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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 
 

 

 

LIVRE VIII.

Recherches sur la question de la cage de fer. — Conquête de Smyrne. — Mort de Bayezid et guerre de succession. — Premiers faits d'armes de Mohammed Ier. — Défaites d'Isa. — Incursions de Soleiman, ses penchant voluptueux, sa fin. — Monta. — Poètes et savons sous Soleiman et Mousa.

 

La bienveillance avec laquelle Timour traita son prisonnier enhardit celui-ci à tenter de s’évader. Mohammed, l’un de ses trois fils, qui avait échappe par la fuite au désastre d’Angora, résolut de délivrer Bayezid, sur lequel on n’exerçait pas une surveillance rigoureuse. Des mineurs turcs s’introduisirent pendant la nuit dans le camp ta tare, et commencèrent, d’une tente voisine, à creuser un chemin souterrain dans la direction de celle de Bayezid. Ils étaient déjà parvenus au milieu de cette dernière, lorsque la com­pagnie qui, dés les premiers rayons du jour, venait relever la garde du sultan, découvrit le travail des mineurs, et, ce qui confirma les soupçons que fit naître cette découverte, trouva Bayezid et Firouzbeg, le chef des eunuques, éveillés et debout. Les mineurs eurent le temps de prendre la fuite. Timour, violemment irrité de la tentative du sultan, l’accabla de reproches et fit décapiter Khodja-Firouz pour avoir favorisé l’entreprise. Dès ce moment, une garde plus nombreuse veilla sur le prisonnier qui fut enchaîné pendant la nuit1. Cette extrême sévérité et une fausse interprétation du mot turc kafes, qui signifie cage et aussi chambre ou litière grillée, ont donné lieu au conte de la cage de fer, que tous les historiens européens ont répété, en s’appuyant de l’autorité du Byzantin Phranzes et du Syrien Arabschah. Comme cette fable a été, pendant plus de trois siècles, le texte de déclamations philosophiques , et comme le célèbre historien de la décadence et de la chute de T'empire byzantin a lui-même jugé à propos de discuter cette question, nous n’hésitons pas à l’examiner à notre tour, mais plus complètement, et, s’il se peut, avec plus de vérité que Gibbon , qui n’a consulté sur ce point important ni le témoin oculaire Schildberger, ni les plus anciens chroniqueurs ottomans, tels qu’Aschikpaschazadé, Neschri et Seadeddin. Nous aurons recours non-seulement aux historiens européens de l’époque et aux Byzantins, mais encore aux auteurs orientaux qui ont tracé le récit des guerres de Timour et aux écrivains ottomans ; de nos investigations, faites avec attention et conscience, jaillira sans doute la vérité.

L’écuyer bavarois Schildberger, qui, ayant été fait prisonnier à la bataille de Nicopolis, a raconté, dans les plus petits détails, le massacre des chrétiens, ne dit rien qui puisse seulement faire soupçonner l’existence de la cage de fer en question. Or, comment supposer que cet historien eût passé sous silence un fait de cette nature, s’il eût été vrai, lui qui, après la journée d’Angora, dans laquelle il fut une seconde fois fait prisonnier, devint l’esclave de Schahrokh, puis de Miranschah, lui qui n’a omis dans son récit rien de ce qui peut nous donner' une idée exacte de cette mémorable bataille, qui décrit avec un soin si scrupuleux la montagne sur laquelle se retira Bayezid avec les dix mille janissaires , lui, enfin, qui raconte dans toutes ses circonstances, dans tous ses accidents, la captivité du sultan? Et ce qui contribue surtout à rendre son témoignage irrécusable, c’est que les historiens byzantins et musulmans s’accordent parfaitement avec lui sur les détails de la bataille et sur les particularités qui ont précédé et suivi ce grand événement. Boucicault, dans ses Mémoires publiés vers ce même temps, dit que Bayezid mourut dans d’horribles souffrances, ce dont on ne peut rien conclure, si ce n’est que la mort dans les fers est toujours cruelle, même lorsqu’aucune violence ne l’occasionné. Des trois historiens byzantins qui parlent avec détails de la captivité du sultan, Ducas  et Chalcondyle, les seuls de tous ces chroniqueurs qui soient dignes de foi, ne font mention que de chaînes dont on chargeait l’auguste prisonnier, et encore Ducas ajoute-t-il qu’on ne l’enchaînait que la nuit pour lui ôter toute possibilité d’évasion. Phranzes, qui d’ordinaire est très inexact dans le récit des faits qui ont eu l’Orient pour théâtre, parie seul d’une cage de fer. Les Persans, tant prosateurs que poètes, qui ont écrit l’histoire de Timour, Cherefeddin de Yezd et le poète épique Hatefi, auteur du Timournameh, se bornent à raconter l’accueil bienveillant que le vainqueur fit à son captif, et ne font pas plus mention d’une cage de fer que Lari et Djenabi, historiens graves et véridiques. Les contemporains Ibn-Hadjr, auteur d’une Biographie des hommes célèbres du huitième siècle de l'hégire, et Ibn-Schohné, le même qui, à Damas, eut avec Ti­mour une entrevue dont nous avons plus haut rendu compte, ne confirment pas davantage l’opinion de Phranzes. Le silence de ces six écrivains dément donc suffisamment l’assertion du Syrien Arabschah, qui commence chaque chapitre de son ouvrage par une injure contre Timour, et qui sacrifie toute vérité à la sonorité de sa prose rimée. Enfin, le plus ancien historien ottoman, Aschikpaschazadé, dit, d’après un témoin oculaire qui servait alors dans la garde d’honneur de Bayezid, et qui plus tard devint gouverneur d'Amassia, que le sultan fut porté dans une litière grillée comme une cage, entre deux chevaux. Quant à Neschri, voici en quels termes il raconte le fai1: « Timour fit faire une litière dans laquelle on le porta (Bayezid) comme dans un kafes, entre deux chevaux.» C’est évidemment ce passage mal compris qui a donné lieu à la fable de la cage de fer. Kafes signifie, comme nous l’avons déjà dit, non seulement une cage, mais aussi tout cabinet de femme dont les fenêtres sont grillées, et l’on désigne même sous ce nom l’appartement des princes ottomans dans le sérai de Constantinople. Kafes s’entend aussi des litières grillées dans lesquelles voyagent les femmes du harem, et ce fut précisément dans une pareille litière que Bayezid fut porté. Des chroniqueurs ottomans, sous tous les rapports peu dignes de confiance, transformèrent plus tard, sur la foi du Syrien Arabschah, cette litière grillée en une cage de fer; mais pas un seul historien turc, de quelque poids, ne confirme de son témoignage l’assertion de cet auteur. Ecoutons, au surplus, les paroles de Seadeddin, l’historiographe de l’empire et l’un des écrivains les plus estimés; il dit, dans sa Couronne des Histoires: « Ce que certains faiseurs de contes  disent, dans plusieurs histoires turques, de l’emprisonnement de Bayezid dans une cage de fer, est de pure invention. Si le sultan avait réellement subi un pareil traitement, Mewlana-Cherefeddin, le panégyriste de Timour, aurait mis tout son talent à le louer de cette mesure. Comme la vue odieuse des Tatares excitait sans cesse sa colère (de Bayezid), il désira être porté dans une litière. Ceux qui voudront se mettre à sa place comprendront qu’il préféra voyager de cette manière, et qu’il lui était impossible, vu son caractère impétueux, de supporter la vue de ses ennemis. Ceux qui ne savent pas distinguer une litière d’une cage sont du nombre des personnes qui prennent le ciel pour là terre.»

Le conte de la cage de fer est aussi dénué de fondement que celui d’après lequel Timour se serait servi du dos de son prisonnier, comme d’un marche-pied, pour monter à cheval. On en peut .dire autant des discussions qui, suivant quelques historiens grecs, arabes, persans et turcs, auraient eu lieu pendant la captivité de Bayezid entre ce souverain et son vainqueur. Néanmoins comme ces colloques, malgré le peu de confiance qu’ils méritent, peuvent faire apprécier jusqu’à un certain point l’esprit de l’époque en Orient, et donner une idée de la philosophie des princes asiatiques, nous croyons qu’il ne sera pas inutile d’en rapporter quelquesunes. La conversation la plus curieuse, et en même temps la plus authentique de Timour avec Bayezid, est celle qui eut lieu entre les deux souverains à leur première entrevue sous la tente impériale. Et qu’on remarque bien que nous disons la plus authentique, quoique Cherefeddin, l’historiographe persan de Timour, n’en fasse point mention, et uniquement parce que la plupart des historiens turcs la répètent. L’entretien roulait sur les diverses circonstances de la bataille. Tout-à-coup Timour s’adressant au sultan, lui dit: « Toi et moi nous devons à Dieu, notre seigneur, une reconnaissance toute particulière pour les empires qu’il nous a confiés.— Pourquoi? demanda Bayezid.—Pour les avoir donnés à un boiteux tel que moi et à un paralytique tel que toi, et par cela seul qu’il m’a confié à moi, boiteux, la domination de l’Asie depuis l’Inde jusqu’à Siwas, et à toi, paralytique, celle des pays qui s’étendent depuis cette dernière ville jusqu’en Hongrie, il est évident qu’aux yeux de Dieu la domination du monde n’est rien; car, s’il en était autrement, au lieu de la donner à deux hommes estropiés comme nous, il l’aurait accordée à un souverain sain de corps et ayant les membres bien faits.» Puis il ajouta: « C’est parce que tu as été ingrat envers Dieu, parce que tu n’as pas voulu reconnaître ses bontés, qu’il t’a envoyé ce châtiment par moi, son fléau; maintenant, mon frère, ne t’inquiète point, l’homme qui se porte bien rentre facilement au sein de la prospérité.» On apporta ensuite un plat de lait caillé; à la vue de ce mets, le visage de Bayezid s’assombrit tout-à-coup. Timour lui ayant demandé le motif de sa tristesse suinte, il lui dit qu’Ahmed-Djelaïr, le prince des Ilkhans, qu’il avait pris sous sa protection après son expulsion de Bagdad, lui avait prédit qu’un jour il mangerait du lait caillé avec l’empereur tatare. «Ahmed-Djelaïr, dit Timour, est un homme d’une haute sagesse, et je lui porte une vive reconnaissance, car s’il n’était pas demeuré auprès de, toi, tu ne serais pas ici.» Lorsque, quelque temps après cette première entrevue, le harem de Bayezid fut enlevé à Brousa et que sa tentative d’évasion lui eut valu un traitement plus rigoureux, Timour, s’il faut en croire quelques historiens, pour se moquer de la passion du sultan pour la chasse, lui envoya une. troupe de chiens et de hérons. Bayezid irrité lui fit dire: « Assurément , les chiens et les oiseaux de chasse ne te conviennent guère à toi, Timour, l’usurpateur barbare, mais ils me conviennent à moi, prince élevé pour occuper le trône, à moi fils de Mourad et petit-fils d’Ourkhan.» Blessé par ces paroles hautaines, Timour accabla son malheureux prisonnier de poignantes railleries et d’humiliations dont en vainqueur généreux il aurait dû s’abstenir. Un jour, dans un festin, il alla jusqu’à violer ouvertement les usages sacrés du harem; il fit présenter le vin par l’épouse de Bayezid, la princesse servienne, dans le but suis doute de se venger de l’insulte que lui avait faite le Sultan en le menaçant de le séparer de son harem. Plus tard, lorsque les fils de Bayezid se furent, pendant la captivité de leur père, partagé les provinces ottomanes d’Asie et d’Europe, Timour demanda un jour, à l'infortuné sultan, si ses fils le reconnaîtraient encore comme souverain dans le cas où il lui rendrait la liberté. Bayezid répondit: « Brise mes fers, et je saurai bien les faire rentrer dans l’obéissance. » A ces mots, qui prouvaient que l’ambition était toujours vivante au cœur du sultan, Timour lui dit: « Du courage, khan, je veux seulement te conduire à Samarkand, et de là je te renverrai dans tes Etats.» Bayezid, qui comprit le véritable sens des paroles de l’empereur, tomba, dés ce moment, dans une profonde mélancolie qui ne contribua pas peu à hâter sa mort. Djenabi dit que, trois jours avant d’expirer, Timour lui avait rendu la liberté. Sentant que sa dernière heure était arrivée, il adressa à son vainqueur trois prières: la première était de ne point exterminer sa famille; la seconde, de ne plus dévaster le pays de Roum et de ne plus en détruire les nombreuses forteresses, asiles et boulevards de l’islamisme; la troisième, de ramener dans leur patrie les Tatares qui s’étaient fixés dans l’Asie-Mineure. Nous reviendrons sur ce point lorsque, en suivant l’ordre chronologique des événements, nous serons arrivés à la mort de Bayezid, que nous avons prématurément mentionnée , car elle n’eut lieu qu’un an après la bataille d’Angora. Reprenons maintenant la série des faits historiques qui se succédèrent à partir de la victoire de Timour au pied du mont Stella.

L’armée ottomane était anéantie. Le mirza Mohammed-Sultan, fils de Djihanghir, à la tête de trente mille cavaliers, poursuivit le prince Soleiman, fils aîné de Bayezid, qui fuyait à toute bride vers Brousa avec le grand-vizir, l’aga des janissaires, les beglerbegs, le soubaschi et d’autres officiers supérieurs. Timour avait à cœur de s’emparer de la personne du prince avant qu’il eût pu enlever les trésors de l’État conservés à Brousa pour les faire passer en Europe. Aussi la rapidité de Mohammed-Sultan fut telle qu’il fit ce long trajet en cinq jours. Des trente mille cavaliers qui l’accompagnaient, quatre mille seulement arrivèrent avec lui sous les murs de Brousa. Il s’en fallut de bien peu que Soleiman ne tombât entre les mains de ses ennemis, car il eut à peine le temps de se jeter dans une barque pour se réfugier en Europe.

La prise de Brousa fut marquée par toutes les horreurs qui signalaient d’ordinaire les conquêtes des hordes de Timour. Les écoles et les mosquées furent transformées en écuries; les femmes et les filles de Bayezid, la fille d’Ahmed-Djelaïr, fiancée de son fils Moustafa, les princes de Karamanie, alors prisonniers dans la première capitale des sultans ottomans, tombèrent au pouvoir des Tatares. Tous les trésors de l’empire, une quantité considérable de vaisselle d’or et d’argent, de riches étoffes et d’objets précieux, que, dans sa. fuite précipitée, Soleiman n’avait pu emporter, devinrent aussi la proie des vainqueurs. Après que l’inventaire du trésor public eut été fait par deux secrétaires de Timour, Mohammed-Sultan livra la ville au pillage et aux flammes.

Les protégés de Bayezid, Ahmed-Djelaïr et Kara-Youssouf, de la dynastie du Mouton-Noir, étaient parvenus, quelque temps auparavant, à se sauver, le premier à Bagdad, le second à Kaiszarije; d’autres moins heureux, tels que le grand Scheikh Mohammed Bokhari, le légiste Schemseddin Fenari et le savant Mohammed-Djezeri, furent saisis dans leur fuite. Ces trois célèbres personnages furent conduits en présence de l’émir Noureddin, premier gouverneur du prince tatare et commandant de Brousa, qui les délivra de leurs fers et les envoya, avec les égards qui leur étaient dus, à Timour qui se trouvait alors à Kutahya.

Nous avons déjà fait mention du moufti Fenari, ainsi que du Scheikh Bokhari, qui avait su se faire aimer de la sœur de Bayezid et l’avait épousée. Djezeri est aussi renommé comme commentateur du Coran que le philologue persan Firouz-Abadi. Dans le voyage qu’il fit avant la guerre de Timour contre Bayezid, ce savant homme était venu visiter Brousa où le sultan ottoman l’avait comblé de bienfaits et s’était inutilement efforcé de le retenir à sa cour. Timour accueillit avec distinction les trois illustres prisonniers et les engagea a le suivre à Samarkand; Djezeri seul accepta. Nous le verrons plus tard ambassadeur auprès du sultan d’Égypte. Au retour de Timour dans ses États, Djezeri, en sa qualité de grand-mollah des Tatares, fut, suivant l’histoire orientale, désigné pour lire publiquement les contrats de mariage, lors de la célébration des noces des petits-fils et des petites-filles de l’empereur, qui eurent lieu à Samarkand. Mohammed-Sultan, après avoir réuni à Brousa les cavaliers qui l’avaient abandonné en route, en envoya dix mille à Nicée sous le commandement de son cousin le prince Eboubekr; en même temps il dirigea un second corps de troupes, commandé par Sewindjik, sur Khemlik, avec ordre de longer les côtes et de poursuivre aussi loin que possible le prince Soleiman. Nicée et Khemlik, villes qui depuis les croisades n’avaient pas subi de semblables dévastations, furent saccagées par les hordes tatares et leur population fut réduite en esclavage. Soleiman, que les Byzantins et les historiens persans nomment Musulman, s’embarqua pour la Thrace, au moment même où les troupes de Mohammed-Sultan atteignaient le bord de la mer. Les cavaliers de Mirza-Eboubekr ravagèrent tout le pays qui s’étend au nord de Nicée jusqu’à Yenidjé-Tarakdji, et Mirza-Mohammed-Sultan parcourut en conquérant le territoire de Karasi jusqu’à Mikhalidj sur le Rhyndacus, semant au loin la terreur et laissant partout sur son passage des traces de son aveugle barbarie. Ce fut à Karasi qu’il reçut d’Eboubekr-Mirza la nouvelle de la fuite de Soleiman en Europe. Il en instruisit aussitôt Timour par un message. Cent courriers furent chargés d’accompagner l’envoyé du prince, et ce n’était pas trop de ce nombre, car ils furent attaqués, dans un défilé entre Kutahya et Brousa, par une troupe de paysans armés, auxquels ils n’échappèrent qu’avec la plus grande difficulté.

Mohammed-Sultan fut rejoint à Mikhalidj par l’avant-garde sous les ordres d’Eboubekr-Mirza et l’émir Sewindjik qui avait saccagé tous les villages situés sur le bord de la mer. Peu de temps après son retour à Brousa, le prince célébra, dans la plaine de Yenischehr, son mariage avec la fille aînée de Bayezid.

Pendant les sanglantes conquêtes de Mohammed-Sultan, fils de Miranschah, et d’Eboubekr-Mirza, fils de Djihanghir, dans le pays qui s’étend au nord de Kutahya, Houseïn-Mirza et Émir-Schah, gouverneur du Khowaresm, avaient ravagé, l’un les territoires de Hamid et de Tekieh, dans la partie méridionale de l’Asie-Mineure, l’autre les provinces d’Aïdin et de Saroukhan. Houseïn-Mirza s’était emparé des villes d’Akschehr et de Karahissar, qu’il avait incendiées et inondées de sang; quant à Émir-Schah, il avait parcouru, le fer et la flamme à la main, les deux- provinces ci-dessus désignées jusqu’à la mer.

Les trésors de l’empire ottoman, le harem de Bayezid et les deux princes de Karamanie, furent conduits par l’émir-Scheikh Noureddin à Kutahya, où se trouvait alors Timour. Les femmes de l’auguste prisonnier s’avançaient au son de la musique et entourées de danseurs. Timour renvoya au sultan la princesse servienne son épouse; mais il exigea préalablement que cette princesse qui, même au milieu du harem de Bayezid, était jusqu’alors restée fidèle à sa religion, abjurât sa croyance et embrassât l’islamisme. Quant aux princes de Karamanie, ils n’eurent qu’à se louer de la générosité du souverain tatare. L’aîné, Mohammed, fut, en signe de considération, revêtu d’un kaftan et ceint d’une riche ceinture; il fut en même  temps investi du gouvernement de toute la Karamanie et des villes de Koniah, Larenda, Akseraï, Antalia, Alaiyé, Akschehr, Siwrihissar et Begbazari, dont les territoires formaient les États que Bayezid avait enlevés au père de Mohammed.

Après un séjour d’un mois à Kutahya, où ses petits-fils, de retour de leurs expéditions, étaient venus lui rendre hommage, Timour fit exécuter plusieurs des plus braves chefs de son armée, avec leurs familles, pour avoir commis divers attentats; il donna ensuite une grande fête à laquelle assista Bayezid et pendant laquelle on vit des esclaves de tous les pays servir le vin aux hôtes du souverain tatare.

Ce fut à cette époque que Timour envoya le célèbre grammairien Youssouf Djezeri en Égypte pour sommer le sultan de rendre enfin à la liberté son général Otlamisch. L’empereur demandait en outre dans sa lettre que la monnaie qui se frappait au Caire fût désormais battue à son coin, et la prière publique faite à son nom. Deux autres ambassadeurs partirent pour Constantinople afin de réclamer de l’empereur grec le tribut qu’il devait payer à Bayezid. Enfin deux envoyés tatares se rendirent auprès du fils aîné de Bayezid, Souleiman, qui avait établi sa résidence à Guzéldjé- hissar, fort élevé par son père sur la rive asiatique du Bosphore. Us invitèrent le prince à venir lui-même à la cour de l’empereur ou à payer le tribut qu’exigeait ce dernier, disant que, s’il se refusait à l’un et à l’autre, l’armée tatare marcherait contre lui et saurait bien le contraindre à obéir. Quelque temps après, les ambassadeurs envoyés à Constantinople revinrent accompagnés de députés grecs chargés par leur maître, l’empereur de Byzance, d’offrir à Timour hommage et tribut. Le messager du prince Soleiman joignit Timour dans la ville de Boulouk. Ce messager était le Scheikh Ramazan qui présenta à l’empereur, de la part du prince, des chevaux et des animaux dressés pour la chasse. Il avait en outre pour mission de déclarer que Soleiman était prêt à comparaître à la sublime porte du conquérant, si celui-ci voulait pardonner à son père et le traiter selon son rang. Timour accueillit favorablement le Scheikh et lui dit en lui remettant un bonnet brodé d’or et une ceinture d’or: « J’ai oublié le passé; que ton maître vienne donc sans crainte auprès de moi, afin qu’il n’existe plus entre nous, aucun sujet de froideur et que je puisse lui donner à lui-même des preuves de mon amitié.» Puis il congédia Ramazan avec de nouveaux témoignages de considération. Il ne traita pas avec autant de bienveillance le beglerbeg de Bayezid, Timourtasch, dont il avait découvert et confisqué les richesses à Kutahia. Il le fit amener en sa présence, et lui dit d’un ton irrité: «Dans quel but as-tu amassé ces trésors? Ne pouvais-tu pas les employer à rassembler une armée pour défendre ton maître? Les conseillers et les ministres qui thésaurisent sans s’inquiéter des besoins de l’armée sont la ruine des empires.»—«Mon empereur, répondit Timourtasch, ne l’est pas d’hier; il n’a pas besoin de l’or de ses conseillers et de ses ministres pour former des armées, comme les nouveaux princes qui, avant leur avènement, n’ont jamais possédé de trésors.»—«Tu expieras cette réponse insolente, répliqua Timour, par la perte éternelle de ta liberté, que j’étais disposé à te rendre à toi et à tes enfants.»

Tandis que le conquérant cherchait à tirer parti de sa victoire par des voies pacifiques, l’avant-garde tatare dévastait les provinces de Mentesché, de Tekké, d’Aïdin et de Saroukhan. Mohammed-Sultan et Mirza-Eboubekr établirent leurs quartiers d’hiver à Magnésie et Schahrokh dans le sandjak de Kermian. Bientôt Timour se mit lui-même en mouvement; il longea la côte et se rendit devant Smyrne en passant par Éphèse. Près du pont construit par Timourtasch sur le Mæander, il donna audience aux fils du prince de Mentesché, qui, chassés par Bayezid des États de leur père, avaient trouvé un refuge chez Isfendiar, prince de Sinope. Isfendiar lui-même, fils de Kœturum-Bayezid, dépouillé par le sultan ottoman de ses possessions, et notamment des villes de Kastemouni et de Samsoun, vint solliciter l’appui de l’empereur tatare. Timour s’empressa de restituer aux princes d’Aïdin et de Kermian leur territoire paternel, dans le but secret d’affaiblir la puissance ottomane par l’accroissement de celle des princes voisins dépossédés par le sultan. Le même motif lui avait fait donner les pays limitrophes de l’Arménie et de la Perse à son vassal Taherten, prince d’Erzendjan, à Ibrahim, seigneur de Schirwan, et à Kara Youlouk, fondateur de la dynastie du Mouton-Blanc. Dès qu’il eut ainsi rendu à leurs possesseurs légitimes certaines provinces de l’empire ottoman d’Asie, il vit les fils de Bayezid se disputer avec acharnement celles qu’il n’avait pas encore soumises, et le spectacle de cette anarchie lui causa une vive satisfaction. Afin de lui donner un nouvel aliment, il entretint les espérances des fils du sultan par des promesses adroitement faites à leurs ambassadeurs. C’est ainsi que le Scheikh Ramazan étant venu une seconde fois offrir à Timour les hommages de son maître, obtint pour ce dernier un diplôme par lequel l’empereur l’investissait de la souveraineté des provinces ottomanes d’Europe; c’est ainsi qu’il accueillit avec bienveillance et distinction Koutbeddin, l’envoyé d’Isa Tschelebi, celui des fils du sultan qui s’était réfugié en Karamanie; même réception fut faite à Sofi-Bayezid qui se rendit au camp de Timour pour offrir de la part de son jeune maître, Mohammed-Tschelebi, soumission et tribut, et pour excuser le prince de n’être pas venu s’acquitter en personne de ce devoir, ainsi que le vainqueur l’avait exigé.

Timour partit enfin de Kutahya avec son armée et se dirigea sur Smyrne. Ayant appris que cette place était habitée par un grand nombre de chrétiens, il ordonna à ses généraux d’avant-garde d’en commencer aussitôt le siège. Lui-même arriva sous les murs de la ville le 1er décembre 1402 (6 djemazioul-ewel 805). Fidèle aux lois du Prophète, il envoya d’abord aux chevaliers de Rhodes qui, depuis cinquante-sept ans, étaient maîtres de Smyrne, un héraut, pour les sommer d’embrasser la religion musulmane ou bien de payer tribut, les menaçant, en cas de refus, de les passer tous au fil de l’épée. Le frère Guillaume de Mine, maître de l’hôpital, qui avait été chargé par le grand-maître de l’Ordre de la défense de la place, rejeta avec mépris les propositions de l’empereur. A peine la réponse du commandant chrétien fut-elle connue, que le bruit des tambours et des timbales et le cri de guerre accoutumé se firent entendre. L’armée tatare attaqua la ville de trois côtés, c’est-à-dire sur tous les points par lesquels elle est accessible du côté de la terre. On dressa des machines pour battre les murs en brèche, et lancer sur la citadelle des marmites de feu grégeois et des flèches enflammées; mais ce fut sans succès. Alors Timour fit entourer la place d’un rempart le long duquel s’élevaient de distance en distance des tours dont chacune contenait, outre deux cents soldats, les échelles nécessaires pour escalader les murs. Ces tours, supportées par des roues, s’avançaient à 'volonté jusqu’auprès de la ville afin de favoriser les assauts. Dix mille mineurs sapaient les fortifications et incendiaient ensuite les poutres dont ils se servaient pour étançonner les parties creusées et éviter les éboulements ». Du côté de la mer, Timour fit jeter à l’entrée du port, formé par deux digues disjointes, d’énormes blocs de pierre, et en ferma ainsi l’accès aux vaisseaux qui auraient voulu secourir la ville. Les galères des chevaliers de Rhodes avaient heureusement pris le large avant le lever du soleil; quelques instants plus tard, elles-eussent été infailliblement incendiées. Quoique les soldats employés au barrage du port ne représentassent pas la dixième partie de l’armée tatare, les deux digues furent réunies vers le soir au moyen des rochers entassés dans la mer». Timour fit alors construire dans l’eau, et au milieu de l’enceinte même du port, un plancher supporté par d’énormes poutres formant une série d’angles droits, de sorte que, des deux côtés de la rade, les assiégeants purent, dès ce moment, pénétrer jusqu’au château par un chemin solide, sur lequel ils combattaient comme sur la terre ferme. Malgré une pluie abon­dante et continuelle, l’attaque et la défense ne furent pas un instant interrompues. Les intrépides chevaliers luttaient avec un courage héroïque, et, redoublant d’efforts à chaque danger nouveau, faisaient pleuvoir du haut des murs du feu grégeois, du naphte et des flèches enflammées qui brûlaient en dépit de l’eau qui tombait à torrents. Mais toute la bravoure des guerriers chrétiens ne put rien contre les masses formidables de l’ennemi. Timour ordonna un assaut général, et la place fut prise après un siège qui n’avait pas duré quinze jours. Les chevaliers, repoussés jusque dans l’intérieur de la citadelle, en sortirent courageusement, le maître de l’hôpital à leur tète, et se frayèrent un chemin jusqu’à la mer, où ils furent reçus par les galères qui croisaient devant la ville. Les habitants chrétiens qui les avaient suivis assaillirent les navires et s’attachèrent aux câbles, aux ancres et aux rames, en implorant la pitié des matelots; mais ceux-ci les repoussèrent impitoyablement à coups de lance et gagnèrent la haute mer en laissant ces malheureux sur le rivage. Plus de mille d’entre eux furent conduits devant Timour qui les fit tous massacrer, sans distinction d’âge ni de sexe. Lé nombre des victimes étant trop petit pour pouvoir former avec leurs têtes des pyramides, suivant l’horrible habitude du conquérant, il ordonna néanmoins qu’on en élevât plusieurs, en ayant soin, pour économiser les matériaux , de placer une-tête entre deux pierres Il paraît que tous ces sanglants débris ne furent pas employés à la construction de ces effroyables monuments; car lorsqu’après le sac de la ville, quelques frégates chrétiennes, arrivées trop tard pour la secourir, s’approchèrent du rivage, Timour leur fit lancer quelques têtes par les hommes chargés de jeter le feu grégeois. A la vue de ces restes hideux, les équipages furent saisis de terreur et l’escadre chrétienne prit le large. Les gouverneurs génois de la nouvelle et de l’ancienne Phocée, les maîtres de Lesbos et de Khios, vassaux de la république génoise, redoutant le sort des habitants de Smyrne, vinrent se reconnaître tributaires de Timour et offrir de riches présents à son petit-fils Mohammed-Mirza. Ce dernier, pour donner au seigneur de Lesbos une preuve de sa bienveillance, lui fit don d’un sceptre d’or artistement travaillé.

En quittant Smyrne, le dernier but de ses conquêtes dans l’ouest de l’Asie-Mineure, Timour alla établir son camp à Ephèse. Pendant les trente jours qu’il passa dans cette ville, ses hordes ravagèrent tout le pays environnant et exigèrent de tous les habitants, que les barbares avaient rassemblés en masse, le denier du sang. Les historiens byzantins et ottomans s’accordent à dire que le farouche empereur commit dans cette campagne des cruautés inouïes. Ils racontent entre autres le massacre d’une troupe de jeunes enfants, massacre plus authentique et plus barbare que celui qu’on attribue à Hérode. Les enfants d’une ville de l’Asie-Mineure, sur laquelle se dirigeait Timour, vinrent en récitant les sourres du Coran, implorer, la générosité du conquérant. «Que signifie ce bêlement?» demanda Timour. Lorsqu’on lui eut dit que ces enfants le suppliaient d’épargner la ville, il donna à sa cavalerie l’ordre inhumain de les fouler aux pieds, ordre qui ne fut exécuté qu’avec trop d’empressement.

Las de victoires et rassasié de sang, Timour songea enfin à retourner à Samarkand. Il se dirigea par Mylassa vers le lac d’Ighirdir (l’ancien Trogites dans la Pysidie). Il avait ouï dire que ce lac contenait deux îles inexpugnables tant parleur situation naturelle qu’à cause des fornications dont l’art les avait entourées; cela seul suffit pour lui inspirer le désir de s’en emparer. Scheikh Baba, dont le tombeau attire encore à Ighirdir de nombreux pèlerins, se défendit vigoureusement dans sa place; mais, jugeant qu’une plus longue résistance ne pourrait que lui être funeste, il se rendit, à condition que la ville serait épargnée, ce qui lui fut accordé . Après la prise d'Ighirdir, Timour regagna son camp qu’il avait établi à Akschehr, et où se trouvaient Bayezid et son fils Mousa. Chemin faisant, il rallia, les troupes qui formaient l’aile gauche de son armée. A son arrivée à Koniah, son fils Schahrokh et son petit-fils Houseïn-Schah lui donnèrent de brillantes fêtes, pour célébrer ses dernières victoires. Pendant son séjour dans cette ville; les princes de Kermian et de Karamanie, qu’il avait réintégrés dans leurs principautés, vinrent lui rendre hommage et lui donner de nouvelles assurances de leur fidélité.

Sur ces entrefaites, Bayezid mourut à Akschehr (14 schâban 805— 8 mars 1403) d’une attaque d’apoplexie, et comme la destinée se plaît quelquefois à compenser la perte d’un ennemi par celte d’un ami, quatre jours après la mort de Bayezid, le petit-fils le plus cher de Timour, Mohammed-Sultan, prince dont le courage prématuré s’était déjà signalé dans plus d’une occasion, succomba à l’âge de dix-neuf ans. Cette perte fut déplorée par toute l’armée. Les princes et les grands de l’empire se couvrirent, en signe des deuils d’habits de couleur noire et bleue surmontés de collets où 1e feutre remplaçait l’hermine; les femmes se roullèrent dans la poussière et remplirent leurs robes de pierres, afin de se meurtrir le sein. A la nouvelle de ce fatal événement, Timour ne fit que répéter tes paroles du Coran qu’il avait prononcées en apprenant la mort de Bayezid: «Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui.» Plus tard, lorsqu’il fut arrivé à Awenik, il fit célébrer le banquet mortuaire. Pendant le festin, des lecteurs lisaient à haute voix des passages du Coran; le grand tambour turc battait sans interruption au milieu des cris lamentables des femmes; puis il fut mis en pièces suivant l’ancien usage des Mogols. Le cercueil fut placé dans une litière et conduit par sept émirs, avec une escorte de deux cents cavaliers, au- delà de l’Oxus, pour être déposé dans le mausolée de la famille impériale. Par un mouvement de générosité, dû sans doute à la douleur qu’il ressentait de la perte de son fils, Timour permit au prince Mousa de transporter à Brousa le corps dé son père qui avait été déposé provisoirement à Akschehr dans le tombeau du Scheikh Mahmoud Haïran; lui-même revêtit le prince, avant son départ, d’un habit d’honneur, l’entoura d’une magnifique ceinture, l’arma d'un sabre et d’un carquois enrichi de diamants, et lui remit un diplôme portant l’empreinte de sa main imbibée d’encre rouge.

Ainsi mourut Bayezid-la-Foudre, dont les nombreuses conquêtes en Asie et en Europe avaient, pendant quatorze ans, tenu en haleine ces deux continents. Dès que la main puissante qui avait agrandi et consolidé l’empire ottoman, jusqu’alors à peine affermi sur sa base, eut disparu, cet empire se démembra par suite des dissensions intestines qui éclatèrent dans son sein. Longtemps avant la mort de Bayezid, les princes d’Aïdin, de Mentesché, de Tekké, de Kermian et de Karamanie, avaient été rétablis dans leurs principautés; et la politique de Timour avait eu pour but en cela de diminuer l’influence ottomane en Asie. Trois fils de Bayezid, Mohammed, Isa et Mousa, se disputèrent les restes des provinces asiatiques, tandis que le quatrième, Soleiman, régna seul sur les provinces européennes. Cet interrègne dura dix ans, jusqu’à ce que Mohammed, vainqueur de tous ses frères, eût, comme son père, réuni sous son sceptre la Turquie d’Asie et d’Europe, rétabli l’unité de la succession et relevé ainsi ce colossal édifice dont la ruine avait paru certaine. Les historiens européens ont commis, une grave erreur en considérant comme sultans régnants les quatre princes que nous venons de désigner, et en faisant régner plusieurs d’entre eux en même temps. Cette erreur a eu de graves conséquences relativement au nombre des souverains ottomans et à la durée de leur domination. Les historiens ottomans qui ont pour principe de n’accorder le titre de souverain qu’à celui qui siège sur le trône, et cela abstraction faite de tous droits légitimes et de toute justice, ne reconnaissent comme sultans ni Soleiman, quoiqu’il fût le fils aîné de Bayezid, et qu’il eût été entouré à sa cour des hauts fonctionnaires civils et militaires de l’empire, ni Mousa, bien qu’il fût plus âgé que Mohammed, et  qu’après avoir vaincu Soleiman, il eût régné de fait en Europe. Plus logiques que les Européens, ils ne considèrent comme empereur que celui qui réunit en lui tous les pouvoirs de l’État et dont la souveraineté est généralement acceptée. Aussi le plus jeune des quatre fils de Bayezid, Mohammed, qui avait pété serment de fidélité à son frère aîné et reconnu pendant quelque temps son autorité, est aux yeux des écrivains nationaux le seul souverain ottoman légitime, par l’unique raison que la fortune le plaça et le maintint sur le trône. Cependant il ne faut pas induire de là que cette manière d’interpréter le droit de succession soit consacrée par le droit public de l’islamisme; en Orient, l’héritage de la couronne appartient au fils aîné du souverain ou au prince que ce dernier a choisi pour son successeur. C’est pour ne pas déroger à cette règle, prescrite par le Prophète, que les guerriers turcs et persans qui ont usurpé le khalifat ou le trône de certains royaumes, ont voulu se donner au moins l’apparence du droit en se reconnaissant publiquement soumis à la volonté d’un khalife ou d’un khan titulaire choisi dans la famille expulsée, et au nom duquel ils étaient censés gouverner; c’est ainsi que régnèrent les Emiroul-Oumera au nom des khalifes de Bagdad et les Mamlouks au nom des khalifes du Caire; Timour lui-même, qui soumit tout les États de la famille de Gengis-Khan, à l’exception de la Chine, reconnut un khan de Djaghataï comme khan légitime à cause de sa qualité de descendant de Gengis.

Timour ne survécut que deux ans à Bayezid. Après avoir terminé sa troisième campagne en Perse, il revint pour la neuvième fois à Samarkand (1er moharrem 807—10 juillet 1404). Arrivé dans sa capitale, son premier soin fut de visiter le jardin des platanes et l’académie nouvellement fondée en mémoire de son petit- fils Mohammed-Sultan. Comme une vie absolument sédentaire ne convenait pas à son caractère impatient, il habitait alternativement le Baghi-bulend (jardin élevé), le Baghi-bihischt (jardin du paradis) et le Dilkuscha (jardin qui élève les cœurs). Pour mettre à profit son séjour à Samarkand, il fit construire par les architectes et les artistes faits prisonniers au siège de Damas, un nouveau palais plus beau que ceux que possédait déjà la capitale de l’empire tatare. Les quatre façades de cet édifice dé forme carrée avaient chacune quinze cents aunes de longueur. Les sculptures, toutes en marbre, étaient dues au ciseau des artistes syriens. Les murs étaient incrustés à l’extérieur de porcelaine de Perse. Les appartements pavés en mosaïque, revêtus d’ébène et d’ivoire délicatement ciselés, éblouissaient la vue par leur magnificence. Partout des fontaines et des jets d’eau répandaient dans cette demeure enchantée une délicieuse fraîcheur. Les auteurs qui, en écrivant l’histoire de Timour, ont négligé de parler en détail des constructions dont il embellit sa résidence, sont inexcusables, car ces constructions révèlent une singulière bizarrerie dans le caractère du conquérant tatare. Elles prouvent que, s’il prenait un sauvage plaisir à détruire les monuments qui faisaient la gloire  des pays étrangers, il était protecteur zélé des arts dans sa patrie.

Quelque temps après son arrivée à Samarkand, Timour célébra dans l’immense plaine de Kanighul le mariage de six de ses petits-fils avec une pompe dont l’histoire n’offre point d’exemple avant comme après lui. Les ambassadeurs de tous les souverains de l’Asie assistaient à cette solennité. Parmi les présents qu’ils déposèrent aux pieds de l’empereur, on remarquait des girafes, des autruches et d’autres animaux rares, tous au nombre de neuf. Les fiancés furent neuf fois revêtus de différons habits, neuf fois ceints de ceintures enrichies de pierreries et neuf fois couronnés; toutes les fois qu’ils changeaient de vêtements, ils se prosternaient au pied du trône de l’empereur et frappaient neuf fois la terre du front. Pendant cette cérémonie, on faisait pleuvoir sur leur tête de l’or, des pierres précieuses et des perles avec une profusion telle que la terre en fut en peu d’instants couverte.

Ces fêtes splendides étaient à peine terminées, que Timour rassembla de nouveau son armée et se mit en marche pour conquérir la Chine. Arrivé à Otrar, il fut saisi d’une fièvre ardente à laquelle il succomba ( 17 schâban 807 —19 février 1405), à l’âge de soixante-onze ans, après un règne de trente-six ans. Il laissa trente-six fils et petits-fils, et dix-sept petites-filles.

 

Interrègne.—Nous avons plus haut signalé l'interrègne qui suivit la défaite de Bayezid à Angora. Le moment est venu d’en retracer toutes les phases. Nous prendrons notre récit à partir de la bataille même, à l’exemple des historiens ottomans qui le datent des premiers exploits de Mohammed Ier, le plus jeune des fils de Bayezid. Nous n’aurons point recours aux Byzantins qui passent sous silence les hauts faits de ce prince. Dans leur ignorance de la langue turque, tous ont changé le surnom de Kurischdji Tschelebi (le jeune seigneur lutteur), surnom que Mohammed reçut à cause de son habileté dans les exercices gymnastiques, en celui de Kyrtschelebi, ce qui transforme le fils de Bayezid en un faiseur d’arcs ou de cordes. Nous nous en rapporterons au témoignage des historiens orientaux qui nous ont laissé sur cette période de l’histoire de l’empire ottoman des documents authentiques et conformes à la vérité.

A la fin de la bataille d’Angora, tandis que Soleiman, l’ainé des fils du sultan, fuyait vers l’Europe, accompagné du vizir Ali-Pascha, du soubaschi Aïne- beg et de l’aga des janissaires Hasan, le prince Mohammed, alors âgé de quinze ans seulement, fut arraché de la mêlée par Bayezid-Pascha qui l’emmena dans les montagnes. Vainement les troupes tatares s’efforcèrent de l’arrêter dans sa course, vainement un détachement commandé par Kara-Yahia (Jean-le-Noir), neveu d’Isfendiar, essaya dans les environs de Tosia (Docea) et de Boli (Hadrianopolis) de couper sa retraite ; l’intrépide jeune homme et Bayezid-Pascha se frayèrent un chemin à travers les rangs ennemis, et allèrent, en passant par Tokat (Berisa), se jeter dans la forteresse d’Amassia1. Les historiens nationaux font de ce premier exploit de Mohammed, et des dix-huit autres par lesquels il se signala pendant la même année, le pendant des sept aventures de la Table-Ronde persane, racontées avec tant de bonheur dans le Schahnamè. Ils ne louent pas moins le jeune prince de sa conduite sage et habile vis-à-vis de Timour. Il semble cependant que le mérite de ses hauts faits doive être plutôt attribué à son général Bayezid-Pascha, et celui de la prudence dont il fit preuve à son gouverneur Sofi-Bayezid.

La seconde occasion qui s’offrit à Mohammed de signaler son courage précoce fut le combat livré par lui au général de Timour, Karadewletschah, qui, ayant voulu s’opposer à son passage avec mille hommes, fut battu près de Kastal et percé d’une flèche lancée par le prince lui-même.

Une troisième occasion ne tarda pas à se présenter. Kobad-Oghli avait été chargé par l’empereur tatare de faire le siège de la ville de Nighissar (Neocæsarea). Attaqué par les Ottomans, il fut contraint à gagner en toute hâte le château-fort de Taschanoghli, et Mohammed profita de cette fuite pour s’emparer de celui de Felenlek.

A peine le jeune fils de Bayezid jouissait-il de quelque repos à Tokat, que vingt mille Turcomans, sous les ordres d’Inaloghli, apparurent dans la plaine de Kazowa (vallée des oies). Les historiens ottomans assurent que dans le combat que leur livra Mohammed et qui eut pour résultat la dispersion du corps d’armée turcoman, les Turcs n’eurent que deux hommes blessés, parce qu’ils portaient tous des cuirasses et que leurs ennemis n’en avaient pas. Suivant les mêmes auteurs, Mohammed repoussa ensuite les Turcomans qui, sous le commandement de Gœzler, assiégeaient Kafahissar, et chassa de la plaine de Kazabad une seconde troupe conduite par Kœpek (le chien)

Le septième combat de Mohammed offre plus d’intérêt et eut plus d’importance que les précédera. Son adversaire dans cette circonstance fut un chef de brigands du nom de Mezid, qui, maître de la ville der Siwas, dans laquelle il s’était retiré, se défendit avec une valeur héroïque contre Bayezid-Pascha. Mezid s’étant rendu à des conditions avantageuses, entra au service de Mohammed: il devint plus tard un des meilleurs généraux de l’empire ottoman, et s’illustra par de nombreux succès dans ses combats contre les Hongrois, qui, dans la suite, les lui firent expier par une sanglante défaite.

Voici comment les historiens ottomans racontent le huitième exploit de Mohammed. Timour l’ayant engagé à venir le visiter dans son camp, le prince se rendit, ou du moins feignit de se rendre à cette invitation. Il partit; mais à peine eut-il franchi les limites du territoire d’Amassia, qu’il rencontra et battit une seconde fois Kara-Yahia, le neveu d’Isfendiar. On se souvient qu’il avait déjà vaincu ce général dans sa faite vers Tokat et Amassia.

Enfin une dernière victoire vint couronner là rapide série de ses triomphes Il rencontra de nouveau et tailla en pièces les troupes du Tatare Saoudji dans la plaine de Mourtezabad , près de Boli.

Tant d’obstacles qui s’opposaient à ce qu’il poursuivit sa marche vers le camp des Tatares, le déterminèrent enfin à suivre les avis de ses conseillers; au lieu de se rendre en personne auprès de Timour, il lui envoya son gouverneur Sofi-Bayezid, qu’il chargea de l’excuser de ne pas s’être rendu plus tôt au désir de l’empereur. Ce fut au retour dé cet ambassadeur que Mohammed apprit la mort de son père.

Timour, en ramenant ses troupes au centre de l’Asie, accomplit les derniers vœux de son illustre prisonnier. Son départ mit fin à cette continuelle effusion de sang dont le résultat eût été de dépeupler l’Asie- Mineure. Il reconduisit au-delà de l’Oxus, moitié par force, moitié par ruse, les Ta tares-Noirs, colonie de Mogols qui s’était établie dans ces contrées depuis la première irruption de ces peuplades au sein de l’Asie- Occidentale. Le pays de Roum se trouva ainsi abandonné aux fils de Bayezid, morcelé il est vrai et déjà désolé par la guerre civile. Mohammed, guidé par les conseils de Sofi-Bayezid, et soutenu par le bras de Bayezid-Pascha, étendit peu à peu sa domination dans le pays haut des environs d’Amassia et de Tokat. Soleiman, accompagné du vizir Ali-Pascha, du soubaschi Aïnebeg, de l’aga des janissaires Hasan, et de son frère Kasim, se rendit en Europe. En passant par Constantinople, il y conclut un traité d’alliance avec l’empereur grec, et, pour mieux cimenter cette union dont il sentait toute l’utilité, il épousa la fille de Théodore, frère de l’empereur, laissant comme otages à la cour de Byzance Kasim et sa soeur Fatima. Quant à Isa, il s’était réfugié, après la malheureuse journée d’Angora, dans les environs dé Brousa, où il vécut caché pendant près d’un an; puis, quelque temps avant ou après la mort de son père, il se proclama souverain à Brousa, avec l’appui du beglerbeg Timourtasch qui avait brisé ses fers ou que Timour avait rendu à la liberté. Imitant l’exemple de Soleiman, il conclut un traité d’alliance avec l'empereur grec et épousa la fille de Joannes Tunteres, chef d’une des premières familles de Byzance. Enfin Mousa qui avait partagé la captivité de son père fut confié, au départ de Timour, à la garde du prince de Kermian, nouvellement réintégré dans ses droits de souverain indépendant à Kutahya. Ainsi, pour résumer en quelques mots ce que nous venons de dire, Soleiman régnait à Andrinople, Isa à Brousa, et Mohammed à Amassia.

Telle était la situation de l’empire ottoman, lorsque Mohammed sortit d’Amassia pour chasser Isa de la ville de Brousa, sa résidence. Les troupes des deux frères se rencontrèrent dans le défilé d’Ermeni, près du mont Toumanid, au lieu même où le neveu d’Osman avait succombé dans le combat des Turcs contre le seigneur d’Angelocoma. Mohammed avait pour général le fils de Firouz-Pascha, Yakoub, qui s’était illustré par sa brillante défense contre Timour dans Angora. il battit l’armée d’Isa commandée par Timourtasch, et se porta sur Balikesri, où le soubaschi Aïnebeg vint faire sa soumission à Mohammed. Sur le conseil de ce transfuge, le vainqueur proposa à son frère de partager entre eux l’empire d’Asie, de telle sorte que Lui, Mohammed, régnerait sur les pays situés à l’est et au nord de Brousa, c’est-à-dire sur les villes de Tokat, Amassia et Siwas, et Isa sur les provinces de l’ouest et du Vud, c’est-à-dire sur les territoires de Karasi, de Saroukhan et d’Aïdin. Isa ayant rejeté cette proposition, Timourtasch fut de nouveau battu près d’Ouloubad, sur les bords du lac de ce nom, et assassiné dans sa fuite par son domestique. Mohammed envoya à Soleiman la tête de Timourtasch, comme trophée de sa victoire. La mort de son général privait Isa de son appui le plus précieux, et faisait évanouir toutes ses espérances de succès; aussi renonça-t-il pour le moment à ses projets de domination; il quitta l’Asie en toute hâte, et se réfugia à Constantinople en passant par Yalowa. Mohammed, dès lors maître de Brousa et d’Isnik, somma, par un message, le prince de Kermian de lui livrer Mousa et les cendres de son père; cette demande eut un plein succès; la vie de Mousa fut épargnée et les restes de Bayezid furent déposés dans la mosquée construite sur le torrent d’Aktschaghlan, près de Brousa. Mohammed retourna ensuite à Amassia et à Tokat. Pendant ce temps, Isa s’était rendu de Constantinople à Andrinople, d’où il repassa en Asie, avec les secours de Soleiman. Il se fixa d’abord dans le Karasi; là, il chercha à tromper Mohammed sur ses véritables intentions eu lui témoignant une feinte amitié. Bientôt, il s’enhardit jusqu’à faire des excursions fréquentes dans les possessions du prince de Karamanie, puis il parut brusquement avec dix mille hommes devant Brousa; mais les habitants de cette ville lui en ayant fermé les portes, il échoua dans le projet qu'il avait conçu de s’en emparer par surprise. Battu pour la seconde fois par Mohammed, il se réfugia chez Isfendiarbeg, prince de Kastemouni. Ce dernier s’étant mis à sa disposition avec ses troupes, il se présenta inopinément sous les murs d’Angora, ainsi qu’il l’avait fait devant Brousa, et assiégea le fort de Selasel. Mohammed, qui n’avait alors auprès de lui que trois mille hommes, parvint néanmoins avec cette poignée de braves à vaincre une troisième fois son frère. Isfendiar regagna sa ville en toute hâte, et Isa, se dirigeant vers les côtes de 1a mer Ionienne, se réfugia à Smyrne. Tant de revers n’avaient pas lassé sa persévérance; tandis que Mohammed recevait les félicitations du prince de Karamanie et celles du prince de la dynastie de Soulkadr, qui lui donna sa fille en mariage, il se ligua de nouveau contre son frère avec les princes d’Aïdin, de Saroukhan, de Tekké et de Mentesché, qui tous avaient été, comme nous l’avons dit, dépouillés de leurs possessions par Bayezid, et réintégrés par Timour. L’armée des confédérés, forte de vingt mille hommes, ne put résister aux dix mille soldats de Mohammed. La ligue fut rompue et chacun des princes soumis l’un après l’autre. Le prince de Saroukhan, Khizrschah, fut fait prisonnier dans son bain. Avant de recevoir la mort, il demanda au vainqueur, comme une grâce spéciale, d’être inhumé à Magnésie, dans le tombeau de ses ancêtres, et le supplia de ne point vouer à la destruction les mosquées, les hôpitaux et les écoles élevés par ses prédécesseurs. Ces deux demandes lui furent accordées et il mourut avec courage. Le prince de Kermian, Yakoubbeg, à la première nouvelle de l’approche de Mohammed, livra les clefs de ses forteresses, et évita ainsi le sort de Khizrschah. Quant à l’infortuné Isa, il chercha un asile dans les rochers de la Karamanie, où il disparut, comme son frère Moustafa après la bataille d’Angora.

A peine Isa se fut-il éclipsé de la scène politique, que Mohammed, dont la puissance allait toujours croissant, trouva un rival plus redoutable dans Soleiman, qui jusque-là était resté dans Andrinople paisible spectateur de la lutte engagée entre ses deux frères. L’empereur Manuel Paléologue qui s’était tenu éloigné pendant dix ans du trône de Byzance, le croyant près de sa ruine, y était remonté immédiatement après la mort de Bayezid, lorsque la diversion opérée par les Tatares eut dégagé l’empire des forces ottomanes. Il avait assigné le gouvernement de la Thessalie à son neveu. Jean, qui, durant cette période de dix ans, avait régné à sa place sous la tutelle et au gré des caprices de Bayezid. L’alliance qu’il avait conclue avec Soleiman, alliance cimentée par le mariage de sa nièce avec le prince ottoman, lui avait été profitable, en ce qu’elle l’avait enhardi à demander la restitution non seulement de Thessalonique et de toures les villes du territoire s’étend jusqu’au Strymon, mais encore des places situées sur la Mer Noire depuis Panis jusqu’à Warna. Cette restitution avait été consentie par Soleiman qui avait dû faire d’importantes concessions à l’empereur pour prix de ses secours. Ce prince, plongé à Andrinople dans les débauches les plus effrénées, fut tout- à-coup tiré de sa léthargie par la nouvelle des victoires de Mohammed. Un événement non moins important que la défaite décisive d’Isa hâta son départ pour les provinces asiatiques. Cet événement était la trahison de Djouneïd, gouverneur de Smyrne.

Lorsque Bayezid eut chassé de la province d’Aïdin Oumour, son possesseur légitime, il confia le gouvernement de cette province à un karasoubaschi, ou grand-bailli, qu’il installa dans la ville de Smyrne. Djouneïd, fils de ce karasoubaschi, déclara la guerre à Oumour, que l’empereur tatare avait rétabli dans sa principauté, et qui avait choisi pour résidence la ville d’Ephèse. Djouneïd s’empara de cette ville et réclama les secours de Souleïman, disant que c’était pour lui qu’il allait conquérir les États d’Oumour. Ce dernier, attaqué à l’improviste, se réfugia chez son oncle Eliasbeg, prince de Mentesché. Ayant obtenu de celui-ci un secours .de six mille hommes, il reprit aussitôt Ephèse, que le père de Djouneïd n’occupàit qu’avec trois mille hommes. Le karasoubaschi fut fait prisonnier avant que son fils eût pu venir de Smyrne à son secours; Djouneïd se hâta de marcher à la délivrance de son père qu’il parvint à arracher du château de Mamalos où il était captif; cela fait, il se porta de nouveau devant Ephèse. Là, il entra en arrangement avec Oumour, qui lui donna sa fille en mariage et lui confia le commandement de ses. troupes. Le prince d’Aïdin étant mort peu de temps après, Djouneïd hérita de ses possessions, c’est-à-dire de toutes les villes situées sur le Mæander, à partir de Philadelphie et de Sardes jusqu’au Nymphæus et à l’Hermon. Soleiman, tant pour punir Djouneïd de sa trahison, que par haine contre son frère Mohammed dont les brillants succès excitaient sa jalousie, passa l’Hellespont et se dirigea sur Brousa qui lui ouvrit spontanément ses portes. Djouneïd, pour conjurer l’orage, se rendit sans perdre un instant à Koniah et de là à Kutahia pour essayer de se liguer avec les princes de Karamanie et de Kermian. Il y réussit; le premier de ces princes lui fournit un secours de trente mille soldats dont il prit lui-même le commandement, et le second amena un corps de dix mille hommes; Djouneïd se réunit aux troupes de ses nouveaux alliés avec cinq mille hommes seulement. Soleiman, après avoir, à Ouloubad, passé en revue son armée, forte de vingt-cinq mille soldats, se porta sur Pergamah, puis sur Smyrne et établit son camp à Mesawlion, ville située à six lieues d’Ephèse. Sur ces entrefaites, Djouneïd apprit que ses alliés avaient l’intention de le livrer à Soleiman  il prend, aussitôt un parti décisif; il quitte seul pendant la nuit son palais d’Ephèse et se rend au camp de Soleiman devant lequel il se présente une corde au cou et dans l’attitude du plus profond repentir Lorsque les princes de Karamanie et de Kermian virent, à la pointe du jour, la tente de Djouneïd déserte, ils abandonnèrent leur camp avec précipitation et se retirèrent dans le plus grand désordre vers les défilés des rives du Mæander. La défection de Djouneïd ayant jeté la consternation parmi les troupes des confédérés, Soleiman passa, à la tête de son armée, le pont qui se trouve sur le fleuve près du mont Galesus, et entra en triomphe à Ephèse, où, cédant à ses penchants voluptueux, il se livra de nouveau à de honteux désordres.

Cependant son vizir Ali-Pascha s’était porté avec toutes ses troupes devant Angora. Là il assiégea le fort de Selasel que Yakoubbeg, général de Mohammed, défendit avec une extrême valeur. Mohammed qui, par suite de la trahison d’un de ses généraux, Tougouranbeg, se trouvait à Tokat dans une position des plus cr­tiques, eut le temps d’envoyer à Yakoub l’ordre de ne se rendre qu’à la dernière extrémité, lui donnant l’a­surance qu’il ne tarderait pas à lui porter secours. Ali-Pascha, ayant intercepté la lettre de Mohammed, en écrivit une autre dans un sens tout contraire, par laquelle Mohammed etait censé autoriser Yakoub à abandonner la place à l’ennemi, attendu qu’il ne pouvait la secourir. Angora était déjà au pouvoir d’Ali-Pascha lorsque Mohammed parut devant ses murs pour la délivrer. Désappointé, mais non découragé par la perte d’une ville aussi importante, le prince se dirigea sur Brousa, où Soleiman oubliait, suivant son habitude, au milieu des plaisirs, sa situation périlleuse. Il était au bain, lorsque le soubaschi Soleiman, qui commandait l’avant-garde de l’armée sur les bords du Sakaria, vint le rappeler à ses devoirs et lui annoncer l’approche de Mohammed qui se préparait à passer le fleuve. La première idée de Soleiman fut de s’enfuir en Europe, mais Ali-Pascha s’opposa énergiquement à cette lâche résolution, et persuada à son maître qu’il fallait marcher dans la direction de Yenischehr, pour livrer bataille à l’ennemi à l’entrée du défilé de Kafirbinari. En même temps, le vizir, aussi rusé politique que vaillant général, écrivit à Mohammed une lettre pleine d’assurances d’amitié. Pour lui donner une preuve de son dévouement, il l’informait qu’une conjuration s’ourdissait contre lui dans sa propre armée, et que ses principaux officiers étaient décidés à passer sous les drapeaux de Soleiman. Mohammed prit d’abord cet avertissement pour ce qu’il était, c’est-à-dire pour une ruse de guerre; mais peu de jours après, son échanson Elias s’étant enfui dans le camp ennemi, il rétrograda, sur l’avis de son général en chef, Bayezid-Pascha, et se retira d’abord à Tokat, puis à Amassa A la nouvelle de la retraite de son frère, Soleiman se rendit devant le fort de Siwrihissar, sachant d’avance gué la garnison se soumettrait presque sans résistance. Pendant qu’il faisant le siège de cette place avec un petit corps d’armée, le prince de Karamanie, jugeant l’occasion favorable pour réparer la honte de la retraite à laquelle l’avait forcé la défection de Djouneïd, marcha contre lui avec toutes ses forces. Soleiman, averti de ce nouveau danger, envoya à sa rencontre Ewrenos, qui poursuivit l’ennemi sans relâche jusqu’au-delà d’Akserai. Trop faible pour résister seul à l’armée de Souleiman, Karaman prit le parti de se rapprocher de Mohammed qui se trouvait alors dans les environs de Kirschehr (809-1406). Dans l’entrevue qu’ils eurent au château de Djemalé, les deux princes conclurent un traité d’alliance contre Souleiman. Ewrenosbeg, craignant à son tour de ne pouvoir résister à leurs forces réunies, opéra aussitôt sa retraite sur Angora. Sur ces entrefaites, Mousa offrit à Mohammed de passer en Europe pour semer la discorde et porter la guerre dans les Etats de Soleiman. Mohammed s’empressa d’accepter une préposition si favorable à ses projets; en conséquence, Mousa se rendit auprès d’Isfendiar dont il réclama les secours; mais n’ayant pas obtenu de ce prince une réponse favorable, il reprit le chemin de la Karamanie. Ce ne fut que lorsque le souverain de la Valachie eut engagé Isfendiar à donner aux peuples mécontents des provinces ottomanes d’Europe un maître dans la personne de Mousa, que celui-ci se décida à retourner auprès du prince dont il avait d’abord vainement sollicité l’appui. Il fut plus heureux cette fois. Après s’être assuré du secours d’Isfendiâr et du prince valaque, il passa en Europe où il fit aussitôt les préparatifs d’une puissante diversion à la guerre qui ensanglantait l’Asie- Mineure.

Instruit des nouveaux embarras que lui suscitait la conduite hostile de son frère Mousa, Soleiman abandonna ses projets de conquête en Asie et franchit l’Hellespont. Son premier soin, dès qu’il eut mis le pied sur le continent européen, fut de combler de présents le Génois Negro qui, pendant son absence, avait relevé les fortifications de Gallipoli, et de nommer Djouneïd gouverneur d’Okhri puis il s’approcha de Constantinople pour réclamer de son allié, l’empereur grec, les secours que celuici s’était engagé à lui fournir. Pendant ce temps, Mousa s’était avancé contre Soleiman à la tête d’un corps de Serviens que lui avait offert Etienne, kral de Servie, et d’une troupe de Valaques fournie par le prince Myrtsché. Les deux armées se rencontrèrent pour la première fois dans le voisinage de Byzance. Secrètement gagnés par les agents de l’empereur grec, les soldats d’Etienne passèrent, dès le commencement du combat, dans les rangs de Souleiman. Celui-ci s’était, par une ruse de guerre, retiré jusqu’aux fossés de la ville; laissant Mousa poursuivre les troupes d’Asie qui avaient pris subitement la fuite, il sortit brusquement du lieu où il s’était mis en embuscade, et à la tête de cinq cents cavaliers d’élite, jusque-là cachés avec lui dans les fossés, il se jeta sur l'ennemi, le culbuta, et marcha droit sur son camp, dont il s’empara sans éprouver de résistance. Lorsque Mousa, las de poursuivre les fuyards, se retourna, et qu’il vit son camp occupé par les soldats de son frère, il se crut perdu et s’enfuit à toute bride vers les États du prince valaque (809-1406), le seul dont les troupes lui fussent restées fidèles. Il y mena pendant quelque temps une vie errante et misérable, tantôt se cachant dans les gorges de l’Hémus, tantôt allant chercher auprès de son protecteur un asile peu sûr. Soleiman, ayant de nouveau pris possession d’Andrinople, fut reconnu pour la seconde fois maître et sultan des Ottomans (809-1406), non seulement par l’empereur de Byzance, mais encore par toutes les nations chrétiennes voisines de l’empire.

Immédiatement après ces nouveaux succès de Soleiman, les Ottomans envahirent pour la première fois la Carniole (9 octobre 1408) où ils saccagèrent tout sur leur passage et firent un riche butin. Parmi les villes dont ils s’emparèrent, Mœttling éprouva toutes les horreurs d’une invasion turque, et vit réduire en esclavage presque toute sa population.

Vers le même temps, là république de Venise qui, lors de la prise de Smyrne, était pour la première fois entrée en négociation avec un prince turc, c’est-à-dire avec Oumourbeg (Morbassan), prince de Saroukhan, se vit forcée, pour se mettre à l’abri des fréquentes attaques des Ottomans, de conclure un nouveau traité semblable avec Souleïman. Ce fut Zeno, seigneur de l’île d’Andros, qui fut chargé d’en discuter les clauses. Ce personnage qui avait terminé heureusement les négociations récemment entamées par Venise avec l’empereur de Byzance (1408) pour la cession de Patras, obtint pour la république ce qu’elle sollicitait de Soleiman (1409), c’est-à-dire un traité par lequel celui-ci s’engageait à respecter son territoire moyennant un tribut annuel de seize cents ducats1 qui lui serait payé pour toutes les possessions vénitiennes en Albanie. Ce traité est le premier que Venise ait conclu avec les Ottomans.

A peine ces conventions étaient-elles ratifiées, que deux princes qui se disputaient la couronne de Bosnie, Thwarko et Ostoyo, offrirent de leur propre mouvement à Soleiman des sommes considérables, chacun dans le but d’obtenir le secours d’une armée turque. Le sultan accepta l’offre d’un tribut de dix mille ducats, que lui avaient faite les princes, mais n’en ravagea pas moins d’un bout à l’autre le pays dont ils se disputaient la possession.

Tandis que Mousa s’occupait en secret de rassembler une nouvelle armée, Soleiman s’abandonnait, à Andrinople, à de coupables débauches. En vain l’empereur de Byzance chercha à le rappeler au sentiment de sa dignité et de ses devoirs; le prince resta sourd aux représentations des envoyés grecs. Peu lui importait qu'un orage terrible le menaçât, pourvu qu’il pût, en attendant, noyer ses pensées dans l’ivresse , donner ses nuits à la volupté et ses jours au sommeil. La passion du plaisir le possédait tellement qu’il y rapportait tout, qu’aucun autre sentiment ne pouvait trouver place dans son âme. Un jour qu’un cerf égaré avait excité quelque bruit dans son camp, Soleiman, à moitié ivre, demanda s’il ne portait pas un flacon de vin à l’une de ses cornes, ajoutant que, dans ce cas, il se lèverait pour le lui ôter. Cette vie désordonnée, ces excès toujours renouvelés, effacèrent dans le fils de Bayezid les bonnes qualités dont la nature l'avait doué. De brave, bienveillant et équitable qu’il était, il devint efféminé, cruel et injuste; malheureusement il avait affaire à un ennemi d’un caractère tout opposé; car Mousa était vigilant et circonspect et savait tirer parti de tous les avantages de sa position. II est vrai qu’il était dur et emporté, et qu’à une volonté tyrannique il joignait une âme froidement cruelle; mais tous ses actes étaient le résultat d’un profond calcul et portaient le cachet d’une prévoyance inquiète. La lutte n’était donc plus égale, et le plus actif des deux antagonistes était d’avance certain du succès. Tandis que Soleiman se donnait tout entier aux plus grossières jouissances, Mousa parut tout-à-coup devant les murs d’Andrinople. Mikhal- oghli s'empressa d’aller communiquer cette nouvelle à Soleiman, qui, loin de s’émouvoir, répondit avec nonchalance par un vers persan. Vint ensuite le vieux Ewrenos qui essaya de tirer son maître de la profonde apathie dans laquelle il était plongé. «Es-tu fou, mon vieux, lui dit Soleiman, de venir troubler ma joie par de semblables visions? Quel est donc ce Mousa, qui croit, avec des bordes rassemblées à la hâte, pouvoir me disputer le trône?» Ain congédié, Ewrenos alla se plaindre à l’aga des janissaires, Hasan, qui, à son tour, essaya de ranimer l'énergie du sultan par quelques mots piquants. Soleiman, irrité de la hardiesse de l’aga et du ton peu respectueux dé sep représentations, ordonna qu’on lui coupât la barbe avec un sabre. Hasan, le visage sillonné, parcourut le camp à cheval, racontant à haute voix l’affront qu’il venait de recevoir, et excitant les émirs à passer avec lui dans les rangs de Mousa. Tous cédèrent à l’invitation de l’aga (813-1410), à l’exception de trois qui s’enfuirent avec Soleiman sur la route de Constantinople. Les Turcomans du village de Dougoundji que les soldats avaient souvent maltraités, reconnurent le prince fugitif à la magnificence de ses vêtements et des harnais de son cheval. Cinq frères, cavaliers et archers habiles, s’élancèrent au-devant de Soleiman, poussés plutôt par le désir de voir de plus près lotir souverain que dans l’intention de s’opposer à son passage. Mais le prince effrayé prit son arc et perça d’une flèche un des frères, puis un second; alors les trois autres tirèrent à la fois sur lui, et lorsqu’il fut tombé de cheval, ils accoururent et lui tranchèrent la tête.

La vie de Soleiman, quoique flétrie dans ses derniers instants, ne fut pourtant pas sans gloire. Pendant les dix années de sa domination sur les provinces d’Europe, ce prince ne cessa d’encourager les arts et les sciences, et il fout remarquer qu’il est, à proprement parler, le premier des descendants d’Osman à qui l’on puisse adresser un pareil éloge. Des poètes du premier ordre entouraient son trône; parmi eux nous citerons l’imam Soleiman Tschelebi, dont le grand-père, Mahmoud, compagnon d’armes d'Ourkhan, avait, dans un impromptu, complimenté Souleïman, fils d’Ourkhan. lors de son premier passage à Gallipoli, sur la conquête qu’il allait faire de la Roumilie. Soleiman Tschelebi est l’auteur du premier Mewloud (panégyrique en vers) sur la naissance du Prophète, et ses poésies jouissent encore aujourd’hui d’une renommée qu’elles justifient à tous égards. Il fout aussi mentionner au nombre des hommes illustrès qui vécurent à la cour de Bayezid et de Souleïman, Niafi, dont le nom est célèbre dans l’histoire de la littérature ottomane, et dont les poésies, écrites en turc et en persan, ont été détruites dans l’invasion de Timour. De tous les poètes de cette époque, le plus renommé est Ahmed, que Soleiman avait attaché à sa personne en même temps que son frère Hamza. Ahmed avait été comblé d’égards et de présents par Timour. Un jour, le conquérant, qui avait la plus haute idée de sa sagacité et de sa franchise, demanda au poète qui se trouvait avec lui dans le même bain: «Combien est-ce que je vaux?—Quatre-vingts aspres, répondit Ahmed. — C’est juste le prix de ma chemise dé bain, reprit Timour.—C’est d’elle précisément que je parle, répliqua le poète, car tout le reste de ta personne ne vaut rien.» L’empereur fut assez magnanime, non seulement pour ne pas s’irriter de cette franche saillie, mais encore pour récompenser en roi celui à qui elle était échappée. Comme Timour et Bayezid avaient tous deux l’ambition d’égaler Alexandre-le-Grand. les exploits de ce héros de l’antiquité fournirent à Ahmed une matière inépuisable de conversation durant son séjour à la cour de l’empereur tatare et à celle de Bayezid et de son fils. Il écrivit l’histoire d’Alexandre en vingt-quatre livres, et son frère Hamza composa également vingt-quatre livres de mélanges historiques. Mais ces deux ouvrages n’ont aucune valeur scientifique ou littéraire. Le poème d’Ahmed trouva peu d’admirateurs à cause de sa sécheresse , et les histoires de son frère peu de crédit parce qu’elles étaient toutes fabuleuses; si bien que depuis, tous les contes invraisemblables s’appellent en Orient histoires de Hamza. Les ouvrages d’Ahmed Dayi, autre poète auteur du livre de la gaîté et du luth, furent mieux appréciés à la cour joyeuse de Soleiman. D’autres plus utiles sont dus au médecin Hadji-Pascha, d’Aïdin, qui rivalisait avec les célèbres médecins de Timour, et qui est encore connu de nos jours par deux ouvrages estimés de médecine, ainsi que par des gloses sur des livres de métaphysique et de jurisprudence.

Mousa, maître absolu des provinces ottomanes d’Europe après la mort de son frère, fit parade, dès son avènement, de son amitié pour les Valaques et les Grecs, et ne tarda pas à révéler ses penchants cruels et despotiques. Les trois frères qui avaient tué Soleiman furent, par son ordre, reconduits dans leurs demeures; par son ordre aussi tous les habitants du village, hommes, femmes et enfants, furent enfermés dans leurs chaumières et le tyran y fit mettre le feu, disant que son frère, quoiqu’il fût son ennemi, n’aurait pas dû mourir de la main des esclaves. Se souvenant ensuite de la trahison de son allié Etienne, kral de Servie, devant les murs de Constantinople, il fit irruption dans ses États, les ravagea et emmena à sa suite tous les jeunes gens du pays; le reste des habitants périt sous le fer de ses soldats. Les garnisons de trois forteresses furent passées au fil de l’épée, et pour couronner dignement cet acte de barbarie, Mousa fit dresser sur les cadavres des chrétiens des tables sur lesquelles on servit un festin aux chefs de l’armée ottomane. Ainsi avait fait le sanguinaire Aboul-Abbas, premier khalife abbasside  après avoir assassiné les membres de la famille d’Ommia, il fit étendre sur les corps des mourans une vaste nappe, afin que le vin qui devait servir à cet horrible banquet pût se mêler au sang des victimes.

Mousa, de retour de Servie, assiégea Salonique et s’empara de toutes les villes situées sur le Strymon, à l’exception de Zeitoun (Lamia). Il députa ensuite Ibrahim, fils d’Ali-Pascha, qui venait de mourir; auprès de l’empereur de Byzance, pour réclamer de lui le tribut auquel il était assujetti du vivant de Bayezid. Ibrahim, redoutant la tyrannie de Mousa, et imitant l’exemple de son père Ali, qui, envoyé comme lui par Bayezid à Constantinople, avait secrètement conseillé à l’empereur de résister, persuada aussi à Manuel de braver les menaces de Mousa. Puis, au lieu de retourner à la cour du sultan, Ibrahim se rendit, muni d’une lettre de l’empereur, à Brousa, auprès de Mohammed, maître des provinces asiatiques. Irrité de cette trahison, et plus encore de ce que l'empereur grec eût essayé de lui opposer en Europe Ourkhan, fila de Soleiman, et en Ane, son frère Mohammed, Mousa entra en Thessalie en passant par Serés et Beroea; grâce à la perfidie de Balaban, il s’empara de la personne du neveu de l’empereur, et se dirigea sur Constantinople, malgré l’échec que la flotte grecque, sous les ordres de Manuel, fils naturel de Jean Paléologue, avait fait récemment éprouver aux Ottomans, près de l’île de Platea. Pour la troisième fois, une armée turque vint mettre le siège devant la capitale des empereurs grecs. Le sultan trouva tous les villages voisins de Byzance entièrement abandonnés; leurs habitants s’étaient réfugiés dans la ville où l’on s’était empressé de les accueillir, et leurs fréquentes sorties, bien dirigées et faites à propos, empêchèrent l’ennemi de serrer la place de trop près. L’empereur, de plus en plus pressé par les assiégeants, s’adressa enfin à Mohammed et l’invita à passer en Europe pour faire en commun la guerre à Mousa. Mohammed; sur l’avis d’Ibrahim-Pascha, qu’il avait fait grand-vizir, envoya à Constantinople, en qualité d’ambassadeur, Fasloullah, juge de Gebissé, pour demander les vaisseaux nécessaires au transport de son apnée, à la tête de laquelle il marcha sur Scutari. Dès que Manuel eut appris l’arrivée de Mohammed sur les rives asiatiques du Bosphore, il passa le détroit avec ses galères, Conclut un traité d’alliance avec le prince ottoman et l’emmena à Constantinople, où l’arrivée du noble étranger fut fêtée pendant trois jours. Le quatrième jour, Mohammed fit une sortie à la tête de ses troupes et d’un faible corps de soldats grecs, mais battu près d’Indjighiz, il fut obligé de rentrer précipitamment dans la ville. Une seconde tentative ne réussit pas mieux. Ces revers inattendus, et la nouvelle des succès de Djouneïd qui, nommé par Sou- leüman gouverneur d’Okhri, avait repassé en Asie, s’était emparé d’Ephèse, et menaçait ses provinces, déterminèrent Mohammed à retourner sur-le-champ dans ses États. Djouneïd, rentré en possession de Smyrne et d’Ephèse, espérait, mais en vain, pouvoir lutter contre la puissance de Mohammed. Il se vit forcé de se reconnaître son vassal, comme il l’avait déjà fait du vivant de Soleiman. Le fils de Firouz-Pascha, Yakoub, qui avait si vaillamment défendu la forteresse d’Angora contre Timour, et qui commandait depuis lors cette place au nom de Mohammed, avait également profité de l’absence de son maître pour lever l’étendard de la révolte. Réduit bientôt à implorer la clémence du souverain, il eut la vie sauve, mais il fut conduit, chargé de chaînes, de Boltaoghli à Tokat, où il expia sa téméraire entreprise dans le tschardak des Bédouins.

Le prince de Soulkadr, allié de Mohammed, et son voisin à l’extrémité orientale des provinces ottomanes, ayant réuni ses troupes à celles du frère de Mousa, dans la plaine d’Angora, les deux princes, ligués avec le kral de Servie et l’empereur de Byzance, résolurent de repasser en Europe pour terminer d’un seul coup ces longues dissensions A peine eurent-ils quitté Constantinople et établi leur camp à Wiza, qu’ils reçurent un message d’Ewrenos, qui les sollicitait de délivrer l’empire de la tyrannie de Mousa, et leur promettait le secours de ses conseils et de son bras. Lorsqu'après la mort de Soleiman, Mousa appela à Andrinople les begs qui avaient servi son frère défunt, Ewrenos fut le seul qui éluda l’ordre du prince, et s’excusa en disant qu’il avait perdu la vue et que son âge avancé lui commandait le repos. Mousa, se doutant que cette cécité n’était qu’un prétexte inventé par Ewrenos, le força à quitter Yenidjé Wardar, sa résidence, pour se rendre à Andrinople. Connaissant l'extrême gourmandise du vieillard, il l’invita à dîner et eut soin de faire placer devant lui des cuisses de grenouilles, son mets favori, dans l’espoir qu’il se trahirait en choisissant ce plat parmi tous les autres. Mais Ewrenos, fidèle à son rôle, ne toucha à rien, jusqu’à ce que Mousa eût ordonné de se servir. Le vieux guerrier, depuis lors exempt du service à la porte de Mousa, attendit patiemment une occasion favorable pour se dérober aux pressantes sollicitations et aux invitations multipliées du tyran. A la nouvelle de la descente de Mohammed en Europe, il lui écrivit de se rendre directement en Servie et d’attirer à lui les alaïbegs (colonels) de Thessalie, Berakbeg, Yighit-Pascha et Sinanbeg, commandant de Tirhala (Tricca). Nous avons vu qu’Ibrahim, fils du vizir Ali-Pascha, avait embrassé la cause de Mohammed, et s’était rendu de Constantinople à Brousa. Schah Août Melek 3, nommé après lui vizir par Mousa, trahit aussi son maître, non en passant dans le camp de son ennemi, mais en entretenant avec lui des intelligences secrètes. Enfin Mohammed, fils d'Ewrenos, et Yakhschàbeg, fils de Mikhaloghli, se déclarèrent ouvertement en faveur du souverain de l’Asie-Mineure. Le chef des akindjis, Mikhaloghli, le juge de l’armée, Simawnaoghli, Azabbeg, porte-drapeau (mir-alem) de Mousa, et quelques autres chefs de son armée lui restèrent seuls fidèles. Mohammed suivit en tout point les conseils d’Ewrenos. Il quitta son camp de Wiza et se dirigea avec ses troupes vers le nord de l’empire pour se réunir au kral de Servie, de Kossova; de là, elle passa datas le pays de Kœr Tekkour (le seigneur aveugle), où Hamzabeg, fils du prince de Smyrne, vint se mettre au service de Mohammed avec cinq cents cavaliers, et apporta l’heureuse nouvelle que Mousa était abandonné de presque tous ses généraux. Reprenant sa marche, l'armée ottomane arriva le premier jour sur les rives du Karassou. Elle campa le lendemain dans les plaines d’Alaeddin-Oghli1, suivant ainsi les traces de Mousa qui avait pris le chemin des montagnes du côté d’Hitiman. Dans la plaine de Tschamourli, où l’armée de Mohammed prit deux jours de repos, Temadjioghli et Souzdjioghli, les derniers des begs de Mousa qui fussent restés fidèles à leur maître, vinrent faire leur soumission à son frère.

Mohammed s’apprêtait à quitter la plaine de Tscha­mourli et avait donné l’ordre de plier les tentes, lorsqu’il vit Mousa monter lentement une montagne voisine}, à la tête de sept nulle janissaires dont il s’était assuré le dévouement en leur distribuant l’or par boisseaux. Mohammed rangea aussitôt son armée en bataille. Etienne et ses Serviens occupaient l'aile gauche; Ewrenosbeg et ses cinq fils sous ses ordres commandaient l’aile droite. Lorsque les deux armées furent en présence l’une de l’autre, Hasan, l’aga des janissaires, un des premiers qui avaient abandonné Mousa, sortit des rangs, et, s’avançant vers ses anciens compagnons d’armes, leur cria: «Que tardez-vous, mes enfants à passer dans les rangs du plus juste et du plus vertueux des princes ottomans? Pourquoi rester, outragés et humiliés, auprès d’un homme qui ne peut prendre soin ni de son salut ni de celui des autres» En entendant ces injures, Mousa ne put dominer la colère qui s’empara de lui, ni retenir ses soldats. Furieux, il s’élança suivi des janissaires sur Hasan qui s’enfuit, mais pas assez vite pour que le prince, qui le suivait par derrière, ne pût l’atteindre et ne le coupât en deux. Au moment où Mousa voulait lui porter un second coup, l’officier, qui s’était avancé avec Hasan, le para avec son sabre et coupa la main au sultan. A l’aspect du bras sanglant de leur souverain, les janissaires furent saisis d’une terreur panique; le désordre se mit dans leurs rangs et ils se dispersèrent dans toutes les directions. Mousa lui-même, se voyant abandonné de tous les siens, s’enfuit vers la Valachie. Un corps de cavalerie, sous le commandement de Saroudjé-Pascha, fut envoyé à la poursuite du prince, et le trouva mort dans un marais (816-1413). Il est très probable que les cavaliers ottomans l’étranglèrent eux-mêmes. Son porte-drapeau, Azabbeg, parvint à passer en Valachie; mais Mikhaloghli qui, pendant le règne de Mousa, était beglerbeg de Roumilie, fut pris et récompensé de sa fidélité à son maître par la prison dans le tschardak des Bédouins à Tokat. Quant au juge de l’armée. Simawnaoghli, il dut à son savoir et à sa dignité d’avoir la vie sauve. Le vainqueur fit même plus à son égard; il le confirma dans son titre de juge et lui alloua un traitement de cent aspres par jour, en lui assignant toutefois Nicée pour retraite.

La courte durée de la domination de Mousa, prince libéral, mais qui s’aliéna par sa tyrannie l’attachement des begs et des soldats, ne lui permit pas d’achever la magnifique mosquée d’Andrinople, commencée par Soleiman. Parmi les écoles établies sous son règne, l’histoire ne mentionne que celle de Gallipoli, dont Saroudjé-Pascha, le même qui fut envoyé à sa poursuite, fût le fondateur. Au nombre des savanes de son époque, on distingue surtout Bedreddin Simawnaoghli que nous verrons dans la suite acquérir une grande célébrité comme savant et comme révolutionnaire audacieux. Né à Simaw, siège de sa juridiction, dans le sandjak de Kutahya, Bedreddin avait suivi en Egypte les leçons de logique du célèbre Djordjani et était devenu plus tard professeur de Farroukh, fils du sultan d’Egypte Berkok. Initié par Seïd Houseïn d'Akhlat à la mystique des sofis, il était aussi renommé comme Scheikh que comme légiste, et il éternisa son nom par des ouvrages remarquables sur la théologie et sur la jurisprudence. Après la mort de Seid Housein, Bedreddin resta quelque temps au Caire, d’où il se retira à Koniah et ensuite à Tireh. De cette dernière ville il passa à Khios, sur l'invitation du gouverneur de cette lie, auquel il avait apparu en songe et qu’il convertit à l’islamisme. Mousa, en montant sur le trône, lui avait conféré la dignité de juge de l’armée, et Mohammed honora son savoir et son caractère en lui assignant un revenu sur le trésor de l’État, jusqu’à ce qu’il eût perdu la vie dans une révolte à main armée.

La guerre de succession qui, depuis la captivité de Bayezid, avait ensanglanté les provinces ottomanes, cessa par la mort de Mousa, mais la tranquillité ne fut pas pour cela rétablie dans l’empire; des insurrections éclatèrent de tous côtés, insurrections qui remplirent les huit années du règne de Mohammed. L’Asie centrale eut aussi sa part de l’agitation que l’apparition de Timour avait produite dans ces contrées. Khalil et Schahrokh, ce dernier fils de l’empereur tatare, et Pir Mohammed son petit-fils, qu’il avait nommé son héritier, se disputèrent la souveraineté du pays en-deçà et au-delà de l’Oxus, c’est-à-dire le Khowaresm et le Khorassan. D’un autre côté, Iskender et Houseïn Baïkara se firent une guerre acharnée pour s’arracher l’un à l’autre la possession des provinces méridionales et septentrionales de la Perse, c’est-à-dire le Farsistan et l’Azerbaïdjan; ces désordres eurent pour les royaumes de Timour des suites funestes, car les couronnes de ces royaumes ne se trouvèrent plus réunis sur une seul tète. Plus hereux, l’empire ottoman, après une guerre civile désastreuse et des troubles intérieurs non moins déplorables, passa sous le sceptre d’un seul sultan. La dynastie fondée par Osman avait menacé de s’éteindre par la mort de Bayezid, et par la lutte dans laquelle s’étaient engagés ses fils; elle était néanmoins sortie triomphante des catastrophes qui l’avaient frappée. Plusieurs dynasties asiatiques ne purent résister aux mêmes épreuves et furent pour jamais anéanties. Ce sont celle d’Ortok, dont le siège était Mardin, celle de Toghatimour, qui régnait dans le Djordjan enfin dans l’Irak, celle des Ilkhans, dont le dernier souverain, Ahmed Djelaïr, périt sous les coups de Youssouf-le-Noir, fondateur de la dynastie du Mouton-Blanc.

 

 

LIVRE IX.

Portrait de Mohammed Ier. — Soumission de Karaman et de Djouomd. — Paix avec Venise. — Bataille de Radkersbourg. — Tatares en Roumilie. — Révolte des derviches. — Les despétendans Moustafa. — Constructions de Mohammed; fondations diverses; médecins, légistes, scheiks et poètes de son règne.