HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN
LIVRE IV
LES TURCS PASSENT VINGT FOIS EN EUROPE. — CHUTE DE
GALLPOLI. — MORT DE SULEIMAN- L'ÉTAT MONACAL DES TURCS. — MORT
D’URCHAN. — LE TITRE DE PASCHA.
Si les historiens ottomans se taisent pendant vingt
années, depuis la construction de la masquée de Brusa jusqu'au passage de
Suleiman-Pascha en Europe, ce n’est point qu’il se présentât pour eux des
disgrâces à rappeler, car, dans cet intervalle, les Byzantins eux-mêmes ne
rapportent qu’un seul échec subi par les Ottomans; ce n’est pas non plus qu’il
y eût un temps d’arrêt dans les conquêtes, ou que les excursions fussent
restées sans résultats. Ce silence parait avoir eu deux autres causes: d'abord
les relations amicales entre Urchan et la cour de Byzance, dont les historiens
ottomans n’ont pas daigné prendre note; ensuite l'influence, alors
prépondérante, auprès de la cour byzantine, des princes turcs de Karasi, Ssaruchan et Aidin, maîtres de forces navales
considérables, dominant sur les côtes de Mysie, Lydie et d’Ionie, et dont
l’attitude hostile ou pacifique inspirait plus de crainte ou d'espérance, à
cette époque, à l’empereur de Constantinople, que les souverains des Ottomans,
moins puissants sur mer. Voilà sans doute pourquoi les annalistes nationaux de
ces derniers n’ont point voulu arrêter leur attention sur la conclusion de la
paix arrêtée dans ces temps, entre Urchan et Andronicus le Jeune, sur le mariage du sultan avec une princesse grecque, ni sur les
irruptions des princes de Karasi, Ssaruchan et Aidin,
ni sur l’alliance du souverain d’Aidin avec Cantacuzène. Plus inexplicable nous
paraîtra la négligence des historiens européens, qui ont préféré consulter
quelques morceaux tronqués d'historiens turcs, a l’aide de traductions
incomplètes, et suivre Chalcondylas et Phranzes,
aussi peu satisfaisants sur cette période, plutôt que de recueillir les notions
éparses dans Nicephorus-Gregoras et surtout dans
Cantacuzène, de les comparer et de les mettre dans un ordre chronologique.
Quelque ingrate que soit une telle tâche, elle nous parait être un devoir
indispensable; nous allons donc, à l’aide des Byzantins, combler la lacune de
vingt années laissée par le silence des Turcs et l'incurie des écrivains
européens; et, avant de retrouver les historiens ottomans au passage de
Suleiman à Gallipoli, nous allons donner un aperçu de toutes les excursions antérieures
des Turcs au delà du Bosphore, depuis le moment où leur puissance s’éleva sur
la côte d’Asie, jusqu’au temps où elle se transporta en Europe, sous la direct
ion de Suleiman-Pascha, pour commencer à s'établir sur notre continent. Nous
reportons donc nos regards en arrière, en deçà du commencement delà dynastie
ottomane, dans les dernières années des souverains seldschukides de l’Asie
Mineure, sous lesquels les Turcs franchirent pour la première fois la barrière
de l'Europe.
En 1263 de l’ère chrétienne, 662 de l’hégire, dans
l’année même où Michel Paléologue, après avoir trouvé un asile â la cour des
Seldschuks, de retour à Constantinople, avait fait crever les yeux à Jean, fils
de Laskaris, héritier légitime du trône, pour fonder lui-même sa dynastie
comme empereur de Byzance, une colonie de dix à douze mille Turkmans,
sous la conduite de Saltukdede, s’établit sur la côte
occidentale de la mer Noire, qui porte encore aujourd’hui le nom de Tatarie-Dobruze. Le prince seldschukide Aseddin-Keikawus qui, forcé
par son frère, Rokneddin-Kilidscharslan, de lui abandonner la possession
exclusive du trône d’Iconium, s'était réfugié à Constantinople, fonda sur le
nombre et la valeur de ces nouveaux hôtes, avec son actif conseiller, Behadir-Ali, le plan d’une vaste conspiration contre
l'empereur, dans l’espoir de se saisir du trône de Byzance. Le projet fut trahi
par l’échanson d’Aseddin, Grec de naissance, que poussèrent l'amour de son pays
et l’affection pour la religion de ses pères. Le sultan fut arrêté et chargé de
fers, avec le commandant de ses gardes du corps, Behadir-Ali,
et son écuyer, Oghusli-Beg; le capitaine fut exécuté,
l’écuyer eut les yeux crevés, le sultan fut retenu dans un donjon avec ses fils
et sa mère. Berkechan, chef du Kiptschak,
excité par Rokneddin-Kilidscharslan, sultan d'Iconium, à délivrer son frère de
sa captivité, traversa le Danube sur la glace, poussa sa course jusque sous les
murs de Constantinople, et entraîna le prince Aseddin, échappé d’Ainos avec toute la colonie Dobruze,
vers la Crimée. Mille hommes, environ, des gardes du corps d’Aseddin, qui
étaient restés à Byzance avec son fils, embrassèrent le service et la foi de
l'empereur, et furent incorporés à la troupe des Turkopols,
ou Turcs convertis au christianisme, qui, par cet accroissement, se trouva
portée à trois mille hommes. Dans la suite, cette force fut commandée par Chalil. L'empereur comptait sur eux comme sur les Alains
dans ses expéditions contre les Catalans, qui, après la mort de Roger, leur
chef, appelèrent à leur secours les Turcs, au delà de l'Hellespont.
Ces auxiliaires, au nombre de quatre cents, venus des
États d’Aidin, se trouvèrent sous les ordres d’Isak,
que les Grecs appellent Melek-Isak, c'est-à-dire le
roi Isak, comme ils donnent le nom de Melek
Constantin, c’est-à-dire roi Constantin, au frère d’Aseddin resté à Constantinople
et convertis au christianisme. Les Turcs passèrent aussitôt d'Asie en Europe. A
la bataille livrée entre l’empereur et les Catalans dans la plaine qui s’étend
d'Apros à Kypselia, les
gardes du corps étaient au centre avec l’empereur, à l'aile droite les troupes
thraces et macédoniennes, à l’aile gauche les Alains et les Turkopols.
Dans l'armée des Catalans, les Turcs auxiliaires d’Aidin avaient été placés sur
les deux ailes. Les Alains et les Turkopols, en se
contentant de rester simples spectateurs du combat, déterminèrent en effet la
perte de la journée. L’armée de rebelles, grossie par ses succès, se trouva
bientôt forte de huit mille hommes, dont cinq mille Catalans, cavaliers et
fantassins, et trois mille Turcs, formés des auxiliaires d’Aidin et des
déserteurs turkopols; les premiers commandés par
Melek-lsak, les autres par Chalil (1308). Après la bataille de Kypselia, les Catalans
et les Turcs portèrent leurs courses sur toute la péninsule thrace, d'une rive
de la mer à l’autre, la traversant depuis les défilés de Tekirtagh(
le Ganos), jusqu'à Rodosto (Rhaidestos), sur le rivage de la Propontide, et
jusqu'à Bisa, sur le bord de la mer Noire. Afin d opposer une barrière à leurs
courses, Andronicus fit élever une longue muraille de Christopolis à la mer, de manière à fermer le passage
qui conduit de Macédoine en Thrace. Les Turcs rompirent bientôt avec leurs
nouveaux alliés les Catalans, et se partagèrent en deux troupes, dont l'une,
forte de mille cavaliers et cinq cents fantassins sous la conduite de Melek-Isak, passa au service de Milutin,
roi de Servie, qui la désarma, la réservant en cas de guerre; les autres, au
nombre de treize cents cavaliers et huit cents fantassins, commandés par Chalil, négocièrent avec l’empereur le libre passage près
de Christopolis, et le retour par mer dans leur pars.
Afin de s’en délivrer, Andronicus accéda volontiers à
leur demande; mais les commandants grecs, par excès de zèle ou par ardeur de
pillage, violèrent l'engagement, et résolurent de fondre sur les Turcs dans
leur retraite. Ceux-ci, prévenus de la trahison, se mirent en possession d un
château fort sur le rivage de la mer, et attaquèrent le camp grec où ils se
saisirent du trésor et des ornements de l'empereur; ils se partagèrent les
richesses, et firent des insignes impériaux des objets de grossière dérision; Chalil se coiffa du bonnet enrichi de torsades de perles,
se livra aux moqueries les plus bouffonnes (1309). L’on a déjà raconté comment
l’empereur, pour empêcher l’union ultérieure des Catalans avec les Turkopols, promit au chef de ceux-ci, Melek-lsak, la main de la fille de Melek-Constantin, petite-filled' Aseddin, avec le gouvernement de Bigha (Pega), et comment les
Catalans, informés de la perfidie des Turkopols, les
forcèrent à leur livrer leurs chefs Melek-lsak et Chalil. Au premier ils abattirent la tête ainsi qu’à son
frère; Chalil s’échappa, et s’enfuit auprès du
commandant grec d'Apros, puis gagna Tzurulum (l’ancien Tirihalum,
aujourd’hui Tschorli). Tel fut le sort que les
Catalans firent subir aux chefs; quant aux soldats, les Serviens se chargèrent de leur ruine. La troupe permanente au service de Milutin-Urosch, kral de Servie,
de retour d’une expédition contre les Hongrois, s’était révoltée contre celui
qui la soldait. Milutin ordonna de la massacrer, et
fit distribuer comme esclaves le petit nombre de ceux qui échappèrent au
tranchant du sabre (1314). Les autres Turcs, restés dans la Chersonèse furent
enveloppés avec l’aide de deux mille cavaliers serviens,
forcés de s’embarquer, et rejetés sur la côte d’Asie. Les Serviens déjà préludaient aux hostilités et aux humiliations qui se rencontrent dans
l'histoire des destructeurs de l’empire byzantin.
Ainsi, les premiers Turcs qui étaient passés en Europe,
la colonie de la Tatarie-Dobruze et les Turkopols, étaient des Turkmans seldschukides; les seconds qui avaient été appelés par tes Catalans des Turkmans d’Aidin. Bientôt après eut lieu la première
expédition des Turcs ottomans qui, montés sur des vaisseaux, tinrent en effroi
les côtes de Macédoine et de Thrace, et, durant dix-huit mois, brûlant les
moissons, investissant les villes (1321), empêchèrent la culture des champs et
les communications entre les cités ils épuisèrent si complètement le pays et le
trésor de l’empereur, qu’il se vit contraint de vendre l’or et les ornements de
ses insignes; et à l’intronisation de son successeur Cantacuzène, la couronne
n’était ornée que d’une feuille d’or et garnie que de pierres fausses.
Avec le règne d’Urchan commence l’époque des premières
relations pacifiques et amicales entre les Ottomans et les Byzantins, des alternations
de guerre et de trêve, d’alliances et d’hostilités. Andronicus l’Ancien appela des troupes ottomanes à son secours contre son petit-fils Andronicus le Jeune [1327], qui les battit entre Tzurulum et Selymbria; en sorte
qu’ils s’enfuirent vers Constantinople. Là, ils sollicitèrent de l’empereur,
qui les avait appelés, la permission de retourner en Asie, et ils obtinrent des
vaisseaux pour leur transport. Andronicus le Jeune,
engagé dans la guerre avec les Génois comme avec les Ottomans, s'allia avec les
voisins d'Urchan, les souverains de Ssaruchan et d’Aidin (de la Lydie et de,
l'Ionie). Il se rendit à Phocée, cette ancienne patrie des plus fameux
navigateurs de l’Ionie, et qui maintenant était un repaire de pirates turcs;
là, il conclut définitivement son traité avec Ssaruchan, qui parut en personne,
et Aidin qui se fit représenter par des ambassadeurs chargés de présents. Les
princes infidèles pourvurent la flotte de l’empereur de vivres pour le siège du
château de Neuphocée, alors occupé par tes Génois
ainsi que Chios.
A peine de retour à Demotika (Didymotichon), l’empereur apprit que soixante vaisseaux du
souverain de la côte troyenne, c’est-à-dire du prince de Karasi,
avaient franchi l’Hellespont [1331], et débarqué dans la Chersonèse des troupes
qui ravageaient les cantons de Beroia et de Trajanopolis. Aussitôt il leva des troupes pour les
chasser. Un grand nombre s’étaient déjà retirés d’eux-mêmes; quinze cents de
ces barbares restés en Thrace tombèrent sous le fer des impériaux.
Arrivé à Constantinople, l’empereur se disposait à
quitter cette capitale pour visiter les villes de Thrace, lorsque lui parvint
la nouvelle que de la cavalerie turque venait de franchir l'Hellespont, s’était
partagée en deux corps, dont l'un, tirant au nord, dévastait les cantons autour
des villes de Polybotos, Kissos, Asnitos; et l’autre, se dirigeant au sud, attaquait
la ville de Rhaidestos (autrefois Bizanthe,
maintenant Rodosto). Le premier fut battu et chassé
par les troupes envoyées à sa rencontre; le second se rembarqua au bruit de
l’approche de l’empereur.
Plus les restes de l'empire byzantin étaient rudement
assaillis par les flottes de Karasi et par les armées
d'Osman, plus la nécessité se faisait vivement sentir de conclure paix et amitié,
au moins avec l'un d'eux, ainsi qu'il était arrivé précédemment avec Ssaru-Chan et Aidin. Afin de pouvoir secourir promptement
Nicomédie étroitement resserrée, l’empereur avait embarqué de la cavalerie et
de l’infanterie sur des galères et des transports; mais, avant qu’il se fût
approché de la côte, il rencontra en mer le message d’Osman qui lui offrait la
paix ou la guerre. L’empereur ne montra pas moins de courtoisie, et répondit
qu’il était préparé à la guerre, mais disposé à la paix [1333]. Des envoyés des
deux parties conclurent un traité, sous la condition qu'Urchan, l'ami de l’empereur,
respecterait les villes qui restaient à l'empire. Ensuite, des présents furent
échangés; Urchan donna des chevaux, des chiens de chasse, des tapis, des peaux
de léopard; l’empereur, des vases d’argent, des étoffes de laine et de soie:
il y joignit un de ses vêtements, ce qui, dit Cantacuzène, auprès des satrapes
des barbares, est la plus haute marque d’honneur et de bienveillance. Ainsi,
dans ce premier traité des Ottomans avec les Byzantins, déjà se pratique
l’usage des présents diplomatiques, parmi lesquels se trouvent les vases
d’argent et les vêtements d’honneur qui ont toujours figuré chez les Orientaux
depuis l'époque la plus reculée jusqu'aux temps modernes. Déjà, des Hellènes
avaient été revêtus de kaftans par le roi de Perse; dans la dernière croisade,
le Vieux de la Montagne envoya à saint Louis, comme gage de la plus grande
amitié, sa chemise, exprimant ainsi qu’il lui était attaché comme la chemise
au corps, et tant que les ambassadeurs de l’empereur d’Allemagne apportèrent
des présents à la Porte, des vases d'argent étaient les principaux objets.
L’empereur, revenu en Macédoine, formait un camp dans les
environs de Thessalonique entre cette ville et le lac Bolbe (aujourd'hui Beschik), afin de diriger ses armes
contre les Serviens. Il apprend encore que soixante
vaisseaux avaient débarqué des Turcs à la pointe extrême du mont Athos, près
de Pallène (appelée autrefois Potidée, puis Kassandra, non loin de l'ancienne
ville dévastée des Saryliens, et qu'ils désolaient le
pays. L’empereur marcha contre eux avec le grand domestique. Le combat fut
acharné, le terrain était embarrassé de broussailles, et les ennemis ne
combattaient qu’à pied; néanmoins, ils furent presque tous tués ou pris. Ceux
qui se cachèrent dans les bois revinrent le lendemain à leur flotte, la
brûlèrent à l'exception de deux vaisseaux qu’ils ramenèrent chargés de buti. A quel prince de la côte asiatique appartenait cette
flotte? Cantacuzène s'abstient de nous le dire; mais il ne laisse aucun doute
sur le chef de l'expédition suivante.
Umur-Beg,
fils du prince d’Aidin, maître de Smyrne, Éphèse et des autres villes
ioniennes, avec une flotte de soixante-quinze vaisseaux, débarqua d’abord à
Samothrace, puis à Poros, où des Kumutzènes avaient
opéré leur descente, et qui porte encore aujourd'hui le nom de Kumuldschina. Les Grecs et les Turcs se rencontrèrent à peu
de distance de ce lieu, dans la plaine de Panagia. La supériorité numérique des
Turcs en imposa aux impériaux, et les deux armées se tinrent toute une journée
en présence sans agir, se contentant d'échanger des injures. Après le coucher
du soleil, les Turcs se retirèrent, et se rembarquèrent sans avoir été
inquiétés par les Grecs.
Durant toute l'année dans laquelle mourut le vieux Andronicus, l’empire de Byzance n'eut à soutenir aucune
hostilité en Occident ni en Orient; en 1336, l'empereur renouvela les
négociations avec Ssaru-Chan et Aidin, afin d’obtenir
des bâtiments et des vivres pour suivre le siège de Mytilène et de Phocée,
contre les Génois. On traita d'abord avec le prince de Lydie, qui dut fournir
des troupes et des vaisseaux; et, de son côté, l’empereur promit de délivrer
Suleiman et vingt-quatre fils des principaux Turcs, que les Génois retenaient
prisonniers à Phocée. Dans le camp établi devant les murs de cette ville, se
rendirent les fils d’Aidin. Chisr, Umur et Suleiman, offrant la paix et des secours, et ils
s'en revinrent chargés de présents. Ssaru-Chan parut
en personne avec vingt-quatre vaisseaux; Aidin envoya son fils Umur avec trente bâtiments. Cantacuzène, le grand
domestique, qui, après le débarquement près de Kumuldschina,
s'était trouvé opposé à Umur-Beg, et qui, depuis,
avait entretenu avec lui des relations d'amitié dans le camp de Phocée,
l’invita à une entrevue à Clazomène, patrie d’Anaxagoras, non loin du bourg actuel de Wurla,
le traita pendant quatre jours avec l'amitié la plus digne, le détermina à une
assistance des plus actives contre les Génois, à laisser en paix les habitants
de Philadelphie (Alaschehr), alliés des Byzantins, et
jeta ainsi les fondements de cette amitié intime, presque romanesque, qui dura
dix années, jusqu'à la mort d‘Umur-Beg. Comme tes
escadres génoises s'étaient dispersées, la flotte de Ssaru-Chan fut congédiée avec de riches présents. L'alliance de l'empereur de Byzance avec
les princes de Lydie et d'Ionie, voisins et rivaux d’Urchan, poussait
nécessairement le sultan à se faire l’ami des Génois, qui alors étaient en
hostilité déclarée avec les Grecs, à Galata et à Phocée.
La paix faite avec Urchan semblait subsister encore,
assurée même par son expédition de Karasi; et tout à
coup arriva de Triglia l’avis que le sultan, avec trente-six vaisseaux, allait
débarquer, la nuit même ou la suivante, près de Constantinople [1337]; que son
équipement n'annonçait pas une expédition de piraterie passagère, mais bien
l'intention de pousser plus loin ses ravages, et d'occuper les deux places d’Athyras et d'Epibatos, espèces de
faubourgs de la capitale. L’empereur envoya le grand domestique Cantacuzène,
avec vingt nobles et quarante soldats, vers Ennakosia,
lieu présumé du débarquement; et lui-même équipa tout ce qui restait alors de
toute la flotte dans le port, en état de recevoir un armement, c'est-à-dire
deux galères. La lueur des incendies, les gémissements des femmes et des
enfants entraînés, annoncèrent le débarquement des barbares près de Rhegium (aujourd'hui Bujukdschekmedsche):
Cantacuzène y court; en même temps, l'empereur, arrivé au point du jour avec
ses deux galères, s’élance sur le cheval du grand domestique, et l'ennemi est
vaillamment attaqué. Dans le combat, qui se prolongea jusqu'à midi, périrent
environ mille Turcs; trois cents furent pris, et, au rapport de Nicephorus Gregoras, pas un Grec
n'aurait succombé. Les restes des Turcs s’embarquèrent sur trois vaisseaux
seulement, et s’enfuirent à toutes voiles; les galères impériales ayant voulu
forcer de voiles pour les poursuivre, rompirent leurs drisses, et virent
emporter leurs vergues. La nuit suivante, les troupes victorieuses de
l'empereur dépouillèrent les cadavres des barbares; neuf bâtiments turcs, qui
ne faisaient point partie de l’expédition, mais qui voulurent accourir au
secours de leurs frères, arrivèrent au milieu de cette seconde nuit,
attaquèrent les deux galères impériales, et furent sur le point de s’en
emparer: déjà les Turcs étaient sur le pont de la première; mais les nouveaux
assaillants finirent par être vaincus, et ne s’échappèrent qu'avec un seul
vaisseau.
En dépit de ces expéditions poussées jusqu'aux portes de
la capitale, l'empereur fut assez aveugle pour prendre à son service des Turcs
comme troupes auxiliaires, et il engagea deux mille hommes parmi les sujets du
souverain d’Éphèse et de Smyrne. Au lieu d’être effrayés par cette mesure, les
Ottomans se sentirent attirés à de nouvelles entreprises avec des forces plus
considérables: huit mille de leurs guerriers franchirent l'Hellespont (1340),
ravagèrent nuit et jour la Thrace et la Mysie, et, chargés de butin, se
décidèrent à grand’ peine au retour.
De nouvelles négociations étaient devenues nécessaires:
on s'empressa d'autant plus de renouveler la paix avec Urchan, que Ssaru-Chan, rompant ses traités, menaçait les côtes de la
Grèce avec une flotte commandée par Jachschi, qui se
mit bientôt à exercer des ravages [1341]. Deux fois le grand domestique
Cantacuzène battit les troupes débarquées dans la Chersonèse, en sorte que Jachschi sollicita le renouvellement de la paix, et
l’obtint facilement. Cantacuzène, devenu maintenant, grâce à ses intrigues,
maître du pouvoir suprême et collègue de Jean Paléologue [1342], voulut
maintenir sa part de domination par la révolte au dedans, et l’appuyer au
dehors sur l’assistance des barbares. Umur-Beg,
prince d’Aidin, avec lequel il s’était lié d'une amitié toute particulière,
vint à son secours avec une flotte de trois cent quat-vingts bâtiments montés par vingt-huit mille guerriers, et parut à l’embouchure de l'Hèbre. Cantacuzène, vivement pressé par son adversaire, le
grand amiral Apokaukos, s’était réfugié auprès de son
autre allié, le roi de Servie, laissant à Didymotichon la nouvelle impératrice Irène. La princesse envoya au devant de l'ami de son
époux les nobles de la cour, et cent chevaux qu’elle put rassembler. Quelque
faible que fût ce cortège, Umur-Beg se montra
reconnaissant d'une telle marque de distinction; il donna les chevaux aux plus
anciens guerriers de son armée, et lui-même, avec deux mille de ses soldats
d’élite, se rendit à pied à Didymotichon. Là il
distribua le butin de ses troupes parmi les habitants de la ville; y laissa
neuf mille hommes de l’armée, ainsi que cinq cents de ses guerriers choisis
pour la protéger; puis, à la tête d’une force de vingt mille, il se mit en
route pour joindre Cantacuzène dans la Servie. Les habitants de Pheræ arrêtèrent sa marche, en lui remettant des lettres
supposées au nom de Cantacuzène, il revint à Bera.
le long delà mer, où ses vaisseaux étaient à l’ancre, à l’embouchure de l’Hèbre. Trois cents matelots et presque tous les prisonniers
périrent de froid dans une nuit. Umur-Beg écrivit à
l’impératrice pour s’excuser de ce que la rigueur du froid ne lui permettait
pas d’aller en personne prendre congé d’elle; et il partit, promettant de revenir
l’année suivante.
En effet, au printemps de 1343, trois cents vaisseaux d’Umur-Beg voguaient sur la mer Ionienne; mais une tempête,
qui les jeta vers l’Eubée, diminua la flotte d'un tiers, et deux cents
bâtiments seulement abordèrent à Klopa, dans le
voisinage de Thessalonique, et, sous les murs de cette ville, Cantacuzène se
réunit à Umur-Beg. Après un conseil où fut agitée la
question de savoir si l'on attaquerait la place de vive force, ou si on la
réduirait par la famine, Cantacuzène se décida pour le dernier parti, par
respect pour le saint martyr Démétrius, dont les reliques opéraient des miracles
dans cette ville. Au bout d’un mois, Umur-Beg renvoya
la flotte, conservant seulement deux mille hommes de son armée, avec lesquels,
quittant Thessalonique, il se mit en marche ainsi que Cantacuzène, et, le
septième jour, ils atteignirent le passage de Christopolis,
arrivèrent devant la muraille même qui en ferme l’entré. Perithoreum fut
vainement assiégé, et les princes revinrent à Didymothicon où Umur-Beg, reçu au milieu des fêtes les plus
brillantes, célébra, en vrai chevalier, les vertus d Irène. Cependant
l'impératrice-mère, Anne de Savoie, et son soutien, le grand amiral Apakaupos, négociaient avec le roi des Bulgares, et même
avec Umur-Beg qu’ils voulaient décider à regagner
l’Asie. Le galant Turc sut en imposer à son hôte, et, sans que celui-ci conçût
le moindre soupçon, conduisit si adroitement la négociation entamée avec la
cour de Byzance que Cantacuzène se laissa persuader, ou, du moins, feignit de
croire que les six mille pièces d’or reçues par Umur-Beg
du parti contraire, serviraient seulement à procurer de nouvelles forces pour
la continuation de la guerre. Le Turc s'embarqua, promettant de reparaître
bientôt avec de puissants secours; mais ce qui le détermina au départ autant
que l'or byzantin, ce fut le danger d'avoir des hostilités à repousser dans son
propre pays, car la flotte latine, composée des galères des Vénitiens, du pape
et du roi de Chypre, menaçait Smyrne, sa capitale [1344]. Le château tomba au
pouvoir des chrétiens occidentaux, alors réunis pour la première fois contre
les Turcs; l’arsenal et la flotte d’Umur-Beg furent
incendiés, et des galères, par leurs croisières continues, empêchèrent la reconstruction
de nouveaux bâtiments, ainsi que le retour d’Umur-Beg
par mer.
N'ayant plus d'autre moyen que de franchir l’Hellespont, Umur-Beg dut négocier avec son voisin Ssaru-Chan,
qui lui accorda le passage à travers ses États moyennant la cession d’un
territoire disputé, et la promesse d’un appui pour Suleiman, qui déjà avait
fait une visite à Cantacuzène, à Aigos-Potamos, lui
offrant des présents en armes et en chevaux, et avait trouvé un accueil amical
et distingué. Ainsi Umur-Beg, accompagné du fils de Ssaru-Chan, marchant à la tête de vingt mille cavaliers,
suivit la côte d'Asie jusqu'à l'Hellespont, passa en Europe et se trouva, pour
la troisième fois, à Didymotichon comme allié de
Cantacuzène. Il l'assista aussitôt contre le Bulgare Momitzilas,
qui, maître de Xanthia et des villes et de la contrée
de Mérope, jusqu'aux frontières de la Morée, était alors le plus redoutable
ennemi de l'empire. Umur-Beg battit les Bulgares
devant Perithoreum, Xanthia tomba, et Momitzilas, avec ses trésors, se retira sans empêchement en
Bulgarie. Dans un conseil de guerre tenu pour savoir si l'on ferait lever le
siège de Pheræ, pressé par le kral des Serviens, ou bien si l’on marcherait sur
Constantinople, Cantacuzène se décida pour le premier parti: mais les Turcs
firent prévaloir l’opinion contraire. On se mit aussitôt en marche pour la
capitale; déjà l'on était arrivé à Apamea, lorsque le
prince Suleiman, fils de Ssaru-Chan,
mourut de la fièvre, dans un palais situé entre les deux points appelés
aujourd'hui Kutschuktshekmedsche et Balikli. Afin de prévenir tout soupçon d'empoisonnement
dans l'esprit du père, Umur-Beg résolut de retourner
eu Asie, et il ramena ses troupes, quoiqu'il eût arrêté, dès le commencement,
de ne point se séparer de son ami avant l’achèvement de la guerre de Servie.
L’impératrice, mère de Jean Paléologue, suivant le funeste exemple de
Cantacuzène, chercha maintenant aussi des secours auprès des Turcs, et elle en
obtint de Ssaru-Chan; mais l'active intervention d'Umur-Beg pour Cantacuzène neutralisa l'effet de ces
mesures. Suivant un usage alors en vigueur parmi les princes turcs de la côte
d'Asie, dans les expéditions où l'on courait après les aventures et le pillage,
chacun d'eux permettait volontiers qu'à ses troupes se joignissent aussi des
étrangers pour partager les périls et le butin. Ainsi, se réunirent aux soldats
de Ssaru-Chan, partis pour aller soutenir
l’impératrice, deux mille fidèles guerriers d'Umur-Beg,
qui, chargés secrètement par leur prince de détacher leurs compagnons de l'impératrice
et de les disposer en faveur de Cantacuzène, s’acquittèrent avec succès de leur
mission.
Mais alors, Cantacuzène se flatta de trouver un nouvel
allié turc plus puissant qu'Umur-Beg et Ssaru-Chan; car Urchan sollicitait la main de sa fille.
L'empereur combla les ambassadeurs porteurs de cette demande de protestations
d’amitié et de présents, mais sans leur donner une réponse positive. Il
consulta Umur-Beg et reçut une nouvelle preuve de son
amitié dans cette circonstance importante: car le prince d’Aidin lui conseilla
de ne pas rejeter une telle proposition, attendu que, s'il ne trouvait pas dans
Urchan un ami dévoué, du moins il serait assuré d'un puissant appui. L'avis
était d'autant moins à repousser, qu’à ce moment même, l’impératrice Anne
recherchait l’assistance d'Urchan, et vraisemblablement aussi l’honneur de son
alliance par mariage. Cantacuzène engagea donc sa fille au prince des Ottomans,
qui envoya trente vaisseaux, une nombreuse cavalerie et les principaux
personnages de sa cour pour lui amener sa fiancée impériale. L’empereur, avec
son armée, suivi de ses grands dignitaires, et entoure de sa famille, s'avança
jusqu'à Selymbria. Dans la plaine en avant de cette
ville fut disposée une estrade tendue de draperies, sur laquelle, suivant un
antique cérémonial de la cour de Byzance, lorsque des princesses épousaient des
étrangers, la fiancée, avant son départ, devait être donnée en spectacle au
peuple. A côté était dressée la tente où se tenait l’impératrice avec ses trois
filles, le soir fixé pour la remise de la fiancée, l'impératrice demeura dans
son pavillon avec ses deux autres filles; l'empereur était à cheval; tout le
monde se tenait autour dans l’attente. A un signal donné, tombèrent en même
temps, de tous côtés, les rideaux de soie brodés d'or qui enveloppaient l'estrade,
et la fiancée parut au milieu d’eunuques à genoux, portant des torches
allumées. Aussitôt retentirent les trompettes, les fifres et les autres
instruments; puis des chœurs harmonieux chantèrent des vers composés en
l’honneur de la jeune épouse. Durant plusieurs jours, furent donnés de
somptueux festins auxquels assistaient soldats et dignitaires, Turcs et Grecs
confondus ensemble, et la princesse grecque, au milieu des chants d’allégresse,
fut conduite au lit d’un barbare sexagénaire, qui, à l'âge de douze ans, avait
reçu pour première épouse la belle Nilufer, enlevée
par son père Osman. Entre ces deux mariages, il y avait un demi-siècle de
conquêtes. Et maintenant, au lieu d’une simple châtelaine ravie par la force,
Urchan recevait la fille des Césars, qui lui était livrée librement au milieu
des pompes les plus solennelles.
L'année suivante, Urchan, avec toute sa famille et sa
cour, vint visiter son beau-père à Skutari, et
plusieurs jours s'écoulèrent au milieu des plaisirs de la chasse, et des joies
des festins. L’empereur, avec son gendre, était assis à une table; les quatre
fils d’Urchan, nés de femmes précédentes, siégeaient à une autre à côté; et
autour les principaux Turcs et Grecs étaient placés sur des tapis étendus à
terre. Urchan resta dans le camp et près de la flotte; l’empereur se rendit à
Constantinople avec sa fille Théodora et les quatre beaux-fils de la princesse:
ils y passèrent trois jours avec l’impératrice-mère et les autres filles de
Cantacuzène. puis la famille d'Urchan, chargée de présents, revint eu Bithynie.
Les liens de la nouvelle amitié et de l’alliance de famille ne furent pas assez
forts pour réprimer l’ancienne passion de pillage des Ottomans. Bientôt après
la visite d’Urchan, une troupe de guerriers choisis franchit l'Hellespont, et
dévasta les villes de Thrace; comme les places situées sur le rivage avaient
été déjà désolées par les excursions précédentes, qu’elles n'offraient plus ni
biens ni population, les Ottomans se partagèrent en deux divisions:
l’infanterie, forte de quatorze cents hommes, se tourna vers l'orient, et
battit tout le pays de Biza, tandis que douze cents
cavaliers, laissant sur leur droite le Rhodope et les villes situées autour de Didymotichon, pénétraient dans la presqu’île de
Chalcidique, là, ils rencontrèrent le gouverneur Mathias, fils de Cantacuzène,
et après un combat acharné dans lequel les archers turcs lancèrent des flèches
en fuyant à la manière des Parthes, les barbares furent exterminés, et il n'eu
resta pas un seul pour porter en Asie la nouvelle de leur défaite. Cantacuzène
arrivait de Midia (l’ancienne Salmydessos),
sur le côté du pont, où il avait ramené à l’obéissance un commandant rebelle,
et se dirigeait vers Andrinople, lorsqu’il apprit cette irruption des Turcs et
l'approche des quatorze cents fantassins; il les trouva campés au pied du mont Lippieos. Le terrain embarrassé, coupé de fossés, et
la supériorité de leur nombre, l’empêchèrent de les attaquer à l'instant; mais
il les suivit dans la nuit en dérobant sa marche, et dès le lendemain matin le
combat commença près de la ville de Mesena.
Kara-Mohammed, l'un des chefs ottomans, tomba dans l’action; l’autre,
Kara-Osman, occupa une colline avec ses gens et s’y défendit vaillamment.
L’empereur les somma de se rendre: d’abord ils s’y refusèrent, puis ils
finirent par descendre, et, se prosternant, ils lui baisèrent les pieds. Tandis
qu'il leur représentait combien leur conduite était indigne de peuples alliés
et amis, l’emportement et la perfidie de son gendre et de quelques jeunes
nobles l’exposèrent au plus grand danger. Ils se précipitèrent sur les Turcs
alors placés autour de l’empereur, et en massacrèrent plusieurs à la fois. Les
vaincus auraient pu facilement immoler l’empereur, qu’ils entouraient le sabre
nu à la main, mais la fidélité de ces prisonniers protégea le souverain, aux
risques même de leur vie. Ils ne bougèrent pas, persuadés que cette violation
de la parole donnée était contraire à la volonté de l'empereur. Celui-ci leur
cria en turc de se sauver sur la colline pour échappera l’aveugle fureur des
siens. Neuf Turcs avec Kara-Osman furent ainsi assassinés, trois cents avaient
péri dans le combat. L'empereur accorda aux autres une libre retraite, et les
combla de présents, pensant qu’il serait indigne de lui de ne point sauver des
hommes qui s'étaient confiés à sa foi, et qui lui avaient sauvé la vie au péril
de leurs jours.
Après la mort d’Umur-Beg, qui,
dans une malheureuse tentative pour arracher sa capitale aux Latins (1349),
était tombé percé d’une flèche, Urchan fut, sinon l’ami personnel, du moins le
protecteur et l’allié naturel de son beau-père Cantacuzène. Nous ne
rechercherons pas si l'offre faite par l’eunuque Merdschan de se défaire par le poison du jeune empereur Jean Paleologue,
rival de Cantacuzène, vint en effet d'Urchan, ou si ce fut une inspiration
personnelle de l’eunuque, ou bien si ce projet ne fut point une invention de
Cantacuzène lui-même, afin d'observer de plus près
son pupille, le légitime empereur, sous prétexte de le préserver de tout
danger, ou pour acquérir dans l’histoire l’honneur d’avoir repoussé une proposition
criminelle. Quoi qu'il en soit, Urchan prêta à son beau-père une assistance
réelle contre les Serviens, en lui envoyant des
troupes sous les ordres de Suleiman. A la vérité, il rappela bientôt son fils
en Asie; les auxiliaires turcs demeurèrent, et après la conquête de Beroia, trompés dans l'espérance d'un riche butin, ils
cherchèrent à se dédommager par le ravage de provinces du Kral.
Les rapports d’amitié qui jusqu’alors unissaient
Cantacuzène et son gendre, Urchan, n'empêchèrent pas le sultan de prêter appui
aux Génois qui sollicitèrent son assistance après leur défaite dans le Bosphore
et leur fuite devant les flottes vénitiennes (1353). Gagné par l’or génois.
Urchan était d'ailleurs irrité depuis longtemps contre les Vénitiens, qui
avaient opéré des débarquements près de ses États, et non seulement avaient
dédaigné son amitié et son alliance, mais n'avaient pas même tenu compte de sa
puissance. Un corps considérable de troupes turques fut transporté à Skutari, et secourut les Génois à Gala ta, même dans le
faubourg de la résidence, et contre les Vénitiens, alors amis et alliés de
Cantacuzène. Dès lors, on put remarquer l'attitude hostile d’Urchan envers
Cantacuzène, qui jusqu'alors avait compté sur les secours du sultan contre son
autre gendre et son collègue Jean, et ne s’était maintenu sur un trône chancelant
que par l’appui des Ottomans; maintenant Paléologue sollicita aussi
l'assistance d’Urchan, et les deux gendres se mirent en état d'hostilité contre
le beau-père. Témoin de la faiblesse de l'empire, byzantin, dont le souverain
devait se hisser imposer des lois par les Génois dans sa capitale, où
Paléologue et Cantacuzène se disputaient, les armes à la main, le pouvoir
suprême, Urchan jugea qu'il était de son intérêt de soutenir d'abord le premier
durant quelque temps au moins avec quelques troupes, pour se porter ensuite
avec des forces considérables au secours de son beau-père.
Ce temps de troubles et de guerre civile fut le moment le
plus favorable que la politique d'Urchan ou de son fils Suleiman mit à profit
pour poser fermement le pied en Europe, en prenant possession du château thrace
de Tzympe (aujourd'hui dschemenlik ). Ce dix-huitième passage des Turcs, le seizième des Ottomans, dont
Cantacuzène a parlé deux fois occasionnellement, est le premier dont les
écrivains nationaux fassent mention. Sans doute, ils ont dédaigné de prendre
note des précédents, parce qu'ils n'avaient pas laissé de traces de conquêtes
durables. Ils s'arrêtent tous avec complaisance à cette entreprise de
Suleiman-Pascha; et comme nous avons rapporté jadis le songe d'Osman, nous
oserons rappeler ici h tradition ornée de circonstances poétiques par
l'imagination des écrivains; mais à mesure que nous avancerons, la sévérité de
l'histoire dominera la poésie des traditions.
Sur la rive orientale de la Propontide, à l'entrée de
l'Hellespont, s'avance la presqu'île de Kaputaghi (l'ancienne Cyzique), colonie des Milésiens; au point de jonction avec le continent,
la où l'on voit aujourd'hui les ruines d'Aidindshbik,
s'élevait aussi la ville de Cyzique, fameuse dans l'histoire de Perse et de
Rome, de l'ancienne Grèce cl de l'empire de Byzance Ses édifices, ses
établissements, son port, sis arsenaux, la rendaient l'égale de Rhodes, de
Marseille et de Carthage. Après bien des vicissitudes dans les luttes des
grandes puissances de la terre, sous les Byzantins, elle était redevenue la
capitale de la province de l'Hellespont, qui comprenait la Mysie, et la Troade,
et avait été érigée en siège d‘un métropolitain. Le fils d'Urchan fut saisi
d'admiration et d'un saint respect à la vue de cette grandeur à demi tombée,
des ruines pompeuses des temples de Cybèle, de Proserpine et de Jupiter. Un
soir qu’il était assis pensif à la clarté de la lune, les yeux tournés vers la
mer où se miraient les portiques de marbre et les avenues des colonnes, où se
jouaient les nuages du ciel, il lui sembla que des palace et des temples
sortaient de l'abîme, et que des flottes voguaient sous les eaux. An milieu du
murmure des flots, il crut saisir dis voix mystérieuses, et la lune, placée
derrière lui ù l'orient, par un ruban d'argent qui flottait par-dessus la mer,
unissait l'Europe et l'Asie; c'était le même astre qui, sortant du sein d'Edebali,
était venu s'enfoncer dans la poitrine d'Osman. Alors, avec le souvenir du
songe qui avait présagé l'empire du monde, il sentit enflammer son courage, et
prit la résolution d'unir l’Europe avec l'Asie par les conquêtes et
l'établissement de la domination des Ottomans.
Il se consulta avec les vieux conseillers blanchis au
service de sa famille, qui lui avaient été adjoints par son père pour
l'administration de Karasi, avec Adsche-Beg, Ghasi-Fasil, Ewrenos et Hadschi-llbeki, l'ancien vesir de Karasi, qui tous fortifièrent la grande résolution.
Dans la nuit même, les deux premiers montèrent sur un esquif, et de Gorudschduk, sur la côte d’Asie, ils allèrent faire une
reconnaissance du côté de Tzympe, situé en face en
Europe, à une lieu et demie au-dessus de Gallipoli. Un Grec dont ils se
saisirent les informa de l'état d’abandon du château, et offrit de leur servir
de guide pour aller le surprendre. Aussitôt Suleiman fit couper des peaux de
bœuf en lanières; on lia des arbres ensemble pour former deux radeaux, et, la
nuit suivante il monta avec cinquante-neuf de ses plus vaillants compagnons sur
ces grossières embarcations. A côté de lui étaient les fils des vieux héros
Kara-Basan, Kara-Ali, Akdsche-Kodscha. et Balabandschik; l’autre radeau portait les quatre soutiens
de son gouvernement, Hadschi-llbeki, Adsche-Beg, Ghasi-Fasil et Ewrenos-Beg. Ils surprirent le château d’autant pins
facilement, que les habitants, à cause de la moisson, étaient dispersés dans la
campagne, et qu’un tas de fumier amassé contre le mur ménageait l’escalade.
Suleiman fit transporter bien vite trois cents nouveaux guerriers avec les
bâtiments trouvés dans le port de Tzympe, et, dans
l’espace de trois jours, il y eut une garnison de trois mille hommes [1366].
Pendant que Tzympe tombait
entre les mains des Turcs, Cantacuzène implorait l’assistance des Ottomans
contre Paléologue. Urchan, cédant à ses prières, lui envoya son propre fils
Suleiman, le conquérant de Tzympe; et cette fois, le
secours fut plus funeste à l'allié qu’il n’avait été profitable contre
l’ennemi. Dix mille cavaliers turcs débarquèrent à l’embouchure de l’Hèbre (la Marizza), près d’Hainos, battirent les troupes auxiliaires que Paléologue
avait tirées de la Mœsie et des Triballiens,
ravagèrent la Bulgarie et revinrent en Asie chargés de butin. Cantacuzène, plus
à l’aise de ce côté, négocia auprès de Suleiman la restitution du château de Tzympe, et tomba d'accord avec lui sur ce point, moyennant
10,000 ducats. Déjà l’empereur avait expédié l’or, et Suleiman avait donné ses
ordres â un commissaire chargé de faire la remise de la place, lorsqu'un
tremblement de terre en Europe dévasta presque toutes les villes des côtes de
la Thrace. Les maisons, en s'écroulant, écrasèrent les habitants, les murs de
la ville s'ébranlèrent, et leurs défenseurs s'enfuirent pour ne pas être
ensevelis sous tant de ruines. Les malheureux citoyens échappés à ces désastres
au milieu de cette nuit de terreur entraînèrent leurs femmes et leurs enfants,
espérant trouver un refuge dans les autres villes qui n'avaient pas été
frappées par le fléau, et dont les murailles pouvaient encore offrir de la
résistance aux Turcs répandus tout autour. D’effroyables torrents de pluie,
puis d’épais tourbillons de neige et un froid glacial détruisirent les femmes
et les enfants; les hommes échappés à la fureur des éléments tombèrent dans les
mains des barbares, dont le tremblement de terre, comme un puissant auxiliaire,
paraissait favoriser les projets de pillage et de conquête.
Ils pénétrèrent dans les villes ouvertes et abandonnées,
et ainsi la clef de l’Hellespont, l’entrepôt des deux mers, du commerce des
Latins et des Grecs, Gallipoli tomba au pouvoir des Ottomans [1357]. Adsche-Beg et Ghasi-Fasil, que
Suleiman avait laissés pour investir la ville, se mirent en possession de
Gallipoli, où leurs tombeaux sont encore visités aujourd'hui comme renfermant
les restes des deux premiers champions de la foi déposés sur le sol européen;
ensuite ils ravagèrent la campagne appelée encore aujourd'hui de leur nom Adsche-Owa. Tandis que Suleiman se tenait dans la capitale
de son gouvernement à Bigha, Adsche-Beg
et Ghasi-Fasil surent profiter du tremblement de
terre, et pénétrèrent dans les villes abandonnées par les brèches qu'il leur
ouvrait dans les murailles. A ces nouvelles, Suleiman, loin de songer
maintenant à la restitution de Tzympe, conduisit en
Europe des colonies entières de Turcs et d’Arabes, qu'il établit autour de
Gallipoli, releva les murs tombés, et se fortifia dans la possession des places
où ses gens s’étaient introduits. Les principales étaient le château de Konur, dont le commandant, appelé Kalakonia par les écrivains turcs, fut pendu devant la porte par ordre de Suleiman; BuIair, Malgara, célèbre par son
miel; Ipszala (l'ancienne Kypsele),
à trois petites journées de Gallipoli et à la même distance de Malgara, sur la Marizza; enfin, Rodosto où régnait dans l’antiquité le prince thrace
Rhésus, où, dans les temps plus modernes, le Hongrois Rakoczy se reposa de
toutes les agitations de sa vie: avec les restes de son parti. Dans une seule
année, les Turcs se saisirent de tous ces ponts, et poussèrent leurs courses
jusqu'à Hireboli (Chariupolis),
et Tschorli (Tzurulum).
Cantacuzène se plaignit de la violation des traités;
Urchan excusa la conduite de son fils en disant que ce n'était pas la force des
armes, mais le tremblement de terre qui avait livré ces villes à Suleiman, et
il ne voulut point entendre parler de restitution. Cantacuzène répondit qu'il
ne s'agissait pas d'examiner si l'on était entré dans les villes par les portes
ou par les ouvertures des murailles; mais si elles étaient possédées
légitimement ou non. Urchan demanda le temps d'y songer, puis il promit de
déterminer son fils à la restitution moyennant des indemnités; Cantacuzène
s’engagea à payer 40,000 ducats. Le sultan invita son gendre à une entrevue sur
le golfe de Nicomédie, où Suleiman devait paraître aussi pour confirmer la
restitution. Cantacuzène vint â Nicomédie sur une galère; mais Urchan,
prétextant une maladie, ne s'y rendit pas, et l'empereur regagna Constantinople
sans avoir rien obtenu. Le sultan, qui voyait la puissance de l'empire byzantin
partagée entre Cantacuzène et son pupille, se tournait tantôt vers son gendre,
tantôt vers Paléologue, selon les impulsions de son propre intérêt; il
semblait parfois plus disposé en faveur du jeune empereur, parce qu’il était
ami des Génois, et que par lui il espérait délivrer son fils Chalil de sa prison de Phocée. Paléologue, incapable de
contraindre par la force le gouverneur de Phocée à la mise en liberté du prince
ottoman, racheta ce captif moyennant une rançon de 100,000 pièces d’or et la
concession du titre de panhypersebastos (honoré
par-dessus tous) au gouverneur; Urchan reçut son fils avec des transports de
joie, et, néanmoins, il envoya en même temps au fils de Cantacuzène, Mathias, à
Abydos, ses troupes auxiliaires pour la guerre contre les Bulgares.
Nous cessons maintenant de compter les divers passages
des Turcs. Depuis qu’ils ont posé fermement le pied de ce côté de l’Hellespont,
chaque année l’Asie vomit de nouvelles hordes sur l’Europe, jusqu’à ce que ces
peuples aient étendu leur empire depuis les rives de la Propontide jusqu'à l’Ister;
et, lorsque des limites curent été posées à leurs conquêtes en Occident, chaque
printemps les amenait comme des nuées d'oiseaux de proie qui s'abattaient sur
l'Europe, et chaque automne les reportait en Asie. Dans la suite, nous n'aurons
plus à parler que de la translation du souverain de la résidence d’Asie dans
celle d’Europe, que des expéditions des sultans d’Europe en Asie. Aux historiens
futurs il est réservé de présenter, avec le rejet des Ottomans d’Europe en
Asie, le retranchement d'une partie étrangère au corps européen, à son
développement organique; pour nous, notre tâche est de poursuivre l'influence
progressive de l’Asie sur l’Europe par l'action violente et guerrière des
Turcs.
La conquête de Gallipoli, qui ouvrait à l’empire ottoman
une large entrée en Europe, fut notifiée par Urchan à ses voisins et rivaux en
puissance, les princes asiatiques; les lettres destinées â la proclamation
extérieure et officielle des triomphes et des conquêtes, restèrent ensuite
comme des articles essentiels et permanents de la chancellerie ottomane, et
leur rédaction, toujours plus emphatique, a formé, avec le progrès de cinq
cents ans, le style de la diplomatie turque.
Le soin de protéger les nouvelles conquêtes en Europe fut
partagé entre Suleiman-Pascha, fils et vesir d’Urchan, et Hadschi-llbeki, l’ancien vesir du souverain de Karasi;
Suleiman résidait à Gallipoli, d’où il pouvait s'étendre jusqu'à Demitoka, et llbeki se tenait à Koni, d’où il poussait ses courses jusqu’à Tschorli et Hireboli. Adsche-Beg reçut en fief la vallée qui porte encore son
nom; mais pour Suleiman à peine jouit-il deux années de ses conquêtes. Entre Bulair et Sidi-Kawak (platane du
Cid ), suivant à cheval le vol de son faucon, qui poursuivait des oies, il
tomba si malheureusement qu'il resta mort sur la place [1358]. Son corps fut
déposé, non pas à Brusa, lieu de sépulture de la famille ottomane, où lui-même
avait fait élever une mosquée, dans le quartier des confiseurs, mais près de la
mosquée de Bulair aussi fondée par lui. Son tombeau
sur la rive de l’Hellespont, resta plus d’un siècle le seul monument de ce
genre élevé à un prince ottoman sur la terre d'Europe, et il appelait les
habitants de l'Asie à un pèlerinage de conquérants. De tous les tombeaux de
héros signalés jusqu'ici par l'histoire turque, il n'en est pas de plus célèbre
et de plus fréquemment visité que celui du second vesir de l'empire, du fondateur de la puissance ottomane en Europe. Peu satisfaite de
l’éclat de ses exploits réels, la tradition attribue encore à Suleiman le
miracle d'une victoire après sa mort; elle le fait combattre et vaincre une
armée d’infidèles, monté sur un cheval blanc, resplendissant de lumière,
entouré d’une troupe de guerriers célestes. Malheureusement, le combat même
dans lequel l’aurait ainsi porté secours aux champions de la vrai foi, ce
combat est de pure invention et n’a jamais été livré. Suivant ces récits imaginaires,
trente mille chrétiens auraient paru dans l’Hellespont sur une flotte de
soixante-un vaisseaux : la moitié serait débarquée à Tusla, I’autre partie à Sidi-Kawak;
et ces quinze mille chrétiens de Sidi-Kawak auraient
été anéantis la petite troupe de vrais croyants, grâce à l’assistance de
l’escadron éblouissant, conduit par Suleiman sur son cheval blanc, les
historiens ottomans, parmi lesquels Seadeddin lui-même n’hésite point à
raconter ce miracle, ont évidemment tiré cette flotte, dont la force est dans
tous les cas fort exagérée, de la première ou de la seconde croisade des
Européens ligués contre les Turcs, et, des eaux de Smyrne, ils l’ont amenée
dans le détroit de Gallipoli pour décorer le front de Suleiman de nouveaux
rayons de gloire. Sans le secours de ce miracle, dont on ne trouve aucune trace
dans les historiens européens ou byzantins, le nom de Suleiman brille d'un
assez vif éclat : c’est lui qui a implanté le premier la puissance ottomane en
Europe; c'est l’heureux précurseur du grand Suleiman qui l'a portée à la pins
haute élévation.
Si l'histoire ottomane signale les tombeaux des héros,
elle n'attache pas une moindre importance à ceux des scheichs et des derwischs
qui ont acquis une célébrité durable par la sainteté particulière de leur vie
ou la fondation d'un ordre. Il a déjà été question des monuments des saints les
plus fameux, compagnons d’Urchan à la conquête de Nicée, de Nicomédie et de
Brusa; en terminant ce livre avec la mort d'Urchan, qui survécut à peine une
année à son fils Suleiman [1359], nous allons donner un aperçu rapide du
monachisme qui déjà, avant le règne de ce sultan, était entré profondément dans
le système de la domination ottomane, et qui, comme communauté, était plus
puissant que ne le fut la réunion des légistes ou des ulémas organisée plus
tard, et qui, dans la suite, menaça, par ses tendances rebelles, de devenir
funeste à l’État. Mohammed avait dit : «Il n’y point de monachisme dans l'islam», paroles qui semblaient exclure toute imitation des ascétiques grecs et
indiens. Le goût de l’Arabe pour la vie solitaire et contemplative l'emporta
bientôt sur la volonté du prophète, et une autre maxime: pauvreté est ma
gloire, dut servir à couvrir l'introduction du monachisme dans le sein de
l’islam trente ans après la mort du prophète. Depuis, les ordres des fakirs
(pauvres) et des derwischs (seuils de porte) se sont tellement multipliés en
Arabie, en Perse et en Turquie, que l’on compte soixante-douze ordres de
derwischs, autant que de sectes d’hérétiques; mais ce nombre n’est pas
réellement exact, et dans l'empire ottoman il n’y a guère que trente-six règles
actives de derwischs. De celte moitié un tiers est plus ancien que l’empire;
les deux autres douzaines ont été fondées depuis le commencement du XIV siècle
jusque dans la moitié du XVIII. La première, celle des nakschbendis, sous
Osman, la dernière, celle des Dschemali, sous Ahmed
III.
Trente-sept ans après la fuite du prophète, l'archange
Gabriel apparut à Oweis, natif de Karn dans l’Yémen, et lui ordonna, au nom du Seigneur, de renoncer au monde et de
mener une vie de contemplation et d’expiation. En l'honneur du prophète, qui, à
la bataille d’Ohod, avait perdu deux dents, il se les
fit arracher toutes, et réclama de ses disciples le même sacrifice; et, à cause
de cela, il n’en compta qu’un très-petit nombre parmi les fanatiques les plus
ardents de l'ardente Arabie. Sur ses traces, mais avec des règles moins
sévères, marchèrent les scheichs Olwan, Ibrahim-Edhem, Bajesid de Bestam et Sirri-Sakati,
fondateurs des ordres d'Olwani, Edhetni, Bestami et Sakati. Plus
célèbre que tous ceux-là est le scheich Abdul-Kadir-Gilani, fondateur des Kadiris, qui remplit à Bagdad les fonctions de gardien du
tombeau du grand imam Abuhanife; autour de son propre
mausolée sont groupées les dépouilles mortelles des scheichs mystiques les plus
fameux, en telle quantité que la ville a reçu le nom de boulevard des saints.
L’ordre des rufais, ainsi appelé de son fondateur Seid-Ahmed-Rufai, est le plus
connu des voyageurs européens qui ont vu ses moi nés à Constantinople avaler
des sabres, manger des charbons ardents et se livrerà d’autres jongleries; s'appliquer à des tortures qui rappellent les pratiques
des anciens prêtres étrusques du soleil. Ils font remonter l'origine de leurs
mystères jusqu’à l'Indien Baba-Reten, qui,
contemporain du prophète, vécut cinq cents ans avant et après lui, se tint en
Syrie, puis dans les gorges du Taurus, où il connut tous les arbres et toutes
les plantes, depuis le cèdre jusqu’à l'hysope, et c’est lui qui importa de
l’Inde l’opiat fabriqué à Haschischet, dont l’emploi
fréquent fit donner le nom de hasschischins (assassins pour les Européens) aux meurtriers employés par le Vieux de la
montagne. Immédiatement après les rufais viennent les
disciples du scheich Scheha-beddin-Sùhrwerdi, appelés nurbachschis (qui donnent la lumière), dénomination
indicative des maximes de l’ordre, du sein duquel sortirent les fondateurs des
deux règles postérieures, Dschelaleddin, des mewlewis, et Hadschi-Beiram,
des beiramis. Le scheich Nedschmeddin-Kubra,
fondateur des kubrewis, est à peine connu de nom;
mais une grande célébrité est attachée à Ebul-Hasan-Schaseli on Schædeli, qui
découvrit la vertu de la fève du café de Moka, el qui est devenu le patron des
cafetiers, comme Oweis est celui des dentistes,
Baba-Reten, le botaniste, des jardiniers, et Hadschi-Begtasch, des janitschares. Déjà, dans cette
histoire, sous le règne d’Alaeddin 1er, le grand prince des Seldschuks, il a
été question du fondateur des mewlewis, ce scheich Dschelaleddin-Rumi, ce grand
poêle mystique de l'Orient qui fut appelé Molla-Chunkar (le molla roi ou empereur). L’ordre acquit encore une
plus grande influence, lorsque Konia, siège de ses scheichs, lieu de sépulture
de son fondateur et de sa famille, fut incorporé à l’empire ottoman, lorsque
dans son sein fleurit l’étude de la littérature et de la poésie persane, et que
la doctrine des Ssofis se répandit dans la cellule de
l’anachorète et le cabinet de l'homme d’État, en sorte que l'ordre des mewlewis
doit être regardé comme la corporation civile des efendis ou employés des
chancelleries, de même que l'ordre des begtaschis forme le noyau de
l’association militaire des janitschares. La communauté des bedewis, fondée à
peu près dans le même temps en Égypte parle scheich Ahmed-Bedewi,
n’attire que les Bédouins.
Viennent maintenant les ordres fondés avant la fin du
règne d’Urchan, des nakschbendis, saadis, et des begtaschis. Quant aux autres,
il en sera question à mesure qu’ils se produiront dans l’histoire. L’on a déjà
rapporté comment Hadschi-Begtasch bénit les
janitschares, qui, depuis, se regardèrent comme ses enfants. Comme tous ces
guerriers étaient incorporés à l'ordre des begtaschis, et qu’ils formaient une
association militaire, ils étaient à la fois moines et soldats, comme, parmi
les chrétiens, les chevaliers du Temple et de l’Hôpital; il est possible même
que le voisinage des chevaliers de Rhodes, dont les flottes, dans la première
croisade entreprise contre les Turcs, avaient enlevé Smyrne, au temps d’Urchan,
ait poussé ce prince à imiter leur institution militaire, et à réunir les janitschares
en une communauté placée sous le patronage de Hadschi-Beglasch.
Les saadis, institués par Seadeddin-Dschebari, sont
des jongleurs qui, par leur habileté à supporter le contact du feu sans se
brûler, à élever et apprivoiser des serpents, ressemblent aux Psyiles des anciens. Le premier de tous les ordres fondés
sous le règne d'Osman est celui des nakschbendis, qui rattacha, comme les bestamis et les begtaschis, la chaîne de ses doctrines à Ebubekr, beau-père du prophète. Tous les autres prétendent
que leurs systèmes procèdent d’Ali, gendre du prophète; cette filiation ramènerait
peut-être jusqu’à la chaîne d’or d’Hermès des pythagoriciens et des
néoplatoniciens. Dans cette longue suite de scheichs brillent aussi quelques
noms de poètes: le dernier grand poète des Persans, Dschami,
éclipse tous les autres. Suivant la règle ordinaire, chaque grand docteur a
quatre disciples, sur lesquels tombe le souffle du maître, qui recueillent
l’héritage de ses principes; à l’imitation des quatre chalifes,
successeurs du prophète; des quatre évangélistes et des quatre archanges qui
entourent le trône de l’Eternel. Le premier ordre des derwischs fondé sous
Osman est celui des nakschbendis, le plus vénéré par son ancienneté, et qui
forme l'association générale dont les begtaschis ne sont que la branche
militaire. Le scheich de ces derniers était en même temps colonel du 99
régiment, et huit derwischs, logés dans les casernes des janitschares,
priaient, nuit et jour, pour la prospérité de l’empire et les succès des armes
de la glorieuse milice. L'ami des derwischs et des hommes de Dieu, Urchan, qui
avait conquis Brusa avec leurs secours spirituels, qui leur bâtit dans cette
ville des cellules et des couvents, était aussi l'ami et le protecteur des
savants. Les plus distingués furent placés par lui comme professeurs, avec des
rétributions libérales, à la tète des écoles de sa fondation, et il reconnut
leurs mérites par de riches présents; le molla persan
Sinan fut si généreusement traité, qu'on l’appelait, à cause de son importance,
Sinan-Pascha. Avant lui, déjà deux autres savants, vivant sous le sultan Osman,
avaient porté le titre d'honneur de pascha; c’étaient Aarif-billah ( le reconnaissant en Dieu ), connu sous
le nom de Muchlisz-Pascha (le pascha sincère) , et son fils, Aaschik-Pascha (le pascha aimant), célèbre par un poème mystique, dont le
sujet est l'amour et le respect dus à la Divinité. Son petit-fils, Aaschik-Paschasade, acquit aussi de la renommée par une
Histoire des Ottomans. Le tombeau de ce dernier, à Karaschehr,
est encore aujourd’hui un lieu fréquenté de pèlerinage, comme, à Tschorli, celui d’OIwan-Tschelebi,
autre mystique du temps d’Urchan, auteur d’un ouvrage intitulé : Le lit de
roses du secret.
Il y a donc trois savants qui, dans les premiers temps
des Ottomans , partagèrent le titre de pascha avec
les deux vesirs de l’empire, Alaeddin, frère, et
Suleiman, fils d'Urchan. Ce titre est connu dans toute l’Europe, et néanmoins
l’on ignore généralement sa signification primitive et son étymologie. Pascha,
contracté des deux mots persans pai schah, veut dire le pied du schah; cette dénomination
est un reste d’une ancienne coutume persane que Xénophon nous a transmise.
Cyrus appelait les fonctionnaires institués par lui , ses pieds, ses mains, ses
yeux, ses oreilles. Les officiers qui présidaient à l’administration intérieure
étaient les yeux; les messagers secrets, les oreilles; les collecteurs
d’impôts, les mains; les guerriers, cavaliers et fantassins, les pieds du roi;
les juges, comme organes de la loi, étaient sa langue; enfin, les cinq sens
représentaient, de la manière la plus naturelle et la plus simple, les
fonctions du corps politique aujourd’hui désignées sous les noms de ministères
de l’intérieur, de la police, des finances, de la guerre, et de la justice. La
trace de cette ancienne organisation orientale s’est conservée jusqu’ici dans
la qualification de pascha; et, en effet, les
officiers décorés de ce nom, comme gouverneurs, généraux et vesirs,
sont les pieds du souverain.
Urchan mourut dans la soixante-quinzième année de son
âge, après un règne de trente-cinq ans, qui n’est souillé par aucune barbarie,
aucun meurtre, aucun acte de sang exécuté sur ses parents. Prince équitable,
vaillant guerrier, par ses institutions politiques il fut le Numa des Ottomans.
Déjà son extérieur avait moins de rudesse que celui de son père, le noir Osman
: comme le fondateur de sa dynastie, il avait le nez recourbé, les sourcils
noirs et bien arqués; mais ses cheveux étaient blonds, ses yeux clairs, son
front haut, sa taille élevée, sa poitrine large, ses membres musculeux, son
visage rond, son teint blanc et coloré; sa constitution vigoureuse, sa barbe et
sa moustache épaisses et bien fournies. Il avait sous l'oreille droite un
signe, que les Orientaux regardent comme une des plus grandes beautés. «Ce
signe, disent les historiens nationaux, attirait et séduisait les cœurs,
subjuguait le monde, et à son aspect, le schah noir des Indiens se tenait comme
un esclave soumis.»
LIVRE V.
RÉGNE DE MOURAD PREMIER. 1326 - 1389.
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