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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 
 

 

 

HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN

 

LIVRE III

AVÈNEMENT D’URCHAN AU TRÔNE. — CONQUÊTE DE NICÉE ET DE NICOMÉDIE. — PREMIÈRES INSTITUTIONS POLITIQUES DE L’EMPIRE OTTOMAN —INSTITUTIONS MILITAIRES. — JANITSCHARES ET SIPAHIS. — COMBAT PRÉS DE PELEKANON, ET DÉFAITE DEVANT PHILOKRÈNE.—CHUTE DE NICÉE ET PRISE DE KIBOTOS. — FONDATION D'ÉCOLES ET DE CLOITRES.—CONQUÊTE DE KARASI ET DE PERGAME.—CLOITRES SUR L’OLYMPE.—TOMBEAUX DES SULTANS.—SAVANTS ET SAINTS A BRUSA.

 

L'année qui vit Urchan parvenir comme beg à un pouvoir sans limite fut signalée, comme celle de l'avènement de son père Osman, par la naissance d'un fils successeur du trône; de même que l'heureuse nouvelle de la prise de Karadschahiszar s'était répandue avec le bruit de l'arrivée d'Urchan au monde, ainsi retentit l'annonce de la conquête de Brusa au moment où naissait Murad, qui devint le troisième souverain des Ottomans. Urchan monta comme Osman sur le trône, entre le cercueil d'un père et le berceau d'un fils, paré des lauriers d'un récent triomphe. Son premier soin fut d'offrir le partage des biens paternels à son frère Alaeddin, homme sage, auquel l'empire ottoman doit ses premières institutions politiques. Alaeddin, respectant la dernière volonté de son père, qui avait ordonné que la succession revint exclusivement au frère aîné, refusa même d'accepter la moitié des troupeaux de chevaux, de bœufs et de brebis que lui offrait son frère, et demanda seulement pour sa résidence un village dans la vallée de Kete (Katokeia), dans la plaine de Brusa, sur la rive occidentale du Nilufer. «Hé bien! dit Urchan, puisque tu ne veux pas posséder les chevaux, les vaches et les brebis, sois alors pour moi un pasteur de peuple, c'est-à-dire, un vesir». Alaeddin se résigna au désir de son souverain et ainsi le frère du second maître des Ottomans devint le premier vesir de l'empire, partageant avec le prince les soins et les soucis du gouvernement, ainsi qu'avait fait, selon l'histoire racontée par les Orientaux, Aaron avec son frère Moïse, dont il se fit le vesir. Le mot vesir, suivant l'acception dans la langue turque, signifie le porte-faix, ce qui répond parfaitement à la situation de l'homme chargé du fardeau du gouvernement que le souverain a placé sur son premier ministre en l'investissant d'un pouvoir illimité, mais se réservant pour lui-même toute la responsabilité. Le premier vesir des Ottomans, frère du souverain armes, ne possédait nullement un pouvoir étendu comme en reçurent leurs esclaves, les grands vesirs qui lui succédèrent, et qui, ayant au dessous d'eux un grand nombre d'autres vesirs, concentraient dans leurs mains les relations de la paix, de la guerre et de l'administration intérieure. Alaeddin, étranger au métier des armes, s'occupa seulement de l'administration et des lois à donner à l'empire grandissant qu'il affermit par de sages institutions, tandis, que son frère l'étendait par de nouvelles conquêtes.

Du vivant même d'Ertoghrul, la plus grande partie du Sandschak de sultan Oeni, sur le versant oriental de l'Olympe, avait été conquise par son fils Osman. Sous le règne d'Osman, son fils Urchan s'était saisi du pays au delà de l'Olympe jusqu'aux portes de Nicée et de Nicomédie. Après la conquête de Brusa, Urchan transporta de Jenitschehr sa résidence dans cette ville si bien placée pour dominer la contrée, et ses compagnons d'armes Aghdschekodscha, Konuralp, Abdurrabman-Ghasi et Karadschefes, tous en resserrant Nicée et Nicomédie par les forts qu'ils avaient dressés aux portes de ces villes, pénétrèrent dans la partie de la péninsule qui est bornée, au nord par la mer Noire, au sud par le golfe de Nicomédie, à l'ouest par le Bosphore, et poussèrent jusqu'à cette dernière limite. Déjà Konuralp avait en levé sur les deux rives du Sangarius, en deçà d'Akjasi, Konurpa et Akowa; Aphdschekodscha avait pris les places voisines d'Ermenibasari, Ajangœli et kanderi. Maintenant tous deux, réunissant leurs forces, se portèrent contre les châteaux d'Aidos et de Semendra, qui touchant aux rives du Bosphore, ne sont éloignés, le premier que de quatre, et le second de trois lieues de Skutari. Depuis quelque temps déjà ils avaient investi Semendra sans qu'il y eût aucune apparence de succès , lors que les portes s'ouvrirent pour le convoi funèbre du fils du commandant. Les Ottomans fondirent sur ce cortège, et s'emparèrent du père. Au lieu d'immoler le prisonnier, comme ils avaient fait avec les commandants des autres châteaux des frontières, ils offrirent à l'empereur grec la liberté de son serviteur, moyennant une rançon. L’empereur déclara qu'il n'achetait et ne vendait pas d'hommes : ainsi leur répondit le seigneur d'Aidos. Le commandant de Nicomédie consentit seul à payer la somme demandée. Quant au château de Semendra, Aghdsche kodscha s'en empara enfin, et tout le territoire fut appelé de son nom kodscha-Ili ( pays du vieillard ), qui porte encore aujourd'hui. Le tombeau de ce chef, qui devint en suite un lieu de pèlerinage très-fréquenté s'élève sur une colline près de kanderi. Konmuralp et Ghasi Abdurrahman investirent le château d'Aidos situé seulement a une lieue de Semendra, au pied de la montagne du même nom. Les murailles bravèrent la force des assiégeants; mais le cœur de la fille du commandant ne put résister à la mâle beauté de Ghasi-Abdurrahman, qu'elle avait vu du haut des tours qui lui était apparu en songe. Elle lui jeta une lettre au moyen d'une pierre, et lui indiqua les moyens de se rendre maître la nuit d'elle-même et du château.

Ghasi-Abdurrahman fut introduit avec quatre-vingts de sas compagnons; puis, envoyé à Urchan par konuralp avec la nouvelle de la conquête, il menait aussi la belle fille du châtelain, à laquelle les vainqueurs devaient leur succès, et que le sultan lui abandonna comme légitime épouse. De ce mariage naquit Kara Abdurrahman, qui rivalisa de vaillance avec son père, et dont le nom était encore une sorte d'épouvantail longtemps après sa mort; car les femmes grecques criaient à leurs enfants pour les effrayer : Voila le noir Abdurrahman.

Le surnom de noir était d'un heureux augure depuis qu'il avait été porté par Osman; et voila ce qui le fit donner aussi à Mursaj, autre vaillant champion d'Aghschekodscha appelé le noir Mursal. Il conquit la pâte méridionale du golfe de Nicomédie, qui lui fut donnée en fief avec l'obligation de la protéger au moyen de vaisseaux garde-côtes. Aujourd’hui encore le point où ce rivage forme une première anse, lieu fameux par ses grenades et une espèce de bâtiment garde-côtes , sont appelés kara Mursal. A quelques lieues plus loin se trouve Jailakabad ou Jalowa (l'ancien sugla ou drépanon), embellie de palais et d'hôpitaux par Impératrice Hélène, dont le père avait tenu jadis une auberge en ces lieux, transformés par Constantin en une ville qu'il appela Helenonolis en l’honneur de sa mère. C’est là que se réfugia l'armée des premiers croisés, conduite par Pierre l'Hermite et Gautier sans Avoir; elle avait été battue près de Nicée, couvrant les campagnes environnantes de ses morts. Avec les ossements dos cadavres les Sarrazins élevèrent des tours et des pyramides à Jalowa : dans les temps modernes, le lieu n'est plus renomme que par ses eaux thermales. Prés de là  s’elève le tombeau d'un abdal, c'est-à-dire, d'un Terwisch ou serviteur de Dieu, enthousiaste jusqu'à la folie, qui mena les troupes ottomanes armées de sabres de bois à la conquête de ce lieu. De l'autre coté du golfe était le château de Hereke, l'ancien Ankyron, où mourut Constantin, dont les murs dévastés couvrent encore aujourd'hui le penchant de la montagne jusqu'au bord de la mer. Il était tombé sous les coups de Karaali (le noir Ali), père du fameux Begler-Beg-Timurtasch; et maintenant les Ottomans, maîtres de Jalowa, Hereke et Nicomédie menaçaient la capitale de l'empire byzantin. Les historiens byzantins placent la conquête de Nicomédie beaucoup plus tard; les écrivains turcs la rapportent aussitôt après la chute de Kojunhiszar (Bapheum), alors qu'Osman remporta la première victoire importante sur Muzalo, général grec. Ensuite Aghche-Kodscha s'empara de la capitale de la Bithynie, cette résidence magnifiquement ornée de Dioclétien, avant qu'il ne déposât le diadème dans la plaine de Nicomédie, et qu'il n'allât transporter sa demeure sur la côte de Dalmatie. Kaloioannes, frère de Marie Paléologue, cette fameuse souveraine des Mongols, défendit vainement Nicomédie contre la puissance des Ottomans. Sa tète tomba avec la ville.

Un siècle après l'émigration d'Ertoghrul du pays de Rum, trente ans après la fondation de la puissance indépendante des Ottomans, trois ans après l'avènement de leur second souverain, dans l'année même ou Charles le Bel, roi de France, mourait à Paris, où Louis de Bavière se faisait couronner empereur de Rome, où à Constantinople le vieux Andronic était précipité du trône et jeté dans un cachot par son petit-fils l'empire ottoman fut affermi par les premières lois et les premières institutions politiques qu'Alaeddin avait méditées dans le silence. Ces principes, établis suivant les besoins de l'État, sont la quatrième base du droit politique de l'islam et, d'ailleurs, ne sont nullement en contradiction avec les trois sources plus sacrées, la parole Dieu (le Koran), la parole du prophète (la Sanna), et la décision unanime des pères de l'Église islamite (les quatre grands imams) ; ils suppléent seulement à leur silence, remplissent les lacunes qu'elles ont laissées, et, sous le nom d'urfi, c'est-à-dire de législation volontaire, forment la règle de l'islam appliquée aux besoins progressifs de l'État. Dans ta suite, cette législation fut désignée dans l'empire ottoman par le mot grec Kanun; et cependant la collection appelée Kanunname, c'est-à-dire le droit canonique, n'est pas un recueil de droit ecclésiastique; c'est plutôt un code politique. Plus d'une fois il sera question de pareils livres canoniques du droit ottoman, lorsque, dans cette histoire, nous parlerons des législateurs successifs. Trois objets sont particulièrement traités dans les institutions conçues par Alaeddin et adoptées par Urchan : les monnaies, le costume et l'armée. Le droit de battre monnaie et celui de se faire nommer dans la prière publique et solennelle récitée tous les vendredis, sont les deux marques caractéristiques de la souveraineté de l'islam. Selon plusieurs écrivains ottomans, onze années déjà avant le partage de l'empire seldschukide, lorsqu'il fut investi par le drapeau et le tambour, par le cheval et l'épée, comme prince gouverneur de Karadschahiszar Osman aurait fait substituer dans les prières publiques sou nom à celui d'Alaeddin III, der nier souverain de la dynastie des Seldschuks; mais cet acte de rébellion ouverte contre le suzerain n'emporterait pas avec lui un grand honneur, et serait peu croyable de la part d'un simple châtelain insignifiant avant la chute définitive de l'empire. Les mêmes écrivains, qui ne croient pas pouvoir attribuer assez tôt au fondateur de l'empire l'exercice des deux droits de souveraineté, lui font aussi battre monnaie dès la première année de son autorité indépendante sur Karadschahiszar. Cette assertion est encore moins soutenante que la première; car si la prière publique au nom d'Osman ne fut récitée qu'à partir de la première année de son véritable règne indépendant, les monnaies ottomanes, furent frappées seulement dans la troisième année du règne d’Urchan. Le vesir Alaeddin, disent les auteurs originaux de l'histoire ottomane, représenta au souverain son frère que jusqu'alors la monnaie courante n'avait présenté que l'empreinte des Seldschuks d'Iconium. et que, désormais, elle devait porter le nom d’Urchan. Si Osman eût fait battre monnaie le premier, il n'eût pas manqué de faire graver son nom sur les pièces; et l'on ne peut dire qu'il aurait conservé le coin en usage sous les Seldschuks, car rétablissement de Konia, seconde capitale de ces princes, échut à un autre chef plus puissant qu'Osman, et dans le petit château de Karadschahiszar, où Osman exerçait alors une autorité assez insignifiante, même dans sa résidence postérieure de Jenischehr, d'après toutes les dates numismatiques, on ne frappa jamais de monnaie. Ainsi donc, on est forcé de croire qu'avant l’année 729 de l'hégire, 1328 de l'ère chrétienne, aucune monnaie ottomane n'avait été frappée, et que le véritable exercice des deux droits de la souveraineté dans les opinions de l'islam ne peut dater, pour les princes ottomans, que de cette époque. Depuis , trois fois seulement un changement a été opéré dans la prière publique, et toujours pour ajouter aux honneurs déjà rappelés : 1° le titre de sultan fut substitué â celui d'émir sous Bajesid Ier; 2º la qualification de maître de deux continents et de deux mers fut ajoutée après la conquête de Constantinople sous Mohammed II; enfin, la formule se compléta par l'adjonction des mots de protecteur des deux saintes villes de La Mecque et de Médine, après la conquête de l'Égypte sous Sédine Ier. Quant aux monnaies, elles ont subi bien des altérations toujours plus funestes à mesure que l'empire tombait en décadence; nous les rappellerons chaque fois dans leur lieu.

L’attention d’Urchan, ou plutôt d'Alaeddin, se porta sur le costume, non pas tant toutefois sur les vêtements mêmes que sur les couleurs et la forme de la coiffure. Bien que plus tard aussi la coupe, l’étoffe, la bordure et la doublure des divers kaftans, dolimans et des pelisses d’honneur aient été réglées en partie de la manière la plus précise par le cérémonial et par des lois somptuaires, alors ce ne fut point encore la question; il s'agit seulement de la coiffure qui de tout temps a été un signe caractéristique et distinctif en Orient pour les nations et pour les classes, ainsi qu’on peut le voir déjà par les sculptures de Persépolis. Les Grecs, au temps d’Osman, aimaient les bonnets dorés, et les Turkmans des bonnets de feutre rouge avec des dulbend de couleur (turban). Afin de distinguer les Ottomans de ces deux nations les bonnets de feutre blanc furent adoptés comme la coiffure générale des guerriers et des serviteurs des princes. Leur forme était oblongue à la manière d’un choux palmiste, comme on pouvait encore le reconnaître au turban du sultan Urchan sur son tombeau à Brusa, avant ;que ce monument alors à Biledschik; mais, dans les cérémonies, à l'exemple du prince, ils les entouraient d’une étoffe blanche roulée en bourrelet. Le turban d’Urchan, dont le kaftan d'ailleurs ne différait en rien de celui de son père, ne se distingue de la coiffure d’Osman que par les bouffantes en forme de nacelle: reste, cette coiffure offre une grande ressemblance avec la mitre du grand prêtre des Hébreux, qui rappelle à son tour celle des Mages sur les sculptures de Persépolis, et la représentation hiéroglyphique du soleil dans une nacelle en forme de demi-lune. Le règlement du turban ne subsista sans altération que durant deux règnes, car, sous Bajésid Ilderim si les employés de la cour conservèrent, comme sous Urchan, les bonnets blancs, parmi les serviteurs des begs et les officiers, sur la proposition du premier beglerbeg de l’empire, Timurtasch, furent repris les bonnets rouges. Les deux feutres blanc ou rouge restèrent simples jusqu'à Mohammed le conquérant, époque à laquelle on se mit à les broder de mille manières. Alors les blancs furent exclusivement affectés aux janitschares, et diverses autres espèces de coiffures furent introduites. On appela boerek les simples feutres, ketsche ceux que portent les janitschares avec un large morceau d’étoffe descendant par derrière, et ceux de leurs officiers supérieurs, qui sont faits en forme de cylindre, reçurent le nom d’uskuf. Le boerek, ainsi qu'on vient de le dire, fut introduit par le vesir Alaeddin sous Urchan comme la coiffure générale, puis, sous Bajésid I, limité à l’armée par le beglerbeg Timurtasch, pour se charger enfin de broderies et d'ornements sous Mohammed II. La forme particulière du ketsche remonte à la bénédiction du derwisch Hadschi-Begtasch, dont nous parlerons à l'occasion de l’institution des janitschares. L'uskuf, qui est absolument le bonnet des derwischs de Mewlewi, fui introduit par Suleiman, fils d’Urchan, second vesir de l’empire ottoman, en l'honneur de Dschelaleddin-Rumi, fondateur de l'ordre des derwischs Mewleui. Au lieu des bonnets en forme d’œuf, ou de choux palmiste, ou pointus, entourés d’une certaine étoffe par Osman et Urchan, les souverains des Ottomans adoptèrent ensuite l’uskuf, qui, au temps des premières conquêtes en Europe sous Murad 1er, fut entièrement couvert d’or à une occasion qui sera signalée.

Le troisième et le plus important objet des travaux d'Alaeddin fut l'institution d’une armée, et même d’une force permanente et soldée antérieure d’un siècle entier à l'organisation adoptée par Charles VII, roi de France, qui, jusqu'ici, a passé dans l’histoire de l’Europe du moyen âge pour le premier fondateur des armées permanentes. Ertoghrul et Osman avaient fait leurs expéditions avec des cavaliers turkmans appelés akindschis (coureurs),qui, à la sommation de leur seigneur, devaient entrer en campagne. Urchan le premier forma une troupe de fantassins soldée, même entretenue d’une manière continue, et qui fut appelée, jaja ou piade. Ces soldats, qui recevaient par jour un akdsche (alors le quart d’un dirhem d’argent), étaient formés par dix, par cent, et par mille, commandés par des décurions et centurions, et des colonels. Cette troupe, fière de la solde qu’on lui accordait, augmenta bientôt par ses prétentions et son indiscipline le désordre auquel sa création devait remédier. Alors Urchan tint conseil avec son frère et vesir Alaeddin, avec son chef militaire Kara-Charil-Tschendereli beau-frère du scheich Edebali, et par conséquent parent du sultan. Tschendereli connaissant trop bien la rudesse obstinée des Turkmans, leur orgueil et leur insolence, présenta le plan profondément médité, où se montrent une forte étude des hommes et la politique la plus froide et la plus étrangère aux sentiments du cœur: il proposa de former une troupe avec les enfants des chrétiens qui devaient être convertis violemment à l’islam. «Les vaincus, disait-il, sont les esclaves des vainqueurs, auxquels reviennent leurs biens, leurs femmes, leurs enfants, comme possession légitime; en convertissant de force les enfants à l'islam, et en les enrôlant comme guerriers pour le service de la foi, on travaille à leur bonheur dans ce inonde et â leur salut éternel : car, selon les paroles du prophète, chaque enfant apporte en naissant le germe de l’islam qui, en se développant dans une armée formée d’enfants chrétiens, encouragerait même dans celle des infidèles l'ardeur de la conversion, et la nouvelle troupe se recruterait, non-seulement des enfants des vaincus, mais encore d’une foule de déserteurs de l'ennemi, unis au nouveau croyant par la communauté d’origine ou d'opinions dissimulées, et attirées par la grandeur des récompenses. »

Ce système odieux, funeste au christianisme, si fécond en résultats pour les Moslimes, est unique dans l'histoire du despotisme militaire. L'antiquité et les temps modernes n’offrent rien qui puisse lui être comparé. Les chalifes avaient déjà entouré leur trône de gardes du corps tirés d’esclaves turcs, dont ils s’étaient assuré l’obéissance et la fidélité par une énorme solde, et par l’affaiblissement graduel des souvenirs de leur jeunesse; des conquérants, en transportant leurs troupes hors du pays où ils étaient nés dans d’autres contrées, ont resserré les liens de la discipline militaire en même temps qu’ils affaiblissaient l’empire des anciennes coutumes ; mais nulle part ne furent brisés comme ici tout à la fois les liens de patrie, de religion, de paternité, et aucun peuple, à l’exception des Turcs, n’a planté sa puissance sur un terrain trempé de sang au milieu des ruines de la famille et de la croyance.

Cette milice fut appelée jenitscheri ( troupe nouvelle), et bientôt le nom des janitschares fut porté d’Asie en Europe sur les ailes de la victoire. Le nom, comme la forme distinctive du feutre blanc, ils le reçurent du derwisch Hadschi-Begtash, fondateur d’un ordre encore aujourd’hui très-répandu dans l’empire ottoman. Urchan, accompagné de quelques-uns des renégats soldés, visitait le scheich Hadschi-Besgtach dans le village de Sulidsché Kenarijun aux environs d'Amasia, pour lui demander sa bénédiction, un drapeau et un nom. Le scheich plaça la manche de son manteau sur la tête de l’un des soldats qu'on lui présentait de manière qu’elle pendait par derrière, et dit: «Que son nom soit jenitscheri ( la nouvelle troupe ), son aspect blanc, son bras triomphant, son sabre tranchant, sa lance acérée, qu'elle revienne toujours avec la victoire et la prospérité!... » En mémoire de cette bénédiction, le bonnet de feutre blanc fut augmenté par derrière d'un morceau d’étoffe représentant la manche pendante du scheich, et par-devant on remplaça l’espèce de pompon qui le décorait par la cuiller de bois, comme indication de l’entretien plus soigné, de la nourriture plus abondante de la nouvelle troupe. Les noms des officiers furent empruntés des divers emplois de la cuisine : ainsi le chef supérieur de la chambrée, c’est-à-dire le colonel du régiment fut appelé tschorbadschi (faiseur de soupe), après lui les officiers les plus élevés furent nommés aschdschibaschi (le premier cuisinier ), et sakabaschi (porteur d’eau). Sur les drapeaux rouges brillaient le croissant et le sabre à double pointe d’Omar. L’objet sacré du régiment était la marmite autour de laquelle ou se rassemblait, non-seulement pour manger, mais encore pour tenir conseil, et ces formes se sont conservés jusqu’à nos jours durant près de cinq cents ans. Sous Mohammed II les colonnes de l’édifice de l'empire ottoman furent fortifiées encore; le nombre et la solde des janitschares furent augmentés. Dans l’origine la paye fut d’un aspre, mais établie de telle sorte que c'était là seulement le minimum, et à mesure que s'écoulait le temps et qu’augmentait le service, on y ajoutait toujours, en établissant toutefois la règle que le maximum ne pût aller au delà du septuple de la paye primitive.

A l'origine, les janitschares étaient au nombre de mille; chaque année on forçait mille jeunes garçons chrétiens, choisis dans le nombre des prisonniers de guerre, à embrasser l’islam et le service militaire; et, quand le nombre des prisonniers n’était pas suffisant, on complétait au moyen des enfants que l'on enlevait en pleine paix aux sujets chrétiens du sultan. Cela se fit ainsi jusqu’au règne de Mohammed IV, où le recrutement de la troupe dans les propres enfants des soldats commença sa décadence. Les écrivains ottomans sont unanimes pour louer la sagesse et la piété de cette institution, qui donna à la terre tant de conquérants, au ciel tant de vainqueurs dans la guerre sainte; en sorte que si, dans l'espace de trois cents ans on comptait seulement les mille chrétiens prescrits, on arriverait au nombre de trois cent mille âmes sauvées ainsi du gouffre de l’enfer. Mais comme le nombre primitif de mille monta, sous Mohammed II, à douze mille, sous Suleiman, à vingt mille, et sous Mohammed IV, à quarante mille, il en résulte que cinq cent mille enfants chrétiens, au moins, ont été convertis par le glaive, mais que le fanatisme religieux peut se vanter d’en avoir sacrifié une bien plus grande quantité au despotisme militaire.

Après l’organisation des janitschares comme noyau des forces militaires ottomanes, Alaeddin régla les autres parties de l’armée: la troupe permanente d’infanterie régulièrement soldée qui existait auparavant (prade ou jaja) reçut des terrains qui, plus tard, furent transformés en fiefs, avec l’obligation, pour ces espèces de propriétaires, de rendre en temps de guerre les routes praticables pour l’armée; ce fut donc un corps de pionniers, dont le nom est passé avec la chose de l’organisation militaire des Ottomans dans celle de l'Europe chrétienne. Probablement, à l’origine, leur nombre, comme celui des janitschares, leurs remplaçants, fut de mille; dans la suite, il s’augmenta jusqu’à vingt mille; après leur extinction, les fiefs furent employés à fournir des pensions aux officiers des janitschares hors de service. L’infanterie irrégulière qui se mettait eu campagne sans avoir la solde des janitschares, ni les fiefs des piades, s’appelait asab (libre  et léger); ces hommes étaient des batteurs d’estrade à pied, comme les akindschis étaient les coureurs â cheval.

Dans la suite, ils furent placés comme rameurs sur les galères du Grand Seigneur, employés à creuser des fossés, à construire des ponts, et, dans les sièges, à combler les fossés de leur corps, «afin que les janitschares s’élançassent d'un pied plus ferme à l’assaut.»

La cavalerie fut, comme l’infanterie, divisée en troupe régulière et irrégulière: la cavalerie permanente et soldée forma quatre corps, à l’instant de la garde de la sainte bannière, instituée jadis par le chalife Omar. D’abord elle ne comprit en tout que deux mille quatre cents hommes; sous Suleiman le Grand, elle s’élevait à quatre mille: savoir, mille sipahis (cavaliers proprement dits), mille sisihdars (cavaliers voyageurs), mille nlufedschis (cavaliers mercenaires), et mille ghurebas (cavaliers étrangers) Divisée en quatre escadrons, à droite et à gauche de l’étendard sacré et du sultan, elle remplissait les fonctions de garde d’honneur, et occupait le centre dans l'ordre de bataille et dans le camp. Outre cette cavalerie soldée, plus tard considérablement augmentée, qui, sous le nom des sipahis se fit connaître de tout l’Occident, aussi bien que les janitschares, fut organisée une troupe à cheval, investie de fiefs comme les piades. Ces cavaliers s’appelaient moszellimans (exempts d’impôt); ils étaient commandés par des officiers nommés subaschis, quand leurs hommes passaient le nombre de cent, binbaschis, quand ils en avaient plus de mille, et sandschakbegs (princes des étendards). Cette hiérarchie du service militaire se conserva, dans la suite, dans la cavalerie beaucoup plus grandement formée des possesseurs des petits et des grands fiefs (Timars et Siannets). Là cavalerie irrégulière, qui n’était ni soldée ni investie de fief, nous avons pu déjà la connaître, sous le nom des akindschis, par ses premiers services militaires prêtés à Ertoghrul, sous Alaeddin II, puis par la première expédition d’Osman dans les cantons septentrionaux de l'Asie Mineure, alors qu’il fut accompagné par son ami, le châtelain grec, Kœsc-Michal, et que le chemin lui fut indiqué par le tschausch-samszana. Les sipahis réguliers et les akindschis irréguliers â cheval, comme les janitschares et les asabes à pied, furent la terreur de toute l'Europe, aussi longtemps que les Turcs la menacèrent comme conquérants. Les akindschis, au temps du premier siège de Vienne, poussèrent leurs courses par delà Linz, jusqu'à Regensburg (Ratisbonne), portant le fer et le feu dans le cœur de l'Allemagne. Leur chef était alors un Michal-Oghli, descendant de ce Kœse-Michal qui, dans la première irruption d'Osman conduisait les coureurs; depuis, le commandement était passé héréditairement à sa postérité, comme l’hetmanie se transmet chez les Cosaques. Cette perpétuité inaltérable de l'institution primitive se trouve à chaque pas dans l'histoire ottomane; et souvent elle épargne bien des investigations pour rattacher le présent au passé. Comme le tschausch-samszana avait indiqué le chemin à la première expédition dans le pays ennemi, ainsi, dans la suite, les tschauschs qui, dans leur mission comme messagers d'état, avaient appris à connaître le pays, furent employés à servir de guides à l’armée qui suivait leurs traces. L'histoire des relations diplomatiques ou militaires de la Hongrie ou de l’Autriche avec la Porte nous montre, presque en même temps, les missions des tschauschs et les ravages des akindschis.

Immédiatement après les institutions d’Alaeddin, les historiens ottomans placent la conquête de Nicée, que les Byzantins font précéder du combat de Pelecanon et de la défaite des Turcs devant Philocrène. L’empereur Andronicus le Jeune, fatigué des irruptions incessantes d'Urchan, poussées jusqu'au rivage asiatique du Bosphore, résolut enfin de marcher en personne pour les arrêter. II consulta Kontophres, son grand veneur, qui déjà, comme gouverneur de Mésothyne, la partie la plus occidentale de la Bythinie, avait succédé à Muzalo, précédemment battu par Osman près de Nicomédie. Kontophres, en homme expérimenté, et bien au courant du genre de guerre des Turcs, conseilla de ne pas perdre de temps, et d’opérer de suite, à la fin de mai, avant que les Ottomans, avec leurs troupeaux, ne gagnassent les montagnes. Des troupes furent donc rassemblées à la hâte des environs de Byzance, de Dimitoka (Dydimotichon) d’Andrinople et de Thrace, car il était trop tard pour en appeler de la Macédoine et des contrées plus éloignées. Dès le commencement de juin ces forces furent débarquées à Skutari (l'ancienne Chrysopolis), aujourd'hui faubourg de Constantinople, sur la riveasiatique du Bosphore. Urchan, informé de ce mouvement, se porta avec de l'infanterie et de la cavalerie sur les hauteurs qui dominent la côte de la Mérothyne (1330). Après avoir fait en deux jours quatre lieues de chemin, l'empereur campa le matin de la troisième journée à Pelecanon ( aujourd'hui Maldepe), d'où il apercevait les Turcs sur les hauteurs. Le conseil de guerre décida qu'on ne devait pas se hasarder dans les vallées et les défilés occupés par l’ennemi, mais qu'il fallait lui offrir ici le combat dans la plaine, et, s’il ne l'acceptait pas, retourner à Constantinople. Cette résolution adoptée, l'on passa la nuit à Pelecanon. A la naissance du jour, après la prière ordinaire du matin, les trompettes des troupes byzantines donnèrent le signal de se ranger en bataille. Urchan disposa ses soldats derrière les hauteurs, en cacha une partie dans des enfoncements, et ordonna à trois cents de ses plus habiles archers à cheval d'attaquer l’ennemi, ce qu'ils firent avec d'autant plus de courage que les Grecs occupaient la plaine favorable à la cavalerie, tandis que les Ottomans se tenaient sur un terrain montagneux coupé de fossés. De huit mille hommes dont se composait l’armée d’Urchan, il en avait placé mille au centre, mille à l'aile droite, mille à l’aile gauche, en les couvrant par des collines avancées, de telle sorte que si l'ennemi voulait poursuivre les cavaliers, qui, fuyant à la manière des Parthes, se retournaient pour lancer des flèches, ils pussent les recevoir avec des forces et une vigueur nouvelles. L’empereur, à la vue des trois cents guerriers descendant des hauteurs, choisit un nombre égal parmi les siens, et les plaça sous le commandement du grand hétériarque (capitaine des gardes) Exotrochos. Le courage de ses troupes dut être refroidi plutôt qu'enflammé par le long discours de l'empereur, s’il le prononça véritablement tel que le rapporte Cantacuzène, qui assistait à ce combat revêtu de la dignité de grand domestique; mais cette harangue n'a pas plus de droit à notre croyance que le récit du combat des trois cents Turcs contre les trois cents Grecs, renouvelé trois fuis dans la journée, et dans lequel les premiers auraient laissé cent morts sur le champ de bataille, tandis que les Grecs n'auraient pas eu un seul homme tué, et n'auraient compté que quelques blessés. Alors Urchan fit avancer mille hommes contre les trois cents Grecs dans la plaine. L’empereur, après avoir loué le grand hétériarque pour son intrépidité dans le triple combat, ordonna de relever l’escadron fatigué par des troupes fraîches, sous le commandement du grand stratopédarque, Manuel Tagaris. Dans cette nouvelle lutte, longue et acharnée, les Turcs perdirent cinquante des leurs ; du côté des Grecs il ne tomba qu'un seul homme, et quelques chevaux seulement furent blessés. Alors Urchan déboucha des défilés avec toutes ses forces, confia la conduite de l'action à son frère Alaeddin, et se tint en observation sur les hauteurs. L'empereur s’avança contre les Turcs avec toute son armée, dont il conduisait le centre, tandis que l'aile droite et l'aile gauche étaient commandées par les deux Cantacuzène, le grand domestique et son cousin Joannes Angélus. Suivant le rapport du domestique , les Turcs perdirent encore là cent cinquante hommes, et les Grecs ne virent pas tomber un seul des leurs, n’eurent pas même un cheval blessé. Comme la nuit s'avançait, le domestique prononça une harangue, au moins dans son histoire, comme l’empereur avait fait le matin, exaltant son triomphe et conseillant de retourner à Constantinople. Mais ses paroles ne purent comprimer l’impétueuse ardeur des Grecs, dont plusieurs officiers et simples soldats, s’élançant hors des rangs, fondirent sur l’ennemi. Afin de prévenir le désordre d’un combat ainsi engagé en dépit de l’ordre de la retraite, le grand domestique et l’empereur sautèrent bien vite sur leurs chevaux, et se trouvèrent bientôt avec une poignée de Grecs au milieu de masses énormes d’ennemis. Le grand domestique eut un cheval tué sous lui; l’empereur fut blessé légèrement à la cuisse. Le Mysien Sebastopolos qui, avec trois cents soldats assez mal armés, vint au secours de l’empereur, perdit enfin vingt-cinq hommes, d'après le propre aveu de Cantacuzène. L’empereur, au lieu de se faire transporter, dans une litière, sur le champ de bataille, afin de saisir la victoire, s’enfuit dans le camp de Pelecanon , et envoya aussitôt au protostator de Byzance l’ordre d’expédier bien vite les vaisseaux nécessaires pour le transport des troupes. Cependant, dans le camp, le bruit se répandit que l'empereur avait péri dans l’action : un désordre effroyable dispersa les troupes; chacun se précipita du côté de Constantinople. Andronicus, porté sur un tapis, avait été déjà déposé dans un esquif, et regagna la ville de Philokrène (aujourd’hui Tawschandschil), sur les bords de la mer, et divisant ses troupes en quatre corps, il jeta l’un dans cette ville, les trois autres dans les châteaux voisins de Dakibysa (aujourd'hui Gebise, autrefois Libyssa, où se trouve le tombeau d’Annibal), Ritzion (aujourd'hui Daridsche), et Niketiatos (maintenant Eskihiszar, l'ancien château sur le bord de la mer, au-dessous de Gebise ). Urchan, auquel Cantacuzène fait aussi tenir un discours à l’effet de soutenir la nécessité de la retraite, contre l’opinion de Kodscha-Ali et de Tschausch, féroces compagnons d’armes d'Osman, n’avait laissé que trois cents cavaliers en observation. Ceux-ci, apercevant le désordre qui régnait dans l'armée grecque, et voyant le camp abandonné, se divisèrent en deux troupes : deux cents hommes s'en allèrent dans le camp enlever les chevaux, avec les selles rouges, et la tente de l’empereur; le reste poursuivit les troupes qui fuyaient sur la route de Philokrène, et courut jusqu'aux portes de la ville. Par hasard les clefs se trouvaient égarées; les troupes se pressèrent contre les murailles, entassées avec les voitures, les valets et les bagages. Parmi les trente-deux Grecs qui forent immolés par les Turcs dans cette mêlée, se trouvèrent Manuel Tarchaniotes et Nicéphore Cantacuzène, deux parente du grand domestique; cent cinquante furent pris, quatre cents chevaux enlevés. Dans le combat renouvelé le lendemain périrent quarante sept Grecs, parmi lesquels le grand hétériarque Exotrochos, qui, selon certains soupçons, eut la tète fendue, non par un sabre turc, mais par une arme grecque, soit par erreur, soit par vengeance. L’armée grecque se retira ensuite vers Skutari, pour gagner Byzance; les Ottomans reprirent la route de Nicée.

Ce combat près de Philokrène, dont les historiens byzantins ont déploré l’issue funeste comme une grande catastrophe, et que les écrivains ottomans dédaignent de rapporter à cause de son insignifiance, fut le seul effort tenté par l’impuissance de l'empire byzantin pour secourir sa place frontière la plus importante, pour la délivrance de Nicée environnée depuis des années par un cercle qui se resserrait chaque jour davantage. Celte même tactique militaire par laquelle Urchan, repoussé d'abord de Brusa, avait fini, au moyen de forts bâtis à ses portes, par lasser la patience de ses défenseurs, et, au bout de dix années, réduire la ville épuisée à se rendre volontairement à des forces chaque jour plus menaçantes; cette tactique, il la répéta contre Nicée avec un égal succès. Après avoir trouvé les murs de Nicée trop solides et trop élevés pour être enlevés par un coup de main, les coureurs d'Urchan, conduits par Ssamszama-Tschausch, s'étaient emparés des châteaux de Kâratekin et de Targhin on Tas-Ali, situés dans le voisinage, et ils avaient ainsi coupé toutes les communications de la ville avec le dehors. Après un dernier assaut favorisé par une nuitorageuse, et après la défaite près de Philokrène, privés de tout espoir de secours, épuisés par la faim, décimés par la peste, les Grecs se rendirent à toute l’armée d'Urchan, accourue devant les portes de la place, sous la condition d'une libre retraite de la garnison vers Constantinople. Un petit nombre des défenseurs profita de cette liberté en partant avec le commandant; la plus grande partie, moins abattue par les misères du siège que blessée des vexations de son chef, et comptant moins sur la justice et la munificence de l’empereur chrétien quelle n'espérait en la générosité d'Urchan, alla avec les habitants au-devant du vainqueur, qui entra dans la ville par la porte de Jenitschehr, du côté du midi. Ainsi tomba Nicée, le plus puissant boulevard de l'empire byzantin contre la puissance des Seldschuks, puis contre les Ottomans, fameuse par le long et rigoureux siège des premiers croisés, alors quelle était la première capitale des Seldschuks de Rum, qui devint ensuite la résidence de l’empereur de Byzance, après la conquête de Constantinople par les Francs. Elle passa pour la seconde fois au pouvoir des Turcs, et l'abandon facile des Grecs fait un honteux contraste avec la vaillante résistance que les Seldschuks avaient opposée aux croisés. Durant sept semaines, toutes les forces de la première croisade, avec ses capitaines immortels, Godefroy de Boublon, Tancrède, Bohemond, Hugues le Grand, Robert de Flandre, Robert, comte de Normandie, Étienne et l'évêque Adhémar, se heurtèrent contre cet obstacle opposé à leur marche. Des murailles ruisselait l'huile bouillante, pleuvait le feu grégeois; tout à coup descendaient, comme au siège de Syracuse, des mains de fer qui, saisissant les assiégeants, les élevaient en l’air, et les lançaient ensuite morts ou mutilés. Pour l'attaque de la fameuse tour qui portait le nom des Agenouillés, furent construites des machines particulières, dont l'une fut appelée le Renard et l'autre la Tortue, le Renard s’écroula sous le poids qui le chargeait, et fut brisé par les masses de rochers lancés contre lui, entraînant la mort des vingt compagnons de l'inventeur Henri; les travailleurs, couverts par la Tortue, avaient été plus heureux; ils étaient parvenus à enlever les pierres des fondements de la tour et à les remplacer par des pièces de bois auxquelles ils mirent le feu, en sorte que la tour s'écroula. Alors seulement la ville dut s'humilier. Elle se rendit aux Grecs. A cette époque, l'empereur Alexis s'était avancé, comme cette fois Andronicus avec son armée, jusqu’à Pelekanon, où les assiégeants, non moins barbares que les assiégés, lui envoyaient un grand nombre de tètes d'ennemis, ou lui en lançaient au moyen de leurs catapultes. Le commandant de sa flotte, Butumites, négocia avec Suleiman, sultan des Seldschuks, la libre retraite de la garnison, et l'introduction des Grecs du côté du lac, tandis que les croisés livraient un inutile assaut du côté de la terre. Au grand étonnement des pèlerins latins, les étendards grecs flottèrent sur les murailles où parut Butumites, déclarant qu'il avait pris possession de la place au nom de son maître, l'empereur. De même que la possession de Nicée avait été enlevée aux croisés par l’artifice des Grecs, neuf ans après le fameux siège, la politique byzantine fit perdre cette place aux chrétiens, lorsqu'Alexis, se séparant des croisés, remit Nicée, par un traité de paix particulier, entre les mains des Seldschucks. Un siècle après, (1106) elle devint la résidence de l'empereur grec Théodore Lascaris, tandis que les Francs dominaient à Constantinople, et c’est de là que fut méditée et préparée la reprise de la capitale. Depuis, elle resta, durant un siècle, comme la place frontière la plus importante à l'orient, dans la paisible possession des Grecs, jusqu’à ce qu’ils la remissent une troisième fois aux Moslimes. Elle avait été cédée d'abord sons Nicéphore Botoniates à Suleiman, fondateur de l'empire seldschukide; puis à son fils Kilidscharslan, par un traité de paix sous Alexis, et, enfin, elle fut rendue, sous Andronicus le Jeune, par capitulation, à Urchan. La ville, appelée d'abord Antigona, de son fondateur Antigonas, prit ensuite le nom de Nicée, en l'honneur de l'épouse de Lysimaque, et le conserve encore aujourd’hui dans l’altération turque Isnik.

Si Nicée devint Fameuse par le siège des croisés et la résidence de l’empereur grec, elle n’est pas moins célèbre par les deux conciles œcuméniques, le premier et le septième, dont l’un détermina la profession de l'Église catholique, prononça la condamnation de l’arianisme, fixa le temps de la fête de Pâques, et posa les bases de la discipline ecclésiastique, dont l’autre adopta le culte des images. L’Église, où les trois cent dix-huit évêques, parmi lesquels plusieurs pères et plusieurs saints, réunis de l'Occident et de l’Orient, en présence de l’empereur Constantin, fondu leur de l’empire, avaient établi la consubstantialité du père et du fils comme article fondamental de foi pour tous les temps à venir; cette église fut transformée en mosquée par Urchan, dont on voit encore le nom taillé au-dessus de la porte sur des pierres conservées au milieu des ruines. Ce prince, le premier des Ottomans, à l’imitation des anciens usages des souverains orientaux, grava sur les édifices publics des inscriptions, qui, depuis lui, dans tonte l'étendue de l'empire ottoman, placées sur toutes les mosquées, les écoles, les hôpitaux, les tombeaux, les puits et 1rs portes, apprennent au passant le nom du fondateur et la date de la construction; souvent même ces monuments portent des versets du Koran, avec des paraphrases rimées du plus mauvais goût, le tout en lettres d’or sur un fond d’azur. Le premier encore, Urchan attacha à cette mosquée une medrese, ou haute école. Le légiste David, de Kaiszarije (Cœsarée), en Karamanie, y fut installé comme premier muderris (professeur), et il y eut pour successeur Mola-Tadscheddin, le Kurde, qui avait donné l’une de ses filles au vieux scheich Edebali, et l'autre au juge de l’armée, Chalil-Dschendereli. Après lui, le troisième muderris fut Alaeddin-Eswed, connu plus particulièrement sous le nom de Kara-Chodscha (le professeur noir). A la place où les deux Eusèbe, celui de Nicomédie et celui de Cœsarée, le fameux historien, avaient été forcés par la menace de la déposition et du bannissement à la souscription de la profession de Nicée et à l'abjuration de leurs erreurs, des jeunes garçons chrétiens, enlevés comme recrues pour les janitschares, furent contraints d’abjurer le christianisme. Ce fut là aussi que le mola, David de Cœsarée, ruina toutes les subtilités insaisissables de l’ouvrage mystique si fameux sous le nom de Cachets des Philosophismes. Dans l’église du Saint-Synode, les images et les autels furent renversés; et sur les murailles nues, au lieu de la profession de foi de Nicée, fut inscrit le symbole de l'islam : « Il n’y a d'autre Dieu que Dieu, et Mahommed est son prophète. «Outre desmosquées et des écoles, Urchan fonda encore à Nicée le premier imaret (cuisine des pauvres), non loin de la porte dite de Jenitschehr, et il mit à la tête de cet établissement le scheich Hadschi-Hasan, jeune disciple d'Edebali, plein de piété et de savoir, qui expliqua la prosodie d’Andalusi, et mt en rimes le titre du droit de l'islam sur les partages des successions. Si Urchan n’était pas assez lettré pour diriger le professeur à l'école, du moins il avait assez de piété pour fournir de bons exemples à l'administrateur des cuisines des pauvres; car il distribuait de ses propres mains la soupe aux malheureux, et le soir il allumait lui-même les lampes. Tandis qu’Urchan, par la fondation de mosquées, d'écoles et d’établissements de bienfaisance, veillait à la moralisation et au bien-être des Moslimes, il n'oubliait pas non plus de satisfaire ses vaillants compagnons d’armes, que la capitulation de la ville avait privés du pillage et d’un butin longtemps espéré. Afin de les dédommager, il distribua entre eux les femmes et les jeunes filles grecques devenues veuves ou orphelines par suite des calamités d'un long siége, et qui habitaient de magnifiques palais déserts. Elles les apportèrent en dot comme épouses aux vainqueurs. Le gouvernement de la ville fut donné au prince Suleiman-Pascha, fils aîné du sultan, qui avait dirigé les opérations contre Nicée. Déjà, avant la reddition de la place, il avait succédé comme gouverneur du pays au vieux guerrier Akdsche-Kodscha, qui avait donné son nom à la province, de même que son plus jeune frère Murad, âgé seulement de cinq ans, avait remplacé le héros Kouuralp dans l'administration de Sultanœni. Ces deux compagnons d’Osman reposaient maintenant dans cette terre qu’ils avaient si souvent foulée avec leurs chevaux de bataille : le premier à Kanderi, au milieu de l’isthme qui sépare la mer Noire du golfe de Nicomédie; le second à Konurpa, dans le district d’Akjasi, au delà du Sangarius. Leurs tombeaux sont encore aujourd’hui des lieux de pèlerinages pour les pieux Moslimes. Suleiman et Murad commandèrent dans les deux sandschaks de l’empire naissant jusqu’à ce que, deux années plus tard, les conquêtes sur la côte méridionale de la Bithynie s étendant chaque jour, Brusa fut élevée au rang de capitale d'un troisième sandschak, attribué à Suleiman, et qui fut appelé Chudawendkiar (le sandschak du seigneur). Dans la suite, le chef-lieu du sandschak kodschaili fut transporté d’isnik (Nicée), à Isnikmid (Nicomédie). Isnik conserva encore quelque prospérité, grâce aux fabriques de faïence de Perse placées à ses portes; puis ces établissements s’écroulèrent aussi, et aujourd’hui dans cette enceinte de hantes murailles, seules respectées par la main des hommes et du temps, à peine on rencontre quelques cabanes isolées comme dans un parc solitaire. Le pèlerin n’y trouve à visiter que les tombeaux de Gundusalp, frère d’Osman, du scheich Eschrefsade, du noir Chodscha et du poète Ghiali, tandis que le philellène, qui peut encore déchiffrer les inscriptions des empereurs chrétiens sur les tours et sur les murs de la ville, cherche en vain le monument où doivent reposer les cendres de l’historien byzantin Nicetas de Chonia, qui pleura ici pendant vingt ans, et peignit avec éloquence la désolation de Constantinople par les Francs.

Suleiman-Pascha, devenu vesir après la mort de son oncle Alaeddin, fit une expédition du côté du nord, au delà du Sangarius, vers Tarakdschi, Koinik et Modrene, dans les cantons où son aïeul Osman, accompagné de Kœse-Michal et de Ssamszana-Tschausch, avait dirigé sa première excursion. Ces trois places sc soumirent comme Nicée, sans qu’il y eût besoin de tirer l’épée (1332).

Trois ans encore après la chute de cette dernière ville, se maintint fermement son ancien entrepôt, son boulevard avancé, Kemlik, l'ancienne Kios des Grecs, la Kibotes des croisés, qui, située au fond du golfe Kianien, appelé aujourd'hui de Modania, était fortifiée autrefois par l’art et la nature, sous les quatre noms de Kios, de Prusias-sur-Mer. de Kibotos et de Kemlik. Ce port a été fameux dans les traditions fabuleuses et l’histoire positive des Grecs, dans le moyen âge, au commencement des croisades, dans les derniers temps de l’empire de Byzance et dès les premiers développements de la puissance ottomane. C'est de là que la première année des croisés marcha en sept divisions sur Nicée; le sultan des Seldschuks, Suleiman, les repoussa jusque dans le camp près de Civitot, où furent massacrés sans pitié et sans distinction, vieillards, religieux, femmes, enfants, après que l'on eut fait choix des jeunes fil es et des garçons remarquables par leur beauté, qui forent réservés pour le harem de Nicée. Trois mille hommes seulement se jetèrent dans le vieux château sur la hauteur au-dessus du port, et comme il n’y avait pas de portes, ils bouchèrent les ouvertures avec des boucliers et des pierres, et se défendirent avec des flèches et des quartiers de roche, jusqu'à ce que l’empereur grec envoya une troupe de Turkopoles les délivrer. Sous Osman, ce château avait résisté à l'attaque d'Akdsche-Kodscha et de Kara-Timurtasch; mais, maintenant, les moissons ayant été dévastées, toute communication étant coupée avec l’extérieur, il tomba de lui-même entre les mains des conquérants de Nicée, ainsi qu’il arriva quatre ans après aux forteresses d’Anachor et d’Armudli, sur la rive droite du golfe de Nicomédie.

Jusqu’alors, toutes les conquêtes des Ottomans avaient été faites, tous leurs triomphes avaient été remportés sur les Grecs ; une génération d’hommes s’était écoulée depuis la fondation de la souveraineté indépendante d’Osman, sans que ce souverain ni son fils Urchan en fussent venus aux mains avec l’un des dix princes qui s’étaient partagé les débris de l’empire seldschukide. Maintenant, arriva le tour du prince de Karasi, le voisin turkman le plus proche, seigneur de l’ancienne Mysie, au sud-ouest de l’Olympe, du haut duquel les Ottomans, se précipitant comme une avalanche, absorbèrent d’abord le pays des dix princes, puis se grossirent de plus en plus, gagnant de montagne en montagne, et réunissant canton à canton, agglomérèrent tous les petits États formés de l’empire seldschukide, et couvrirent enfin toute l’Asie Mineure depuis l’Olympe jusqu'au Taurus. Adschlan-Beg, prince de Karasi, qui, plus puissant qu’Osman, était devenu, au partage de l'empire d’Alaeddin III, souverain de toute la Mysie, avait en mourant laissé deux fils, dont l’année lui succéda au pouvoir, et dont le plus jeune, Tursun, fut élevé auprès d'Urchan. Celui-ci, soutenu par le vesir de son père, Hadschi-il-beki, hostile â son frère, pria Urchan de l’aider à se saisir de la souveraineté de Karasi, promettant, pour prix de ce service, de lui abandonner les villes d’Aidinschik, de BalikesriTirhala et Minias, et s’engageant à se contenter de celles d’Edremid, Kisildsche-Tusla, Binarhiszar et Ajasmend. Urchan accueillit avec empressement une proposition si favorable à son plan d'agrandissement; il accompagna Tursun avec une armée qui sur sa route conquit les places d’Ulubad, Kermasli et Michalidsch, situées sur le Rhyndakus, ainsi que les châteaux de Koilsos et d’Ailsos. Le prince de Karasi avait abandonné sans résistance, à l’approche de l’armée d'Urchan, sa grande ville de Baliskeri placée à l'orient dans la partie montagneuse de ses États, et s'était retiré à l’ouest dans la forteresse de Bergama (Pergamos), où il ne redoutait point un siège. Urchan proposa par l'entremise de l’habile vesir Fladschi-Ilbeki un accommodement entre les deux frères : l'ainé feignit de s’y résigner, puis il se défit de Tursun par la violence. Urchan, irrité de cette perfidie, força le meurtrier à implorer le pardon de son fratricide et de sa résistance, et, moyennant la remise de Bergama, il lui laissa la vie, fixant Brusa pour sa résidence. Ainsi, après les trois grandes villes de la Bithynie, succomba aussi la capitale de la Mysie, l’ancienne résidence du roi Attale, célèbre dans l’histoire des arts et des sciences par l’invention du parchemin, par les magnifiques tapis si recherchés des Romains, par sa bibliothèque de deux cent mille manuscrits, et pour avoir donné naissance à Gallien et au maître d'éloquence d'Auguste, l’illustre Apollodore. Aujourd'hui, quelques misérables huttes occupées par deux mille Turcs et Grecs se perdent an milieu des ruines imposantes des anciens édifices; parmi les débris d’un temple d'Esculape et de Minerve, sont cachées derrière les futs des colonnes du théâtre, abritées par les testes d’une porte magnifique et d’un aqueduc. Urchan réunit cette ville avec son territoire au gouvernement de Suleiman-Pascha, en sorte qu’elle se trouva comprise dans le sandschak de Chudawendkiar ou de Brusa, et il confia l'administration de celui de Karasi au vesir du dernier prince, Hadschi-Ilbeki, en lui adjoignant de ses propres officiers, Adsche-Beg et Evrenos-Beg, anciens commandants grecs de Brusa, et convertis à l’islam. L’acquisition de l’Etat de Karasi fut suivie d’une halte de vingt années dans la marche de la conquête: pendant ce temps, tous les écrivains ottomans gardent le plus profond silence, sans qu’on puisse l'interpréter, ainsi que le font les historiens byzantins, comme un aveu tacite de pertes et de défaites. Durant cette trêve extraordinaire faite aux acquisitions nouvelles, la discipline militaire et l'ordre furent fermement établis sur les bases des institutions tracées par Alaeddin; à Brusa, aussitôt après l'incorporation du pays de Karasi, s’élevèrent des mosquées, des écoles, des imarets et des caravansérais (1133); par ces pieuses fondations, la capitale de l’empire rivalisa bientôt avec Nicée, où cinq ans auparavant avaient été établis le premier imaret et la première école, et la surpassa bientôt en éclat et en richesse.

A l’exemple de son père Osman, qui avait bâti des couvents pour les derwischs Torud et Abdal-Kumral, Urchan fit construire pour le pieux Geiklibaba (père des cerfs) une retraite qui est encore aujourd'hui un lieu de pèlerinage très-fréquenté et qui s’élève au pied du mont Olympe; un peu plus haut, à un endroit appelé Gôkbinari (source du ciel), se découvrent le tombeau de Doghlibaba (le père potier), contre les murailles, sur le bord du clair ruisseau d’Alischir, qui se précipite de l'Olympe, le cloître d'Abdal-Murad, et, à l'ouest de la ville, près des bains, le couvent et le tombeau d’Abdal-Musa. Ces deux babas ou pères, ainsi que ces deux abdals ou santons, avaient accompagné Urchan à la conquête de Brusa; par leurs prières et la vertu miraculeuse qu’on y attachait, ils avaient attiré la victoire sur les armes des Turcs, et les bénédictions du ciel sur la nouvelle résidence; le conquérant éternisa sa reconnaissance par l’érection de nombreuses cellules auprès desquelles il les fit ensevelir. Les noms des deux religieux sont significatifs : le premier avait coutume de vivre au milieu des cerfs et des biches; le second ne se nourrissait que de lait caillé. La tradition s’est emparée de leur vie; elle place le premier sur un cerf pour porter secours aux assiégeants; elle lui met à la main un sabre du poids de cent cinquante livres, fait faire des prodiges de valeur à Abdal-Murad avec une épée de bois, tandis qu’Abdal-Musa aurait porté des charbons ardents enveloppés dans du coton. Le père des cerfs, Persan de Choi, élève du scheich Élias, qui, sous Osman, s'était acquis un renom de piété et de sainteté, vivait au milieu des bois, et se rendit, pour une mission particulière, sur un cerf auprès d’Urchan, ayant sur l’épaule un platane qu'il planta dans la cour du palais du prince, comme un symbole de l’accroissement et du développement de l'empire. Les incendies ont détruit l'arbre avec le château. Abdal-Murad céda aussi à l'invitation d’Urchan, et fit avec son sabre de bois des prodiges de valeur contre les infidèles et contre d’énormes serpents qui désolaient le palais. Il fut le saint Georges et le Roland des Ottomans. Suleiman le Grand, lorsqu’il visita sa cellule et son tombeau, afin de rendre hommage à la croyance populaire, fit diminuer le sabre d’un tiers, et ordonna de déposer la partie qu'il avait retranchée dans le trésor du Serai, à côté des armes du prophète, de ses successeurs et de leurs grands capitaines. Des voyageurs européens, dans la simplicité de leur zèle, ont pris l'épée de bois de l'illuminé derwisch pour la fameuse durandane de Roland, et se sont imaginé qu’en ces lieux les Moslimes vénéraient cette arme, objet de leur terreur.

Puisqu’il est ici question des pères babas ou dedes et des abdals, et que dans le cours de cette histoire, ils se représenteront plus d’une fois encore, il est nécessaire de dire quelques mots pour les distinguer des derwischs et des scheichs ordinaires aux yeux du lecteur peu au courant de la filiation de l’ascétisme de l’islam. Les derwischs sont des moines; ceux d’un degré supérieur s'appellent scheichs (les anciens). Les solitaires sont nommés sahids, et les cellules construites pour eut sawijes, comme les cloîtres des derwischs tekijcs. Les solitaires qui acquièrent quelque renommée par leur piété méritent ainsi le nom de pères, babas ou dedes, tatis ou abdals ; les écrivains de voyages les comprennent tous sous la désignation de santons. D’après la hiérarchie mystique bien formée de l’ascétisme de l’islam, il y a toujours sur la terre un nombre déterminé de saints placés à des degrés plus ou moins élevés de l’union divine. Il n’existe jamais que quarante abdals en même temps; celui qui meurt est aussitôt remplacé par un autre. Comme le ciel seul connaît ceux qui, à chaque époque, doivent être portés parmi les élus, il est facile de prétendre sur la terre à cet honneur; et c'est aux fous qu’il est le plus facilement accordé par leurs contemporains. Aux quarante élus, qui, au temps d’Urchan, vivaient dispersés sur la terre dans tous les pays de l’islam, appartenaient aussi les deux saints Abdal-Murad et Abdal-Musa, dont les tombeaux sont à Brusa.

A l’exemple d’Osman, de simples fidèles firent de pieuses fondations à Brusa; de son temps, Jleri-Chodscha, l’un des compagnons d'Urchan, après la conquête, éleva une mosquée tout près du château: le scheich Achi-Hasan, beau-père d’Edebali, établit un cloître, et Lala-Schahin, général d’Urchan et de Murad Ier, qui sera nommé plus d’une fois, fonda une école. Urchan lui avait à l’avance donné tout le butin d’une expédition; comme ce butin se trouva énorme, le souverain se repentit de sa promesse; mais le savant Mola-Tadscheddin-Kurde décida que le bien donné ne pouvait être repris. Lala-Schahin ne voulant pas déplaire au prince par l’accumulation de tant de dépouilles, les appliqua à la fondation de l’école supérieure de Brusa, fameuse sous le nom de Lalaschahinije. Ainsi s'élevèrent, dans l'intérieur du château et de la ville, des mosquées et des écoles, et, au dehors, au pied de l’0lympe, les couvents et les cellules des pères en Dieu. De tout temps, la beauté de l’Olympe avait appelé les admirateurs de la nature et du Créateur dans les vallées profondes qu’il renferme, et sur ses hauteurs. Au temps des empereurs byzantins, l’Olympe était habité par des moines consacrés à la vie contemplative, retranchés du monde, abîmés dans l’étude d’eux-mêmes et de la nature, et que les souverains ne dédaignaient pas de visiter pour obtenir par leurs prières des héritiers du trône et des succès dans les guerres contre les Sarrasins.

A la place des cénobites et des ermites grecs se répandirent maintenant, dans les retraites et les cellules, des derwischs et des santons turcs, depuis le pied jusqu’au sommet de l’Olympe, au milieu des troupeaux des hordes des Turkmans errant tout autour. Le calme et la fraîcheur de ces lieux, qui favorisent la sainte oisiveté des moines et des solitaires, charmèrent aussi dans la suite les rêveries des poètes, les méditations des savants. Scheichi, le premier poète romantique des Ottomans, chanta le beau poème de Chosrew et Schirin sur les hauteurs de l’Olympe, au bruissement des arbres, au doux murmure des ruisseaux; Wasi-Ali, auteur de la traduction des fables de Bidpai, recueillit, dans les campagnes embaumées de Brusa, les plus belles fleurs de la poésie et de la rhétorique, et répandit sur son ouvrage immortel la brillante parure, les sublimes harmonies empruntées aux gazons, aux feuillages, aux profondeurs des bois, aux bruits des cascades et des torrents. Chiali (riche en imagination) se livra à ses inspirations lyriques, et Deliburader (le frère bizarre) composa ses naïfs et gracieux récits. Un autre Chosrew et un autre Chiali méditèrent ici des ouvrages classiques sur la législation, la théologie et la jurisprudence ; enfin, c'est là que le grand scheich Albestami et le grand juge Alsenari conçurent les plus imposants monuments de la théologie et de la jurisprudence ottomanes. Ces pieux et saints personnages, ces poètes et ces juges reposent au pied de l’Olympe, où ils allaient passer les heures les plus heureuses de leur vie, ou bien auprès des écoles où ils étudiaient, où ils enseignaient, et, après avoir puisé aux sources de la science, ils répandirent leurs sentiments, leurs idées et leurs connaissances dans des ouvrages qui vivront aussi longtemps que l'empire et la langue des Ottomans. Dans la terre sainte de Brusa repose encore le plus fameux de tous les scheichs, Mohammed de Bochara, connu sous le nom de Sultan-Émir, prince dans l'empire de la sainteté. Au-dessus de son tombeau qui donne son nom à un quartier de la ville, s’élève l’une des plus vastes mosquées, souvent dévastée par le feu et toujours réparée par la piété des sultans. La résidence des souverains ottomans devint aussi le lieu de leur sépulture. Dans les mosquées bâties par eux dans le château, dans la ville et dans les faubourgs, reposent Osman, Urchan, Bajesid, les deux premiers Murad et Mohammed Ier, à côté de leurs frères, de leurs fils, de leurs filles et de leurs épouses, tous recouverts de pompeux mausolées. Près de ces dix sultans sont rangés vingt-six princes de leur sang, puis viennent les premiers vesirs et les premiers beglerbegs de l'empire, parmi lesquels brillent les noms des Dschendereli et de Timurtasch; à la suite sont placés les autres vesirs et les muftis, dans lesquels on distingue le conquérant de Chypre, Kodscha-Mustafa-Pascha, et le savant historien Asif-Efendi. Autour des mausolées des premiers sultans et des saints de l'empire ottoman sont groupés environ cinq cents tombeaux de vesirs, de pasebas, de scheichs, de professeurs, de rhéteurs, de poètes, de médecins et même de musiciens célèbres.

Brusa, renommée pour la beauté de ses environs, pour l'efficacité de ses bains, la richesse de ses produits naturels et industriels, pour la limpidité de ses eaux descendant de l'Olympe, pour ses délicieux raisins, ses mûres, ses poires, dont on compte quarante-huit espèces; pour ses abricots, ses cerises et ses châtaignes, pour ses soies, ses laines, son écume de mer, avec laquelle se fabriquent les belles pipes turques ; pour ses pâtisseries, ses sorbets, ses confitures; ses étoffes de soie brochée, ses mousselines, ses velours, ses tapis, Brusa jouit aux yeux des Ottomans d'un avantage bien autrement précieux que tous ces dons du ciel ou de l’art : die a été la première résidence ; c'est la métropole de tant de pieux et savants personnages; c’est la terre classique et sacrée; jusqu'à la conquête de Constantinople, elle a occupé le premier rang parmi les cités; ensuite, elle disputa la seconde place à Andrinople, résidence passagère des sultans, et à Bagdad, appelée la demeure des saints, â cause de ses tombeaux; aujourd'hui encore elle est inscrite dans les titres du sultan comme la troisième ville de l’empire.

 

LIVRE IV

LES TURCS PASSENT VINGT FOIS EN EUROPE. — CHUTE DE GALLPOLI. — MORT DE SULEIMAN- L'ÉTAT MONACAL DES TURCS. — MORT D’URCHAN. — LE TITRE DE PASCHA.