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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 

 

HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN

LIVRE II

COMMENGEMENT DES OTTOMANS. — RÈGNE D’OSMAN, PREMIER PRINCE DE CETTE DYNASTIE

 

Dans le premier livre, nous avons rappelé brièvement l'origine et le berceau des Turcs, la dérivation de leur nom, leur division en troncs principaux et en branches collatérales, leur translation de l'est à l'ouest, la domination des Turkmans et des Seldschuks, depuis les bords de l'Oxus jusqu'aux rivages de la Méditerranée, faits obscurs en partie, perdus dans la nuit des temps ou dans l'immensité de l'espace, conservés seulement par les traditions orales, ou bien suivis moins distinctement, à cause de la rapidité du récit entraîné par la crainte d'un développement inutile. Le fleuve de l'histoire turque qui, parti des sources ténébreuses des traditions orales, s’était frayé péniblement une route étroite et resserrée à travers les troncs renversés, les branches entrelacées, maintenant grossi par la réunion de plusieurs affluents qui ont quitté leur nom pour prendre celui des Ottomans, va poursuivre librement son cours, et rouler ses flots limpides dans un lit vaste et libre.

L’empire ottoman fut véritablement fondé au commencement du treizième siècle de 1ère chrétienne, ou du huitième de l'hégire (hidschret); mais l’histoire des ancêtres d’Osman, le fondateur, commence avec Soleiman, son aïeul, et avec la translation de sa tribu de l'est à l’ouest, près d’un siècle auparavant, à l'époque de Gengis-khan.

Lorsque ce grand chef des Tatares eut ren­versé l'empire de Chuaresm, qui servait de digue avancée contre le débordement des Mongols, Suleiman-Schah, fils de Kaialp, de la famille Kaji, l'un des plus nobles des Oghuses, quitta le Chorasan, où il était établi avec sa tribu auprès de Mahanet, emmenant avec lui cinquante mille personnes, il gagna l'Arménie où il se fixa aux environs d'Ersends-Chan et d’Achlath [1224]. Sept ans plus tard, après la mort de Gengis-khan, et après que Chuaresm-Schah, vaincu par Alaeddin, le grand prince des Seldschuks d’Iconium, eut disparu, la grande tribu reprit le chemin de la patrie, suivant d'abord le cours de l'Euphrate, dans la direction d’Alep. Lorsque l'on voulut traverser le fleuve, près du château de Dschaaber [1231], le cheval de Suleiman se précipita d’une rive escarpée, et lo prince fut noyé dans les flots de l'Euphrate. Aujourd'hui, son tombeau, près du château de Dschaaber, s’appelle encore le tombeau des Turcs (Turkmesari). Alors, toutes les familles ressemblées sous sa conduite se dispersèrent. Une partie demeura en Syrie, une autre prit la route de l’Asie Mineure, où leurs descendants, comme les Turkmans de Syrie et de Rum, avec leurs hordes, sur les hautes montagnes, et dans les plaines pendant l'hiver.

Des quatre fils de Soleiman, Sunkurtekin, Gontoghdi, Dundar et Ertoghrul, les deux premiers regagnèrent le Chorasan, leur patrie, les autres s’avancèrent avec quatre cents familles dans le Surmeli-Tschukur (fosse de Surmeli), vaste bassin à l'orient d'Erzeroum, et dans le Pasin-Owasi (vallée de Pasin), l’ancienne Phasiana, d'où sortent l’Araxe et le bras principal de l'Euphrate, le Murad (l'Omiras de Pline), pour se diriger, le premier à l’orient, et celui-ci à l’occident. De là, ils tournèrent à l'ouest pour chercher asile et abri dans les États d’Alaeddin. Ils allaient donner au milieu de troupes qui étaient aux prises. Encore éloigné du champ de bataille et sans pouvoir distinguer à qui appartenait la plus grande troupe, à qui la plus petite, Ertoghrul (l'homme droit) prit la résolution chevaleresque d'assister les plus faibles contre les plus nombreux. Son secours décida la victoire. Les vaincus étaient les Tatares mongols et le vainqueur Alaeddin, sultan des Seldschuks. Ertoghrul lui baisa la main comme au protecteur de sou choix; Alaeddin lui donna un vêtement d'honneur et lui assigna pour séjour d'été les montagnes de Tumanidsch et d'Ermeni, pour séjour d’hiver les plaines autour de Sogud (le pâturage). D'après le récit de Seadeddin, Ertoghrul sollicita d'Alaeddin une demeure tranquille en échange de ses services qu'il lui fit offrir par son envoyé Sarujati-Sawedschi; le sultan lui attribua d'abord les montagnes de Karadschatagh (monts noirs), sur la frontière occidentale d’Angora; et c’est après cette concession seulement qu'aurait été embrassée la généreuse résolution de prêter assistance au parti plus faible dans la bataille douteuse. Karadschahiszar, forteresse à quatre lieues d'1noni, au nord de Kutahia, sur le fleuve Pursak (Thymbris), reconnaissait alors la souveraineté du sultan Alaeddin, quoiqu’elle fût habitée par des Grecs, ainsi que le château voisin de Biledschik. Ertoghrul, provoqué par les Grecs, sollicita et obtint du sultan la permission de marcher contre Karahiszar, et s’en em­para. Ensuite, à la tête de quatre cent quarante cavaliers, avec lesquels il avait fait pri­mitivement la charge décisive contre les Mongols, il combattit, pour le compte d’Alaeddin, dans la plaine de Brusa, entre cette ville et Jenitschehr, contre l’armée réunie des Grecs et des Tatares d’Aktaw. A l'avant-garde de l’armée, immédiatement en avant du sultan, il plaça les Akindschi, les coureurs ou fourrageurs. Durant trois jours et trois nuits, il lutta avec les Grecs et les Tatares, au défilé d'Ermeni, les défit enfin, et les poursuivit au delà d'Ainegol, jusqu’au rivage de la mer où ils s'embarquèrent pour Gallipolis. Lorsqu'il reçut la nouvelle de cette victoire, Alaeddin se trouvait à Bosoeni, aux environs d'Eskischehr (Dorylaeum). En mémoire de l’avantage remporté par la cavalerie légère d'Osman à l'avant-garde, il changea le nom du district en celui de Sultan-Oeni (front du sultan), et conféra un fief à Ertoghrul et à ses fils comme défenseurs des frontières de l’empire seldschukide. Seraidschik, situé dans l'État de Biledschik et de Karahiszar, alors soumis au sultan d'Iconium, leur fut assigné comme séjour d’hiver; on leur désigna les montagnes de Tumanidsch (Temnos) et d'Ermeni pour résidence en été.

Comme l'état du sultan d'Oeni, qui forme aujourd’hui le Sandschak du même nom, fut le berceau de la puissance ottomane, quelques mots sur sa topographie ne seront pas inutiles pour aider à se guider dans la suite. Le Sandschak du sultan Oeni, appelé aussi sultan Ogi, est environné par les limites de l'ancienne Phrygie-Epictetos. Les noms de ses juridictions et de ses lieux principaux sont autant de jalons et de bornes dans la plus ancienne histoire des Ottomans. Eskischehr, si fameuse dans l’his­toire des croisades sous le nom de Dorylaeum , avec ses caravansérails, ses bains chauds, ses jardins et ses vignes, est le chef-lieu dont nous aurons occasion bientôt de parler avec détail, comme de la résidence et du lieu de la sépulture du scheich Edebali, beau-père d'Osman. Plus tard, nous nous étendrons aussi sur Sidi-Ghasi, lieu fameux de pèlerinage, renfermant le tombeau de Sid-Battal (seigneur des combats), le premier des héros chevaleresques liés par le fameux serment des Arabes, qui, trois siècles et demi avant le chevalier espagnol remplit l’Orient du bruit de ses exploits. Sogud, le Thébasion des Byzantins et le Ssfezaf des Arabes, longtemps la résidence d’Ertoghrul, où il fut ensuite enseveli, est situé sur la route des caravanes de pèlerins de Constantinople à la Mecque, entre Lefke (Leucai) et Eskischehr (Dorylaeum), à neuf lieues au sud de la première ville, dix au nord de la seconde. A une demi-lieue de cet endroit, à gauche de la grande route, sur le chemin de Lefke, s’élève une chapelle au-dessus du tombeau d’Ertoghrul. Ce monument, aussi bien que les raisins des environs et les saucissons, ont rendu la localité célèbre dans tout l’empire ottoman. Outre les quatre villes ci-dessus nommées, le Sandschak comprend encore les châteaux de Karadschahiszar et de Biledschik (le Melangeia et le Belokoma des Byzantins), dont il sera question lors de leur conquête par Osman. Itburni ( nez de chien), village où se passèrent les premières années de la belle Malchatun, l’amante d’Osman, auprès de son père; enfin, les deux sièges de juridiction, Bosojuni ou Bosoeni (front de glace) et Inoeni (front de caverne); c’est à Bosoeni qu’Alaeddin reçut la nouvelle de la vic­toire remportée par Ertoghrul sur les Tatares, ce qui fit donner à la contrée le nom de Front du Sultan. Ioeni, situé au pied d’une montagne escarpée, d'où Osman s’élança vers ses premiers triomphes, doit son nom à ses nombreuses cavernes, d’un abord très-difficile, et qui n’ont encore été visitées par aucun voyageur européen. A l’est, se trouve Akbiik (moustache blanche), ainsi appelé de l’un des plus vaillants compagnons d'armes d’Otman, qui en fit la conquête. D’autres guerriers ont donné leurs noms à d’autres lieux de l'Asie Mineure. Ertoghrul avait trois fils, Osman, Gundusalp et Sarujati-Sawedschi, dont le premier était né en 667 de l’hégire, 1258 de l’ère chrétienne. Outre les deux faits d’armes déjà rapportés, contre les Mongols ou Tatares et la conquête de Karadschahiszar, sous le règne du grand Alaeddin, outre l'établissement dans le Sandschak actuel du sultan Oeni, outre la naissance et le mariage d’Osman, et la naissance de son fils Urchan, dans le large espace d’un demi-siècle qui s’écoula entre l’origine du premier et du second Alaeddin, l’histoire ne dit plus rien des circonstances de la vie d’Ertoghrul; mais la tradition orale, qui se lie au commencement de toute histoire et qui environne toujours d’un éclat mystérieux les premiers pas des fondateurs de dynasties, s’arrête avec amour au récit d'une apparition prophétique qui frappa le pieux Ertoghrul, et d’un songe qui annonça au jeune Osman ses destinées! L’invention et la disposition de ces circonstances appartenaient à l'esprit des Orientaux et des musulmans, et, suivant l’expression conservée de Mohammed, «les apparitions nocturnes sont une partie du domaine des prophètes, et les bons rêves viennent de Dieu.»

Le songe d’Ertoghrul est d’une grande simplicité, à l'imitation de celui de Jacob auquel le Seigneur apparaît plus d’une fois dans le sommeil de la nuit pour lui annoncer les bénédictions qui tomberont sur sa race. Dans une de ses courses, il se trouvait logé de nuit chez un homme plein de piété. A l’heure du repos, le maître de la maison tira un livre d'une armoire placée derrière Ertoghrul, et le posa sur la place la plus élevée de la chambre. Ertoghrul ayant demandé ce que c’était que ce livre, le maitre répondit que c’était la parole de Dieu annoncée aux hommes par le Prophète, le Koran. Après que chacun fut allé se coucher, Ertoghrul prit le saint livre et le lut toute la nuit jusqu’au matin: alors il se coucha un instant. Pendant le sommeil du matin, véritable moment des songes véridiques, il eut une apparition prophétique et entendit une voix qui lui dit: «Puisque tu as été pénétré d’un si profond respect pour ma parole éternelle, tes enfants et les enfants de tes enfants seront honorés dans les générations à venir. Le songe d'Osman, lorsqu’il allait épouser Malchatun (femme trésor), la fille si belle du pieux scheich Edebali, est moins empreint de cette simplicité de l'esprit patriarchal; il se rapproche plutôt du caractère de la tradition romanesque, et présente même déjà une teinte de circonstances historiques; il s’y trouve mêlés des scènes d’amour, des rivalités, des combats même, que l'on va voir se dérouler dans les États du sultan Oeni à nous déjà connus.

Un pieux et savant scheich d'Adana, dans le pays de Karaman, Edebali, après avoir achevé ses études des lois en Syrie, était venu s’établir à Itburuni, village voisin d'Eskischehr, capitale actuelle du Sandschak de Sultanaeni. Souvent Osman venait le visiter. Un soir qu'il aperçut la fille Malchatun, il se sentit transporté pour elle d’un violent amour; mais le père ne céda point à ses sollicitations pour obtenir Malchatun, parce qu'il se défiait de la durée des sentiments du jeune homme, et que, d'ailleurs, il regardait sa fille comme trop inférieure en condition à Osman. Osman se plaignit; il confia les peines de son amour traversé à ses compagnons et à ses voisins, et parmi ceux-ci, au seigneur d'Eskischehr qui, enflammé par le récit de l’amant passionné, rechercha aussitôt la belle Malchatun et subit un refus. Redoutant le seigneur d'Eskischehr plus que le jeune Osman, Edebali passa des terres du premier sur celles de son ancien hôte, ou plutôt d’Ertoghrul. De là des haines et des hostilités entre les deux rivaux. Un jour qu'Osman se trouvait comme hôte avec son frère Gundusalp chez son voisin et ami, le seigneur d’Inaeni, parut tout à coup le seigneur d'Eskischehr soutenu de son allié et voisin Michal-koese (Michal à la barbe pointue), seigneur de Chirmenkia, château appuyé à l'Olympe, près d’Edrinos; ils sommèrent, les armes à la main, le maître du lieu de leur livrer Osman. Le seigneur d'Inaeni rejeta loin de lui cette violation de l’hospitalité. Osman et son frère Gundusalp, se confiant eu Dieu, s’élancèrent du château, repoussèrent le seigneur d'Eskischehr, et firent prisonnier celui de Chirmenkia. Bientôt Koese Michal se senti attaché à son vainqueur par les liens de l'amitié: il se soumit à lui avec un dévouement sincère et profond; et plus tard, quand Osman se trouva possesseur d’un trône indépendant, Koese Michal abandonna la foi de ses pères pour embrasser l’islam. Il fut l'un des plus fermes appuis du pouvoir grandissant d'Osman, et ses descendants même, sous le nom des Michalogli, fils de Michal, se sont maintenus comme une famille riche et puissante dans les temps bien postérieurs de l'histoire ottomane. Nous aurons plus d'une fois occasion den parler. Osman avait donc gagné un ami; mais il n'avait pas encore obtenu la jeune fille tant désirée. Deux années encore s'écoulèrent avant qu’il pût la posséder, avant que le père, touché par la constance de son amour, se laissât décider à interpréter un songe en faveur du jeune homme.

Une nuit, Osman, reçu comme hôte dans Is maison d'Edebali, étant allé se mettre au lit, plein de la patience qui, selon le proverbe arabe, est la clef de la jouissance, tout occupé de l’objet de son amour, par lequel l’amant silencieux et résigné mérite presque la couronne du martyre, voilà que, sortant du monde mystérieux, une image vint frapper son œil fermé par le sommeil aux objets extérieurs, mais ouvert intérieurement. Il se voyait avec le scheich son hôte reposant étendus. De la poitrine d'Edebali s'élevait la lune qui, grandissant de plus en plus et s'approchant d'Osman, parvenue à la plénitude de son croissant, finit par descendre sur le sultan, et par se perdre dans son sein. Ensuite, de ses reins surgissait un arbre qui, s’élevant toujours, et croissant en vigueur et en beauté, étendait ses branches et ses rameaux de plus en plus au loin sur les terres et sur les mers, et jetait son ombre jusqu'aux dernières limites des trois parties de la terre; sous son abri, des montagnes comme le Caucase et l’Atlas, le Taurus et l'Haemus, étaient comme les quatre colonnes de la tente éternelle; du milieu de ses racines sortaient le Tigre et l'Euphrate, le Nil et l’Ister, qui étaient comme les ruisseaux arrosant le pied de cet arbre de paradis. Des vaisseaux chargeaient les fleuves, des flottes couvraient les mers, des moissons paraient les campagnes, des forêts couronnaient les montagnes, desquelles jaillissaient des sources abondantes qui arrosaient les gazons émaillés, les bosquets mêlés de roses et de cyprès de cet Éden; du sein des vallées s'élevaient des villes ornées de dômes et de coupoles, de pyramides et d'obélisques, avec des colonnes magnifiques et des tours orgueilleuses dont les pointes étaient éclairées par le croissant; des galeries s'élançaient les cris appelant à la prière, qui se confondaient dans le concert de milliers de rossignols et dans le bavardage de nombreux perroquets aux mille couleurs. Tous ces oiseaux chantaient ou caquetaient sous les frais ombrages prêtés par des feuilles épaisses, innombrables, coupées en forme de sabres. Alors s’éleva un vent violent qui tourna les pointes de ces feuilles vers les villes, et principalement vers la cité de Constantin qui, placée à la jonction de deux mers, entre deux parties de la terre, comme un diamant enchâssé entre deux saphirs et deux émeraudes, formait la pierre la plus brillante de l'anneau d’une vaste domination embrassant le monde. Osman allait passer l’anneau à son doigt, lorsqu'il se réveilla. L’explication de ce songe, présage d'un pouvoir universel pour une race de dominateurs sortis des reins d'Edebali et d'Osman, aplanit tous les obstacles qui s'étaient opposés à l'union du jeune homme avec la belle Malchatun représentée par le cercle complet dû la lune. Toutefois le mariage ne fut point solennisé avec la pompe que l'on vit étaler dans la suite aux noces des sultans; il se célébra selon toutes les prescriptions de la loi et de l’exemple du Prophète. Un jeune disciple du scheich Edebali, le pieux derwisch Turud, accomplit les formalités exigées, et reçut en récompense du fiancé la promesse d'une habitation dans le voisinage d'une mosquée, sur les bords d’un fleuve. Osman, devenu souverain indépendant, accomplit aussitôt sa promesse, fit construire un couvent et y attacha connue dotation des villages et des terres qui deux cents ans plus tard étaient encore possédés par la famille de Turud. De tels songes avant la naissance des grands souverains, prédictions de puissance dans l’avenir, racontés longtemps après par des témoins, puis expliqués et commentés, sont un vieil artifice des historiens orientaux, reproduit ensuite par les écrivains anciens et modernes de l’Occident. Hérodote se garde bien de passer sous silence le songe du grand-père de Cyrus, dont la mère, Mandane, paraissait inonder l’Asie tout entière; ainsi Gibbon nous rapporte que la mère de Gengis-khan conçut par l'aspiration d une flamme céleste. Outre les songes, les Orientaux voient encore un présage de la royauté dans le vol du vautour royal planant au-dessus de la tète destinée un jour au pouvoir suprême. Chez les Persans et les Turcs, le vautour royal, appelé Humai, est le plus noble des oiseaux de proie, parce que, d'après leurs contes sur l’histoire naturelle de l’Orient, il ne se nourrit d’aucun animal vivant, mais se saisit seulement des lambeaux de ceux qui ont été tués par d'autres; que, poussé par une vive et tendre sollicitude, il protège ses petits par l'abri de ses vastes ailes, et qu’ainsi il était déjà le symbole de l’amour maternel et de la clémence royale chez les anciens Égyptiens qui, dans leurs peintures hiéroglyphiques, le représentent planant au-dessus de la tête des rois, tenant la plume de la loi dans une serre, et l'annonce du pouvoir suprême. Dans le Schahnameh, les héros parent leur tète comme d'un talisman des plumes du simurgh, qui n'est autre que le triple vautour du Zendavesta, de même qu’en Egypte les prêtres qui enseignent ou expliquent la loi donnée par les rois sont ornés des plumes de l’épervier. La grande princesse, la seule reine que l’ancienne histoire persane, puisée aux sources orientales, connaisse avant Alexandre, et à laquelle est attribuée l’élévation du palais aux mille colonnes de Persépolis, cette reine est appelée Humai, c’est-à-dire vautour royal. Le mot humajun, encore généralement usité aujourd'hui dans toute la Perse et la Turquie, et formé de humai, répond à notre appellation royale ou impériale, ou plus proprement à l'augustus des Romains. Bénie donc est la tête destinée à l’empire des peuples, sur laquelle le vautour royal étend ses vastes ailes, car le prince frappé de cette ombre bienfaisante sera heureux et puissant, et répandra la félicité sur les nations placées sous l'abri de sa force et de sa justice. Le vautour royal est aux Orientaux ce que l’aigle était aux Romains; et comme à Tarquin l’Ancien encore simple citoyen, son épouse Tanaquil prédit sa grandeur future d'après l’action de l'aigle qui lui enleva son casque pour le replacer sur sa tête, ainsi le pieux derwisch Abdal-Kumral exalta le fils d’Ertoghrul. Dans le défilé d’Ermeni il aperçut un vautour royal qui enveloppait dans l'ombre de ses ailes la tète du jeune homme; il lui expliqua cet augure comme l’annonce heureuse de sa domination qui bientôt comprendrait la mer Blanche et la mer Noire, l’Europe et l’Asie. Osman, reconnaissant de cette prophétie du pieux derwisch, dont la renommée de sainteté pouvait aussi en favoriser l’accomplissement, lui donna un de ses meil­leurs sabres, une coupe, et la promesse écrite de la construction d'un couvent. Abdal-Kumral se servit du sabre aux côtés d'Osman tant que durèrent ses conquêtes, jusqu’à ce que le prince, par le résultat brillant de ses exploits, se trouvant en état d’accomplir son engagement, éleva au derwisch dans le défilé d’Ermeni, où il l’avait rencontré pour la première fois, un couvent dans lequel furent ensuite conservés le sabre et la coupe d'Osman, comme un exemple profitable pour les sultans ses successeurs, qui l’imitèrent par la fondation de cloîtres nombreux. Le passage d’Ermeni, entre le mont Tumanidsch (le Temnos) et l’Olympe, devint le théâtre de la première victoire remportée sur les Grecs par Osman du vivant de son père Ertoghrul.

Le père et le fils vécurent dans la meilleure intelligence avec le commandant grec de Biledschik (le Belokoma des Byzantins), château fortifié situé au milieu des districts de Brusa, Jenitschehr, Lefke, Jailakabad, au midi de Gemlik, au nord de Nicée; mais le commandant d’Angelokoma, autre place derrière l’Olympe, sur la route de Brusa à Kutahije, dont les Turcs ont fait Ainegoel, inquiétait sans cesse le passage des hordes et des troupeaux d’Osman, des montagnes dans la plaine, aux approches de l’hiver, et de la plaine vers les montagnes, lorsque revenait l'été. Pour assurer les biens de ses tribus Ertoghrul convint à l’amiable avec le commandant de Biledschik, qu'avant de se mettre en marche vers les montagnes, ses gens déposeraient leurs objets les plus précieux dans le châ­teau. Le commandant y consentit, à condition que ces objets lui seraient apportés, non par des hommes armés, mais par des femmes et des enfants. La clause fut rigoureusement observée; les objets déposés furent gardés bien fidèlement durant l’été, et au retour des montagnes, Osman offrait chaque fois au seigneur de Biledschik des tapis aux vives couleurs, comme les Turkmans en fabriquent encore aujourd’hui, des housses grossières, des peaux de chèvre, des fromages, des outres remplies de miel, comme des marques de la reconnaissance des émigrants. Enfin l’orgueil d’Osman ne pouvant supporter plus longtemps les hostilités du seigneur d’Angelokoma, il se concerta avec les vaillants compagnons d’armes de son père, avec Akdsche Chosdcha, Abdorrahmanghasi, et avec ses trois amis Konuralp, Torghudalp et Alighudalp; ils rassemblèrent soixante-dix hommes pour surprendre la forteresse [1285]. Le seigneur d’Angelokoma prévenu de leurs desseins, vint se mettre en embuscade dans le défilé d’Ermeni. Un combat sanglant s’engagea, où périt Baichodscha, neveu d’Osman, fils de Sarujati, qui fut enterré à l’issue du passage, sur le territoire du village de Hamsabeg; son tombeau indique le lieu où se livra la bataille, près d’un caravansérai en ruines. Osman et ses vaillants guerriers n’auraient peut-être pas résisté à cette brusque attaque, s’ils n’avaient pas été avertis du danger par un chrétien que les historiens turcs nomment Aratos. Afin de tenir tête à l’ennemi, au bout de quelques jours Osman amena trois cents de ses braves contre le château de Koladscha, situé dans le voisinage d'Angelokoma derrière l'Olympe: les habitants se livrèrent sans résistance; ils furent dépouillés et réduits en esclavage. Cet événement au lieu d'abattre le courage du maître d'Angelokoma, le détermina à se lier étroitement avec le seigneur de Karadschahiszar (Melangeia), place qui avait été conquise cinquante ans auparavant par Ertoghrul, mais avait été reprise ensuite par les Grecs au temps d’Alaeddin II, et leur était restée soumise. L’on en vint aux mains à Agridsche, près du Tumanidsch; Sarijati-Sawedschi, le plus jeune frère d'Osman, tombe au pied d’un pin. La nuit, une lumière céleste doit avoir éclairé de ses rayons les branches de l’arbre sanctifié par la gloire du martyre; c'est-à-dire que la piété des fidèles y entretenait des lampes continuellement allumées la nuit; et ce lieu de sépulture, appelé encore Pin illuminé, a toujours été cité par les histoires ottomanes depuis les temps les plus anciens, avec la plus grande vénération, comme les anciens Romains vénéraient la terre qui portait le figuier de Romulus. Non loin de là, et en même temps que le jeune frère d'Osman, dans les rangs ennemis périt Kalamos, le plus jeune frère du seigneur de Karadscha, dont la mort, sans avoir été sanctifiée, a cependant acquis un certain éclat par les circonstances dont la tradition l'a entourée. Lorsqu’il fut tombé, Osman s’écria: « Éventrez-le », et encore aujourd'hui, le lieu porte le nom de Chien éventré. Ce fut le premier acte de la barbarie ottomane exercée sur des chrétiens vaincus, qui devait se continuer durant cinq siècles. Un trait semblable est fourni par la grande bataille livrée dans la même année, contre les Tatares, que le sultan Alaeddin III défit sur les bords de la Propontide, dans la plaine de Biga (le Pega des Byzantins). Tandis que le sultan, accouru au secours d'Osman, gardien de ses frontières, assiégeait le château de Karadschahiszar, il reçut la nouvelle qu'une armée de Tatares sous la conduite de Taindschar, était arrivée près d’Eregli (Héraclée) à l'embouchure du fleuve d'Ulubad (le Rhyndacus), et avait brûlé la ville. Alaeddin confia la direction du siège à Osman, courut au-devant des Tatares, et les extermina dans une bataille fameuse par les trophées sanglants que dressa le vainqueur.

Tandis que le sultan anéantissait les Tatares, Osman s'emparait de Melangeia, appelé tantôt Karadschahiszar (château noir), et tantôt Karadschaschehr (ville noire), quelques instants avant la mort d'Ertoghrul qui avait conquis cette place cinquante ans auparavant pour la première fois, ou du moins l’avait assiégée. Après un repos d'un demi-siècle, Ertoghrul mourut avec d'autant plus de satisfaction, qu'il voyait renouvelés dans son fils les exploits de sa jeunesse. Osman eut pour consolation de la perte de son père, non-seulement des conquêtes, mais encore la naissance de son propre fils Urchan, arrivé au monde dans cette même année. L'année suivante (1289), il reçut comme récompense de son fidèle service militaire le fruit même de sa conquête, le territoire de Karadschahiszar (Melangeia). Le sultan lui envoya les insignes de la dignité princière; un drapeau, une timbale et une queue de cheval. Ce fut Aktimur, le neveu d'Osman, qui les lui apporta. Celui-ci s’avança de quelques pas audevant des présents d'honneur, et tandis que retentissait la musique militaire des tambours et des cymbales, il se tint debout, les bras croisés sur la poitrine, dans une attitude respectueuse. Ses successeurs immédiats observèrent le même cérémonial chaque fois que la musique militaire se faisait entendre au moment des cinq prières, jusqu'à ce que le sixième sultan, Mohammed le Conquérant, abolit l'antique usage, parce que, disait-il, deux cents ans c'était trop de durée pour une marque d'honneur.

Le premier soin d’Osman, après son investi­ture, fut de transformer en mosquée l’église de sa résidence, et d’y installer un prieur public (imam) et un chatib (prédicateur), ainsi qu'un juge (mollah) pour l'expédition des affaires, et raccommodement des débats auxquels pouvait donner lieu le marché tenu le vendredi de chaque semaine. Il consulta là dessus son beau-père Edebali, et ses quatre fidèles compagnons d’armes, son frère Gundusalp, Torghudalp, Hasanalp et Aighudalp, qui lui conseillèrent de demander préalablement l'agrément du sultan. Ce consentement obtenu, la prière publique fut fixée aux vendredis. Tursunfakih, disciple d’Edebali, fut institué pour réciter les paroles sacramentelles, et en même temps le nouveau beg le chargea de maintenir comme juge le bon ordre dans le marché, sans distinction de nation et de croyance. Dans un débat entre un musulman, sujet du seigneur turc voisin, Alischir de Kermian, et un chrétien, sujet du commandant grec de Belokoma (Biledschik), Osman prononça en faveur du second, et aussitôt la renommée d’équité du fils d’ErtoghruI amena une grande affluence de monde aux marchés de Karadschahiszar. Probablement à la décision de prince turc se mêlèrent des considérations politiques; car Alischir, seigneur de Kermian, nourrissait des sentiments hostiles à Osman, son rival en puissance ascendante et en indépendance, tandis que le commandant grec de Biledschik, dépositaire des biens d'Osman durant la saison des montagnes, avait toujours entretenu avec lui des rapports d’amitié et de bon voisinage.

Mais le meilleur ami d’Osrnan, son compagnon d’armes le plus dévoué, c’était Koese Nichai, seigneur grec, pas encore converti à l’islam, du château de Chirmenkia ou Chirmendschik, bâti sur un rocher au versant occidental de l’Olympe, non loin d’Edrenos. Par son conseil et avec son secours, Osman entreprit sa première expédition de pillage sur la route de Boli. Ils se dirigèrent de l’Olympe vers Sarukia et Surgun, où le Sakaria (Sangarius) est le plus facile à traverser. Lâ ils rencontrèrent un fidèle compagnon d’armes d’Ertoghrul, le Tschausch Ssamszama, qui, bien connu dans le pays comme guide sur la route de Boli, dirigea leur course vers Tarakli, Koinik et Modreni. Tarakli, appelé aussi Jenidsche-Tarakdschi (nouvelle fabricante de peignes), située à neuf lieues à l’est du passage du Sangarius, attira l’avidité des coureurs d’aventures, par l’opulence que ses habitants avaient acquise, grâce à leur habileté dans la fabrication des peignes et des cuillers. Cinq lieues et demie plus loin est située Koinik, et à une forte journée de marche, neuf lieues et demie au delà encore, à quinze lieues d’Eboli, était Moderina ou Modreni, l’ancienne Modra dans la Phrygie Epiktetos, dernier but où tendaient les pillards. Bâtie entre deux montagnes dépouillées, cette ville a été dans la suite embellie par deux mosquées que firent élever le sultan Bajesid Ier et Suleiman Ier. Ses habitants sont renommés pour leur habileté dans 1a fabrication des aiguilles à coudre, comme ceux de Tarakli par leur commerce de peignes. La plupart des fabricants d’aiguilles établis à Constantinople sont de Modreni. Chargée des dépouilles de ces deux villes industrieuses, la horde de pillards longea la rivière Modreni (le Gallos de Strabon), qui se jette dans le Sangarius près de Keiwe, franchit ce cours d’eau, atteignit Chir­menkia sur l’Olympe, et de là regagna Karadschahiszar.

Sept années s’écoulèrent maintenant dans un repos ininterrompu, mais non sans envie de la part des seigneurs voisins contre la prospérité d’Osman qui se développait en silence. L’ancien dépositaire de ses biens, le commandant de Biledschik, commença lui-même à devenir inquiet et jaloux. Aux noces de sa fille avec le fils de Kalanos, dont le père avait péri au combat d’Ermeni, Koese Michal, en ami fidèle et dévoué d'Osman, s’était donné toutes sortes de peines pour rapprocher du prince turc tous les seigneurs des châteaux voisins invités à la fête. Mais, au lieu de prêter l’oreille aux propositions da la médiation amicale de Koese Michal, ses hôtes cherchèrent plutôt à lui persuader de faire cause commune avec eux contre Osman, et de le livrer entre leurs mains. La célébration prochaine du mariage du seigneur de Biled­schik avec la fille du seigneur d'Iarhiszar de­vait offrir la meilleure occasion. La fidélité de Michal ne chancela point; toutefois, afin de mieux préserver son ami, il feignit d’entrer dans les plans formés contre lui. Osman, bien informé par lui, accepta avec l’empresse­ment d'une apparente confiance l'invitation du seigneur déloyal de Belokoma. Il lui en­voya un troupeau de brebis comme présent de noces, et sollicita la faculté, qu’on lui accordait jusqu’alors tous les ans, de faire apporter en dépôt ses principaux objets par des femmes dans le château, afin qu’ensuite il pût, en quit­tant les noces, se rendre directement dans les montagnes. Le seigneur de Belokoma s’applau­dit intérieurement du succès de la ruse. La livraison du trésor d’Osman dans le château fut fixée à la veille du mariage, alors que le maître pour célébrer la cérémonie se rendait â Tschakir-Bunari. Osman revêtit d’habits de vieilles femmes trente-neuf de ses plus vaillants compagnons d’armes, et lui-même avec eux introduisit sans empêchement dans le château les chevaux chargés de leurs prétendus trésors, qui n’étaient autre chose que des armes. Il parvint à s’emparer de la place d’autant plus faci­lement, que la plus grande partie des habitants et de la garnison était allée à la fête des noces. Maître de Biledschik, Osman se mit en embuscade dans la gorge de Kaldiralik pour attendre le nouveau marié qui, sans soupçon et plein d’espoir de tenir bientôt les tré­sors et la personne d'Osman, regagnait tranquillement son habitation. L’attaque subite lui enleva son épouse et la vie. Osman, en possession de la belle fleur grecque du Lotos, appelée en turc Nilufer, qu’il destina pour épouse à son fils Urchan, alors âgé de douze ans, courut bien vite contre le château du père de Nilufer, Iarhiszar, situé entre Brusa, Ainegoel et Jenitschehr, sur la route de cette ville à Kutahije, à une journée de marche de ce dernier point. Aujourd’hui on y voit une mosquée et des bains; la place tomba entre ses mains, en même temps que Torghudald s'emparait d’Ainegoel. Par la conquête simultanée de ces trois châteaux [1290] dans la dernière année du VIIe siècle de l’hégire, et du XIIIe de l’ère chrétienne, fut fondée la puissance d'Osman comme souverain; et, comme à cette époque s’écroulait l’empire des Seldschuks, c’est de cette année que date la domination indépendante de la famille d’Osman. L’enlèvement de Nilufer rappelle celui des Sabines, et la surprise de Biledschik la conquête de Troie: peut-être les deux événements sont-ils fabuleux, mais ils peuvent être également vrais, du moins en partie. Il y a eu des enlèvements de femmes avant et après les Sabines; longtemps avant la ruine de Troie, l'ancienne histoire de Perse raconte la conquête de Rujindis par des guerriers introduits au moyen d’un artifice semblable, et à l’époque même du coup de main de Belokoma, les écrivains byzantins rap­portent la prise de Tripoli, sur le Méandre, avec des circonstances absolument semblables, par des soldats de Kermian déguisés en marchands qui, introduisant des armes et des instruments bruyants de musique militaire dans des sacs â grains, se saisirent de la place; en sorte que la ruse employée par Alischir à Tripoli fut une imitation de celle d’Osman â Belokoma, ou plus vraisemblablement elle a été attribuée au prince turc par les écrivains ottomans. Quant à l’enlèvement de la jeune épouse et à son nom, il y a moins de doute que sur l’année de la conquête de Biledschik et de la manière dont elle fut opérée. Nilufer, fleur du Lotos, est encore aujourd'hui le nom que portent la rivière qui arrose la plaine de Brusa, le grand pont de pierres bâti en avant de la ville, et le couvent Fondé par la princesse, au pied du château, près de la porte condui­ant aux bains. Nilufer devint la mère de Murad Ier et de Suleiman pascha, deux fils d’Urchan, comme Malchatun, fille d’Edebali, avait donné le jour à Urchan et à son frère Alaeddin. Après qu'Alaeddin III, dernier souverain des Seldschuks, eut péri de mort violente, l'empire seldschukide se divisa, comme on l’a vu précédemment, en dix par­ties, dont chacune fut gouvernée par des maîtres indépendants. Osman, pour lequel depuis douze ans, dit-on, se récitaient les prières publiques dans sa résidence de Karadschahiszar, doit avoir aussi, immédiatement après la mort d’Alaeddin, exercé le second des droits de souveraineté de l'islam, celui de frapper monnaie. Mais probablement depuis douze années la prière publique se faisait toujours au nom d’Alaeddin, comme suzerain d'Osman, et le nom de ce dernier n'y fut substitué qu’après la mort du sultan; les premières monnaies, comme nous le verrons ensuite, ne furent frappées aussi que plus tard, sous Urchan.

Osman, prince indépendant de la contrée aux alentours de l’Olympe, en partagea l'administration tout d'abord entre les vaillants guer­riers qui l’avaient aidé à en faire la conquête. Il nomma son fils Urchan commandant de Karadschachiszar sur l’extrême frontière méridionale de ses États, et son frère Gundusalp gouver­neur de la ville d'Eskischehr (vieille ville). A Aighudalp, il confia l'autorité sur les châ­teaux d'Inaeni et de Jundhiszar, à Hasanalp sur Iahiszar, à Torghudalp sur ainegael qu’il avait conquis. Il assigna les revenus de Biledschik pour l’entretien des derwischs et des scheichs, et principalement de son beau-père Edebali, qui habitait ce château avec sa fille Malchatun et le plus jeune fils de cette princesse, Alaeddin. Lui-même établit sa résidence a Jenitschehr (ville neuve), à la pointe septentrionale de son petit État que l’on pouvait traverser en une journée de marche, dont les limites dans leur ensemble étaient celles de Sultanaeni, aujourd’hui l’un des dix-sept Sandschaks de l’Asie Mineure, et des vingt-cinq gouvernements du vaste empire ottoman.

Tels furent les humbles commencements de cette puissance l’avant-dernière année du XIIIe siècle de l’ère chrétienne. Cent cinquante ans s'écoulèrent avant qu'elle fût pleinement assise par la conquête de Constantinople, puis elle alla toujours grandissant pendant plus d'un siècle, jusqu’à la soumission de l'Ile de Chypre; et parvenue à sa plus haute splendeur, elle s'y maintint cent cinquante années jusqu'à ce jour.

Quatre siècles après sa naissance, la paix de Carlowitz marqua le commencement de sa déchéance, et ce mouvement, accéléré dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle par la paix de Kainardsche, s'est continué jusqu'à nos jours et se prolonge encore. A la fin du XIIIe siècle, lorsque s’écroula l’empire seld­schukide, et que de ses ruines sortit celui d’Osman, deux siècles après la prise de Jérusalem par les premiers croisés, dont la dernière possession, en Syrie, Akka, n’avait été perdue que depuis six années, alors se produisirent, en Asie comme en Europe, de grands événements, et les commotions des peuples semblèrent annoncées par des renversements dans les lois de la nature. Les Mongols, dont la puissance marchait vers sa fin, dévastèrent la Syrie avec des hordes innombrables; en Allemagne la terre trembla; dans la Mésopotamie il plut des scorpions. Dans l’Asie Mineure se heurtèrent les deux dynasties d'Osman et de Karaman, les plus puissantes des dix familles qui s'étaient partagé l'empire seldschukide, et la dernière maintint encore sa supériorité pendant un siècle sur sa rivale. En Europe, dans la dernière année du XIIIe siècle de l’ère chrétienne, fut célébré le premier jubilé, et à la fin du VIIe siècle de l'hégire, fut introduite en Asie l’ère Ilchane.

Outre ce concours d’événements d’une vaste portée que présente au premier aspect l'histoire de l'Europe et de l'Asie, les écrivains turcs atta­chent encore une importance toute particulière et A l'avènement d'Osman avec le commence­ment d'un nouveau siècle, et au nom d'Osman même que portent le fondateur, la dynastie et l'empire. A partir de la première année de l’hé­gire, le commencement de chaque siècle, jusqu'à la fin du septième, a été signalé par l’appari­tion d'un grand prince puissant par son action sur le monde, et placé par l'opinion à la tète de son siècle. Après le prophète fondateur de l’islam, parut avec le commencement du second siècle de l’hégire Omar-Ben-Abdolasis, le plus juste de toute la famille Ommiad; à la naissance du troisième, Mamun, le grand protecteur des sciences, s’assit sur le trône des khalifes de Bagdad; comme s’ouvrait le quatrième, Obeidol-Ah-Mehdi fondait le khalifat des Fatimites en Afrique. La première année du cinquième marqua la moitié du règne de quarante ans de Kadirbillah, le dernier grand khalife de la famille Abbas; et au commencement du sixième, s’éleva le grand conquérant Gengis-khan. Ces colosses de l'histoire asiatique sont placés comme à l'entrée du temple de leur siècle, et ainsi se dresse à l’entrée du huitième de l'hégire le fondateur de l'empire qui porta son nom, le petit-fils de Suleiman, le fils d'Ertoghrul, Osman.

Depuis le troisième successeur du prophète, le khalife Osman, aucun prince n'avait porté avec éclat ce nom sur un trône de l’islam. Le khalife Osman réunit les deux titres d'honneur de collecteur du Koran et de collecteur des deux lumières; il reçut le dernier, parce qu’il épousa les deux filles du prophète, et l’autre, pour avoir recueilli les versets épars de la sainte Écriture de l'islam, le Koran en un volume, et l’avoir ainsi préservé du danger de la falsification. Sous son règne, les musulmans por­tèrent leurs armes triomphantes jusqu'à l'Oxus et au Bosphore; les principales villes de la Perse et du Chorasan, Iszfahan et Isztachar, Merw, Balch, les Iles de Chypre, de Crète, de Rhodes et de Malte furent conquises, et Constantinople fut assiégée pour la première fois par les Arabes, sous le commandement de Moawia. Karen, le chakan des Turcs, et Jesdedschird, le dernier chosroes des Perses, succombèrent, le premier sur le champ de ba­taille, et le second dans sa fuite; les Arabes foulèrent sous leurs pieds la puissance des Persans. Cette gloire éclatante qui environne le khalife collecteur des deux lumières, comme législateur et conquérant, devait, après sept cents ans, illuminer le front d'Osman, fils d’Ertoghrul, et resplendir sur ses successeurs. Ainsi le voulait la signification historique du nom.

Les noms viennent du ciel, dit le Koran; aussi le musulman les considère comme de bons ou de sinistres présages, non-seulement sous le point de vue historique, mais encore d’après l’examen philologique. Osman, suivant le sens de la racine arabe, signifie le briseur de jambes, et cette signification se lie intimement aux idées de triomphe et de grandeur. D’abord, le vautour royal qui, dans tout l’Orient, est le symbole de la domination et du pouvoir royal, depuis les anciens Égyptiens jusqu'à nos jours, est désigné surtout par le nom de briseur d'os parmi les oiseaux, parce que, dédaignant toute proie vivante, il ne se nourrit que des membres des animaux déjà tués; ensuite, dans les temps antérieurs de la plus grande barbarie de l'histoire turque, les trois fils d'Oghus-Chan, au premier desquels, Gaek-Chan (le chan du ciel), on fait remonter l'origine primitive d’Osman, ces trois fils reçu­rent aussi le nom de briseurs, parce qu’ils rompirent en trois morceaux l'arc qu'ils avaient trouvé. De même leurs descendants ont brisé les châteaux et les forteresses, et la grandeur et la force triomphante du vautour royal Humai, du briseur d’os parmi les oiseaux, s'est transmise dans le Humajun impérial ou royal, dans la maison souveraine d’Osman, le briseur de jambes parmi les peuples. Après celte digression sur les présages, si importants aux yeux des écrivains turcs, tirés du nom du premier souverain des Ottomans, nous allons revenir aux événements de son temps, et rapporter le premier acte militaire de sa domination indépendante.

Immédiatement en avant de la résidence d'Osman, Jenitschehr (nouvelle ville), est situé Koeprihiszar (le château de ponts), que précédemment il avait attaqué plusieurs fois, alors qu'il était encore en bonne intelligence avec le seigneur de Biledschik, ennemi du maitre de Koeprihiszar. En reconnaissance du succès de l’une de ces excursions de pillage, le seigneur de Biledschik avait alors donné à Osman une fête, dans un lieu appelé Indschirbinari (fontaine de figuiers); mais ayant osé demander que, dans cette occasion, Osman lui baisât la main en signe d’hommage, cette prétention fut la première cause de la destruction des rapports d'amitié qui jusqu'alors avaient régné entre Osman et le seigneur de Biledschik, et amena ensuite la conquête de ce château. Cette expédition fit ajourner l'entreprise contre Koeprihiszar; mais une fois en possession d’une souveraineté indépendante, après que son nom eut été rappelé dans les prières publiques, inscrit sur les monnaies, après qu'il eut installé un juge, établi un droit sur les marchandises apportées au marché, Osman ne rêva plus que la conquête de Koeprihiszar. Il en délibéra d’abord avec ses compagnons d'armes: dans le conseil se trouvait son vieux oncle, Dundar, qui, étant allé avec Ertoghrul d'Achlath dans le pays de Rum, soixante-dix ans auparavant, devait être alors au moins nonagénaire. Il fit des objections à Osman; il lui représenta qu'il n'était pas prudent d’exciter ainsi par cette entreprise et de réunir contre lui, dans une défense commune, lés ennemis et les voisins jaloux qui l'entouraient de tous côtés, par derrière, le seigneur de Kermian, en face, les commandants grecs des frontières. L’ardeur impétueuse d’Osman s’irrita contre la froide sagesse du vieillard: furieux, il banda son arc, et Dundar tomba percé d’une flèche lancée par son neveu; sanglant enseignement pour les contradicteurs futurs d’une résolution adoptée par le maître. Sur la route de Tschakirbinari au château de Koeprihiszar, se voit le tombeau de l’infortuné conseiller. Ce meurtre d’un oncle marque par un trait de barbarie le commencement de la domination ottomane, comme un fratricide ouvre la route à la puissance romaine; mais l'assassinat commis par Osman est mieux garanti par les témoignages de l'histoire que l'action de Romulus. Idris, le plus estimé, à juste titre, des historiens des Ottomans, qui, dès son début, annonce naïvement qu'il passera sous silence les faits blâmables, pour ne transmettre à la postérité que les actions glorieuses de la dynastie d'Osman, rapporte néanmoins le meurtre de Dundar avec les circonstances que nous venons d'exposer. Si le sang ainsi répandu est compté aux Ottomans comme un mérite par les panégyristes, que faudra-t-il donc penser des faits que leur histoire a frappés de la condamnation de l'oubli? L'oncle d'Osman est à l'entrée de cette longue galerie de cadavres que les souverains ottomans ont peuplée avec les princes de leur sang, immolés régulièrement à l’ouverture de chaque règne.

La prise de Koeprihiszar excita dans Osman le désir d'enlever d'autres châteaux voisins, situés aux environs de Nicée, comme Dimsus, Kojunhiszar et Marmara; il y était d'ailleurs invité par le mauvais état des garnisons et les inondations du Sangarius. Avant le règne du premier des Paléologues, les commandants des forteresses grecques des frontières étaient en­couragés à leur défense par une solde considérable, des concessions de terrains et par l'abandon du butin qu'ils pouvaient faire. Lorsque Michel Paléologue, après la reprise de Cons­tantinople sur les Francs, cédant aux funestes conseils de Chadenos, supprima la solde des commandants des frontières, et les soumit â des redevances, aussitôt s’éteignit dans les mercenaires étrangers le zèle pour la défense des châteaux confiés à leur garde; en outre, le Sangarïus, qui servait de fossé naturel à plusieurs de ces forteresses, ayant changé de lit, les garnisons abandonnèrent des postes privés de cette défense. Lorsque, après avoir couvert la plaine pendant un mois, les eaux rentrèrent dans leur ancien lit, elles amenèrent une telle quantité de vase, que le passage du fleuve était facile. Cet état de choses avait déjà encouragé Ali-Umur-Beg, seigneur de Kastemuni, l’un des dix princes qui s’étaient partagé les États seldschukides, à rompre la paix faite avec l’empereur grec, et la tentation fut encore plus forte sur Osman, qui avait plus de puissance. Près de Kojunhiszar (le Bapheum de Pachymeres), dans les environs de Nikomédie, fut livré le premier combat entre Osman et Muzalo, l’hetoeriarque on commandant des gardes du corps byzantins [1301], et la défaite des Grecs eut des suites d'autant plus funestes, qu’elle laissa le champ libre aux irruptions d’Osman, au moment même de la moisson. Osman eut à déplorer la perte de son neveu, Aitoghdi, fils de Gundusalp, qui périt dans la bataille de Kojunhiszar, et fut enterré près du château: son tombeau s'élève sur le chemin, et il est en grand renom pour les cures merveilleuses des chevaux malades. Les Turcs poussèrent leurs courses jusqu’aux portes de Nicée. L’élévation, la force des murailles, ne permettaient ici aucun espoir pour tonte espèce d'attaque : afin de tenir la garnison en respect et en alarme, Osman fit élever au nord de Jenitschehr, sur le penchant delà montagne, un château appelé Tharghan, du nom du vaillant commandant qu’il y plaça.

Six années après cette défaite des Grecs [1307], les commandants des châteaux d’Edrenos, de Madenos, Kete et Kestrl, sur l'ordre du commandant de Brusa, se réunirent pour livrer bataille à Osman. Le commandant de Kestel périt dans l’actio, celui de Kete s’enfuit â grand peine vers Ulubad (Lopadion). Le gouverneur de cette dernière place, sommé par Osman de lui livrer le fugitif, y consentit à condition que les princes de la famille d'Osman ne franchiraient jamais la rivière d'Ulubad (le Rhyndakus). Osman en prit l’engagement solennel que ses successeurs accomplirent quant à la lettre, sans en respecter l’esprit; ils ne passèrent jamais la rivière même d'Ulubad, mais, lorsqu’ils le jugeaient nécessaire, ils tournaient sur des vaisseaux son embouchure dans la mer, éludant ainsi la véritable interdiction portée par le traité. L’ile de Galios (Kalolimne), dépendant du territoire de Kete Katoikeia), qui est située à l’entrée du golfe de Modania(le golfe de Kianus), fut, sur l’ordre d'Osman, conquise l’année suivante par Kara-Ali, fils d’Aligundalp, qui épousa une jeune fille grecque d’une merveilleuse beauté, trouvée dans le riche butin enlevé à Kalolimne.

Immédiatement avant la prise de cette île, s’était accompli le premier acte important de la piraterie turque, la dévastation de l’infortunée Chios, célèbre également par la beauté merveilleuse du pays et par les ravages des Barbares si fréquemment renouvelés dans le cours de six siècles. Trente vaisseaux turcs y abordèrent et désolèrent l’ile entière. Les habitants qui étaient restés furent massacrés en masse, à l'excep­tion de quelques-uns qui parvinrent à se jeter dans le château fort. D’autres, montés sur quarante bâtiments, espérant sauver leurs femmes, leurs enfants et leurs biens, échouèrent dans les parages de l’ile de Skyros où ils périrent tous. A partir de cette époque, les pirates turcs désolèrent les îles de la Méditerranée depuis l’embouchure du Bosphore jusqu’au détroit de Gibraltar. Lés historiens byzantins rapportent les descentes destructives des flottes turques sur les îles des Princes, de Rhodes, Samos, Karpathos, Lemnos, Mitylène, Candie, Malte, et sur les antres Cyclades. Comme les écrivains ottomans ne font mention d'aucun de ces exploits, à l’exception de la prise de Kalolimne, et que les États d'Osman, A cette époque, touchaient à peine au rivage de la mer, on est en droit de penser que ces flottes turques, toujours prises par Pachymeres pour des escadres persanes, n'appartenaient pas aux Ottomans; qu’elles avaient été armées par les autres princes turcs, maîtres des côtes de l'Asie Mineure depuis le golfe de Modania jusqu'à celui de Megri (Telmissos); par exemple, par les princes de Karasi, de Ssaruchan, Aidin et Mentesche.

La même observation peut s'appliquer aux conquêtes continentales des Turcs, racontées par Pachymeres, qui appartiennent, non pas aux Ottomans, mais aux princes de Kastemuni, kermian, Mentesche, d'Alaje ou de Karaman, véritables chefs turcs, qui, désunis entre eux, n'étaient pas moins animes d'un même senti­ment, d'un même esprit, pour se précipiter sur l'empire byzantin. Ainsi peuvent se juger les entreprises du prince de kastemuui-Umur-Beg, qui assiégea la ville de Cenchrea (kanghri), où s’étaient réfugiés les Grecs chassés par les Turcs de la plaine du Scamandre, la prit, la saccagea, massacra tous les habitants, puis mit le feu aux murailles désertes; la conquête de Tripolis sur le Maeandre par Alischir, prince de kermian, et son siège de Philadelphie (Alaschehr) qu'il fut forcé de lever devant Roger, ancien templier, ancien pirate, alors époux de la petite-fille de l'empereur et grand amiral de l'empire byzantin; l’irruption et les déprédations d'Alaeddin en Lydie, dont Sardes, la capitale, se tint pendant assez longtemps, moitié sous la domination turque, moitié sous l'au­torité des Grecs, jusqu'à ce que la garnison turque fût expulsée par les Grecs alors grossis par de nombreux renforts; enfin, la prise de Tyraja et de la célèbre Éphèse, à dix lieues de là, par Saisan, jadis serviteur et alors gendre du seigneur de Mentesche, qui permit bien d’emporter les vases des saints sacrifices de l’église d'Ephèse et les objets précieux consa­crés au bienheureux saint Jean et à la mère du Christ; mais ensuite fit massacrer les habitants sans défense, ou, par crainte d’un soulèvement, les entraîna sur sa route et les jeta dans les fers à Tyraja.

Assailli ainsi par les Turcs qui fondaient de tous côtés sur les frontières asiatiques de l’empire, l’empereur Andronic Paléologue avait cherché de l'assistance auprès de Ghasan, le grand chan des Mongols, lui promettant pour prix de ces secours la main de sa fille; puis il renouvela cet engagement encore envers Chodabende, le chan suivant. Déjà Ghasan avait envoyé aux dix princes asiatiques l’injonction de respecter le territoire de l’empereur byzantin; Chodabende appuya cet ordre par l'an­nonce de la marche de quarante mille hommes de troupes auxiliaires, dont la moitié, sous la conduite de son neveu, allait paraître devant les murs de Konia. La menace de Ghasan et l’armement de Chodabende n’avaient cependant empêché, ni l'occupation de Sardes par Alaeddin, ni la prise d’Éphèse et de Tyra par Saisan, seigneur de Mentesche. Osman dédaigna plus encore l'orgueilleuse fiancée des Mongols, Maria, qui, pour hâter la conclusion de son mariage depuis si longtemps négocié, et presser la marche des auxiliaires mongols annoncés depuis tant de mois, s'était avancée jusqu'à Nicée, et delà faisait déclarer à Osman qu'elle allait le dénoncer à Chodabende, qui déjà devait avoir envoyé trente mille hommes sur les frontières.

Osman, qui, déjà précédemment, avait étendu ses courses, entre le Sangarius et le Melas, dans le territoire des Siphones et des Halizones, jusqu'aux rives du Bosphore, portait le ravage jusqu'à Istrawros (Astrabiles), au château d'Hieron, en Anatolie, et jusqu'à Chelai (kilia, sur le bord de la mer Noire, remplissant tout de terreur, bien loin d’être arrêté par les menaces de la fiancée du chan mongol, se sentit, au contraire, excité davantage, et il attaqua le boulevard avancé de Nicée, le château fort de Trikokia (Kodschahiszar chez les Turcs). Les défenseurs du château, habiles archers, firent beaucoup de mal aux guerriers d'Osman; mais ceux-ci, après avoir comblé le fossé profond avec des troncs d’arbres et des décombres, emportèrent la place, où furent versés des torrents de sang. Déjà le château fort de kubuklea, sur le penchant de l’Olympe, était tombé entre les mains des Turcs par la trahison de soixante Mogabares que Makrenos, commandant d’Ulubad (Lopadion), avait envoyés au secours de la garnison vivement pressée, et Osman croyait être assuré par la possession de ces châteaux contre tout danger de la part des Mongols. Ces récits, transmis par Pachymeres d’une manière incomplète, se trouvent plus en détail dans les écrivains ottomans, qui, en même temps, nous font connaitre la conquête des châteaux de Kodschahiszar (Trikokia), Lubludschi (Kubuklea), d’Akhiszar, Lefke et Bekedsche, dont les trois derniers sont situés sur les bords de la rivière de Lefke ou Jenitschehr (le Mélas) et de Kiwa, au confluent de la même rivière dans le Sangarius (1308). Osman, qui, dix-sept ans auparavant, accompagné de son ami Koese-Michal, seigneur de Chirmenkia, avait poussé ses premières courses dans les cantons septentrionaux du Sangarius, l’invita aussi celte fois, non-seulement à venir le joindre, mais encore à embrasser l’islam, et Koese-Michal ne repoussa aucune de ses offres. Ssamszama-Tschausch, qui, dix-sept ans auparavant, leur avait servi de guide dans leur route de Koinik et de Modreni, vint encore offrir ses services aux troupes d’Osman, sollicitant du prince en récompense l’investiture d’un château bâti sur un rocher, près de Jenitschehr. non loin de Lefke. Osman lui accorda sa demande, et le lieu se nomme encore aujourd'hui Tschausch-Koeji, le village de Tschausch. Ssamszama est le premier des Tschauschs, qui, plus tard, jouèrent sous l'administration ottomane un rôle important comme messagers d’État et commissaires, introducteurs des ambassadeurs, et ambassadeurs eux-mêmes. Mais le nom de la dignité est plus ancien que l’empire ottoman, et se trouve chez les Byzantins où le grand Tschausch était un dignitaire de la cour, comme le Tschansch-Baschi auprès des sultans seldschukides, et ensuite auprès des princes ottomans. De Lefke, l’expédition se dirigea vers Akhiszar, Bekedsche et Kiwa, dont les commandants abandonnèrent leurs châteaux, s’en allèrent au-devant du vainqueur pour lui rendre hommage, comme fit le capitaine d’Akhiszar, on s’enfuirent, comme celui de Kiwa, qui gagna la vallée de karadere. Deux châteaux seulement opposèrent quelque résistance: celui, que l’on voit élevé sur un rocher à pic, près du Sangarius, qui fut appelé plus tard Karadschebes, et celui de Tekur-Binari (puits impérial), dont Osman confia le siège au fils d'Aighudalp-Kara-Ali. Après que la place eut été emportée, le vaillant guerrier la reçut en fief avec le territoire dépendant de Kiwa, dans lequel se trouvaient compris les châteaux d'Onde, de Nifds-chehiszar et de Karagoes.

Pendant qu'Osman enlevait les châteaux des frontières de l’empire byzantin sur le Sangarius, l’extrémité méridionale de ses propres États fut tout à coup menacée par une invasion des Tatares que les historiens ottomans appellent Tschodars, les Byzantins Tochars, et qui n'étaient autres que des hordes mongoles. Osman avait confié la garde de Karadschahiszar (Mrlangea) à son fils Urchan, laissant auprès de lui son fidèle compagnon d’armes Ssaltukalp et le nouveau moslime Koese-Michal. Avec l’assistance de ces deux guerriers, le jeune prince battit les Tschodars, qui, de Kermian, avaient pénétré sur le territoire de Karadschahiszar et pillé le marché de la ville: et, par ce triomphe, remporté près du château d'Oinasch, il se montra digne de son père Osman.

Satisfait du premier exploit de son fils, Osman le chargea d'une autre expédition tendant à la conquête définitive de l'espace compris entre le Sangarius et la mer, qui porte aujourd’hui le nom de Sandschak-Kodscha-Ili. Pour l'aider dans son entreprise, il lui donna quatre de ses plus vaillants guerriers, éprouvés par vingt années de combats et de fidélité, Koesemichal, Abdorrahman-Ghasi, Konuralp et Aghdsche-Kodscha. La première bataille se livra au pied d'un château déjà investi dans la campagne précédente, qui, cette fois, fut enlevé par le courage de Karadschebe, et, plus tard, il lui fut donné en fief avec le territoire environnant. Au milieu de ces ruines s’est conservé le tombeau du héros. Le château d’Alpszofi, qui tomba ensuite au pouvoir d’Urchan, fut conféré en fief à Konuralp, et, après s’être emparé d’Akhiszar, sur les bords du Sangarius, au-dessus du pont de Kiwa, Urchan se fortifia dans la place de koepri, sur le lac d’Ajangoeli, d'où il dépécha à son père, Kara-Ali, pour lui annoncer ses succès. Le château de Karatekin, dans le voisinage de Nicée, fut emporté; les vainqueurs se partagèrent les femmes comme le butin, et la place fut remise à la garde de Ssamszama-Tschausch. Konuralp poussa ses courses vers Akjasi, et enleva les châteaux situés dans ce canton, Tusbasari (marché au sel), chef-lieu des Nalizones de Byzantins, Kiliki, non loin d’Akhiszar, Kapudschik et Kerasledschi, tandis que Aghdsche Kodscha marchait vers Akowa (la vallée blanche), soumettant toute la contrée qui, aujourd’hui même, a conservé le nom du vainqueur, et s’appelle Kodscha-Ili (pays de l'ancien) [1317].

Nicée, la place frontière la plus importante de l’empire byzantin, fut ainsi entourée d’ennemis de tous côtés, et inquiétée d'ailleurs par les garnisons des deux châteaux de Trikokia et Karatekin, situés devant ses portes, qu’Osman et Urchan avaient conquis précédemment. Afin d’envelopper Brusa de la même manière, Osman ordonna à son neveu Aktimur et â l’un de ses capitaines, nommé Balaban, d'élever deux forts devant cette ville. Aktimur construisit le sien devant les portes mêmes de la place, à l'endroit où l’on voit aujourd'hui s'élever la voûte des bains chauds de Kaplidsche; Balaban bâtit sur le bord du Nilufer l'ouvrage qui, de son nom, est encore appelé aujourd'hui le château de Balabandschik (1317). Durant dix années, les garnisons de ces deux forts resserrèrent étroitement la ville, jusqu’à ce qu’enfin Osman résolut de convoquer toutes ses forces pour l’attaquer directement, et de confier le commandement suprême à son fils, attendu que lui-même était retenu par la goutte. Le conseil de guerre, composé de Koese-Michal, Torghudalp, du scheich Mahmud et d’Achi-Hasan, neveu d’Ébali, jugea nécessaire, avant la conquête de Brusa, de se saisir d'abord d'Édrenos, sur l'Olympe, qui était la clef de cette ville. La voix de la prudence militaire fut fortifiée par le désir d'une vengeance de famille, car Aidoghdialp, neveu d’Osman, était tombé frappé par le père du commandant d'Édrenos. Il y eut satisfaction pour l’ardeur de pillage des soldats dans le sac de la ville, pour la prévoyance du chef dans la destruction des murailles, et pour la soif de vengeance d'Osman dans l'immolation du gouverneur, auquel on coupa la tète. Urchan planta ses bannières triomphantes à l'orient de Brusa, au pied de l’Olympe, à Binarbaschi (tète de source), sous les murailles mêmes de la ville. Par la médiation du vieux ami d’Osman, Koese-Michal fut négociée pour le commandant libre sortie avec ses biens sous une escorte sûre jusqu'à Kemlik (Kios). Urchan consentit à cette condition moyennant la rançon de 30,000 pièces d'or de Byzance. Ce fait est très-remarquable: par la prise d’une ville sans coup férir et par le payement d'une somme énorme, depuis lors considéré comme le taux invariable du prix moyennant lequel les princes chrétiens vaincus durent se racheter annuellement d'une guerre continuelle; les 30,000 ducats qui furent livrés pour la première fois à la reddition de Brusa continuèrent à être versés pour l'obtention de chaque trêve, et annuellement, pendant toute sa durée, et entrèrent ainsi régulièrement dans le trésor ottoman durant trois cents ans, et ce fut seulement an commencement du XVIIe siècle que la paix de Sitvatorok raya pour jamais cet article important du registre des tributs de la chancellerie ottomane.

Ainsi tomba Brusa, bâtie, selon Pline, par Annibal, alors qu’il était l’hôte de Prusias, roi de Bithynie, et qui, dans la moitié du Xe siècle, conquise par Seifeddewlet (épée de l'empire), le grand prince de la famille Hamdan, après un siège d’une année, avait vu raser ses murailles; retombée au pouvoir des Byzantins, entourée de nouveaux ouvrages, elle passa ainsi entre les mains des Turcs pour devenir la première grande ville, et la résidence du fondateur de l'empire ottoman ou plutôt de son fils, car Osman ne reçut la nouvelle delà soumission qu'un instant avant sa mort. Satisfait d'avoir conquis la capitale de la Bithynie pour y reposer ses cendres et pour y dresser un trône à ses successeurs, il mourut après un règne de vingt-sept années, dans la soixante-dixième de son âge [1326].

Quatre mois auparavant, il avait été précédé par son beau-père, le pieux scheich Édebali, et un mois après par la fille de ce saint homme, sa chère épouse, appelée par les historiens ottomans du double nom de Malchatun (femme trésor), et Kamerije (lune de beauté); et il avait eu le temps de leur rendre les derniers devoirs à Biledsdiik. Urchan, informé de a fin prochaine de son père, accourut auprès de son lit de mort à Soegud, accompagné des premiers hommes qui l'assistèrent de leurs conseils et de leurs bras, de Torghudalp et Ssaltukalp, des scheichs Achischemseddin frère, et Achi-Hasan, neveu d’Édebali, de son imam Osman-Jachschi et de Kara-Chatil-Tschendcreli, qui devait être le premier chef de l'armée et le père d’une race de grands vizirs. Le mourant adressa l’expression de ses dernières volontés à ces six personnes et à son fils, recommandant surtout à Urchan de maintenir fermement l'islam, de gouverner avec équité et douceur, et de l'ensevelir à Brusa. Les deux imams tursunfakih et Osman-Jachschi, Achi-Schemseddin, frère d’Édebali et Kara-Chalil-Tschendereli, transportèrent ses restes à Brusa, où ils furent placés sous la voûte appelée Gumisclilik unbed (voûted’argent), dans l’ancienne chapelle du château. Jusqu'au commencement du XIXe siècle, on y montrait aux pieux pèlerins un chapelet de bois, dont les grains énormes entretenaient le respect pour la mémoire d'Osman dans l’esprit du peuple, qui les regardait comme ayant appartenu à ce prince; on y voyait encore un énorme tambour qu’il devait avoir reçu du sultan Alaeddin comme marque d’investiture de Karadscha. Ces deux monuments des traditions, objets des affections populaires, furent la proie des flammes dans le dernier grand incendie qui désola le château et la ville au commencement de ce siècle, et au lieu de l’éclat de l’argent que l'ancien dôme de l'église reflétait autrefois sur les tombeaux, les yeux sont blessés par le blanc mat de la chaux, seule parure des dernières ruines du tombeau du père des Ottomans. Le drapeau et le sabre qu'Osman reçut en signe d'investiture doivent être conservés encore aujourd'hui dans le trésor de l'empire; le sabre est à double pointe, non pas â double tranchant, mais à dos arrondi, comme Sujfakar, le fameux glaive du khalife Omar, dont il fendit un jour en deux un infidèle qui doutait de la divinité du Koran, ce qui lui valut de la part du prophète le nom honorifique du pourfendeur. L’image de ce glaive à deux pointes, dont l’une menace l'Orient et l’autre l'Occident, fut adoptée dans la suite et gravée sur leurs sceaux par les gouverneurs de l'empire, et aujourd'hui encore elle brille brodée en argent sur le champ rouge du kapudanabeg ou premier amiral de la flotte turque, qui arbore ce pavillon sur son vaisseau de guerre.

Ce qui est plus digne de foi que la conservation des insignes d’investiture d'Osman jusqu’à nos jours, c’est l'inventaire de sa succession et de sa garde-robe. Il ne laissa ni or ni argent, rien qu’une cuiller, une salière, un kaftan brodé et un turban de toile neuve, des drapeaux de mousseline rouge, tels qu’on en fabriquait à Alaschehr, une écurie garnie d’excellents chevaux, quelques attelages de bœufs pour la culture des champs, et quelques troupeaux de brebis choisis, desquels descendent ceux qui appartiennent encore aujourd’hui au sultan dans les environs de Brusa. Le costume d'Osman était simple, à l’exemple des premiers guerriers de l’islam: comme eux, il entoura son bonnet rouge arrondi par le haut d’un ample turban blanc; il porta un large kaftan, dont le collet et la doublure de couleur semblable différaient de celle du kaftan, avec longues manches pendantes derrière les bras. Les bras d’Osman étaient presque aussi longs que ses manches pendantes, car ils atteignaient ses genoux, conformation qui est considérée en Orient comme favorable pour les princes, parce que l’un des plus puissants souverains de l’ancienne Perse, Artaxerxès Longue-Main (3), mit en usage l’ancien proverbe que les rois ont les bras longs. D’ailleurs, Osman était bien constitué pour monter à cheval; il avait le nez aquilin, les cheveux, les sourcils, la barbe noirs, le tein brun, ce qui lui fit donner dès sa jeunesse le surnom de Kara, c’est-à-dire, le Noir, épithète qui, dans la bouche des Orientaux, est un grand éloge de la beauté, et qui, ajoutée au nom d’un chef d’aventuriers, peut toujours être regardé comme d’heureux augure. Hafis, dans des vers célèbres, vante le teint noir de son favori, et plusieurs princes turkmans ont reçu ce surnom, sous lequel ils sont inscrits dans l'histoire: ainsi Karasi, l’un des dix princes qui se partagèrent les débris de l’empire seldschukide; Kara-Jusuf (Joseph le Noir ), Kara-Iskender (Alexandre le Noir), deux princes delà fameuse dynastie du Mouton noir; Kara-Juluk (la Sangsue noire) fondateur de la dynastie du Mouton blanc. Le surnom de Noir donné à Osman offre une grande signification, rapproché de celui de la première résidence du père de la tribu, de sa première possession dans Rum. Ertoghrul s’était établi d’abord à Karadschatagb (montagne noire), au nord-est d’Angora; Osman reçut pour premier fief Karadschahiszar (château noir).