HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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LIVRE X.
MOURAD II(b. 1404-d. 1451) (r. 1421-1444; 1446-1451)
Mourad II n’avait pas encore dix-huit ans accomplis
lorsqu’il monta sur le trône. Fils de Mohammed, le pouvoir suprême lui échut
par droit de succession et sans qu’il l’eût acheté par le déshonneur ou par le
crime, en livrant ses frères au supplice ou en les remettant entre les mains de
l’empereur de Byzance. Ses deux frères aînés, qui avaient successivement gouverné
à Amasya avant lui, étaient morts sous le règne même
de Mohammed; deux autres frères puînés périrent plus tard par la peste.
Le jour où Mourad II fit son entrée à Brousa (Bursa), le grand-Scheikh
Bokhari, gendre de Bayezid-Yildirim, lui ceignit l’épée royale : les
janissaires s’avancèrent hors de la ville à sa rencontre, et l’escortèrent jusqu’à
son palais. Dès qu’il en eut pris possession, il s’occupa de rendre les
derniers honneurs aux restes de son père; ils furent déposés en grande pompe
dans le mausolée de la mosquée verte, et le nouveau sultan prescrivit un deuil
général de huit jours. Ces premiers devoirs remplis, Mourad II députa des ambassadeurs
aux princes de Karamanie et de Mentesché, à Sigismond
de Hongrie et à l’empereur Manuel, pour leur annoncer son avènement au trône,
et renouveler les capitulations que son père avait signées avec eux.
Un traité de paix fut passé avec le prince de Karamanie et Sigismond, qui avait vu peu de temps auparavant
une partie de la Transylvanie ravagée par le fer et le feu, et les magistrats
de Kronstadt emmenés en esclavage, conclut une trêve de cinq ans. Avant
l’arrivée des ambassadeurs de Mourad II à Constantinople, le Paléologue Lachynes et Theologos Corax
étaient partis pour Boursa avec mission de demander l’exécution de la clause du
testament de Mohammed, d’après laquelle son successeur devait livrer deux de
ses frères à l’empereur; ils étaient chargés de déclarer à Mourad qu’en cas de
refus, Moustafa, le fils et héritier présomptif de Bayezid, serait mis en
liberté, et proclamé maître de la Turquie d’Europe; ajoutant que l’Asie ne
tarderait pas à le reconnaître aussi comme le seul souverain légitime. Mais le
vizir Bayezid-Pascha répondit à ces envoyés, au nom
et de la part du sultan : «Qu’il ne convenait pas et qu’il était contraire à la
loi du Prophète que les fils des Musulmans fussent élevés chez les Giaours; que
son maître priait l’empereur de vouloir bien renoncer à cette tutelle, et
d’entretenir avec lui des relations de bonne intelligence.»
A l’instant où Manuel connut cette réponse, et malgré la
déplorable situation de son empire, ne calculant point les dangers auxquels il
allait s’exposer volontairement en attirant sur lui la colère d’un ennemi redoutable,
il envoya Démétrius Lascaris Léontarios avec dix
galères bien armées dans l’île de Lemnos; Démétrius avait ordre de mettre en
liberté Moustafa et son compagnon de fortune Djouneïd, et de les transporter en
Europe. C’était un singulier hasard que celui qui appelait au secours de
Moustafa le même Démétrius auquel il avait dû la vie après la bataille de
Thessalonique. Manuel, dans l’espoir de tirer de grands avantages de la
dissension que sa politique cauteleuse allait jeter parmi les Turcs, imposa à
Moustafa des conditions auxquelles celui-ci se soumit d’autant plus volontiers
qu’il avait tout à gagner et rien à perdre. Il s’engagea, en cas de réussite, à
rendre Gallipoli à l'empereur; de plus toutes les villes situées au nord de
Constantinople sur les bords de la Mer-Noire, jusqu’à la frontière de Valachie,
et enfin toutes celles qui s’étendent au midi jusqu’à l’Erysos et jusqu’au mont Athos.
Aussitôt après que Moustafa eut signé et scellé par le
serment ce honteux traité, Démétrius Lascaris le fit monter sur ses galères
avec Djouneïd et ceux qui voulurent suivre la fortune du prétendant; et débarqua
sous les murs de Gallipoli. Un assez grand nombre d’habitants de cette ville et
des pays d’alentour vinrent se ranger sous les drapeaux de Moustafa, et lui
jurer fidélité comme à l’héritier légitime du trône d’Osman: la garnison seule
se déclara en faveur de Mourad II, et refusa de livrer la forteresse. Pour ne
pas perdre de temps, Moustafa laissa Démétrius devant Gallipoli, et marcha vers
l’isthme d’Athos, appelé Hexamilon. Soit que la
jeunesse de Mourad II fût un sujet de défiance pour les habitants qui se trouvaient
sur le passage de Moustafa, soit que séduits par l’extérieur de ce dernier, ils
crussent reconnaître en lui leur prince légitime, le prétendant vit son armée
se grossir en peu de temps, et il prit bientôt possession de plusieurs places
qui lui ouvrirent leurs portes comme à un monarque bien aimé.
Quand ces nouvelles parvinrent à Brousa, deux des vizirs
de Mourad II, Ibrahim-Pascha et Aïwaz- Pascha, qui avaient encore beaucoup d’ascendant sur
lui, déterminèrent le sultan à envoyer en Europe, pour conjurer l’orage,
Bayezid-Pascha dont ils enviaient à la fois le
pouvoir et redoutaient l’influence.
Bayezid-Pascha et les trois
fils de Timourtasch, que Mohammed avait nommés vizirs ou paschas à trois queues, réunirent en vain leurs efforts pour combattre cette résolution
dans le diwan; Ibrahim- Pascha et Aïwaz-Pascha l’emportèrent à la majorité des voix,
et Bayezid, soumis à la nécessité, se prépara à remplir la mission qui lui
était confiée. Au moment de partir, il pria Mourad de veiller à l’exécution de
son testament, s’il venait à mourir, et de faire remettre toute sa fortune, qui
pouvait être de 50,000 aspres environ, à Oumourbeg,
l’aîné des fils de Timourtasch, le plus dévoué et le plus fidèle serviteur du
sultan. Il s’embarqua avec un petit nombre de troupes, et fit voile vers
l’Europe par le milieu du Bosphore, pour éviter la rencontre des galères de
l’empereur que ses faibles bâtiments n’auraient pas pu combattre. Descendu
heureusement à terre, Bayezid se dirigea à marches forcées sur Andrinople, y
rassembla toutes les milices de la Roumilie, qui
formèrent réunies un noyau de trente mille hommes, et vint établir son camp à
peu de distance de la ville dans une plaine marécageuse. Moustafa, dont le
parti s’était grossi à Seres et à Yenidjé-Wardar par la défection des fils d’Ewrenos, d’Ourkhan-Beg,
de Koumlioghli et d’autres grands vassaux de l’empire,
se porta au-devant de l’ennemi, et, après avoir traversé un bourg assez considérable
nouvellement fondé par les Turcs, s’arrêta dans la vallée de Sazlidéré, en face
du camp de Bayezid.
A peine les deux armées furent-elles en présence, que
Moustafa s’avança vers les troupes de Mourad II, et, se nommant à elles, leur
ordonna démettre bas les armes, et de faire leur soumission au véritable héritier
du trône d’Osman. A cet ordre si audacieusement donné, l’armée tout entière,
comme cédant à un pouvoir magique, passa du côté de Moustafa; Bayezid-Pascha fut, ainsi que son frère. Hamza, fait prisonnier, et
tous deux furent amenés devant lui chargés de chaînes. Moustafa abandonna le
premier à son conseiller Djouneïd, dont le gendre, l’Albanais Aoudoula, avait été fait eunuque par les ordres du vizir.
Pour tirer vengeance de cet affront, Djouneïd fit décapiter sous ses yeux le
malheureux et fidèle serviteur de Mourad II, et se tournant vers sa victime au
moment où elle recevait le coup de la mort, il lui cria : «Misérable, te voilà donc! C’est
pourtant dommage de faire périr un maître
si exercé dans
l’art
de mutiler un homme.» Djouneïd
rendit ensuite la liberté au frère de
Bayezid-Pascha, ne prévoyant pas alors que cet acte de générosité lui coûterait cher un jour. A la nouvelle des
succès obtenus
par Moustafa. la garnison de Galipolli s’était rendue à Démétrius Léontarios; et ce dernier se disposait à faire entrer des troupes et
des munitions dans la forteresse, lorsque Moustafa parut à l’improviste : « Ce
n’est pas au profit de l’empereur Manuel, dit-il à Démétrius, que j’ai pris les
armes et gagné une victoire : j’ai fait vœu de reconquérir les villes de
l’islamisme, et, si le Prophète m’entend, j’accomplirai ce vœu. J'observerai du
reste fidèlement le traité qui me lie à ton maître; il peut se fier à mon
serment. Quant à tes troupes, je n’en ai pas besoin : tu es libre de repartir.»
Démétrius, confus de voir ainsi déjoués le but de son expédition et les
espérances que l’empereur avait fondées sur l’élargissement de Moustafa, se
remit en mer, et revint à Constantinople. Manuel pensa alors à renouer les
négociations avec Mourad II, et à faire auprès de lui de nouvelles tentatives
pour obtenir la tutelle de ses deux frères. Il fut prévenu par le sultan, qui
sur ces entrefaites avait envoyé à la cour de l’empereur son grand-vizir
Ibrahim-Pascha; celui-ci venait demander à Manuel
pour Mourad II, contre Moustafa, la même assistance que déjà, douze ans
auparavant, il avait réclamée, au nom de Mohammed, contre les entreprises de
Mousa. Mais comme Manuel insistait toujours pour que l’on remit à sa garde les
deux frères de Mourad, et que Mourad avait expressément défendu à son
ambassadeur de souscrire à cette condition, les négociations furent rompues;
dans l’intervalle, le sultan avait fiait alliance avec les Génois de Phocée,
qui s’étaient engagés à lui prêter secours.
Sur la côte de l’ancienne Ionie s’élève dans le district
de Phocée, en face de l’île de Mytilène, une montagne qui renferme des mines
d’alun. Déjà, sous le règne de Michel Paléologue, des Italiens avaient obtenu,
moyennant une redevance annuelle, la permission de les exploiter. Mais à
l’époque où l’Ionie fut envahie par les Turcs, les Latins sentirent la
nécessité de protéger leur établissement et la liberté souvent compromise de
leurs ouvriers. Ils construisirent, avec le secours des Grecs, au pied de la
montagne baignée par la mer, une forteresse destinée à en défendre les abords,
et qu’ils appelèrent la nouvelle Phocée. Les nobles génois, André et Jacques Cataneo, gouverneur et commandant de la forteresse,
conclurent, au prix d’un tribut annuel de cinq cents ducats, un traité de paix
avec le prince turcoman de Lydie, Saroukhan. Ce
traité fut religieusement observé, de part et d’autre, pendant l’espace de cent
quatre-vingts ans. Bien que les magistrats fussent choisis parmi les habitants
de la ville, un podestat génois gouvernait, au nom de la république, la
nouvelle Phocée, l’île de Mytilène, et toutes ses autres possessions dans
l’Orient, les îles de Khios et de Lesbos; Galata, un
des faubourgs de Constantinople; Amissus et Amastris
sur la Mer-Noire; enfin, Kafa, dans la Crimée.
Joannes Adorno, fils de George Adorno, doge de Gênes, se trouvait, sous le
règne de Mohammed Ier, investi de ce commandement suprême. Profitant des
dispositions pacifiques du sultan et jaloux d’assurer au commerce de la république
de nouveaux privilèges, Joannes s’engagea par un traité à payer à la Porte, et
en retour des franchises accordées au pavillon de sa nation, dans l’espace de
dix ans, une somme de vingt mille ducats. Mohammed mourut cinq ans après, et
Joannes Adorno, informé de la levée de boucliers de Moustafa, envoya à Mourad
II la portion échue de ce tribut, et lui fit offrir ses vaisseaux pour
l’expédition qu’il projetait en Europe. Le sultan répondit par de vives
protestations d’amitié à cet empressement des Génois, d’autant plus méritoire
qu’ils étaient eux-mêmes épuisés par suite de leurs guerres avec les Catalans.
Lorsqu’après la défaite de Bayezid-Pascha dans la
plaine de Sazlidéré, le podestat envoya un second message aux vizirs de Mourad
II, Kalibeg, Oumourbeg et
Hadji-Aïwaz, son ambassadeur revint avec un khatib turc, chargé de fréter, au nom du sultan, les
vaisseaux nécessaires pour transporter son armée en Europe, et apportant à cet
effet une somme de cinquante mille ducats.
Avant que la défection des janissaires de Mourad II, à
Sazlidéré, eût grossi son armée, Moustafa n’avait à sa suite que des recrues
ramassées partout et à la hâte : ces recrues étaient pour la plupart des azabs ou des yayas qui ne
recevaient auparavant aucune paie. Moustafa, le premier parmi les princes
turcs, leur accorda cinquante aspres pour prix de leur enrôlement, et leur
donna le nom de Moselleman, c’est-à-dire
hommes exempts de gardes; mais bientôt après, enorgueilli de son triomphe, il
se livra à la mollesse et à la débauche, et ne pensa plus à récompenser les
services de ses soldats. Oubliant même l’existence du jeune sultan contre
lequel il avait pris les armes, Moustafa serait resté inactif dans Andrinople,
si Djouneïd n’était venu le réveiller de sa lâche oisiveté, en lui annonçant
les préparatifs menaçants de Mourad II. Djouneïd lui conseilla d’aller chercher
son rival en Asie, avant qu’il eût le temps de s’embarquer sur la flotte
génoise de Lampsaque ou de Scutari, et d’arriver en Europe. C’était bien plus
dans son propre intérêt que dans celui de Moustafa que Djouneïd agissait ainsi,
car il avait le projet d’échapper, par une nouvelle trahison, aux suites d’une
entreprise qu’il considérait comme désespérée; il avait déjà suivi un pareil
système de conduite à trois reprises différentes, sous Soleiman, Mousa et
Mohammed. Maître de la mer, malgré les efforts des Génois, Moustafa débarqua à
Lampsaque avec son armée, et s’y arrêta trois jours pour recevoir les
soumissions des commandants des places voisines. A la nouvelle de son arrivée,
Mourad Il avait quitté Brousa et s’était retranché derrière la rivière d’Ouloubad (Rhyndacus). Ayant fait
couper le pont qui joignait les deux rives du fleuve, il avait l’aile gauche dé
son armée appuyée contre la mer, et l’aile droite protégée par le lac et les
marais d’Ouloubad (Lopadion),
qu’on ne pouvait tourner qu’après trois jours de marche et en passant au pied
du mont Olympe. Dans cette formidable position, Mourad, entouré de ses plus
fidèles serviteurs, les fils de Timourtasch, Ali, Oumour, Ouroudjbeg et Hadji-Aïwas, épiait avec attention les mouvements de
Moustafa, qui avait établi son camp de Vautre côté de la rivière ; sur les
conseils de ses généraux, il avait mis en liberté et appelé près de lui le fils
de Mikhaloghli, fait prisonnier dans la bataille livrée par Mohammed à
l’usurpateur, le Scheikh Simawna, et détenu depuis
dans la prison de Tokat. Les vizirs de Mourad espéraient qu’à la vue de leur
ancien chef, une partie des troupes de Moustafa, les akindjis surtout et
les azabs, qui depuis Osman avaient toujours
été commandés par des membres de la famille des Mikhaloghli, abandonneraient le
parti du prétendant.
Cependant Moustafa s’approcha des rives de l’Ouloubad. Mourad se prépara au combat et se recommanda aux
prières du grand-scheik Bokhari-Emir-Sultan, le même qui lui avait ceint l’épée
royale à son avènement au trône. Bokhari, suivant la tradition, pria trois
jours, et pendant ces trois jours Moustafa fut tourmenté par un violent
saignement de nez, qui fut aussitôt considéré par les siens comme le présage de
sa défaite. Le quatrième jour, il se trouva si affaibli qu’il se vit forcé de
différer l’attaque. Sur ces entrefaites, Mikhaloghli, pénétré de reconnaissance
pour la générosité de Mourad II, souscrivit aux propositions qui lui furent
faites par ses vizirs, et se prêta au stratagème qui devait amener la défection
des akindjis de Moustafa. A la nuit tombante, il s’avança jusque sur le bord de
la rivière, et s’adressant à haute voix à ses anciens compagnons d’armes, il
les exhorta à venir rejoindre leur chef. C’est ainsi que Mourad Ier rappela
sous ses drapeaux les troupes qui avaient embrassé le parti de son fils
rebelle, Saoudji, et que Hasan voulut détacher les janissaires de l’armée de
Mousa. La voix de Mikhaloghli, retentissant dans le silence de la nuit, mit en
émoi toute la cavalerie de l’autre côté de l’Ouloubad. Toughan, Koïnoghli et les
fils d’Ewrenos, transportés de joie à la pensée de retrouver leur ancien chef
qu’ils croyaient mort depuis longtemps, plièrent bagage et passèrent avec
toutes leurs troupes dans le camp de Mourad. Plus fidèles que les akindjis, les azabs restèrent sous les ordres de Moustafa. Cinq
mille d’entre eux formèrent le projet de passer la rivière dans un endroit
guéable, et de surprendre pendant la nuit le camp de Mourad. Ce dernier,
informé à temps de leurs dispositions, plaça en embuscade Oumourbeg,
avec deux mille janissaires, derrière une forêt qui s’étendait jusque près du
gué. A peine les azabs eurent-ils franchi le pas et
mis le pied sur le rivage, que les janissaires se précipitèrent sur eux, en
massacrèrent un grand nombre et amenèrent le reste au camp. Un janissaire
offrit à un boucher, et lui céda pour une tête de mouton, deux prisonniers qui
lui étaient restés en partage. Ce marché est, selon quelques historiens
ottomans, la première cause de la haine qui exista depuis entre les azabs et les janissaires; mais il est plus naturel de
penser que cette haine vient de ce que ces deux corps de troupes embrassèrent
un parti contraire, les janissaires, troupe régulière et soldée, étant restés
fidèles au souverain légitime, et les azabs, troupe
irrégulière, ayant cherché fortune au service du prétendant.
Malgré la défection des akindjis, il restait encore à
Moustafa des forces assez considérables pour inspirer à Mourad de sérieuses
inquiétudes sur l’issue du combat auquel on se préparait de part et d’autre. Aouz-Pascha, qui ne se dissimulait pas la position fâcheuse
de son maître, et qui connaissait bien les ressources du prétendant, sachant
d’ailleurs que Djouneïd était aussi habile général que traître consommé, conçut
le dessein de corrompre celui qui était le plus ferme appui de Moustafa, et de
le gagner à la cause de Mourad. Il envoya donc à Djouneïd son frère Hamzabeg, avec une lettre dans laquelle il l’excitait à
abandonner le parti de Moustafa, et lui promettait, au nom du sultan, la
restitution du gouvernement d’Aïdin, sous la seule
condition de se reconnaître vassal de l’empire. Il écrivait en même temps à
Moustafa, et l’informait confidentiellement que Djouneïd devait passer à
l’ennemi avec la plus grande partie des troupes et le livrer lui-même au sultan
Mourad. Ce nouveau stratagème réussit aussi bien que le premier, et chacune des
deux lettres adressées par Aouz-Pascha à Djouneïd et
au prétendant remplit le but qu’il s’était proposé. Moustafa, mis en garde
contre son conseiller, lui montra de la défiance, et Djouneïd déjà trop disposé
à trahir, toutes les fois qu’il y voyait son intérêt, prévoyant d’ailleurs que
Moustafa ne saurait soutenir longtemps le rôle dangereux dont il s’était
chargé, ne se laissa que plus facilement entraîner. Une nuit, que tout dormait
dans le camp de Moustafa, Djouneïd en sortit, avec soixante-dix de ses plus
fidèles compagnons d’armes, et prit la route d’Aïdin,
n’emportant que les objets les plus précieux, en or et en argent. Comme ils
avaient laissé les lampes allumées dans leurs tentes, ce fut seulement au point
du jour que l’on s’aperçut de leur fuite. La nouvelle s’en répandit bientôt
dans le camp; une terreur panique s’empara au même instant de l’armée de
Moustafa, qui, se croyant abandonnée de ses chefs, se dispersa dans toutes les
directions. En vain les soldats de Mourad qui, séparés d’elle par la rivière,
ne pouvaient suivre les fuyards, leur criaient-ils d’arrêter et de se réunir à eux, ils se sauvaient encore plus vite.
Enfin Moustafa, resté seul de son armée naguère si
formidable, se dirigea en toute hâte sur Lampsaque, puis de là à Gallipoli, sans autre escorte que ses valets.
Ainsi maître du champ de bataille sans avoir combattu,
Mourad, après avoir reçu le serment de fidélité des transfuges, et rétabli le
pont qui joignait les deux rives de l’Ouloubad, prit
la route de Lampsaque. Il manquait de vaisseaux pour faire passer son armée en
Europe; mais il trouva dans ce moment décisif un allié qui, fidèle à sa parole,
vint lui prêter ses secours. Adorno, le podestat de la nouvelle Phocée, vers
qui le sultan avait député un de ses officiers, l’attendait entre Lampsaque et
Gallipoli, avec une escadre de sept vaisseaux de guerre; Mourad choisit pour
lui le plus grand, et y monta avec cinq cents pages bien armés; cette suite lui
avait paru nécessaire à cause du nombre d’hommes que le podestat avait à son
bord. Pour plus de précaution, chaque autre navire portait un nombre égal de
Turcs et de Francs. Lorsque la flotte fut arrivée au milieu du détroit, Adorno
se jeta aux genoux du sultan, et lui demanda la remise de la portion de tribut
qu'il devait encore pour l’exploitation des mines d’alun de la nouvelle Phocée,
et dont le paiement avait été suspendu par suite des circonstances fâcheuses où
s’était trouvée la république de Gênes; le sultan y consentit avec bonté; la
clause du traité conclu avec Mohammed, relative à l’obligation contractée par
le podestat, fut rayée d’un trait de plume, quoique la somme s’élevât encore à
vingt-sept mille ducats.
Lorsque Moustafa vit, dû haut des murs de Gallipoli, la
mer sillonnée par les vaisseaux génois, cinglant à pleines voiles vers les
côtes d’Europe, il envoya à Adorno un de ses fidèles serviteurs. Celui-ci
proposa au podestat de livrer Mourad, et lui offrit cinquante mille ducats pour
récompense. Adorno rejeta cette proposition; instruit de sa loyauté, Mourad
l'embrassa en l’appelant son ami et son frère. Cependant les troupes que
Moustafa avait concentrées dans le port de Gallipoli en défendaient l’accès aux
vaisseaux des Génois. Adorno jeta l’ancre au-dessous de la ville, à quelque
distance du port, et commença le débarquement; vingt bateaux transportèrent sur
le rivage les archers francs, au nombre de cinq cents environ; Mourad mit
ensuite pied à terre, entre deux lignes d’archers turcs, et suivi de trois
mille hommes, l’élite de son armée. A peine rangés en bataille, les frondeurs
et les archers firent pleuvoir une grêle de pierres et de flèches sur les
soldats de Moustafa, qui prirent la fuite; le prétendant, se voyant trahi pour
la seconde fois par la fortune, abandonna la ville, et se sauva vers Andrinople;
il y réunit tout ce qu’il pouvait emporter de ses trésors, et continua son chemin
vers la Valachie. Mourad, à qui le sort des armes devenait si favorable,
déshonora sa victoire en passant au fil de l’épée la garnison de la forteresse
de Gallipoli qui lui avait défendu l’entrée du port. Après une halte de trois
jours dans cette ville, il marcha sur Andrinople, emmenant avec lui le podestat
de la nouvelle Phocée, ses meilleurs capitaines, et deux mil soldats italiens,
armés de piques et de haches, et couverts de cuirasses noircies au feu. Les habitants
d’Andrinople s’avancèrent en grand nombre au-devant du vainqueur; Mourad,
satisfait de leur empressement, les convia à un festin splendide, auquel
prirent part Adorno, ses officiers, et même ses soldats. Ce fut à cette
occasion que le sultan, pour récompenser les loyaux services du podestat et
faire honneur à ses propres engagements, lui abandonna pour toute sa vie les
revenus de la douane de la nouvelle Phocée, et le fort de Perithoreon;
il combla également de présents les capitaines de l’escadre génoise, et les
congédia. Quant à Moustafa, poursuivi dans sa fuite, et trahi par ses
serviteurs, il fut pris à Kizilaghadj-Yenidjé, située
au nord sur la Toudja, à une journée de marche
d’Andrinople. Conduit devant Mourad les mains liées derrière le dos, il fut
misérablement pendu à une tour, après avoir été exposé aux plus cruels outrages
des soldats, et d’une populace qui, quelques jours auparavant, le vénérait
comme son maître légitime.
Mourad n’avait point oublié ses griefs contre l’empereur
de Constantinople, et la mort de Moustafa lui permit de reprendre des projets
de vengeance qu’il avait par prudence ajournés jusque-là. Mais pour venir tard,
elle ne devait pas en être moins redoutable, car le sultan savait trop bien que
Moustafa n’avait pris les armes contre lui, que sur les perfides conseils et
avec l’assistance
de Manuel; de son côté, Manuel
commençait à trembler, et quand il vit
toutes ses espérances
déçues
par le triomphe de Mourad, il députa vers lui Paléologue Lachanes et Marcos Jaganis, chargés de le féliciter sur la
mort de l’usurpateur, et d’excuser sa conduite, en rejetant sur Bayezid-Pascha la rupture des négociations. Il leur était prescrit
de ne rien négliger pour désarmer la colère du sultan par des protestations de
paix et d’amitié. Celui-ci ne voulut ni voir ni entendre les ambassadeurs de
Manuel avant d'avoir terminé tous ses préparatifs; mais aussitôt que son armée
fut prête à marcher, il les fit venir devant lui et leur ordonna de retourner
auprès de l’empereur, et de lui annoncer qu’il apportait lui-même sa réponse à
la tête de vingt mille hommes; il les suivit en effet, et arriva presque en
même temps qu’eux devant les murs de Constantinople.
Les habitants de cette ville, consternés à l’approche des
troupes du sultan, se répandirent en injures contre l’interprète de la cour, Théologos Corax, attribuant le danger qui les menaçait au
dépit qu’il avait pu concevoir de n’avoir pas été chargé du dernier message de
l’empereur à Mourad, et aux perfides intrigues qu’il aurait ourdies par esprit
de vengeance; Manuel, pour détruire ces injustes soupçons, l’envoya, avec une
nouvelle mission, au sultan qui avait déjà dressé ses tentes près de
Constantinople. Corax revint sans avoir rien obtenu. Un de ceux qui formaient
sa suite prétendit que Corax avait offert à Mou-rad de lui livrer la ville, s’il consentait à lui en laisser ensuite le
commandement; ce bruit court et s’accrédite en un instant parmi le peuple déjà
effrayé, et Corax est publiquement insulté en sortant de l’audience de
l’empereur. La garde des Candiotes se révolte et demande sa mort à grands cris;
Manuel n’ose pas le défendre contre la multitude furieuse qui gronde autour de
son palais, et lui abandonne le malheureux ambassadeur, pieds et mains liés. On
court aussitôt à sa maison, on y trouve des vases d’or et d’argent, des vêtements
brodés d’or qu’il avait reçus du sultan pour les porter à l’empereur, et qu’il
était accusé d’avoir gardés pour lui. Les Candiotes le traînent sous les fenêtres
du palais, lui crèvent les yeux, lui déchirent la figure; ainsi mutilé, il est
jeté au fond d’un cachot, et il y meurt au bout de trois jours dans d’horribles
douleurs. Sa maison fut pillée et livrée aux flammes. Mourad, qui avait
toujours porté, comme Mohammed son père, de l’intérêt à Corax, imputa sa mort
aux calomnies d’un autre interprète grec, Michel Pyllis d’Ephèse, employé à la cour de l’empereur de Constantinople en qualité de
secrétaire pour les langues grecque et arabe; il se trouvait, malheureusement
pour lui, dans le camp du sultan; mis à la torture, et conduit au bûcher, il ne
put racheter sa vie qu’en embrassant l’islamisme.
Au commencement du mois de juin, Mikhalbeg s’avança le
premier jusqu’aux portes de Constantinople à la tête de dix mille akindjis,
après avoir désolé tout le pays d’alentour, brûlé les récoltes, saccagé les
villages, violé les filles et les garçons, et traîné les habitants en
esclavage. Dix jours après, parut l’armée de siège qui, ne trouvant plus rien à
dévaster, s’en prit aux vignes et aux vergers, et en arracha jusqu’aux racines.
Toute l’armée de Mourad était rassemblée autour de Constantinople, quand il
arriva lui-même, inondant de ses cavaliers le pays changé en désert. Il fit
aussitôt construire, du côté de là terre, un rempart qui s'étendait depuis la
porte d’Or jusqu’à la porte de Bois, c’est-à-dire depuis le palais Cyclopion, qui touche à la mer, jusqu’au palais des Blachernes qui ferme l’entrée de la ville du côté du port.
Ce rempart, distant seulement d’un trait de flèche des murs de la ville, était
construit avec des planches épaisses, recouvertes de terre, et bravant par sa
solidité les jets de pierres des balistes et les décharges des armes à feu. La
principale attaque des assiégeants était dirigée contre une vieille tour
fendue, située tout auprès de l’église de Sainte-Dimanche; c’est là que la
petite rivière de Lycos entre dans Constantinople, à côté de la porte de Saint-Romain,
aujourd’hui dite du Canon. Mourad fit construire des tours en bois de la
même hauteur que celles de là ville; on les poussa contre les murs au moyen de
roues garnies de fer; une partie de l’armée fut employée à confectionner des
chariots munis de faux, des faucons, des tortues pour ouvrir des brèches et
faciliter l’assaut; l’autre partie pratiquait des mines, et cherchait à
découvrir les aqueducs pour s’introduire dans l’intérieur de la ville.
Mourad, voulant animer l’ardeur de ses troupes et en
augmenter le nombre, fit publier, par des crieurs, que Constantinople et
tous ses trésors seraient abandonnés aux Musulmans. A cette nouvelle, une
foule de gens sans aveu accourut de tous côtés vers le camp des Ottomans;
c’étaient des marchands de bestiaux, des marchands d’esclaves, des usuriers,
des brocanteurs, tous alléchés par l’espoir de tirer un gain énorme du butin
que feraient les soldats. On vit arriver encore, un grand nombre de derviches :
ceux-là demandaient qu’on leur livrât, pour leur part de butin, les religieuses
enfermées dans le cloitres de Constantinople.
Le grand-scheik, Seïd Bokhari
Émir-Sultan, gendre de Bayezid-Yildirim, se faisait remarquer, au milieu d’eux,
par sa haute stature et la noblesse de ses traits. Issu du sang du Prophète et
allié du sultan, l’heureux succès de la bataille d’Ouloubad,
qui fut généralement attribué à ses prières, ajouta beaucoup à la réputation
dont il jouissait déjà. Il entra dans le camp des Ottomans escorté d’une foule
de derviches et de séïds qui se prosternaient à
chaque pas devant lui, baisant ses mains, ses pieds, baisant encore les rênes
du mulet sur lequel le grand-Scheikh était monté. Aussitôt qu’il eut mis pied à
terre, et se fut retiré dans la tente de feutre qui lui était réservée, il se
mit à interroger les livres des devins afin de déterminer le jour et l’heure où
les murs de Constantinople tomberaient devant Mourad : pendant sa méditation,
les derviches qui l’avaient accompagné remplissaient l’air de leurs cris, et,
s’avançant vers la ville, provoquaient et insultaient les soldats qui en
garnissaient les remparts : «Qu’avez-vous fait de votre Dieu, hommes aveugles?
disaient-ils. Où est votre Christ, où sont vos saints pour vous secourir et
vous défendre? Demain nous entrerons dans vos murs : demain nous vous emmènerons
en esclavage et nous violerons vos femmes et vos filles, et nous livrerons vos
nonnes à nos derviches, par la foi que nous professons! ainsi le veut le
Prophète»
Le Scheikh Bokhari sortit enfin de sa tente et vint
annoncer que le lundi 24 août 1422, à une heure après midi, il monterait à
cheval, agiterait en l’air son cimeterre, et pousserait trois fois le cri de
guerre; qu’aussitôt après la ville de Constantinople tomberait au pouvoir des
Ottomans. En effet, au jour et à l’heure indiqués, le Scheikh monta sur un
magnifique cheval de bataille et s’avança vers la ville, faisant porter devant
lui un énorme bouclier. Arrivés à une certaine distance, les cinq cents derviches
qui l’escortaient poussèrent trois fois le cri de guerre; et lui-même, ayant
tiré son glaive du fourreau et crié Allah et Mohammed! poussa son cheval
en avant et se mit à la tête des troupes. Le combat s’engagea aussitôt sur
toute la ligne, depuis la porte d’Or jusqu’à la porte de Bois, ligne immense
qui comprend toute l’enceinte de la ville du côté de la terre. Au moment de
l’assaut l’empereur Manuel était mourant; Joannes, son fils et l’héritier du
trône, commandait le poste qui défendait la porte de Saint-Romain, excitant les
soldats et les habitants à résister courageusement aux Musulmans et leur rappelant
qu’ils combattaient pour leur culte, leurs foyers et leur liberté. L’air était
obscurci par un nuage de flèches; toute la population de Constantinople était
sous les armes en ce jour de danger. Les femmes et les enfants se servaient de
faux en guise de sabres, et s’étaient fait des boucliers avec des fonds de
tonneaux. Les archontes et les éphores étaient à la tête des assiégés et
faisaient face aux vizirs et aux émirs des Turcs; les moines et les prêtres
grecs avaient eux-mêmes pris les armes et se présentaient partout au devant des séïds et des derviches. On entendait au fort de la
mêlée retentir le cri d’Allah et Mohammed, auquel répondait, du côté des
Grecs, le cri de Christos et Panagia; c’était une lutte opiniâtre, un
affreux tumulte. Le combat durait encore au coucher du soleil, et les assiégés
continuaient à défendre leurs remparts avec un héroïque courage, lorsque
tout-à-coup les Turcs, saisis d’une terreur panique, se retirèrent précipitamment,
et, mettant le feu à leurs machines de siège, rentrèrent au camp en plane
déroute. Les Grecs attribuèrent leur fuite à l’apparition de la sainte Vierge
(Panagia), qui serait descendue du ciel pour protéger les religieuses si
audacieusement promises aux séïds. ‘'il faut en
croire l’historien Canano, le scheïkh Bokhari-Émir-Sultàn assura lui-même que, pendant
l’assaut, une vierge, revêtue d’une robe violette et jetant tout autour d’elle
un éclat éblouissant, s’était montrée sur les bastions extérieurs, et que cette
apparition surnaturelle avait suffi pour imprimer aux assiégeants la terreur
qui les avait mis en fuite. Canano ajoute que toute
l’armée de Mourad confirma par serment la déclaration du Scheikh et que l’on
n’osa plus douter de ce miracle. Mais, ce qui paraîtra le plus extraordinaire
de tous les faits rapportés si naïvement par cet historien, c’est le petit
nombre d’hommes que les deux armées ennemies auraient perdus après une lutte si
terrible et si prolongée. Selon lui, les Turcs n’auraient laissé que mille
hommes au pied des murs, et les Grecs n’auraient eu de leur côté que trente
hommes tués et cent mis hors de combat. Mais il n’est pas besoin d’un miracle
pour expliquer la déroute des Ottomans; on en trouve la cause toute simple et
toute naturelle dans les historiens turcs et dans Ducas,
qui, sur ce point, est d’accord avec eux. L’empereur de Constantinople, voyant
se dénouer par la fin tragique de Moustafa, la trame qu’il avait perfidement
ourdie, avait aussitôt cherché à la renouer par de nouveaux fils; il venait de
susciter un second rival à Mourad au moment même où ce dernier s’avançait
contre lui; ce rival, homonyme du prétendant Moustafa, son oncle, était un
frère du sultan. Agé seulement de treize ans, ce prince s’était réfugié en Karamanie après la mort de Mohammed Ier; secrètement
poussé par les avens de Manuel et excité par les suggestions de son gouverneur,
Elias l’échanson, il leva l’étendard de la révolte au sein de l’Asie Mineure,
et préluda à ses campagnes par la prise de Nicée (Isnik).
Cette nouvelle inattendue parvint au sultan pendant l’assaut, et le détermina à
lever à l’instant même le siège de Constantinople pour retourner en Asie où sa
présence pouvait seule étouffer la sédition dès sa naissance. Comme son grand-père
Bayezid-Yildirim qui s'était vu deux fois obligé de battre en retraite, d’abord
lorsque l’armée confédérée des princes chrétiens marcha sur Andrinople, et plus
tard, à l’époque où Timour ouvrit son expédition dans l’Asie-Mineure par le sac
de Siwas, Mourad II fut réduit à abandonner Byzance au moment où il allait s’en
rendre maître. C’était là tout le fruit que Manuel pouvait tirer de ses
artifices, et son but se trouvait heureusement atteint.
L’échanson Elias, le même qui déjà avait trahi
Mohammed-Tschelebi, et lâchement passé dans le camp de son frère Soleiman,
marcha sur Brousa avec son jeune élève, à la tête de quelques troupes que lui
fournirent les princes de Karamanie et de Kermian.
Les habitants de cette ville députèrent vers Moustafa deux notables qui lui
offrirent en présent cent tapis des étoffes les plus riches, et s’excusèrent,
sur le serment de fidélité qu’ils avaient prêté au sultan Mourad, de ne pouvoir
livrer les clefs et l’entrée de Brousa, quels que pussent être ses droits.
Elias se rendit alors avec Moustafa sous les murs d’Isnik,
défendue par Alibeg, fils de Firouzbeg,
qui ne se rendit qu’après quarante jours d’une opiniâtre résistance.
Sur ces entrefaites, Mourad II, ayant nommé le fils
d’Ewrenos beglerbeg de Roumilie, et donné à Firouzbeg le commandement des troupes qui devaient entrer en Valachie, passa lui-même en Asie
pour combattre ce second rival qui lui disputait l’héritage de Mohammed;
pendant qu’il était en marche, Moustafa sortit secrètement de son camp et alla
visiter l’empereur de Constantinople dans l’intention de former alliance avec
lui et de s’assurer de son assistance; après quelques jours d’absence, il
revint en Asie par Selymbria, sans avoir obtenu autre
chose que des promesses.
Eliasbeg cependant, séduit par Mourad qui lui promettait le gouvernement d’Anatolie en
retour de sa trahison, attendait l’arrivée de Moustafa pour le livrer aux mains
de son frère, et restait sourd aux prières des Thorghouds et des généraux du prince de Kermian qui insistaient pour reconduire le jeune
prince en Karamanie. A peine instruit de son arrivée,
Mourad envoya Mikhaloghli, avec ses coureurs, à Isnik;
celui-ci était sur le point de s’emparer de Moustafa pendant qu’il était au
bain, lorsque son fidèle vizir, Tadjeddin, accourut,
lui amena un cheval et l’obligea à prendre la fuite avec lui. Mikhaloghli vola
sur leurs traces, et les ayant rejoints, un combat singulier s’engagea entre
lui et Tadjeddin qui le renversa de cheval et le
blessa à mort. Le traître Elias les avait suivis de près; arrivé sur le lieu du
combat, pendant qu’il durait encore, il se saisit à l’improviste de Moustafa
qu’il emmena droit au camp du sultan et le livra entre les mains de Mesidbeg, grand-écuyer de Mourad: Moustafa fut pendu à un
figuier, devant la porte d’Isnik, et ses restes,
transportés à Brousa. furent déposés dans le caveau de Mohammed Ier, son
père. Mikhaloghli mourut peu de jours après des suites de sa blessure, et Tadjeddin qui, après l’avoir terrassé, avait continué sa
route, ne put cependant pas échapper au sort qui l’attendait. Les parents dé
Mikhaloghli, instruits par des espions de la retraite où il s’était caché, le
surprirent et le déchirèrent en morceaux. Ainsi fut extirpée dans toutes ses
ramifications la révolte fomentée par Moustafa qui, le troisième de son nom,
avait convoité le trône des sultans; comme Bœrekludjé-Moustafa,
sous le règne de Mohammed Ier, et Dœsmé-Moustafa,
frère de Bayezid, à l’avènement de Mourad II, le jeune frère du sultan paya de
sa vie sa téméraire tentative. Nous verrons plus tard que ce nom de Moustafa
semblait marqué par la fatalité, et qu’il sera funeste aux princes qui
occuperont le trône, comme à ceux qui ont voulu l’usurper.
Quoique la mort de son frère eût mis fin aux dissensions
intestines et rétabli la paix dans l’intérieur de ses États. Mourad II resta néanmoins
en Asie, et se disposa à combattre Isfendiarkbeg qui reignat
à Sinope et sur Katemouni. En Europe ses genéraux avaient continué la guerre avec succès; au nord, Firouzbeg avait réduit Drakul,
prince de Valachie, et l’avait forcé d'acheter la paix moyennant une somme
égale à deux années de tribut, et à laquelle il dut ajouter de magnifiques présents;
au midi, le fils d’Ewrenos avait obtenu de grands avantages sur les chrétiens
de la Morée et de l’Albanie; il pénétra, le 1er mai 1423, dans le Péloponnèse,
en traversant l’isthme d’Hexamilon, prit Lacédémone, Gardica et Tavia, et remporta, le
5 juin suivant, près des murs de cette dernière ville, une victoire signalée
sur les troupes albanaises, en mémoire de laquelle il fit élever un obélisque
avec les têtes de huit cents prisonniers
Pendant que ses généraux étendaient en Europe les limites
de son empire, Mourad marcha contre Isfendiar, qui avait profité de la révolte
de Moustafa pour secouer le joug ottoman et attaquer à l’improviste les places
de Boli et de Tarakli.
Malheureusement pour lui, ce prince avait un traître dans sa propre famille;
son fils Kasimbeg l’abandonna lâchement à l’approche de Mourad, et entraîna
dans sa défection une grande partie de l’armée. Isfendiar accepta néanmoins le
combat, mais il fut battu; et frappé dans la mêlée, d’un coup dé massue à la
tête, par son chancelier Yakhschibeg, il s’enfuit à
Sinope. Abandonné de tous les siens, il ne resta d’autre moyen à Isfendiar,
pour apaiser la colère du sultan, que de lui donner en mariage sa fille renommée
par sa beauté, et de lui livrer en outre les riches mines des montagnes de
Kastemouni. Pour prix de tous ces sacrifices, Mourad lui accorda la paix, et le
laissa en possession du reste de ses Etats (827-1493).
Mourad II songea dès-lors à retourner en Europe; mais il
voulait auparavant éloigner du conseil plusieurs de ses vizirs dont la
puissance le fatiguait, et qui, par leur nombre, ne pouvaient qu’entraver la
marche des affaires. Ils étaient cinq, savoir : Aouz- Pascha, Ibrahim-Pascha, et
les trois fils de Timourtasch. De ces derniers il envoya l’un, Oumourbeg, dans le Kermian ; le second, Ouroudj,
fut nommé beglerbeg; enfin, le troisième, Alibeg,
reçut le gouvernement de Saroukhan. Aouz-Pascha avait été dénoncé au sultan comme entretenant
des intelligences avec l'armée, et méditant le projet d’usurper le trône.
Mourad mit un jour la main sur la poitrine de son vizir, et s’aperçut qu’il
portait une cuirasse sous ses vêtements. Lui ayant demandé le but d’une
pareille précaution, Aouz-Pascha se troubla dans sa
réponse; il n’en fallait pas davantage au sultan pour confirmer ses soupçons;
il ordonna aussitôt qu’on s’emparât du traître et lui fit crever les yeux. On
vit ainsi, par l’éloignement des fils de Timourtasch, et par le châtiment
infligé à Aouz-Pascha, l’autorité qui, depuis le
règne de Mohammed Ier, avait été partagée entre cinq vizirs, retomber
tout entière entre les mains d’un seul, Ibrahim-Pascha.
Ces arrangements terminés, Mourad II repassa l’Hellespônt et revint à Andrinople pour s'occuper des
préparatifs de ses noces avec la fille du prince de Sinope. Il envoya à la cour
d’Isfendiar Elwanbeg, son premier écuyer-tranchant et
la veuve de Khalil- Pascha, qui sous le règne de
Mohammed avait été élevée dans le harem, tous deux chargés de lui amener sa
fiancée, avec les honneurs dus au rang qu’elle allait occuper. Le prince de
Sinope les reçut avec magnificence, et remit sa fille à la garde de la veuve de
Khalil-Pascha et de la femme du prince de Kermian. (828-1423).
Partout des fêtes brillantes signalèrent le passage de la
future épouse; elle fit son entrée dans Andrinople au milieu d’une pompe dont
l’empire ottoman n’avait pas encore eu d’exemple. Mourad célébra le mariage de
ses trois sœurs en même temps que le sien: il donnait l’une d’elles à Kasimbeg,
fils d’Isfendiar; l’autre à Karadja-Tschelebi, qui
gouvernait l'Asie Mineure, et qui périt quelque temps après à la bataille de Varna;
la troisième au fils d’Ibrahim-Pascha.
Mahmoud-Tschelebi, qui mourut à la Mecque. Ce fut dans la même année que
Joannes succéda à Manuel, et que Mourad conclut avec lui un traité de paix (22
février 1424); ce traité obligeait le nouvel empereur de Constantinople à payer
au sultan un tribut annuel de trois cent mille aspres ou trente mille ducats,
et à lui livrer en outre Zeïtoun (Lysimachia)
et les autres villes situées sur la Strania (Strymon), ainsi que toutes celles qui bordaient la Mer-Noire, à l’exception de Selymbria et de Derkos :
ces deux villes dont Mourad ne s'était pas rendu maître formaient pour ainsi
dire les avant-postes de la capitale des Grecs. Le voïévode de Valachie et le
despote de Servie vinrent encore à cette époque à la cour du sultan, et il
renouvela avec eux l’ancien traité de paix. Il envoya le dernier, Etienne Lazarovicb, accompagné d’un ambassadeur turc, auprès de
Sigismond, roi de Hongrie, récemment élu empereur d’Allemagne, pour le
féliciter et négocier une trêve de deux ans. L’envoyé de Mourad apportait à ce
prince de riches présents, parmi lesquels on remarquait des tissus d’or et de
soie, quatre vases dorés, dix tapis sarrasins, quatre masses, etc. Sigismond
accepta la paix que lui offrait Mourad, et lui envoya de son côté huit pommeaux
d’or, six pièces de velours, neuf pièces de drap de Malines, dont trois rouges,
trois noires, trois bleues, six chevaux de race, et mille florins d’or de
Hongrie; l’ambassadeur turc reçut lui-même pour sa part trois pommeaux d’or,
trois pièces de drap et trois de velours, quatre chevaux et quatre cents
florins d’or. (Juillet 1494.)
En paix avec les États d’Europe voisins de son empire,
Mourad se disposa à châtier l’insolence de Djouneïd: une fois réintégré dans le
gouvernement d’Aïdin, ce dernier avait refusé
d’envoyer son fils à la Sublime-Porte en signe de vasselage, et secouait déjà
le joug. Il était réservé au sultan de mettre fin aux entreprises de ce
partisan ambitieux, qui joignait, à un esprit inquiet et turbulent, de la
bravoure et de l’audace, et qui, depuis la mort de Bayezid, avait, soit avant,
soit après l’avènement de Mohammed Ier, prêté le secours de ses armes à
toutes les révoltes, et servi successivement la cause de tous les prétendants,
dans l’espoir de s’établir lui-même à la place des souverains auxquels il
faisait la guerre. Mais avant de suivre dans sa marche l’armée que Mourad envoya
contre lui, nous jetterons un regard en arrière. On se souvient que nous avons
laissé Djouneïd quittant furtivement le camp de Moustafa, ce premier et
malheureux rival de Mourad, dans l’espoir de trouver à Smyrne la récompense de
sa trahison.
Accompagné de soixante-dix affidés, Djouneïd courut toutè la nuit, et se trouva le lendemain matin près d’Akhissar (Thyatira) à deux
journées de marche du camp d’Ouloubad; passant à gué
la rivière de Merméré (Hermon), il se dirigea vers
Smyrne, et y arriva dans la soirée du jour suivant Les habitants de cette
ville, qui l’avaient vu naître et grandir au milieu d’eux, allèrent en foule à
sa rencontre et le ramenèrent en triomphe dans leurs murs. Djouneïd apprit là
que Moustafa, petit-fils de l’ancien souverain d’Aidin,
gouvernait encore cette principauté dont Mourad II lui avait promis
l’investiture pour prix de sa désertion, et qu’il avait établi sa résidence à Ayasolouk (Éphèse). Aussi actif qu’entreprenant, il se
rendit à Tscheschmé (Erythrœ)
et à Vourla (Ciazomene), où
en moins de huit jours il rassembla un corps de quatre mille hommes : il arma
les uns de flèches et de javelots, les autres de piques et de lances faites à
la hâte avec des branches d’arbre durcies au feu. A la nouvelle des préparatifs
de Djouneïd, le prince d’Aidin se mit à la tête de
ses troupes, et vint camper à six lieues au-delà d’Éphèse, près de Mesaulion; c’est là où dix-sept ans auparavant Djouneïd, au
moment de combattre Soleiman, avait trahi ses alliés les princes de Karamanie et de Kermian, et s’était sauvé dans le camp
ennemi, la corde au cou. La bataille s’engagea, entre Moustafa et Djouneïd,
dans une plaine bordée de forêts et de marais. L'armée du prince d’Aïdin donna seule le signal de l’attaque, Djouneïd n’ayant
ni clairons ni trompettes parmi ses soldats mal équipés; il se précipita le
premier en avant, et attaqua le corps de troupes que Moustafa commandait en
personne. Bientôt il fut aux prises avec lui, et, après quelques instants d’une
lutte acharnée, il le renversa de cheval, et l’étendit à ses pieds d’un coup de
masse. Les soldats d’Aïdin, voyant leur chef
terrassé, mirent bas les armes et proclamèrent Djouneïd prince d’Aïdin. Celui-ci s’établit, sans éprouver d’autre
résistance, dans le pays qu’il venait de reconquérir, et le gouverna
paisiblement jusqu’au moment où Mourad, irrité du refus qu’il avait essuyé, et
jaloux de rentrer en possession d'une des plus belles provinces de l’empire,
déclara la guerre à ce vassal rebelle.
Ce fut Khalil-Yakhschibeg,
l’époux de la sœur de Bayezid-Pascha si
impitoyablement mis à mort par Djouneïd, après la bataille de Sazlidéré, que le
sultan envoya contre lui à la tête de quarante mille hommes. Khalil-Yakhschibeg, brûlant de venger l’affront fait à sa famille,
marcha droit à la rencontre de Djouneïd, et ne s’arrêta que près d’Akhissar, où ce dernier l’attendait de pied ferme; Khalil
était à peine arrivé, que le fils cadet de Djouneïd, Kourd,
s’élança pour faire une pointe dans son camp, et revenir ensuite sur les
derrières pendant que Djouneïd lui-même attaquerait l’ennemi devront. Mais le
général de Mourad, qui avait compris le but de cette manœuvre, laissa passer Kourd sans lui opposer trop de résistance; ordonnant
aussitôt à ses soldats de cacher leur coiffure blanche, il coupa l’ennemi par
une contre-marche habile, et prit position sur une hauteur que Djouneïd
comptait occuper; là il attendit patiemment le retour de Kourd,
qui vint en effet se jeter tête baissée dans le piège; dès qu’il eut reconnu
les troupes ottomanes, il lâcha pied et s’enfuit à toute bride; mais il fut
fait prisonnier avec Hamza, frère de Djouneïd, et Khalil-Yachschibeg les dirigea tous les deux sur Andrinople, d’où ils furent envoyés à Gallipolli chargés de chaînes.
Lorsque Djouneïd vit son frère et son fils au pouvoir des
Turcs, il retourna sur ses pas, et se sauva à Hypsela,
château situé sur la côte ionienne, vis-à-vis de l’île de Samos, et abondamment
pourvu des munitions et des vivres nécessaires pour soutenir un siège. Khalil,
sans perdre de temps, passa la rivière Merméré, et
traversant la ville de Juan-de-Medua (Nimphæon), entra à Ayasolouk (Éphèse); c’est alors qu’il informa le sultan des résultats de la campagne.
Mourad, voulant à tout prix réduire Djouneïd, fit partir de nouvelles troupes,
commandées par Ouroudj, fils de Timourtasch,
beglerbeg et gouverneur d’Anatolie. Ouroudj entra en
Ionie ayant sous ses ordres Hamzabeg, le frère de
Bayezid Pascha, auquel Djouneïd avait laissé la vie
sauve, comme on l’a vu plus haut; celui-ci, à cette nouvelle, abandonna la
défense d’Hypsela à son frère Bayezid, et s’enfuit
avec quelques soldats sur trois birèmes qu’il tenait prêtes à toute occasion;
il débarqua sur les côtes de la Cilicie, près d’Anamouri (Anemorium), et fit demander une entrevue au prince
de Karamanie; mais il ne put le décider à prendre
ouvertement son parti. Après en avoir obtenu seulement quelque secours d’argent
et cinq cents cavaliers, il revint par Eski-Hissar (Laodicæa) et les plaines du Meïnder (Mæander) à Hypsela, qu’Hamzabeg assiégeait avec cinquante mille hommes. Djouneïd
dont les forces, réunies à celles de son frère Bayezid, ne s’élevaient guère à
plus de mille hommes, sentit qu'il était impossible de résister en rase campagne
à un ennemi beaucoup plus fort que lui, et se jeta dans Hypsela.
Il soutint le siège avec succès, tant qu’il ne fut bloqué que par terre, et que
la mer resta libre. Mais Hamza, voyant qu’il s’épuisait en vains efforts, et
qu’il ne pourrait emporter la place de vive force qu’autant qu’il aurait
interrompu toute communication par mer, demanda des vaisseaux au sultan. Mourad
s’adressa à cet effet au podestat de la nouvelle Phocée, Percival Palavicini, qui venait de succéder à Jean Adorno. Le
podestat arma à la hâte trois galères de haut bord, dont il prit le
commandement, et se dirigea de Khios vers Hypsela. A son approche, Djouneïd, que les cavaliers de Karamanie venaient d’abandonner pour passer à l’ennemi, se
voyant bloqué de toutes parts et sans moyen de défense, entama des négociations
avec Khalil qui conduisait le siège en l’absence d’Hamzabeg,
appelé par des affaires pressantes à Ayasolouk. Sur
la promesse de Khalil, qu’on lui laisserait la vie sauve, Djouneïd vint se
constituer prisonnier, et lui remit les clefs de la citadelle. Mais Hamzabeg rentra le même soir au camp, et son gendre Khalil
lui ayant rendu compte de ce qui s’était passé pendant son voyage à Éphèse, il
envoya au milieu de la nuit quatre bourreaux étrangler dans sa tente Djouneïd
et sa famille. Leurs têtes furent portées à Andrinople et déposées aux pieds du
sultan, qui fit également décapiter Hamza, frère de Djouneïd, et Kourd, son fils détenus à Gallipoli. Telle fut la fin
misérable de ce partisan audacieux et de tous les siens. Il périt victime de la
trahison, après l’avoir plus d’une fois employée lui-même pour se tirer
d’embarras; d’abord gouverneur de la principauté d’Aïdin,
il fut appelé plus tard au commandement d’Ochrida par Soleiman, puis à celui de
Nicopolis, sous le règne de Mohammed Ier. Il embrassa ensuite la cause
du prétendant Moustafa, et devint son plus ferme soutien; l’ayant suivi en
prison à Lemnos, nous avons vu qu’il fut relâché avec lui à l’avènement de
Mourad, et qu’il déploya à cette époque autant d’habileté que de bravoure;
mais, séduit par les offres du sultan, il abandonna Moustafa à Ouloubad, et alla prendre possession de Smyrne et d’Éphèse
(829-1425), où il se serait longtemps maintenu, s’il n’avait, par un imprudent
refus, attiré sur lui la colère de Mourad II. Hamzabeg le sacrifia à sa vengeance, sans respect pour la foi des traités.
Le sultan, débarrassé de cet ennemi remuant, se rendit en
Asie pour assurer la paix et déterminer les limites des divers États enclavés
dans cette immense presqu’île, qui venait d’être réduite de nouveau au joug de
la Sublime-Porte. Il traversa le pays qu’arrose l’Ouloubad,
passa par Pergamah, par Smyrne, et se rendit à Éphèse, où il reçut les
ambassadeurs des princes d’Asie et d’Europe, ses vassaux. Parmi eux on
remarquait les envoyés de Dan, voïévode de la Valachie, et ceux de Lazar,
despote de la Servie; Joannes, empereur de Byzance, députa à Mourad son premier
ministre, Lucas Notaras; enfin les trois grandes îles
de l’Archipel, Lesbos et Khios, soumises à la domination
de Gênes, et Rhodes, gouvernée par les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem,
envoyèrent chacune des agents au sultan.
Mourad renouvela alliance avec ces diverses puissances et
ratifia les traités de paix signés par ses prédécesseurs; Venise seule fut
exceptée. Le sultan ne pouvait pardonner à cette république l’occupation de
Thessalonique, et se promettait d'en tirer vengeance. Mais les troubles qui
divisaient encore quelques Etats de l’Asie y rendaient sa présence nécessaire,
et le forçaient à dissimuler.
Dans le pays de Mentesché, Eliasbeg avait laissé pour héritiers deux neveux de son frère Mohammed, Ahmed et Oweis. Afin de prévenir de nouveaux troubles, Mourad les
avait fait saisir et enfermer à Tokat dans la prison d’État appelée le Tschardak des Bédouins. Mais ces deux princes trouvèrent le
moyen d’échapper et se cachèrent, l’un sous une botte de foin, l’autre dans un
sac d’avoine. Oweis fut reconnu, repris et décapité
avec le geôlier dont il avait ainsi trompé la surveillance. Quant à Ahmed, il
parvint à s’enfuir en Perse. Tranquille de ce côté, Mourad donna le
gouvernement de Mentesché à Balàban-Pascha (829-1425), et envoya un corps de troupes dans la province de Tekké, où Osmanbeg, descendant des anciens princes du pays, assisté
par le prince de Karamanie, venait d’assiéger le port
et la citadelle d’Antalia (l’ancienne Attalia). Le commandant de cette place, Firouzbeg,
était mort peu de temps auparavant; mais son fils, Hamzabeg,
accourut en toute hâte de Karahissar, et profitant de l’inaction d’Osmanbeg, tombé tout-à-coup malade à Istawros,
il rassembla quelques troupes, l’attaqua et le défit complètement.
Osmanbeg fut
tué et sa sœur emmenée en captvité. A cette nouvelle, Mohammedbeg, prince de Karamanie,
jeta le masque; infidèle au traité de paix qu'il avait conclu avec Mourad,
lorsque celui-ci monta sur le trône, il prit les armes, et continuant les
hostilités commencées par Osmanbeg, il poussa le
siège d’Antalia avec vigueur. Un coup de canon parti
des remparts lui donna la mort. Des trois fils de Mohammedbeg qui l’avaient accompagné dans cette campagne, un seul, Ibrahimbeg,
put échapper et reconduire en Karamanie les
dépouilles de son père; les deux autres, Isabeg et Alibeg, furent pris et envoyés au sultan qui donna une de
ses sœurs à chacun d’eux en leur assignant de vastes domaines aux environs de
Sofia; quant à Ibrahimbeg, il reçut de Mourad un
drapeau et un sabre en signe d’investiture de la principauté de Karamanie, à la seule condition de restituer la partie de
territoire que son père, Mohammedbeg, avait
violemment détachée du pays de Hamida. Cette province, ainsi reconstituée, fut
confiée à l’administration d’Elwanbeg, premier
écuyer-tranchant du sultan, le même qui était venu lui apporter la nouvelle de
la mort de Mohammed Ier.
Telle fut la fin de la première guerre que Mourad eut à
soutenir contre les princes de Karamanie; mais il
devait reprendre encore deux fois les armes pour réduire ce pays destiné à
subir, comme sous Mohammed Ier, trois invasions.
Tolérer le crime c’est l’autoriser. La conduite de Hamzabeg trouva des partisans parmi les vizirs de Mourad II,
qui, disposés à suivre son exemple, préconisèrent, comme un acte de politique
habile, l'infâme perfidie avec laquelle ce chef sanguinaire avait, au mépris de
la foi jurée, assassiné Djouneïd et sa famille. Yourkedj-Pascha fut le premier qui élargit la voie tracée. D’abord gouverneur de Mourad, nommé
ensuite satrape de la Petite-Arménie, Yourkedj-Pascha jouissait d’un tel crédit, qu’il avait obtenu la permission de battre monnaie à
son coin, privilège que jusque-là les sultans s’étaient exclusivement réservé.
Pendant son administration, quatre frères, chefs de la tribu turcomane du Khodja-Rouge, se répandirent aux environs d’Amassia et de Tokat, qu’ils infestaient par leurs rapines,
enlevant les femmes, pillant les caravanes et saccageant les campagnes. Yourkedj-Pascha ayant appris qu’une des bandes de ces
brigands, forte de quatre cents hommes, avait pris ses quartiers d’hiver à Nigissar (Neocæsarea), leur
envoya un message; il leur promettait, au nom du sultan, de leur abandonner en
fief le territoire d’Ortokabad, s’ils consentaient à
lui prêter le secours de leurs armes contre la tribu des fils d’Alparslan qui
venaient d’envahir les côtes de Djanik, l’ancienne
résidence des Tzanes. Il leur demandait à cet effet
une entrevue pour arrêter entre eux le plan de cette expédition. Yourkedj-Pascha, afin de mieux attirer les Turcomans dans
le piège, feignit qu’une maladie le retenait à Amassia,
éloigna ses troupes et envoya Khizrbeg, son fils, à
leur rencontre jusqu’à Merzifoun. Celui-ci les combla
d’honneurs et de présents, s’épuisa en excuses sur les obstacles imprévus qui
empêchaient son père de venir au lieu du rendez-vous et s’offrit de les
conduire à Amassia. Les Turcomans du Khodja-Rouge acceptèrent la proposition sans défiance et
suivirent Khizrbeg à Amassia. Yourkedj-Pascha les reçut avec tous les dehors d’une
loyale hospitalité: on les hébergea somptueusement, et on leur prodigua des
liqueurs de toutes sortes. Mais, au milieu de la nuit, quand ils furent plongés
dans le sommeil et dans l’ivresse, ils furent saisis au nombre de quatre cents,
garrottés et jetés pêle-mêle dans une prison creusée dans le roc. Yourkedj-Pascha en fit murer la porte et ordonna qu’on y
mit le feu. Ils périrent tous étouffés par les tourbillons de fumée. A peine le
silence de la mort eut-il succédé aux cris déchirants de ces malheureux, que le
satrape monta à cheval, fondit, à Tschouroumli, sur
les nombreux troupeaux des Turcomans et s’empara de leurs trésors. Le butin fut
immense : le reste de la tribu s’enfuit du territoire inhospitalier des
Ottomans, et alla chercher, asile chez les Turcomans répandus dans les États
des princes de Soulkadr et du Mouton-Blanc; le chef de cette dernière dynastie
était Khalilbeg, fils de Karaïlouk ou Karayoulouk (la Sang-sue-Noire), dont nous avons
parlé plus haut. Sept jours après cette épouvantable catastrophe, une vieille
femme s’avança vers Yourkedj-Pascha, au moment où il
rentrait dans Amassia, et, se prosternant à ses
pieds, lui demanda le corps de son fils, qui, disait-elle, n’appartenait point
à la tribu du Khodja-Rouge, mais qui, invité par
hasard à s'asseoir à leur banquet, avait partagé leur sort. Sa prière fut
écoutée, la porte de la fatale prison se rouvrit devant la pauvre mère qui,
inspirée dans ses pénibles recherches par un touchant amour, et sans doute
aussi guidée par la main de Dieu, découvrit et reconnut au milieu des cadavres
entassés celui de son fils. Il respirait encore, et elle parvint, à force de
soins, à le rappeler à la vie. Ce fut là le seul signe de pitié que donna le
satrape d’Arménie; il fit enlever les restes de ses victimes et ordonna qu’on
les livrât en pâture aux chakals et aux oiseaux de
proie. Ainsi, l’ancien gouverneur de Mourad II, le professeur de ses fils,
enseignait à son tour la trahison et l’assassinat aux grands dignitaires
ottomans et aux jeunes princes appelés à l’empire. Cet acte de lâche férocité
trouve des apologistes dans les historiens ottomans; et Idris lui-même le cite
avec éloge.
Peu de temps après son retour à Amassia. Yourkedj-Pascha eut recours à des moyens, sinon aussi
violents, au moins également perfides, pour se rendre maitre du château fort de Kodjakia (vieux rocher), bâti, sur une montagne
escarpée dans le voisinage d’Osmandjik. Haïder, le seigneur de ce château, se croyait à l’abri de
toute entreprise, tant à cause dé sa position inexpugnable que par les soins
qu’il avait mis à se fournir de munitions et de vivres; par mesure de prudence,
il n’était pas sorti du fort depuis que Yourkedj-Pascha administrait la Petite-Arménie; et de peur que son fils ne lui fût enlevé pour
servir d’otage au sultan, il ne l’avait pas reconnu publiquement. Mais toutes
ces précautions devaient être déjouées par la ruse de Yourkedj-Pascha;
il parvint à corrompre le confident de Haïder en lui
promettant sa fille en mariage; Taïfour mit
secrètement le feu aux magasins d'armes et aux greniers du château, et
l’incendie ayant dévoré toutes ses richesses et toutes ses provisions, Haïder fut obligé de se rendre (831 -1427).
Yourkedj-Pascha ne se montra pas plus scrupuleux lorsqu’il prit possession de la
forteresse de Dja-nik qui appartenait alors à Houseïnbeg, chef de la tribu turcomane des fils
d’Alparslan. Houseïnbeg, prévoyant que tôt ou tard il
succomberait victime de la ruse ou de la force, se décida à livrer lui-même la
citadelle de Djanik et à se constituer vassal du
sultan. Il se présenta à cet effet devant Yourkedj-Pascha,
espérant conserver à ce prix la vie sauvé et la liberté; mais il eut à peine
remis les clefs de la ville, qu’on l’emmena prisonnier à Brousa. Houseïnbeg parvint cependant à tromper la vigilance de ses
gardiens et se réfugia auprès de Mourad II, qui le reçut avec bienveillance et
lui donna un sandjak en Roumilie, où ses descendants
occupèrent depuis une place distinguée parmi les premières familles du pays.
Vers la même époque, le vieux prince de Kermian fit
savoir au sultan qu’il se proposait de lui rendre fine visite dans sa résidence
d’Andrinople. Mourad saisit avec avidité cette occasion de déployer toute sa
munificence envers ce prince dont il convoitait les riches domaines.
À la première nouvelle de son approche, il s’avança à sa
rencontre jusqu’au confluent des rivières de l’Erkené (l’Agrianes d’Hérodote) et de la Marizza (Hebrus). Il profita de cette occasion pour visiter
les travaux d’un pont qu’il y faisait construire sous la direction d’Ishakbeg, gouverneur des frontières de Servie. Ce pont à
cent soixante-dix palées mérite par sa hardiesse d’être placé au premier rang
parmi les monuments élevés sous le règne de Mourad.
Il reçut le périnée de Kermian avec tous les égards dus à
son grand âge et à son rang. Des fêtes magnifiques furent données pendant son
séjour à Andri-nople; le savant médecin et poète Scheikhi, que le sultan attacha à sa personne en qualité de mihmandar, fut chargé de l'accompagner dans ses excursions,
et de veiller à l’accomplissement de ses moindres désirs. L’illustre voyageur
reprit le chemin de ses États, plein de reconnaissance pour l'accueil hospitalier
qu’il avait reçu; il traita l’escorte que Mourad lui avait donnée avec une
telle libéralité, qu’arrivé à Gallipoli il se trouva sans argent. Il écrivit
alors au sultan pour lui faire part de son embarras. «Dieu nous a envoyé dans
le prince de Kermian un frère qui, outre ses revenus, dévore encore les nôtres,»
dit Mourad à la lecture de sa lettre; puis il lui fit porter sur-le-champ une
somme d'argent digne de sa munificence. Un an plus tard, Mourad recueillit les
fruits de sa libéralité; le prince de Kermian, pour reconnaître les services du
sultan, le désigna à sa mort comme l’héritier de tous ses biens.
A l’époque où nous avons vu successivement périr Djouneïd
et Mohammedbeg, le prince d’Antalia,
et où Yourkedj-Pascha livra si cruellement au feu les
Turcomans du Khodja-Rouge, mourut Étienne Lazarovich,
despote de Servie (19 juin 1497), laissant pour héritier George Brankovich.
Au terme des traités antérieurement
conclus par Étienne,
son successeur devait remettre au roi de Hongrie plusieurs places fortes, parmi
lesquelles Galambotz ou Kolumbaz (en turc Gœgerdjinlik,
c’est-à-dire colombier) située sur la rive droite du
Danube entre Semendra et Orsova.
Mais l’ancien despote avait engagé cette ville à un de ses boyards pour une
dette de douze mille ducats. Comme Sigismond de Hongrie, tout en refusant de
payer cette somme au créancier d’Étienne, se disposait néanmoins à en prendre
possession, le boyard, pour ne pas perdre avec son gage la somme prêtée, appela
les Turcs à son secours, et ceux-ci s’emparèrent de Kolumbaz (1428).
Dès le printemps suivant, Sigismond se présenta devant la
ville et la bloqua par terre et par eau; Mourad accourut pour défendre sa
nouvelle conquête : il fut alors conclu entre lui et Sigismond un armistice par
suite duquel ce dernier dut lever le siège et abandonner Kolumbaz au sultan. Sigismond donna en effet le signal de la retraite; mais à peine se fut-il mis en marche avec une partie de ses troupes pour
passer sur la rive gauche du Danube, que les Turcs, parjures à la foi du
traité, se jetèrent sur celles qui restaient encore sur la rive droite. Le
fidèle compagnon d’armes du roi, Zavissa-Niger de Garbow, voyant le danger que courait son souverain, remonta
à cheval, et, accompagné seulement de deux fantassins, se précipita au milieu
des assaillants qui le prirent pour Sigismond et le massacrèrent. George Brankovich, le successeur d’Étienne, livré à ses propres
forces, se vit dès-lors obligé de demander la paix à Mourad; il l’obtint à
condition de payer à la Sublime-Porte un tribut annuel de cinquante mille
ducats, de rompre toutes ses relations avec la Hongrie et de joindre ses
troupes à l’armée du sultan. De retour à Andrinople, Mourad expédia des
messages à plusieurs souverains de l’Asie centrale pour leur annoncer ses
nouveaux exploits.
Mourad ayant ainsi pacifié les troubles qui s’étaient
élevés dans quelques provinces de l’empire ottoman, et agrandi ses limites du
côté de la Roumilie par l’occupation de Kolumbaz et de Krussovaz, se
prépara à l’expédition de Thessalonique qu’il méditait depuis son avènement.
Les habitants de cette ville, fatigués de la faiblesse des empereurs de
Constantinople qui ne savaient pas les défendre des continuelles incursions des
Turcs, avaient envoyé des députés à Venise pour offrir à cette république la
souveraineté de leur État, si elle voulait prendre leur défense. Les Vénitiens,
qui depuis longtemps convoitaient la possession d’une ville importante à la
fois par ses richesses, sa population, et si avantageusement située pour leur
commerce, s’empressèrent de souscrire à ces propositions. Ils envoyèrent
aussitôt un gouverneur à Thessalonique, pendant que les habitants déposaient le
despote Andronicus, fils de Manuel, et, l’escortant en foule jusqu’au rivage,
l’embarquaient pour le Péloponnèse en lui souhaitant un heureux voyage.
On a vu que Mourad, blessé de la préférence accordée à la
république de Venise, avait refusé de traiter avec ses ambassadeurs pendant le
séjour qu’il fit à Éphèse et n’avait plus songé qu’à lui ravir sa précieuse
conquête; en vain cette puissance, jalouse de conserver la paix, envoya-t-elle
de nouveaux agents au sultan, à son retour en Europe. Mourad répondit à leurs
propositions par quelques mots de fâcheux augure : « Salonique avait été au
pouvoir de Bayezid, son aïeul, et il regardait cette ville comme son patrimoine.
Il aurait pu souffrir encore qu’elle retombât au pouvoir des Grecs, mais il ne
reconnaissait pas aux Latins le droit de la gouverner. Ils n’avaient qu’à se
retirer, sinon il viendrait les en expulser lui- même.» Il parla dans les mêmes
termes aux envoyés grecs, Nicolas de Gona et Frangopulos le protostator; il
les assura que, si Thessalonique appartenait à leur maître, il n’aurait jamais
eu la pensée de s’en emparer; mais qu’il ne voulait pas permettre aux Vénitiens
de s’établir entre ses possessions et celles de l’empire grec. Dès que les
préparatifs de son expédition furent achevés, il quitta Andrinople vers le
milieu du mois de février 1430, pour se rendre à Serês,
où il se livra à la débauche en attendant Hamzabeg,
qu’il avait rappelé d’Asie et auquel il destinait le commandement de cette
expédition. A peine arrivé, Hamza se mit en marche, et parut comme un fléau
devant les murs de la malheureuse Thessalonique, à la tête d’une armée si
nombreuse que les assiégeants étaient plus de cent contre un.
Cependant les Vénitiens se préparèrent à soutenir courageusement
le siège et se partagèrent la défense des remparts; mais ils étaient en si
petit nombre que chacun d’eux dut garder à lui seul deux et même trois bastions.
Dans la nuit du dimanche 26 février, un violent tremblement de terre ébranla le
sol et jeta le désordre parmi les habitants. Hamza détacha du camp quelques
soldats qui pénétrèrent isolément par différents points dans la ville, et
tentèrent de gagner les Grecs afin de prendre Thessalonique sans livrer d’assaut.
Ils auraient réussi peut-être si les Vénitiens, dans leur juste méfiance,
n’eussent pris d’avance toutes les mesures nécessaires pour déjouer la trahison:
c'est dans ce but qu’en relevant les sentinelles, ils avaient toujours soin de
placer à côté de chaque soldat grec un de leurs butineurs, sorte de milice
composée de mercenaires de tous les pays. Aussi Hamza fit en vain lancer au
milieu des assiégés des flèches entourées de lettres dans lesquelles il engageait
les Grecs à lui ouvrir les portes de la ville, et leur promettait à ce prix
liberté et protection; il eut beau sommer par trois fois les Vénitiens de se
rendre s’ils ne voulaient être passés au fil de l’épée; ruses et menaces
restèrent sans effet; les Grecs étaient contenus par la force dans l’obéissance,
et les troupes de Venise rejetaient toute proposition. Le sultan arriva sur ces
entrefaites et résolut le sac de Thessalonique. Mais ses hordes avaient affaire
à des soldats déterminés; la place était très forte, et l’usage du Canon,
quoique déjà connu dans toute l’Europe, n’était pas encore assez familier aux
Turcs.
Dans la nuit du 28 février au 1er mars, le bruit se
répandit parmi les assiégés que l’assaut général serait livré le lendemain. Le
peuple se porta en foule aux églises, et surtout à celle où se trouvait exposé
le cercueil de saint Démétrius, d’où découlait incessamment une huile précieuse.
Les Vénitiens avaient retiré des remparts une partie de la garnison, forte au
plus de quinze cents hommes, pour garnir le port, craignant que les Turcs ne
vinssent à incendier trois de leurs galères arrivées le même jour et mouillées
dans la rade. Les Grecs, ne sachant à quoi attribuer ce mouvement, crurent que
les Vénitiens se disposaient à abandonner la défense : ils quittèrent leurs
postes et rentrèrent dans leurs maisons. Dès que le jour parut, les Turcs
s’avancèrent en masse, munis, les uns d’échelles, les autres de boucliers
envergés; l’espoir du pillage enflammait leur ardeur. D'après l’avis d’Alibeg, fils d’Ewrenos, Mourad fit publier partout à son de
trompe qu’il abandonnait aux soldats la vie des habitants, hommes, femmes et enfants,
et toutes les richesses qu’ils trouveraient, or, argent, meubles, étoffes, ne
se réservant pour sa part de butin que le sol même de la ville et les bâtiments
qui le couvraient.
Puis il donna le signal de l’attaque et enveloppa Thessalonique
de l’orient à l’occident. Il parcourut lui- même le front de ses troupes,
depuis le bastion dit Trigonon, à cause de sa forme
triangulaire, jusqu’au couvent de Chortaitis; il
encourageait les soldats par des promesses, distribuait aux plus hardis des vêtements
de soie, et offrait à chacun de ceux qui détacheraient une pierre des bastions
une somme égale à la valeur d’un prisonnier. Il vint ensuite se placer avec un
corps d’élite à l’est de la ville où les remparts semblaient être le plus
faiblement défendus. Les Turcs firent pleuvoir une telle nuée de flèches sur
les assiégés, que ceux-ci pouvaient à peine aborder les parapets, et jeter au
hasard quelques blocs de pierre sur les assaillants. Cependant les premiers qui
montèrent à l’escalade furent précipités dans les fossés; mais un soldat, plus
téméraire et plus heureux, parvint au sommet de l’extrême tour du Trigonon, le sabre entre les dents, et, tuant la
sentinelle, il lança sa tête par-dessus les murs au milieu des Grecs; ceux-ci,
croyant que tout le bastion était occupé par l’ennemi, se dispersèrent dans
toutes les directions; les Turcs, excités par l’exemple de leur intrépide
camarade, dressèrent de nouveau leurs échelles, et emportèrent ce bastion et la
tour de Samara.
Incapables de résister plus longtemps, les assiégés
abandonnèrent leurs postes, et cherchèrent leur salut dans la fuite; les uns se
cachèrent dans les casemates, les autres dans les fossés; un assez grand nombre
accourut vers le port, pensant qu’il était fortifié et pouvait tenir contre
l’ennemi; mais les Vénitiens qui s’y étaient tous réunis leur en fermèrent
l’entrée et ne donnèrent accès qu’à quelques officiers; saisis eux-mêmes d’une
terreur panique, ils se précipitèrent des murs en talus (appelés tzerempulo) qui ceignent la ville du côté de la mer, et
gagnèrent à la nage les galères qu’ils tenaient prêtes à tout événement. Cependant
l’armée ottomane pénétra de toutes parts dans Thessalonique: elle se porta en
masse vers le port où toute la population s’était réfugiée après la retraite
des Vénitiens, et là commencèrent les horeurs qui
suivent d’ordinaire une ville prise d’assaut. Les femmes étaient arrachées des
bras de leurs maris, les enfants du sein de leurs mères; chaque soldat poussait
devant lui une troupe de femmes, de filles, de caloyers, d’anachorètes,
enchaînés pêle-mêle et formant entre eux un contraste cruel qui divertit
beaucoup les Musulmans : ceux qui résistaient étaient massacrés, et les
imprécations des vivants se mêlant aux gémissements des mourons, c’était par
toute la ville un cri universel de désespoir et de misère. On élève jusqu’à
sept mille le nombre des habitants qui furent emmenés comme esclaves au camp
des Turcs. Pas une maison n’échappa au pillage, pas une église à la profanation;
ayant arraché aux femmes par la menace ou la flatterie, aux hommes par la
torture, l’aveu que leurs trésors étaient enfouis sous les autels, ils les
renversèrent sans respect, et ne laissèrent pas pierre sur pierre. Les tableaux
furent brûlés ou mis en pièces; à peine quelques-uns furent- ils préservés de
la destruction générale et revendus dans la suite aux chrétiens. Le cercueil de
saint Démétrius ne fut pas même respecté; les Turcs cherchèrent à détruire la
source de laquelle coulait une huile miraculeuse qu’alimentait un réservoir
secret. Ils y puisèrent pendant plusieurs jours, espérant trouver sous cette
source des trésors immenses, mais sans pouvoir la tarir. Bien qu’ils n'eussent
pas foi au miracle, ils conservèrent précieusement cette huile, réputée pour
être un baume efficace dans beaucoup de maladies. Les restes du saint furent
ensuite coupés en morceaux et dispersés. Anagnosta assure que, recueillies par des âmes pieuses et rassemblées plus tard, ces
reliques retrouvèrent leur première vertu et renouvelèrent le miracle de la
source d’huile.
Mourad s’était rendu, après la prise de Thessalonique,
sur les bords du Gallicus, qui coule non loin de ses murs. Là il se décida
enfin à sauver d’une ruine totale cette malheureuse cité et à la repeupler.
Quand le pillage eut cessé et que les soldats, gorgés de butin, furent revenus
dans leur camp près du Wardar (Axius),
il prit possession de la ville et permit ceux prisonniers devenus son partage,
ainsi qu’à tous ceux que leurs familles et leurs amis purent racheter, d’y
rentrer, et restitua à leurs propriétaires les demeures qu’ils avaient occupées
avant le siège. Mais la plus grande partie des habitants ayant été vendus à des
étrangers et emmenés en esclavage, le petit nombre de ceux qui restèrent ne fut
pas suffisant pour remplir Thessalonique; et plus tard Mourad y versa
l’excédant de population que renfermait la ville voisine de Yenidjé-Wardar.
D’abord il n’y eut que les églises principales, telle que
l’église de l’Image de la Sainte-Vierge, et quelques couvents, celui de
Saint-Jean-Baptiste entre autres, qui furent convertis en mosquées; tous les
autres édifices avaient été respectés et on s’était borné à enlever les tables
de marbre dont ils étaient revêtus, pour les transporter à Andrinople où elles
furent employées à la construction d’un bain que Mourad y fonda. Mais lorsque
les habitants de Yenidjé-Wardar se furent établis à
Thessalonique, les Grecs, qui avaient cru retrouver un instant dans Mourad la
clémence et la générosité de Mohammed, virent peu à peu s’évanouir toutes leurs
espérances. Les maisons qui restaient vides encore furent partagées entre les
nouveaux colons; la main des Turcs profana leurs plus beaux monuments. Mourad,
qu’ils avaient eux-mêmes aidé à faire le dénombrement des édifices de la ville
et l’inventaire de ce qu’ils renfermaient, se les attribua comme propriété
particulière, donna les palais à ses principaux officiers, transforma tous les couvens en karawanseraïs, toutes
les églises, à l’exception de quatre seulement, en mosquées, et les pierres de
celles qui furent démolies servirent à élever un bain turc au milieu de leur
ville. Thessalonique ainsi souillée pleura, dit Anagnosta,
elle pleura de n’avoir pas été anéantie par un tremblement de terre, engloutie
par les eaux de la mer, dévorée par le feu du ciel, plutôt que de voir si
tristement accomplir les paroles du prophète : Les autels du Seigneur
tomberont sous la hache et sous la houe.
Quoiqu’il n’y ait aucune ville ancienne et célèbre qui
dans le cours des siècles n’ait subi les vicissitudes attachées à toutes les
choses de ce monde, quoiqu’il n’y en ait aucune qui n’ait eu ses monuments
souillés par les mains de l’ennemi, ses murs arrosés du sang de ses habitants,
il plane sur quelques cités comme sur quelques hommes une fatalité
particulière, et le doigt de Dieu semble avoir marqué Thessalonique de ce
terrible sceau du malheur.
Appelée dans l’origine Halia et Therma (Thermes), Cassandre qui la
reconstruisit lui donna le nom de son épouse, Thessalonice,
sœur d’Alexandre-le-Grand. Elle fut placée sous la protection des Cabires et de
l’Aphrodite des bains; les temples de ces faux dieux, convertis plus tard en
églises, puis en mosquées, existent encore aujourd’hui, et ont pris le nom de
la Rotonde et de la Vieille-Mosquée. Sa situation sur le bord de la mer
et les avantages qu’elle offrait au commerce et à la navigation fixèrent sur
cette ville l’attention des rois de Macédoine, et dans la suite les empereurs
de Rome l’embellirent à leur tour de nombreux monuments.
Elle doit à Néron une magnifique colonnade d’ordre
corinthien, ornée de deux rangs des statues, parmi lesquelles on remarque les
groupes de Ganymède et de Léda, de Pâris et d’Hélène, de Bacchus et d’Ariane,
et celui de la Victoire que la Volupté cherche à retenir dans ses bras. Tout
mutilés que sont aujourd’hui ces chefs-d’œuvre de sculpture, ils ravissent
encore par leur merveilleuse beauté, et sont généralement appelés les enchantés.
Trajan dota Thessalonique de la rotonde des Cabires, construite sur le modèle
du Panthéon. Elle-même éleva plusieurs arcs de triomphes aux empereurs romains.
Celui dont on voit les ruines du côté de Yenidjé-Wardar (l’ancienne Pella, berceau d’Alexandre-le-Grand), fut destiné à consacrer le
souvenir de la fameuse bataille de Philippi où la vieille république de Cassius
et de Brutus succomba pour ne plus se relever sous les armes d’Octave et
d’Antoine. Il en fut érigé un autre sous le règne de Marc-Aurèle à la mémoire
d’Antonin-le-Pieux et de sa fille Faustine. Enfin un troisième, construit après
la victoire de Constantin sur les tyrans Licinius et Maxentius,
nous reporte à l’époque où le christianisme s’assit jusque sur le trône
d’Orient. Tous ces monuments, dont les Turcs ont enlevé les entablemens de marbre et mutilé les figures, offrent encore des vestiges de leur ancienne
splendeur et de leur magnificence.
Ce fut sous le règne de l’empereur Théodose que l’ère du
malheur commença pour Thessalonique: le peuple s’étant ameuté pour délivrer un
conducteur de chars que l’on menait en prison, Théodose ordonna que tous les habitants
de cette ville fussent appelés, comme pour un spectacle, sur la place des
Courses, et massacrés sans distinction d’âge ni de sexe. L’arrêt impitoyable ne
fut que trop bien exécuté; le carnage dura trois heures; le nombre des victimes
s’éleva à sept mille. Rien dans la vie de Théodose n’efface le souvenir de ce
forfait, ni les exploits qui lui valurent le surnom de Grand, ni la pénitence
publique qu’il fit à Milan; et on conçoit encore plus d’horreur, pour sa
mémoire, si on se rappelle que les fréquents voyages de l’empereur à
Thessalonique l’avaient mis en relation avec tous les citoyens, et qu'il les
connaissait presque tous personnellement.
Le règne de Léon dit le Sage ne fut pas moins funeste à
Thessalonique que celui de Théodose. Cet empereur ne sut pas, malgré toutes ses
connaissances militaires, protéger contre les excursions répétées des pirates
arabes, une ville qui tenait alors le premier rang parmi toutes celles, de
l’Orient. Pendant qu’il écrivait à Byzance un traité sur la tactique, un renégat
de Tripoli aborda à Thessalonique avec une flotte de cinquante-quatre bâtiments
dont l’équipage était presque en entier composé d’esclaves nègres; ce corsaire
emporta la ville d’assaut et la livra au pillage. Une partie des habitants fut
emmenée en esclavage, l’autre égorgée, et les édifices ne furent sauvés qu’au
prix de cinq cents livres d’or.
Plus tard encore des pirates normands, sous la conduite
de Guillaume roi de Sicile, envahirent à leur tour cette malheureuse cité, et
les cruautés dont ils se souillèrent surpassent celles qu’avaient commises les
Arabes. Rien n’échappa à leurs mains sacrilèges; ils profanèrent à l’envi les
temples, les tombeaux, les autels; violèrent les femmes et les filles;
saccagèrent la ville de fond en comble: tous ces malheurs furent accompagnés de
circonstances affreuses, et qui heureusement pour l’humanité ne se sont plus
reproduites. A cette époque ainsi que sous le règne de l’empereur Théodose, on
vit s’élever, au milieu de la désolation générale, des hommes que le ciel semblait
envoyer pour apaiser les douleurs et venger le crime. L’invasion de
Thessalonique par les Turcs, dont nous retraçons ici l’histoire, n’a pas été
signalée par d’aussi bienfaisantes apparitions, et rien n’en adoucit les
rigueurs.
Enlevée à Manuel par Khaïreddin-Pascha sous le règne de Mourad Ier et reconquise par Bayezid; reprise une
seconde fois par Mohammed Ier après l’interrègne, et de nouveau abandonnée aux
Grecs qui la vendirent aux Vénitiens, Thessalonique retomba une troisième fois
sous le joug des Turcs et fut à jamais incorporée par Mourad II à l’empire
ottoman.
Dévastée successivement par les Goths, les Arabes , les
Normands et les Turcs, Thessalonique se releva pourtant, grâces à sa position
qui en fait l’entrepôt nécessaire du commerce de la Thessalie et de la Roumilie, comme Smyrne, située en face d’elle sur les côtes
de l’Asie, est l’entrepôt de l’Ionie et de l'Anatolie. Les maisons de
Thessalonique (ou Selanik) s’élèvent en amphithéâtre
sur les bords d’un golfe profond, et se groupent autour du port sous la
protection d’une forêt de cyprès; la citadelle occupe la place la plus élevée
de ce demi-cercle et flanque la rade de deux bastions appelés la Poudrière et
la Tour des Janissaires. Les Turcs ont donné à cette citadelle, comme à celle
qui défend Constantinople, le nom de Citadelle aux sept tours, parce qu’en
effet l’une et l’autre en ont sept. Toutes les églises grecques qui, dans
l’origine, avaient servi de temples pour le culte des faux dieux, ont été
converties en mosquées; la plus considérable porte le nom d’Aya-Sofia. L’église
de Saint-Démétrius a subi la même transformation; mais on ne retrouve plus
aucune trace du miracle qui la rendit autrefois si célèbre, et dont parlent
tous les historiens byzantins.
Par un singulier effet de la destinée, les tables de
marbre qui avaient servi de revêtement aux magnifiques édifices de l’ancienne Therma, furent employées à la construction des bains turcs
d’Andrinople et de Selanik. La population de cette
cité se composait, du temps de l’apôtre saint Paul, de chrétiens et de payens; elle se divise aujourd'hui en seize mille Grecs,
douze mille Juifs et cinquante mille Turcs. Les premiers sont gouvernés par
leurs primats (proësti), les seconds obéissent à
leurs rabbins (chacham), les derniers sont sous les
ordres de six begs (aïyan),
qui relèvent eux-mêmes du pascha.
Pendant le siège, l’amiral vénitien, Andrea Mocenigo,
avait rompu une chaîne du port de Gallipoli, et il aurait infailliblement
détruit la flotte des Turcs, si les capitaines des galères l’eussent bien
secondé; Sylvestre Morosini, qui remplaça Andrea Mocenigo, fut plus heureux
dans l’expédition qu’il dirigea, après la chute de Thessalonique, contre le
fort asiatique des Dardanelles; il s’en empara de vive force, passa toute la garnison
au fil de l’épée et fit raser les murs. C’est à la suite de ces représailles
que Mourad envoya à Venise un ambassadeur pour négocier la paix; il ratifia
lui-même le traité à Gallipoli , où il s’était rendu avec une partie de son
armée, tandis que Karadja se porta avec le reste des
troupes sur Yanina que le sultan voulait ajouter à
ses conquêtes.
Il faut s’arrêter un instant ici, et jeter un coup- d’œil
sur la situation des différends Etats de la Grèce et de l’Épire. Nous voyons
d’abord que Manuel avait, sous le règne de Mohammed Ier, partagé ceux de
ces Etats qui étaient soumis à la domination des empereurs de Byzance entre ses
sept enfants, laissant à l’ainé, Joannes, le trône de Constantinople qu’il
occupait à l’époque où Mourad vint en faire le siège. Il avait donné à Théodore
la despotie de Sparte; à Andronicus, qui en fut
chassé bientôt après pour faire place aux Vénitiens, celle de Thessalie; à Constantin
les villes situées sur la Mer-Noire, et à Andreas Rhicinium;
quant à Démétrius et Thomas, ils étaient encore mineurs lorsque Manuel fit ce
partage; mais ils jouèrent, sous le règne de leur frère Joannes, un rôle
important dans le Péloponnèse.
Ainsi, après la prise de Thessalonique par Mourad,
l’empire de Byzance ne comprenait plus que Constantinople, ses faubourgs, là
banlieue depuis Siliwri jusqu’à Dercos,
en-deçà du mur d’Anastase, et les villes qui bordent au nord le Pont-Euxin, y
compris Mesembria; la despotie de Sparte revint,
après la mort de Théodore, au fils de son frère Andronicus, appelé Théodore
comme son prédécesseur.
Les autres provinces de la Grèce et les Etats voisins
obéissaient à des maîtres différents. Venise avait sous sa domination Négrepont
et Candie; Khios et Lesbos appartenaient aux Génois.
Rainer, descendant des Acciaioli, que nous avons vu
figurer à l’époque où Bayezid-Yildirim s’empara d’Athènes pour la première
fois, régnait comme, grand-duc d’Achaïe et de Béotie sur Thèbes, Athènes, la Phoeide et le pays d’alentour jusqu’aux frontières de
Thessalie. Il maria ses deux filles: l’une à Théodore, fils d’Andronicus,
l’autre à Carlo Toci, prince de l’Épire, de l’Acarnanie
et de l’Étolie, et donna pour dot à la première Thèbes, et à la seconde
Athènes. Carlo Toci, qui le premier parmi les princes
francs avait pris le titre de despote, n’eut point d’enfants de son union avec
la fille du grand-duc d’Athènes; mais en revanche il laissa cinq batards. L’un d’eux, Antonius, devint maître de Thèbes et
d’Athènes. L'Acarnanie fut partagée entre trois autres, Memnon, Turnus et Hercule; mais l’Étolie revint à Charles, fils de Léonhard, et neveu de Carlo Toci.
En habile politique, Antonius rechercha successivement l'amitié et la
protection des sultans Bayezid Ier, Soleiman, Mousa et Mohammed Ier, et
il parvint à un âge très avancé sans que rien eût jamais troublé son règne
voluptueux. Quant à ses frères, Memnon, Turnus et
Hercule, ils se disputèrent entre eux l’héritage paternel, jusqu’à ce que
Memnon eût appelé Mourad à son secours. Ce dernier feignit d’écouter sa prière,
et envoya, comme nous l’avons vu, une partie de son armée sous les ordres de Karadja-Pascha dans l’Acarnanie. Mais le sultan n’avait
point encore quitté le territoire de Selanik, lorsque
des députés de Yanina se présentèrent devant lui et
offrirent de lui en ouvrir les portes s'il consentait à laisser jouir les habitants
de leurs privilèges et de leurs franchises. Mourad accepta ces propositions, et
le traité ayant été conclu et scellé de part et d’autre par la foi du serment,
les députés remirent au sultan les clefs de la ville, et reçurent en retour un khatti-scherif signé de sa main (9 octobre 1431). Le lieu
où cet échange fut fait est situé aux environs de Selanik,
et s’appelle encore de nos jours Klidi (clef).
Mourad fit sur-le-champ partir pour Yanina dix-huit
de ses officiers avec ordre d’en prendre possession en son nom, et de construire
hors des murs les maisons qu’ils devaient habiter, conformément au traité; mais
ses commissaires, peu soucieux d’en observer la loi, firent, dès leur arrivée,
démolir l’église de Saint-Michel qui s’élevait au milieu de la ville et raser
toutes les fortifications; ils ne s’arrêtèrent pas là. Plusieurs d’entre eux
ayant demandé en mariage les filles des premières familles du pays, et
celles-ci ayant repoussé leurs propositions avec dédain, ils obtinrent du
sultan la permission de les enlever de vive force. Un jour de grande fête, au moment
où les jeunes Épirotes sortaient de l’église du Pantocrator, ils se jetèrent au
milieu d’elles, et emmenèrent avec eux celles sur qui leur choix était tombé.
En présence d’un fait aussi décisif, leurs familles n’eurent alors rien de
mieux à faire que d’adopter, comme s’ils fussent issus de haut lignage, ces
ravisseurs étrangers.
Dans le cours de cette même année, Jean Castriota, qui régnait sur l’Albanie septentrionale, vint à
mourir; Mourad, qui depuis huit ans retenait ses quatre fils comme étages à sa
cour, s’appropria leur héritage, et prit possession de Croïa et de tout le pays. D’un autre côté, huit mille Turcs passaient la Kulpa, envahissaient la Carniole et saccageaient Mœttling; mais Etienne de Montfort et Schenk d’Ostrowiz, qui gouvernaient, l’un la Carinthie, l’autre la
Carniole, rassemblèrent à la hâte quatre mille hommes et forcèrent l’ennemi,
complètement battu dans les champs de Rudolphswerth,
à chercher un refuge sous les murs de ses forteresses.
Des phénomènes extraordinaires signalèrent l’année qui
précéda et celle qui suivit l’occupation de Thessalonique par les Turcs; un
violent tremblement de terre ébranla les murs de cette ville pendant que Mourad
en faisait le siège, et ouvrit à son armée une brèche naturelle. La peste vint
ensuite. Parmi les victimes que moissonna tout autour de lui ce redoutable
fléau, qui reparut plus d’une fois dans le cours de cinq siècles qu’embrasse
cette histoire, on vit successivement disparaître sept grands personnages dont
cinq avaient joué sur la scène politique des rôles importons; savoir: le grand
cheikh Bokhari, gendre de Bayezid Yildirim; le vizir Aouz-Pascha,
à qui Mourad avait fait crever les yeux; Tschiraghbeg , dont le père, Fakhreddin, avait fait construire une
belle mosquée à Brousa, et le grand-vizir Ibrahim-Pascha,
qui, après être resté pendant vingt ans en possession de cette haute dignité,
l’avait transmise à son fils Khalil-Pascha, troisième
grand-vizir de la famille des Tschendereli. La peste
enleva encore trois princes de la famille d’Osman, Yousouf et Mahmoud, frères
de Mourad, et Ourkhan, fils de Soleiman, que les
Grecs avaient suscité pour concurrent à son oncle Mousas,
et qui, fait prisonnier par Balaban, avait depuis la
mort de ce prince vécu tranquillement à Brousa. Ce fut au milieu de cette
désolation générale que Mohammed, surnommé le conquérant, vint au monde. La
naissance de ce fils adoucit les chagrins de Mourad, qui voyait son peuple et
ses plus fidèles serviteurs décimés par la peste. Les catastrophes qui
précédèrent cette naissance , l’éclipse de soleil et la famine qui l’accompagnèrent,
firent supposer que c’était un grand événement en présence duquel la nature
elle-même intervertissait ses lois ordinaires. Un an plus tard, l’apparition
d’une comète frappa les peuples d’une nouvelle terreur, et fut pour eux le
présage des guerres qui troublèrent bientôt après l’Orient et l’Occident.
Wlad,
prince de Valachie, surnommé Drakul, soit à cause de
son infernale cruauté (Drakul, le diable, en langue
valaque), soit à cause de la décoration (du Dragon) que lui avait conférée
Sigismond, donna le premier l’alarme. Il avait quelque temps auparavant expulsé
du trône et mis à mort, Dan, prince légitime de la Valachie. Un corps d’armée
que Mourad envoya contre l’usurpateur pour appuyer les droits du frère de Dan,
ayant été défait, Drakul fit trancher la tête à son
rival. Mais, désireux de faire la paix avec le sultan, il lui offrit un tribut,
et signa avec lui un traité par lequel il se reconnaissait vassal de l’empire.
D’après les conventions passées, Drakul fit une
irruption dans la Transylvanie à la tête de quelques troupes turques, prit le
château-fort de Szœreni, massacra les chevaliers prussiens
qui le défendaient, et ravagea le district de Kronstadt, ainsi que tout le
territoire de Zips, jusqu’à Krissd. Cette expédition
et une révolte des paysans valaques, qui eut lieu presqu’à la même époque, déterminèrent
en Transylvanie la première coalition des Sicliens,
des Saxons et des Hongrois (24 juin 1432). Dès-lors Mourad jugea utile de
renouer avec la Hongrie des relations d’amitié; il envoya à Sigismond une
brillante ambassade pour le complimenter sur son avènement au trône
d’Allemagne. L’empereur les reçut à Bâle, dans la cathédrale, revêtu de tous
ses insignes. Douze des principaux personnages de l’ambassade s’avancèrent et
lui offrirent, au nom du sultan, douze coupes en or remplies de pièces du même
métal, des vêtements brodés d’or, d’autres en soie garnis de pierres
précieuses. La trêve ainsi renouvelée, Sigismond congédia les envoyés de Mourad
avec une munificence toute royale, et les chargea de présents pour leur
souverain (novembre 1433).
Mais pendant que ces choses se passaient à Bâle, Ishakbeg franchissait les frontières de la Servie, pénétrait
dans l’intérieur du royaume et portait ses ravages jusqu'au cœur du pays.
Assailli d’un côté par ce nouvel ennemi, pressé de l’autre par Sinan-Pascha, déjà maître de Krussovaz ou Aladjahissar, capitale du sandjak qui porte
aujourd’hui ce nom, George Brankovich acheta la paix
en promettant au sultan sa fille Mara pour épouse. Saridjé-Pascha se rendit à la cour du despote pour lui
faire prêter serment de fidélité et chercher la fiancée dont les noces furent
ajournées à cause de son impuberté. Mourad permit à George de construire une
citadelle à Semendra, sur le bord du Danube. Les
fortifications qui devaient servir de barrière contre la Hongrie furent élevées
sous la direction du beau-frère du prince servien,
marié à Irène, de la famille des Cantacuzènes.
En Asie, le prince de Karamanie,
saisissant toutes les occasions de reconquérir l’autorité perdue par ses
ancêtres, excité d’ailleurs par l’empereur Sigismond et par le despote de
Servie avec lesquels il entretenait une correspondance secrète, avait encore repris
les armes. C’est à propos d’un cheval volé qu’éclata cette nouvelle rupture;
cause bien légère et dont l’histoire d’Orient n’offre plus un exemple depuis la
guerre qui divisa les tribus arabes à l’occasion des deux fameuses jumens Dahis et Ghabra.
Le chef des Tur-comans de Soulkadr s’était plaint à
Mourad de la supercherie avec laquelle Ibrahimbeg lui
avait dérobé un de ses plus beaux chevaux arabes; celui-ci envoya au prince de Karamanie un ambassadeur chargé de lui annoncer la conquête
de Thessalonique, et de lui faire en même temps adroitement comprendre qu’il
devait restituer à son propriétaire le cheval volé.
Ibrahimbeg refusa, et la guerre fut déclarée. Sarudjé-Pascha entra dans la Karamanie à la tête de l’armée
d’expédition. Mourad parut lui-même bientôt après: les villes de Begschehri, d’Akschehr et de Koniah tombèrent successivement en son pouvoir. Ibrahim, effrayé, s’enfuit en Cilicie
(Tasch-Il), d’où il députa au sultan un Scheikh des Mewlewi, chargé de négocier la paix. Mourad, désarmé par
ses instances et par les supplications de sa sœur, mariée à Ibrahimbeg,
rendit à ce prince le territoire qu’il venait de conquérir, et consentit à le
laisser en possession de ses États : mais il lui imposa pour condition de
rétablir lui-même dans ses domaines le chef des tribus, Torghoud,
qu’il en avait injustement chassé, et d’envoyer son fils au service de la
Sublime-Porte.
La guerre ainsi éteinte en Asie, Mourad revint en Europe
pour punir ceux qui l’avaient perfidement provoquée, le despote de Servie et le
roi de Hongrie. George Brankovich, voyant le nouvel
orage qui le menaçait, chercha à détourner la colère du sultan. Il rappela à
Mourad la promesse de mariage qui lé liait à sa fille Mara,
et le pria de l’envoyer chercher. Cet expédient eut un plein succès; et le
sultan envoya à Ouskoub (Scopi),
puis à Semendra, Rihan-Aga, le chef des eunuques, Ourouzbeg, et la femme dTshakbeg,
général des troupes réunies sur les frontières de Servie. George remit entre
leurs mains la jeune fiancée devenue nubile, qu’ils reçurent avec toutes les
cérémonies d’usage.
Mais Mourad ne pardonnait point aussi facilement à
Sigismond sa politique astucieuse et perfide. Ali, fils d’Ewrenos, franchit les
frontières de la Hongrie à la tête de ses coureurs. George Brankovich et Drakul reçurent l’ordre de se joindre à lui;
grossie de ces corps d’auxiliaires, l’armée turque passa le Danube près de Semendra, et, débouchant par la Porte-de-Fer, se répandit
dans la Transylvanie. Le siège fut mis devant Hermanstadt (1438), mais levé au bout de huit jours. D'autres villes, plus faiblement
défendues, tombèrent au pouvoir des Ottomans : Mediasch fut emportée d’assaut et saccagée; Schœssbourg surpris et les faubourgs de Kronstadt réduits en cendres. Cette expédition dura
quarante-cinq jours, et l’armée de Mourad ne quitta le pays qu’après l’avoir
mis à feu et à sang. Soixante-dix mille prisonniers passèrent le défilé de Terzbourg pour être emmenés en esclavage.
Dans le nombre se trouva un jeune homme de quatorze ans,
dont le nom et la patrie sont restés inconnus, et qui a laissé pourtant de
précieux souvenirs. Arraché de Schebes, ou de Muhlenbach, au milieu de ses études, il revint dans sa
patrie après vingt-deux ans de captivité, et publia sur les usages, les mœurs
et les croyances des Turcs, un ouvrage remarquable par le grand nombre et la
fidélité des notions qu’il renferme.
Mourad passa l’hiver à Andrinople dans des fêtes
auxquelles donnèrent lieu ses noces avec la princesse servienne;
mais, à l’approche du printemps, il se prépara à entrer en campagne contre son
beau-père, George Brankovich, et contre Drakul, voïévode de Valachie, que les insinuations répétées
d’Ishakbeg lui avaient de nouveau rendus suspects. Le
despote de Servie, sommé de comparaître à la cour du sultan, au lieu
d’obtempérer à cet ordre, mit en état de défense Semendra,
dont Mourad lui avait demandé les clefs. Au premier mouvement de l’armée
turque, il confia cette place à son fils aîné, Grégoire, et se réfugia lui-même
avec Lazar, son second fils, en Hongrie, auprès du roi Albert, successeur de Sigismond.
Quant à Drakul, soit qu’il crût pouvoir fléchir
Mourad, soit qu’il ne lui restât plus aucun moyen d’échapper, il se présenta au
camp des Turcs. Il fut saisi et enfermé dans une tour à Gallipoli. Mais, après
une courte détention, il fut relâché, et ayant donné pour étages ses deux fils
qui furent envoyés en Asie, il revint prendre possession de la Valachie.
Cependant Mourad était arrivé sous les murs de Semendra et avait commencé le siège de la place. Les Ottomans s’épuisaient depuis trois
mois en vains efforts, et le succès semblait couronner l’habile défense de
Grégoire et de Cantacuzène, son oncle, lorsqu’Ishakbeg,
de retour d’un pèlerinage à la Mecque, reprit le commandement de l’armée. Semendra ne put résister à ce redoutable ennemi; il s’en
rendit maître au bout de quelques jours et Grégoire fut fait prisonnier. On lui
creva les yeux, ainsi qu’à son frère, que le sultan gardait depuis longtemps
comme otage à Andrinople; ils furent tous les deux transférés dans les prisons
d’Amasra et de Tokat
Aussitôt après l’occupation de Semendra, Ishakbeg et Osman-Tschelebi, fils de Timourtasch, se
disposèrent à marcher sur Nicopolis; mais apprenant qu’un corps de troupes
hongroises s’approchait, ils allèrent à sa rencontre et le mirent en déroute
après une lutte sanglante. Ils revinrent de cette expédition avec un tel nombre
de prisonniers que l’historien Aschikpaschazadé en eut cinq pour sa part, et
qu’un soldat turc échangea la plus belle esclave contre une paire de bottes.
Mourad s’étant lui-même dirigé vers Novoberda,
appelée la Mère des Ville, à cause des mines abondantes que recèle la chaîne de
montagnes à laquelle elle est adossée. Thwartko,
prince de Bosnie, offrit, pour détourner le danger qui le menaçait, de porter
jusqu’à vingt-cinq mille ducats le tribut annuel qu’il payait à la
Sublime-Porte. Le roi de Hongrie fit un mouvement pour passer le Danube et
reprendre Semendra; mais une dysenterie qui se
déclara parmi ses troupes, et plus encore la terreur panique que les Turcs leur
inspiraient alors, le forcèrent de battre en retraite (1493). Du plus loin que
les Hongrois apercevaient le turban, ils se mettaient à fuir en criant: Le
loup! Bien que ce cri d’alarme fût déjà connu depuis Koloman,
l’effroi général le fît répéter à l’approche des Turcs qui, dès leur première
apparition dans l’histoire, portaient, comme autrefois les Romains, un loup
pour drapeau, et auxquels peuvent s’appliquer également ces paroles de
Mithridate : « Ce peuple est courageux comme le loup, comme lin avide de sang
et de pillage, comme lui insatiable»
Qu’il fût en paix ou en guerre avec ses vassaux, Mourad
ne négligea jamais d’étendre ses relations politiques au-delà des États qui
avoisinaient son empire. C’est ainsi qu’il entretint une correspondance active
avec Schahrokh, fils de Timour, avec Karayoulouk de
la dynastie du Mouton-Blanc, et le prince de Karamanie,
que Schahrokh lui avait spécialement recommandé, enfin avec le sultan d’Égypte.
En Europe, des troubles violents avaient éclaté en Bohême entre les catholiques
et les utraquistes; les premiers voulaient pour roi, Albert, qui réunissait
déjà sur sa tête les couronnes de Hongrie et d’Allemagne; les seconds
proclamaient Casimir, frère du roi de Pologne, Vladislas, âgé seulement de
treize ans (1441) Mourad saisit ce moment pour nouer des relations diplomatiques
avec le souverain du royaume de Pologne; il députa vers Vladislas des
ambassadeurs chargés de lui offrir son alliance, à condition qu’il s’obligerait
à maintenir son frère sur le trône de Bohême, et à rompre toutes relations avec
la Hongrie. Mais Albert étant mort sur ces entrefaites, et Casimir n’ayant plus
de rival à redouter, Vladislas répondit laconiquement aux envoyés du sultan,
que leur mission n’avait plus de but, et qu’il serait temps de songer au
traité, lorsqu’il arriverait en Hongrie. A cette réponse, Mourad résolut le
siège de Belgrade que Brankovich avait mise sous la
protection des Hongrois, et il donna le commandement de cette expédition à Alibeg, fils d’Ewrenos. Celui-ci construisit tout autour de
la ville, du côté de la terre, un rempart d’où les Turcs lançaient incessamment
des flèches et des pierres, tandis que plus de cent caïques interceptaient
toute communication par eau; mais il trouva dans le prieur ragusain, Zowan, un digne adversaire; Belgrade se défendit avec
succès, répondant aux efforts des assiégeants par le feu bien nourri de ses
remparts, et détruisant, avec l’aide de ses mineurs, leurs ouvrages d’approche.
Le blocus durait depuis six mois, lorsque le Polonais Lenzicyky vint au nom de Vladislas demander au sultan d’y mettre un terme. Mourad répondit
fièrement à l’ambassadeur que, bien qu’il se retirât, Belgrade tomberait tôt
ou tard en son pouvoir.
Cependant Mezidbeg,
grand-écuyer de Mourad, le même qui, quarante ans auparavant, avait défendu
comme simple chef de brigands la ville de Siwas contre les entreprises du
prince Mohammed et de Bayezid-Pascha, franchit à son
tour la Valachie, pénétra dans la Transylvanie (18 mars 1442), battit et tua
l’évêque George Lespes à Szent-Imreh,
et vint assiéger Hermanstadt. Alors parut pour la
première fois, dans les guerres des Hongrois contre les Ottomans, Jean Hunyade, appelé Yanko par les
Turcs, et dont les brillants exploits devaient réparer les longs revers de sa
patrie; il accourut au secours de la ville avec Simon de Kemeny; Mezidbeg, enorgueilli de la victoire qu’il venait de
remporter à Szent-Imreh. marcha à leur rencontre. Il
avait désigné d’avance à des sipahis d’élite, connus par leur bravoure indomptable,
le cheval d’Hunyade et l’armure, dont il était
revêtu. Ceux-ci s’étaient engagés à le lui amener mort ou vif. Prévenu à temps
par ses espions, Hunyade changea sa monture et ses
armes contre celles de Simon de Kemeny, et ce dernier, attaqué de tous côtés
par les Turcs qui furent pris au déguisement, périt dans la mêlée avec trois
mille hommes de ses meilleures troupes. Les prodiges de valeur d’Hunyade et une sortie de la garnison d’Hermanstadt déridèrent du gain de la bataille.
Les Turcs, attaqués par devant et par derrière, se mirent
à fuir dans toutes les directions, abandonnant à l’ennemi les prisonniers
qu’ils traînaient à leur suite et laissant vingt mille morts sur la place; Mezidbeg et son fils furent massacrés; la fureur des
soldats de Jean Hunyade alla jusqu’à égorger sous ses
yeux, pendant qu’il était à table, ceux des Turcs qui étaient tombés entre
leurs mains. Les Hongrois n’avaient pas perdu plus de trois mille hommes.
Hunyade passa les Alpes, entra dans la Valachie par le défilé de la Tour-Rouge, et
ravagea tout le pays situé sur les deux rives du Danube. A son retour, il fut
reçu par ses concitoyens comme le sauveur de la patrie; tout aussi farouche que
ses soldats, Hunyade envoya à George Brankovich, desposte de Servie et
allié de la Hongrie, un char rempli de butin et de trophées. Il était traîné
par dix chevaux, et les têtes de Mezidbeg et de son
fils en couronnaient le faîte; un vieux Turc, placé au milieu de ces tristes dépouilles,
fut contraint de les offrir lui-même à Brankovich.
Jaloux d’effacer le souvenir de ces revers par une éclatante vengeance, Mourad
donna ordre à Schehabeddin-Pascha de rassembler
quatre-vingt mille hommes, et de marcher contre la Hongrie. Aussi arrogant que Mezidbeg, Schehabeddin se vantait
publiquement qu’à la vue seule de son turban les troupes d’Hunyade se sauveraient, sans s’arrêter de plusieurs jours. Le général hongrois s’avança
contre lui avec quinze mille hommes seulement, mais il avait juré de vaincre ou
de mourir. Il rencontra Schehabeddin à Vasag, et le battit complètement dans l’espace de quelques
heures. Les Turcs perdirent, pendant le combat et dans leur fuite précipitée,
plus de monde encore que Mezidbeg n’en avait laissé
sous les murs d’Hermanstadt. Deux cents drapeaux et
cinq mille prisonniers, parmi lesquels Schehabeddin lui-même, restèrent au pouvoir des Hongrois (1449): Mourad eut à déplorer la
mort d’Osmanbeg, petit-fils de Timourtasch1 et de
plusieurs autres de ses malleurs officiers.
L’ambassadeur qu’il avait envoyé à Ofen, pour traiter
de la reddition de Belgrade, fut congédié sans réponse.
L’année qui suivit la bataille de Vasag fut illustrée par les plus beaux faits d’armes d’Hunyade.
Les Hongrois la désignent très improprement sous le nom de longue campagne, car
la campagne fut terminée au bout de cinq mois, et ce court espace de temps
avait suffi à Hunyade pour s’emparer de cinq places
fortes et remporter autant de victoires. Cette guerre avait été suscitée à
Mourad par le cardinal Julien, légat du pape Eugène IV. Commencée sous les plus hereux auspices, elle ne fut bientôt signalée que par
des désastres. Des hommes de tous les pays vinrent en foule se ranger sous les
drapeaux d’Hunyade dont la réputation inspirait la
confiance, et dont les talents militaires étaient en effet bien supérieurs à
ceux des autres généraux qui avaient jusqu’alors porté la guerre en Turquie.
Jamais, depuis la malheureuse expédition de Nicopolis, il ne s’était formé
contre les ennemis de la chrétienté une aussi formidable réunion de troupes. Le
gros de l’armée confédérée, composée pour la plupart de croisés hongrois, serviens, allemands et valaques, partit d’Ofen le juillet, et passa le Danube, sous les ordres de Brankovich, près de Semendra. Hunyade se mit à la tète de douze mille cavaliers d’élite,
envahit la Servie, dévasta les environs de Krussovaz et de Schehrkœï et s’avança jusque sous les murs de Nissa; Vladislas, roi de Hongrie et de Pologne, et le
cardinal Julien, suivaient avec vingt mille hommes à une distance de deux
journées de marche. La première rencontre eut lieu le 3 novembre 1443, sur les
bords de la Morawa, dans les environs de Nissa. Les détails les plus fidèles sur cette mémorable
bataille se trouvent consignés dans le compte qu’en rendit Hunyade lui-même, cinq jours après, à son collègue Nicolas d’Uilak,
voïévode de Transylvanie. Trois colonnes de l’armée de Mourad, conduites, la
première par Isabeg, fils d’Ewrenos, la seconde par
un beg dont le nom n’est pas connu, la troisième par Tourakhanbeg, vinrent se heurter l’une après l’autre contre
les rangs profonds des chrétiens. Parmi les chefs qui commandaient l’élite de
l’armée, on remarquait les begs de Widin et de Sofia, Alibeg, fils
de Timourtasch, Balaban, beg de Tokat, Kasim-Pascha, beglerbeg de Roumilie, et Mahmoud-Tschelebi, beg de Boli, gendre de Mourad et frère du grand-vizir
Khalil. Toute la bravoure des Turcs échoua contre les habiles dispositions d’Hunyade: neuf drapeaux enlevés, quatre mille prisonniers,
deux mille hommes tués et la retraite précipitée de Mourad derrière l’Hémus, témoignèrent de la supériorité du général chrétien
sur son adversaire. Hunyade le suivit pas à pas, prit
Sofia, et se dirigea de là sur Philippopolis, à
travers les hauteurs escarpées et couvertes de neige du Balkan.
Mais il lui fallait franchir le pas de Succi, où Mourad s’était retranché. Ce passage,
célèbre dans l'antiquité et qui porte encore le nom de Porte-de-Trajan, offre
deux défilés dont l'accès est également périlleux. L’un, situé à l’ouest et
appelé Soulouderbend ou défilé aqueux (le défilé de Suci, d’Ammien), est fermé par la porte que Trajan y fit
construire ; l’autre appelé défilé d’Isladi ou Slatiza, du nom de la rivière qui coule vers le nord, est
d’un accès tout aussi difficile. Mourad les avait fait barrer avec des blocs de
rocher, ajoutant ainsi un nouvel obstacle à ceux qu’y apportait naturellement
dans cette mauvaise saison le séjour des neiges et des glaces. Lorsque les
Turcs aperçurent l’avant-garde d’Hunyade, ils firent
couler pendant toute une nuit de l’eau sur le flanc des montagnes, en sorte que
le lendemain, au point du jour, un mur de glace semblait interdire toute tentative
à la cavalerie hongroise. Cependant les soldats d’Hunyade,
encouragés par son exemple, s’avancèrent malgré tous les dangers; mais, arrivés
devant la Porte-de-Trajan, ils la trouvèrent si bien barricadée, qu’ils se
virent obligés de rebrousser chemin. Ils se portèrent (dors vers le défilé d’Isladi qui, par la nature mémé du sol, ne pouvait pas être
aussi solidement fermé. Là s’engagea, le
24 décembre, entre les Turcs et les Hongrois, un combat d’autant plus terrible
que ces derniers avaient encore à lutter contre les avalanches et les masses de
rochers ou de glace qui se détachaient incessamment de la crête des montagnes.
L’issue du défilé fut enfin forcée, et les vainqueurs saluèrent des hauteurs de
l’Hémus les riantes campagnes qui se déroulaient sous
leurs yeux. Julien et les croisés, Vladislas et ses Polonais, suivirent les
traces d’Hunyade, et se réunirent à lui au-delà du
Balkan. L’armée chrétienne livra une nouvelle bataille aux troupes de Mourad,
au pied du Mont-Cunobizza dans les champs de Yalowaz. Ce fut la seule où Vladislas assista en personne
avec son secrétaire Callimachus, qui a écrit
l’histoire de cette époque comme témoin oculaire, et qui y fut blessé d’une
flèche au doigt. Les Turcs furent encore battus, et parmi les prisonniers qui
tombèrent entre les mains des croisés, on cite Kasim, le beglerbeg de Roumilie, et Mahmoud-Tschelebi, le sandjak de Boli, frère du grand-vizir et gendre de Mourad. Hunyade en fit massacrer cent soixante-dix, et ramena les
deux begs à Ofen où il
entra en triomphe.
Cependant le prince de Karaman, le plus remuant des
vassaux du sultan, avait pour la troisième fois secoué le joug; après avoir
ravagé tout le pays entre Kutahia et Angora, et
depuis Boulawadin jusqu’à Sivrihissar,
il prit successivement Akhissar, Akschehr et Begschehr (la ville des princes). Mourad, laissant à ses
généraux le soin de défendre les frontières de l’empire en Europe contre les
tentatives des Hongrois, passa en Asie pour châtier son vassal : il pénétra
dans la Karamanie, et saccagea Iconium, Larenda et plusieurs autres villes. Mais les nouveaux
succès d’Hunyade le rappelant en Europe, il accorda
aux prières de sa sœur, la femme du prince de Karaman, et de Kara-Sourouri, son vizir, le pardon du rebelle. Alaeddin, l’aîné
des fils du sultan, qui l’avait accompagné dans cette campagne, retourna dans
ses Etats d’Arménie, et Mourad reprit lui-même le chemin d’Andrinople. Fatigué
de faire la guerre et obsédé par les supplications de sa seconde sœur, mariée,
à Mahmoud-Tschelebi, prisonier des chrétiens, il
résolut de terminer la querelle qui désolait le nord-ouest de son empire; à cet
effet, il restitua la Valachie au voïévode Drakul; il
rendit au despote Brankovich ses deux fils, et les
forteresses de Schehrkœï, de Krussovaz et de Semendra il envoya en même temps son chancelier, Grec
renégat, auprès de Jean Hunyade, qu’il croyait
vice-roi de Hongrie et auquel les historiens ottomans ont donné ce titre. Le
général hongrois détrompa l’ambassadeur qui s'adressait à lui pour négocier la
paix, et le renvoya à la diète du royaume, assemblée, à Szegedin.
Vladislas attendit jusqu’à l’entrée du printemps les troupes auxiliaires, que
ses alliés s’étaient engagés à lui fournir pour continuer la croisade; mais ne
les voyant pas arriver, il céda enfin aux conseils d’Hunyade et de Brankovich, qui, malgré les insinuations du
pape et de l’empereur de Constantinople, le pressaient d’accepter les
propositions de Mourad. La paix fut conclue et ratifiée à Szegedin,
le 12 juillet 1444, pour dix ans et aux conditions suivantes : la Servie et la Herzégovine
seraient restituées à leur ancien maître. George Brankovich.
La Valachie serait réunie à la Hongrie; le sultan paierait une somme de
soixante-dix mille ducats pour la rançon de Mahmoud-Tschelebi, son gendre. Ce
traité fut écrit dans les deux langues et confirmé des deux côtés par la foi du
serment. Les Turcs avaient demandé que le roi de Hongrie jurât sur l’hostie,
mais Grégoire Savori ne voulut point le permettre;
Vladislas prêta serment sur l’Evangile, Mourad sur le Koran.
Pendant ces négociations, Mourad, espérant obtenir le
repos qu’il achetait par tant de sacrifices, retourna en Asie où il avait reçu,
dans les premiers jours de l’été, la nouvelle de la mort de son fils Alaeddin.
La carrière agitée qu’il avait parcourue n’avait point étant chez Mourad les sentiments
du cœur, et cette perte l’affligea profondément; jusqu’ici il ne s’est montré à
nous que sur les champs de bataille, et nous n’avons pu refuser à ses talents
militaires un juste tribut d’admiration; mais il avait aussi de hautes vertus, et
nous devons à celles-là, qui ne sont pas d’ordinaire l’apanage des conquérons,
un hommage éclatant. Dans sa vie privée, Mourad, malgré de nombreuses
aberrations, nous apparaît comme un homme supérieur. Loin de suivre l’exemple
de son grand-père Bayezid, qui s’assura la couronne par le meurtre de ses
frères, ou celui de Mohammed Ier, son père, qui les abandonna à l’empereur de
Byzance, Mourad, à son avènement, respecta la vie et la liberté des siens; ils
vécurent tranquillement à Brousa, jusqu’au moment où la peste les enleva, et le
sultan les regretta comme il les avait aimés. Des deux prétendants qui lui
disputèrent un instant l’empire, le premier, Moustafa, son onde, ne périt que
parce qu’il fut pris les armes à la main, et sa mort ne peut lui être imputée à
crime. Le second, aussi appelé Moustafa, frère puîné du sultan, fut assassiné à
son insu, et l’on ne doit pas en accuser Mourad qui le pleura sincèrement.
Humain et fidèle à sa parole, il n’adopta point les affreux principes de son
ancien gouverneur (Lala), Yourkedj-Pascha, si
tristement célèbre par sa perfidie et par sa cruauté. Pour hâter la conquête de
Thessalonique, Mourad avait promis le pillage à ses janissaires, mais il ne
permit pas le massacre, et nous ne voyons pas le conquérant barbare
ensanglanter les rues de cette ville comme l’empereur chrétien Théodose. Sous
le règne de ce dernier, et par ses ordres, sept mille citoyens avaient payé de
leur vie un acte de révolte peu menaçant. Lorsque Mourad prit d’assaut Thessalonique,
les habitants ne perdirent que la liberté, et encore un certain nombre d’entre eux
obtinrent-ils, moyennant rançon, la permission de rentrer dans la ville et d’y
reprendre leurs anciennes demeures.
Si nous ne voulons pas nous en rapporter exclusivement au
suffrage des Ottomans, écoutons parler les ennemis naturels de Mourad, les
historiens grecs. «Il avait, dit Ducas, d’excellentes mœurs et une grande bonté d'âme.» Chalcondyle ajoute : « C’était un homme juste et équitable.»
Mais les faits eux-mêmes parlent plus haut encore que ces témoignages. Le respect
religieux de Mourad pour la vie de ses frères, sa condescendance aux prières de
ses sœurs qui obtinrent de lui, l’une le pardon du prince de Kermian et la paix
en Asie, l’autre le rachat de Mahmoud-Tschelebi et la paix en Europe; la
douleur qu’il ressentit à la mort d’Alaeddin, et enfin la résolution philosophique
qu’il prit, à la suite de cet événement, de descendre du trône dans la force de
l’âge et au milieu de tous ses triomphes, témoignent de la bonté de son cœur,
et d’un esprit mûri par l’expérience et la réflexion.
Mourad n’avait encore atteint que sa quarantième année,
lorsqu’il se décida à remettre les rênes de l’empire dans les mains de son fils
Mohammed, âgé alors de quatorze ans. Toutefois la grande jeunesse du prince ne
laissait pas que de lui inspirer de vives inquiétudes. Pour le préserver des égarements
auxquels son inexpérience aurait pu l’entraîner, il lui adjoignit ses anciens
vizirs, à l’exception de Tourakhan qui, depuis le
désastre d’Isladi, était détenu dans les prisons de
Tokat. Khalil-Pascha, en sa qualité de grand-vizir,
continua, au nom du nouveau sultan, à diriger les affaires de l’État, et Moïla-Khosrew resta chargé des fonctions de juge d’armée.
Ayant ainsi satisfait à ses derniers devoirs de souverain, Mourad se retira à
Magnésie, suivi de ses deux confidents Ishak Pascha et Hamzabeg, son
grand-échanson. Pour soutenir jusque dans sa retraite la dignité de son rang,
Mourad s’était réservé les revenus des provinces de Mentesché, de Saroukhan et d’Ajdin,
c’est-à-dire de la plus belle partie de la Carie, de la Méonie et de l’Ionie. Il voulait, sous le ciel de ces beaux pays et dans la société de
ses favoris, achever, dans le repos et les plaisirs, une vie jusque-là si
agitée.
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