HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN
LIVRE III
AVÈNEMENT D’URCHAN AU TRÔNE. — CONQUÊTE DE NICÉE ET DE NICOMÉDIE.
— PREMIÈRES INSTITUTIONS POLITIQUES DE L’EMPIRE OTTOMAN —INSTITUTIONS
MILITAIRES. — JANITSCHARES ET SIPAHIS. — COMBAT PRÉS DE PELEKANON, ET
DÉFAITE DEVANT PHILOKRÈNE.—CHUTE DE NICÉE ET PRISE DE KIBOTOS. — FONDATION
D'ÉCOLES ET DE CLOITRES.—CONQUÊTE DE KARASI ET DE PERGAME.—CLOITRES SUR
L’OLYMPE.—TOMBEAUX DES SULTANS.—SAVANTS ET SAINTS A BRUSA.
L'année qui vit Urchan parvenir comme beg à un pouvoir sans limite fut
signalée, comme celle de l'avènement de son père Osman, par la naissance d'un
fils successeur du trône; de même que l'heureuse nouvelle de la prise de
Karadschahiszar s'était répandue avec le bruit de l'arrivée d'Urchan au monde,
ainsi retentit l'annonce de la conquête de Brusa au moment où naissait Murad,
qui devint le troisième souverain des Ottomans. Urchan monta comme Osman sur le
trône, entre le cercueil d'un père et le berceau d'un fils, paré des lauriers
d'un récent triomphe. Son premier soin fut d'offrir le partage des biens
paternels à son frère Alaeddin, homme sage, auquel l'empire ottoman doit ses
premières institutions politiques. Alaeddin, respectant la dernière volonté de
son père, qui avait ordonné que la succession revint exclusivement au frère
aîné, refusa même d'accepter la moitié des troupeaux de chevaux, de bœufs et de
brebis que lui offrait son frère, et demanda seulement pour sa résidence un
village dans la vallée de Kete (Katokeia),
dans la plaine de Brusa, sur la rive occidentale du Nilufer.
«Hé bien! dit Urchan, puisque tu ne veux pas posséder les chevaux, les vaches
et les brebis, sois alors pour moi un pasteur de peuple, c'est-à-dire, un vesir». Alaeddin se résigna au désir de son souverain et
ainsi le frère du second maître des Ottomans devint le premier vesir de l'empire, partageant avec le prince les soins et
les soucis du gouvernement, ainsi qu'avait fait, selon l'histoire racontée par
les Orientaux, Aaron avec son frère Moïse, dont il se fit le vesir. Le mot vesir, suivant
l'acception dans la langue turque, signifie le porte-faix, ce qui répond parfaitement
à la situation de l'homme chargé du fardeau du gouvernement que le souverain a
placé sur son premier ministre en l'investissant d'un pouvoir illimité, mais se
réservant pour lui-même toute la responsabilité. Le premier vesir des Ottomans, frère du souverain armes, ne possédait nullement un pouvoir
étendu comme en reçurent leurs esclaves, les grands vesirs qui lui succédèrent, et qui, ayant au dessous d'eux un grand nombre d'autres vesirs, concentraient dans leurs mains les relations de la
paix, de la guerre et de l'administration intérieure. Alaeddin, étranger au
métier des armes, s'occupa seulement de l'administration et des lois à donner à
l'empire grandissant qu'il affermit par de sages institutions, tandis, que son
frère l'étendait par de nouvelles conquêtes.
Du vivant même d'Ertoghrul, la plus grande partie du Sandschak de sultan Oeni,
sur le versant oriental de l'Olympe, avait été conquise par son fils Osman.
Sous le règne d'Osman, son fils Urchan s'était saisi du pays au delà de
l'Olympe jusqu'aux portes de Nicée et de Nicomédie. Après la conquête de Brusa,
Urchan transporta de Jenitschehr sa résidence dans cette ville si bien placée
pour dominer la contrée, et ses compagnons d'armes Aghdschekodscha,
Konuralp, Abdurrabman-Ghasi et Karadschefes,
tous en resserrant Nicée et Nicomédie par les forts qu'ils avaient dressés aux
portes de ces villes, pénétrèrent dans la partie de la péninsule qui est bornée,
au nord par la mer Noire, au sud par le golfe de Nicomédie, à l'ouest par le
Bosphore, et poussèrent jusqu'à cette dernière limite. Déjà Konuralp avait en
levé sur les deux rives du Sangarius, en deçà d'Akjasi, Konurpa et Akowa; Aphdschekodscha avait pris les places voisines d'Ermenibasari, Ajangœli et kanderi.
Maintenant tous deux, réunissant leurs forces, se portèrent contre les châteaux
d'Aidos et de Semendra, qui
touchant aux rives du Bosphore, ne sont éloignés, le premier que de quatre, et
le second de trois lieues de Skutari. Depuis quelque
temps déjà ils avaient investi Semendra sans qu'il y
eût aucune apparence de succès , lors que les portes s'ouvrirent pour le convoi
funèbre du fils du commandant. Les Ottomans fondirent sur ce cortège, et
s'emparèrent du père. Au lieu d'immoler le prisonnier, comme ils avaient fait
avec les commandants des autres châteaux des frontières, ils offrirent à l'empereur
grec la liberté de son serviteur, moyennant une rançon. L’empereur déclara
qu'il n'achetait et ne vendait pas d'hommes : ainsi leur répondit le seigneur
d'Aidos. Le commandant de Nicomédie consentit seul à
payer la somme demandée. Quant au château de Semendra,
Aghdsche kodscha s'en empara enfin, et tout le territoire fut appelé de son nom
kodscha-Ili ( pays du vieillard ), qui porte encore aujourd'hui. Le tombeau de
ce chef, qui devint en suite un lieu de pèlerinage très-fréquenté s'élève sur
une colline près de kanderi. Konmuralp et Ghasi Abdurrahman investirent le
château d'Aidos situé seulement a une lieue de Semendra, au pied de la montagne du même nom. Les murailles
bravèrent la force des assiégeants; mais le cœur de la fille du commandant ne
put résister à la mâle beauté de Ghasi-Abdurrahman, qu'elle avait vu du haut
des tours qui lui était apparu en songe. Elle lui jeta une lettre au moyen
d'une pierre, et lui indiqua les moyens de se rendre maître la nuit d'elle-même
et du château.
Ghasi-Abdurrahman fut introduit avec quatre-vingts de sas compagnons; puis,
envoyé à Urchan par konuralp avec la nouvelle de la
conquête, il menait aussi la belle fille du châtelain, à laquelle les
vainqueurs devaient leur succès, et que le sultan lui abandonna comme légitime
épouse. De ce mariage naquit Kara Abdurrahman, qui
rivalisa de vaillance avec son père, et dont le nom était encore une sorte d'épouvantail
longtemps après sa mort; car les femmes grecques criaient à leurs enfants pour
les effrayer : Voila le noir Abdurrahman.
Le surnom de noir était d'un heureux augure depuis qu'il avait été porté
par Osman; et voila ce qui le fit donner aussi à Mursaj,
autre vaillant champion d'Aghschekodscha appelé le
noir Mursal. Il conquit la pâte méridionale du golfe
de Nicomédie, qui lui fut donnée en fief avec l'obligation de la protéger au
moyen de vaisseaux garde-côtes. Aujourd’hui encore le point où ce rivage forme
une première anse, lieu fameux par ses grenades et une espèce de bâtiment garde-côtes
, sont appelés kara Mursal.
A quelques lieues plus loin se trouve Jailakabad ou Jalowa (l'ancien sugla ou drépanon), embellie de
palais et d'hôpitaux par Impératrice Hélène, dont le père avait tenu jadis une
auberge en ces lieux, transformés par Constantin en une ville qu'il appela Helenonolis en l’honneur de sa mère. C’est là que se
réfugia l'armée des premiers croisés, conduite par Pierre l'Hermite et Gautier
sans Avoir; elle avait été battue près de Nicée, couvrant les campagnes
environnantes de ses morts. Avec les ossements dos cadavres les Sarrazins élevèrent
des tours et des pyramides à Jalowa : dans les temps modernes, le lieu n'est
plus renomme que par ses eaux thermales. Prés de là s’elève le tombeau
d'un abdal, c'est-à-dire, d'un Terwisch ou serviteur
de Dieu, enthousiaste jusqu'à la folie, qui mena les troupes ottomanes armées
de sabres de bois à la conquête de ce lieu. De l'autre coté du golfe était le
château de Hereke, l'ancien Ankyron,
où mourut Constantin, dont les murs dévastés couvrent encore aujourd'hui le
penchant de la montagne jusqu'au bord de la mer. Il était tombé sous les coups
de Karaali (le noir Ali), père du fameux Begler-Beg-Timurtasch; et
maintenant les Ottomans, maîtres de Jalowa, Hereke et
Nicomédie menaçaient la capitale de l'empire byzantin. Les historiens byzantins
placent la conquête de Nicomédie beaucoup plus tard; les écrivains turcs la
rapportent aussitôt après la chute de Kojunhiszar (Bapheum), alors qu'Osman
remporta la première victoire importante sur Muzalo,
général grec. Ensuite Aghche-Kodscha s'empara de la
capitale de la Bithynie, cette résidence magnifiquement ornée de Dioclétien,
avant qu'il ne déposât le diadème dans la plaine de Nicomédie, et qu'il n'allât
transporter sa demeure sur la côte de Dalmatie. Kaloioannes,
frère de Marie Paléologue, cette fameuse souveraine des Mongols, défendit
vainement Nicomédie contre la puissance des Ottomans. Sa tète tomba avec la
ville.
Un siècle après l'émigration d'Ertoghrul du pays de Rum,
trente ans après la fondation de la puissance indépendante des Ottomans, trois
ans après l'avènement de leur second souverain, dans l'année même ou Charles le
Bel, roi de France, mourait à Paris, où Louis de Bavière se faisait
couronner empereur de Rome, où à Constantinople le vieux Andronic était
précipité du trône et jeté dans un cachot par son petit-fils l'empire ottoman
fut affermi par les premières lois et les premières institutions politiques
qu'Alaeddin avait méditées dans le silence. Ces principes, établis suivant les
besoins de l'État, sont la quatrième base du droit politique de l'islam et,
d'ailleurs, ne sont nullement en contradiction avec les trois sources plus
sacrées, la parole Dieu (le Koran), la parole du
prophète (la Sanna), et la décision unanime des pères de l'Église islamite (les quatre grands imams) ; ils suppléent
seulement à leur silence, remplissent les lacunes qu'elles ont laissées, et,
sous le nom d'urfi, c'est-à-dire de législation
volontaire, forment la règle de l'islam appliquée aux besoins progressifs de
l'État. Dans ta suite, cette législation fut désignée dans l'empire ottoman par
le mot grec Kanun; et cependant la collection appelée Kanunname, c'est-à-dire le droit canonique, n'est pas
un recueil de droit ecclésiastique; c'est plutôt un code politique. Plus d'une fois
il sera question de pareils livres canoniques du droit ottoman, lorsque, dans
cette histoire, nous parlerons des législateurs successifs. Trois objets sont
particulièrement traités dans les institutions conçues par Alaeddin et adoptées
par Urchan : les monnaies, le costume et l'armée. Le droit de battre monnaie et
celui de se faire nommer dans la prière publique et solennelle récitée tous les
vendredis, sont les deux marques caractéristiques de la souveraineté de
l'islam. Selon plusieurs écrivains ottomans, onze années déjà avant le partage
de l'empire seldschukide, lorsqu'il fut investi par le drapeau et le tambour,
par le cheval et l'épée, comme prince gouverneur de Karadschahiszar Osman
aurait fait substituer dans les prières publiques sou nom à celui d'Alaeddin
III, der nier souverain de la dynastie des Seldschuks; mais cet acte de
rébellion ouverte contre le suzerain n'emporterait pas avec lui un grand honneur,
et serait peu croyable de la part d'un simple châtelain insignifiant avant la
chute définitive de l'empire. Les mêmes écrivains, qui ne croient pas pouvoir
attribuer assez tôt au fondateur de l'empire l'exercice des deux droits de
souveraineté, lui font aussi battre monnaie dès la première année de son
autorité indépendante sur Karadschahiszar. Cette assertion est encore moins
soutenante que la première; car si la prière publique au nom d'Osman ne fut
récitée qu'à partir de la première année de son véritable règne indépendant,
les monnaies ottomanes, furent frappées seulement dans la troisième année du
règne d’Urchan. Le vesir Alaeddin, disent les auteurs
originaux de l'histoire ottomane, représenta au souverain son frère que jusqu'alors
la monnaie courante n'avait présenté que l'empreinte des Seldschuks d'Iconium.
et que, désormais, elle devait porter le nom d’Urchan. Si Osman eût fait battre
monnaie le premier, il n'eût pas manqué de faire graver son nom sur les pièces;
et l'on ne peut dire qu'il aurait conservé le coin en usage sous les
Seldschuks, car rétablissement de Konia, seconde capitale de ces princes, échut
à un autre chef plus puissant qu'Osman, et dans le petit château de Karadschahiszar,
où Osman exerçait alors une autorité assez insignifiante, même dans sa
résidence postérieure de Jenischehr, d'après toutes
les dates numismatiques, on ne frappa jamais de monnaie. Ainsi donc, on est
forcé de croire qu'avant l’année 729 de l'hégire, 1328 de l'ère chrétienne,
aucune monnaie ottomane n'avait été frappée, et que le véritable exercice des
deux droits de la souveraineté dans les opinions de l'islam ne peut dater, pour
les princes ottomans, que de cette époque. Depuis , trois fois seulement un
changement a été opéré dans la prière publique, et toujours pour ajouter aux
honneurs déjà rappelés : 1° le titre de sultan fut substitué â celui d'émir
sous Bajesid Ier; 2º la qualification de maître de
deux continents et de deux mers fut ajoutée après la conquête de Constantinople
sous Mohammed II; enfin, la formule se compléta par l'adjonction des mots de
protecteur des deux saintes villes de La Mecque et de Médine, après la conquête
de l'Égypte sous Sédine Ier. Quant aux monnaies,
elles ont subi bien des altérations toujours plus funestes à mesure que
l'empire tombait en décadence; nous les rappellerons chaque fois dans leur
lieu.
L’attention
d’Urchan, ou plutôt d'Alaeddin, se porta sur le costume, non pas tant
toutefois sur les vêtements mêmes que sur les couleurs et la forme de
la coiffure. Bien que plus tard aussi la coupe, l’étoffe, la bordure et la
doublure des divers kaftans, dolimans et des pelisses d’honneur aient été
réglées en partie de la manière la plus précise par le cérémonial et par
des lois somptuaires, alors ce ne fut point encore la question; il
s'agit seulement de la coiffure qui de tout temps a été un signe
caractéristique et distinctif en Orient pour les nations et pour
les classes, ainsi qu’on peut le voir déjà par les sculptures de
Persépolis. Les Grecs, au temps d’Osman, aimaient les bonnets dorés, et
les Turkmans des bonnets de feutre rouge
avec des dulbend de couleur (turban). Afin de distinguer
les Ottomans de ces deux nations les bonnets de feutre blanc furent
adoptés comme la coiffure générale des guerriers et des serviteurs
des princes. Leur forme était oblongue à la manière d’un choux palmiste,
comme on pouvait encore le reconnaître au turban du sultan Urchan sur
son tombeau à Brusa, avant ;que ce monument alors à Biledschik; mais,
dans les cérémonies, à l'exemple du prince, ils les entouraient d’une
étoffe blanche roulée en bourrelet. Le turban d’Urchan, dont le
kaftan d'ailleurs ne différait en rien de celui de son père, ne se
distingue de la coiffure d’Osman que par les bouffantes en forme de
nacelle: reste, cette coiffure offre une grande ressemblance avec la
mitre du grand prêtre des Hébreux, qui rappelle à son tour celle des Mages
sur les sculptures de Persépolis, et la représentation hiéroglyphique du soleil
dans une nacelle en forme de demi-lune. Le règlement du turban ne
subsista sans altération que durant deux règnes, car, sous Bajésid Ilderim si les employés de la cour conservèrent,
comme sous Urchan, les bonnets blancs, parmi les serviteurs des begs
et les officiers, sur la proposition du premier beglerbeg de l’empire, Timurtasch, furent repris les
bonnets rouges. Les deux feutres blanc ou rouge restèrent simples jusqu'à
Mohammed le conquérant, époque à laquelle on se mit à les broder de mille
manières. Alors les blancs furent exclusivement affectés aux janitschares, et
diverses autres espèces de coiffures furent introduites. On appela boerek
les simples feutres, ketsche ceux que portent les
janitschares avec un large morceau d’étoffe descendant par derrière, et ceux de
leurs officiers supérieurs, qui sont faits en forme de cylindre,
reçurent le nom d’uskuf. Le boerek, ainsi qu'on vient de le dire, fut introduit
par le vesir Alaeddin sous Urchan comme la
coiffure générale, puis, sous Bajésid I,
limité à l’armée par le beglerbeg Timurtasch,
pour se charger enfin de broderies et d'ornements sous Mohammed II. La
forme particulière du ketsche remonte à la
bénédiction du derwisch Hadschi-Begtasch,
dont nous parlerons à l'occasion de l’institution des janitschares. L'uskuf,
qui est absolument le bonnet des derwischs de Mewlewi, fui introduit par
Suleiman, fils d’Urchan, second vesir de
l’empire ottoman, en l'honneur de Dschelaleddin-Rumi, fondateur de
l'ordre des derwischs Mewleui. Au lieu des
bonnets en forme d’œuf, ou de choux palmiste, ou pointus, entourés
d’une certaine étoffe par Osman et Urchan, les souverains des Ottomans adoptèrent
ensuite l’uskuf, qui, au temps des premières conquêtes en Europe sous
Murad 1er, fut entièrement couvert d’or à une occasion
qui sera signalée.
Le troisième et le plus important objet des travaux
d'Alaeddin fut l'institution d’une armée, et même d’une force permanente et
soldée antérieure d’un siècle entier à l'organisation adoptée par
Charles VII, roi de France, qui, jusqu'ici, a passé dans l’histoire de
l’Europe du moyen âge pour le premier fondateur des armées permanentes.
Ertoghrul et Osman avaient fait leurs expéditions avec des cavaliers turkmans appelés akindschis (coureurs),qui, à la sommation
de leur seigneur, devaient entrer en campagne. Urchan le premier forma une
troupe de fantassins soldée, même entretenue d’une manière continue,
et qui fut appelée, jaja ou piade. Ces soldats, qui recevaient par jour
un akdsche (alors le quart d’un dirhem
d’argent), étaient formés par dix, par cent, et par mille, commandés
par des décurions et centurions, et des colonels. Cette troupe, fière de
la solde qu’on lui accordait, augmenta bientôt par ses prétentions et son
indiscipline le désordre auquel sa création devait remédier. Alors Urchan
tint conseil avec son frère et vesir Alaeddin,
avec son chef militaire Kara-Charil-Tschendereli beau-frère du scheich Edebali, et par
conséquent parent du sultan. Tschendereli connaissant
trop bien la rudesse obstinée des Turkmans, leur
orgueil et leur insolence, présenta le plan profondément médité, où se
montrent une forte étude des hommes et la politique la plus froide et
la plus étrangère aux sentiments du cœur: il proposa de former une troupe
avec les enfants des chrétiens qui devaient être convertis violemment à
l’islam. «Les vaincus, disait-il, sont les esclaves des vainqueurs, auxquels
reviennent leurs biens, leurs femmes, leurs enfants, comme possession
légitime; en convertissant de force les enfants à l'islam, et en les
enrôlant comme guerriers pour le service de la foi, on travaille à leur
bonheur dans ce inonde et â leur salut éternel : car, selon les paroles du
prophète, chaque enfant apporte en naissant le germe de l’islam qui, en se
développant dans une armée formée d’enfants chrétiens, encouragerait même dans
celle des infidèles l'ardeur de la conversion, et la nouvelle troupe se
recruterait, non-seulement des enfants des vaincus, mais encore d’une foule
de déserteurs de l'ennemi, unis au nouveau croyant par la communauté
d’origine ou d'opinions dissimulées, et attirées par la grandeur des
récompenses. »
Ce système odieux, funeste au christianisme, si fécond en
résultats pour les Moslimes, est unique dans
l'histoire du despotisme militaire. L'antiquité et les temps modernes
n’offrent rien qui puisse lui être comparé. Les chalifes avaient
déjà entouré leur trône de gardes du corps tirés d’esclaves turcs, dont
ils s’étaient assuré l’obéissance et la fidélité par une
énorme solde, et par l’affaiblissement graduel des souvenirs de leur
jeunesse; des conquérants, en transportant leurs troupes hors du pays
où ils étaient nés dans d’autres contrées, ont resserré les liens de la
discipline militaire en même temps qu’ils affaiblissaient l’empire des
anciennes coutumes ; mais nulle part ne furent brisés comme ici tout à la fois
les liens de patrie, de religion, de paternité, et aucun peuple,
à l’exception des Turcs, n’a planté sa puissance sur un terrain
trempé de sang au milieu des ruines de la famille et de la croyance.
Cette milice fut appelée jenitscheri ( troupe nouvelle),
et bientôt le nom des janitschares fut porté d’Asie en Europe sur les
ailes de la victoire. Le nom, comme la forme distinctive du feutre blanc,
ils le reçurent du derwisch Hadschi-Begtash,
fondateur d’un ordre encore aujourd’hui très-répandu dans l’empire ottoman. Urchan,
accompagné de quelques-uns des renégats soldés, visitait le scheich
Hadschi-Besgtach dans le village de Sulidsché Kenarijun aux environs d'Amasia,
pour lui demander sa bénédiction, un drapeau et un nom. Le scheich plaça
la manche de son manteau sur la tête de l’un des soldats qu'on lui
présentait de manière qu’elle pendait par derrière, et dit: «Que son
nom soit jenitscheri ( la nouvelle troupe ), son aspect blanc, son
bras triomphant, son sabre tranchant, sa lance acérée, qu'elle revienne
toujours avec la victoire et la prospérité!... » En mémoire de cette
bénédiction, le bonnet de feutre blanc fut augmenté par derrière d'un
morceau d’étoffe représentant la manche pendante du scheich, et
par-devant on remplaça l’espèce de pompon qui le décorait par la cuiller
de bois, comme indication de l’entretien plus soigné, de la
nourriture plus abondante de la nouvelle troupe. Les noms des officiers
furent empruntés des divers emplois de la cuisine : ainsi le
chef supérieur de la chambrée, c’est-à-dire le colonel du régiment
fut appelé tschorbadschi (faiseur de soupe),
après lui les officiers les plus élevés furent nommés aschdschibaschi (le premier cuisinier ), et sakabaschi (porteur d’eau).
Sur les drapeaux rouges brillaient le croissant et le sabre à double
pointe d’Omar. L’objet sacré du régiment était la marmite autour de
laquelle ou se rassemblait, non-seulement pour manger, mais encore pour tenir
conseil, et ces formes se sont conservés jusqu’à nos jours durant près de
cinq cents ans. Sous Mohammed II les colonnes de l’édifice de
l'empire ottoman furent fortifiées encore; le nombre et la solde des
janitschares furent augmentés. Dans l’origine la paye fut d’un aspre, mais
établie de telle sorte que c'était là seulement le minimum, et
à mesure que s'écoulait le temps et qu’augmentait le service, on y ajoutait
toujours, en établissant toutefois la règle que le maximum ne
pût aller au delà du septuple de la paye primitive.
A l'origine, les janitschares étaient au nombre de mille;
chaque année on forçait mille jeunes garçons chrétiens, choisis dans le nombre
des prisonniers de guerre, à embrasser l’islam et le service militaire; et,
quand le nombre des prisonniers n’était pas suffisant, on complétait
au moyen des enfants que l'on enlevait en pleine paix aux sujets chrétiens
du sultan. Cela se fit ainsi jusqu’au règne de Mohammed IV, où le
recrutement de la troupe dans les propres enfants des soldats
commença sa décadence. Les écrivains ottomans sont unanimes pour louer la
sagesse et la piété de cette institution, qui donna à la terre tant de
conquérants, au ciel tant de vainqueurs dans la guerre sainte; en sorte
que si, dans l'espace de trois cents ans on comptait seulement les mille
chrétiens prescrits, on arriverait au nombre de trois cent mille âmes
sauvées ainsi du gouffre de l’enfer. Mais comme le nombre primitif
de mille monta, sous Mohammed II, à douze mille, sous Suleiman, à
vingt mille, et sous Mohammed IV, à quarante mille, il en résulte que cinq
cent mille enfants chrétiens, au moins, ont été convertis par le glaive,
mais que le fanatisme religieux peut se vanter d’en avoir sacrifié une
bien plus grande quantité au despotisme militaire.
Après l’organisation des janitschares comme noyau des
forces militaires ottomanes, Alaeddin régla les autres parties de l’armée:
la troupe permanente d’infanterie régulièrement soldée qui existait
auparavant (prade ou jaja) reçut des terrains
qui, plus tard, furent transformés en fiefs, avec l’obligation, pour ces
espèces de propriétaires, de rendre en temps de guerre les routes
praticables pour l’armée; ce fut donc un corps de pionniers, dont le
nom est passé avec la chose de l’organisation militaire des Ottomans dans
celle de l'Europe chrétienne. Probablement, à l’origine, leur
nombre, comme celui des janitschares, leurs remplaçants, fut de mille;
dans la suite, il s’augmenta jusqu’à vingt mille; après leur extinction,
les fiefs furent employés à fournir des pensions aux officiers des
janitschares hors de service. L’infanterie irrégulière qui se mettait eu
campagne sans avoir la solde des janitschares, ni les fiefs des piades,
s’appelait asab (libre et léger);
ces hommes étaient des batteurs d’estrade à pied, comme les akindschis
étaient les coureurs â cheval.
Dans la suite, ils furent placés comme rameurs sur les
galères du Grand Seigneur, employés à creuser des fossés, à construire des
ponts, et, dans les sièges, à combler les fossés de leur corps, «afin que
les janitschares s’élançassent d'un pied plus ferme à l’assaut.»
La cavalerie fut, comme l’infanterie, divisée en troupe
régulière et irrégulière: la cavalerie permanente et soldée forma quatre
corps, à l’instant de la garde de la sainte bannière, instituée jadis par le chalife Omar. D’abord elle ne comprit en tout
que deux mille quatre cents hommes; sous Suleiman le Grand, elle s’élevait
à quatre mille: savoir, mille sipahis (cavaliers proprement dits), mille
sisihdars (cavaliers voyageurs), mille nlufedschis (cavaliers mercenaires), et mille ghurebas (cavaliers étrangers) Divisée en
quatre escadrons, à droite et à gauche de l’étendard sacré et du sultan,
elle remplissait les fonctions de garde d’honneur, et occupait le
centre dans l'ordre de bataille et dans le camp. Outre cette cavalerie
soldée, plus tard considérablement augmentée, qui, sous le nom des sipahis
se fit connaître de tout l’Occident, aussi bien que les
janitschares, fut organisée une troupe à cheval, investie de fiefs comme
les piades. Ces cavaliers s’appelaient moszellimans (exempts d’impôt); ils étaient commandés par des officiers nommés subaschis, quand leurs hommes passaient
le nombre de cent, binbaschis, quand ils
en avaient plus de mille, et sandschakbegs (princes des étendards). Cette hiérarchie du service militaire se conserva,
dans la suite, dans la cavalerie beaucoup plus grandement formée des possesseurs
des petits et des grands fiefs (Timars et Siannets).
Là cavalerie irrégulière, qui n’était ni soldée ni investie de fief, nous
avons pu déjà la connaître, sous le nom des akindschis, par ses premiers
services militaires prêtés à Ertoghrul, sous Alaeddin II, puis par la
première expédition d’Osman dans les cantons septentrionaux de l'Asie
Mineure, alors qu’il fut accompagné par son ami, le châtelain grec, Kœsc-Michal, et que le chemin lui fut indiqué par le
tschausch-samszana. Les sipahis réguliers et les akindschis irréguliers â
cheval, comme les janitschares et les asabes à pied, furent la
terreur de toute l'Europe, aussi longtemps que les Turcs la menacèrent comme
conquérants. Les akindschis, au temps du premier siège de Vienne, poussèrent
leurs courses par delà Linz, jusqu'à Regensburg (Ratisbonne), portant le fer et le feu dans le cœur de l'Allemagne. Leur
chef était alors un Michal-Oghli, descendant de ce Kœse-Michal
qui, dans la première irruption d'Osman conduisait les coureurs; depuis, le
commandement était passé héréditairement à sa postérité, comme l’hetmanie se transmet chez les Cosaques. Cette perpétuité
inaltérable de l'institution primitive se trouve à chaque pas dans
l'histoire ottomane; et souvent elle épargne bien des
investigations pour rattacher le présent au passé. Comme le tschausch-samszana
avait indiqué le chemin à la première expédition dans le pays
ennemi, ainsi, dans la suite, les tschauschs qui, dans leur mission comme messagers d'état, avaient appris à
connaître le pays, furent employés à servir de guides à l’armée qui
suivait leurs traces. L'histoire des relations diplomatiques ou militaires
de la Hongrie ou de l’Autriche avec la Porte nous montre, presque en même
temps, les missions des tschauschs et les
ravages des akindschis.
Immédiatement après les institutions d’Alaeddin, les
historiens ottomans placent la conquête de Nicée, que les Byzantins font
précéder du combat de Pelecanon et de la défaite des
Turcs devant Philocrène. L’empereur Andronicus le Jeune, fatigué des irruptions incessantes d'Urchan,
poussées jusqu'au rivage asiatique du Bosphore, résolut enfin de marcher
en personne pour les arrêter. II consulta Kontophres,
son grand veneur, qui déjà, comme gouverneur de Mésothyne,
la partie la plus occidentale de la Bythinie, avait
succédé à Muzalo, précédemment battu par Osman
près de Nicomédie. Kontophres, en homme
expérimenté, et bien au courant du genre de guerre des Turcs, conseilla de
ne pas perdre de temps, et d’opérer de suite, à la fin de mai, avant
que les Ottomans, avec leurs troupeaux, ne gagnassent les montagnes. Des
troupes furent donc rassemblées à la hâte des environs de Byzance, de Dimitoka (Dydimotichon) d’Andrinople
et de Thrace, car il était trop tard pour en appeler de la Macédoine et
des contrées plus éloignées. Dès le commencement de juin ces forces furent
débarquées à Skutari (l'ancienne Chrysopolis), aujourd'hui faubourg de Constantinople,
sur la riveasiatique du Bosphore. Urchan, informé de
ce mouvement, se porta avec de l'infanterie et de la cavalerie
sur les hauteurs qui dominent la côte de la Mérothyne (1330). Après avoir fait en deux jours quatre lieues de chemin, l'empereur
campa le matin de la troisième journée à Pelecanon ( aujourd'hui Maldepe), d'où il apercevait
les Turcs sur les hauteurs. Le conseil de guerre décida qu'on ne
devait pas se hasarder dans les vallées et les défilés occupés par
l’ennemi, mais qu'il fallait lui offrir ici le combat dans la plaine,
et, s’il ne l'acceptait pas, retourner à Constantinople. Cette résolution
adoptée, l'on passa la nuit à Pelecanon. A la
naissance du jour, après la prière ordinaire du matin, les trompettes
des troupes byzantines donnèrent le signal de se ranger en bataille.
Urchan disposa ses soldats derrière les hauteurs, en cacha une partie dans des
enfoncements, et ordonna à trois cents de ses plus habiles archers à
cheval d'attaquer l’ennemi, ce qu'ils firent avec d'autant plus de courage
que les Grecs occupaient la plaine favorable à la cavalerie, tandis
que les Ottomans se tenaient sur un terrain montagneux coupé de fossés. De huit
mille hommes dont se composait l’armée d’Urchan, il en avait placé
mille au centre, mille à l'aile droite, mille à l’aile gauche, en les
couvrant par des collines avancées, de telle sorte que si l'ennemi voulait poursuivre les
cavaliers, qui, fuyant à la manière des Parthes, se retournaient pour lancer
des flèches, ils pussent les recevoir avec des forces et une vigueur
nouvelles. L’empereur, à la vue des trois cents guerriers descendant
des hauteurs, choisit un nombre égal parmi les siens, et les plaça sous le
commandement du grand hétériarque (capitaine des
gardes) Exotrochos. Le courage de ses troupes
dut être refroidi plutôt qu'enflammé par le long discours de l'empereur,
s’il le prononça véritablement tel que le rapporte Cantacuzène, qui assistait à
ce combat revêtu de la dignité de grand domestique; mais
cette harangue n'a pas plus de droit à notre croyance que le récit du
combat des trois cents Turcs contre les trois cents Grecs, renouvelé trois
fuis dans la journée, et dans lequel les premiers auraient laissé cent
morts sur le champ de bataille, tandis que les Grecs n'auraient pas eu un
seul homme tué, et n'auraient compté que quelques blessés. Alors Urchan
fit avancer mille hommes contre les trois cents Grecs dans la plaine.
L’empereur, après avoir loué le grand hétériarque pour son intrépidité dans le triple combat, ordonna de relever
l’escadron fatigué par des troupes fraîches, sous le commandement du grand stratopédarque, Manuel Tagaris.
Dans cette nouvelle lutte, longue et acharnée, les Turcs perdirent
cinquante des leurs ; du côté des Grecs il ne tomba qu'un seul homme,
et quelques chevaux seulement furent blessés. Alors Urchan déboucha des
défilés avec toutes ses forces, confia la conduite de l'action à son
frère Alaeddin, et se tint en observation sur les hauteurs. L'empereur
s’avança contre les Turcs avec toute son armée, dont il conduisait le
centre, tandis que l'aile droite et l'aile gauche étaient commandées par
les deux Cantacuzène, le grand domestique et son cousin Joannes Angélus.
Suivant le rapport du domestique , les Turcs perdirent encore là
cent cinquante hommes, et les Grecs ne virent pas tomber un seul des
leurs, n’eurent pas même un cheval blessé. Comme la nuit s'avançait, le domestique
prononça une harangue, au moins dans son histoire, comme l’empereur
avait fait le matin, exaltant son triomphe et conseillant de retourner à
Constantinople. Mais ses paroles ne purent comprimer l’impétueuse
ardeur des Grecs, dont plusieurs officiers et simples soldats,
s’élançant hors des rangs, fondirent sur l’ennemi. Afin de prévenir le
désordre d’un combat ainsi engagé en dépit de l’ordre de la retraite,
le grand domestique et l’empereur sautèrent bien vite sur leurs chevaux,
et se trouvèrent bientôt avec une poignée de Grecs au milieu de masses
énormes d’ennemis. Le grand domestique eut un cheval tué sous lui;
l’empereur fut blessé légèrement à la cuisse. Le Mysien Sebastopolos qui, avec trois cents soldats assez mal armés,
vint au secours de l’empereur, perdit enfin vingt-cinq hommes, d'après
le propre aveu de Cantacuzène. L’empereur, au lieu de se faire
transporter, dans une litière, sur le champ de bataille, afin
de saisir la victoire, s’enfuit dans le camp de Pelecanon , et envoya aussitôt au protostator de Byzance
l’ordre d’expédier bien vite les vaisseaux nécessaires pour le transport des
troupes. Cependant, dans le camp, le bruit se répandit que l'empereur avait
péri dans l’action : un désordre effroyable dispersa les
troupes; chacun se précipita du côté de Constantinople. Andronicus, porté sur un tapis, avait été déjà déposé
dans un esquif, et regagna la ville de Philokrène (aujourd’hui Tawschandschil), sur les bords de
la mer, et divisant ses troupes en quatre corps, il jeta l’un dans cette
ville, les trois autres dans les châteaux voisins de Dakibysa (aujourd'hui Gebise, autrefois Libyssa, où
se trouve le tombeau d’Annibal), Ritzion (aujourd'hui Daridsche), et Niketiatos (maintenant Eskihiszar, l'ancien château sur le bord de la
mer, au-dessous de Gebise ). Urchan, auquel
Cantacuzène fait aussi tenir un discours à l’effet de soutenir la
nécessité de la retraite, contre l’opinion de Kodscha-Ali et de Tschausch, féroces compagnons d’armes d'Osman, n’avait
laissé que trois cents cavaliers en observation. Ceux-ci, apercevant le
désordre qui régnait dans l'armée grecque, et voyant le camp abandonné, se
divisèrent en deux troupes : deux cents hommes s'en allèrent dans le camp
enlever les chevaux, avec les selles rouges, et la tente de l’empereur; le
reste poursuivit les troupes qui fuyaient sur la route de Philokrène, et courut jusqu'aux portes de la
ville. Par hasard les clefs se trouvaient égarées; les troupes se
pressèrent contre les murailles, entassées avec les voitures, les valets et les
bagages. Parmi les trente-deux Grecs qui forent immolés par les Turcs dans
cette mêlée, se trouvèrent Manuel Tarchaniotes et Nicéphore Cantacuzène, deux parente du grand domestique; cent cinquante
furent pris, quatre cents chevaux enlevés. Dans le combat renouvelé le
lendemain périrent quarante sept Grecs, parmi lesquels le grand hétériarque Exotrochos, qui,
selon certains soupçons, eut la tète fendue, non par un sabre turc,
mais par une arme grecque, soit par erreur, soit par vengeance.
L’armée grecque se retira ensuite vers Skutari, pour
gagner Byzance; les Ottomans reprirent la route de Nicée.
Ce combat près de Philokrène,
dont les historiens byzantins ont déploré l’issue funeste comme une grande
catastrophe, et que les écrivains ottomans dédaignent de rapporter à
cause de son insignifiance, fut le seul effort tenté
par l’impuissance de l'empire byzantin pour secourir sa place
frontière la plus importante, pour la délivrance de Nicée environnée depuis des
années par un cercle qui se resserrait chaque jour davantage. Celte même
tactique militaire par laquelle Urchan, repoussé d'abord de Brusa,
avait fini, au moyen de forts bâtis à ses portes, par lasser la
patience de ses défenseurs, et, au bout de dix années, réduire la ville
épuisée à se rendre volontairement à des forces chaque jour plus
menaçantes; cette tactique, il la répéta contre Nicée avec un égal succès.
Après avoir trouvé les murs de Nicée trop solides et trop élevés pour
être enlevés par un coup de main, les coureurs d'Urchan, conduits par Ssamszama-Tschausch, s'étaient emparés des châteaux
de Kâratekin et de Targhin on Tas-Ali, situés dans le voisinage, et ils avaient ainsi coupé toutes
les communications de la ville avec le dehors. Après un dernier
assaut favorisé par une nuitorageuse, et après
la défaite près de Philokrène, privés de tout
espoir de secours, épuisés par la faim, décimés par la peste, les Grecs se
rendirent à toute l’armée d'Urchan, accourue devant les portes de la
place, sous la condition d'une libre retraite de la garnison vers
Constantinople. Un petit nombre des défenseurs profita de cette
liberté en partant avec le commandant; la plus grande partie, moins
abattue par les misères du siège que blessée des vexations de son
chef, et comptant moins sur la justice et la munificence de l’empereur
chrétien quelle n'espérait en la générosité d'Urchan, alla avec les
habitants au-devant du vainqueur, qui entra dans la ville par la porte de
Jenitschehr, du côté du midi. Ainsi tomba Nicée, le plus puissant
boulevard de l'empire byzantin contre la puissance des Seldschuks, puis
contre les Ottomans, fameuse par le long et rigoureux siège des premiers
croisés, alors quelle était la première capitale des Seldschuks de Rum, qui devint ensuite la résidence de l’empereur de
Byzance, après la conquête de Constantinople par les Francs.
Elle passa pour la seconde fois au pouvoir des Turcs, et l'abandon
facile des Grecs fait un honteux contraste avec la vaillante résistance
que les Seldschuks avaient opposée aux croisés. Durant sept semaines,
toutes les forces de la première croisade, avec ses capitaines immortels,
Godefroy de Boublon, Tancrède, Bohemond,
Hugues le Grand, Robert de Flandre, Robert, comte de Normandie,
Étienne et l'évêque Adhémar, se heurtèrent contre cet obstacle opposé à
leur marche. Des murailles ruisselait l'huile bouillante, pleuvait le feu
grégeois; tout à coup descendaient, comme au siège de Syracuse, des mains de
fer qui, saisissant les assiégeants, les élevaient en l’air, et les
lançaient ensuite morts ou mutilés. Pour l'attaque de la fameuse tour
qui portait le nom des Agenouillés, furent construites des machines
particulières, dont l'une fut appelée le Renard et l'autre la
Tortue, le Renard s’écroula sous le poids qui le chargeait, et fut brisé
par les masses de rochers lancés contre lui, entraînant la mort des
vingt compagnons de l'inventeur Henri; les travailleurs, couverts par la
Tortue, avaient été plus heureux; ils étaient parvenus à enlever
les pierres des fondements de la tour et à les remplacer par des pièces de
bois auxquelles ils mirent le feu, en sorte que la tour s'écroula. Alors
seulement la ville dut s'humilier. Elle se rendit aux Grecs. A cette
époque, l'empereur Alexis s'était avancé, comme cette fois Andronicus avec son armée, jusqu’à Pelekanon,
où les assiégeants, non moins barbares que les assiégés, lui envoyaient un
grand nombre de tètes d'ennemis, ou lui en lançaient au moyen
de leurs catapultes. Le commandant de sa flotte, Butumites,
négocia avec Suleiman, sultan des Seldschuks, la libre retraite de la
garnison, et l'introduction des Grecs du côté du lac, tandis que les
croisés livraient un inutile assaut du côté de la terre. Au grand
étonnement des pèlerins latins, les étendards grecs flottèrent sur les
murailles où parut Butumites, déclarant qu'il
avait pris possession de la place au nom de son maître, l'empereur. De
même que la possession de Nicée avait été enlevée aux croisés par l’artifice
des Grecs, neuf ans après le fameux siège, la politique byzantine fit
perdre cette place aux chrétiens, lorsqu'Alexis, se séparant des croisés,
remit Nicée, par un traité de paix particulier, entre les mains des Seldschucks. Un siècle après, (1106) elle devint
la résidence de l'empereur grec Théodore Lascaris, tandis que les Francs
dominaient à Constantinople, et c’est de là que fut méditée et préparée la
reprise de la capitale. Depuis, elle resta, durant un siècle, comme la
place frontière la plus importante à l'orient, dans la paisible possession des
Grecs, jusqu’à ce qu’ils la remissent une troisième fois aux Moslimes. Elle avait été cédée d'abord sons Nicéphore Botoniates à Suleiman, fondateur de l'empire seldschukide;
puis à son fils Kilidscharslan, par un traité de paix sous Alexis, et,
enfin, elle fut rendue, sous Andronicus le
Jeune, par capitulation, à Urchan. La ville, appelée d'abord Antigona, de son fondateur Antigonas,
prit ensuite le nom de Nicée, en l'honneur de l'épouse de Lysimaque, et le
conserve encore aujourd’hui dans l’altération turque Isnik.
Si Nicée devint Fameuse par le siège des croisés et la
résidence de l’empereur grec, elle n’est pas moins célèbre par les deux
conciles œcuméniques, le premier et le septième, dont l’un détermina la
profession de l'Église catholique, prononça la condamnation de
l’arianisme, fixa le temps de la fête de Pâques, et posa les bases de la
discipline ecclésiastique, dont l’autre adopta le culte des images. L’Église,
où les trois cent dix-huit évêques, parmi lesquels plusieurs pères et
plusieurs saints, réunis de l'Occident et de l’Orient, en présence de
l’empereur Constantin, fondu leur de l’empire, avaient établi la
consubstantialité du père et du fils comme article fondamental de foi
pour tous les temps à venir; cette église fut transformée en mosquée par
Urchan, dont on voit encore le nom taillé au-dessus de la porte sur
des pierres conservées au milieu des ruines. Ce prince, le premier des
Ottomans, à l’imitation des anciens usages des souverains orientaux, grava sur
les édifices publics des inscriptions, qui, depuis lui, dans tonte
l'étendue de l'empire ottoman, placées sur toutes les mosquées, les écoles,
les hôpitaux, les tombeaux, les puits et 1rs portes, apprennent au passant
le nom du fondateur et la date de la construction; souvent même ces monuments portent
des versets du Koran, avec des paraphrases rimées du
plus mauvais goût, le tout en lettres d’or sur un fond d’azur. Le premier
encore, Urchan attacha à cette mosquée une medrese, ou haute
école. Le légiste David, de Kaiszarije (Cœsarée), en Karamanie, y fut installé comme
premier muderris (professeur), et il
y eut pour successeur Mola-Tadscheddin, le
Kurde, qui avait donné l’une de ses filles au vieux scheich Edebali, et
l'autre au juge de l’armée, Chalil-Dschendereli.
Après lui, le troisième muderris fut Alaeddin-Eswed, connu plus particulièrement sous le nom de
Kara-Chodscha (le professeur noir). A la place où les deux Eusèbe, celui
de Nicomédie et celui de Cœsarée, le fameux
historien, avaient été forcés par la menace de la déposition et du bannissement
à la souscription de la profession de Nicée et à l'abjuration de leurs
erreurs, des jeunes garçons chrétiens, enlevés comme recrues pour les
janitschares, furent contraints d’abjurer le christianisme. Ce fut là aussi que
le mola, David de Cœsarée,
ruina toutes les subtilités insaisissables de l’ouvrage mystique si fameux
sous le nom de Cachets des Philosophismes. Dans l’église du
Saint-Synode, les images et les autels furent renversés; et sur
les murailles nues, au lieu de la profession de foi de Nicée, fut
inscrit le symbole de l'islam : « Il n’y a d'autre Dieu que Dieu, et Mahommed est son prophète. «Outre desmosquées et des écoles, Urchan fonda encore à Nicée le premier imaret (cuisine
des pauvres), non loin de la porte dite de Jenitschehr, et il mit à la
tête de cet établissement le scheich Hadschi-Hasan,
jeune disciple d'Edebali, plein de piété et de savoir, qui expliqua la
prosodie d’Andalusi, et mt en rimes le titre du
droit de l'islam sur les partages des successions. Si Urchan n’était pas
assez lettré pour diriger le professeur à l'école, du moins il avait
assez de piété pour fournir de bons exemples à l'administrateur des cuisines
des pauvres; car il distribuait de ses propres mains la soupe aux
malheureux, et le soir il allumait lui-même les lampes. Tandis qu’Urchan, par
la fondation de mosquées, d'écoles et d’établissements de bienfaisance,
veillait à la moralisation et au bien-être des Moslimes,
il n'oubliait pas non plus de satisfaire ses vaillants compagnons d’armes,
que la capitulation de la ville avait privés du pillage et d’un butin longtemps
espéré. Afin de les dédommager, il distribua entre eux les femmes et
les jeunes filles grecques devenues veuves ou orphelines par suite des
calamités d'un long siége, et qui habitaient de magnifiques palais
déserts. Elles les apportèrent en dot comme épouses aux vainqueurs. Le
gouvernement de la ville fut donné au prince Suleiman-Pascha,
fils aîné du sultan, qui avait dirigé les opérations contre Nicée. Déjà, avant
la reddition de la place, il avait succédé comme gouverneur du pays
au vieux guerrier Akdsche-Kodscha, qui avait
donné son nom à la province, de même que son plus jeune frère Murad, âgé
seulement de cinq ans, avait remplacé le héros Kouuralp dans l'administration de Sultanœni. Ces deux
compagnons d’Osman reposaient maintenant dans cette terre qu’ils avaient
si souvent foulée avec leurs chevaux de bataille : le premier à
Kanderi, au milieu de l’isthme qui sépare la mer Noire du golfe de
Nicomédie; le second à Konurpa, dans le district
d’Akjasi, au delà du Sangarius. Leurs tombeaux
sont encore aujourd’hui des lieux de pèlerinages pour les pieux Moslimes. Suleiman et Murad commandèrent dans les deux sandschaks de l’empire naissant jusqu’à ce que,
deux années plus tard, les conquêtes sur la côte méridionale de la
Bithynie s étendant chaque jour, Brusa fut élevée au rang de capitale d'un
troisième sandschak, attribué à Suleiman, et qui
fut appelé Chudawendkiar (le sandschak du seigneur). Dans la suite, le chef-lieu du sandschak kodschaili fut transporté d’isnik (Nicée), à Isnikmid (Nicomédie). Isnik conserva encore quelque prospérité, grâce aux
fabriques de faïence de Perse placées à ses portes; puis
ces établissements s’écroulèrent aussi, et aujourd’hui dans cette enceinte
de hantes murailles, seules respectées par la main des hommes et
du temps, à peine on rencontre quelques cabanes isolées comme dans un
parc solitaire. Le pèlerin n’y trouve à visiter que les tombeaux de
Gundusalp, frère d’Osman, du scheich Eschrefsade, du
noir Chodscha et du poète Ghiali, tandis que le philellène, qui peut encore déchiffrer les inscriptions des
empereurs chrétiens sur les tours et sur les murs de la ville, cherche en
vain le monument où doivent reposer les cendres de l’historien
byzantin Nicetas de Chonia,
qui pleura ici pendant vingt ans, et peignit avec éloquence la
désolation de Constantinople par les Francs.
Suleiman-Pascha, devenu vesir après la mort de son oncle Alaeddin, fit une expédition du
côté du nord, au delà du Sangarius, vers Tarakdschi, Koinik et Modrene, dans les
cantons où son aïeul Osman, accompagné de Kœse-Michal
et de Ssamszana-Tschausch, avait dirigé sa première excursion. Ces trois
places sc soumirent comme Nicée, sans qu’il y eût besoin de tirer
l’épée (1332).
Trois ans encore après la chute de cette dernière ville,
se maintint fermement son ancien entrepôt, son boulevard avancé, Kemlik, l'ancienne Kios des
Grecs, la Kibotes des croisés, qui, située au
fond du golfe Kianien, appelé aujourd'hui de Modania,
était fortifiée autrefois par l’art et la nature, sous les quatre noms
de Kios, de Prusias-sur-Mer.
de Kibotos et de Kemlik.
Ce port a été fameux dans les traditions fabuleuses et l’histoire positive des
Grecs, dans le moyen âge, au commencement des croisades, dans les derniers
temps de l’empire de Byzance et dès les premiers développements de
la puissance ottomane. C'est de là que la première année des croisés
marcha en sept divisions sur Nicée; le sultan des Seldschuks, Suleiman, les
repoussa jusque dans le camp près de Civitot, où
furent massacrés sans pitié et sans distinction, vieillards, religieux, femmes,
enfants, après que l'on eut fait choix des jeunes fil es et des garçons
remarquables par leur beauté, qui forent réservés pour le harem de Nicée.
Trois mille hommes seulement se jetèrent dans le vieux château sur la
hauteur au-dessus du port, et comme il n’y avait pas de portes, ils bouchèrent
les ouvertures avec des boucliers et des pierres, et se défendirent avec des
flèches et des quartiers de roche, jusqu'à ce que l’empereur grec
envoya une troupe de Turkopoles les délivrer.
Sous Osman, ce château avait résisté à l'attaque d'Akdsche-Kodscha et de Kara-Timurtasch; mais,
maintenant, les moissons ayant été dévastées, toute communication étant coupée
avec l’extérieur, il tomba de lui-même entre les mains des
conquérants de Nicée, ainsi qu’il arriva quatre ans après aux forteresses
d’Anachor et d’Armudli, sur
la rive droite du golfe de Nicomédie.
Jusqu’alors, toutes les conquêtes des Ottomans avaient
été faites, tous leurs triomphes avaient été remportés sur les Grecs ; une
génération d’hommes s’était écoulée depuis la fondation de la souveraineté
indépendante d’Osman, sans que ce souverain ni son fils Urchan
en fussent venus aux mains avec l’un des dix princes qui s’étaient partagé
les débris de l’empire seldschukide. Maintenant, arriva le tour
du prince de Karasi, le voisin turkman le plus proche, seigneur de l’ancienne Mysie, au
sud-ouest de l’Olympe, du haut duquel les Ottomans, se précipitant
comme une avalanche, absorbèrent d’abord le pays des dix princes, puis se
grossirent de plus en plus, gagnant de montagne en montagne, et réunissant
canton à canton, agglomérèrent tous les petits États formés de
l’empire seldschukide, et couvrirent enfin toute l’Asie Mineure depuis
l’Olympe jusqu'au Taurus. Adschlan-Beg, prince de Karasi, qui, plus puissant qu’Osman, était devenu, au
partage de l'empire d’Alaeddin III, souverain de toute la
Mysie, avait en mourant laissé deux fils, dont l’année lui succéda au
pouvoir, et dont le plus jeune, Tursun, fut
élevé auprès d'Urchan. Celui-ci, soutenu par le vesir de son père, Hadschi-il-beki,
hostile â son frère, pria Urchan de l’aider à se saisir de la souveraineté de Karasi, promettant, pour prix de ce service, de lui
abandonner les villes d’Aidinschik, de Balikesri, Tirhala et Minias, et s’engageant à se contenter de celles d’Edremid, Kisildsche-Tusla, Binarhiszar et Ajasmend. Urchan
accueillit avec empressement une proposition si favorable à son plan
d'agrandissement; il accompagna Tursun avec une
armée qui sur sa route conquit les places d’Ulubad, Kermasli et Michalidsch, situées
sur le Rhyndakus, ainsi que les châteaux de Koilsos et d’Ailsos. Le prince
de Karasi avait abandonné sans résistance, à
l’approche de l’armée d'Urchan, sa grande ville de Baliskeri placée à l'orient dans la partie montagneuse de ses États, et s'était retiré à
l’ouest dans la forteresse de Bergama (Pergamos), où il ne redoutait point un siège. Urchan
proposa par l'entremise de l’habile vesir Fladschi-Ilbeki un accommodement entre les deux frères
: l'ainé feignit de s’y résigner, puis il se défit de Tursun par
la violence. Urchan, irrité de cette perfidie, força le meurtrier à
implorer le pardon de son fratricide et de sa résistance, et, moyennant
la remise de Bergama, il lui laissa la vie,
fixant Brusa pour sa résidence. Ainsi, après les trois grandes villes
de la Bithynie, succomba aussi la capitale de la Mysie, l’ancienne
résidence du roi Attale, célèbre dans l’histoire des arts et des
sciences par l’invention du parchemin, par les magnifiques tapis si
recherchés des Romains, par sa bibliothèque de deux cent mille manuscrits,
et pour avoir donné naissance à Gallien et au maître d'éloquence
d'Auguste, l’illustre Apollodore. Aujourd'hui, quelques misérables huttes
occupées par deux mille Turcs et Grecs se perdent an milieu des ruines
imposantes des anciens édifices; parmi les débris d’un temple d'Esculape
et de Minerve, sont cachées derrière les futs des colonnes du
théâtre, abritées par les testes d’une porte magnifique et d’un aqueduc.
Urchan réunit cette ville avec son territoire au gouvernement de Suleiman-Pascha, en sorte qu’elle se trouva comprise dans le sandschak de Chudawendkiar ou de
Brusa, et il confia l'administration de celui de Karasi au vesir du dernier prince, Hadschi-Ilbeki,
en lui adjoignant de ses propres officiers, Adsche-Beg
et Evrenos-Beg, anciens commandants grecs de Brusa,
et convertis à l’islam. L’acquisition de l’Etat de Karasi fut suivie d’une halte de vingt années dans la marche de la conquête:
pendant ce temps, tous les écrivains ottomans gardent le plus profond silence,
sans qu’on puisse l'interpréter, ainsi que le font les historiens
byzantins, comme un aveu tacite de pertes et de défaites. Durant cette
trêve extraordinaire faite aux acquisitions nouvelles, la discipline
militaire et l'ordre furent fermement établis sur les bases des
institutions tracées par Alaeddin; à Brusa, aussitôt après l'incorporation
du pays de Karasi, s’élevèrent des mosquées, des
écoles, des imarets et des caravansérais (1133); par ces pieuses
fondations, la capitale de l’empire rivalisa bientôt avec Nicée, où
cinq ans auparavant avaient été établis le premier imaret et la
première école, et la surpassa bientôt en éclat et en richesse.
A l’exemple de son père Osman, qui avait bâti des
couvents pour les derwischs Torud et Abdal-Kumral, Urchan fit construire pour le pieux Geiklibaba (père des cerfs) une retraite qui est
encore aujourd'hui un lieu de pèlerinage très-fréquenté et qui s’élève au pied
du mont Olympe; un peu plus haut, à un endroit appelé Gôkbinari (source du ciel), se découvrent le tombeau
de Doghlibaba (le père potier), contre les
murailles, sur le bord du clair ruisseau d’Alischir,
qui se précipite de l'Olympe, le cloître d'Abdal-Murad, et, à l'ouest de
la ville, près des bains, le couvent et le tombeau d’Abdal-Musa. Ces
deux babas ou pères, ainsi que ces deux abdals ou santons, avaient accompagné Urchan à la conquête de Brusa; par leurs
prières et la vertu miraculeuse qu’on y attachait, ils avaient attiré la
victoire sur les armes des Turcs, et les bénédictions du ciel sur la
nouvelle résidence; le conquérant éternisa sa reconnaissance par
l’érection de nombreuses cellules auprès desquelles il les
fit ensevelir. Les noms des deux religieux sont significatifs : le
premier avait coutume de vivre au milieu des cerfs et des biches; le
second ne se nourrissait que de lait caillé. La tradition s’est emparée de
leur vie; elle place le premier sur un cerf pour porter secours aux
assiégeants; elle lui met à la main un sabre du poids de
cent cinquante livres, fait faire des prodiges de valeur à Abdal-Murad
avec une épée de bois, tandis qu’Abdal-Musa aurait porté des
charbons ardents enveloppés dans du coton. Le père des cerfs, Persan
de Choi, élève du scheich Élias, qui, sous Osman, s'était acquis un renom
de piété et de sainteté, vivait au milieu des bois, et se rendit,
pour une mission particulière, sur un cerf auprès d’Urchan, ayant sur
l’épaule un platane qu'il planta dans la cour du palais du prince,
comme un symbole de l’accroissement et du développement de l'empire. Les
incendies ont détruit l'arbre avec le château. Abdal-Murad céda aussi à
l'invitation d’Urchan, et fit avec son sabre de bois des prodiges de
valeur contre les infidèles et contre d’énormes serpents qui désolaient le
palais. Il fut le saint Georges et le Roland des Ottomans. Suleiman le
Grand, lorsqu’il visita sa cellule et son tombeau, afin de rendre hommage
à la croyance populaire, fit diminuer le sabre d’un tiers, et ordonna
de déposer la partie qu'il avait retranchée dans le trésor du Serai, à côté
des armes du prophète, de ses successeurs et de leurs grands
capitaines. Des voyageurs européens, dans la simplicité de leur zèle,
ont pris l'épée de bois de l'illuminé derwisch pour la fameuse durandane de Roland, et se sont
imaginé qu’en ces lieux les Moslimes vénéraient cette arme, objet de leur terreur.
Puisqu’il est ici question des pères babas ou dedes et des abdals, et que dans
le cours de cette histoire, ils se représenteront plus d’une fois
encore, il est nécessaire de dire quelques mots pour les distinguer des
derwischs et des scheichs ordinaires aux yeux du lecteur peu
au courant de la filiation de l’ascétisme de l’islam. Les derwischs
sont des moines; ceux d’un degré supérieur s'appellent scheichs (les anciens).
Les solitaires sont nommés sahids, et les
cellules construites pour eut sawijes, comme les
cloîtres des derwischs tekijcs. Les solitaires qui
acquièrent quelque renommée par leur piété méritent ainsi le nom de pères,
babas ou dedes, tatis ou abdals ; les écrivains de voyages les comprennent
tous sous la désignation de santons. D’après la hiérarchie mystique bien
formée de l’ascétisme de l’islam, il y a toujours sur la terre un
nombre déterminé de saints placés à des degrés plus ou moins élevés de
l’union divine. Il n’existe jamais que quarante abdals en même temps; celui qui meurt est aussitôt remplacé par un autre. Comme
le ciel seul connaît ceux qui, à chaque époque, doivent être
portés parmi les élus, il est facile de prétendre sur la terre à cet
honneur; et c'est aux fous qu’il est le plus facilement accordé par leurs
contemporains. Aux quarante élus, qui, au temps d’Urchan, vivaient dispersés
sur la terre dans tous les pays de l’islam, appartenaient aussi les
deux saints Abdal-Murad et Abdal-Musa, dont les tombeaux sont à
Brusa.
A l’exemple d’Osman, de simples fidèles firent de pieuses
fondations à Brusa; de son temps, Jleri-Chodscha,
l’un des compagnons d'Urchan, après la conquête, éleva une mosquée tout
près du château: le scheich Achi-Hasan, beau-père
d’Edebali, établit un cloître, et Lala-Schahin,
général d’Urchan et de Murad Ier, qui sera nommé plus d’une fois,
fonda une école. Urchan lui avait à l’avance donné tout le butin
d’une expédition; comme ce butin se trouva énorme, le souverain se
repentit de sa promesse; mais le savant Mola-Tadscheddin-Kurde décida que le bien donné ne pouvait
être repris. Lala-Schahin ne voulant pas
déplaire au prince par l’accumulation de tant de dépouilles, les appliqua
à la fondation de l’école supérieure de Brusa, fameuse sous le nom
de Lalaschahinije. Ainsi s'élevèrent, dans
l'intérieur du château et de la ville, des mosquées et des écoles, et, au
dehors, au pied de l’0lympe, les couvents et les cellules des pères
en Dieu. De tout temps, la beauté de l’Olympe avait appelé les
admirateurs de la nature et du Créateur dans les vallées profondes qu’il
renferme, et sur ses hauteurs. Au temps des empereurs byzantins, l’Olympe
était habité par des moines consacrés à la vie contemplative, retranchés
du monde, abîmés dans l’étude d’eux-mêmes et de la nature, et que les
souverains ne dédaignaient pas de visiter pour obtenir par leurs prières des
héritiers du trône et des succès dans les guerres contre les Sarrasins.
A la place des cénobites et des ermites grecs se
répandirent maintenant, dans les retraites et les cellules, des derwischs
et des santons turcs, depuis le pied jusqu’au sommet de l’Olympe, au
milieu des troupeaux des hordes des Turkmans errant
tout autour. Le calme et la fraîcheur de ces lieux, qui favorisent la sainte
oisiveté des moines et des solitaires, charmèrent aussi dans la suite les
rêveries des poètes, les méditations des savants. Scheichi,
le premier poète romantique des Ottomans, chanta le beau poème de Chosrew et Schirin sur les
hauteurs de l’Olympe, au bruissement des arbres, au doux murmure des
ruisseaux; Wasi-Ali, auteur de la traduction des
fables de Bidpai, recueillit, dans les campagnes
embaumées de Brusa, les plus belles fleurs de la poésie et de la
rhétorique, et répandit sur son ouvrage immortel la brillante parure, les
sublimes harmonies empruntées aux gazons, aux feuillages, aux profondeurs des
bois, aux bruits des cascades et des torrents. Chiali (riche en imagination) se livra à ses inspirations lyriques, et Deliburader (le frère bizarre) composa ses naïfs et
gracieux récits. Un autre Chosrew et un autre Chiali méditèrent ici des ouvrages classiques sur
la législation, la théologie et la jurisprudence ; enfin, c'est là
que le grand scheich Albestami et le grand juge Alsenari conçurent les plus imposants monuments de la
théologie et de la jurisprudence ottomanes. Ces pieux et saints
personnages, ces poètes et ces juges reposent au pied de l’Olympe, où ils
allaient passer les heures les plus heureuses de leur vie, ou bien auprès
des écoles où ils étudiaient, où ils enseignaient, et, après avoir puisé
aux sources de la science, ils répandirent leurs sentiments, leurs
idées et leurs connaissances dans des ouvrages qui vivront aussi
longtemps que l'empire et la langue des Ottomans. Dans la terre
sainte de Brusa repose encore le plus fameux de tous les scheichs,
Mohammed de Bochara, connu sous le nom de
Sultan-Émir, prince dans l'empire de la sainteté. Au-dessus de son
tombeau qui donne son nom à un quartier de la ville, s’élève l’une des plus
vastes mosquées, souvent dévastée par le feu et toujours réparée par la
piété des sultans. La résidence des souverains ottomans devint aussi le
lieu de leur sépulture. Dans les mosquées bâties par eux dans le château,
dans la ville et dans les faubourgs, reposent Osman, Urchan, Bajesid, les deux premiers Murad et Mohammed Ier, à
côté de leurs frères, de leurs fils, de leurs filles et de leurs épouses,
tous recouverts de pompeux mausolées. Près de ces dix sultans
sont rangés vingt-six princes de leur sang, puis viennent les
premiers vesirs et les premiers beglerbegs de l'empire, parmi lesquels brillent les noms des Dschendereli et de Timurtasch; à la suite sont placés les
autres vesirs et les muftis, dans lesquels on
distingue le conquérant de Chypre, Kodscha-Mustafa-Pascha,
et le savant historien Asif-Efendi. Autour des mausolées des premiers
sultans et des saints de l'empire ottoman sont groupés environ
cinq cents tombeaux de vesirs, de pasebas, de scheichs, de professeurs, de rhéteurs, de
poètes, de médecins et même de musiciens célèbres.
Brusa, renommée pour la beauté de ses environs, pour
l'efficacité de ses bains, la richesse de ses produits naturels et industriels,
pour la limpidité de ses eaux descendant de l'Olympe, pour ses
délicieux raisins, ses mûres, ses poires, dont on compte quarante-huit
espèces; pour ses abricots, ses cerises et ses châtaignes, pour ses
soies, ses laines, son écume de mer, avec laquelle se fabriquent les
belles pipes turques ; pour ses pâtisseries, ses sorbets, ses
confitures; ses étoffes de soie brochée, ses mousselines, ses
velours, ses tapis, Brusa jouit aux yeux des Ottomans d'un avantage bien
autrement précieux que tous ces dons du ciel ou de l’art : die a été la
première résidence ; c'est la métropole de tant de pieux et savants personnages;
c’est la terre classique et sacrée; jusqu'à la conquête de
Constantinople, elle a occupé le premier rang parmi les cités; ensuite,
elle disputa la seconde place à Andrinople, résidence passagère des
sultans, et à Bagdad, appelée la demeure des saints, â cause de ses
tombeaux; aujourd'hui encore elle est inscrite dans les titres du
sultan comme la troisième ville de l’empire.
LIVRE IV
LES TURCS PASSENT VINGT FOIS EN EUROPE. — CHUTE DE
GALLPOLI. — MORT DE SULEIMAN- L'ÉTAT MONACAL DES TURCS. — MORT
D’URCHAN. — LE TITRE DE PASCHA.
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