives du Bosphore, à l’endroit appelé la Double-Colonne (aujourd’hui Beschiktasch). Pendant tout le trajet, le sultan s’entretint avec Léontarios. Manuel et son fils le reçurent sur la galère impériale; une autre galère magnifiquement ornée était réservée au souverain ottoman. Pendant que les deux navires se dirigeaient côte à côte sur Scutari (Chrysopolis), l’empereur et son hôte causaient amicalement et comme si aucune mésintelligence n’avait jamais régné entre la cour de Byzance et les descendants d’Osman. Lorsque Mohammed eut mis pied à terre sur la rive asiatique, il alla s’installer dans les tentes préparées pour lui. Durant tout le jour, les deux souverains se donnèrent réciproquement des témoignages d’amitié et de dévouement. Vers le soir, Mohammed monta à cheval pour se rendre à Nicomédie, et Manuel regagna son palais de Constantinople.

Au printemps suivant, le sultan retourna en Europe et rentra dans Andrinople en passant par Gallipoli. Instruit de son retour, l’empereur lui envoya de nouveau Léontarios pour le féliciter de son heureux voyage. Trois jours après, Mohammed tomba de cheval frappé d’apoplexie1. Sentant qu’il allait mourir, il fît appeler son fidèle vizir, Bayezid-Pascha, pour lui donner ses dernières instructions. Il le conjura de servir avec une fidélité inébranlable l’héritier de son sceptre, Mourad, qui, en ce moment, gouverneur d’Amassia, protégeait les frontières orientales de l’empire contre les invasions de Kara-Youlouk- Baïnderi, prince turcoman de la dynastie du Mouton- Blanc. Il le chargea aussi de placer ses deux enfants mineurs sous la protection et la tutelle de l’empereur grec, afin de les soustraire au sort que le nouveau souverain leur réservait peut-être. Ainsi, Mohammed enveloppait ses deux fils dans la même tendresse, et craignait, en mourant, que l’ainé, en montant sur le trône, n’imitât l’exemple de son grand-père, et celui que lui-même lui avait donné, et ne fit étrangler ses frères. En effet, malgré toutes les belles qualités que les historiens byzantins eux-mêmes se sont plu à lui reconnaître, Mohammed avait eu la faiblesse de se conformer au principe adopté par les souverains ottomans. Il avait fait exécuter, par la main de Tersikœghli Saganos, le bourreau de Mousa, le fils de son frère Soleiman, que l’empereur de Byzance lui avait livré. Néanmoins la fille de Soleiman avait été épargnée, ainsi que son fils, auquel Mohammed avait donné des fiefs pour qu’il eût une existence digne de son rang.

Le lendemain du jour où il fut frappé d’apoplexie, Mohammed eut encore assez de force pour se montrer à l’armée qui le salua du cri ordinaire de bénédiction et d’amour. Mais atteint, le jour suivant  d’une seconde attaque qui lui paralysa la langue, il mourut dans la soirée. Hezarfenn prétend qu’il succomba à une dysenterie, et qu’avant il avait rêvé qu’on lui ôtait un plat, qui était devant lui, pour le donner à son fils Mourad. Cette opinion nous paraît assez fondée en raison. Quoi qu’il en soit, dès que le sultan eut rendu le dernier soupir, Ibrahim et Bayezid- Pascha, qui se trouvaient près de son lit de mort, résolurent de garder le secret sur cet important événement, jusqu’à ce que Mourad en fût instruit et qu’il eût pris possession du trône et fait son entrée à Brousa. Afin de presser son arrivée en Europe, Elwanbeg, premier écuyer-tranchant du sultan défunt, fut envoyé comme courrier à Amassia, siège de son gouvernement. En attendant, le conseil s'assembla régulièrement, comme du vivant de Mohammed, et l’on convint de faire passer en Asie une partie des troupes d’Europe dans le double but de diviser l’armée, au sein de laquelle auraient pu naître des partis disposés à embrasser la cause des autres fils de Mohammed, et de fournir à Mourad, à tout événement, les forces nécessaires pour soutenir ses légitimes prétentions. En conséquence, on fit publier, au nom du sultan, qu’une campagne en Asie avait été résolue, et l’on désigna comme point de réunion des troupes, Bigha, capitale du sandjak de Karasi. Une partie des janissaires et des sipahis eut ordre de se mettre, sans retard, en marche pour cette ville. Ils avaient déjà reçu la solde qu’on leur donnait en pareil cas, et ils se disposaient à partir, lorsqu’ils demandèrent à voir leur souverain avant de quitter l’Europe, pour se convaincre par leurs propres yeux qu’il était encore en vie. Ce fut en vain que les vizirs leur représentèrent que le moindre mouvement pouvait devenir funeste au malade, que le doute manifesté par eux sur son existence aggraverait son mal; les soldats persistèrent dans leur demande, et déclarèrent qu’ils ne partiraient pas sans avoir vu le sultan. Dans cette position critique, un des médecins de Mohammed, nommé Kourd-Ouzen, qui était dans le secret, imagina un expédient pour contenter l’armée, sans lui révéler la vérité. On revêtit le cadavre du sultan de tous les insignes du pouvoir, et on le plaça sur le trône dans un kœschké du sérai d’Andrinople où il était mort. Derrière le corps était assis un des quatre pages de l’intérieur du séraï, qui, les bras passés dans les manches de la pelisse d’Etat, faisait gesticuler le sultan comme s'il eût été vivant. On eut le soin de tenir fermées les fenêtres du kœschké, sous prétexte que d’après les déclarations des médecins l’air pourrait nuire au malade. Les janissaires et les sipahis défilèrent sous ses fenêtres, et purent, malgré la distance qui les séparait du palais, apercevoir derrière les vitres leur maître agitant les bras. Les vizirs, qui étaient au fait de cette supercherie, vinrent, comme d’ordinaire, présenter leurs hommages au sultan, et annoncèrent aux troupes qu’il allait mieux. Satisfaits de cette assurance, les soldats, qui avaient reçu l’ordre de passer en Asie, partirent aussitôt pour Bigha, en faisant retentir l’air de cris de joie. Par ce moyen, les vizirs tinrent cachée la mort de Mohammed pendant quarante-un jours. Enfin, Elwanbeg revint avec la nouvelle que le nouveau sultan avait quitté Amassia et était déjà à Brousa, où il avait pris possession du trône. Dès-lors le secret fut divulgué, et l’on proclama en même temps l’avènement de Mourad. L’ordre fut immédiatement donné à l'armée de se diriger sur Brousa, et d’y conduire les restes de Mohammed. Les raisons politiques les plus graves s’opposaient à ce que la mort de ce souverain fût connue à l’instant où elle avait eu lieu. Nous verrons la même nécessité se présenter plus d’une fois, c’est-à-dire les grands de l’empire obligés de cacher la mort du chef de l’Etat pour assurer à son successeur la possession paisible du trône, lorsque celui-ci se trouvait trop éloigné pour être immédiatement instruit de l’événement. Mais cette précaution devint inutile lorsque les princes héréditaires ne furent plus investis, du vivant de leur père, du gouvernement de provinces lointaines, et qu’enfermés dans le kafes (cage), c’est-à-dire dans le harem qui leur servait de prison, ils purent monter sur le trône sans avoir besoin de l’appui de l’armée et des satrapes d’Asie, et se débarrasser de leurs frères en leur envoyant le cordon.

Mohammed Ier, à l’exemple de ses prédécesseurs Mourad et Bayezid, avait, pendant son règne, embelli de mosquées les deux capitales de l’empire, Brousa et Andrinople. Peu de temps après son avènement, il acheva, dans la dernière de ces villes, la magnifique mosquée dont Soleiman avait jeté les premiers fondements, et que Mousa n’avait élevée que jusqu’à la hauteur des fenêtres. Cet édifice, bâti près des rives de la Marizza, sur la route de Philippopolis, est appelé Ouloudjami (la grande mosquée). Il présente quatre façades, dont chacune a cent quatre-vingts pieds de long. Dans l’intérieur, on remarque neuf belles coupoles et cinq à l’extérieur. La mosquée n’a point de harem, c’est-à-dire de péristyle. Au levant et au couchant s’élèvent deux minarets, dont l’un a deux galeries à l’usage des religieux qui annoncent l’heure de la prière.

Mohammed termina aussi la vaste et magnifique mosquée commencée par son grand-père, Mourad Ier, à Brousa, et laissée inachevée par son père Bayezid- Yildirim. Chacun de ces trois sultans bâtit une mosquée particulière; mais, quant à celle de Brousa, il ne fallut pas moins que les efforts réunis de ces souverains et le sacrifice de sommes énormes pour en terminer la construction. Elle occupe un espace de cent pas carrés, dont chaque côté offre cinq divisions égales; elle est partagée en vingt-cinq compartiments de vingt pas carrés soutenus par quatre piliers. Vingt-quatre de ces compartiments sont recouverts d’une coupole; le vingt-cinquième, qui se trouve au centre de l’édifice, est ouvert par le haut et présente, à une hauteur considérable, au lieu d’une voûte, une immense fenêtre ronde de vingt pas de diamètre, à laquelle correspond, dans l’intérieur de la mosquée, un vaste bassin carré. C’est en ceci que la mosquée de Brousa se distingue de celles qui embellissent Constantinople et Andrinople. Aucune de ces dernières n’est éclairée par le haut, ni rafraîchie à l’intérieur par une eau limpide et sans cesse renouvelée. Une grille de fil de laiton couvrait autrefois l’espace ouvert pour empêcher les oiseaux d’entrer dans la mosquée et d’y établir leurs nids. Quant au bassin, il était peuplé de dorades. Les sculptures de la chaire représentent des fleurs, des fruits, du feuillage, et jusqu’à des bordures de vêtements délicatement brodées. De tous les temples saints de l’empire ottoman, la mosquée de Sinope était le seul qui contint une chaire comparable à celle dont nous venons de parler. Dans le principe, les piliers étaient dorés depuis leur base jusqu’à hauteur d’homme; les murs étaient et sont encore couverts d’inscriptions qui toutes désignent les attributs de Dieu. Aux deux extrémités de la façade principale s'élèvent, sur des fondements d’une solidité à toute épreuve, deux grands minarets séparés du corps de l’édifice. De la galerie supérieure de l’un d’eux s’élance à une grande hauteur un jet d’eau alimenté par les sources de l’Olympe; l’effet que produit cette construction hardie est inexprimable; et l’on ne saurait en donner une meilleure idée qu’en répétant ce qu’en dit Ewlia qui compare cette tour à une majestueuse colonne qui présente au ciel un immense bassin pour recevoir ses dons et lui offrir en retour le faible tribut de ses eaux.

Dès que Mohammed eut achevé les deux grandes mosquées de Brousa et d’Andrinople, il entreprit, dans sa résidence d’Asie, la construction d’une nouvelle mosquée célèbre sous le nom de Yeschil-Imaret (la fondation verte et bienfaisantèe. Ce monument est, tant par la rareté des diverses espèces de marbre qu’on y a employées, que par la délicatesse des sculptures dont il fut enrichi, un des principaux ornements de la ville de Brousa. La mosquée de Mohammed n’a point de parvis embelli de colonnes; elle est bâtie sur une simple terrasse en marbre blanc d’une certaine hauteur. Ses murs offrent à l’extérieur un aspect singulier; ils sont revêtus, sur toutes les façades, d’une mosaïque bizarre, composée de larges pièces de marbre carrées de couleur rouge, verte, bleue, grise, jaune, noire et blanche. Les fenêtres et la porte qui s’élève, avec ses ornements, jusqu’au faite de l’édifice, sont enchâssées dans des cadres de marbre rouge couverts d’inscriptions, sculptées avec tant d’art et si bien polies qu’il semble que les lettres soient coulées et non taillées. Mais c’est surtout la porte, de cette mosquée, véritable chef-d’œuvre de l’architecture et de la sculpture orientales, qui mérite de fixer l’attention de l’artiste par la délicatesse et le goût exquis des ornements dont elle est chargée. Trois ans et la somme de quarante mille ducats ont été employés à l’achèvement de cette porte, afin qu’elle surpassât en magnificence celle de l’Académie-Rouge construite à Siwas par le sultan seldjoukide Alaeddin. A l’entrée de la mosquée et sous le chœur, au-dessus duquel s’élève la tribune du sultan, les yeux sont frappés de l’étrange lueur reflétée par la porcelaine persane, dont les murs sont revêtus. Ce manteau de porcelaine, si l’on peut s’exprimer ainsi, simule deux grands rideaux verts avec une corbeille de fleurs au milieu. Les murailles de la mosquée sont, à l’intérieur, recouvertes, depuis leur base jusqu’à hauteur d’homme, de porcelaine bleue de Perse, sur laquelle se détachent en relief des inscriptions tirées du Coran et tracées en lettres d’argent. Le mihrab, c’est-à-dire la niche où est déposé le Coran, est taillé dans du marbre rouge; et la richesse de ses sculptures répond à la magnificence de la porte d’entrée qui se trouve en face. Les coupoles et les minarets étaient autrefois revêtus de porcelaine verte, ce qui les faisait briller au soleil de l’éclat de l’émeraude et donnait au monument l’aspect d’un palais de fées: c’est ce qui a valu à cette mosquée le nom de Yeschil-Imaret, c’est-à-dire la fondation verte.

A côté, s’élève le tombeau de Mohammed Ier, magnifique mausolée de forme octogone, placé au milieu d’un jardin enchanté. Les murs de ce monument sont encore Aujourd’hui recouverts à l’extérieur comme à l’intérieur de porcelaine verte, et ses huit faces portent toujours huit passages du Coran inscrits en lettres d’argent sur un fond d’azur. Dans le voisinage de ces deux monuments, Mohammed Ier fonda une école et une cuisine pour les pauvres, et dota l’une et l’autre avec une munificence toute royale. Il affecta à l’entretien de ces deux fondations les terres fertiles du littoral du golfe de Nicomédie, terres situées près de villes qui, telles que Hereké, Ghebissé, Kartal et Pendik, avaient été conquises par les Ottomans, puis perdues par eux pendant la lutte des fils de Bayezid, et enfin reconquises par Oumourbeg et Timourtasch.

La mosquée verte de Mohammed est la preuve matérielle et durable de la piété et de l’amour des arts qui ont distingué le règne de ce sultan; elle restera pour toujours un des plus beaux modèles de la sculpture et de l’architecture sarrasines. C’est cet amour des arts et le goût dont il fit preuve dans toutes les constructions ordonnées par lui, qui ont valu, à Mohammed Ier, le surnom de Tschelebi (Seigneur gracieux, plein de goût, le gentilhomme).

Mohammed qui, par ses fondations utiles et pieuses, a mérité d’être comparé à Alaeddin Ier, le célébré sultan seldjoukide, rivalisa avec les sultans d’Égypte par ses largesses envers les chefs de la religion musulmane, et les adorateurs du Coran en général. Le premier parmi les souverains ottomans, il envoya, par la caravane de pèlerins qui se rend tous les ans de Constantinople à la Mecque et à Médine, par l’Asie Mineure et la Syrie, une somme en or appelée la sourré, pour être distribuée aux indigens de ces saintes villes de l’islamisme. Un commissaire nommé à cet effet était chargé de remettre cette somme, avec une lettre du sultan, au schérif de la Mecque. Le présent n’était pas à cette époque aussi considérable qu’il le fut par la suite, ni la cérémonie dans laquelle on remettait la sourré au commissaire, aussi solennelle. Cet usage ne date pas, ainsi que l’assurent plusieurs historiens, du règne de Selim Ier, le conquérant de l’Égypte; il remonte à celui de Mohammed Ier. C’est à la même époque qu’il faut fixer l’origine des demi-fiefs de la Roumilie dont les possesseurs ne payaient au sultan que la moitié des impôts prélevés sur les autres concessions de même nature. Mohammed institua aussitôt après son avènement au trône ces fiefs, qui, du reste, sont restreints à la seule province de Roumilie. Il eut pour but, en les créant, de récompenser dignement ceux de ses vassaux qui, pen­dant la domination passagère de Soleiman et de Mousa, étaient restés fidèles à sa cause et avaient puissamment contribué à le faire triompher de ses rivaux. Or, comme les habitants de la Roumilie étaient les seuls qui pussent revendiquer le mérite de cette fidélité, l’institution des demi-fiefs ne s’étendit pas au-delà de leur pays.

C’est à proprement parler pendant le règne de Mohammed Tschelebi que le goût de la littérature et de la poésie prit naissance, et que la culture en devint plus générale; bien que certains historiens européens aient prétendu que les Turcs n’eurent point de littérature avant Mohammed II, les annales de l’empire ottoman prouvent qu’il en existait une sous Mohammed Ier; on y voit mentionnés, dès cette époque, les légistes, les scheiks et les poètes les plus éminents. Cette nomenclature est d’ordinaire placée, dans les historiens nationaux, immédiatement après celle des vizirs et des émirs qui se sont distingués dans le conseil ou à la guerre. Sous les sultans successeurs de Mohammed, les astronomes, les mathématiciens et les médecins sont signalés comme les poètes par les chroniqueurs nationaux; plus tard, les calligraphes et les musiciens ne sont pas oubliés. Les biographies des savants et des artistes, l’appréciation de leurs œuvres, forment une branche spéciale de la littérature ottomane. Les actions et les destinées des vizirs et des émirs fourniront peut-être un jour à un Plutarque turc une ample matière, s’il parvient à se procurer les sources qui existent; mais quant à nous, qui écrivons l’histoire de l’empire ottoman, nous ne pouvons citer que quelques noms célèbres parmi le grand nombre de ceux qui mériteraient une mention particulière.

Quoiqu’il soit peut-être plus naturel de mentionner les généraux et les vizirs au fur et à mesure des événements préparés par leurs conseils ou accomplis par leur valeur, nous croyons néanmoins que les faits historiques qui se rattachent spécialement à la destinée de ces personnages, doivent quelquefois être réunis en un tableau général des hommes d’État et des guerriers de tout un règne. Cette méthode permet au lecteur d’embrasser d’un coup-d’œil la nomenclature des célébrités politiques et militaires d’une époque, ce qui lui serait difficile, si les noms des hommes illustres se trouvaient disséminés dans le récit d’un règne. C’est au surplus le système des historiens ottomans.

Nous ne pouvons parler des vizirs de Mohammed Ier sans faire remarquer que le troisième vizir de la famille des Tschendereli, Ibrahim-Pascha, fils d’Ali-Pascha, cité par tous les chroniqueurs turcs comme grand-vizir de Mohammed et comme ayant conservé la même dignité pendant huit ans à la cour de Mourad II, n’est pour ainsi dire pas nommé par ces auteurs pendant toute la durée du règne du premier de ces sultans. Il n’est question de lui que deux fois; la première, avant la fin de l’interrègne, lorsqu’envoyé par Mousa auprès de l’empereur de Constantinople, il abandonna la cause de son maître pour se rendre à Brousa; la seconde, lorsqu’après la mort de Mohammed, il se concerta avec Bayezid-Pascha pour cacher cet événement à l’armée. Quant aux historiens byzantins, ils ne parlent que de Bayezid-Pascha qui, suivant eux, après avoir sauvé Mohammed du carnage d’Angora et l’avoir arraché à mille dangers, devint son premier vizir et son confident, le défendit constamment contre ses nombreux ennemis, et fut chargé par lui, à son lit de mort, de veiller à l’exécution de ses dernières volontés. Mais le silence absolu des Byzantins sur Ibrahim-Pascha ne saurait affaiblir en rien le témoignage unanime des historiens ottomans qui ne reconnaissent que lui pour grand-vizir de Mohammed. Ce silence prouverait tout au plus qu’Ibrahim-Pascha était plus homme d’Etat que guerrier, et plus jaloux de la gloire modeste qui s’acquiert dans les conseils des princes que de celle qu’on recueille sur les champs de bataille. Si les Byzantins disent fort peu de chose d’Ibrahim-Pascha, en revanche ils parlent beaucoup de Bayezid-Pascha, mais ils le confondent souvent avec Sofi-Bayezid; gouverneur de Mohammed lorsqu’il n’avait que quinze ans. Sofi-Bayezid avait, de même que Bayezid-Pascha, accompagné le prince dans sa fuite de la plaine d’Angora jusqu’à Amassa, d’où plus tard il fut envoyé auprès de Timour en qualité d’ambassadeur. Les mêmes auteurs racontent sur Mohammed plusieurs anecdotes dont il est facile de démontrer l’absurdité. Ces erreurs proviennent de ce qu’ils prononçaient Kirischdji le surnom de Kurischdji (le luteur) donné à Mohammed, et qu’ils transformaient ainsi ce sultan en un faiseur de cordes ou d’arcs. La confusion règne dans tous ces auteurs. Ainsi, d’après Chalcondyles, le compagnon de Mohammed dans sa fuite était un faiseur de cordes; à en croire Phranzes place dans les annales de l’empire ottoman par l’expédient qu’il imagina pour cacher à l’armée la mort du souverain. Au nombre des hommes remarquables qui vivaient à la cour de Mohammed Ier, il faut citer encore Sofi-Bayezid, son ancien gouverneur; le Syrien Arabschah, qui devint professeur de ses fils, après l’avoir été des enfants de Timour, auquel on doit une histoire de Timour très connue en Europe et en Orient. Arabschah écrivit plusieurs autres ouvrages jusqu’à ce jour ignorés des orientalistes européens. Fazloullah, juge de Ghebissé, dont nous avons raconté plus haut la mission diplomatique près de l’empereur Manuel, fit construire, dans la ville qui contient les cendres d’Annibal, une mosquée et un couvent de derviches, et fut enfin élevé, en récompense de ses services, à la dignité de pascha. D’autres légistes non moins distingués que Fazloullah brillèrent sous le règne de Mohammed Ier. Parmi eux, nous citerons d’abord Mouhiyeddin Kafiedji, le premier philologue renommé, polymathe et polygraphe de l’empire. Souyouti, son disciple, est le dernier grand écrivain de la littérature arabe en Égypte : il laissa à sa mort près de cinq cents ouvrages sous les titres les plus grotesques. A l’époque où il suivait les cours de grammaire de Mouhiyeddin Kafiedji, Souyouti demanda un jour à son professeur le nombre des ouvrages qu’il avait composés; Mouhiyeddin lui répondit qu’il ne pouvait le savoir, ayant oublié non seulement le contenu, mais même le titre de plusieurs. Après ce savant illustre, il faut citer Yakoub-le-Noir et Yakoub-le-Jaune, tous deux nés en Karamanie, tous deux auteurs de plusieurs traités exégétiques et de commentaires sur la législation; puis Haïdar, de Hérat, et Fakhreddin-al-Adjemi, le Persan. Le premier est célèbre par ses commentaires sur le Coran, par sa rhétorique, et son ouvrage sur les successions; le second est moins renommé pour ses écrits que pour son fanatisme et le désintéressement qu’il montra en refusant toute augmentation de traitement dans ses fonctions de moufti. Fakhreddin s’est encore, sous le règne de Mourad II, fait remarquer par son intolérance et son aveugle fanatisme.

Outre le grand-Scheikh Bokhari, le gendre de Bayezid-Yildirim, qui joua un rôle important lors de la prise de Brousa par les Tatares, et dont nous aurons encore plusieurs fois l’occasion de parler, outre le Scheikh Bedreddin-Simawna, aussi célèbre par ses intrigues politiques, par sa révolte et son supplice, que par ses ouvrages mystiques, trois disciples du Scheikh Seïneddin-Ghazi ont acquis, pendant le règne de Mohammed Ier, dans trois villes de l’empire ottoman, une gloire durable et méritée. Les tombeaux de ces hommes pieux sont encore aujourd'hui l’objet de la vénération des pèlerins. Le premier de ces trois scheiks est Abdallatif-Mokkadesi, natif de Jérusalem. Après avoir, dans le Khorassan, accompli son noviciat en se soumettant à plusieurs erbaïn (exercices ascétiques de quarante jours), après avoir renoncé à toutes les idées mondaines, sur lés tombeaux des grands philosophes mystiques Sadreddin, Mewiana-Djelaleddin et Tebrizi, que renferme la ville de Koniah, Abdallafif-Mokkadesi composa un ouvrage mystique dans lequel il déploya toute son érudition, et se fixa ensuite à Brousa. Le second est le Scheikh Abdorrahim de Mersifoun, qui, sorti des écoles du célébré Seïneddin-Ghazi et de Schehabeddin-Sehrwerdi, sollicita de ce dernier l’autorisation de faire un cours public sur ses ouvrages. Schehabeddin lui fit cette réponse flatteuse : «Je t’envoie dans le pays de Roum pour y allumer le feu de l’amour céleste.» Enfin, le troisième des religieux dont nous avons parlé est Pir-Elias d’Amassia, que Timour avait envoyé à Schirwan. De retour dans sa patrie, il se fit une grande réputation de sainteté. Mohammed fit élever sur son tombeau, qui se trouve à Sewadiyé, aux environs d’Amassia, un magnifique mausolée, moins sans doute par respect pour la mémoire d’Elias que dans l’intention d’être agréable à son oncle et héritier spirituel, le Scheikh Hosameddin-Gumischlioghli. Ce dernier ayant un jour reçu la visite de Soleiman, de Mousa et de Mohammed, fils de Bayezid, avait prédit à Mohammed sa destinée future, et se prosternant devant lui, quoiqu’il fût le plus jeune, il le supplia de vriller avec le même zèle à la prospérité de l’empire1 et à la propagation de la sainte foi du Prophète.

Parmi les poêles les plus distingués du règne de Mohammed Ier, il faut citer en première ligne le médecin et habile oculiste Scheikhi, de Kermian, dont nous avons parlé à la mort de Mohammed. Son mérite, mais bien plus encore les nombreux bienfaits dont le comblait: le sultan, lui avaient suscité des ennemis qui finirent, non par piller et s’approprier ses idées, ainsi que cela arrive communément aux grands poètes, mais par s’en prendre à ses biens et à la vie des gens de sa maison. C’est cet acte de stupide violence qui inspira à Scheikhi son Livre des ânes, dans lequel il raconte ce qui lui est arrivé et classe ses ennemis dans les différentes espèces d’âne. Le sultan, après avoir lu cet ouvrage, indemnisa largement le poète de ses pertes et punit sévèrement les auteurs des scènes de pliage et de meurtre dont lui et les siens avaient été victimes. Scheikhi ne commença qu’après la mort de Mohammed la traduction du poème de Khosrew et Schirin, dont Nizami, le poète romantique persan le plus renommé, est l’auteur. Dès qu’il en eut traduit un chant, il le présenta à Mourad II qui, par ses royales récompenses, prouva qu’il tenait à imiter l’exemple de son prédécesseur, et à s’annoncer comme un protecteur éclairé des arts. Malheureusement la mort surprit Scheikhi avant qu’il eût terminé son œuvre. Elle fut achevée par son neveu Djemali, qui, poète comme lui, remplissait les fonctions de secrétaire d’État à la cour du prince de Kermian, dont il était l’ami et le confident. Djemali est aussi connu pour avoir traduit quelques poésies élégiaques (kassidé), et on lui doit l'imitation d’une kassidé de Senayi; mais sa réputation se fonde surtout sur un poème romantique qu’il composa et dans lequel on trouve de grandes beautés. Noureddin, d’Akschehr, surnommé Ezheri (le Florissant), et Djemili, du Turkestan, qui rimait dans le goût des anciens Turcs des poésies de langue djaghataï, sont moins célèbres que les poètes que nous venons de nommer, et leurs productions ne sortent que rarement de la médiocrité. Le nom qui terminera cette nomenclature sera celui de Sehiri. Cet écrivain qui fut defterdar de Mohammed Ier pendant que ce prince était gouverneur d’Amassia, a des droits à la considération et à la reconnaissance de la nation turque, non pour avoir fait quelques faibles poésies, mais pour avoir inspiré, dès sa jeunesse, au sultan l’amour de la poésie et un zèle fervent pour les arts et les sciences.