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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 
 

 

HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN

 

LIVRE VII.

Histoire de Timour. — Ses expéditions contre les Gètes, le Khuarezm, le Khorassan et contre Tokatmisch; contre la Perse, l'Inde, la Syrie et contre Bayezid — Massacre de Siwas. — Echange d’ambassades entre Timour et Bayezid. — Bataille d'Angora. — Captivité du sultan.

 

Le fer subjugue le monde. Timour (le fer) était le nom significatif du fils de Tharaghaï, prince tatare, issu au quatrième degré de Karatschar Nowian, grand-prince et vizir de Djaghataï, fils de Djenghiz-Khan. Timour naquit dans l'année qui vit mourir le sultan Ebousaïd-Behadirkhan, dernier grand souverain de la famille de Gengis, et s’éclipser avec lui la gran­deur de l’empire mogol (736-1335).

C’est un grand bonheur pour l’humanité que de tant de conquérons qui avaient rêvé une domination universelle, un très-petit nombre aient atteint leur but; encore est-il vrai de dire que ceux-ci n’ont ja­mais entièrement accompli leur œuvre de destruction. A peine compte-t-on six ou sept de ces hommes au bras de fer qui méritent réellement, et dans toute la rigueur du terme, le nom de conquérons du monde. Le premier, Sésostris, appartient à une époque si reculée de l’histoire, que les mythes grecs le Con­fondent avec Dyonise, et ceux des Orientaux avec Djem Ier ou Iskender-Soulkarneïn (Alexandre à deux cornes). Djemschid (Djem II ou Dejocès), fonda­teur de l’empire de Médie, et Cyrus (Keïkhosrew), fondateur de l’empire persan, ne réalisent pas pour les peuples d’Orient le type du conquérant, puis­qu’ils leur refusent le titre de souverains à deux cornes, titre qui indique non-seulement le courage mais aussi la domination sur deux parties du monde; ce titre, ils ne l’accordent pas même à Alexandre-le-Grand (Iskender), bien que l’histoire ancienne d’Orient le reconnaisse exclusivement comme con­quérant du monde. L’histoire moyenne de l’Asie cite à peine le nom d’Attila; toute son attention se concentre sur Gengis-Khan, ce fléau des nations, et sur Timour qui passa comme un météore sanglant sur tout le continent asiatique , depuis les Indes jus­qu’aux bords de l’Archipel.

Si l’histoire de Sésostris et celle de Cyrus, en­veloppées dans les ténèbres du mythe, pâlis­sent à côté de l’histoire plus positive d’Alexandre qu’environne l’éclat de la civilisation grecque, les chefs barbares des Huns et des Mogols, Attila et Djengiz-Khan, s’effacent de même devant la grande physionomie du tatare Timour. C’est que Timour, en contact avec la civilisation des Persans, sut, pour nous servir de l’expression des auteurs turcs, gou­verner le monde qu’il avait conquis. La domination d’Attila et d’Alexandre ne survécut pas à ces deux conquérons. La puissance de Djenghiz-Khan passa en héritage à sa famille qui la conserva pendant deux siècles; mais divisée entre ses quatre fils, elle s’affai­blit nécessairement et disparut peu à peu. Celle de Timour, au contraire, se maintint longtemps encore après sa mort à peu près intacte; car ses descendants, après avoir joui pendant tout un siècle de l’héritage paternel dans la Transoxiane et en Perse, régnèrent encore dans l’Inde pendant trois cents ans et presque jusqu’à nos jours.

Avant de faire le récit des événements qui signa­lèrent l’apparition de Timour, nous essaierons de tracer son portrait d’après celui que nous ont laissé les historiens orientaux. Timour était boiteux , non de naissance, mais par suite d’une blessure qu’il avait reçue au siège de la capitale du Sistan, peu de temps avant son avènement au trône. Malgré cette infirmité, il avait la taille élancée et la démarche fière. Sa tête volumineuse, son front haut et large, annonçaient des facultés éminentes; sa chevelure , naturellement blanche comme celle du célèbre Sam, offrait, avec la fraîcheur de son teint, un bizarre contraste. A chacune de ses oreilles pendait une perle d'une grande valeur. Ennemi déclaré de la gaîté, sa gravité ne se démentait jamais. La franchise était une de ses qualités dominantes; son horreur pour l’hypocrisie était telle qu’il préféra toujours la vérité la plus dure au mensonge le plus flatteur; et il faut convenir que sur ce point le guerrier tatare valait mieux qu’Alexandre qui, pour une vérité qui lui déplut, assassina son ami Clytus, et livra au supplice Antisthènes. Timour avait pour principe de ne jamais abandonner un projet, de ne jamais révo­quer un ordre; ce qu’il avait décidé était pour lui comme accompli; si sa persistance avait des conséquences fâcheuses, il ne s’en applaudissait pas moins; d’ordinaire il comptait peu sur la fortune, et en acceptait toutes les chances avec résignation. Il n’aimait ni les poètes ni les bouffons, mais il avait en grande considération les médecins, les astronomes et les jurisconsultes, qu’il se plaisait à entendre disserter: les scheiks surtout, renommés par leur sainteté, et dont les prières avaient attiré sur ses armes la faveur di­vine, trouvaient en lui un zélé et magnifique protec­teur. Une de ses passions était le jeu des échecs dans lequel il n’avait point de rival. En temps de paix comme en temps de guerre, la biographie des guer­riers célèbres et l’histoire de leurs expéditions étaient sa lecture habituelle. Chose étrange! malgré l’instinct naturel qui le portait vers l’étude et la réflexion, malgré sa vénération pour les savants, toute son ins­truction se bornait à savoir lire et écrire, et, bien que sa prodigieuse mémoire lui permit de retenir ce qu’il avait lu ou entendu une seule fois, il ne parlait que trois langues, le persan, le turc et le mogol. La Tora, ou code de Djenghiz-Khan, fut, toute sa vie, l’objet de sa prédilection et de son respect; il la pré­férait même au Coran, ce qui enhardit quelques légistes à déclarer infidèles ceux qui préfèrent la loi faite par les hommes à la loi envoyée par Dieu. Sa propre législation (Touzoukat) n’est, du reste, que le complément de la Tora; elle embrasse, entre autres points importants, l’organisation des armées, la hiérarchie civile et militaire, et les règlements de l'administration intérieure de la justice et des finances. Ses lois, quoiqu’elles ne révèlent pas dans leur au­teur la philosophie d'Antonin, ni le savant pédan­tisme de Constantin, n’en prouvent pas moins qu’il possédait à un degré éminent l’art d’organiser et de gouverner. Ces ordonnances, qui contiennent une foule de hauts enseignements, ont servi de modèle à deux des descendants de Timour qui régnèrent dans l’Inde:  schah Baber, le premier des Grands-Mogols, et schah Ekber, le plus puissant d’entre eux, pour la rédaction de leurs codes et de leurs commen­taires.

L’espionnage était le principal ressort du gouver­nement et de l’administration militaire de Timour. Ses agents parcouraient tous les pays sous mille dé­guisements; le plus souvent c’étaient des derviches qui l’instruisaient en secret des forces et des projets de ses ennemis, des intrigues de leurs cours, de l’état des villes et des forteresses qu’ils étaient chargés de visiter, de telle sorte que souvent il était mieux au courant de ce qui se passait dans les royaumes étran­gers que les souverains même de ces royaumes. Tout ce que ses agents, voyageurs, derviches ou autres lui apprenaient des pays étrangers, était inscrit sur des registres ou marqué sur des cartes topographiques qui restaient toujours sous ses yeux.

Le dévouement des soldats de Timour pour sa per­sonne était tel qu’ils lui faisaient non seulement le sa­crifice de leur vie, mais celui de tout leur butin et de tous leurs biens, toutes les fois qu’il l'exigeait, chose à coup sûr extraordinaire de la part de hordes bar­bares vivant de brigandages. Ils lui obéissaient aveu­glément et sans restriction, si bien qu’il lui eût suffi d’un simple ordre du jour pour se faire reconnaître comme Prophète des Tatares. Il réussit à adoucir les mœurs rudes et sauvages et la farouche cruauté de ses troupes, assemblage d’une multitude de peuplades diverses, en appelant dans son camp une foule de poètes, de sa vans, de musiciens et de soufis qui l’ac­compagnaient dans ses plus lointaines excursions

Timour avait passé sa jeunesse dans des exercices violents et guerriers, c’est-à-dire à la chasse et dans des expéditions partielles. Il n’avait que vingt-sept ans lorsqu’il secourut l’émir Houseïn , prince de la fa­mille Djaghataï, contre Timourtoglouk-Khan, prince du Turkestan, qui ravageait, à la tête d’une armée de Gètes, les provinces de Houseïn. Ce souverain, qui régnait sur le Khorassan et le Mawereinnehr ( pays en-deçà et au-delà de l’Oxus) et résidait tantôt à Herat, tantôt à Balkh (763-1361), accorda la main de sa sœur, Tourkan-Khan (765-1363), au jeune héros dont la valeur venait de consolider son trône. Quatre ans après, la mort de Tourkan-Khan (767-1365) rompit les liens qui unissaient Timour au prince de Khorassan. La guerre éclata entre le beau-père et le gendre, son vassal (768-1366), et ne fut un instant suspendue que pour recommencer plus sanglante et plus acharnée. Les hostilités ne se terminèrent que par la prise de Balkh et par la mort d’Houseïn, tué par les émirs de l’usurpateur. Rien ne s’opposa plus alors à ce que Timour montât sur le trône.

Balkh, résidence d’Houseïn, fut pillée et son palais détruit; les habitants furent en partie livrés au sup­plice, en partie réduits en esclavage (771-1369): les femmes et les enfants devinrent le partage des soldats du vainqueur. Des huit femmes dont se composait le harem d’Houseïn, Timour en choisit quatre pour lui, dont deux devinrent ses épouses, et donna les autres à ses émirs et à ses compagnons d’armes. Tels furent les préludes du grand drame dont l’Asie devait être bientôt le théâtre et Timour le héros.

Timour, au lieu de Balkh à moitié détruite, choisit pour résidence Samarkand, qu’il entoura  d’une ceinture de murailles et qu’il embellit de palais et de jardins. Il est à remarquer que pendant les trente-six ans de guerres et de conquêtes presque non interrompues qui remplirent la vie de Timour, il ne revint que neuf fois à Samarkand pour donner du repos à son armée et la préparer à de nouvelles fatigues.

L’assemblée générale des peuples tatares (kouroultaï) consacra l'usurpation de Timour, en le procla­mant héritier légitime d’un sceptre brisé par lui. Le Scheikh Bereket, qui lui avait prédit sa grandeur, lui remit l'étendard et le tambour, symboles de la sou­veraineté, et au nom de Timour (fer) que lui avait donné son père à cause de sa force extraordinaire, il ajouta ceux de Gourgan (grand souverain), de Sahib-Kiran (maître du temps) et de Djihanghir (conquérant du monde), noms significatifs que ne démentit pas le héros tatare pendant son long règne. La devise du sceau de Timour était formée de ces deux mots: Equité, salut, qui peuvent se traduire par ceux-ci: On n'est grand que par la justice.

Timour réunit sur sa tête les couronnes de vingt-sept pays soumis à neuf dynasties dont il prit la place; savoir, celles: 1° de la dynastie de Djaghataï, dont le dernier rejeton, Houseïn, succomba sous les coups du conquérant tatare; 2° des Djètes ou Gètes dans le Turkestan et le Mogholistan; 3° du Khuarezm; 4° du Khorassan; 5° de la Tatarie dans le Talaristan et le Descht-Kiptschak; 6° de la dynastie des fils de Mozaffer dans l’Irak persan; 7° de la dynastie des Ilkhans dans l’Irak arabe; 8°del’Inde; 9°de la dynastie des Ottomans. Son empire s’étendait, à l’est jusqu’à la grande muraille de la Chine, au nord jusqu’au centre de la Russie; il avait pour bornes, à l’ouest, la Méditerranée  et au sud l’Egypte. Des royaumes qu’il possédait, quelques-uns ne lui avaient coûté qu’une seule bataille; d’autres, et c’est le plus grand nom­bre, ne s’étaient soumis à sa domination qu’après une résistance opiniâtre. Parmi ces derniers il faut compter le royaume des Gètes, dont la possession ne fut acquise à Timour qu’après sept pénibles cam­pagnes; le Khuarezm, qui repoussa quatre fois les armées du conquérant, et ne céda qu’à la cinquième; et enfin les Etats des princes tatares Ourouz et Tokatmisch, dont la conquête nécessita deux expéditions. L’Hindoustan fut soumis dans une seule cam­pagne. De toutes les guerres qu’il entreprit, celles de l’Asie occidentale furent les plus sanglantes et les plus longues; la première. en effet, dura trois ans , la se­conde cinq, et la troisième, qui décida du sort de Bayezid, se prolongea pendant sept années consécu­tives. Nous dirons peu de chose des dix-huit cam­pagnes que nous venons d’énumérer; nous raconte­rons avec plus de détails la guerre de sept ans dont le théâtre fut d’abord les frontières de l’empire ottoman, et plus tard le cœur même de cet empire.

Les sept expéditions de Timour contre les Gètes et ses cinq campagnes contre le schah de Khuarezm, Houseïn-Sofi, donnèrent lieu à de fréquents échanges d’ambassades, aussi bien qu’à plusieurs traités de paix et à de nombreuses négociations ayant pour but d’affer­mir sa puissance par des alliances et des mariages. Ainsi, dès sa première tentative contre les Etats de Houseïn, Timour lui demanda, par ambassadeur, la main de sa fille Khanzadé pour son fils aîné Djihanghir. Houseïn n’osa refuser, et le mariage fut célébré.

Si quelque chose peut donner une idée du faste et de la richesse des souverains de l’Orient, c’est à coup sûr la splendeur des fêtes qui eurent lieu à cette occa­sion, fêtes non moins brillantes que celles que don­nèrent, au mariage de leurs enfants, les khalifes Mamoun et Motedhad. Les présents de noces de Khanzadé consistaient en un trône d’or, en plusieurs magnifiques couronnes, en bracelets, boucles d’o­reilles, colliers et ceintures d’un grand prix, en vases remplis de diamants et de perles, en lits, sofas, balda­quins et tentes splendides. L’air était embaumé de musc et d’ambre. Les grands de l’empire faisaient pleuvoir sur la fiancée des perles et des pièces d’or, en signe de bienvenue. La terre, sous ses pas, était couverte de tapis brodés d’or. Dans chaque ville que traver­sait la jeune épouse les cheikhs, les kadis, les imams et les mollahs accouraient se prosterner devant elle. Mêmes fêtes, mêmes réjouissances à son arrivée à Samarkand. L’intérieur de la tente où se cé­lébra le mariage (775-1373) représentait la voûte du ciel, et une quantité innombrable de diamants figu­rait les étoiles. Les rideaux de cette tente étaient de drap d’or, et la pomme qui la surmontait, d’ambre fin. Des kaftans, des châles, des habits et de riches étoffes furent distribués aux officiers de la cour et aux personnages conviés à la fête. Enfin les astrono­mes désignèrent le moment où devait avoir lieu la cé­rémonie nuptiale, qui se fit avec une pompe telle qu’on n’en avait pas vu de pareille depuis les périodes les plus glorieuses du khalifat.

L’année suivante (776-1374), fut célébré, mais avec moins de faste, le mariage de Timour avec la princesse Dilschadaga, qu’il avait faite prisonnière dans sa se­conde expédition contre son père le sultan des Gètes. Outre les femmes dont nous avons déjà fait mention, Timour épousa, après la mort de Tourkan, Touman-Aga, fille de l’émir Mousa. Ce fut pour plaire à celte princesse qu’il réunit (779-1377) les douze jardins royaux de Samarkand en un seul appelé Baghi bihischt (jardin du paradis).

Mais ces liens de parenté que le sultan des Gèles et le schah de Khuarezm avaient, non sans intention, contractés avec l’empereur tatare, ne purent les met­tre à l’abri des attaques de ce dernier ni les préserver d’une ruine complète, L’imprudent souverain du Khuarezm ayant, au mépris de l’inviolabilité des am­bassadeurs, jeté en prison l’envoyé de Timour, eut à se défendre pour la quatrième fois contre le conqué­rant irrité, qui l’assiégea pendant trois mois et demi dans Khuarezm, sa capitale. Fatigué des lenteurs du siège, Timour provoqua sous les murs de la place le beau-père de son fils en combat singulier. Celui-ci ayant refusé, la ville fut prise d’assaut et livrée au pillage (781-1379). Tous les cheikhs, les savants, les artistes et les ouvriers furent emmenés à Kesch, ville natale de Timour, qui reçut à cette occasion le nom honorifique de Dôme des sciences et de la civilisation, et devint la seconde capitale de l’empire tatare.

Trois événements douloureux vinrent frapper Ti­mour au milieu de ses triomphes et distraire un mo­ment son attention absorbée jusque-là par l’organisa­tion de ses nouveaux Etats. Akabeg, sa fille chérie, mariée au fils d’Emir-Mousa, son beau-père, son fils aîné Djihanghir, et sa sœur Tourkan-Khatoun mou­lurent à peu de distance l’un de l’autre. Le vaillant empereur, atteint dans ses affections les plus chères tomba dans un profond abattement. Mais la lecture du Coran et de la Sounna, que lui firent les cheikhs et les légistes ne tarda pas à le rappeler à lui-même et à le rendre aux affaires.

Après la conquête du Khuarezm, Timour ne dis­simula plus le désir qui le tourmentait de régner sur te monde entier. Souvent on l’entendait répéter la pa­role du poète qui dit que «de même qu’il n’y a qu’un seul Dieu au ciel, il ne doit y avoir qu'un seul maî­tre sur la terre, et que tous les royaumes de l’univers ne sauraient satisfaire l’ambition d’un grand souve­rain.» Déjà maître du Touran (pays situé au-delà de l’Oxus), il conçut le projet de s’emparer de l’Iran, pays situé en-deçà de l’Oxus, c’est-à-dire de la Perse. Une foule de dynasties s’étaient élevées dans les vastes limites de cet empire sur les débris de celui de Djenghiz-Khan. Deux souverains se partageaient la domination du Khorassan, la province la plus orien­tale de l’empire persan; la partie méridionale était soumise à Ghayasseddin Pir-Ali, prince de la dynastie de Kourt; et la partie septentrionale à Kodja-Ali-Moueyid, de la dynastie des Serbedars, qui régnait sur le Khorassan depuis la mort d’Abousaïd, dernier grand souverain de la famille de Gengis-Khan. Moueyid fit sa soumission au conquérant tatare, qui le maintint, par un diplôme, dans sa principauté, sous la condition qu’il l’accompagnerait dans toutes ses expéditions en qualité de vassal. Ghayasseddin, au contraire, prit là courageuse résolution de défendre ses possessions contre des forces vingt fois plus con­sidérables que les siennes; mais après la chute de Fouschendj, sa principale forteresse, Herat, sa ca­pitale, se rendit à discrétion, et échappa ainsi à une destruction complète. Les trésors que les princes de la dynastie de Kourt et de Ghour avaient amoncelés dans cette ville pendant plus de deux siècles, furent trans­portés à Kesch, ainsi que les portes en fer de Herat, remarquables par la beauté de leur travail. Timour n’eut pas si bon marché des autres places du pays, qui ne se soumirent qu’après une résistance opiniâtre; parmi elles se firent distinguer Schabour-Khan, Kabouschan et surtout Kakahah (la moqueuse) ainsi appelée parce qu’elle se jouait pour ainsi dire des efforts de l'ennemi. Les grandes villes des Etats de Ghayasseddin, telles que Nischabour, Sebzewar et Touz, se rendirent sans coup férir.

Touz, appelée aussi Mesched (le sépulcre), parce qu’elle renferme les tombeaux d’un grand nombre de Musulmans célèbres, est un lieu de pèlerinage et de rendez-vous pour les caravanes. C’est là que reposent l'imam Riza, le huitième des douze imams, descendants immédiats du Prophète; Haroun-al-Raschid; Abou-Moslim, guerrier sanguinaire, dont la valeur arracha à la famille d’Ommia le trône du khalifat, pour y as­seoir la famille d’Abbas, et qui avait fait périr un demi-million d’hommes, autant sous le glaive du bourreau que sur le champ de bataille  le célèbre Nisamoul-Mulk, vizir de Melekschah, profond mathématicien, poète persan renommé et implacable ennemi des Assas­sins; Nassireddin, fondateur de l’observatoire de Meragha et fameux astronome; enfin Firdewsi, le plus grand poète épique de l’Orient. A son entrée dans la ville de Touz, Timour se dirigea vers le tombeau d’Abou-Moslim; arrivé devant le mausolée, il descendit de cheval et implora avec ferveur la béné­diction du héros et sa protection pour ses expéditions futures. On serait tenté de croire que la prière du conquérant tatare fut entendue par l’esprit du farouche Moslim, car il sembla dès ce moment agir sous l’inspiration d’un génie malfaisant et avoir pris à tâche de suivre aveuglément les traditions sanglantes du guer­rier dont il avait évoqué les mânes. Ou sait que, pour punir les habitants révoltés de Sebzewar, Timour con­çut l’infernale pensée d’élever des tours vivantes avec leurs corps. Deux mille hommes furent les pierres de taille qui servirent à l’édification de cet horrible monument. Les malheureux furent placés les uns sur les autres, et les intervalles laissés entre eux furent bou­chés avec de la terre glaise et de la chaux.

A peine maître du Khorassan, du Sistan, du pays des Afghans et du Saboulistan, que la mémoire du vaillant Roustem n’avait pu protéger contre l'ambition de l’empereur tatare, Timour tourna ses armes partout victorieuses contre la Perse (788-1386). Ce royaume était alors gouverné par les dy­nasties de Mozaffer et des Ilkhans. La première régnait sur l’Irak persan et le pays de Fars (la Perse proprement dite); la seconde sur l’Irak arabe et l’Azerbaïdjan (l’ancien Atropatene). A la nouvelle de l’approche de Timour, Schah Schedjà, prince de la famille Mozaffer, lui envoya, en signe de soumission, une ambassade avec de riches présents. Timour assura le prince de ses intentions bienveillantes, et lui demanda, comme gage d’une paix durable, une princesse de sa famille pour Mirza Pir-Mohammed, fils de Djihanghir son fils aîné. Une demande en ma­riage de la part de Timour était d’un sinistre augure, car d'ordinaire celui à qui pareille demande était adres­sée pouvait d'avance faire le sacrifice de son indépen­dance. Néanmoins Schah Schedjà consentit. Plus hardi, le sultan Ahmed, fils du Scheikh Oweïs Djelaïr, l’Ilkhan, se prépara à une vigoureuse résistance. Il s'était fortifié dans sa résidence, Sultanieh; mais forcé d’abandonner cette place, il se réfugia d’abord à Tabriz et ensuite à Bagdad. Toutes les provinces septentrio­nales de la Perse, entre autres le Mazanderan, les districts de Reï et de Roustemdar, tombèrent au pouvoir de Timour qui, après avoir soumis Sultanieh, Tabriz et Nakhdjiwan, passa les eaux impétueuses de l’Araxe à Djoulfa, ville célèbre par son magnifique pont, dont les arches ont cinquante à soixante aunes de hauteur et dont les abords sont défendus par de profonds ra­vins. Kars, ville frontière de l'empire ottoman, et dont les fortifications sont taillées dans le roc, ou­vrit ses portes an conquérant, au bruit des timbales (gourgheh) et du cri de guerre des Tatares, sürün! (en avant). Toute la Géorgie et Tiflis, sa capitale, firent leur soumission. Dès lors la campagne était achevée, et Timour, pour célébrer sa nouvelle con­quête, ordonna une grande chasse.

Ce fut dans les belles plaines de Karabagh, où Ti­mour avait pris ses quartiers d’hiver , qu’il reçut le serment de fidélité du prince de Géorgie. Ce souve­rain ne put conserver son titre et ses domaines qu’en abjurant la foi chrétienne et en livrant au conquérant, entre autres choses curieuses, une cotte de mailles que le roi David avait, suivant la tradition et le Coran, fabriquée de ses propres mains.

L’orgueil et l’amour-propre de Timour furent singu­lièrement flattés de la soumission du prince de Schirwan qui eut lieu peu de temps après. Ce prince vint en personne faire hommage au conquérant et lui offrir les présents auxquels on attache le plus de prix en Orient, présents qui, par une attention délicate du vassal, étaient tous au nombre de neuf, nombre sacré des Ta­tares. Ils consistaient en neuf sabres, neuf arcs, neuf tentes, neuf baldaquins, neuf châles, neuf pièces de riches étoffes, neuf chevaux de noble race, neuf es­claves du sexe féminin; et quant à ceux du sexe masculin, ils n’étaient que huit, attendu que le prince se présentait en qualité du neuvième. Cette franchise, dit Cherefeddin, plut beaucoup à l’empereur qui non seulement combla le prince de faveurs et de biens, mais lui donna en propre le royaume de Schirwan.

Tout fléchissait sous les coups du redoutable empe­reur. Les princes de Ghilan, qui jusqu’alors s’étaient crus libres dans leurs forêts et derrière leurs marais, vinrent se prosterner devant Timour. Les princes de l’Arménie et de la Mésopotamie s’étant abstenus de rendre hommage au conquérant, celui-ci leur envoya des ambassadeurs pour les sommer de se soumettre. L’Arménie était alors gouvernée par un prince du nom de Taherten qui avait fait d’Erzendjan sa capitale; en Mésopotamie régnait la dynastie du Mouton-Noir. L’héritier de cette famille, qui résidait à Diarbekr, ne tint aucun compte des menaces de Timour et se dis­posa à se défendre; mais trop faible pour résister seul aux forces imposantes du conquérant, il vit sa témérité punie par la prise de deux de ses principales villes. Akhlat et Adil-Djouwaz, après que les hordes tatares eurent dévasté la belle plaine de Mousch. Wan, place fortifiée, qui jusque-là n’avait jamais ouvert ses portes à un vainqueur, fut emportée après vingt jours d’une héroïque résistance; ses défenseurs furent précipités du haut des remparts, les bras liés sur le dos. Les fortifications dont une tradition attribuait la construction à Schedad, fils d’Aad, furent rasées; leur solidité était telle qu’un touman entier, c’est-à-dire un corps de dix mille hommes, travailla tout un jour inutilement pour y ouvrir une brèche. La chute de Wan décida Taherten à faire sa soumission. Timour lui laissa son titre et ses domaines, le prince étant venu de son propre mouvement se reconnaître son vassal.

A quelque temps de là eut lieu une effroyable catas­trophe à laquelle présida le conquérant en personne. Le schah Schedjà, prince de la dynastie Mozaffer, avait, en mourant, recommandé son royaume et sa famille à la générosité de Timour. Mais son fils, Seïnol-Abidin, ayant refusé d’obéir à l’ordre que lui avait donné l’empereur de paraître à sa sublime Porte, ce dernier passa avec ses troupes dans la par­tie méridionale de la Perse, et s’empara sans coup férir de l’Irak persan, dont la capitale, Isfahan, se rendit à discrétion. Dans un des faubourgs de cette ville vivait un forgeron, du nom d’Ali-Koutschapa, qui gémissait de voir sa patrie courbée sous le joug étranger. Il se souvint de Kawé, forgeron comme lui, qui jadis avait fait de son tablier de cuir l’étendard de la liberté et marché à la délivrance des peuples tremblants sous la tyrannie de Sohak. Ce souvenir enflamma le courage de Koutschapa qui résolut d’imi­ter un si noble exemple. Une nuit, il éveille, au rou­lement du tambour, les habitants d’Isfahan et les excite à se révolter contre les commissaires tatares envoyés pour prendre possession de la ville. Son éloquence persuade la foule encore émue de l’humiliation qu’elle avait subie. On court aux armes, on se précipite sur la garnison encore peu nombreuse, et le carnage com­mence. Trois mille Tatares furent massacrés dans ce soulèvement spontané. A la nouvelle de cet événe­ment, Timour furieux donna l’ordre de reprendre la ville et de la saccager, et pour qu’aucun soldat de son armée ne restât inactif dans le drame terrible qui se préparait, il fit publier que chacun d’eux eût à rappor­ter un certain nombre de têtes. Toutefois, le quartier de la ville où résidaient les cheikhs et les légistes fut excepté de la proscription générale et placé sous la garde d’un détachement, auquel on enjoignit de proté­ger spécialement la maison de Khodja Imameddin Waïz, bien que ce savant illustre fût mort depuis plus d’un an. Le sanguinaire conquérant n’oublia pas un seul instant, même au milieu de l’horrible boucherie qui eut lieu, le respect qu’il professait pour les savants et les religieux; semblable en cela à Alexandre qui, lors de la prise de Thèbes, mit la maison de Pindare à l’abri de la dévastation et du pillage. Les ordres impi­toyables du chef tatare furent fidèlement exécutés. Le sang coula à flots dans Isfahan. Les soldats, repus de carnage, pour s’épargner la peine de couper eux- mêmes les têtes qu’ils étaient tenus de livrer, les ache­taient avec le fruit de leurs rapines. D’abord chaque tête se vendit vingt copecs; bientôt le prix tomba à un demi-copec, et vers la fin on n’en voulait plus. On porte à plus de soixante-dix mille le nombre des habitants d’Isfahan qui périrent dans ce massacre. Leurs têtes servirent à élever des tours au milieu des places publiques.

Effrayée par ces sanglants préliminaires, Schiraz fit sa soumission (6 silhidjé 789—27 décembre 1387). Là Timour reçut une espèce d’ovation, qu’il ne dut qu’à la terreur semée au loin par son dernier ex­ploit. Les grands de l’empire, les gouverneurs des provinces, les princes de la famille Mozaffer, les souverains de Kerman et de Yezd, les Atabèges de Loristan et les princes de Laristan, qui se glorifiaient de descendre du héros persan Gourghin-Milad, se réunirent à Schiraz, et vinrent, dans le palais appelé le trône Karadja, se prosterner devant Timour, au nom duquel se fit dès ce moment la prière publique. Des lettres de victoire, dans lesquelles les mounschis (secrétaires du divan) avaient rivalisé de servilisme et de basse flatterie, furent expédiées, par ordre de l’em­pereur, à Samarkand, aux princes de Khuarezm, à Khorassan et dans toutes les autres possessions du souverain tatare, pour y être lues du  haut des chaires publiques par les khatibs (prédicateurs)

Pendant la guerre de Perse, le schah de Khuarezm avait levé l’étendard de la révolte et forcé les gouverneurs tatares à se réfugier chez Tokatmisch, khan des Tatares de Kiptschak. Dès que la tranquil­lité fut rétablie dans le pays de Fars nouvellement conquis, Timour se dirigea, pour la cinquième et dernière fois, sur le Khuarezm, rasa les murs de la capitale, en fit ensemencer le sol, et transplanta toute la population à Samarkand, où il fit quelque temps après son entrée triomphale.

Après avoir célébré avec pompe les mariages de Pir-Mohammed-Mirza, de Miranschah-Mirza et de Schahrokh-Mirza, il se prépara à marcher contre Tokatmisch, souverain de la Grande-Tatarie. Douze ans auparavant, ce prince, attaqué et pressé par Ourouzkhan, autocrate tatare de Russie, avait im­ploré les secours de Timour, qui l’avait sauvé d’une ruine certaine et rétabli sur le trône de Kiptschak. Tokatmisch et Ourouzkhan étaient tous deux issus de Djoudji, fils de Gengis-Khan. Or, ce conquérant avait, de son vivant, donné la souveraineté de la Grande-Tatarie à Djoudji, celle de la Transoxane, du Khuarezm et du Turkestan à Djaghataï, et celle de la Chine et du Khataï à son fils ainé Ogahtaï avec le titre de grand-khan. Timour devenu maître de Djaghataï par la prise de Balkh,  avait confié le gouvernement du pays à un des khans indigènes, Siourgoutmitsch, qui administra en son nom, et à la mort duquel il per­mit que Mohammed, son fils, lui succédât dans celte dignité purement honorifique. Tokatmisch, au con­traire, régnait réellement sur le Kiptschak, sous la protection de Timour, à la vérité, mais dans une in­dépendance à peu près complète. Néanmoins cette protection lui pesait au point qu’il chercha, à s’y soustraire par la force des armes. Au premier bruit des préparatifs de guerre qui se faisaient dans le Kiptschak, Timour envoya dans toutes les provinces de son vaste empire des tawaschis (enrôleurs) pour réunir de nom­breux corps de réserve. En même temps, il convoqua une assemblée générale de la nation (kouroultaï) (792-1399) par laquelle il fit déclarer que chaque chef de régiment eût à compléter le nombre de ses hommes et à les entretenir à ses propres frais; cette mesure était de la plus haute importance en ce qu’elle devait avoir pour résultat non seulement d’augmenter la masse des forces de l’empire, mais encore de diminuer l’extrême richesse des généraux; ce qui eut lieu en effet.

Timour passa tout l’hiver qui précéda cette assemblée à la chasse aux cygnes sur les lacs et dans les marais qui avoisinent Boukhara, plutôt afin que cet ancien usage des princes de la famille de Gengis-Khan ne tombât pas en désuétude que dans le but d'oublier au milieu de ces plaisirs les fatigues de la guerre. Ce fait, bien qu’en apparence insignifiant, n’en a pas moins une certaine importance en ce qu’il prouve l’infatigable activité de Timour, ainsi que le soin qu’il prenait d’entretenir dans son armée le goût des exer­cices guerriers, et de donner pour premiers fondements à sa dynastie les usages établis par son puissant prédécesseur.

A la même époque, l’empereur tatare célébra le mariage de sa fille unique, Sultan-Bakht, et ceux de ses petits-fils Mirza-Eboubekr, fils de Miranschah, et Mirza-Omar, fils de Djihanghir.

Vers la fin du mois de janvier de l’année suivante (12 safer 793, fin janvier 1390), Timour partit de Taschkend, sur le Sirr, accompagné de sa cour et de son armée, après avoir renvoyé son harem, à l'exception de sa favorite Tscholpan (étoile du matin) fille du Gète Hadjibeg.

La pluie et la neige qui tombaient en abondance for­cèrent l’armée à s’arrêter à Karasouman. Là, Timour reçut une ambassade de Tokatmisch; les envoyés furent introduits en courant, suivant le cérémonial tatare, et après s’être prosternés jusqu’à terre, remirent au conquérant, de la part de leur maître, une lettre d’excuses accompagnée d’un oiseau de proie nommé tschonkar, et d’un présent de neuf chevaux d’une agilité extraordinaire. Malgré cet acte de soumission, Timour, après avoir pris connaissance de la lettre de son vassal rebelle, rappela aux ambassadeurs l’important service qu’il avait rendu à leur maître alors qu’il était prêt à succomber sous les coups d’Ourouzkhan. Il insista sur l'ingratitude et la déloyauté de son pro­tégé, et termina en disant qu’il recevrait le châtiment qui lui était dû, menace terrible qui équivalait à un arrêt de mort.

L’armée se remit en marche, et après avoir passé par Yassy, Karatschouk et Sabran, elle atteignit le Koutschouktagh (petite montagne) et l’Ouloutagh (grande montagne). L’empereur monta sur la cime de la dernière pour embrasser d’un coup-d’œil, de ce point élevé, les immenses steppes de la Grande-Tatarie. Tandis qu’il contemplait la nape ondoyante de verdure qui se déroulait à ses yeux, ses soldats apportèrent auprès de lui des pierres avec lesquelles ils élevèrent une tour destinée à consacrer le souvenir de cette mémorable expédition

Pour remédier au manque de vivres qui commen­çait à se faire sentir, Timour ordonna une chasse gé­nérale à laquelle toute l’armée prit part; puis il passa ses troupes en revue. La tête couverte d’un turban orné de rubis, une massue d’or à tète de bœuf à la main, à l'imitation des anciens rois de Perse qui se servaient de celte arme en souvenir de celle de Féridoun, l’empereur parcourut le front de ses innom­brables bataillons. Suivant l’usage observé dans les revues des années tatares, les chefs se mirent à ge­noux en tenant leurs chevaux par la bride, et bai­sèrent la terre en mêlant à leur prière ordinaire des formules de louange et de bénédiction. Après avoir ainsi reçu les hommages et les vœux de ses fils, de ses petits-fils et de ses autres généraux, et les avoir félicités sur la bonne tenue et la discipline de leurs toumans, hezares et sades il donna le commande­ment de l’avant-garde de l’armée à son petit-fils Mirza-Mohammed, en lui recommandant la plus grande vigilance et une extrême célérité, qualités indispensables dans le poste qu’il allait occuper.

Un combat sanglant d’avant-garde était le prélude d’une bataille générale. Dans cette rencontre périrent quatre des plus habiles généraux de Timour, Herimulk, Ramazan-Khodja, Erlat et Aïkoutimour; néanmoins la victoire resta aux soldats de l’empereur. Fier de ce premier triomphe, présage de succès plus importants, Timour combla les chefs de son armée de présents et d’honneurs, et conféra à un grand nombre d’entre eux le titre de tarkhan, qui donnait à celui qui en était revêtu le droit d’entrer chez le prince à tous les moments de la journée. Le fils du grand-vizir Haladjighaï, mort dans le combat, fut confirmé dans les charges et les titres de son père, et on lui confia le grand-sceau de l’empire et celui du cabinet de l’em­pereur, appelé le sceau du papillon.

Six jours après, le temps, jusque-là pluvieux, s’étant éclairci, Timour se disposa à attaquer l’ennemi avec toutes ses forces, 15 redjeb 793 (5 juillet 1390). Au lieu de suivre l’ordre de bataille accoutumé, c’est-à-dire la division en aile droite, aile gauche et centre, il partagea son armée en sept corps, dont l’un devait servir de réserve à l’autre. Lorsque toutes les dispositions furent prises, le schérif Séïd Bereké, qui le premier avait prédit à Timour sa puissance future, se pros­terna, la tête découverte, en face de l’armée et invo­qua la bénédiction du ciel; puis, jetant une poignée de poussière du côté des ennemis, il s’écria : «Ainsi vos visages seront noircis par l’affront de la défaite.» S’adressant ensuite à Timour: «Marche maintenant, lui dit-il, où il te plaira; tu seras vainqueur.» A ce moment, un cri général de sürün! (en avant) couvrit le bruit des trompettes qui sonnaient la charge. Rien ne résista à l’impétuosité des soldats de Timour. Tokatmisch, effrayé, prit la fuite avec ses généraux, dont plusieurs étaient issus de Gengis-Khan. Le vain­queur détacha de tous les corps de l’armée sept cava­liers sur dix à la poursuite de l’ennemi; lui-même les suivit avec les troupes qu’il avait conservées au­près de lui. Il s’arrêta dans la belle plaine d’Ourdepé sur les bords du Wolga; là, il dressa ses tentes avec un luxe inusité. Son camp, qui avait trois farasanges de diamètre, était entouré d’un rideau de riche brocard parsemé de fleurs d’or. Une im­mense quantité de bestiaux et d’esclaves, qui consti­tuait la partie la plus précieuse du butin, fut amenée des rives et des îles du Wolga au camp de l’empe­reur. Les plus belles filles passèrent dans son harem et le reste fut distribué aux émirs; cinq mille jeunes garçons, remarquables par leur beauté, furent des­tinés au service intérieur de la cour. Timour donna ensuite une fête magnifique, la plus belle dont les his­toires du Touran fassent mention. Le conquérant, assis sur le trône des souverains de la Grande-Tatarie, était entouré des beautés de son harem; mille chants de victoire (rihawi) et d'amour (ouschak) se succédaient sans interruption. Les musiciens rivalisaient d’imagination et de talent et improvisaient des chansons en l’honneur du héros triomphant. Les mets les plus sa­voureux étaient servis dans des assiettes d’or enrichies de diamants, par les plus beaux garçons et les plus belles filles. Ce fut, en un mot, un spectacle éblouis­sant et tel que sa magnificence étonne même dans l’his­toire d’un conquérant asiatique.

Timour passa également l’hiver suivant (793) à Samarkand dans des fêtes continuelles. Mais au com­mencement du printemps de l’année 794 (1391), il se remit en campagne pour renouveler ses invasions en Perse, et cette fois il ne déposa les armes qu’après cinq ans d’une lutte terrible et acharnée. La conquête du Mazenderan, qui eut lieu vers la même époque, fut signalée par l’héroïque résistance des villes d’Amoul, de Sari et de Mahanassar, et par le massacre de tous les fédayins ou Assassins. Depuis que Houlagou avait pris et détruit toutes leurs forteresses, ces fanatiques étaient restés dans ce pays et avaient fait tomber sous leurs poignards plusieurs chefs de l’armée de Timour. Tel général de cette armée avait à venger sur eux la mort d’un fils, tel autre celle de son père. Des ressentiments particuliers vinrent donc se joindre à la raison d’état pour anéantir cette secte sanguinaire dont les membres périrent tous à Amoul. La plume se refuse à peindre cet horrible massacre; l’historien persan, qui en parle, répugne même à en faire le récit; il se borne à dire que la vengeance du conquérant fut ef­froyable, et que de toutes les scènes de carnage dont l’histoire a consacré le souvenir, aucune ne peut se comparer à celles qui ensanglantèrent la ville d’Amoul.

Du nord de la Perse, Timour porta ses armes dans les provinces méridionales, telles que le Loristan et le Khouzistan; il se dirigea même sur le pays de Fars, où jusqu’à ce jour il avait laissé six princes de la dynastie Mozaffer régner en paix sur quelques villes. Il pénétra dans cette province, en quittant le Khouzistan, par les défilés des monts Helzardara, et mit aussitôt le siège devant le château de Kalaïsefid (châ­teau blanc), réputé inexpugnable; il parvint à s’en rendre maître en brisant à coups de hache les rochers qui l’environnaient et en se frayant un passage jusqu'à la forteresse.

Après ce premier succès, Timour changea déroute, et traversant la délicieuse vallée de Schàbbewan, un des quatre paradis de l’Asie, il marcha à la rencontre de Schah-Mansour, descendant de Mozaffer, qui ve­nait de s’emparer des possessions des cinq autres princes de cette famille. Le conquérant tatare, après avoir failli tomber sous le glaive de son adversaire, resta vainqueur; son petit-fils Schahrokh-Mirza, âgé de dix-sept ans, joignit Schah-Mansour, le terrassa et lui coupa la tête qu’il jeta aux pieds de Timour en prononçant la formule usitée  «Ainsi doivent rouler aux pieds de ton cheval les têtes de tous tes ennemis.» L’empereur embrassa ses fils et ses petits-fils, et reçut les félicitations des émirs qui, suivant l’usage mogol, lui présentèrent à genoux une coupe d’or, après avoir neuf fois frappé la terre du front.

Cette bataille était à peine terminée qu’une nou­velle armée persane parut sur les derrières des troupes tatares; mais elle fut repoussée et se retira sur le châ­teau de Kalaïfourkh (château rouge).

Bientôt après, Timour entra en triomphateur dans la ville de Schiraz. Les trésors de Schah-Mansour fu­rent confisqués et distribués aux émirs; et quant aux habitants, ils ne rachetèrent leur vie qu’au prix de som­mes énormes. Les princes Mozaffer furent faits pri­sonniers et ensuite exécutés, à l’exception de deux, auxquels leurs parents avaient fait crever les yeux, et qui purent aller vivre en paix à Samarkand. Les savants et les artistes furent transportés des rives du Roknabad sur celles du Djihoun. Enfin le gouvernement du royaume de Perse, tel que l’avait jadis possédé Holakou-Khan, frère de Koublaï, grand-khan des Mogols, fut confié à Miranschah, fils du vainqueur; le diplôme que lui remit Timour portait, en guise de signature, et suivant l’usage des empereurs mogols, l’empreinte de la main du souverain imbibée d’encre rouge

L’armée tatare quitta le Farsistan pour se diriger à l’ouest. Elle envahit le Kurdistan, le traversa dans toute son étendue et pénétra jusqu’à Bagdad, où ré­sidait Ahmed Djelaïr, prince de la dynastie d’Ilkhan. A son passage dans la ville d’Akboulak, située non loin d’Arbela, où la fortune donna à Alexandre la domination de la Perse, Timour reçut l’ambassa­deur du prince de Bagdad, le moufti et célèbre lé­giste Nourreddin Abdourrahman Isferaïni. Cet envoyé était chargé d’assurer Timour de l’amitié de son maî­tre et de lui offrir de sa part des présents consistant en animaux et en objets précieux tous au nombre de neuf, et parmi lesquels on admirait surtout des cerfs, des léopards et des chevaux arabes avec des selles d'or. Néanmoins, comme l’ambassadeur n’était pas autorisé par son maître à renoncer en son nom aux deux droits régaliens, celui de battre monnaie à son effigie et de se faire nommer dans la prière publique, Timour, tout en témoignant à Noureddin personnellement, la plus haute estime, à cause de sa réputation de sa­vant, fut peu sensible aux assurances de respect et d’a­mitié de Djelaïr. Il congédia l’envoyé avec une ré­ponse évasive et le suivit pas à pas avec son armée, dans l’espoir de surprendre le sultan dans sa rési­dence, avant qu’il eût pu être informé de ses inten­tions. En effet, à peine Djelaïr avait-il rompu le pont jeté sur le Tigre et coulé bas les vaisseaux qui cou­vraient le fleuve, que Timour parut devant les murs de Bagdad qui lui ouvrit ses portes sans tenter la moin­dre résistance. Une galère du sultan que l’on nom­mait le Soleil servit à transporter l’empereur sur la rive opposée; la cavalerie passa le fleuve à la nage, et Timour, à la tète de ses escadrons d’élite, poursuivit le sultan qui fuyait vers l’Euphrate. Au moment où il l’at­teignit, dans la plaine de Kerbela, il n’avait plus au­tour de lui que quarante-cinq émirs dont les excellents chevaux avaient seuls pu résister à une course aussi rapide. Malgré la supériorité des forces du sultan, il l’attaqua par trois fois et resta vainqueur. Néanmoins Djelaïr parvint à s’échapper, laissant au pouvoir de Ti­mour ses femmes et son fils. Les artistes et les savants de Bagdad furent envoyés à Samarkand, comme l’a­vaient été ceux de Khuarezm et de Schiraz. Dans le nombre se trouvait le célèbre Khodja Abdoulkadir, auteur d’une théorie de la musique. La nouvelle de la conquête de Bagdad fut proclamée dans toute l’Asie par des lettres de victoire.

Timour passa deux mois à Bagdad; là, il s’occupa de réformer quelques abus qui, pendant la dernière expédition, s’étaient introduits dans son armée. Il ré­prima la licence des mœurs de ses soldats, et, pour mettre une fin à leurs débauches, il fit jeter dans le Tigre tout le vin qui se trouvait à Bagdad.

Pendant son séjour dans cette ville, l’empereur tatare députa au sultan Barkok, souverain de l’Égypte et de la Syrie, le savant scheik Sawé en qualité d’ambassadeur. Dans la lettre qu’il lui fit remettre, il lui disait qu’ayant été envoyé par la Providence pour sauver l’empire près de tomber en ruines entre les mains des descendants de Gengis-Khan, il désirait entretenir avec lui des relations d’amitié par l’entremise d’ambassadeurs et donner à ses États, ainsi qu’aux siens propres, de nouveaux éléments de prospérité par la liberté du commerce.

La prise de Bagdad n’avait coûté aucun effort à Timour; mais il n’en fut pas de même des autres places fortes de la Mésopotamie. Tekrit qui, par la solidité de ses fortifications, passait pour être à l’é­preuve de toutes les machines de guerre; Roha ou Edessa, bâtie par Nemrod, et célèbre par le four ardent dans lequel, suivant la croyance des musul­mans, fut jeté Abraham; Hosn-Keïf, qui n’est acces­sible que d’un seul côté, et qui, grâce à une source abondante qui jaillit dans l’intérieur de ses murs, est constamment pourvue d’eau; enfin Mardin, qui re­connaissait pour maître le sultan Isa, de la dynastie d’Ortok, résistèrent à toutes les attaques du con­quérant tatare. Il dut se contenter de la promesse d’un tribut annuel de la part de ces villes, et des présents qu’elles lui offrirent.

Le chagrin que lui firent éprouver et cette résistance inattendue et la mort de son fils Omar Scheikh céda à a peine au plaisir que lui causa la naissance d’un petit-fils, le prince Oulougbeg, devenu plus tard célèbre dans la science astronomique. Néanmoins Timour reprit bientôt toute son ardeur et chercha dans de nouvelles conquêtes un dédommagement à l'humiliation qu’il avait subie sous les murs de Mardin. Amid, capitale du Diarbekr, fut prise d’assaut et livrée au pillage; elle eût même été rasée, si la solidité de ses fortifications, taillées dans le roc, n’eût pas résisté à tous les efforts des Tatares, qui ne purent démolir que les créneaux des murs de la place. Par une bizarre contradiction, Timour donna vingt mille copecs pour la construction de deux dômes sur les tombeaux du prophète Jonas et de saint Sergius, qu’il visita en pèlerin, distribuant partout sur son passage de riches aumônes aux pauvres de la ville. Ce respect pour la science et la religion , qui contrastait d’une manière si étrange dans Timour avec sa cruauté farouche et la soif de sang qui le dévorait, constitue un des traits principaux du caractère de ce guerrier, véritable type du conquérant asiatique.

A la conquête de la Mésopotamie et du Kurdistan succéda celle de la Géorgie et de l’Arménie; Timour ouvrit la campagne par la prise d’Alandjik. Le prince de cette ville, Kara-Youssouf, de la dynastie du Mouton-Noir, s’enfuit à la nouvelle de l'approche de l'armée tatare. Dans la plaine qui s’étend aux environs d’Akhlath, ancienne résidence de plusieurs princes turcomans, l’empereur reçut le serment de fidélité des beys Adildjouwaz et Taherten qui vinrent se reconnaître ses vassaux. Ce dernier qui, vu le voisinage des Otto­mans, craignait, non sans raison, de perdre Erzendjan, sa capitale, la reçut de Timour en toute souveraineté. Le diplôme qui le confirmait dans sa possession, et sur lequel l’empereur avait apposé sa main trempée dans l’encre rouge, fut accompagné du don d’une ma­gnifique couronne garnie de perles.

Après cette solennité, Timour célébra, sur les montagnes de Mingœl ou Bingœl (les mille lacs), la naissance du prince Ibrahim, second fils de Schahrokh, et ses victoires dans la Géorgie. Le souverain, le front ceint d’un turban impérial et la massue en main, assistait, sur son trône, à cette fête splendide. Autour de lui étaient rangés les beautés de son harem; à droite les chanteurs, à gauche les musiciens. Neuf tschaouschs à cheval présidaient aux plaisirs de cette journée. Les échansons présentaient aux convives, dans des vases de cristal et dans des coupes d'or, le vin rouge de Schiraz et la liqueur dorée du Liban. Ces réjouissances furent immédiatement suivies d’au­tres non moins brillantes données par la nourrice et la première gouvernante du prince nouveau-né; de telle sorte que, pendant trois semaines, toute pensée de guerre s’effaça au bruit de la danse et au fracas de joyeux banquets.

Cependant Timour n’oubliait pas qu’il avait laissé la conquête de la Géorgie inachevée, et son armée se remit en marche. A peine la campagne était-elle rou­verte qu’il apprit qu’une armée tatare, commandée par Tokatmisch, avait pénétré par le défilé du Cau­case, appelé la Porte de Fer, dans le Schirwan, et parcourait cette province le fer et la flamme à la main. «Il vaut mieux, dit Timour , aux ouzbeks qui lui ap­portèrent cette nouvelle, il vaut mieux que le gibier vienne de lui-même se jeter dans nos filets que d’être obligé d’aller le chercher; un vieux faisan ne craint pas le faucon, et lorsque la sauterelle est devenue assez grande pour que ses ailes soient couleur de sang, elle rend coup pour coup au moineau qui veut la dévo­rer.» Sans s’émouvoir des dispositions menaçantes du prince du Kiptschak, Timour établit ses quartiers d’hiver dans la plaine de Mahmoudabad. Il chargea cependant Schemseddin-Almalaghi, le plus habile et le plus éloquent négociateur de toute l’armée, de por­ter à Tokatmisch une lettre dans laquelle il lui offrait la paix ou la guerre. Tokatmisch, mal conseillé par ses courtisans et par les princes qui l'entouraient, rejeta les propositions pacifiques de Timour, et la guerre un moment suspendue recommença aussi acharnée qu’auparavant. Cette fois elle eut pour théâtre les rives occidentales de la mer Caspienne. On se rappelle que la première campagne contre le prince du Kiptschak avait eu lieu dans le pays situé à l’est de cette mer. Une bataille décisive, qui termina le règne de Tokat­misch, se donna sur les bords du Térek (22 djem-azioul-akhir 797-1394). Avant de lancer ses hordes contre l’ennemi, Timour les passa en revue, il ins­pecta minutieusement les armes de tous ses bataillons pour s’assurer si chaque soldat avait son épée, sa lance, son arc, sa cuirasse, sa massue et ses fi­lets. Cela fait, il se plaça à la tête de vingt-sept escadrons de cavalerie d’élite, et se précipita en personne à la rencontre de l’ennemi qu’il ébranla et mit en fuite. D le poursuivit jusqu’aux rives du Wolga, que Tokatmisch avait déjà atteint et traversé avec ses aghlens et ses nowians. Le vainqueur ne s’arrêta qu’au gué de Touratou; là, il déclara son adversaire déchu du trône du Kiptschak, et désigna pour le remplacer l’aghlen Koritschak, fils d’Ourouzkhan, qui, en sa qualité de vassal, se trouvait parmi ses guerriers. Il lui donna l’investiture de ses nouveaux Etats en le cou­vrant d’un manteau et en lui entourant les reins d’une ceinture d’or, puis il l’envoya en avant sur l’autre rive du Wolga, accompagné d’une garde d’Ouzbeks. Lui- même passa ce fleuve, puis le Don, puis le Dniéper; et se dirigeant vers le nord, il ravagea la petite et la grande Russie et pilla Moscou. Le butin qu’il fit dans cette ville était immense et consistait principalement en lingots d’or et d’argent, en fourrures de martre, de zibeline, d’hermine , d’écureuil de Sibérie, de lynx tigré, de renard rouge et bleu et d’ours blanc. Une division de l’armée tatare parcourut la partie méridio­nale du pays jusqu’à Azof et Kouban; de là elle re­passa en Géorgie, afin de réduire les châteaux-forts de ce royaume. Astrakan, ville située à l’embou­chure du Wolga, et Séraï, alors capitale du Kiptschak, assise sur le Wolga, dans l’intérieur du pays, furent livrées aux flammes et leurs habitons réduits en escla­vage. Madjar, autre cité tatare, sur le Terek, fut saccagée. Pendant que Timour dévastait ainsi la contrée qui s’étend entre le Dniéper et le Wolga, ainsi que les pays compris entre les côtes de la mer d’Azof et de la mer Caspienne, son fils, le sultan Mohammed-Mirza, soumettait à ses armes tout le littoral du golfe Persique et le royaume d’Hormouz. Enfin, après cinq ans de guerre et de conquêtes, Timour rentra dans sa capitale, chargé d’un immense butin et traînant à sa suite une armée d’esclaves. Les impératrices, ses épouses, les princesses et les femmes de ses fils, l’at­tendaient sur les bords de l’Oxus; suivant un antique usage observé pour fêter la bienvenue des princes, elles firent pleuvoir sur sa tête à son arrivée, des pièces d’or et des pierres précieuses, et lui offrirent en pré­sent mille chevaux et mille mulets richement harnachés. Le conquérant se rendit d’abord à Kesch, sa ville na­tale, pour y visiter les tombeaux de son père Taraghaï et de son fils Djihanghir, et ceux de plusieurs hommes renommés pour leur piété. A cette occasion, il fit de riches aumônes aux pauvres, et distribua une grande partie du butin aux savants et aux lecteurs du Coran. Aux premiers jours du printemps suivant (799-1396), il quitta le magnifique palais appelé Akseraï [palais blanc) qui embellit sa ville natale, et fit son entrée triomphale à Samarkand, où il descendit dans sa mai­son de plaisance appelée Baghi-Schoumal (Jardin sep­tentrional). Après s’être reposé de ses longues fatigues, il consacra ses loisirs à des soins moins importants; il fit élever dans sa capitale un nouveau palais tout de marbre blanc de Tabriz, à demi-transparent Cette splendide demeure, que le souverain avait ornée de peintures à fresque, fut donnée à sa petite-fille Beghisi, fille de Miranschah; le palais appelé Baghi-Bihischt (le jardin du Paradis) avait de même été donné à son épouse Toumanaga. Reportant ensuite toute son attention sur les affaires de l’empire, Timour, dans la crainte qu’après sa mort l’ambition rivale de ses fils ne fit naître la guerre civile dans ses États, résolut de donner de son vivant, à son fils Schahrokh, qui jusqu’alors avait gouverné le Khorassan, à son entière satisfaction, la souveraineté de cette province, qui, par sa situation, lui semblait la plus propre à devenir le siège de l’empire. Afin de le mettre en état de dé­ployer, dans toutes les circonstances, des forces suffi­santes, il réunit à cette province celles de Sistan et de Mazenderan, y compris les villes de Firouzkouh et de Reï, puis il proclama Schahrokh roi absolu. Il avait déjà donné de la même manière à Miranschah le royaume d’Houlakou, c’est-à-dire l’ancienne Médie et l’ancienne Mésopotamie, et à Omarscheikh le royaume de Perse proprement dit. En distribuant ainsi les royaumes con­quis parmi ses fils, dont un régnait, à l’est, dans le Khorassan, un autre, à l’ouest, dans l’Irak, un troi­sième, au nord, dans l’Azerbeidjan, et un quatrième, au sud, dans le pays de Fars, Timour avait pour but de suivre l’exemple de Djenghiz-Khan, dont la poli­tique avait surtout consisté à partager ses conquêtes entre les membres de sa propre famille, et à y ratta­cher par des mariages ceux des dynasties étrangères. C’est ce qui explique le rôle important que jouent les fêtes de noces dans l’histoire de Timour.

A l’époque de sa rentrée à Samarkand, Timour, pour donner une nouvelle sanction à ce principe, cé­lébra le mariage de la princesse Beghisi, sa petite-fille, avec le prince Iskender-Mirza, et le sien avec Toukelkhanüm, fille de Keser-Khodja, aglehn des Mogols, quoiqu’il fût alors âgé de soixante-trois ans, et qu’il eût déjà huit femmes légitimes. Toujours magni­fique dans ses largesses, il donna à sa nouvelle épouse le plus beau jardin de Samarkand; ce jardin, le der­nier qu’il eût fait faire dans sa capitale, portait le nom de Dilküscha (qui ouvre le cœur).

La jeune fiancée ne pouvait, malgré la puissance de ses charmes, faire oublier au vieux guerrier son but de domination universelle. Cette passion de conquêtes le possédait entièrement; c’était chez lui une idée tel­lement puissante qu’elle ne l’abandonnait jamais, et que même, pendant les préparatifs de ses noces, il disposa tout pour une nouvelle et importante expé­dition. A peine sorti du lit conjugal, il assembla de nouveau ses armées pour envahir les fertiles contrées de l’Inde. C’est à remarquer que tous les grands conqué­rons de l’Asie se sont proposé pour but de leurs ef­forts la conquête de ces riches provinces. Ninias, Sésostris, Darius et Alexandre l’essayèrent, mais vainement; ils ne purent en soumettre qu’une partie. Gengis-Khan n’atteignit que ses frontières. Mahmoud, fils de Sebekteghin, imposa seul sa loi à cette vaste contrée. La division qui, à la mort de Firouz-Schah, dernier souverain de la péninsule comprise entre l’Indus et le Gange, éclata parmi les prétendants au trône, et les guerres civiles qui désolèrent l’Inde, furent le prétexte de cette nouvelle usurpation, et engagèrent Timour à tenter la conquête d’un royaume qui, depuis longtemps, était l’objet de son ambition. D’après les ambassades que les princes mogols et tatares, ceux du Kiptschak, des Djètes, des Kalmouks, de la Perse, de l’Arabie et même de Cachemire envoyèrent dans cette circonstance à Timour pour le féliciter de son entreprise, on peut juger de la puissance que le conquérant avait alors et de la terreur qu'inspirait son nom.

Dans les premiers jours du neuvième siècle de l’hé­gire, il arriva sur les bords de l’Indus, à l'endroit même où Djelaleddin-Mankberni, schah du Khuarezm, poursuivi par Gengis-Khan, avait passé le fleuve à la nage, et où le conquérant mogol, s’arrê­tant dans sa marche dévastatrice, retourna sur ses pas. Là, Timour congédia les ambassadeurs, les chargeant de dire à leurs maîtres qu’ils avaient été témoins du passage de l'Indus par son armée, passage que Gengis-Khan n’avait pas tenté. A l’exemple d’Alexandre, il traversa les cinq bras du Pendjab et l’Hyphasis, sur les rives duquel le roi de Macédoine avait érigé des au­tels pour marquer les limites de ses conquêtes. Timour dépassa ces limites et se dirigea sur Delhi, résidence du sultan Mahmoud. On n’avait pas encore livre de ba­taille générale, et déjà l’armée traînait à sa suite plus de cent mille esclaves indiens, la plupart Guèbres ou adorateurs du feu. Les généraux ayant fait observer que cette foule immense de prisonniers pourrait compromettre le succès du combat décisif qu'on était sur le point de livrer, Timour donna l’ordre barbare d’un massacre général. Pour ajouter à la cruauté de celte résolution, il voulut que chefs et soldats tuassent leurs esclaves de leur propre main; ceux qui n'obéiraient pas devaient être punis de mort et leurs biens li­vrés, ainsi que leurs harems, à ceux qui les dénon­ceraient. En moins d’une heure, plus de cent mille prisonniers périrent sous le glaive des soldats mogols. Le savant Nassireddin Oumour ,homme doux et bienveillant, qui répugnait même à verser le sang d’un animal, fut forcé, pour ne pas encourir le ter­rible châtiment promis à la désobéissance, d’égorger quinze de ses esclaves indiens. Les astrologues et les devins, qui accompagnaient le sanguinaire conquérant dans toutes ses expéditions, osèrent pour la première fois, dans cette circonstance, déclarer que les astres ne leur paraissaient pas favorables. Timour déjoua leur supercherie en leur répondant par cette sentence, qui dit que ni joie, ni peine, ni bonheur, ni malheur ne dépendent des étoiles, mais de la volonté de Dieu, créateur des astres et des hommes. Il ajouta que les reflets des astres lui importaient peu, et qu’il n’hési­terait jamais à exécuter ses projets, surtout lorsqu’il n’avait rien négligé de ce qui pouvait en assurer le suc­cès. Cependant, tout en faisant peu de cas des pré­dictions des astrologues, il ouvrit le Coran pour y lire l'horoscope du jour. Le passage sur lequel il tomba lui promit victoire et conquête. La parole du Prophète s’accomplit en effet. L’armée indienne fut com­plètement défaite, et l’empereur entra triomphant à Delhi ; la ville fut livrée au pillage, et la population, quoiqu’elle n’opposât aucune résistance au vainqueur, fut impitoyablement massacrée. A l’aspect de leur ca­pitale ainsi saccagée, les Guèbres, qui avaient échappé au premier carnage, animés par le courage du déses­poir, jetèrent de leurs propres mains, dans leurs maisons, les brandons de leurs autels renversés, et attendirent la mort au milieu de leurs demeures em­brasées. La ville de Myrthé eut un sort non moins déplorable: tous ses habitants furent écorchés vifs, leurs femmes et leurs enfants réduits en esclavage, et la place, une des plus fortes de tout le royaume , et dont le grand-souverain de l’Inde, Tourmehschirin, n’avait jamais pu s’emparer, fut réduite en cendres. Le butin fait à Delhi, par les hordes de Timour, était immense; il se composait principalement d’or, d’ar­gent, de bijoux de toute espèce, de diadèmes magni­fiques, de ceintures enrichies de diamants de Golconde, de rubis de Bedakhschan et de saphirs de Ceylan; un nombre considérable d’éléphants et de chameaux tomba aussi au pouvoir des vainqueurs. Quant aux esclaves, chaque soldat en avait au moins cent cinquante, et chaque maraudeur plus de vingt. Dix rangs d’éléphants accompagnèrent les lettres de triomphe que Timour envoya aux souverains de Perse, de Médie, d’Arménie, et à plusieurs autres princes des frontières de l’Asie-Mineure. Plusieurs milliers d’artistes et d’ouvriers, parmi lesquels un grand nombre de tailleurs de pierre et de maçons, furent distribués aux princes et aux émirs mogols afin qu’ils les employassent à la construction d’une grande mos­quée qu’ils avaient fait vœu d’élever à Samarkand en mémoire de l’heureuse issue de cette mémorable ex­pédition. Une quantité prodigieuse de sculptures et d’idoles indiennes fut transportée dans la capitale de l’empire mogol pour y être employée à la construction de ce monument. Timour suivait en cela l’exemple des conquérons qui l’avaient précédé. Avant lui, Cambyse avait envoyé des architectes égyptiens en Perse pour y élever le magnifique temple et le palais plus somptueux encore de Persépolis; et Mahmoud, le conquérant de l’Inde, avait fait étendre, sur le seuil de la mosquée de Ghazna, l’idole de la pagode de Soumenat, afin que les fidèles, en entrant dans le saint temple, foulassent aux pieds les faux dieux.

Timour poursuivit les malheureux Indiens jus­qu’aux sources du Gange. Arrivé près du défilé de Kuhmaul, formé par d’énormes masses de rochers, il sacrifia à son féroce fanatisme les adorateurs du fleuve sacré, dont les eaux se changèrent, par l’ordre du conquérant, en flots de sang. Une grande chasse aux lions, aux léopards, aux rhinocéros, aux cerfs bleus, aux paons sauvages et aux perroquets, termina, cette fois, la guerre si heureusement conduite par Ti­mour, par une dérogation à l'usage qui voulait que ces sortes de chasses fussent le prélude des expéditions guerrières. Timour, parvenu aux frontières de la belle vallée de Cachemire, retourna à Samarkand, où, pour transmettre à la postérité le souvenir de celte campagne sanglante contre les idolâtres, il commença la construction de la superbe mosquée dont nous avons parlé, construction qui fut confiée à des artistes indiens et persans.

Une seule année avait suffi à l’empereur tatare pour conquérir l’Inde (801-1399). Dans la même année, la mort de Khazi-Bourhaneddin, prince de Siwas (Sebaste), et du sultan d'Égypte, Berkouk, fournit à l’insatiable ambition de Timour une occasion de tenter de nouvelles conquêtes. Cette fois, ses regards se tournèrent sur les contrées qui s’étendent; à l'ouest de l’Asie depuis le Pont jusqu’à la frontière de Syrie. Il se mit en marche, suivi, comme d'ordinaire, de hordes innombrables. La guerre qu’il commençait devait durer sept ans, comme ses deux campagnes précédentes en Perse. Outre les motifs d'ambition qui animaient le farouche conquérant, les désordres qui, pendant son absence, avaient éclaté dans les divers gouvernements de ses fils, et la division qui régnait entre les rois et les gouver­neurs de l’Azerbaïdjan et du pays de Fars, rendaient nécessaire sa présence dans la partie occidentale de son empire. Dans l’Azerbaïdjan, ces désordres avaient pour cause les débauches de Miranschah, dont les excès en tout genre, ou, suivant quelques historiens, une chute de cheval, avaient dérangé les facultés in­tellectuelles. Entouré de musiciens et d’ivrognes, Mi­ranschah menaçait à chaque instant de la mort ses vizirs et son épouse Khanzadé; ses folles entreprises contre Bagdad, où le prince Ahmed-Djelaïr, que Timour en avait expulsé, était parvenu à retourner, avaient plus d’une fois compromis la dignité et même l’existence de la satrapie. Dans le pays de Fars, Pir-Mohammed avait attenté aux jours de son frère Roustem et de plusieurs autres grands du royaume, par le poison. Tant d’excès et de crimes méritaient un sévère châti­ment. Néanmoins Timour, qui joignait à un caractère naturellement cruel une indulgence toute paternelle pour ses enfants, accusait plutôt ceux qui faisaient la société habituelle de ses fils que ces derniers eux-mêmes. C’étaient ces perfides conseillers qui, suivant lui, avaient entraîné les princes dans la débauche; aussi toute sa colère tomba-t-elle sur eux. Il envoya quelques-uns de ses émirs munis de pleins pou­voirs, rétablir l’ordre dans les pays théâtres de ces déportemens. Les favoris de Miranschah, les musiciens surtout, furent jetés en prison. Parmi les personnages atteints par la justice des vizirs, se trouvait le poète Mohammed-Kouhistani, l’un des esprits les plus brillants et des plus distingués de l’époque. Quant aux empoisonneurs qui avaient poussé au crime le prince de Schiraz, et dont le plus grand nombre étaient des Persans de la tribu Tadjik, ils eurent la tête tranchée.

Timour, après avoir confié le gouvernement de Samarkand à son petit-fils Mohammed-Sultan et celui d’Andekan à un autre de ses petits-fils, le prince Iskender, se dirigea sur Herat en passant par Kesch, Termed et Balkh. Dans toutes ces villes, il visita les tombeaux des grands cheikhs, et distribua de riches aumônes pour disposer le ciel en sa faveur. Sa protec­tion lui paraissait acquise, car il reçut en chemin la nouvelle de la mort de quelques princes ennemis et de troubles sérieux dans plusieurs États voisins. Timourkotlough Aghlen, le prince tatare que Timour avait placé sur le trône de Tokatmisch, s’était révolté contre l’autorité de son bienfaiteur; l’idolâtre Toungouz-Khan, empereur de Chine, Khizr-Khodja Aghlen, prince mogol des Djétes, étaient morts presqu’en même temps que Khazi-Bourhaneddin de Siwas et Berkouk, sultan d’Égypte, et ces événements avaient donné lieu, dans les Etats de ces princes, à des dés­ordres qui ne pouvaient manquer de favoriser les projets de Timour. Ce qui surtout invitait l’empereur tatare à envahir ces royaumes, c’était la faiblesse des successeurs des souverains défunts, faiblesse que les dissensions intestines ne faisaient qu’augmenter. Un des petits-fils de Timour, Iskender-Mirza, enfant de quinze ans, à qui son grand-père avait confié le gou­vernement d’Andekan, se hâta de mettre à profit l’agi­tation qui avait succédé dans le royaume des Djètes à la mort de Khizr-Khodja. Il conduisit son armée à Khoten, capitale du Turkestan; de cette ville il se dirigea sur Kaschghar où il passa l’hiver. Là, il donna quelque repos à son armée, et instruisit Timour de sa brillante conquête en lui envoyant, comme trophée de ses victoires, neuf des plus jolies filles mogoles. Neuf autres jeunes filles furent également envoyées, par Iskender-Mirza, à son cousin, le gouverneur de Samarkand; mais celui-ci, jaloux de la gloire que le jeune prince avait acquise sans lui, refusa le présent et le lui renvoya.

Tandis que le petit-fils de l’empereur portait ses armes victorieuses dans le Turkestan, Timour hiver­nait sur la côte occidentale de la mer Caspienne, dans la belle et vaste plaine de Karabagh. Toutefois, il em­ployait les instants de repos que lui laissait cette halte forcée à méditer sur le plan qu’il suivrait au retour de la belle saison. Melek-Gourghin, prince de Géorgie, impatient de secouer le joug étranger, venait de se révolter contre l’autorité de Timour. L’empereur, avant de se décider à entrer en campagne, réunit les chefs de son armée en kouroultaï (assemblée géné­rale); il fut résolu qu’on marcherait d’abord contre le rebelle. Dès les premières démonstrations belliqueuses, le prince de Schirwan, Scheikh-Ibrahim et Sidi-Ahmed de Scheki vinrent, en fidèles vassaux, baiser la terre devant le conquérant. Timour les congédia en leur fai­sant remettre des vêtements d’honneur; Taherten, prince d’Erzendjan, qui offrit au conquérant de riches présens et s’humilia devant lui, à l’exemple des princes de Schirwan et de Scheki, fut, en récompense de sa soumission, solennellement confirmé dans sa principauté. Timour, pour lui donner un témoignage de sa considération et de son amitié, lui offrit de sa propre main l’étendard à queue de cheval et deux timbales, insignes de sa dignité de prince vassal de l’empire. Melek-Gourghin, au contraire, se croyant inattaquable dans les cavernes de ses montagnes, résista à toutes les menaces de Timour et refusa obstiné­ment de lui livrer le fils d’Ahmed-Djelaïr, souverain de Bagdad, qui s était réfugié chez lui. Pour le chasser de ses retraites inexpugnables, Timour usa du moyen dont il avait déjà fait usage lorsqu’il franchit les hautes montagnes de l’Inde. Dans cette première circonstance, il avait imaginé de placer ses soldats dans d’immenses corbeilles, qui, suspendues à des cordes de cent cin­quante aunes de long, les descendaient au moyen de poulies, de hauteur en hauteur, jusqu'au pied des montagnes les plus escarpées. Timour lui-même avait fait cinq fois ce voyage périlleux avant de parvenir dans la vallée de Cachemire. Mais l'emploi de ces cor­beilles et de ces échafaudages aériens était encore plus dangereux en Géorgie. Pour attaquer les ennemis re­tranchés dans leurs cavernes, les soldats étaient des­cendus du haut de rochers taillés à pic, jusqu'à l'entrée de ces retraites inaccessibles. Tant qu'ils flottaient dans l’air, ils faisaient pleuvoir but les troupes du prince de Géorgie une grêle de traits, et quand ils voyaient les rangs de ces derniers suffisamment éclaircis, ils s’élançaient de leurs corbeilles au milieu des ennemis cons­ternés. Lorsqu'ils ne pouvaient aborder ces antres pro­fonds, ils y jetaient du feu, et tout ce qui s’y trouvait, hommes, vivres, armes, devenait la proie des flammes.

Chassés de leurs cavernes, les Géorgiens se crurent encore moins en sûreté dans leurs forteresses; quinze d’entre elles, ainsi que Tiflis, capitale du pays, tom­bèrent au pouvoir de Timour. En revenant des mon­tagnes du Caucase, le vainqueur s'empara encore de sept autres forteresses dont les murs furent rasés et les habitant passés par les armes.

Tandis que Timour ravageait le nord de l’Asie, la trahison faillit lui ouvrir les portes de Bagdad. L’Ilkhan Ahmed-Djelaïr, après avoir été expulsé de cette ville lors du premier passage de l’empereur, avait cherché un asile auprès du sultan d’Egypte Berkouk. Pendant l’expédition de Timour dans l’Inde, ce prince re­tourna dans sa résidence. Ayant pris pour la seconde fois possession du trône, Djelaïr avait donné l’hospitalité non-seulement à Kara-Youssouf, prince turcoman de la dynastie du Mouton-Noir, que Timour venait de chasser de sa principauté de Diarbekr, mais aussi au gouverneur de Kouhistan, Scherwan, qui s’était révolté contre l’autorité de l’empereur, son maître. Scherwan, soit que sa rébellion ne fût en réa­lité qu’un moyen détourné de parvenir à son but, soit qu’il voulût reconquérir la faveur de son souverain, en lui rendant un service signalé, soit enfin qu’il eût l’espoir secret de fonder une principauté indépen­dante, séduisit les émirs de l’Ikhan, en leur distribuant des sommes énormes, et les décida à livrer Bagdad aux troupes de Timour. Malheureusement la liste des conjures, en tète de laquelle se trouvait le nom de la vieille nourrice de Djelaïr, Wefa-Khatoun, tomba, par l’imprudence du secrétaire de Scherwan, entre les mains du prince. Les tètes de deux mille officiers cou­pables ou suspects et celle de Scherwan furent aussitôt livrées aux bourreaux, et quant à Wefa-Khatoun, elle périt étouffée entre des coussins. Djelaïr tua de sa propre main un grand nombre de femmes de son harem et de fonctionnaires de sa cour, dont les corps furent précipités dans le Tigre. Lorsque sa rage fut assouvie, il quitta secrètement son palais, accompagné seulement de six fidèles serviteurs, et se rendit dans les États de Kara-Youssouf, voisins de Bagdad. Il revint cependant suivi des troupes du prince de Diarbekr, auquel il avait promis le pillage de sa propre capitale. Mais lorsque Timour, qui revenait de son expédition de Géorgie, marcha sur Siwas pour venger la mort de Bourhaneddin, non sur le véritable meurtrier, mais sur les habitants de cette ville, Ahmed-Djelaïr et Kara-Youssouf s’enfuirent en Syrie pour passer de là en Égypte. Arrivés à Haleb, où Timourtasch, gouver­neur du sultan Berkouk, les empêcha, les armes à la main, de continuer leur route, ils se rendirent tous deux auprès de Bayezid-Yildirim. L’hospitalité que le sultan ottoman accorda aux princes fugitifs et la con­quête faite par les Turcs de la principauté d’Erzendjan que Timour avait tout récemment donnée à Taherten, furent les motifs de la lutte sanglante de Bayezid contre le redoutable empereur.

La prise de Siwas et d’Erzendjan, dont nous avons parlé en même temps que de celle de Tokat et de Sinope, nous amène à dire quelques mots des souve­rains de la première de ces villes, les deux Bourhan­eddin (le père et le fils).

Ahmed-Bourhaneddin (preuve de la foi) avait été nommé juge par le prince de Kaïssariyé. Après la mort de ce dernier, Bourhaneddin et les émirs du prince se partagèrent ses possessions. L’émir Hadji Gheldi s’empara de la ville de Tokat; le Scheikh Medjik, du gouvernement d’Amassia, et Bourhaneddin s’érigea en souverain à Siwas. Ahmed-Bourhaneddin et son fils Eboul-Abbas, alors en guerre avec Bayezid, à cause de la protection qu’ils avaient accordée aux fils des princes de Kermian et de Mentesché, chassés de leurs États par le sultan ottoman, avaient un autre ennemi, moins puissant, il est vrai, mais tout aussi dangereux, dans Kara-Youlouk (la sangsue noire), Turco- man de la tribu du Mouton-Blanc, plus lard fon­dateur de la dynastie de ce nom. Quoique des liens de parenté l’attachassent à Kara-Youssouf, souverain de la dynastie du Mouton-Noir, d’autres liens plus puissants, ceux de l’intérêt, unirent Kara-Youlouk à Timour. Lorsque ce conquérant envahit pour la pre­mière fois l’Asie-Mineure, le prince de la dynastie du Mouton-Blanc lui avait servi de guide. Les mêmes considérations d’intérêt personnel le déterminèrent à combattre, à la suite des Mogols, les troupes de son parent Kara-Youssouf, celles du sultan d’Égypte, et à porter la guerre dans les États d’Eboul-Abbas Bour­haneddin, qu’il fit prisonnier et qu’il livra ensuite à la mort. A la nouvelle de la fin tragique de leur prince, les habitants de Siwas se soumirent à la do­mination de Bayezid qui leur envoya pour gouverneur son fils Soleiman, accompagné de cinq émirs de son armée. Ce fut immédiatement après que le sultan s'empara de la ville voisine d’Erzendjan, d’où il chassa Taherten.

Revenons à Timour que nous avons laissé en Géor­gie. Après la difficile et glorieuse expédition contre Melek-Gourghin, le conquérant passa l’été dans la plaine de Karabagh, pour donner quelque repos à ses troupes exténuées de fatigue et pour se préparer à de nouvelles conquêtes à l’ouest et au midi de l’Asie-Mineure. Pendant son séjour dans cette plaine, les princes dépossédés par Bayezid s’échappèrent de leur prison pour venir implorer la protection de Timour et se reconnaître ses vassaux. L’un d’eux, le prince de Kermian, était parvenu à s’enfuir d’Ipsala, et à se rendre auprès de l’empereur en conduisant des singes à travers toutes les provinces de l’empire; un autre, le seigneur de Mentesché, avait gagné le camp mogol à la faveur d’une longue et épaisse chevelure qui le ren­dait méconnaissable; un troisième, le prince d’Aïdin, avait atteint les frontières de l’empire ottoman en fai­sant, sur sa route, le métier de danseur de corde. Tous ces princes vinrent solliciter l’appui de Timour contre Bayezid. Taherten surtout, auquel le sultan avait enlevé son harem et ses trésors. se plaignit amèrement de ce mépris manifeste des lois de l’islamisme. Timour, cédant aux instances des nobles fugitifs, en­voya à Bayezid une ambassade chargée de lui re­mettre une lettre pleine de menaces. Bayezid furieux voulut d’abord livrer au supplice le porteur de cette lettre, mais le grand-scheik Bokhari et le célèbre légiste Fenari l’en dissuadèrent en lui rappe­lant le principe de l’inviolabilité des ambassadeurs; toutefois ils ne purent l’empêcher de traiter les en­voyés avec mépris et de les congédier avec des paroles injurieuses En apprenant l’offense qui lui avait été faite dans la personne de ses ambassadeurs, Timour abandonna son camp et entra, le premier jour de l’an 803 de l’hégire (2â août 1400). sur le territoire ottoman, en se dirigeant sur Siwas.

Siwas (l’ancienne Sebaste), entièrement reconstruite par le souverain seldjoukide Alaeddin-le-Grand, était non seulement une des plus fortes villes de l’Asie, mais encore une des plus peuplées; car elle comptait, à l’époque de l’invasion de Timour, plus de cent mille habitants. Elle était entourée d’un mur élevé et de larges fossés; le nombre et l’intrépidité de ses défen­seurs étaient en harmonie avec la solidité de ses for­tifications; tout concourait, en un mot, à en faire une ville pour ainsi dire imprenable. Tous ces avantages ne purent néanmoins la préserver de la catastrophe dont la menaçait la colère de l’empereur tatare. Comme un fossé profond rempli d’eau la défendait de trois côtés, l’armée du conquérant ne put l’attaquer que du côté ouest, en minant les fortifications et en élevant des digues. Huit mille mineurs pénétrèrent sous les fondements des remparts en ayant la précaution de soutenir les murs au moyen d’énormes poutres, et de prévenir les éboulements à l’aide de fortes planches. Lorsque les cavités étaient suffisamment grandes, les mineurs en se retirant mettaient le feu aux planches et aux poutres, et d’immenses portions de muraille s’é­croulaient avec fracas. Ainsi disparurent peu à peu les tours et les remparts de la place. Après dix-huit jours de siège, les habitants, voyant que toute résistance était désormais inutile, implorèrent la générosité du vain­queur, qui ne consentit qu’à épargner les musulmans. Les chrétiens et principalement les cavaliers armé­niens. qui, au nombre de quatre mille, avaient opposé à l’armée assiégeante la plus héroïque résistance, devaient aux termes de la capitulation, être réduits en esclavage. Mais, au mépris de la foi jurée, le barbare les distribua à ses soldats avec ordre de les enterrer vivants. Alors eurent lieu des scènes de carnage et de supplice telles que l’histoire ne rapporte pas de sem­blables. Jamais Gengis-Khan, jamais Timour lui-même n’avaient porté si loin la férocité. Bien des villes avaient été détruites et leurs habitants massacrés; mais, dans aucune d’elles, la colère du vainqueur ne s’était signalée par des actes d’une barbarie aussi raffinée. Les chrétiens furent jetés dix à dix dans de larges fosses, la tête fixée au moyen de cordes entre les cuisses; puis on recouvrit les fosses d’un plancher qu’on sur­chargea de terre, afin que les malheureux suppliciés trouvassent au fond de ces horribles tombes une mort lente et certaine. Là ne se borna pas la vengeance du sanguinaire conquérant; il fit exécuter les plus vaillants habitants de la ville, disant que, si on les laissait vivre, la contagion du courage gagnerait leurs conci­toyens; il fit également mètre à mort tous les lépreux, afin, prétendait-il, qu’ils ne pussent pas communiquer leur maladie au reste de la population. Enfin les fem­mes, les enfants et les vieillards même ne furent pas épargnés. Ertoghrul, fils de Bayezid, fut du nombre des victimes qui payèrent de leur vie leur courageuse résistance. Timour lui fit trancher la tête, après l’avoir ignominieusement traîné à sa suite pen­dant plusieurs jours.

La chute de Siwas retarda celle de Byzance, car le sultan dut, à la réception de la fatale nouvelle, abandonner le siège de cette ville commencé depuis si longtemps. Cette circonstance donna quelques instants de liberté et de repos à Paléologue, qui avait sans doute déjà fait le sacrifice de sa capitale et de sa cou­ronne. Le sultan passa en Asie, doublement affecté de la perte de la plus forte place de son empire et de la mort du plus vaillant de ses fils. L’horrible vengeance de Timour était sans cesse présente à sa pensée et sa tristesse s’exhalait souvent en paroles touchantes. Chalcondyle dit qu’un jour, pendant sa marche en Asie, ayant entendu un berger chanter tranquillement et en s’accompagnant de son chalumeau, Bayezid s’écria: «Chante-moi cette chanson: tu ne dois pas laisser prendre Siwas, ni laisser périr ton fils.»

Avant que Bayezid eût atteint les frontières orien­tales de son empire, Timour avait déjà envahi toute la partie méridionale de l’Asie-Mineure, semant par­tout la désolation et la terreur. Aux griefs que le con­quérant tatare avait contre le souverain ottoman ve­naient s’en joindre d’autres non moins graves contre le sultan d’Egypte Ferroudj. Son père, Berkouk, que Timour avait sommé de reconnaître sa souveraineté, avait, pour toute réponse, fait décapiter le savant Scheikh Sawé, l’un des ambassadeurs tatares. Ferroudj lui-même retenait depuis longtemps dans les fers Otlamisch-Koutschin, gouverneur d’Awenik, et l’un des meilleurs généraux de Timour. Ce vaillant guerrier, fait prisonnier par Kara-Youssouf, prince turcoman de la dynastie du Mouton-Noir, dans un combat livré sous les murs d’Awenik, avait été en­voyé par le vainqueur au sultan d’Égypte qui avait accepté le présent, Timour ayant fait demander à Ferroudj satisfaction du meurtre commis par son père sur la personne de son premier ambassadeur, et ré­clamer par une seconde ambassade la mise en li­berté de son général, ses envoyés avaient été, à leur arrivée à Haleb, dernière place frontière du sultan d’Égypte en Syrie, chargés de fers et jetés en prison Irrité de cette nouvelle violation du droit des gens, Timour se dirigea aussitôt sur Haleb; chemin faisant, il prit d’assaut Malatia, ainsi que Behesna, qui, bien que défendue par un fort inexpugnable situé sur un rocher escarpé, se rendit après une faible résistance. Il attaqua également Kalâter-Roum; mais voyant qu’il ne parviendrait à se rendre maître de cette place qu’après un long et pénible siège, il con­tinua sa marche; par compensation, Aïntab  lui ouvrit volontairement ses portes. Arrivé devant les murs de Haleb, Timour se trouva en présence de l’armée égyptienne composée de toutes les troupes disséminées dans les villes de la Syrie. Le moment était décisif, l’empereur résolut de livrer bataille. Pour diriger lui-même ses hordes, il se plaça au centre, derrière un rempart d'éléphants richement harnachés, du haut desquels les arbalétriers et les artificiers lançaient des flèches enflammées et du feu grégeois. Au commencement du combat, ces animaux restèrent immobiles; mais lorsque la mêlée devint générale, ils se précipitèrent avec fureur contre les ennemis. Ils les saisissaient avec leurs trompes, les lançaient en l’air, et les foulaient aux pieds quand ils étaient retombés à terre. Les Égyptiens consternés prirent la fuite, et, comme tous couraient à la fois et dans un désordre extrême vers les portes de la ville, les Tatares en firent un affreux carnage. Arrivés près des murs, les fuyards se jetèrent l'un sur l'autre dans les fossés qu'ils remplirent jusqu'aux bords, de telle sorte qu'un seul coup de lance donné au hasard dans cette masse vivante suffisait pour transpercer plu­sieurs corps. Les vainqueurs pénétrèrent aisément dans la ville au moyen de cette espèce de pont que la frayeur de l’ennemi leur avait préparé (11 rebioul-ewel 803 — 30 octobre 1400). La place fut livrée au pillage, et tous les habitants, sans distinction de sexe ni d’âge, furent passés par les armes. Le fort qui do­mine la ville ne se rendit qu’après que tout espoir de salut fut perdu (14 rebioul-ewel—2 novembre). Timour en prit possession, et y resta deux jours pour admirer du haut des remparts le magnifique paysage qui, de ce point élevé, se déployait à la vue. Il envoya de là le fils du gouverneur de la place, son captif, au sultan d’Égypte, pour lui proposer d’échanger Otlamisch contre les généraux Timourtasch et Schadim, Grecs de naissance, faits prisonniers dans la bataille.

Pendant le court séjour de l'empereur dans la cita­delle de Haleb, il employa ses loisirs à des occu­pations dignes de son caractère féroce. Il fit assembler en sa présence les légistes de la ville, et s’amusa à leur adresser des questions captieuses, afin de pouvoir trouver dans leurs réponses des motifs de satisfaire sa soif de sang. «Il faut, leur dit-il, que vous résolviez des questions auxquelles mes légistes de Samarkand, de Boukhara et de Herat n’ont pas su répondre.» Le grand-juge de Haleb abandonna cet honneur dange­reux à Ibn-Schohné, l’historien de la ville, disant que c’était au moufti le plus savant et au professeur le plus habile de Haleb à résoudre les questions de l’empe­reur. Celui-ci, se tournant vers le moufti, lui dit alors : «Quels sont les martyrs qui ont succombé dans la bataille?» Ibn-Schohné se tira d’embarras en répé­tant les paroles du prophète qui, à la même question que lui avait faite un Arabe, avait répondu: «Ce sont ceux qui ont combattu pour la parole de Dieu.» Cette adroite réponse disposa favorablement Timour, qui dit : «Je ne suis que la moitié d’un homme, et cepen­dant j’ai soumis la Perse, l’Irak et l’Inde.—Remercies-en Dieu et ne tue personne, répliqua le moufti.—Dieu m’est témoin, reprit Timour, que je ne fais mourir personne avec préméditation. Mais vous-mêmes, vous assassinez vos âmes. Je le jure, continua-t-il, je ne tue personne; et quant à vous, je vous garantis votre vie et vos biens». Cette déclaration rassura les cheikhs et les professeurs qui, s’enhardissant par degrés, par­lèrent librement, comme du haut de leurs chaires, jusqu’à ce que le grand-juge leur imposât silence, en leur disant: «Laissez parler le moufti; lui seul sait ce qu’il dit. «Timour demanda en second lieu aux lé­gistes assemblés ce qu’ils pensaient de Moawia qui avait dépouillé Ali du khalifat, et de Yezid qui avait fait périr Houseïn, fils d’Ali. Un juge de la doctrine des sunites répondit: « Ils firent la sainte guerre pour la vraie foi. » Timour furieux répliqua: « Moawia était un tyran et Yezid un criminel, et vous, habi­tons de Haleb, vous êtes aussi coupables que ceux de Damas qui ont assassiné Houseïn.» Ibn-Schohné s’empressa d excuser son collègue, en disant qu’il n’avait fait que répéter ce qu’il avait lu. Satisfait de cette explication dictée par la crainte, le conquérant donna des éloges au juge, dont il vanta la loyauté et la droiture, et au moufti, dont il appréciait, di­sait-il, l’éloquence et les talents; puis il leur demanda leur âge, et le moment de la prière du soir étant venu, il pria avec les légistes, tantôt s’asseyant, tantôt se mettant à genoux, tantôt se prosternant avec eux.

Le jour suivant, chassé de la forteresse par les cris lamentables des malheureux prisonniers qu’on y avait entassés et qu’on torturait de mille manières, Timour se rendit au palais du gouverneur de la ville. Tandis que, suivant l’usage mogol, il célébrait sa victoire par un splendide festin, et que les salles du palais re­tentissaient des éclats de la joie d’une soldatesque gor­gée de vin, le sang coulait à flots dans les rues. C’étaient de nouveaux corps de l’armée tatare qui saccageaient la ville. Maisons, écoles et mosquées, tout fut ravagé, et le pillage dura quinze jours.

La veille de son départ, Timour manda une seconde fois le grand-juge ainsi que le moufti pour les ques­tionner encore sur Moawia et Yezid. L’historiographe répondit suivant la manière de voir du conquérant: «Que sans aucun doute le droit avait été du côté d’Ali et que Moawia n’était pas le khalife légitime, le Pro­phète ayant dit: «Le khalifat ne durera que trente ans après ma mort.» Mais, ajouta le moufti, d’après l’opi­nion d’un des plus célèbres légistes, les souverains illégitimes peuvent valablement conférer à qui leur plaît les fonctions déjugé.» Cette reconnaissance de ses actes gouvernementaux plut beaucoup au tyran usur­pateur; à tel point qu’avant de partir il recommanda spécialement le kadi et le moufti aux huit émirs qu’il chargea du gouvernement de Haleb. Enfin il quitta la ville pour se diriger sur Damas. Mais à peine était-il sorti de Haleb, qu’il y envoya, ainsi qu’il avait coutume de le faire pour toutes les villes emportées les armes à la main, l’ordre de faire tomber un certain nombre de têtes, en souvenir de sa conquête. Pour la troisième fois, le moufti et le juge furent sommés de comparaître devant Timour. Son mollah leur apprit qu’on exigeait d’eux un fetwa dans lequel l’exécution du gouverneur de Damas, qui avait mis à mort le premier ambassadeur de Timour. serait déclarée lé­gale. Ibn-Schohné eut le courage de répondre: «Com­ment se fait-il qu’on tranche la tête à tant de Musul­mans sans demander préalablement un fetwa, et au mépris du serment qu’on a fait de ne tuer personne, si ce n’est ceux qui auraient commis quelque faute?» Le mollah communiqua cette réponse à Timour qui prenait son repas à quelques pas de là. Loin d’entrer en fureur, le tyran fit présenter au juge et au moufti des mets de sa table, puis il les fit congédier par un de ses émirs, qui leur déclara de sa part qu’il n’avait pas ordonné qu’on tuât des Musulmans, mais bien des assassins, afin de ne point déroger à l’usage d’élever avec les têtes des vaincus un monument en son hon­neur; que ses ordres avaient été mal compris, et que du reste, quant à eux, ils pouvaient se retirer en toute sécurité partout où ils voudraient.

Après la conquête de Haleb, Hama, Homs et d’autres places fortes de la Syrie tombèrent au pou­voir des Tatares. Timour se dirigea ensuite sur Balbek (Héliopolis). Cette ville, alors très-peuplée, aujourd’hui en ruines, fournit à l’armée mogole d’amples approvisionnement. A une journée de marche de Balbek, dans les magnifiques temples de laquelle Timour ne vit que l’œuvre des démons, se trouve le tombeau de Noé, que le conquérant visita; puis il se dirigea sur Damas où le sultan d’Égypte s’était rendu en personne. A la nouvelle de l’approche de Timour, Ferroudj lui en­voya un ambassadeur déguisé en derviche et accom­pagné de deux jeunes gens. Arrivés au camp tatare, les envoyés, ayant paru suspects au secrétaire de l’em­pereur, furent saisis et fouillés. On trouva dans leurs bottines des poignards empoisonnés. Ils avouèrent alors avoir été chargés par le sultan d’assassiner Ti­mour pendant qu’il leur donnerait audience. L’am­bassadeur périt par ces mêmes poignards; les jeunes gens eurent le nez et les oreilles coupés. Timour leur laissa la vie, car il voulait leur remettre pour Ferroudj une lettre dans laquelle il offrait la paix à son adver­saire, à la condition qu’il se reconnaîtrait son vassal en faisant battre monnaie à son coin et prononcer son nom dans la prière publique; néanmoins, il changea d’avis, et envoya à Ferroudj un de ses émirs. Le sul­tan rejeta avec fierté les propositions de l’empereur; il répondit qu’il consentirait seulement à rendre la li­berté à Otlamisch. Timour continua alors sa marche sur Damas, et défit dans une seconde bataille, tout aussi sanglante que celle de Haleb, le reste de l’armée égyptienne dont les faibles débris s’enfermèrent dans les murs de Damas (19 djemazioul-ewel 803—5 jan­vier 1401). Parmi les prisonniers faits par les soldats de Timour, se trouvait le neveu de l’empereur, Houseïn-Mirza, qui, quelque temps auparavant, s’était réfugié avec plusieurs conjurés à la cour de Ferroudj. Nous avons dit que Timour, malgré sa férocité natu­relle, se montrait d’ordinaire très-indulgent pour les membres de sa famille. Le traître Houseïn, suivant une loi disciplinaire de Gengis-Khan, reçut, pour toute punition, un certain nombre de coups de bâton

Pendant le siège de Damas, Timour visita les tombeaux de deux épouses du Prophète, Oumm-Selma et Oumm-Habiba, ainsi que celui de Bêlai, mouezzin de Mohammed, tous trois situés dans les environs de la ville. II accueillit avec des témoignages de respect les cheikhs et les savants que lui députèrent les habitants de Damas; il les fit asseoir à sa table et ne cessa, pen­dant tout le repas, de les engager à manger de la viande bouillie, son mets favori. Parmi eux se trouvait Ibn-Khaledoun, le célèbre historien arabe, qui, comme Montesquieu, expose dans la préface de son ouvrage, avec une haute philosophie et une rare impartialité, les causes de la prospérité et de la décadence des em­pires. Timour, très-versé lui-même dans l’histoire, aimait à s’entretenir avec l'homme qui avait écrit les annales des royaumes fondés par les Arabes en Es­pagne et en Afrique. Ibn-Khaledoun n’avait d’abord excité l'attention du conquérant que par sa coiffure singulière qui annonçait un étranger. Mais bientôt Timour écouta avec bienveillance les compliments flat­teurs de l'adroit historien qui, entre autres choses, lui dit qu’il n’avait trouvé ni en Orient, ni en Occident, ni dans l’antiquité, ni dans les temps modernes, un souverain qui méritât ce nom autant que lui.

La bienveillance avec laquelle le conquérant avait accueilli la députation, enhardit le gouverneur de Damas à traiter de la reddition de la ville qui se racheta du pillage par le paiement d’un million de ducats. Pour réunir cette somme exorbitante, Timour fit fermer sept des portes de cette riche cité et placer à la huitième des hommes chargés de recevoir la contri­bution de chaque habitant à son passage. A l’exemple de la ville, la citadelle se rendit lorsqu’elle vit l’eau de ses fossés s’écouler par les saignées qu’on y avait pratiquées, et les échafaudages placés sous les murs minés près d’être livrés aux flammes. Malgré la red­dition volontaire du fort, le commandant fut mis à mort, par la seule raison qu’il avait trop tardé à accep­ter une libre sortie. La garnison composée en grande partie de Mamlouks tscherkassiens et de Nègres fut dis­tribuée aux émirs; quant aux artistes, aux ouvriers et aux savants de la ville, ils furent dirigés sur Samar­kand. Parmi les artistes se trouvaient les habiles fabricants de ces armes de Damas, si célèbres par la beauté et la solidité de leur acier. De nouvelles monnaies furent frappées au coin de Timour, et quelques pièces furent ajoutées aux lettres de triomphe que des cour­riers tatares portèrent à tous les souverains de l’Asie. Des dômes magnifiques furent élevés par ordre du conquérant sur les tombeaux des deux saintes épouses du Prophète. Malgré la dureté du marbre blanc qu’on employa à leur construction et la richesse des sculptures dont on les orna, les deux monuments furent terminés dans l’espace de vingt-cinq jours, grâce aux soins des princes et des émirs chargés de veiller à la prompte exécution des travaux. A cette occasion, Timour fit éclater un jour, dans son conseil privé, sa colère contre les habitants de Damas qui, dit-il, avaient autrefois maltraité les prophètes et sur­tout Ali et son fils Houseïn, et avaient non-seulement laissé croître l’herbe sur les sépultures des épouses de Mohammed, mais encore négligé de les couvrir d’une coupole, pour mettre ces tombes vénérables à l’abri des injures de l’air. Ce zèle pieux du conqué­rant pour Ali et Houseïn. ce ressentiment contre les descendants des premiers partisans de Moawia et de Yezid, se communiquèrent d’abord aux membres du conseil, puis à l’armée, qui, oubliant la capitulation et le paiement du million de ducats, pénétra dans la ville, la livra aux flammes et en massacra la population (9 schâban 80 —25 mars 1401). Les étages supé­rieurs des maisons de Damas étant construits en bois, tous les efforts tentés pour arrêter l’incendie furent inutiles En peu d’instants, cette cité n’offrit plus que l'aspect d’un immense brasier. Le cèdre et le cyprès, dont toutes les boiseries des appartement étaient faites, le sandarac et le sumac avec lesquels ils étaient vernis, exhalaient dans l’air, en brûlant, un parfum qui se ré­pandait à plusieurs lieues à la ronde. Timour, effrayé lui-même des conséquences du désastre auquel il n’a­vait pris aucune part directe, chargea un émir de tâ­cher de sauver au moins la grande mosquée des Ommiades, le chef-d’œuvre de l’architecture sarrasine; mais le dôme de ce monument était recouvert en plomb, et la chaleur du feu ayant fondu le métal, des ruisseaux de lave brûlante coulaient du haut de la cou­pole; tout secours était donc impossible et le magni­fique dôme fut consumé. Un seul minaret, celui qu’on désignait sous le nom d’Aarous, et sur lequel, suivant une légende musulmane, Jésus-Christ descendra lors­qu’il viendra juger les morts et les vivants dans la vallée de Josaphat, fut épargné par les flammes, quoique entièrement couvert en bois. Cette particularité fut encore considérée comme un miracle par les habitants d'alors, et l’est encore par ceux d’aujourd’hui

Après la destruction de Damas, Timour établit son camp dans la superbe plaine de Ghouta, un des quatre paradis de l’Asie. Les trois autres paradis sont: la plaine de Samarkand, la vallée de Bewwan en Perse et celle qui s’étend sur les rives de l’Euphrate, jusqu’auprès de la ville d’Obolla, non loin de laquelle le fleuve se jette dans le golfe Persique. Aucun de ces lieux enchantés n’a été exempt des ravages des hordes tatares; car Timour, lors de sa seconde expédition contre la Perse, avait, en partant de Samarkand, pénétré dans cet empire par la vallée de Bewwan et à l’époque où nous sommes parvenus, il envoya de la vallée de Damas une division de son armée vers l’embouchure de l’Euphrate, avec ordre de passer par les ruines de Tadmor (Palmyra), où s’était réfugiée la race turcomane de Soulkadr. Quant à lui, il prit le chemin de Hama, qu’il n’avait pas pillée lors de son pre­mier passage, mais qui cette fois fut saccagée par les troupes tatares. De Hama, il se porta devant Mardin. Pendant qu’il assiégeait cette place, les princes de Hosnn-Keïf et d’Erzen vinrent baiser la terre devant lui et se reconnaître ses vassaux; ils reçurent des mains de l’empereur, en récompense de leur soumission, un kaftan, un cimeterre et une épée à poignée d’or. Isa-Taher, prince de la famille d’Ortok, régnait à Mardin. Déjà, dans la campagne précédente, il avait dû son salut à la position inexpugnable de sa ville et à la solidité de ses murs; Timour qui tenait à honneur de se rendre maître d’une place contre laquelle ses premiers efforts avaient échoué, adressa au prince cette som­mation indirecte et laconique: «Salut! nos relations restent ce qu’elles ont été; mais je ne puis résister au désir de te voir chez toi.» Isa-Taher répondit par ces paroles non moins laconiques et significatives: «Salut!, nos relations resteront ce qu’elles ont été. mais c’est avec terreur que je me rappelle le passé.» Il eut en effet la satisfaction de voir défiler au pied de ses rochers l’armée tatare qui se dirigeait sur Bagdad.

Le siège de Bagdad fut un des plus pénibles que l’ar­mée tatare eût entrepris, non seulement parce que le gouverneur Ferroudj fidèle serviteur d’Ahmed-Djelaïr, se défendit avec une extrême opiniâtreté, mais en­core à cause de la chaleur de l’été qui dans les sables de l’Arabie, est toujours insupportable. Pendant un des jours les plus brûlants (27 silkidé 803—9 juillet 1401), au moment où les soldats de la garnison, hors d’état de soutenir les rayons ardents du soleil venaient de quitter les remparts, en y laissant leurs casques au bout de leurs lances, et s’étaient réfugiés dans les caves et dans les casemates, pour goûter un moment de re­pos, Timour ordonna un assaut général, et en peu d’instants, l’émir-scheikh Noureddin planta son étendard orné d’une queue de cheval et surmonté d’un crois­sant sur les murs de la ville. Le gouverneur et sa fille, qui s’étaient enfuis sur le Tigre, furent rejoints, mais ils se précipitèrent dans le fleuve et se noyèrent; leurs cadavres ayant été retrouvés, furent jetés sur le rivage.

A l’exemple du khan mogol Holakou, qui avait anéanti le khalifat de Bagdad et ravagé cette superbe cité, Timour la livra aux horreurs du pillage et de la destruction, et la ville du salut ne fut bientôt plus qu’un monceau de ruines. Les mosquées, les écoles, les couvents et leurs habitants furent seuls épargnés. A l’exception des imams, des juges et des professeurs, tous les habitants, depuis l’âge de huit ans jusqu’à celui de quatre-vingts, furent impitoyablement massacrés. Chaque soldat de l’armée tatare, qui comptait quatre-vingt-dix mille hommes, dut fournir une tête pour sauver la sienne. Comme d’ordinaire, ces restes sanglants servirent à élever des pyramides devant les tours de la ville.

Timour ne tarda pas à quitter Bagdad; mais, avant de partir, il alla faire ses dévotions devant le mausolée du grand imam Abou-Hanifé, le premier des quatre imams sunites de l’église islamite orthodoxe. Avec lui prièrent aussi ses épouses qui, pendant leur voyage à la suite du conquérant, ne laissaient échapper aucune occasion de visiter les tombeaux des hommes les plus vénérés pour leur piété, et de s’attirer, par là, la considération et le respect des Musulmans. Ainsi l’impératrice Toumanaga, que Timour fit venir alors de Samarkand auprès de lui, visita, chemin faisant, à Boukhara, la sépulture du Scheikh Bakherzi, et à Touz, celle du huitième imam, Ali-Riza L’impéra­trice, sa fille Beghsiaga et sa cousine Sadekin rencon­trèrent Timour à Aoudjan. où elles lui firent présent de vêtements brodés d’or, et répandirent sur sa tête de l’or et des diamants.

L’armée tatare, après avoir quitté Aoudjan, s’arrêta à Nakhdjiwan, pour laisser à Timour le temps de vi­siter la forteresse voisine d’Alandjik, place de guerre dont la garnison s’était révoltée pendant l’expédition de Syrie et qui venait d’être soumise pour la seconde fois. Pendant son séjour dans cette ville, l’empereur reçut le serment de fidélité du prince géorgien Melek-Gourghin. Immédiatement après, il alla, en passant par Ghendjé et Berdâ, établir de nouveau (22 rebioul-akhir 803—10 décembre 1401) ses quartiers d’hiver dans la belle plaine de Karabagh. Là, ses fils, ses petits-fils, ses nowians et ses émirs, vinrent lui rendre hommage. Parmi la foule des princes et des généraux qui se pressaient pour baiser la terre devant lui, il ac­cueillit avec des marques de considération particulières son petit-fils Mohammed-Mirza; il lui posa une cou­ronne d’or sur la tête et lui fit présent de neuf rangs de chevaux; chaque rang était composé de neuf cour­siers de même couleur et couverts de selles dorées. La présence des impératrices et des autres femmes du harem de Timour contribua à rendre plus brillante la fête qu’il avait improvisée.

A en croire Cherefeddin, auteur persan qui a écrit l’histoire de Timour, ce fut dans son camp de Karabagh que le conquérant reçut les premiers ambassa­deurs de Bayezid porteurs de propositions de paix et de soumission; le même auteur affirme que l'empereur adressa, en réponse au sultan, une lettre autographe, dans laquelle il le sommait de faire exécuter ou jeter en prison, ou tout au moins d’exiler le turcoman Kara-Youssouf. Les historiens ottomans ne font au­cune mention de ce fait; ils parlent seulement de la demande insultante que contenait la lettre de créance de Timour, remise au sultan par l’envoyé tatare Tschempaï Eltschikedé. D’après Cherefeddin, Timour, avant de congédier les ambassadeurs de Bayezid, leur donna dans la plaine qui s'étend au-delà de l’Araxe le spectacle d’une grande chasse. Pour cerner les animaux de manière à ce qu’ils ne pussent s’échapper, l’armée fut disposée en cercle, et cette circonférence immense avait dans toutes ses parties six hommes de profondeur. La chasse terminée, Timour fit don aux envoyés de ceintures et de bon­nets brodés d’or, puis il les congédia en leur déclarant que, dès les premiers jours du printemps, il paraîtrait sur les frontières de l'Asie-Mineure, et que là il atten­drait la réponse du sultan qui, suivant sa teneur, amè­nerait la guerre ou la paix.

Timour employa le reste de l’hiver à réparer un an­cien canal de l’Araxe, qu’il fit recreuser par ses soldats et auquel il donna le nom de Berlas, en l’honneur d’un des princes les plus distingués de sa tribu.

Cependant le printemps était arrivé et l’empereur n'avait pas encore quitté ses quartiers d’hiver. On eût dit qu’il lui en coûtait de se décider à une guerre ouverte contre les Turcs, dont la renommée militaire était arrivée jusqu’à lui. Il s’entretenait souvent avec ses émirs de l’opportunité et des chances d’une pa­reille guerre. Mais deux événements qui eurent lieu à cette époque lui firent penser que le ciel ne lui avait pas encore retiré sa faveur et l’affermirent dans sa première résolution. D’abord un nouvel héritier, Mirza-Tschoki, naquit à son fils Schahrokh (24 ramazan 804—27 avril 1402). L’armée en reçut la nouvelle avec joie, et des fêtes brillantes vinrent égayer la cour at­tristée par de longs mois d’hiver passés dans l’inaction. En second lieu, une comète d’une dimension extraor­dinaire et dont les rayons semblaient avoir quatre au­nes de long, apparut dans le firmament, se dirigeant de l’ouest à l’est. Pendant plus de trois mois ce météore éclaira, la nuit, toute la terre. Tous les peuples du continent asiatique et européen, depuis le Gange jus­qu’au Rhin et au Tage, en furent effrayés. Les Grecs le nommaient lampadios (porteur de lampes) et le con­sidéraient comme un présage de sanglantes batailles en Orient. Les astrologues et les compagnons d’armes de Timour l'acceptèrent comme un signe certain de leurs victoires dans l’ouest.

Timour abandonna immédiatement son camp et marcha sur Awenik, où il attendit pendant deux mois le retour des ambassadeurs turcs. Perdant enfin l’espoir de les voir arriver il se porta devant le fort de Koumakh, dont il avait formellement exigé la restitution dans sa lettre à Bayezid. Après un siège de dix jours, une troupe de soldats de Mekran, exercés à monter sur les rochers les plus escarpés, s’empara de la place. Sans perdre de temps, Timour traversa la plaine d’Erzendjan. où il confirma de nouveau Taherten dans sa souveraineté, puis il se dirigea vers l’Asie- Mineure, en passant par Siwas. A son arrivée dans cette dernière ville, il revit enfin l’ambassade turque que conduisait l’envoyé tatare Eltschikedé. La lettre que Bayezid écrivait à Timour était, contre l’attente de celui-ci. une provocation formelle à la guerre. Le sou­verain ottoman sommait le conquérant tatare de com­paraître devant lui, en lui déclarant que son refus serait puni du triple divorce de son harem; il ajoutait que si l’armée tatare pénétrait dans ses États sans le trouver prêt à punir cette agression, il se con­damnerait lui-même à se séparer de son harem. Ce qui ajoutait à l’insulte de cette sommation impérieuse, c’était le mépris de toutes les formes diplomatiques qu’on remarquait dans la lettre du sultan. Ces formes, Timour les avait scrupuleusement observées dans sa missive à Bayezid; il avait traité avec lui d’égal à égal, et avait eu le soin de placer dans le titre de sa lettre le nom de son adversaire sur la même ligne que le sien; seulement ce dernier précédait le nom de Bayezid. Dans la lettre du sultan, au contraire, le nom de Timour figurait en lettres noires au-dessous de celui du sultan écrit en lettres d’or A la vue de cette première violation des usages diplomatiques, Timour fu­rieux s’écria: «Le fils de Mourad est fou!» Mais lorsqu’il eut pris connaissance du passage de la lettre dans lequel Bayezid le menaçait de le priver de son harem, sa colère ne connut plus de bornes. Chez les musulmans en effet, parler du harem d’un homme, c’est lui faire une injure personnelle. Il refusa les présents de Bayezid, présents qui consistaient en chevaux et en oiseaux de chasse, au nombre de dix, autre insulte à l’empereur, car le sultan n’ignorait pas que le nombre était le nombre sacré des Tatares. S’adressant ensuite à l’ambassadeur, Timour lui dit qu’il lui ferait trancher la tête à lui et à sa suite si la personne des représentai d’une nation n’était pas inviolable. Il ajouta que Bayezid, ayant manqué à sa parole, avait lui-même prononcé son arrêt, et qu’en conséquence il devait s’attendre à voir ravager les provinces ottomanes par ses invincibles légions.

Timour, résolu à marcher à la rencontre du sultan dans ses propres États, passa aussitôt une revue générale de ses troupes, revue à laquelle assistèrent les ambassadeurs ottomans. Dans cette circonstance, comme dans toutes celles de même nature, les chefs des régiments, en défilant devant l’empereur, descendirent de cheval, se mirent à genoux, en tenant leurs cour­siers par la bride, et adressèrent au conquérant les compliments d’usage. Timour leur répondit par des éloges sur la bonne tenue de leurs soldats. Lorsque vint le tour de Mohammed-Sultan récemment arrivé de Samarkand, l’empereur prodigua au prince ses félicitations pour l’idée qu’il avait eue d’habiller ses régiments de vêtements de même couleur. C’est là la première trace des uniformes en Asie. Quelques es­cadrons de cavalerie avaient l’étendard et les drapeaux de couleur rouge; les housses et les selles des chevaux, la cuirasse, la ceinture, le carquois, la lance, le bouclier, la massue, en un mot toutes les armes des cavaliers de ces escadrons étaient également rouges. Le jaune était affecté à certains corps, le blanc à certains autres. Deux régiments portaient la cotte de mailles et la cuirasse ; nous ferons remarquer en passant que ce sont là les plus anciens régiments de cuirassiers dont les fastes militaires fassent mention. La revue dura depuis la pointe du jour jusqu’à midi. A ce moment, la musique ayant donné le signal de la prière, Timour descendit de cheval, fier d’avoir déployé devant les envoyés de son nouvel ennemi l’appareil de ses forces et de leur avoir appris qu’il pouvait braver les menaces de leur maître. Cependant, de peur que le spectacle de cette armée formidable n’eût pas fait sur l’esprit des ambas­sadeurs toute l’impression qu’il en attendait, il les fit reconduire à cheval hors du camp à travers les rangs de ses soldats; puis il les congédia en s’adressant à eux en ces termes: «Dites à Bayezid que, malgré tous les griefs que j’ai contre lui, je consentirai à lui par­donner, s’il veut rendre la liberté aux sujets du prince Taherten qu’il retient prisonniers, et m’envoyer un de ses fils que je traiterai comme le mien. A ces condi­tions, l’empire de l'Asie-Mineure lui restera sans contestation, et les habitants de ces contrées n’auront rien à redouter de ma colère.»

A peine les ambassadeurs turcs avaient-ils quitté le camp mogol, que Timour envoya des agents secrets à l’armée de Bayezid, avec mission de détacher du sultan les soldats tatares qui servaient sous ses dra­peaux, ce qui devait être facile en les faisant rougir de courber le front sous la domination des turcomans otto­mans, dont le premier chef n’avait été qu’un affranchi des princes seldjoukides’, et surtout en leur rappelant qu’ils allaient combattre contre des compatriotes et des frères.

L’esprit de mécontentement qui régnait déjà dans l’armée ottomane, et qui prenait sa source dans l’ex­trême sévérité de Bayezid et l’irrégularité avec laquelle les troupes recevaient leur solde, favorisa merveil­leusement l’œuvre de séduction des espions tatares. Effrayés des dispositions des soldats, le vizir Ali-Pacha et son fils Ibrahim s’efforcèrent, dans un diwan à pied, d’ouvrir les yeux à Bayezid sur les effets de sa parcimonie et sur les conséquences probables de sa témérité; ils lui firent observer que les ennemis étant supérieurs en nombre, il faudrait leur faire une guerre d’escarmouches dans les montagnes, les défi­lés et les bois, guerre qu’on ne pourrait pas termi­ner par une bataille générale et décisive livrée en rase campagne. Ils le conjurèrent, s’il persistait dans son dessein, d’ouvrir au moins ses trésors à ses soldats mécontents, seul moyen de ranimer leur courage et de les maintenir dans l’obéissance. Ce fut en vain; Bayezid s’obstina à vouloir marcher à la rencontre des Tatares et à garder ses trésors. Un de ses généraux dit à ce propos que l’argent du sultan était sans doute déjà frappé au coin de Timour, puisqu’il n’osait pas le dis­tribuer à ses troupes. Les soldats même, poussés par leurs officiers, firent au sultan des représentations dans le même sens; n’ayant pas voix délibérative dans le conseil, ils employèrent le langage symbolique, à la faveur duquel la vérité peut d’ordinaire, en Orient, arriver impunément jusqu’au trône. Une nuit, Baye­zid demanda du miel pur; on ne put en trouver, parce que les abeilles et les bourdons salissent les ruches pendant la nuit. Profitant de cette circonstance, les sipahis envoyèrent au sultan une assiette de miel souillé accompagnée de ces lignes significatives: «Le miel ne peut se manger pendant la nuit, parce qu’il est sali par les abeilles et les bourdons; il en est de même de l’argent gardé dans les coffres; quand vient l'heure du malheur, il n’est plus temps d’en profiter.» Tous ces efforts, toutes ces ruses échouèrent contre l'obsti­nation et l’aveuglement de Bayezid. Sourd à toutes les représentations, il se mit en marche avec une armée de cent vingt mille hommes, pour aller en combattre une sept fois plus nombreuse.

Lorsque Timour apprit à Siwas que les troupes ottomanes étaient arrivées à Tokat, ville à laquelle la route de Siwas conduit à travers d’épaisses forêts, il mit ses hordes en mouvement et les dirigea vers le sud. Une marche de six jours le conduisit à Kaïssariyé; trois jours après, il atteignit Kirschehr, ville située sur les bords de l’Indjesou; enfin le douzième jour après son départ de Siwas, il fit halte sous les murs d’Angora. A peine y avait-il établi son camp, qu’il somma Yakoub, commandant de la garnison, de lui livrer la place; mais celui-ci lui répondit en com­plétant ses préparatifs de défense. L’empereur, pour attirer Bayezid sur le terrain qu’il venait de choisir, commença aussitôt le siège de la place. Il fit d’abord détourner le cours de la petite rivière de Tschibukabad qui fournit l’eau à la ville, en même temps qu’il faisait miner les murs; mais à peine ces travaux étaient-ils entamés, qu’il apprit que Bayezid n’était plus qu’à trois lieues d’Angora. A cette nouvelle, il se hâta de lever le siège et transporta son camp sur le bord opposé du Tschibukabad; là, protégé, d’un côté, par la rivière; de l’autre, par un fossé et une forte palissade, il put attendre l’ennemi en toute sécurité. Bayezid, aveuglé par ses succès antérieurs, ne crut pas nécessaire de prendre les mêmes précautions. Loin de là: pour prouver le peu de cas qu’il faisait de son adversaire, il alla camper au nord de la position de Timour, et il ordonna une chasse générale sur les plateaux élevés des environs. Malheureusement le pays que parcouraient les chasseurs manquait absolument d’eau; aussi pendant une marche de quelques heures seulement, faite sous un soleil ardent, cinq mille hommes moururent-ils de soif et de fatigue. Lorsqu’après une excursion de trois jours, Bayezid voulut rentrer dans son première camp, il le trouva occupé par les Tatares. Pour comble de désappointement, la source qui se trouvait dans le voisinage, et qui aurait pu fournir en abondance de l’eau à l’armée ottomane, avait été troublée et presque tarie par l’ennemi. Le combat était donc devenu une nécessité. Le sultan avait d'ailleurs trop d’orgueil et trop de confiance en ses forces pour l’ajourner. Ce fut dans la plaine de Tschibukabad, située au nord-est d’Angora, sur le terrain même où Pompée avait autrefois battu, au pied du mont Stella, l’armée de Mithridate, que les troupes ottomanes et tatares se rangèrent en bataille. Les deux armées, commandées, l’une par le sultan, l’autre par 1 empereur en personne, toutes deux par les fils et les petits-fils des deux souverains et par les plus vaillants généraux de l’Europe et de l’Asie, présentaient ensemble une masse de près d’un million d’hommes.

Des sept fils qui restaient à Timour, deux étaient encore mineurs. L’aîné, Djihanghir, était mort depuis longtemps; les quatre autres et cinq des petits-fils de l’empereur commandaient les neuf corps d’armée des Tatares. Du côté des Ottomans, les cinq fils de Bayezid étaient à la tête de cinq divisions de l’armée, et avaient sous leurs ordres les plus habiles et les plus intrépides généraux de l’époque. Le prince Miranschah, l’ainé des fils vivants de Timour, commandait l’aile droite; le prince Eboubekr, son fils, combattait sous lui; l’aile gauche était confiée aux princes Schahrokh et Khalil, et sous eux commandait Schah-Houdeïn, un des petits-fils de l’empereur, et le même qui, tandis qu’il était réfugié chez le sultan d’Égypte, avait été fait prisonnier à la bataille de Damas et puni de sa trahison par la fustigation. Mirza-Mohammed-Sultan occupait, au centre, la place d’honneur qui eût été réservée à son père Djihanghir. A sa droite et à sa gauche, et sur une ligne un peu avancée, étaient placés quarante généraux à la tête de leurs régiments. Devant le prince flottait l’étendard à queue de cheval teint en rouge et surmonté d’un croissant en or. Omar-Scheikh, oncle de Mohammed-Sultan, et ses fils, Mirza-Pir-Mo­hammed et Iskender, combattaient sous ses or­dres. Timour commandait la réserve composée de quarante régiments.

Dans l’armée ottomane, le fils ainé du sultan, Soleiman-Schah, gouverneur d’Aïdin, de Saroukhan et de Karasi, conduisait les troupes asiatiques qui formaient l’aile droite. L’aile gauche était occupée par les troupes auxiliaires des Servians qui obéissaient à Lazar, fils de Wulk et beau-frère de Bayezid. Le sultan se tenait au centre avec ses fils Isa, Mousa et Moustafa, les généraux les plus expérimentés, et dix mille janissaires et azabs. Un autre de ses fils, Mohammed, commandait la réserve.

A l’aile gauche des Ottomans, formée par les Serbes, étaient opposées du côté de l’ennemi les troupes composées des vassaux gardiens des frontières de l’empire tatare; on remarquait parmi leurs chefs Ibrahim-Schah, gouverneur de Schirwan, Taherten. Prince d’Erzendjan, Kara-Osman-Bayender, prince du Diarbekr, tous trois à la tête de leurs corps de Turco- mans. Trente-deux éléphants, que Timour avait ame­nés de l’Inde, étaient placés sur le front de ses bataillons .

A six heures du matin, les deux armées s’ébranlèrent, celle de l’empereur au son des trompettes et au cri de guerre de Sürün! celle de Bayezid au bruit des tambours turcs et au cri d'Allah! Timour, sur l’invitation d’un derviche, descendit de cheval, fit sa prière, puis donna le signal de l’attaque. Mirza-Eboubekr, qui commandait l’avant-garde de l’aile droite sous les ordres de son père Miranschah, se précipita avec fureur sur les derrières des Ottomans, mais les Serbes le reçurent vigoureusement et le firent repentir de la hardiesse de cette manœuvre. En ce moment, Mirza-Mohammed-Sultan, commandant en chef du corps d’armée du centre, vint se prosterner aux pieds de l’empereur pour obtenir l’autorisation de voler au secours de l’aile gauche, qui perdait déjà du terrain et paraissait être en danger. Du côté des Ottomans, les troupes européennes combattaient avec un rare courage; mais pendant que les Ser­bes faisaient, à l’aile gauche, des prodiges de va­leur, les troupes d’Aïdin qui formaient l’aile droite, ayant aperçu leur ancien prince dans les rangs enne­mis, passèrent du côté des Tatares; elles furent sui­vies par les contingents de Saroukhan, de Mentesché, de Kermian, et par les soldats tatares que les agents secrets de Timour avaient séduits. Les Serbes étaient déjà séparés du corps d’armée commandé par Baye­zid, lorsque leur vaillant chef, Etienne, à la tête de ses cavaliers lourdement armés, se fraya un chemin a travers l’ennemi, et parvint, non sans avoir laissé dans le trajet un grand nombre des siens sur le champ de bataille, à atteindre le sultan auquel il conseilla de fuir. En voyant le courage héroïque des Serbes. Timour s’écria: «Ces derviches (pauvres) se sont battus comme des lions!» Bayezid, opiniâtre jusqu’au bout, repoussa avec indignation le conseil d’Etienne et résista en héros à la tête de ses dix mille janissaires, avec lesquels il avait occupé le penchant d’une col­line. Etienne, jugeant que la bataille était perdue et qu’il était impossible de sauver le sultan, couvrit la re­traite de son fils aîné, Soleiman, que le grand-vizir Ali-Pacha, l’aga des janissaires Hasan, et le soubaschi Aïnebeg, avaient arraché de la mêlée. Ils s’enfuirent avec lui vers l’ouest, pour gagner la mer, tandis que les émirs d’Amassia, plaçant au milieu d’eux le prince Mohammed, se dirigèrent, au galop de leurs chevaux, vers les montagnes situées à l’est. Abandonné par ses auxi­liaires et par ses propres troupes, par ses vizirs et ses émirs, Bayezid repoussa pendant toute la journée, avec ses dix mille janissaires, les attaques de l’ennemi; mais la fortune trahit son courage. Accablés par la chaleur et épuisés par une soif ardente, les janissaires tom­bèrent presque tous, les uns d’inanition et de fatigue, les autres sous le glaive des Tatares. Ce ne fut qu’à l’approche de la nuit que Bayezid, sur les instances de Minnetbeg, se décida à fuir; mais son cheval fit une chute et Mahmoud, khan titulaire de Djaghataï et l’un des descendants de Gengis-Khan, le fit prisonnier (19 silhidjé 804 — 20 juillet 1402). Mousa, fils de Bayezid, les émirs Minnetbeg, Moustafabeg, Alibeg, chef des eunuques, et Firouzbeg, chef du harem, le beglerbeg Timourtasch et son fils Yakhschibeg tombèrent en même temps que le sultan au pouvoir de Timour. Les princes Soleiman, Mo­hammed et Isa étaient seuls parvenus à s’échapper. Le premier s’était enfui, comme nous l’avons dit, vers la mer, le second à Amassia, et Isa vers le sud, dans la Karamanie. Quant au cinquième fils de Bayezid, Moustafa, il disparut dans la bataille sans qu’on pût ni acquérir la certitude de sa mort, ni savoir s’il avait pris la fuite.

Suivant l’historien byzantin Ducas, Timour, au moment où Bayezid prisonnier lui fut présenté, jouait aux échecs avec son fils Schahrokh et venait d’échanger son roi (schah) contre la tour (rokh), lorsque le sul­tan parut sur le seuil de la tente impériale. Cette cir­constance fit donner au fils de Timour le surnom de Schahrokh, qui lui est resté; ce surnom rappelait en effet que le schah des Ottomans avait échangé le trône contre un cachot dans une tour.

Les historiens persans, turcs et grecs, disent que Timour accueillit le sultan prisonnier avec tous les égards dus au malheur. Le voyant accablé de fatigue et couvert de poussière, il le fit asseoir auprès de lui, lui parla avec bienveillance, et lui assigna pour de­meure trois tentes magnifiques; en outre, il lui assura, par serment, qu’il n’avait rien à craindre pour sa vie. Bayezid ayant demandé qu’on voulût bien s'informer de ses fils, et qu’on les lui donnât pour compagnons de captivité, l’empereur envoya aussitôt des commissaires dans toutes les directions; mais on ne trouva que le prince Mousa, qui fut amené, revêtu d’un habit d’honneur, en présence de Timour. Hagan-Berlas, un des premiers émirs tatares et parent de l'empereur, et Tschempaï qui, on se le rappelle, avait été précé­demment envoyé à la cour du sultan en qualité d’am­bassadeur, furent nommés chefs de la garde d’hon­neur de Bayezid. Nous parlerons plus bas des circon­stances qui nécessitèrent un traitement plus sévère à l’égard de cet infortuné souverain et de ce qui a donné lieu au conte de la cage de fer.

En général, il faut juger de l’importance d’une ba­taille d’après le nombre des combattons, les talents et la renommée des généraux, l’opiniâtreté et la durée de la lutte, le lieu qui en a été le théâtre, les progrès qu’elle a signalés dans l’art militaire, et par-dessus tout, d’après les conséquences qu’elle a eues relativement à la destinée des princes qui y ont figuré et des empires dont on s’y est disputé la possession. Sous tous ces rapports, la bataille d'Angora est sans con­tredit une des plus importantes dont l’histoire fasse mention. En effet, des hordes innombrables, composées non seulement de Tatares, de Turcs et de Per­sans, mais encore de chrétiens, tels que les Serbes, et d’apostats de toutes nations, tels que les dix mille janissaires, s’entrechoquèrent dans cette sanglante jour­née et se disputèrent la victoire depuis l’aube du jour jusqu’à son déclin. Ces hordes avaient pour chefs, ainsi que nous l’avons dit, deux souverains également célèbres par les succès de leurs armes et par leur puissance, et sous leurs ordres commandaient, d’abord leurs fils et leurs petits-fils, tous gouverneurs d'une multitude de provinces, depuis les frontières de la Chine jusqu'aux rives du Bosphore, puis une foule de généraux issus de sang impérial. Quant aux pro­grès que cette lutte gigantesque donne lieu de cons­tater, il ne faut pas oublier de dire qu’on y vit paraître les premiers uniformes et les premiers régiments de cuirassiers. Sous le rapport de ses résultats et de ses conséquences, elle n'est pas moins mémorable; car si elle arrêta le char triomphal de Bayezid et si elle faillit. par là amener la ruine de l'empire ottoman, elle marqua aussi le terme des conquêtes de Timour, qui, trois ans après, étant en marche pour envahir la Chine, mourut sans avoir accompli, dans cet in­tervalle de temps, aucune entreprise importante. Et si ce n'était pas assez de toutes ces considérations pour éterniser le souvenir de la journée d’Angora, les évé­nement historiques que rappelle le terrain sur lequel se livra la bataille suffiraient pour cela. Elle se donna, en effet, dans les montagnes situées au nord et dans le voisinage de la plaine d’Angora, plaine vaste et fer­tile, que les ancêtres de Bayezid avaient reçue des souverains seldjoukides pour faire paître leurs trou­peaux, et où, dans l’antiquité, Pompée avait porté le dernier coup à la puissance de Mithridate.

Parmi les batailles sans nombre qui ont signalé les fastes de l'islamisme, celle qui donna à Timour l’em­pire ottoman d’Asie doit occuper la première place. Elle ne peut être comparée, pour la valeur qu’y dé­ployèrent les armées rivales, qu’à la bataille d’Hunayn, où le Prophète résista si intrépidement aux forces su­périeures des infidèles, et à celle où, dans la plaine de Kerbela, son petit-fils Houseïn et ses braves compagnons d’armes tombèrent, exténués de soif et de fatigue, entre les mains de leurs ennemis.