HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMANLIVRE V.
RÉGNE DE MOURAD PREMIER. 1326 - 1389.
Mourad, qui depuis sa naissance et pendant tout le règne
de son père avait été tenu dans la soumission servile que l’opinion de l’Orient
impose au frère puîné envers son ainé, son seigneur et son maître, vit tout à
coup, par la mort de Suleyman, se changer la triste perspective d'une sujétion
perpétuelle ou d'une fin brusque et violente dans l’espoir de la possession
prochaine d'une domination absolue; et bientôt son avènement au trône réalisa
tous ses désirs ambitieux. Ses vues de conquêtes se tournaient vers l'Occident;
mais avant d'en commencer le cours, il lui fallut détourner ses regards du côté
de l'Asie, où il était menacé. Le prince de Karamanie,
qui, après l’écroulement de l'empire seldjoukide, se trouvant le plus puissant
des dix princes, n'avait pas redouté les dangers que lui apportaient les forces
croissantes des Ottomans, pensa qu'il ne devait pas maintenant rester
spectateur paisible de leurs progrès, et il crut devoir profiter du moment où
tous les efforts de ses rivaux se portaient en Europe, pour attaquer les
parties qu'ils avaient laissées découvertes en Orient.
Il provoqua à la révolte les Achis,
grands possesseurs de biens de la Galatie, qui s’étaient emparés de l'autorité
à Angora. Murad accourut de l'Hellespont sur les frontières de Galatie,
repoussa les Achis et leur arrachages clefs d’Angora
(l’ancienne Ancyre, appelée aujourd’hui Engurije par
les Turcs). Cette ville avait eu une grande importance pour les anciens
Galates, dont elle était la capitale, et pour le calife Harun-Al-Raschid, qui se glorifia beaucoup de sa conquête; mais ce
qui attira surtout l’attention du sultan, c’est qu'elle était l’entrepôt du
commerce de l’Asie Mineure et le point de rencontre de toutes les routes qui
mènent de Syrie et d’Arménie à la côte de Thrace et de Cilicie. D’ailleurs,
elle se recommandait par toutes sortes d’avantages et de faveurs de la nature:
les énormes queues de ses moutons, les longues soies do ses chèvres, étaient fameuses
dans les temps les plus anciens, comme aujourd'hui sont renommées ses
couvertures et ses camelots, ses poires savoureuses, dont on compte trente-six
espèces, ses pommes, ses raisins et ses autres fruits. Les jardins de Kajisch,
si bien arrosés, si riches de végétation, sont comptés parmi les plus fertiles
des plus beaux cantons de l’Asie Mineure, et les sources d’Ajasch signalées parmi les plus salutaires pour bain et pour boisson. La vallée
voisine d’Astenosi attire surtout par les formes
romantiques de ses rochers, la profondeur de ses grottes; elle fournit aussi
d'habiles saltimbanques et danseurs de cordes. Leur adresse est devenue
proverbiale. Dans la quantité de mosquées, de couvents, d’écoles, de bains et
de tombeaux qui ornent Angora, on remarque surtout les mosquées d’Hadschi-Beiram, d'Ahmed-Pasha, élevées sous Suleyman le
Grand, par le grand architecte Sinan, le bain d'Ahmed-Pasha, les écoles de
Mustafa-Pasha, de Seifeddin et de Taschkœprisade,
ce grand encyclopédiste, le cloître des mewlewis,
celui des abdals d'Husein-Ghasi et des derviches Beiramis. Tous ces édifices
appartiennent aux règnes de sultans postérieurs; mais dès l'époque où nous
sommes parvenu, Angora était déjà d'une haute importance comme place frontière
de l'empire ottoman à l'orient. Le grand voyageur Ewlia, qui parcourut pendant quarante
ans l’empire turc, en suivant toutes les directions, dans la première moitié du
XVIIe siècle, poussa ses excursions à l'orient jusqu'en Perse, à l'ouest
jusqu'en Autriche, et qui a décrit Angora et Ofen,
trouve une grande ressemblance entre ces deux villes pour la situation et la
force de défense, et pense qu'on ne peut leur comparer que la place de Wan, sur
la frontière turque, du côté de la Perse. Aussitôt que la soumission d'Angora
eut ramené le calme de ce côté, Murad tourna ses regards vers l’occident. Avant
de commencer sa campagne en Europe, il institua le juge de Brusa pour décider les débats dans l'armée. Jusqu'alors il avait nommé à ces
fonctions pour la durée de la campagne; mais désormais la dignité dut être
perpétuelle comme l'armée. Le choix du sultan tomba sur Kara-Chalil-Dschendereli,
qui, neuf ans après, devint grand vizir, et Lalaschahin, l’un des vaillants
guerriers qui avait traversé l’Hellespont avec Suleyman pour surprendre Tzympe,
fut élevé an commandement supérieur des troupes ottomanes, sous le titre de
beglerbeg (prince des princes). Avant lui Alaeddin d’abord, puis Suleyman
avaient réuni en leur personne les fonctions de vizir et de beglerbeg : après eux,
aucun prince de la maison des Ottomans n’en fut plus investi.
Dès lors s’ouvre pour les Ottomans une longue carrière de
conquêtes en Europe, qui se prolonge durant tout le règne de Mourad, et ne s’interrompt
que par sa mort sur le champ de bataille de Kossova.
Le signal fut donné par la prise du château de Nebetos ou Bontos, sur l’Hellespont, non loin de Gallipoli,
qui parait être l'ancien Aegos-Potamos. Tzurulum (aujourd'hui Tschorli)
fut emporté d’assaut, et Murad fit abattre la tête eu brave commandant, qui fut
amené devant lui l'œil tout sanglant, percé d'une flèche; le pays d’alentour
fut dévasté, les murailles furent rasées. Meselli tomba entre les mains des vainqueurs sans qu’il y eût besoin de tirer l'épée,
et Burgas, abandonnée de ses habitants, fut dévastée.
Pendant que Mourad menait ainsi son armée triomphante au
nord de l’Hellespont, ses lieutenants, Hadschi-Ilbeki et Ewrenos, auxquels
avait été confiée la garde des frontières de l'empire en Europe, parcoururent
le pays autour des places de Milgalgara et d’Ipszala où ils étaient postés: Hadschi-Ilbeki enleva le château
de Keschan, Ewrenos s’empara de Didymotichon (aujourd'hui Dimetoka). Dans une surprise nocturne,
Hadschi-Ilbeki avait fait prisonnier le fils du commandant, et il avait déterminé
le père à le racheter moyennant la remise de la place. Les deux généraux
allèrent à Burgas déposer les marques de leurs conquêtes aux pieds du sultan.
Là, dans un conseil de guerre, fut résolue la conquête d'Andrinople, et la
poursuite en fut confiée à Lalaschahin et à Hadschi-Ilbeki, qui, l’année
précédente, avait poussé ses courses jusqu’aux portes de la ville. Murad
s’avança en personne, avec le noyau de ses troupes de Burgas, sur la route
d'Andrinople jusqu’à Eski-Baba. Le commandant de la
place menacée marcha au-devant de Lalaschahin; mais il fit battu, et favorisé
par le débordement de la Marizza, il descendit de
nuit cette rivière, sur un esquif, jusqu’à son embouchure, atteignit Ainos; et
la prise de possession de la plus grande place de l’empire byzantin en Europe
devint, par la lâcheté ou la trahison de ses défenseurs, aussi facile que l’avait
été celle des châteaux les plus insignifiants (1361).
Andrinople (Edirne), bâtie à la place d’Uskudama, ancienne ville
des Bessiens, appelée aussi Orestia, est célèbre dans l’histoire par le siège
et les dévastations des Goths sous Fritigern, du temps de l’empereur Valens,
par le pillage des Bulgares sous Romanus, et par le
passage des croisés sous les Comnènes; elle est renommée aussi pour sa
situation à la jonction de trois rivières, dont l'une d’elles, l’Hèbre, roule ses eaux à travers des champs de rosiers. Le
savon d'Andrinople rivalise avec celui de Syrie; ses sucreries et ses sorbets
valent ceux de Konia et d’Hama. Tant d’avantages de
la nature et de l’art, tant de charmes dans la situation et les habitants, ont
été souvent chantés par les poètes turcs. Comme Andrinople est le berceau et a
recueilli les cendres de beaucoup de poètes, c'est pour elle un titre aux
respects de l’Ottoman pénétré des idées de l'Orient, qui honore les lieux de la
naissance et encore plus de la sépulture des savants, des saints et des poètes.
Elle est admirée aussi pour ses édifices, ses palais, ses marchés, ses
mosquées, ses écoles et ses ponts, dont il sera question successivement aux
époques de leurs fondations.
Grâce à tant d’avantages et à d’autres encore considérés
sous le point de vue politique, militaire et commercial, Andrinople mérita dans
la suite le haut rang de seconde résidence des sultans, de seconde capitale de
l'empire ottoman. D’abord, Mourad en confia l'administration à son beglerbeg Lalaschahin,
et il choisit, pour établir sa demeure, Demotika où
il bâtit un sérail. Ewrenos et Lalaschahin furent chargés de poursuivre les
conquêtes, le premier au sud, le second au nord de la Thrace. Ewrenos s’empara
de Kumuldschina, à l’ouest de Feredschik (l’ancienne Doriskos),
et de Wardar, à l’est de karaferia (l’ancienne Beroia) (1362), et son nom s’est conservé
dans ces deux villes comme vainqueur et comme fondateur d’imarets et de caravansérails.
Lalaschahin porta les bannières triomphantes des Ottomans jusqu’au pied de l'Hæmus, enleva les deux Sagra (l’ancienne
et la nouvelle), et Filibe (Philippopolis),
dont les campagnes fournissent de riz tout le pays jusqu’à Belgrade. Comme
Ewrenos, il perpétua son nom par de grandes fondations; il fit construire à Philippopolis le pont de pierres, d’une longueur de deux
traits de flèche, et assez large pour donner passage à deux charriots de front;
pour son entretien, il affecta un fonds destiné à soutenir le travail d’une
grande quantité d’esclaves.
Le nombre de prisonniers de guerre ainsi réduits en
servitude s’était accru dans une telle proportion, par suite de succès non
interrompus, que le prix ordinaire d’un homme était tombé à 125 aspres. Ce prix
fut adopté comme unité pour fixer le cinquième du butin qu’Osman, Urchan et leurs juges d’armée avaient négligé de prélever.
Kara-Rustem, légiste de Karamanie,
fit à Chalil-Dschendereli, juge de l’armée, en présence de Mourad, d’amers
reproches, sur cet abandon des intérêts de l’État, et le sultan, convaincu de
l’exécution facile de cette mesure, et de sa légitimité d’après les prescriptions
du Koran, établit que désormais, pour chaque
prisonnier, le cinquième de son prix, c'est-à-dire 25 aspres, serait livré au
trésor public comme la valeur du cinquième légitime du butin. Cette taxe
d’esclaves s'appela ensuite pendschik ou ispendsche;
plus tard, l'affranchissement d’une telle règle fut un article de capitulation
avec les puissances chrétiennes, et formait une clause spéciale du diplôme des interprètes.
De retour à Brusa, Mourad fit
connaître à tous les princes de l’Asie, par des lettres de victoire, la
brillante conquête d’Andrinople; ses notifications furent adressées aux souverains
de la Perse et de l’Arabie comme aux princes de Kermian et de Karamanie. Bientôt nous aurons à nous occuper
de ces deux derniers. Quant aux deux souverains orientaux, il suffira de
connaître leurs noms et ceux de leurs dynasties. Sur l’Irak persan et le pays
de Fars, qui le touche à l’est et au sud, régnait alors l’émir Mubariseddin-Mohammed, second prince de la dynastie des Mosaffarids (les victorieux), fondée par son père; l’Irak
arabe avec l’Aserbeidschan, auquel il tient par le
nord, étaient gouvernés par le sultan Oweis, fils du scheich Hasan, également le second prince de la dynastie
des Ilchanis (les Houlaghides, princes du pays), fondée par son père.
Il y avait trente ans que ces deux dynasties étaient sorties des débris de
l’empire des successeurs de Dschengis-Chan, comme la
domination des Ottomans s’était élevée des ruines des Seldschuks. L’émir Mubariseddin-Mohammed fut pendant presque tout son règne en
guerre avec les Afghans et les Dschermans, peuples
orientaux, que l’empereur des Mongols, Arghun, sur
les instances de Dschelaleddin-Sijurgitmitsch, sultan
de Karachatai, avait envoyés pour défendre la
frontière de Kermian, et qui, au lieu de protéger le
pays, le ravagèrent durant un siècle, jusqu’à ce que Timur les assujettit. Il combattit aussi Achi-Tschoki,
gouverneur pour Dschani-Beg dans l’Aserbeidschan. Sultan Oweis, fils
du scheich Hasan et de la fameuse princesse Dilschad (joie du cœur), a été, comme sa mère, chanté par
les poètes classiques de son temps; il eut surtout pour panégyriste Sawedschi, le rival de Hafis.
Après la conquête de Philippopolis,
Mourad avait conclu la paix avec l’empereur grec; mais, à peine avait-il goûté
quelque repos à Brusa, qu’un nouvel orage éclata en
Europe. Le commandant grec de Philippopolis s’était
réfugié auprès du roi de Servie, et après que le pape Urbain V eut proclamé la
seconde croisade contre les Turcs, le roi de Hongrie, les souverains de Servie,
de Bosnie et de Valachie se réunirent pour attaquer en commun les conquérants
venus d’Asie, qui déjà menaçaient leurs frontières. Le beglerbeg en adressa
l’avis à Brusa, demandant des secours, attendu que,
seul, il était incapable de résister aux forces supérieures des alliés. Mourad
se disposait à traverser l'Hellespont avec des troupes et des vaisseaux ,
lorsque, arrivé devant Bigha (l'ancienne Pega), jadis conquise par Urchan et consacrée par le séjour du grand vesir Alaeddin,
puis retombée entre les mains des ennemis (probablement des Catalans), il résolut,
par la prise de cette place, d’assurer d’abord ses derrières en Asie avant de
présenter le front aux chrétiens en Europe, il rassembla donc les bâtiments qui
se trouvaient à Aidindschik (Cyzique) et a Gallipoli,
les chargea de garder la mer, et mit le siège devant Bigha.
Pendant ce temps, en Europe, l’armée des alliés s'était avancée à marche
forcées jusque sur la Marizza, à deux journées
d’Andrinople; à l'aspect des forces énormes de l’ennemi, Lalaschahin,
désespérant de h victoire, détacha, en éclaireur, Hadschi-Ilbeki, le plus
vaillant champion de la foi. Hadschi-Ilbeki, n'osant pas exposer son corps de
dix mille hommes aux chances d’un combat livre en plein jour à un ennemi
supérieur du double en nombre, résolut de surprendre de nuit le camp des
chrétiens, gardé avec négligence par des soldats plonges dans l’ivresse. Au
bruit des tambours et des fifres, au cri de guerre Allah! Allah! les chrétiens
furent glacés d’effroi; les ténèbres augmentèrent le désordre: «Comme les bêtes
sauvages, surprises dans leurs repaires, dit Seadeddin,
bondissent et s’élancent, ainsi les ennemis épouvantés prirent la fuite, se
précipitèrent vers la Marizza, et disparurent dans
les flots (1363).» Aujourd’hui encore, le champ de bataille s'appelle Ssirf-Szindughi, c’est-à-dire défaite des Servions.
C’était la première fois que les Hongrois rencontraient
les armes des Ottomans; échappé à ce désastre, le roi Louis, attribuant une
telle faveur à l'image de la Vierge qu'il portait sur lui, voua une église à la
mère de Dieu. Il s’acquitta de son vœu en élevant Mariazell, le Loretto de l’empire d’Autriche; parmi les miracles dont la
tradition gratifie cette église, le premier assurément c'est d'avoir transformé
la défaite de l’armée des chrétiens en une victoire complète. Une circonstance
remarquable c'est l'accord parfait des historiens turcs et de la légende
styrienne sur le nombre des soldats de Louis, qui, des deux côtés, est porté à
vingt mille, avec cette différence seulement que, dans la tradition, ce nombre
est inférieur à celui de l’armée turque, tandis que l'histoire le présente
comme supérieur du double. Hadschi-Ilbeki recueillit une récompense cruelle de
son triomphe : Lalaschahin, jaloux de se voir dérober l'honneur de la victoire,
le fit empoisonner.
Tandis que le roi Louis élevait l’église de Mariazell, en reconnaissance de son salut, Mourad, par un autre motif que la gratitude pour la victoire de la Marizza et la conquête de Bigha, accomplie presque en même temps en Asie, bâtissait des mosquées, des cloîtres, des écoles et des bains; à Biledschik une mosquée, à Jenitschehr un cloître pour le pieux derwisch Postinpusch (couvert d’une peau), ascétique dont le tombeau est encore aujourd’hui visité par les pèlerins; à Brusa, une petite mosquée, dans la vallée céleste, et une plus grande, en face du palais de la résidence, à l’ouest, dans le quartier des bains; enfin il termina le dôme de l'ancien bain, dont les eaux salutaires jouissaient dans les temps les plus reculés d'un grand renom, à cause du mythe d'Hercule et du bel Hylas. Leur vertu surpasse celle des bains voisins d’Eskischehr, de Jalowa (Helenopolis), et des sources de Tawschandschil (Philokrène). L’architecte du dôme et de la mosquée
était un Grec ou Franc enlevé dans une expédition de la flotte ottomane, qui,
pour adoucir les rigueurs de l'esclavage, appliqua son talent à ces
constructions. La forme particulière et entièrement nouvelle de la mosquée atteste
l'originalité de son génie. Il réunit l'église et l'école dans un seul édifice,
qui est en même temps un monument de piété et de science. Au rez-de-chaussée
est la mosquée, à l’étage supérieur court une galerie sur laquelle aboutissent
les logements des étudiants, en sorte que si l'imam récite la prière au pied du
maître-autel, chacun d'eux peut l'apercevoir de la porte de sa cellule, suivre
les actes de dévotion, se trouvant en même temps dans le temple et dans sa
chambre, ce qui épargnait un temps précieux à ces pieux travailleurs.
Si les fondations de mosquées témoignent de la piété de Mourad,
il ne faudrait pas conclure que les établissements d’écoles nombreuses prouvent
son goût pour l’étude et ses progrès dans les sciences : son ignorance est
attestée par la signature du premier traité de protection accordé aux
Ragusains, dans l'année même où furent commencés la mosquée de Brusa et le sérail d'Andrinople
(1365), et par lequel, moyennant le tribut annuel de cinq cents ducats, il leur
accordait protection et liberté de commerce dans les mers du Levant. Mourad,
n'étant pas en état de former les lettres de son nom, trempa sa main dans
l'encre, et l'apposa en tête de l'acte, les trois doigts du milieu réunis, le
petit doigt et le pouce écartés; ce mode d'empreinte fut adopté à l'avenir et
consacré jusqu'à nos jours comme tughra ou
signature des sultans, et les calligraphes inscrivirent en chiffres le nom
qu’il représente. Au milieu de ces marques grossières, imitées encore
aujourd'hui par les contours de la Tughra, ils
placèrent dans le nom du sultan Chan et celui de son père, l’épithète de
toujours victorieux. L'écrivain chargé d’apposer ce chiffre aux fermans et aux diplômes se trouva, dans la suite, revêtu
d’une des premières dignités de l’empire, sous le titre de Nischandschibaschi,
ou de secrétaire d'État pour le seing du sultan. Ce qui prouve encore le peu de
goût de Mourad pour les sciences, c’est que trois savants, ses sujets, que
l'histoire littéraire cite avec le plus d’honneur, s’expatrièrent, et ne
trouvèrent qu’auprès de l’étranger les hommages et les récompenses dus à leur
mérite. Le premier était le mathématicien Mahmud, qui fut le maître d’Ulug-Beg, prince éclairé, astronome fameux, et qui, sous le
nom de Kasisade-Rumi (le fils du juge de Rum), professa prés la grande mosquée de Samarkand. A
chacun des quatre angles de ce temple, il y avait une école: toutes les fois
que Kasisade donnait ses leçons, les élèves des trois
autres cours quittaient leurs places, les professeurs mêmes descendaient de
leurs chaires, et tous se pressaient pour entendre sa parole. Le second était
le grammairien Molla-Dschemaleddin, d’Akserai, qui
fut installé comme professeur à Karaman, dans la medrese connue sous le nom de Sindschirlu (l’enchainée), parce qu’il remplissait la
condition imposée par le fondateur, de savoir par cœur tout le dictionnaire
arabe Ssihhah, ce qui était plus difficile que de
réciter le Koran, selon l’épreuve que devaient subir
les hafis (conservateurs); enfin le troisième de ces
émigrés fut le docteur dogmatique, Ahmed-Burhaneddin,
juge du prince de Kaiszarije, dont le fils, Ebul-Abbas-Burhaneddin, immola
d’abord, à Ersendschan, le prince de la ville, puis
s’empara du pouvoir, et finit lui-même par tomber, dans un combat, sous les
coups de Kara-Juluk.
Avant de quitter Brusa pour
continuer le cours de ses conquêtes en Europe, Mourad célébra la fête de la
circoncision de ses trois fils, Bayezid, Jakub et Saudschi,
par de splendides festins et des distributions de présents et de vêtements
d’honneur aux scheichs et aux derwischs;
il se rendit ensuite à sa résidence de Demitoka, d’où
il dirigea le siège et la prise de Tschirmen, à une
journée d’Andrinople, et la construction du palais qu'il faisait édifier dans
cette dernière ville. Sur les rives de la Tundscha s'éleva la nouvelle demeure, au milieu de vastes jardins; par les soins des
sultans suivants, principalement de Suleyman le Grand et de Mohammed IV, y
furent ajoutés de somptueux bâtiments d’une élégante architecture. Aussitôt que
le sérail fut habitable, Mourad transporta sa résidence de Demitoka à Andrinople, qui demeura la capitale jusqu'à la conquête de Constantinople, et
resta ensuite la seconde ville de l’empire. Puis il chargea ses généraux, Timurtasch et Lalaschahin, de poursuivre ses conquêtes le
long de la Tundscha el de l'Hœmus. Le premier enleva Jenidsche-Kisilagadsch et Janboli, sur les
bords du fleuve; Lalaschahin prit, deux années après, Ihtiman et Samakov au pied de l’Hœmus. Murad conduisit en personne ses armées à
l'Orient, vers la mer, et s’empara de Karinabad, Aidos, Siseboli, Hireboli, Wisa, Kirk-Kilise et Binarhiszar (le château des sources) où l’on trouve
trente-huit sources du Tearos.
Après cinq années de campagnes en Europe, Mourad revint
en Asie (1371), laissant le juge de l’armée, kara-Chalil-Dschendereli, révétu de la dignité de vizir, qui n’avait pas été occupée
durant dix années. Chalil-Dschendereli, auteur de l'institution de l’armée
permanente et du recrutement des janissaires par des enfants chrétiens, qui
avait accompagné les restes d’Osman à leur dernière demeure, juge de Brusa pendant les trente-cinq années du règne d’Urchan, et juge de l'armée depuis la domination de Mourad,
avait rendu de si grand' services à l'empire et à la foi, par le maintien des
lois et de la discipline militaire, que la première dignité de l’empire ne
pouvait être conférée à un plus digne. Il l'occupa encore dix-huit années, sous
le nouveau nom de Chaireddin-Pasha, avec sagesse, équité, et mourut âgé de près
de cent ans, se rendant à Jenitschehr, auteur d’une race de vizirs dans
laquelle la première dignité de l'empire se conserva, de père en fils, jusqu'à
la prise de Constantinople. Lalaschahin, beglerberg d'Europe, résidait à Filibe (Philippopolis), dont le
canton lui fut conféré en fief; de là il étendit ses conquêtes, s'empara des
passages de l'Hœmus, et dans la plaine de Tschamurlu,
devant Samakov, il défit complètement le kral de
Servie.
Celui-ci avait pour allié et pour voisin le souverain de
Bulgarie, que l'on appelait communément Chakan dans
les temps plus anciens. La haute et la basse Mysie, dont on fit ensuite la
Bulgarie, la Servie, la Bosnie, d'après les peuples qui s’y établirent, ont
pour frontières naturelles, vers le nord, le Danube et la Save, au sud, la
grande chaîne de montagnes courant de l’ouest à l’est jusqu’à la mer Noire.
Cette chaîne, qui porte dans l’antiquité les noms de Soardius, Orbelos, Hœmus, est connue aujourd’hui sous les
désignations de Schartagh, Egriszutagh,
Balkan. Elle se partage en deux branches, coupées presque à angle droit, dont
l’une, au nord, vers le pont de Trajan sur le Danube, sépare la Mysie supérieure
de la Mysie inférieure, et l’autre, qui s’arrête vers le sud, à l’embouchure de
la Marizza , établit line division entre la Macédoine
et la Thrace. Cette barrière naturelle vers le sud avait souvent été forcée par
les Serviens et les Bulgares, qui, plus d’une fois,
avaient mis le siège devant la capitale de l’empire, et ravagé les rives du
Bosphore. Les Paléologues, incapables d'opposer les Balkans comme une digue aux
flots de Bulgares et de Serviens inondant les
provinces byzantines, cherchaient auprès d’eux secours et assistance contre les
ennemis extérieurs et intérieurs. Ainsi, dans les batailles livrées sur les
rives de la Marizza et du Tainaros,
les Ottomans combattirent, non pas directement les Grecs, mais bien les
Bulgares et les Servians. On voit même combien ces
derniers peuples avaient étendu leur influence dans le pays par le nouveau nom
du Rhodope, qui fut appelé montagne du Despote, d’après le titre du souverain
de Servie. Du point où cette montagne se sépare de l’Orbelos commençaient les limites des États bulgares et servians,
suivant une ligne qu’il serait aujourd'hui fort difficile de déterminer; car, à
l’époque où fut livrée la bataille de Samakov contre les Servians,
on trouve un prince bulgare régnant à Gustendil, qui n’est séparé de Samakov
que par une petite chaîne de montagne. La ville avait une assez grande
importance par ses bains, ses monuments, l’or et l’argent quel’on trouve dans le voisinage, pour attirer Mourad en Europe, et le sultan la reçut
du Bulgare Constantin en lui donnant l'assurance qu’elle serait exempte de tout
tribut (1371).
Maître de Gustendil, Murad revint à Brusa;
mais, dans l’anuée suivante, sur l'avertissement donné par le commandant de
Wisa, que des troupes byzantines osaient inquiéter le pays, il franchit de
nouveau l’Hellespont (1372). Après la réunion de ses troupes asiatiques aux
forces de Lalaschahin en Europe, il trouva que son armée était trop forte pour
se contenter de châtier les commandants des places grecques sur la mer Noire;
il en détacha une partie, sous la conduite du beglerbeg, pour enlever
Feredschik, sur le golfe d'Ainos, et avec le reste il se montra devant les
places de Tschatal-Burgas et Indschigis, la première
à deux journées, et la seconde â quelques milles seulement à l'ouest de
Constantinople. A près qu’elles se furent livrées librement au vainqueur, Mourad
parut sous les murs d’Apollonia, dans le district d'Indschigis. Après un siège
de deux semaines, ne voyant pas la garnison disposée à se rendre, il allait se
retirer, laissant seulement quelques troupes pour l’investissement de la place,
lorsqu’une partie des murs s’écroula et ouvrit le passage aux assiégeants.
Quand il reçut cette bonne nouvelle, Mourad se trouvait appuyé contre un
platane qui dès tors fut appelé le platane heureux, et devint un objet de la
plus grande vénération populaire. Quant au château, il reçut le nom de Tanri-Jikdughi, c’est-à-dire détruit par Dieu.
L'histoire ottomane rattache encore à la prise' d’Apollonia l’introduction des
bonnets brodés d’or (serkulah ou uskuf ), coiffure affectée aux employés de la cour, et qui fut comme le fond du
turban du sultan. Au moment où les assiégeants se retiraient d’Apollonia,
chargés d’un riche butin en or et en argent, Mourad aperçut un soldat qui
portait une coupe d’or assez mal cachée dans son bonnet. Il lui reprocha de
vouloir dérober une partie du butin, et cependant, comme l’idée lui plut,
non-seulement il fit présent de la coupe au pillard, mais encore, en souvenir
de cette circonstance, il ordonna l'adoption du bonnet doré, que depuis
portèrent les gardes du corps et les autres officiers de la cour. Lui-même
distingua sa coiffure de celle de ses ancêtres, en prenant le bonnet doré,
quoique d’ailleurs il eût le goût de la simplicité, et qu'il enveloppât
ordinairement sa tête d'un tissu blanc des fabriques de Kermian,
et que son kaftan et sa veste fussent d’une étoffe rouge tirée de la même
province. Ce fut là le costume favori des officiers des sipahis et des employés
de la cour; les casques dorés et les riches vêtements des peiks,
gardes du corps du sultan, qui l'entourent armés de piques, rappellent la coupe
d'or dérobée par le soldat au pillage d'Apollonia.
En paix avec Byzance, Mourad résolut maintenant
d'attaquer les princes slaves ou vallaques des villes
situées au pied du Rhodope. Il chargea le vizir Chaireddin-Pasha et le vieux
guerrier Ewrenos d'attaquer Drages, fils de Zarkos, et Boghdan, dont le nom
fut ensuite donné à la Moldavie [1373]. Les Ottomans prirent Burla, Isketa, Marula, les châteaux de Cawala, Awrethiszar et Feria, les bourgs de Dirama, Sichna, sur la route de Serès, et enfin cette ville elle-même. Dragès et Boghdan tombèrent tous deux entre les mains du
vainqueur, qui, selon Chalcondylas, les traita avec générosité. La campagne du
sud contre les villes maritimes de Thessalie fut aussitôt suivie de deux autres
au nord, au delà de l'Hœmus: la première contre Lazare, despote de Servie; la
seconde contre Sisman, kral de Bulgarie. Murad marcha contre Naissos, aujourd'hui Nisch ou Nissa, alors déjà
fort importante, l’une des quatre places d'armes de l’empire byzantin, et qui
était comme le centre des communications entre la Thrace, la Servie et la
Pannonie. Au bout de vingt-cinq jours de résistance, la ville succomba [1376].
A cette nouvelle, Lazare implora la paix et l'obtint, moyennant rengagement de
fournir annuellement mille cavaliers et mille livres d’argent. A peu près au
même temps, l’on traita aussi avec Sisman, qui, au
lieu du tribut, livra sa fille pour épouse au vainqueur.
Le calme étant ainsi rétabli en Europe, Mourad passa le
premier hiver dans sa nouvelle résidence d'Andrinople, qui dès lors obtint la
préférence sur Brusa. C’était la première fois qu’il
goûtait le repos; et durant six années entières écoulées dans cette
tranquillité, il put compléter l'organisation de l’armée par le système féodal
des sipahis et l’institution des woinaks. L'on régla
la tenure militaire, et leur distribution des fiefs en grands et petits (siamets et timars): aux sipahis fut conférée la bannière
rouge, distinguée entre toutes celles qui l’avaient précédée dans l’islam.
L'étendard de Mohammed était jaune, celui des Fatimites vert, celui des Ommiades blanc, celui des Abbassides noir. Le prophète avait
choisi la teinte du soleil, sa famille celle de la terre, les Ommiades celle du
jour, et les fils d’Abbas, par esprit d'antagonisme, celle de la nuit. Les
enfants d’Osman préférèrent la couleur du sang. Le bleu de ciel, en si haute
estime auprès des soufis de Perse, dès les premiers temps couleur favorite de
la cour et de l'empereur de Byzance, ainsi que des cochers du cirque pris sous
sa protection; l’azur était odieux aux ennemis des Grecs, et tomba en si grand
mépris aux yeux des Ottomans, qu'il fut affecté à la coiffure et à la chaussure
des juifs. Quant aux woinaks, c'était une troupe
fournie par les sujets chrétiens, qui dans les campagnes étaient employés aux
services inférieurs de l'armée, aux soins des écuries, à la conduite des
voitures, et qui, en récompense, étaient déclarés affranchis de tous droits et
impôts. Ces deux institutions pour le complément du système des fiefs militaires,
et pour l'établissement des transports, sont dus à Timurtasch (pierre de fer), qui remplaça, comme beglerbeg, Lalaschahin, mort à la fin de
la guerre.
Mourad sut tirer parti du calme de la paix comme du
tumulte des armes pour l'accroissement de son empire. Il négocia le mariage de
son fils ainé, Bayezid-Ilderim avec la fille de
Jakub, souverain de Kermian, qui apporta en dot la
plus belle portion des domaines de son père. Pour faire solennellement la
demande de la princesse, le sultan députa le juge de Brusa, Chodscha-Efendi, le porte-étendard Aksankor, avec le tschauschbaschi Timurchan, fils de Ssamszamatschausch,
si fréquemment nommé au temps d’Osman; et pour accompagner la fiancée, on vit
paraître à Kermian les épouses du juge et du
porte-étendard, et la nourrice de Bayezid avec une suite de trois mille
personnes. Le prince de Kermian les reçut
pompeusement, remit sa fille aux trois dames, et donna mission à son écuyer
tranchant de l'accompagner et de conduire son cheval. Ce personnage demeura à
la cour investi des mêmes fonctions, et la dignité de grand écuyer se transmit
longtemps dans sa famille, comme la charge de tschauschbaschi ou de maréchal de la cour se maintint héréditairement dans celle de Ssamszamatschausch, celle de général des coureurs dans la
famille de Kœse-Michal, de vesir dans celle de Dschendereli. Les noces furent
célébrées à Brusa avec la plus grande solennité; on y
vit paraître non-seulement les représentants des princes d’Aidin et de Mentesche, de Kastemuni et de karamanie, mais encore ceux des sultans de
Syrie et d'Egypte apportaient de riches présents. Ils offrirent des chevaux
arabes et des étoffes d'Alexandrie, des esclaves grecs des deux sexes. Ewrenos-Beg, le renégat grec, présenta, comme esclaves, cent des
plus beaux garçons et des plus belles filles de sa nation. Les dix premiers
portaient chacun une assiette d’or remplie de ducats; les dix qui suivaient,
chacun un plat d’argent avec des pièces de monnaie de même métal; les autres,
dix-huit aiguières et lavabos en or et en argent, des coupes et des tasses
émaillées, des vases, des gobelets enrichis de pierres précieuses; en sorte
que, selon les paroles d’Idris, la description du paradis semblait réalisée:
«et les bienheureux sont entourés d'enfants dont la jeunesse est éternelle,
portant des vases, des aiguières et des coupes.» Tous ces présents, appelés en
turc satschu, c’est-à-dire objets répandus, parce que
les présents de noces, particulièrement les monnaies d'or et d'argent, étaient
versés sur la tète de l'épouse, furent étalés en spectacle devant Murad, qui,
loin d'en garder un seul pour lui-même, donna les chevaux arabes et les étoffes
égyptiennes à Ewrenos, les esclaves grecs des deux sexes aux envoyés égyptiens,
et distribua les riches offrandes envoyées par les princes de l’Asie Mineure
parmi les ulémas, les savants et les scheichs qu'il
honorait. La princesse de Kermian apporta les clefs
d'Egrigœs, de Tawschanli, Simaw et Kutahije. La première de
ces villes est aujourd’hui le siège d’une des plus importantes juridictions du sandschak de Kermian; la seconde,
située à huit lieues au nord-ouest de Kutahije, est
renommée par ses fruits et d'autres productions; la troisième est plus fameuse
encore pour avoir donné naissance à l’usurpateur Simawna-Oghli,
dont il sera question dans la suite; la quatrième enfin, l'ancien Cotyœum, où passa Xenophon dans
sa marche vers la Perse, située sur le Pursak (Thymbris), est la capitale de l'Anatolie, et le siège du
beglerbeg, gouverneur de l’Asie Mineure : elle renferme neuf mosquées, dont la
plus grande élevée par le prince de Kermian, et sept
grands bains. La montagne qui commande la ville est fortifiée par deux
châteaux, l'un à sa base, l’autre au milieu de son sommet; le dernier porte le
nom de Gewheri-Nigin (joyau de l’anneau). Kutahije est entourée de vergers délicieux, de sources
thermales dont les eaux sont propres à guérir les affections rhumatismales; les
voyageurs sont attirés en foule par la beauté du lieu, et par les tombeaux du
lexicographe Achteri, du scheich Kerniiani et du poète Firaki,
nés sur cette terre.
Ces acquisitions ne suffirent point encore à Mourad; il
s’agrandit au moyen d'un achat, et les historiens ottomans avouent que, de la
part du vendeur, l’acte ne fut pas volontaire. Le prince de Hamid, pays enfermé
entre Tekke, Kermian, et
Karaman, sollicité d’abandonner ses six plus belles villes, intimidé par la
présence du sultan à Kutahije, dut se résigner à ce
sacrifice pour conserver la possession des misérables restes de ses domaines.
Ces villes étaient Begschehri (la ville du prince),
bâtie par Alaeddin, le grand prince des seldjoukides de Rum,
sur la rive orientale du lac du même nom; Sidischehri,
sur un petit lac poissonneux, au midi du précédent, appuyée à une montagne
couronnée de chênes; Akschehr (la ville Manche), située aussi sur les bords
d'un lac poissonneux, capitale du sandschak actuel
d’Akschehr, comme Begschehri est le chef-lieu du sandschak du même nom; Isparta, chef-lieu du sandschak de Hamid, à l’ouest; Jalawadsch,
à l’est du grand lac d’Igirdir: et Kara-Agadsch, à une journée à l’ouest d’Isparta. Toutes ces
villes se recommandent par une situation avantageuse et de riches productions.
Akschehr qui, de plus, renferme de nombreux cloîtres et les tombeaux de pieux
personnages, entre autres de Bucharidède et de Nimetullah, d’Achi-Oren et de Naszreddin-Chodscha, a la renommée d'une ville de saints.
Des neuf princes qui s’étaient partagé avec Osman les
débris de l’empire seldjoukide, trois avaient vu déjà leurs possessions absorbées
dans les Éttls ottomans : Karasi avait été acquis par
la conquête dès le règne d’Urchan, Kermian par mariage, et Hamid par achat. A la place de ces
trois petites principautés, dans les trois premières années de la paix, sur la
frontière orientale opposée de l'ancien empire des Seldjoukides, s’élevèrent
trois nouvelles dynasties dont les domaines ne furent réunis à ceux des
Ottomans que plus d'un siècle après : c'étaient les Kara-Kojunlu (ou mouton
noir), dans le Diarbekr, les Sulkadr à Merasch, et les Beni-Ramasan d’Adana. Les premiers nous occuperont assez souvent; quant aux autres, on
signalera seulement leur extinction. Le flot de la conquête ottomane ne monta
pas encore assez haut vers l'Orient pour emporter ces nouvel les puissances; il
fut poussé maintenant en Europe. Timurstach, qui
avait envahi les villes du Rhodope et de l'Axios, où avaient dominé les princes Drageses et Boghdan,
promena les ravages de son armée par toute la Macédoine, jusqu'aux frontières
de l’Albanie, où il enleva les villes de Monastir, Pirilpa et Istip.
Tandis que Timurtasch renversait ainsi tons les obstacles en deçà de l’Orbelos,
les troupes placées sous les ordres d’Indsche-Balabân,
par delà l'Hœmus, étaient arrêtées au siège de Sofia. La ville, par une
résistance de deux années, avait lassé la patience des assiégeants, lorsque la
ruse vint au secours de la force impuissante (1382). Un beau jeune garçon turc, Usundsche-Sunduk, se présentant comme déserteur au
commandant de la place, s’engagea fauconnier â son service. Un jour, dans une
chasse au héron, il l’attira loin des murs, de plus en plus, jusqu’à ce qu’il
vit le moment favorable de se saisir de sa personne; il le lia sur un cheval,
et ramena à Balaban, qui, présentant le commandant,
ainsi garrotté, sous les murailles, détermina aussi la libre reddition de la place.
Sardica, célèbre par la naissance de l'empereur Maximien, et par un concile
tenu dans ses murs, ravagée par les Huns, dévastée par les Valaques, se releva
de ses ruines sous le nom de Sofia, et aujourd'hui, c'est encore une ville
remarquable par ses sources chaudes et froides, ses mosquées et ses bains.
Depuis la prise d Andrinople, la paix et l’amitié avaient
régné entre Mourad et Jean Paléologue; car les nombreuses conquêtes accomplies
dans cet espace de temps n’avaient pas été faites directement sur l’empire
byzantin, mais sur les rois de Servie et de Bulgarie, et sur d’autres princes
bulgares et valaques, comme Drageses et Boghdan; ou bien c'étaient des dépouilles enlevées à des
commandants grecs révoltés, qui fondaient leur indépendance sur l’impuissance
de l'empereur, réduit à la possession de quelques villes. Après avoir supporté
cette paix durant sept années, sans faire une tentative pour la rompre, Paléologue,
dans l'espoir d’obtenir quelque protection contre les Ottomans, en compensation
des concessions faites à l'Église latine, venait conclure avec le pape Urbain V
un traité qui lui promettait quinze galères pontificales avec quinze cents
cavaliers et mille arbalétriers pour combattre ses ennemis chrétiens et musulmans;
il s’était même rendu à Rome, où le Vatican, dans la même année, reçut les deux
ombres d’empereur qui représentaient la majesté de Constantin et de Charles le
Grand. En présence de quatre cardinaux, Jean reconnut l'autorité suprême du
pape, et la double procession du Saint-Esprit, du Père et du Fils;
s'agenouillant trois fois à Saint-Pierre, il baisa la main et la bouche du
saint père, conduisit sa mule par la bride, et alors un pompeux festin fut
donné en son honneur dans le Vatican. Mais bientôt s’évanouit l'espoir d'Urbain
d'enflammer le zèle du roi de France en faveur du nouveau converti, et, lorsque
l'empereur de Byzance voulut s’embarquer à Venise pour regagner ses États, il
se vit presque saisi pour dettes par les marchands de cette ville.
Andronicus, son
fils aîné, qui, en l’absence de Jean, tenait les rênes de l’empire, demeura
sourd aux pressantes instances de son père, d’user de toutes les ressources, de
piller même an besoin les trésors des églises pour le délivrer de la honte
d’une détention. Le frère puîné, plus sensible aux outrages paternels, vendît
ou engagea aussitôt tous ses biens, et courut à Venise pour arracher son père
aux mains de ses créanciers vénitiens. Convaincu péniblement, par son voyage
d'Italie, du peu de confiance qu'il pouvait mettre dans les galères du pape, et
les secours des autres princes chrétiens contre les Ottomans, Jean, dès son
arrivée à Constantinople, trembla d’autant plus à la pensée de la vengeance du
sultan. Il envoya aussitôt a Mourad une ambassade, et loi adressa Théodore, le
troisième de ses quatre fils, pour servir en qualité de soldat contre les
ennemis du souverain des Ottomans. Après la mort des fils de Cantacuzène, il le
rappela, le chargea d'aller prendre le gouvernement de Sparte, reprit à Andronicus la direction supérieure, pour la remettre entre
les mains de Manuel, qui avait été gouverneur de Thessalonique. Andronicus trouva dans Sandschi,
fils de Mourad, les sentiments dénaturés, l'ardeur insatiable du pouvoir qu’il
nourrissait lui-même. Tandis que Murad était occupé à étouffer une révolte en
Asie, Sandschi, qu’il avait laissé comme son
lieutenant en Europe, et le perfide Andronicus, se
conjurèrent tous deux contre leurs pères. A la nouvelle de ce complot Mourad appela
devant lui l’empereur byzantin, et lui demanda compte de la rébellion de son
fils. Jean se justifia complètement, car il n’avait pris aucune part à cette
entreprise insensée, et les deux souverains s’engagèrent mutuellement à faire
crever les yeux à leurs fils. Mourad repassa en Europe, arriva à Aprikidion, dans le voisinage de Byzance, où les deux
princes rebelles avaient assis leur camp, sur les bords d'un torrent. Dans la
nuit, il franchit le torrent à cheval, et, d'une voix retentissante, il ordonna
aux rebelles de rentrer dans le devoir, leur garantissant sous serment la
remise de tout châtiment. Les guerriers de Sandschi,
troublés par les accents qu’ils avaient si souvent entendus sur les champs de
bataille, redoutant à la fuis la fortune et la puissance de leur maître,
quittèrent pour la plupart le camp dans la nuit même, et se présentèrent autour
de Mourad, s’excusant sur la contrainte à laquelle on les avait soumis. Sandschi, abandonné de presque tout son monde, se jeta dans Didymotichon, avec quelques partisans fidèles et les
fils des nobles grecs qui le soutenaient avec le plus d’ardeur. Mourad assiégea
la ville, et la réduisit bientôt par la famine. Il fit d'abord arracher les
yeux à son fils Sandschi, conformément à son
engagement, puis ordonna son supplice, ce qui allait au delà de son traité.
Ce n'était point par respect pour ses engagements envers
l'empereur grec, ce n’était point non plus par des raisons de politique
extérieure que Mourad fit immoler son fils; en agissant ainsi, il était poussé
par un sentiment intime, par cette inquiétude jalouse qui déjà précédemment
l'avait porté à établir Bayezid comme surveillant de ses frères. Ainsi, renonçant
aux formes graves, aux locutions ambiguës, habituelles aux cours, il écrivait à
Bayezid dans un style brusque, impérieux et qui allait droit au but. «Le
beglerbeg de Rumili, Timurtasch-Pasha
a marché contre les infidèles de Monastir et de Perlepa,
a pris leurs châteaux, puis s’est tourné vers Karlili,
où il a soumis les infidèles à la capitation: il a poussé ses courses vers Selanik, puis il a fait halte, parce que, pendant la
conquête d'Hersek et de Bosna, l’on avait reçu des begs de ces provinces des déclarations de soumission à la
capitation. Sache bien qu'au premier printemps une grande guerre éclatera avec
la Hongrie, dont le commencement, selon toute espérance, sera favorable, dont
la fin est entre les mains de Dieu. A l’arrivée de cette lettre, tu
rassembleras et tu équiperas tous les tiens, et en même temps tu auras un œil
attentif sur ton frère Jakub, qui se tient à Karasi, et sur le commandant de Brusa, mon fils Sandschi-Beg,
dont Dieu veuille prolonger la vie; ne te rends coupable d'aucune négligence,
et mets a profit toutes les circonstances.» Bayezid répondit relativement à ses
frères: « Mon frère Jakub, Dieu veuille doubler son pouvoir, exerce une
complète justice; mais quant à ce qui regarde Sandschi-Beg,
dans la même bourse se trouve cette lettre et celle du juge de Brusa en original. Au reste, l’ordre réside dans ta sublime
porte. Ton esclave, le pauvre Bayezid.» Ainsi la condamnation de son fils était
depuis longtemps écrite dans le cœur du tyran. Les nobles grecs qui lui furent
amenés enchaînés, Mourad les fit précipiter du haut des murailles de la ville
dans les flots. De son camp, établi sur les bords de la Marizza,
il contemplait, avec une attention calme et fixe, les corps qui roulaient deux
à deux ou trois à trois dans le fleuve, et, un lièvre se levant devant le camp
et se mettant à fuir, poursuivi par les chiens, le tyran se prit à rire, au
souvenir de la raillerie des Turcs, qui flétrissaient les Grecs du nom de ce
timide animal. Ensuite il ordonna aux pères des fils qui avaient conspiré avec
le sien, et qui lui étaient restés fidèles, de les immoler de leur propre main.
Tous exécutèrent l’ordre, et imitèrent l'exemple du tyran, à l'exception de
deux qui s'y refusèrent, et furent aussitôt exécutés. La vengeance consommée,
il fit rappeler à l’empereur sa parole à l’égard d’Andronicus.
Paléologue fit brûler les yeux à son fils avec du vinaigre bouillant: telle fut
l’issue de la conjuration des deux princes grec et ottoman contre leurs pères (1385).
Bientôt se produisit une autre entreprise d’une nature
toute différente, dont le résultat fut moins funeste pour son auteur, mais fut
aussi féconde en désastres pour l’empire. Le prince Manuel, sans se laisser
effrayer par l’état de sujétion de son père envers la puissance ottomane, ni
par les supplices ordonnés à Didymotichon, médita de
Thessalonique, où il se tenait comme gouverneur au nom de son père, de
surprendre par la ruse la ville de Pherai (Seres) et de l’enlever aux Turcs. Mourad, prévenu de ce
dessein, envoya le vizir Chaireddin-Pasha contre Thessalonique, et Manuel qui
se sentit trop faible pour résister à de telles forces, abandonna la ville à
l'approche de l’ennemi. Il s’enfuit par mer à Byzance auprès de son père; mais
celui-ci, tremblant d’être soupçonné d'intelligence avec son fils dans le
complot sur Seres, n’osa pas recevoir son fils dans
l'enceinte de sa résidence. Manuel se dirigea vers Lesbos, cherchant auprès du
seigneur génois de l’ile un refuge que son père n'avait pas osé lui accorder.
Mais là aussi la crainte qu’inspirait Mourad lui ferma tout accès. Alors il
prit la résolution téméraire de se mettre lui-même à la porte de Mourad, et
d'implorer la clémence du sultan. Mourad avait l'âme assez haute pour s'applaudir
de la confiance de son ennemi. Il alla au-devant de lui, et, après quelques
moments de silence de part et d’autre, lui reprocha ce qui s’était passé, lui
fit voir les torts de sa conduite, et l’invita à se corriger, ajoutant que la
sagesse de ses actes influerait heureusement sur les affaires de l'Europe.
Manuel fit alors l'aveu de son délit de lèse-majesté, et sollicita son pardon.
Mourad le lui accorda, et renvoya le prince à son père en lui recommandant de
le recevoir à Constantinople. Et alors seulement, sur l'ordre du souverain des
Turcs, l'empereur de Byzance osa ouvrir les portes de sa capitale à son fils
fugitif.
La prise de Thessalonique, qui d’ailleurs fut arrachée
dans la suite aux Turcs par les Grecs ou les Vénitiens, est le dernier exploit
du vizir Chaireddin qui grandit encore par ce succès en crédit auprès de Mourad,
et qui dans l’année suivante quitta ce monde laissant le renom d'un vaillant
guerrier autant que d'un sage conseiller [1386]. Chalcondylas a conservé sur ce
personnage plus de paroles remarquables que tous les écrivains ottomans. Il
nous a rappelé particulièrement un entretien avec Mourad. «Sultan Mourad,
demanda ce vizir à son maître, comment faut-il conduire les affaires de la
guerre, afin que tu puisses avec tes armées atteindre le but désiré?»—«En
profitant des occasions, aurait répondu Murad, en s'attachant les cœurs des
soldats par des bienfaits. »—«Mais comment tirer parti des occasions pour
atteindre ce but, poursuivit Chaireddin.»—«En pesant bien les moyens les plus
propres à y conduire.» Alors le vizir se prit à rire, et dit: «Sultan Mourad,
je vois que tu es pourvu d’une grande sagesse; mais comment sauras-tu les
moyens les plus propres à conduire à ton but, si déjà, par ta propre expérience,
tu n’as pas reconnu ce qu’il convient de faire ou de négliger, d’adopter ou de
rejeter? La résolution prise, il faut de la rapidité dans l'exécution, en sorte
que les qualités d’un général doivent être d’abord une grande prudence dans le
conseil, la rapidité de l’éclair dans l’exécution, et il faut encore qu'il
encourage son armée par son exemple.» C’est par de tels entretiens, en suivant
de telles maximes que Mourad et son vizir se préparaient à la conquête de
l’Europe. Chaireddin-Pasha termina sa vie à Jenitschehr sur le sol européen,
dont il avait acquis déjà de si vastes portions à l'empire ottoman, par sa
prudence et sa valeur.
La mort du vizir et les derniers troubles en Europe
encouragèrent à l’attaque de l’empire les ennemis qui jusqu'alors avaient été
tenus en crainte par les talents et le courage de Chaireddin. Comme le feu de
la révolte grecque était à peine éteint dans le sang, que le vieux vizir était
remplacé par un jeune homme sans expérience, le souverain de Karamanie jugea que c'était le moment le plus favorable
pour laisser éclater sa jalousie longtemps contenue contre la puissance
toujours croissante de Mourad, et d'exécuter enfin par une guerre ouverte les
projets d'hostilité mûris depuis longues années. Comme ce fut la première
guerre entre les Ottomans et les Caramaniens, qui dès lors se combattirent
durant un siècle et demi, jusqu’à ce que les derniers furent abattus sans
retour, il est à propos de montrer l’origine de la dynastie la plus puissante après
celle des Ottomans, qui s'éleva sur les ruines des Seldjoukides. Sous Alaeddin
Ier, Nur-Ssofi , Arménien de naissance, et, plus
tard, l’un des partisans du scheich Baba-Elia, était
venu à Konia; son fils Karaman parvint à une si haute
faveur auprès d'Alaeddin que ce grand prince des Seldjoukides lui conféra la
charge de grand écuyer, en lui donnant la main de sa sœur. Quant au père, il
s'établit dans le district de Warsak, sur la chaîne
du Taurus, qui s'étend au nord-ouest de la Cilicie.
Le commandant de Selefke,
l’ancienne Séleucie, sur la côte de Cilicie, s’était laissé séduire par les
doctrines dé Nur-Ssofi et l’avait accueilli dans le
château avec ses disciples. Ses hôtes l’assassinèrent et se mirent en
possession de la place. Informé de ce coup de main, le sultan Alaeddin conféra
à Karaman la bannière et le tambour en signe d'investiture de Selefke et de Larenda, dont les
ruines, répandues à peu de distance de la ville actuelle de Karaman, n'ont
encore été visitées par aucun voyageur européen. Bientôt après, Karaman
s'empara de la place d'Ermenak, à deux journées au
sud de Larenda, en y introduisant des hommes armés
cachés dans des ballots de marchandises. Son fils Mohammed, qui, d'Ermenak, siège de sa puissance, étendait chaque jour ses
États dans toutes les directions, conçut l'idée, après la mort de Ghajaszeddin-Keichosrew, de produire un Turc de basse
naissance, nommé Dschemri, comme le prétendu fils
d’Alaeddin, mort en Crimée; et, au nom de ce candidat au pouvoir suprême, il se
saisit du gouvernement et de Konia, capitale des Seldjoukides,
ainsi qu'on l’a vu précédemment. Il introduisit dans tout l'empire ottoman
l'usage de tenir les livres en turc et en persan. Abaka,
chan des Mongols, envoya son vizir Schemseddin-Dschouaini pour aider le jeune Ghajaszeddin à se remettre en
possession de sa capitale. Dschemri et son protecteur
Karaman périrent tous deux de mort violente, et, comme le dernier ne laissait
qu'un fils, Mahmud, encore au berceau, sa dynastie paraissait près de
s’éteindre ; mais, parvenu à l’âge viril, Mahmud raffermit la puissance ébranlée
de sa maison, et prit le nom de Bedreddin (pleine
lune de la foi), comme souverain absolu dans toute la Karamanie,
après la ruine du trône des Seldjoukides. Il laissa deux fils, Jachschi-Beg et Suleiman-Beg,
dont le premier lui succéda. Le fils de celui-ci, Alaeddin, dès les
commencements du règne de Mourad, avait favorisé la révolte dans les environs
d’Angora en poussant les Warsaks à s’y réunir; mais
la prise de cette ville l’avait fait renoncer à ses projets, et l’amitié entre
les deux puissances avait été scellée parle mariage d’Alaeddin avec Nefise, fille de Mourad. Toutefois, le prince de Karamanie ne s’était résigné qu'avec peine à la paix dissimulant son mauvais vouloir et sa jalousie
jusqu’à ce que la conjuration des deux princes et la mort de Chaireddin-Pasha
parurent lui offrir une occasion favorable pour attaquer avec succès son
beau-père. Il réunit sous ses drapeaux les diverses tribus des Warsaks et des Torghuds, les
hordes de Baiburd et d’autres peuplades de Turkmans, et de Tatares errants dans l’Asie Mineure, puis
il délibéra sur la guerre avec ses begs; mais, comme
Mourad appela aussitôt en Asie le beglerbeg d’Europe, Timurtasch,
avec toutes ses forces, dans lesquelles se trouvaient deux mile Servians auxiliaires, et qu’il les passa en revue dans la
plaine de Kutahije ; comme, en même temps, il
reçut dans cette ville une brillante ambassade du sultan d'Égypte, qui lui
adressait des assurances d'amitié et lui envoyait des chevaux arabes, le souverain
de Karamanie essaya aussi de détourner la guerre par
des envoyés chargés de démarches conciliatoires, et d’excuser les ravages
portés sur le territoire de Hamid. Il était trop tard: la bouillante ardeur du
jeune vizir Ali-Pasha fit rejeter toutes les propositions de paix, et les
ambassadeurs d'Alaeddin revinrent pour annoncer l’approche de l’armée ottomane
qui était déjà sur leurs traces.
Dans la plaine d’Iconium, où,
deux siècles auparavant, les Seldjoukides avaient été vaincus par l'armée des
croisés sous les ordres de l’empereur Frédéric, les Ottomans et les Karamaniens se heurtèrent pour la première fois les armes à
la main. Mourad rangea lui-même son armée en bataille, confia l'aile droite au
prince Jakub, la gauche au prince Bayezid, remit le commandement de l'arrière-garde
au beglerbeg Timurtasch, et se plaça lui-même au
centre avec sa cavalerie, derrière les janissaires et les Arabes. A côté de
Jakub combattaient Sarudschi-Pasha, Balaban-Beg, Elias-Beg, Mustedschab-Beg, et les autres chefs des troupes
asiatiques. Bayezid avait auprès de lui Finis-Beg, Kodscha-Beg, et les autres généraux de l’armée d'Europe,
avec les auxiliaires servians. Désormais cet ordre de
bataille servit de modèle dans tous les combats que livrèrent les Ottomans:
l'aile droite fut toujours formée en Asie par les troupes asiatiques, en Europe
par celles de Rumili, tandis que les janissaires
furent invariablement placés au front, et le sultan ou son représentant, le
grand vizir se tint au centre de l’armée, entouré par les escadrons de la
cavalerie régulière, les sipahis et les silihdares. Alaeddin avait placé les Warsaks et les Tatares à l’aile droite, les Turkmans et les Torghuds à l’aile
gauche : les premiers étaient sous les ordres de Teberruk-Beg, Ssamaghar commandait les autres : le prince lui-même
se tint au centre de ses troupes. Déjà l'aile droite des Caramaniens
s'ébranlait pour fondre sur la gauche des Ottomans; déjà retentissait le bruit
des cymbales et des trompettes, et l’on entendait pousser le cri de guerre:
Allah est grand! lorsque Bayezid, ne pouvant plus contenir son ardeur, et n’osant
pas néanmoins commencer l'attaque de son propre mouvement, se précipita de son
cheval, baisa la terre devant son père, et sollicita la permission de charger;
le sultan l’accorda, et aussitôt les épées se plongèrent dans le sang. Timurtasch fondit sur le prince de Karamanie,
le contraignit à la fuite, et décida la victoire. Eu récompense, il reçut la
plus grande part du butin, et le titre de vizir ou pacha à trois queues, qu'il
fut le premier à porter parmi les beglerbegs de l’empire
ottoman; et qui, avant lui, avait été exclusivement réservé au premier
dignitaire de l'Etat : en sorte que celui-ci, pour être distingué des autres vizirs,
fut désormais appelé le grand vizir. A la bataille succéda immédiatement le
siège de Konia; défense rigoureuse fut faite â
l’armée de rien pilier, de rien prendra dé force aux habitants du pays. La
peine de mort appliquée a quelques soldats servians qui osèrent enfreindre cet ordre détourna ces auxiliaires des Ottomans, mais
gagna aux troupes la confiance des populations, et leur assura d'amples
approvisionnements. Durant douze jours, Mourad resta campé devant Konia sans rien entreprendre. Le prince de Karamanie, pénétré des dangers de sa situation, envoya dans
le camp des Ottomans son épouse, la fille de Mourad, pour intercéder en sa faveur.
A force de prières elle décida son père à donner la paix à son époux, si
celui-ci venait l’implorer en personne, et baiser la main du sultan en signe de
soumission et de reconnaissance. Alaeddin dut se résigner a cette humiliation,
rendit hommage à son vainqueur, et resta en possession de Konia et de ses autres domaines. Alors Mourad marcha contre la ville de Begschehri , qui avait fait défection, et la réduisit en
quelques jours. Comme en cette occasion on lui conseillait de réunir en même
temps à l’empire les États du prince de Tekke, il
rejeta cette proposition en disant : « Le prince de Tekke est un pauvre diable dont ta puissance s'étend seulement sur les deux villes d’Istenos et d’Antalia; il serait
honteux de lui faire la guerre : le lion ne chasse pas les mouches.» Le
seigneur de Tekke comprit l’avertissement, et livra
tous ses châteaux entre les mains de Mourad, pour conserver au moins la
possession des deux places nommées par le sultan. L’armée ottomane fut
congédiée à Kutahije, et Murad rentra triomphant dans Brusa.
Lorsque les auxiliaires servians,
de retour dans leur pays, racontèrent le supplice de leurs frères devant Konia, le ressentiment fut général, et la Servie se
révolta, comptant sur l’assistance des Bosniens et même des Bulgares, dont le kral Sisman, quoique beau-père de
Mourad, s’unit en secret contre lui avec Lazare, kral de Servie. Les forces des deux peuples firent subir à vingt mille Turcs, alors
occupés à piller la Bosnie, une défaite si complète que cinq mille à peine
échappèrent au carnage [1387]. Mourad pouvait bien alors disposer des troupes
auxiliaires des princes asiatiques de Tekke, Aidin, Mentesche, Ssaruchan, et Karaman, inclinés devant sa puissance; mais,
en Europe, les krals de Bosnie, de Servie et de
Bulgarie étaient ligués contre lui; le prince de la Tatarie-Dobruze s’était laissé entraîner â la défection; il n’y avait que ses vassaux, les
princes de Gustendil et de Serradsh qui lui
demeurassent fidèles. Il se prépara donc â une campagne d’Europe; et pour
assurer pendant ce temps le repos de l’Asie, il en partagea l’administration
dans les cinq sandschaks suivants; le pays de Kermian, qui jusqu’alors avait été gouverné par Bayezid,
fut confié au vizir-beglerbeg Timurtasch, attendu que
le prince, ainsi que son frère Jakub, suivaient leur père en Europe: un autre Timurtasch-subaschi (lieutenant de police) fut placé à la
tète de l'administration de Siwrihiszar et du pays situé
sur le Sangarius; Firus-Beg reçut le sandschak d’Angora; le subaschi Kodscha-Beg, celui d’Akschehr, et le subaschi Kulu-Beg, celui d’Igirdir,
dans le district de Hamid, en même temps furent nommés les chefs de l’armée.
Avant d’entrer en campagne, Mourad se rendit à
Jenitschehr pour y célébrer son mariage et celui de ses deux fils, Bayezid et
Jakub, avec trois princesses byzantines, et pour fêter en même temps la
circoncision de ses trois petits-fils. Chez les Arabes, Persans et Turcs, ce
n'est pas seulement la célébration du mariage des jeunes filles que l’on
désigne par le mot noce; sous ce terme générique on comprend aussi la
solennisation de la circoncision des garçons, parce que, dans les idées des
Orientaux, les fêtes de mariages sont données uniquement à la fiancée et non
point à l’époux, qui déjà, comme jeune garçon, a reçu dans les fêtes de la
circoncision un dédommagement pour la douleur subie dans l’opération, de même
que les réjouissances du mariage sont destinées à sécher les larmes de la jeune
fille. Au milieu des réjouissances de Jenitschehr, Mourad, pour reconnaître les
assurances d’amitié du sultan d’Égypte, envoya à son tour à ce souverain pour
ambassadeur Jasidschi-Oghli ( fils de l’écrivain),
dont les fils, qui portèrent le même nom que leur père honorèrent la littérature
ottomane sous le règne de Mourad II.
A peine les fêtes étaient achevées, Ali-Pasha s’avança
avec trente mille hommes pour châtier la perfidie de Sisman.
La Bulgarie, autrefois la Mysie Inférieure, est un pays fertile, protégé, au
nord, par le Danube, qui, dans cette partie de son cours, est large et profond,
et, au sud, par la chaîne de l’Hœmus. Du côté de ces montagnes, la Bulgarie,
dans toute sa longueur, n’est accessible que par ses défilés, auxquels
correspondent sur la ligne parallèle du Danube autant de places plus ou moins
fortifiées, en sorte que chaque passage venant de la Rumili est, pour ainsi dire, fermé par une forteresse bulgare. Les deux places les
plus extérieures de la frontière septentrionale sont, vers l’ouest, Vidin, et,
à l’est, Silistra (le Bodêne et le Dorostolos des Byzantins). Près de Vidin, se trouve, à
l’est, Nicopolis, qui, à une époque postérieure, a usurpé la gloire d’une
ancienne ville de ce nom située plus avant dans le pays; et près de Silistra.
vers l’ouest, on rencontre Rusdschuk, à la place de
l’ancienne Securisca; et entre Nicopolis et Rusdschuk, là où était Saidava,
s’élève la ville de Sistov, fameuse dans l’histoire
des traités par la dernière paix conclue dans ses murs entre l’Autriche et la
Porte. Les défilés de l’Hœmus correspondant à ces points de la frontière
septentrionale, dans l’ordre où ils ont été cités, sont: 1° le Ssuluderbend (passage aqueux ) et le Capuluderbend,
qui servent d’ouverture au défilé le plus occidental: 2° celui d’isladi, célèbre plus tard par la victoire d’Hunyad , et qui mène à Vidin par Sofia et Nissa; 3° celui de Kasanlik , qui
conduit à Nicopolis; 4° Demurkapu (la porte de fer)
débouchant vers Sistov; le cinquième et le sixième,
percés à côté l’un de l’attire, se réunissent , au versant méridional de
l’Hœmus, à Karinabad; mais, du côté du nord de cette
montagne, la route de Rusdschuk traverse le
cinquième, celle de Silistra le sixième, et le septième, Nadirderbend,
mène également vers cette ville. De ces sept défilés, le plus occidental et le
plus oriental sont les plus fameux dans l’antiquité: le premier a été décrit
avec exactitude par Ammien, et le second, d’une manière plus poétique, par Théophylactus. Nous reviendrons sur le premier quand la
marche de l’armée turque nous y conduira; mais nous rappelons en ce moment les
paroles de Théophylactus sur Nadirderbend,
parce qu’Ali-Pasha traversa d’abord avec son année Tachalikawak,
puis se dirigea vers Schumna et Parawadi par Nadirderbend. «Sabulen-Kanalin (dont on a fait Tschali-Kawak) est dans une situation
délicieuse au milieu de la montagne; la plaine qui s’étend à ses pieds est
couverte d’un tapis émaillé de fleurs; de vertes prairies se déploient au loin
et reposent agréablement la vue, tandis que les ombres de la forêt couvrent
comme une tente le voyageur qui gravit la hauteur. Mais, à l’heure de midi, il
est brûlé par la chaleur, lorsque les rayons du soleil pénètrent dans les
entrailles de la terre. Le pays abonde en sources dont les eaux ne glacent
point celui qui s’y désaltère, et n’exercent aucune action malfaisante sur les
membres qui s'y rafraîchissent. Des oiseaux, posés sur de tendres rameaux,
réjouissent par leurs chants mélodieux le voyageur fatigué. Le lierre, le myrte
et les ifs se marient avec mille autres fleurs dans une admirable harmonie;
l’air est chargé de parfums dont les sens sont enivrés, etc »
C’est par ce passage que le grand vizir Ali-Pasha
s’avança vers Schumna, après avoir détaché Jaschschi-Beg, fils du beglerbeg Timurtasch,
avec cinq mille hommes, du côté de Parawadi. Cette
ville, placée dans la profondeur de la dernière gorge orientale de l’Hœmus, fut
emportée par la force: Schumna, si souvent quartier
général des armées turques dans les temps les plus récents, se rendit
volontairement, à la nouvelle de la chute de Tirnowa,
l'ancienne forteresse de Sisman. Ce prince se
fortifia à Nicopolis où il fut assiégé par Ali-Pasha. Alors, il implora la
paix. Le grand vizir l’emmena au camp de Mourad, qui voulut bien traiter avec
lui moyennant le payement du tribut échu et la remise de Silistra. Ali-Pasha
poussa des partis, sous les ordres de Tughan-Beg, du
côté de Kossova, â l’angle méridional de la Bosnie,
au point de jonction de sa frontière avec celles de l'Albanie, de l’Herzégovine
et de la Servie. Ces coureurs revinrent entraînant une foule de captifs.
Ali-Pasha exigea pour leur rançon la remise de Tschete;
puis, lorsqu'il fut en possession de la place, il se dispensa de tenir sa
parole, attendu que Sisman, au lieu de livrer
Silistra, la fortifiait de plus en plus, ainsi que Nicopolis. Le vizir
poursuivit donc la guerre contre ce prince, prit le château de Dridschasa par capitulation, emporta d'assaut celui d’Hirschova sur le Danube, parut avec toutes ses forces
devant Nicopolis, et réduisit le kral à se remettre,
avec sa capitale et sa famille, à la merci du vainqueur. Le vizir l’envoya avec
ses trésors et ses enfants à Tausli, dans le camp de
Mourad (1390), qui lui laissa la vie, mais prit possession de toute la Bulgarie.
Le kral servian Lazare, voyant l’orage prêta fondre sur ses frontières, se prépara à la résistance
: voulant même prévenir l’ennemi, il ordonna à son général Démétrius d’attaquer
et d’enlever le château de Schehrkoï, situé au sommet
d’une montagne escarpée sur la frontière de la Bulgarie, maintenant soumise aux
Ottomans. A cette nouvelle, Ali-Pasha envoya en toute hâte Jachschi-Beg,
le subaschi Aine-Beg et le pasha Sarudsche, avec dix mille
hommes, pour reprendre la place. L’entreprise réussit. Le château fut rasé, la
garnison emmenée prisonnière; mais Jachschi-Beg, qui
en fit le rapport au sultan et demanda la permission de poursuivre l’ennemi,
reçut l’ordre de revenir. Lazare n’épargna aucune peine pour déterminer ses
voisins, les souverains d’Albanie et de Bosnie, à une ligue de peuples contre
Murad, et, plein de confiance dans leur appui, il osa envoyer une provocation
au sultan. Celui-ci avait rappelé d’Asie ses fils Bayezid et Jakub, qui
gouvernaient alors les sandschaks de Kutahije et de Karasi, et fortifié son armée des troupes
auxiliaires de Ssaru-Chan, Mentesche, Aidin et de Hamid. Parmi les souverains chrétiens
européens, ses vassaux, il pouvait compter sur le prince de Serradsch et sur Constantin, prince de Gustendil Un plus puissant renfort était le nom
d’Ewrenos-Beg, le vieux compagnon d’armes d’Urchan, qui venait d’arriver à l'armée, de retour de son
pèlerinage à la Mecque. Murad mena toutes ses troupes par le défilé de Succi (Ssuluderbend), le plus
occidental de l’Hœmus, qui, selon le rapport d’Ammien Marcellin, s’élève
graduellement du côté du nord ou de l’Illyrie, descend brusquement sur le
versant de la Thrace, et ne peut être franchi qu’avec peine à l’aide de
sentiers étroits, pratiqués à travers les roches. Des deux côtés de l’Hœmus, à
partir du point où le Rhodope s’en détache pour s’avancer au sud, s’étendent de
vastes plaines; au nord se déploie la campagne de Jardika ou Sofia, habitée par les Daces au temps d'Ammien Marcellin; au sud celle de Philippopolis, où demeuraient les Thraces. A son troisième
jour de marche, Mourad atteignit Ihtiman (l’ancien Helike). Ici la route se partage : à droite, un chemin
facile et commode conduit à Sofia, Nissa et Schehrkoi; par celui de gauche, qu'interrompent souvent les
eaux manquant d'écoulement, on arrive péniblement aux bains chauds de
Gustendil, à l’angle où l’Orbelos se joint au
Rhodope. Suivant le conseil de son vassal chrétien, le prince de Serradsch, Mourad choisit ce chemin, appelé Ssuluderbend, comme le plus court et menant le plus vite à
l'ennemi. Trois jours après son départ d'Ihtiman, il
atteignit la plaine d’Alaeddin, où il s'arrêta deux jours, et, le lendemain, il
était devant Gustendil, où il fut reçu amicalement par le seigneur du pays, son
fidèle vassal: là, les guerriers fatigués trouvèrent une nourriture si
abondante que, selon l’expression de Neschri, on voyait couler des ruisseaux de
lait et de miel. La première halte fut dans la grande vallée d’Ulu-Owa, d'où Ewrenos lit une reconnaissance avec quarante
cavaliers, et ramena quelques prisonniers. D'Ulu-Owa la marche se poursuivit vers Karatova, où l’on
s'arrêta plus longtemps. Un envoyé de Lazare, qui, sous prétexte d’apporter un
défi, n’était venu en réalité que pour voir l’état de l’armée, dut rendre
grâces à son caractère, s’il ne reçut, pour prix de son insolent message,
qu’une réponse dédaigneuse. Mourad tint un conseil de guerre avec les chefs de
son armée, et tous furent d'avis de s’avancer dans le pays de l'ennemi. Ewrenos-Beg et Jigil-Pascha prirent la
conduite de l'avant-garde. L'armée, tirant au nord, traversa les gorges de l’Orbelos, campa à Gumischhiszar,
sur la rive occidentale de la Morava, et passa le fleuve dans la nuit, tambour
battant, enseignes déployées, en six divisions. La première était conduite par
le grand vizir, la seconde par le prince Bayezid, la troisième par Aine-Beg, la quatrième par le prince Jakub, la cinquième par Saridseb-Pasha, et la sixième par Mourad en personne. La
plaine de Kossova (en hongrois Rigomazen ;
en allemand le champ des merles) a cinq mille pas de largeur et vingt mille de
longueur: traversée par une petite rivière, elle est enfermée de tous côtés par
des montagnes de peu d'élévation, auprès desquelles sont bâtis de jolis
villages. Là, les troupes de Murad se trouvèrent en face de l’armée, bien supérieure
en nombre, des princes alliés de Servie, de Bosnie, d'Herzégovine et d'Albanie,
et le sultan délibéra avec ses généraux pour savoir si l'on attaquerait sans
s'arrêter à la supériorité de l’ennemi. Plusieurs furent d'avis de réunir les
chameaux devant le front de l'armée, afin de jeter le trouble dans les rangs
des Européens par l’aspect étrange de ces animaux, et de s'en servir en même
temps comme d'une sorte de rempart. Le prince Bayezid combattit cette
proposition, «le ciel, disait-il, avait jusqu'alors couvert les armes ottomanes
d'une protection si extraordinaire qu'il n’était pas besoin d’une telle
ressource un stratagème de cette nature portait atteinte à la confiance que
l’on mettait en Dieu; il fallait combattre face à face et à découvert.» Le
grand vizir appuya ce sentiment du prince par le résultat de la consultation
fait dans la nuit sur les feuillets du Koran, selon
la coutume. Il était tombé sur ce passage. «O Prophète, dompte les infidèles et
les hypocrites! et, en effet, souvent une faible troupe en abat une plus grande.»
Le beglerbeg Timurtasch repoussa aussi la proposition
par des motifs puisés dans l'expérience de la guerre plutôt que dans la
religion; il représenta que les chameaux seraient effrayés par la grosse
cavalerie plutôt qu’ils ne jetteraient la terreur dans les troupes opposées, et
qu'en reculant, ils rompraient les rangs des Ottomans, au lieu de jeter le
désordre dans ceux de l’ennemi. Le conseil se sépara à la nuit sans qu’une résolution
eût été prise. Mourad, découragé de voir que le vent, soufflant du côté de l'ennemi,
chassait la poussière au visage des Ottomans, pria toute la nuit pour obtenir
l’assistance d’en haut et la faveur de mourir en martyr dans la défense de la
vraie foi et de l'islam, qui seul peut donner la félicité. A la naissance du
jour, les nuages de poussière tombèrent sous une pluie bienfaisante.
Du côté des alliés, dans le conseil de guerre, la
proposition d’attaquer durant la nuit fut rejetée par Georges Castriota, qui prétendit que la nuit favoriserait la fuite
de l’ennemi, le déroberait à sa destruction complète. Lorsque le ciel fut
éclairci, les deux armées se trouvèrent en présence, prêtes au combat. Celle
des infidèles, composée de Servians, Bulgares,
Bosniens, Albanais, Valaques, Polonais et même de Hongrois, d’après le
témoignage de l'historien ottoman, était disposée dans cet ordre : Lazare, roi
de Servie commandait le centre, son
neveu Wuk-Brankovich l’aile droite, et le roi de
Bosnie, Thwarko, l’aile gauche. Les Ottomans étaient
ainsi rangés : Mourad choisit sa place accoutumée au milieu de l’ordre de
bataille, le prince Bayezid prit le commandement de la droite, le prince Jakub
la conduite de la gauche. Au premier furent adjoints Ewrenos-Beg et Kurd, aga des Asabes; au second, le subaschi Aine-Beg et le chef des pionniers Saridsche-Pasha.
Haider, maître de l'artillerie, se tint au front avec ses pièces distribuées
entre les janissaires; sur les derrières furent placés les bagages de l’armée.
La bataille s’engagea, et déjà l’aile gauche des Ottomans
commençait à plier, lorsque Bayezid accourut à son secours, brisant devant lui
les tètes des ennemis avec une massue de fer, le sang coulait à grands flots.
Tout à coup, au milieu des morts et des mourants, s'avance un noble servian, Milosch-Kobilovitsch,
qui, s'ouvrant violemment un passage à travers les rangs des tschauschs et des gardes du corps, s’écrie qu’il veut
confier un secret à Mourad. Sur un signe du sultan, on le laisse approcher; le
Servian s'élance, et, au moment où il se courbait comme pour baiser les pieds
de Mourad, il lui plonge son poignard dans le ventre. Les gardes du corps se
précipitent sur l'assassin; mais Milosch, plein de
vigueur et d’agilité, en abat plusieurs; trois fois, par d'incroyables efforts,
il échappe à la foule des assaillants, et cherche à gagner le bord du fleuve où
il avait laissé son cheval, mais enfin, accablé par le nombre, il est renversé
et mis en pièces. Cependant, malgré sa blessure mortelle, Mourad eut encore
assez de force d'âme pour donner les ordres qui devaient achever la victoire.
Lazare fut pris et amené dans la tente de Mourad, qui se trouva en état de
prononcer sa condamnation, et qui, avant d’expirer, vengea d'avance sa propre
mort si prochaine par celle de son ennemi (1389).
Tel est le récit présenté par les historiens ottomans sur
l'action de Milosch-Kobilovitsch; les Grecs et les Servians ne rapportent pas de même le meurtre du sultan. Si
les Turcs ont l'habitude de rabaisser les actions glorieuses des chrétiens,
ceux-ci sont trop disposés à grandir leurs héros, à les revêtir des plus
brillantes couleurs. Il faut donc opposer les uns aux autres les témoignages
contradictoires, et, dans le doute, s’abstenir de prononcer. Voici comme
l’action de Kobilovitsch est racontée, non-seulement
par les traditions serviannes, mais encore par l'un
des Byzantins les plus dignes de foi, Jean Ducas,
petit-fils de l’empereur de ce nom : «La veille de la bataille, le roi Lazare
était à boire avec ses nobles dans des coupes appelées stravizas:
«Vide cette coupe à ma santé, dit Lazare à Milosch,
quoique tu sois accusé de nous trahir.—Merci, sans les stravizas,
répondit Milosch, la journée de demain prouvera ma
fidélité.» Le lendemain matin, Milosch se rendit sur
un puissant coursier dans le camp ennemi, et demanda comme transfuge â être admis
à baiser les pieds du sultan, ce qui lui fut accordé. Alors, il se baissa, et,
saisissant le pied de Murad, il le jeta à bas de son siège, en l'attirant en
avant, et lui plongea son poignard dans le cœur. Puis il s'enfuit avec une
telle rapidité qu’il parvint à atteindre son cheval; mais, avant qu’il pût
s’élancer en selle, il tomba percé de mille coups par les janissaires. Aussitôt,
les Turcs engagèrent la bataille en fureur pour venger l’assassinat de leur
souverain. Lazare ordonna au chef des Bosniens, Wladko-Bukovich,
détenir tête aux Turcs avec vingt mille hommes. La première charge fut
repoussée avec succès; mais, au moment où Wladko allait attaquer à son tour, le bruit se répandit dans l'armée que Tragos-Prowisch, général du despote, avait tourné ses armes
contre les chrétiens; ce bruit, qui était faux, fut-il un effet du hasard ou bien un artifice des Turcs? On ne sut; mais, quoi qu'il
en soit, Wladko, effrayé, s’enfuit avec les Bosniens,
et Lazare, abandonné des siens, tomba, sans résistance, avec ses nobles entre
les mains de l’ennemi. Conduit dans la tente du sultan mourant, il apprit alors
seulement comment Milosch-Kobilovitsch, au moment
décisif, avait prouvé la foi par lui jurée. «Grand Dieu, s’écria Lazare, en
levant les mains vers le ciel, appelle maintenant mou âme à toi, puisque tu
m'as accordé la grâce de contempler, avant ma mort, mon ennemi expirant, frappé
de la main d’un guerrier fidèle.» A l’instant le souverain de Servie et ses
nobles furent exécutés devant le sultan agonisant, qui put encore entrevoir
leurs cadavres. Au reste, d’après l'une ou l’autre version, quelle que soit la
véritable, Mourad ne fut point frappé dans une attaque à découvert, dans un
combat d’homme à homme; le meurtre sur le champ de bataille a quelque chose de
moins odieux que le coup porté dans la tente; Milosch,
sortant d'un monceau de cadavres, aura bien pu exécuter le projet conçu et
médité à l’avance; ainsi, la vraisemblance se trouve du côté des historiens
ottomans. Quoi qu'il en soit, le nom de Milosch-Kobitovitsch est inscrit dans les annales des Ottomans comme celui d’un meurtrier et il est
répété par les Servians comme celui de vengeur de la
liberté de la patrie. Et toutefois, d après le témoignage irrécusable des
écrivains de la Servie, l'action de Kobilovitsch fut
déterminée par l'ambition et par le désir de se laver du soupçon de trahison. Voici ce qui
donna naissance à ce
soupçon : Wukaschava et Mara, les deux
filles de Lazare, étaient mariées la première à Milosch,
l’autre au rival de ce seigneur, Wuk-Brankovich. Les
deux sœur disputant un jour sur la valeur de leurs époux. Wukaschava appuya ses raisons par un souffle! Mara se plaignit,
en pleurant, â Braokovich qui appela son beau-frère
en duel. Le combat eut lieu avec la permission du roi. Milosch renversa son adversaire à bas de son cheval, et le vaincu, par un vil
ressentiment contre sur vainqueur, l'accusa d’intelligence avec les Turcs. On a
vu comment, la veille de la bataille, le roi, en présence de tous les grands,
présenta la coupe d’argent à Milosch, et commet
celui-ci accomplit la parole qu’il avait donnée. Ainsi, son action héroïque fut
provoquée par une querelle de femmes. Au reste, le nom de Milosch-Kobilovitsch est perpétué chez les Servians et les Ottomans de
plus d'une manière. Dans l’arsenal du serail, on
conserve son armure et l'équipement de son chenal; et l’usage observé encore
aujourd'hui, â l’entrée du serail pour les audiences
du sultan, de faire introduire sans armes le personnage présenté par des
chambellans qui lui tiennent les bras, ce cérémonial, plein de mesures
préventives, se rapporte au meurtre de Mourad. Sur le champ de bataille de Kossova on montre trois grandes pierres, placées à la
distance de cinquante aunes l’une de l’autre, qui marquent les trois bonds par
lesquels Kobilovitsch échappa aux gardes du corps
lancés sur lui; une chapelle turque marque l'endroit où Mourad succomba; mais
ses restes ne reposent point en ce lieu: ils furent transportés à Brusa et déposés contre la mosquée élevée par ses soins.
La vie de Mourad justifia pleinement les deux surnoms de Chudawendkiar (seigneur) et de Ghasi (vainqueur), sous lesquels il est célébré dans l’histoire des Ottomans. Il fut
un champion infatigable dans la guerre sainte, et presque toujours un maître
équitable. Cet hommage lui est rendu par Chalcondylas lui-même, malgré
l'exécution de Sandschi et la scène si tragique de Demitoka, alors que le sultan faisait précipiter dans les
flots de la Marizza les jeunes nobles grecs, ses
prisonniers.
La même année où Mourad tomba sous le poignard de Milosch-Kobilovitsch, vit aussi mourir Behadeddin,
le grand scheich des Nakschbendis,
et le premier des poètes lyriques persans, Hafis,
dont le style est le modèle du mysticisme. Ce synchronisme est ici indiqué,
parce qu'il marque le plus haut degré de mysticisme et de la poésie des
Persans, qui dès lors commencent à exercer une grande influence sur la
littérature des Ottomans.
LIVRE VIBAYEZID, FRATRICIDE, MONTE SUR LE TRONE. PREMIER SIÈGE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS. PREMIÈRE INVASION TURQUE EN HONGRIE. CONQUÊTE DES ÉTATS DE KARAMANH. DE BURDANEDDIN ET DE KOETURUM. CORRUPTION DES MOEURS ET DES JUGES. FONDATIONS ET CONSTRUCTIONS. BATAILLE DE NICOPOLIS ET MASSACRE DE DIX MILEE PRISONNIERS. MOSQUÉE ET KADI A CONSTANTINOPLE. NOUVELLES CONQUÊTES EN ASIE ET EN GRÈCE.
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