HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN LIVRE XVIII.BAYEZID IIET DJEM
Constructions et institutions politiques de Mohammed II.
— Le fratricide devient une loi d’État. — Organisation de l’armée et de la
cour. — Les oulémas, les écoles. — éducation scientifique de Mohammed. — Les
sept vizirs. — Les savants, les poètes, les légistes, les médecins et les scheiks.
Mohammed, immédiatement après la conquête de
Constantinople, convertit huit des principales églises en mosquées, et en fit
construire quatre nouvelles par la suite. De ces douze mosquées de Mohammed, la
plus remarquable, par la hauteur et la beauté de ses dômes, est, après
Aya-Sophia, celle qui porte son nom, et qui est assise sur la quatrième des
sept collines de la ville. A la place où était autrefois l’église des
Saints-Apôtres, s’élève la mosquée du conquérant, sur une terrasse de
quatre aunes de hauteur; le parvis affecte la forme d’un carré dont trois côtés
sont ornés d’une colonnade, et dont le quatrième est la façade du sanctuaire.
La porte principale est en ligne directe avec la niche (mihrab) qui
correspond au maître-autel des églises chrétiennes; les coupoles, couvertes en
plomb, sont portées sur des colonnes de granit et de marbre; le long des
portiques du parvis, court un sofa de marbre poli, qui n’est interrompu que par
les baies des portes, et au milieu est une fontaine couverte d’une coupole en
plomb et plantée de hauts cyprès. A l’extérieur et au-dessus des fenêtres
grillées du parvis est gravée en relief, sur des tables de marbre de diverses
couleurs, la première sourate du Coran, appelée: Celle qui ouvre et
qui soumet les cœurs; et sur la porte d’entrée, on lit dans un champ d’azur
la tradition du Prophète relative à Constantinople : Ils prendront
Constantinople, et heureux le prince, heureuse l'armée qui en feront la
conquête!
Sur la grande place de la mosquée nommée Sahn (le champ),
s’élèvent huit collèges ou hautes écoles (médressé), et derrière chacun de ces
collèges, un bâtiment supplémentaire (tétimmé) avec un grand nombre de cellules
destinées aux étudiants. A ces édifices sont contigus les cuisines des pauvres
(imaret), où les étudiants nécessiteux et d’autres pensionnaires sont admis
deux fois par jour; l’hôpital appelé Daresch-schifa, c’est-à-dire la maison de
guérison, la maison des fous (timarkhané), les bâtiments pour héberger les
voyageurs et les étrangers (karawanseraï ou khan), et enfin des écoles
secondaires (mekteb) pour les enfants mâles. La bibliothèque (kitabkhané) est
placée dans l’intérieur du sanctuaire, dans une chambre réservée à cet effet;
c’est la première que les Ottomans aient fondée à Constantinople. Outre ces
édifices qui entourent la mosquée, se groupent encore autour d’elle, mais dans
un cercle plus éloigné, un réservoir public (sébilkhané), des bains (hamam),
une bibliothèque, une école destinée à l’enseignement des traditions orales du
Prophète, un parvis avec un sofa, et un cimetière avec un mausolée (tourbé),
près duquel se trouve le tombeau de la sultane Alimé Khanim, mère de Mohammed
II.
Outre la mosquée dite du conquérant, Mohammed en
fonda encore trois autres, savoir: celle d’Eyoub, le compagnon d’armes du
Prophète, dont le tombeau, découvert si à propos au siège de Constantinople,
donna un nouveau courage aux assaillants; celle du grand-scheikh Bokhari, à la
porte d’Andrinople, près des murs de la ville contre lesquels ce saint avait
conduit l’armée de Mourad II; et enfin celle des janissaires (Ortadjami), dans
le voisinage de leurs casernes. Il n’ajouta rien aux nombreuses mosquées dont
Mohammed Ier et Mourad II avaient embelli Andrinople et Brousa, les deux
anciennes capitales de l’empire; mais ses sultanes et ses vizirs y élevèrent,
sous son règne, quelques monuments que nous devons mentionner ici. Kasim-Pasha
construisit à Andrinople, sur les rives de la Toundja, une mosquée qui porte
son nom, et dans laquelle se trouve son tombeau. Dix ans auparavant, la sultane
Aisché, fille du conquérant, avait fait bâtir dans la même ville une autre
mosquée, qui fut nommée du nom de sa fondatrice; et quatre ans après la
construction de celle de Kasim-Pasha, fut terminée celle de la sultane Sitti,
fille de Souleyman, prince de Soulkadr et épouse de Mohammed. Enfin Mohammed
fonda l’ancien et le nouveau Serai, les halles de l’ancien Bezestan, et répara,
ainsi que nous l’avons vu plus haut, les murs délabrés de Constantinople.
Nous passons maintenant des édifices publics à
l’organisation de l’État, que les Orientaux se représentent comme une maison
complète, ou plutôt comme une tente, et qui, dans ses principales branches
d’administration, porte des noms analogues à cette idée figurée. L’édifice
gouvernemental a pour bases les lois religieuses (schéri), les coutumes (aadet)
et les ordres arbitraires des souverains (kanoun). Sous le nom de Porte,
on entend le gouvernement lui-même, parce que, dès la plus haute antiquité, les
affaires des nations d’Orient se traitaient à la porte des palais des rois. La Porte étant gardée par des troupes chargées de sa défense, on se servit de cette
figure pour désigner non seulement le gouvernement (Sublime-Porte), mais encore
l’armée, dont les différents corps, au nombre de quatorze, avaient reçu chacun
le nom de Porte. Enfin le troisième sens figuré de ce mot a trait non à
l’empire ou au gouvernement en général, mais spécialement à la cour et au
harem, qu’on appelle la maison ou la Porte de la béatitude (dari ou déri
séadet), tandis que la porte du gouvernement est nommée la Sublime-Porte de
l’empire ou du bonheur (Babi dewlet); ainsi l’empire est fortuné et la
cour est bienheureuse. Devant la Porte de l'empire ou sublime Porte sont campées les troupes à qui sa garde est confiée, et le gouvernement en est
donné au vizir. La Porte de la béatitude conduit au sanctuaire des
félicités célestes, à la cour, à l’appartement des femmes. Dans l’intérieur du
palais, est la chambre (chancellerie), où se trouve le trésor et où
s’assemblent les administrateurs des finances; dans la salle, est le sofa
(diwan), place réservée aux premiers dignitaires de la loi. Les appartements
plus retirés sont affectés à la cour elle- même. Le kanoun, c’est-à-dire
la loi fondamentale de Mohammed II, par laquelle son dernier grand-vizir,
Mohammed de Karamanie, organisa l’administration et fixa l’ordre hiérarchique
de l’empire, a pour base, dans la division des charges de l’État et de la cour,
le nombre quatre, dérivé des quatre colonnes qui supportent latente, et
reposant d’ailleurs sur une donnée historique, savoir: les quatre disciples de
Mohammed et les quatre khalifes. D’après cette division viennent en première
ligne les quatre colonnes de l’empire, c’est-à-dire les vizirs, les kadiaskers,
les defterdars et les nischandjis; ensuite les agas extérieurs ou commandants des divers corps de troupes, suivant leurs armes; puis enfin les agas intérieurs ou employés de la cour, et les oulémas ou
légistes. Mais avant de passer en revue ces diverses dignités, il convient de
jeter un regard sur la loi fondamentale, Kanounnamè, sur laquelle
Mohammed II assit son gouvernement.
Le Kanounnamé est divisé en trois Portes ou parties
principales; la première traite du rang des grands dignitaires de l’empire; la
seconde, des coutumes et des cérémonies, et la troisième, des amendes pour les
délits, et des revenus affectés aux emplois. L’importance du premier chapitre
qui nous initie à la hiérarchie de l’État méritant une mention plus détaillée,
et son intelligence parfaite demandant quelques connaissances préalables, nous
le laisserons de côté pour le moment, nous réservant d’en parler plus tard, et
nous nous occuperons d’abord des deux derniers chapitres du Kanounnamé. Les
lois les plus remarquables du second chapitre sont relatives aux fêtes de Beïram,
à la table impériale, au sceau du sultan et à l’ordre de
succession au trône. Les deux fêtes de Beïram, dont l’une correspond à la
fête des Tabernacles des Juifs et l’autre à la Pâque des Chrétiens, sont les
deux plus grandes solennités religieuses du calendrier ottoman. Mohammed abolit
la fête mortuaire d’Houseïn et le Newrouz, ou jour de l’an persan, et diminua
ainsi de moitié le nombre des solennités célèbres jusqu’alors; mais il ajouta
un nouvel éclat aux fêtes de Beïram, en les instituant fêtes de la cour et de
l’empire. «C’est ma volonté impériale, est-il dit dans cette loi, que le jour
des deux fêtes de Beïram on élève un trône sur la place publique, devant la
salle du diwan, pour la cérémonie du baise-main. Mes vizirs, mes kadiaskers et
mes defterdars, se tiendront derrière moi. Mon khodja (précepteur) se lèvera devant
les vizirs, les kadiaskers et les defterdars. Les tschaouschs viendront me
baiser la main, ainsi que les sandjakbegs et les moutéferrikas, qu’ils soient
soldés ou non.» Si la loi sur les fêtes de Beïram accorde, avec une sorte de
libéralité, la faveur du baise-main aux divers fonctionnaires de l’État, celle
de la table impériale exclut sans distinction tous les sujets (esclaves)
de l’honneur d’être le convive du sultan: «Ce n’est pas ma volonté que
quelqu’un mange avec ma majesté impériale. Mes illustres ancêtres avaient
autrefois la coutume de manger avec leurs vizirs, mais je l’ai abolie.» La loi
du sceau en confère la garde au grand-vizir. «Mon noble sceau est confié
à mon grand-vizir; si on doit ouvrir ou fermer le trésor, cela se fera toujours
en sa présence ou en celle de mes defterdars.» La remise du sceau impérial, sur
lequel est gravé le chiffre du sultan, impliqua dès lors avec elle
l’investiture de la plus haute dignité de l’empire. A l’exception du cas
déterminé par la loi de Mohammed, pour l’apposition du sceau sur la chambre du
trésor, le grand-vizir ne peut s’en servir que pour sceller les rapports qu’il
adresse au sultan; et comme tous les rapports doivent passer préalablement par
ses mains et que lui seul a le droit d’écrire au chef de l'islamisme, celui-ci
ne voit jamais d’autre sceau que le sien et ceux des lettres de créance, que
lui remettent en audience solennelle les ambassadeurs des monarques étrangers.
Le sceau des esclaves est indigne du regard du maître.
La plus terrible des lois de Mohammed II est celle qui
ordonne et sanctionne le fratricide comme une loi d’État, protectrice de la
tranquille possession du trône de chaque souverain. L’histoire des républiques
et des monarchies anciennes de l’Europe nous présente des exemples de
fratricides politiques; ils ont tous été justement flétris par la postérité.
Mais rien n’égale les crimes de ce genre, qui ont de tout temps ensanglanté les
sceptres des souverains de l’Asie. Une des plus horribles cruautés consignées
dans les fastes de l’empire de Perse, est sans contredit le parricide commis
par Darius et cinquante de ses frères sur la personne de leur père Artaxerxès,
âgé de quatre-vingt-dix ans, et la vengeance qu’en tira leur frère Ochus en
mettant à mort les cinquante assassins et toute leur famille. L’exemple donné
par les Keïanides trouva des imitateurs dans les Arsacides leurs successeurs.
Phrahates IV (Ferhad) livra au supplice son père, son fils aîné et ses trente
frères. L’historien romain remarque à ce sujet qu’il y avait une sorte de
gloire en Perse à monter au trône sur le corps de son père et de ses frères.
Mais le despotisme persan n’avait pas été jusqu’à décréter le fratricide et à
le légitimer; cette monstruosité était réservée au droit politique des
Ottomans. «La plupart des légistes ont déclaré que ceux de mes illustres fils
ou petits-fils qui monteront au trône pourront faire exécuter leurs frères,
afin d’assurer le repos du monde; ils devront agir en conséquence. » Osman, le
fondateur de l’empire, avait donné le premier exemple du meurtre de famille, en
perçant son oncle d’une flèche; Bayezid donna celui du fratricide; Mohammed II,
qui l’imita, voulut légitimer ce crime et l’imposer comme une loi à ses
successeurs; mais cette horrible jurisprudence a écrit en traits de sang la
honte de son inventeur, et le signalera à jamais au mépris de sa propre nation
et des peuples civilisés.
Après avoir vu ainsi ériger le meurtre en principe, on ne
s’étonnera pas de lire dans la troisième partie (Porte) du Kanounnamé: «Le prix
du sang que prélèveront mes lieutenants de police sera, pour un meurtre, de
trois mille aspres; pour un œil crevé, de quinze cents aspres; pour une
blessure à la tête, de cinquante aspres». Le prix du sang tient le premier rang
parmi les revenus des magistrats ottomans; viennent ensuite les sommes
annuelles payées par les puissances chrétiennes, que le sultan partage avec ses
vizirs et ses defterdars, pour les intéresser à l’imposition de nouveaux
tributs et à la rentrée des anciens: «Quand les puissances étrangères viennent
déposer leur tribut à mon étrier impérial, mes vizirs et mes defterdars en
reçoivent leur part». Ce chapitre, après avoir donné la liste des appointements
des vizirs, des beglerbegs, des defterdars et des sandjakbegs, finit par cette
disposition: «Les descendants de mes filles ne devront point recevoir des
places de beglerbegs, mais simplement de riches sandjaks». Mohammed voulait
prévenir par là les dangers qui pourraient menacer l’empire, si les descendants
de sultanes mariées à des vizirs parvenaient à une plus haute dignité que celle
de sandjakbeg. Cependant cette loi ne s’applique qu’aux petits-fils des
sultanes, puisqu’on condamne leurs fils à mort dès leur naissance, en ne leur
nouant point le cordon ombilical. Le silence gardé par le Kanounnamé sur le
meurtre des nouveaux nés encore en pleine vigueur aujourd’hui chez les
Ottomans, prouve qu’il était depuis longtemps passé en usage, ou qu’il était
implicitement compris dans le titre de la loi sur le fratricide. Ainsi la
légalité du meurtre est consacrée non seulement pour les frères du sultan, mais
encore pour ses neveux et ses petits-fils. Les Arabes, avant Mohammed le Prophète,
avaient la coutume de noyer leurs filles immédiatement après leur naissance, et
un des plus grands mérites de Mohammed, aux yeux de l’humanité, est d’avoir
aboli cet usage atroce par une prescription du Coran. Comment aurait-il pu
prévoir que des princes, confesseurs de sa loi et s’arrogeant, outre le titre de
prince des fidèles, celui de khalifes, feraient légitimer l’assassinat par
les organes mêmes de la religion, et que ces abominables fetwas des légistes
s’appuieraient sur une sentence du Coran, qui défend expressément de mettre à
mort l’innocent, mais qui, interprétée dans son sens le plus étendu, sanctionne
à la vérité toute espèce de meurtre?
Les quatre colonnes de l’empire.
Nous allons maintenant analyser en détail les diverses
parties de la constitution ottomane. Le nombre sacré de quatre, comme nous
l’avons déjà remarqué, sert de base à la division hiérarchique. Quatre colonnes
supportent la tente; quatre anges sont, d’après le Coran, les soutiens du
trône; quatre vents règnent dans les quatre points principaux des régions de
l’air; les quatre maîtres les plus célèbres de la vie contemplative qui
coexistent éternellement, sont appelés, par le sofi, les quatre pieux (ewtad), et le Prophète eut, sur le modèle des quatre évangélistes, quatre
disciples qui furent les quatre premiers khalifes de l’islamisme. C’est d’après
ce nombre que Mohammed II établit les quatre colonnes de l’empire (erkiani
dewlet) dans les personnes des vizirs, des kadiaskers, des defterdars et des
nischandjis, qui sont aussi les colonnes du diwan ou conseil-d’État, et qu’on
appelle les démons, parce qu’ils doivent avoir la prudence et l’activité
des génies infernaux.
Les vizirs
Les premières colonnes de l’empire sont les vizirs,
c’est-à-dire les portefaix, ainsi appelés, parce que sur eux repose le
poids des affaires publiques. Dans l’origine il n’y en avait qu’un seul; leur
nombre s’éleva par la suite à deux et à trois, et Mohammed le porta à quatre.
Le grand-vizir jouit parmi eux d’une autorité supérieure et sans contrôle.
C’est le représentant du sultan, le chef suprême de toutes les branches
d’administration, le centre du gouvernement, le levier par qui tout se meut. De
tout temps en Orient, le pouvoir du prince, qui est l’ombre de Dieu sur la
terre, fut exercé par l’intermédiaire du premier vizir: c’est ainsi que les
époques les plus reculées de l’histoire orientale nous montrent le célèbre
vizir Piran Véisé dans le Touran. Djamasb, le contemporain de
Zerdoussht (Zoroastre) dans l’Iran, Bizurdjimihr, vizir de
Nouschirwan-le-Juste, Joseph à la cour de Pharaon, Daniel à celle
de Souza, Assaf, grand-vizir de Salomon, comme les représentants auprès
des peuples, des princes retranchés dans l’oisiveté royale et leur inaccessible
majesté. Il est fort rare que cette haute dignité se soit perpétuée par
succession dans une même famille, comme dans celles des Barmeghides sous le
khalifat, des Nizamoul-Mulks sous la dynastie des Seldjoukides, et des
Djenderelis chez les Ottomans. Le grand-vizirat fut héréditaire dans cette
dernière famille depuis Mourad Ier jusqu’à Mohammed II, qui, par l’exécution de
Khalil, anéantit à jamais la puissance des Djenderelis et régna dès lors seul
et sans partage. Lorsqu’une année après il nomma un autre grand-vizir, il ne
lui laissa que le commandement de l’armée, et présida lui-même le diwan. Sous
le grand-vizirat de Keduk Ahmed-Pasha, conquérant de Kaffa, de la Karamanie et
d’Otranto, une circonstance particulière amena le rétablissement des anciens
privilèges de cette charge. Un jour, un Turcoman entra tout déguenillé dans la
salle du diwan, et demanda dans le dialecte grossier de sa nation: «Quel est
donc celui de vous qui est l’heureux empereur?». A ces mots, Mohammed fut
transporté de colère, et le grand-vizir saisit cette occasion pour représenter
au sultan, qu’afin de ne pas exposer dorénavant sa personne sacrée à l’injure
d’être ainsi méconnue, il serait mieux d’abandonner aux vizirs les affaires du
diwan. Mohammed se rendit à ces raisons, et depuis lors l’administration tout
entière fut exclusivement entre les mains des vizirs, et surtout du
grand-vizir. Pendant quatre jours consécutifs, le samedi, le dimanche, le lundi
et le mardi, le grand-vizir se rendait au serai, précédé par les vizirs, les
kadiaskers, les defterdars et les nischandjis. A la porte de la salle du diwan,
les premiers arrivés s’arrêtaient en croisant les mains sur leur poitrine et
les cachant soigneusement dans leurs manches; le grand-vizir, après avoir
traversé la double haie des membres du conseil, qu’il saluait et qui lui
rendaient son salut, entrait dans la salle, où ceux-ci le suivaient deux à
deux, de sorte que les premiers arrivés devant la porte franchissaient les
derniers le seuil du diwan. Le grand-vizir prenait place sur le sofa qui lui
était destiné, ayant à sa droite les vizirs et les kadiaskers, à sa gauche les defterdars
et les nischandjis. Devant lui se tenaient debout les maîtres des requêtes
(tezkeredji) chargés de l’exposition des affaires; le reïs-effendi, ou
secrétaire-d’État, était aux pieds du sofa; le grand-chambellan
(kapidjiler-kiayasi) et le grand-maréchal (tschaouschbaschi) de la cour
assistaient au conseil et le rendaient encore plus imposant et plus solennel
par leur suite de chambellans et de tschaouschs subalternes. Le
tschaouschbaschi était chargé de maintenir l’ordre, et était appelé pour cette
raison le beg du diwan.
Les vizirs ont pour insignes trois queues de cheval, les
beglerbegs deux, et les sandjakbegs une seule. Aux vizirs seuls appartient le
privilège du salut de bénédiction (alkisch), qui a remplacé le salut
byzantin : de nombreuses années! Ils portent des kaftans de velours avec
des boutons et des liserés d’or; l’hiver ces kaftans sont fourrés de peaux de
zibeline Les revenus des vizirs n’étaient dans l’origine que de cent mille
aspres; plus tard, ils furent élevés à deux cent mille; mais les fiefs dont ils
étaient pourvus leur rapportaient en outre le quintuple et le sextuple de cette
somme. Dix prérogatives inhérentes au grand- vizirat mettent une distance immense
entre cette dignité et les vizirats ordinaires. Ces prérogatives du grand-vizir
consistent: 1º à avoir la garde du sceau impérial, dont on scelle les portes du
trésor et de la chancellerie les jours de diwan; 2° à pouvoir convoquer, quand
il le juge nécessaire, un diwan particulier l’après-midi, dans son propre
palais, qui s’appelle la Haute-Porte; 3° à être accompagné du maréchal de la
cour et des tschaouschs toutes les fois qu’il va de chez lui au serai ou du
serai chez lui; 4° à avoir tous les mercredis la visite des kadiaskers et des
defterdars coiffés des turbans officiels, avec lesquels ils se rendent à la
cour; 5° à recevoir tous les lundis en plein diwan les hommages des
fonctionnaires de l’étrier impérial; 6° à être suivi chaque vendredi, en allant
à la mosquée, du cortège solennel des tschaouschs (messagers d’Etat), des
tschaschnégires (écuyers-tranchans) et des mouteferrikas (fourriers de la
cour), tous avec leurs bonnets d’ordonnance; 7° à recevoir toutes les semaines
la visite de l’aga des janissaires, qui ne va qu’une fois par mois chez les
autres vizirs; 8° à inspecter la ville, suivi du juge de Constantinople, de
l’aga des janissaires, du préfet des marchés (mouhtesib) et du préfet de la
ville (soubaschi); 9° à recevoir les hommages hebdomadaires des dignitaires de
la loi et des sandjakbegs en turban et en habits de cour, tandis qu’ils ne vont
chez les autres vizirs que fort rarement et avec leurs vêtements ordinaires;
10° enfin, à recevoir aux deux fêtes de Beïram les félicitations solennelles
des vizirs, des defterdars, des begs, des oulémas et des généraux de l’armée.
Les kadiaskers.
Les secondes
colonnes de l’empire et du diwan sont les kadiaskers ou juges d’armée. Depuis
la fondation de l’empire jusqu’à la fin du règne de Mohammed, un seul juge
d’armée avait été chargé de la haute juridiction des affaires litigieuses dans
les provinces d’Europe et d’Asie. Mais la dernière année du règne de Mohammed
amena la division de cette charge. Mesih-Pascha fut, comme nous l’avons vu plus
haut, destitué de son vizirat après le siège de Rhodes; sa place fut donnée à
l’ancien juge d’armée Magnesia-Tschelebisi, qui eut pour successeur dans la
sienne le mollah Kastellani. Le grand-vizir Mohammed-Pasha Karamani, sous
lequel fut organisé en grande partie le nouveau code ottoman, et qui était
l’ennemi personnel de Kastellani, représenta au sultan qu’il devrait y avoir
deux juges d’armée : l’un pour les affaires d’Europe, l’autre pour celles
d’Asie. Sa proposition fut agréée, et Hadji-Hasanzadé fut en conséquence nommé
juge d’armée concurremment avec Kastellani et eut pour département l’Anatolie.
Après les dignités de juge d’armée, les plus hautes étaient celles de
précepteur du sultan et des princes (khodja), et de moufti, ou premier
interprète de la loi jugeant en dernier ressort. Ce ne fut que plus tard, sous
le règne de Souleyman-le-Législateur, que la charge de moufti devint la
première de toutes les fonctions judiciaires. On appelle moufti (celui dont
la sentence est décisive et sans appel), tout légiste qui, consulté dans
des cas douteux, rend une sentence que le juge (khadi) met ensuite à exécution.
C’est de ces mouftis que Mohammed obtint les deux fameux fetwas dont l’un
autorisa le meurtre du roi de Bosnie, malgré la promesse qu’on lui avait faite
de lui laisser la vie sauve, et dont l’autre consacra la légalité du fratricide
à chaque avènement de souverain. La dignité de premier moufti fut conférée,
après la prise de Constantinople, au juge de la nouvelle capitale Djelalzadé
Kizrbeg Tschelebi; par la suite elle tomba en partage au juge d’Andrinople,
Abdoulkérim, et enfin à un mouderris ou recteur d'une haute école,
Ali-al-Arabi. Mais les mouftis n’avaient pas encore l’influence qu’ils eurent
plus tard, et ne s’étaient pas encore élevés, dans la hiérarchie judiciaire, au
premier rang que conservaient encore les kadiaskers d’Europe et d’Asie, et après
eux le khodja du sultan et le juge de Constantinople. Les revenus des
kadiaskers étaient calculés à raison de cinq cents aspres par jour, mais les
épices les faisaient monter au décuple de cette somme. Ces dignitaires avaient
à cette époque le droit d’être admis les jours de diwan à l’audience du sultan
immédiatement après les vizirs; ils tenaient tous les après-midis, les mardis
et mercredis exceptés, un diwan particulier dans leur propre demeure, et y
recevaient les juges et les recteurs des collèges. Les kadiaskers nommaient,
chacun dans son département, tous les khadis et tous les mouderris de l’empire,
à l’exception des khadis et des mouderris de Constantinople, de Brousa et
d'Andrinople, ayant un revenu quotidien fixé, pour les premiers à cent cinquante
aspres, et à quarante pour les seconds. Le grand-vizir s’en était réservé la
nomination.
Les defterdars.
Les Ottomans,
poursuivant leur métaphore gouvernementale, font des defterdars ou teneurs
de livres au ministère des finances, la troisième colonne de l’empire. Que
le mot defter (registre des impôts) ait passé des Grecs aux Perses ou
des Perses aux Grecs, c’est ce qu’il est difficile de décider; car, d’après les
historiens orientaux, le defter, ainsi que le trésor (khaziné),
étaient des institutions des anciens Perses. Même après la chute des Chosroès,
et sous la domination des khalifes, on continua d’employer pour les registres
des impôts la langue persane en Perse, et la langue grecque en Syrie et en
Egypte, jusqu’à ce que le khalife Abdoul-Melek y eût substitué l’arabe. Sous
les Seldjoukides, du temps desquels la plupart des teneurs de livres étaient persans,
fut adoptée de nouveau la langue persane, comme le fut, sous les successeurs de
Gengis-Khan, la langue ouïgoure par les Turcs, et en Egypte la langue cophte
par les Cophtes. Lorsque, sous le règne de Keïkhosrew Ghayasseddin II, Karaman,
fondateur de la dynastie du même nom, fit mettre à mort les meilleurs teneurs
de livres persans, il introduisit dans les registres un changement consistant à
les écrire moitié en persan moitié en turc; et c’est ce système qu’on suit
encore aujourd’hui chez les Ottomans. Du temps de Mohammed II, il n’y avait
qu’un seul defterdar (plus tard il y en eut quatre); on l’appelait defterdar de
Roumilie, et il lui était adjoint un aide pour les provinces d’Asie. Les
vingt-sept chambres actuelles, entre lesquelles est répartie l’administration
des finances, sont de création récente. Les defterdars étaient admis tous les
mardis, avec les vizirs, à l’audience du sultan; mais ils ne pouvaient faire
que les rapports revus et consentis par le grand-vizir.
Les nischandjis.
Les nischandjis,
ou secrétaires pour le chiffre du sultan, complètent le quatrième appui de
l’édifice politique des Ottomans; ils étaient dans l’origine, à proprement
parler, secrétaires-d’état, et, comme tels, membres du diwan. Le reis-oul-kout-tab,
ou chef des écrivains, ne siégeait pas encore au conseil; ce ne fut que
longtemps après qu’il prit le pas sur les nischandjis; la dignité de ces
derniers est sans action réelle sur les affaires, et n’est guère plus qu’un
titre honorifique. Le nischandji était d’abord dans l’obligation d’apposer
lui-même le toughra, ou chiffre du sultan, à la tête des fermans et des
diplômes; ce sont ses secrétaires qui sont aujourd’hui chargés de ce soin.
Cette formalité, qui s’applique également à toutes les pièces d’État sortant du
cabinet du sultan, s’appelle tewkii, c’est-à-dire sanction, et fut
primitivement remplie, sous les khalifes, par les vizirs, et plus tard par le
secrétaire-d’état, qui fut nommé, par cette raison, secrétaire- d‘état
expéditionnaire. Conformément aux premières dispositions du kanoun ottoman, il
était chargé de la révision et de la sanction des projets d’ordonnance et de
diplômes présentés par le reïs; aujourd’hui, au contraire, il y fait seulement
apposer le chiffre du sultan après que l’examinateur des écrits d’État
(moumeyif), le grand-référendaire (beglikdji) et le grand-chancelier (reïs), y
ont mis leur visa (sakh).
Les agas extérieurs.
De la haute Porte
du grand-vizir, nous passons à celle de l’aga des janissaires, qui, réuni aux
autres agas ou généraux de l’armée, forme la classe des agas extérieurs, en
opposition avec celle des agas intérieurs attachés exclusivement à la cour du
sultan. Le premier des agas extérieurs est l’aga des janissaires, qui dans
l’origine n’avait qu’un traitement de cinq cents aspres par jour; mais une
source particulière de revenus, sous le nom d’argent d’orge, augmentait
annuellement ces appointements de soixante mille aspres. En sa qualité de chef
du pouvoir exécutif, l’aga des janissaires était sous les ordres du
grand-vizir, comme le juge de Constantinople sous ceux du juge d’armée de
Roumilie; il passait ordinairement de cette place à celle de beglerbeg de
Roumilie ou de kapitan-pasha; mais si sa gestion n’avait pas obtenu toute
l’approbation du sultan, il était nommé sandjakbeg de Kastemouni, de même qu’un
vizir à moitié disgracié descendait au titre de sandjakbeg de Gallipoli et
d’amiral de la flotte. L’aga des janissaires adressait directement au
grand-vizir, ou même au sultan, ses rapports sur les circonstances qui
troublaient la paix publique; mais il ne pouvait, non plus que les autres agas,
prélever les amendes, que le préfet de police avait seul le droit de percevoir.
Dans les attributions de l’aga, était la collation des places du corps des
janissaires, sauf celle de secrétaire, qui était à la nomination du grand-vizir
et que l’on donnait généralement à un homme étranger à cette institution, afin
de pouvoir ainsi contrôler les actes administratifs de l’aga. Sous Mohammed II,
le nombre des janissaires était encore le même que celui qui avait été adopté
peu après leur création. La discipline du corps avait été mise sous la
protection du bâton, auquel étaient soumis sans distinction soldats et
officiers; dans une expédition en Karamanie Mohammed fit donner la bastonnade à
tous les officiers des régiments rebelles. Nous avons déjà parlé de
l’infanterie régulière des azabs, dont le nombre ordinaire était de
trente mille hommes, des mosellimens, des yayas et des woïnaks;
parmi les chefs de ces diverses troupes, l’aga des azabs est le seul dont parle
l’histoire de cette époque. La cavalerie régulière se composait des sipahis et
des silihdars, entre lesquels on partageait d’ordinaire à l’aile droite et à
l’aile gauche les quatre escadrons des cavaliers soldés et des étrangers.
Les six généraux commandant ces troupes formaient le corps des agas de
cavalerie; ils avaient une paie de cent aspres par jour, à laquelle il faut ajouter
un supplément de seize à dix-sept mille aspres d'argent d’orge; le chiffre
total de ces divers corps était loin d’atteindre, sous le conquérant, celui
auquel ils furent portés par la suite. Les sipahis et les silihdars ne
comptaient qu’environ deux mille hommes; les quatre escadrons seulement mille
chacun, de sorte que toute la cavalerie régulière ne s’élevait pas au-delà de
huit mille hommes. En revanche, les akindjis étaient fort nombreux; cependant
leur chef n’est point compris parmi les agas extérieurs ou généraux de l’armée
régulière. De ce nombre sont encore le topdjibaschi, général de
l’artillerie, le djébedjibaschi, général munitionnaire, le toparabadjibaschi,
général du train, et le mehterbaschi, quartier-maître général. Outre ces
douze généraux, on compte encore, parmi les agas extérieurs, les douze
officiers de l’étrier impérial, qui avaient le privilège de marcher à côté du
cheval du sultan. Ces officiers (teneurs d’étrier) étaient le prince de
l’étendard ou porte-étendard du sultan (miri aalem), les quatre premiers
chambellans (kapidjibaschi), les deux écuyers (mirakhor), le premier
écuyer-tranchant (tschasehnéghirbaschi), les quatre maîtres de la vénerie,
c’est-à-dire les deux chefs des fauconniers, le grand-veneur de la chasse au
vautour et celui de la chasse à l’épervier.
Les agas intérieurs.
Les agas
intérieurs sont, comme les autres dignitaires de l’État, partagés en quatre
classes bien distinctes. Le chef des agas intérieurs était le kapou-aga,
ou aga de la Sublime-Porte, gouverneur supérieur de la cour. C’était un eunuque
blanc, sous les ordres duquel trente à quarante eunuques, appelés kapouoghlans (officiers de la Porte), étaient chargés de la surveillance des pages. Quatre
kapouoghlans étaient attachés au service personnel du gouverneur en chef,
savoir : le miftah-oghlani, officier de la clef; le peschkar-oghlani,
officier de la serviette; le seherbet-oghlani, officier des sorbets, et l’ibriki-oghlani, officier du lavoir. Le kapou-aga accompagnait le sultan partout, excepté dans
ses chasses et ses promenades sur l’eau loin du serai, dont la garde, en ce
cas, lui était confiée. Le second des agas intérieurs était le trésorier (khazinedarbaschi),
eunuque blanc comme le précédent, et comme lui attaché à la personne du sultan.
Dans les occasions solennelles, ce second aga présentait au souverain le turban
d’Etat, et étendait devant lui, dans la mosquée, le tapis sur lequel il devait
faire sa prière, après s’être jeté à plusieurs reprises à terre, afin de
s’assurer, au péril de sa vie. si le sol n’était pas empoisonné. Il avait sous
ses ordres tous les employés du trésor impérial, qui recevaient de lui leurs appointements.
Le troisième des agas intérieurs était le surintendant des offices ou
grand-sommelier (kilardjibaschi). Les devoirs de sa charge étaient de
marcher devant chaque plat qu’on apportait au sultan, de servir lui-même à
table, de préparer les sucreries, les confitures et les sorbets, et de goûter
le premier, afin d’éloigner tout soupçon d’empoisonnement. Enfin le quatrième
des agas intérieurs était l’aga du serai ou intendant du château, qui était
chargé de la garde et de l’entretien du palais. Les avancements suivaient cette
gradation: on passait de la place d’intendant du château à celle de
grand-sommelier, de celle-ci à celle de grand-trésorier, et de cette dernière à
celle de gouverneur de la cour; dans ces cas de mutations, la charge vacante de
l'intendant revenait au chef des surveillants des pages (kapou-oghlan kiayasi).
La disgrâce du gouverneur de la cour, lorsqu’elle impliquait son éloignement du
serai, était d’ordinaire tempérée par la collation d’un gouvernement de
beglerbeg. La principale affaire du gouverneur et des quarante eunuques blancs
qu’il avait sous ses ordres, était la garde des trois chambres de pages, dont
la première, et la plus retirée, s’appelait khassoda, la seconde, et la
plus grande, bouyoukoda, la troisième, et la plus petite, koutschoukoda.
Le chef de le chambre intérieure, le khassodabaschi, dont les fonctions
consistaient à habiller et déshabiller le sultan, devait à la nature de sa
charge, qui le mettait en rapport immédiat avec le souverain, d’être considéré
comme l’égal du gouverneur de la cour, bien qu’il fût sous sa dépendance. A la
tête de trois autres agas, il formait avec eux une seconde classe d’agas
intérieurs; ces quatre dignitaires, attachés au service personnel du sultan,
étaient: le khassodabaschi, ou premier chambellan; le silihdar,
ou porte-épée; le tschokadar, ou premier valet de chambre, chargé de
porter dans les cérémonies le manteau du sultan; et le rikiabdar, ou
teneur d’étrier, qui l’aidait à monter à cheval. Les pages de la chambre
intérieure étaient choisis parmi ceux de la grande chambre, et ceux de la
grande chambre parmi ceux de la petite. Les muets et les nains, les chanteurs
et les musiciens, étaient distribués dans les rangs des pages. Outre leur solde
régulière, tous les agas intérieurs recevaient une sorte de gratification
annuelle, désignée sous le nom d’argent de turban et de ceinture,
analogue à l’argent d’orge des agas extérieurs, parce que les turbans et
les ceintures étaient aussi nécessaires aux premiers pour les cérémonies de la
cour, que l’orge aux seconds pour la nourriture de leurs chevaux. Le
khassodabaschi recevait par an cinq habits qu’avait portés le sultan lui-même.
Une double garde est organisée au serai: celle des portes et des cours est
confiée aux portiers (kapidji); celle des jardins et des barques, aux
jardiniers (bos- tandji). Les officiers des portiers (kapidji-baschi)
correspondent à peu près à nos chambellans; leur chef est le kapidjilerkiayasi,
c’est-à-dire le grand-chambellan, dont le service tout extérieur ne doit pas
être confondu avec celui du grand-trésorier de l’intérieur. Le
kapidjilerkiayasi et le tschaouschbaschi (grand-maréchal de la cour) marchent à
la tête des corps de l’État les jours de diwan et d’audience, en faisant
résonner sur la terre leurs bâtons garnis d’argent. Le bostandjibaschi a sous
sa dépendance les nombreux employés des jardins, qui les cultivent et les
gardent tout à la fois, et qui en outre sont chargés de l’équipement des
galères et des barques impériales. Le harem est la retraite des femmes, qui ont
pour surveillants les eunuques noirs, dont le chef, le kizlaragasi,
c’est-à-dire l’aga des filles, a souvent une influence plus puissante que celle
des agas extérieurs et des agas de l’étrier.
Telle était, au temps de Mohammed II l’organisation de
l’armée, de la justice, de la cour, du trésor et de la capitale.
L’administration des provinces était confiée aux begs et aux beglerbegs; ils
sont les chefs naturels de cette classe de feudataires que les clauses de leurs
fiefs obligent au service de la cavalerie en temps de guerre, et ils les
réunissent sous leurs bannières (sandjak). L’empire ottoman comptait alors, en
Europe, trente-six de ces sandjaks, composés chacun d’environ quatre cents cavaliers.
La force totale de l’armée, en cavalerie et en infanterie régulières, s’élevait
à plus de cent mille hommes; les revenus ordinaires de l’État à plus de deux
millions de ducats. Dans cette évaluation sont compris seulement les impôts,
les taxes, les douanes, les droits, les tributs et les mines.
Chaîne des oulémas.
Il nous reste encore à parler du corps enseignant,
c’est-à-dire des oulémas ou légistes. Tout à la fois théologiens et
jurisconsultes, ils occupent exclusivement les places de professeurs et de
juges, qui conduisent par gradation aux plus hautes dignités de la loi, à
celles de jugés d’armée et de mouftis. C’est une grave erreur de ne considérer
les oulémas que comme théologiens ou prêtres. Ils sont en effet théologiens,
parce que dans l’islamisme tout principe de droit repose en définitive sur la
science de la loi ou du Coran, base première de la jurisprudence ottomane; mais
ils ne sont rien moins que prêtres dans le sens que nous donnons à ce mot.
Cependant, et dans le sens le plus étendu, on peut regarder comme une branche
du corps des oulémas, celui des ecclésiastiques qui comprend les imams,
ou prieurs des mosquées, les scheiks, ou prédicateurs, et sous lequel on
peut ranger les mouezzins ou crieurs de la prière, les khatibs ou ceux
qui prient le vendredi pour la personne du souverain régnant, les kaims ou sacristains, et enfin tous les moines; mais il n’en est pas moins
parfaitement distinct du corps enseignant proprement dit, qui ne se compose que
des professeurs et des juges, par cela seul que les ministres du culte n’ont
aucuns droits aux places rétribuées de la législature. Bien qu’Ourkhan eût déjà
établi des mouderris ou professeurs dans la première médressé fondée par lui
dans l’empire ottoman, et que Bayezid-Yildirim eût réglé les revenus des juges,
cependant l’organisation des oulémas ne date que du règne de Mohammed II; c’est
lui qui fixa l’ordre hiérarchique des juges et des professeurs, et le mode
d’avancement dans ces deux branches d’administration, qui du reste sont
intimement liées entre elles. Le clergé, en tant qu’il ne comprend que les desservants
des mosquées, les prêtres, les crieurs de la prière, les imams et les
prédicateurs, ne jouit peut-être nulle part de moins d’influence qu’en Turquie;
les jurisconsultes au contraire n’ont dans aucun autre royaume, la Chine
exceptée, plus de considération, et n’exercent plus de pouvoir dans les
affaires politiques. Les derviches et les scheiks, dont il a déjà été question
sous le règne d’Ourkhan, forment le corps intermédiaire entre les ministres du
culte et les oulémas; mais ils ne peuvent aspirer aux places de professeurs et
de juges, qui ouvrent la carrière des plus hautes dignités de la loi, s’ils
n’ont passé préalablement par tous les grades du corps enseignant. Cette
gradation successive et régulière des emplois de l’université turque, qui lie le
plus haut fonctionnaire au dernier de ses subordonnés, forme ce qu’on appelle
la chaîne des oulémas, et fut établie pour la première fois dans l’empire
ottoman par Mohammed II; elle diffère du reste essentiellement de la chaîne des
scheiks. Comme la chaîne des oulémas parcourt et embrasse toute
l’administration ottomane, et qu’elle seule retient encore les parties de
l’édifice qui menacent ruine depuis longtemps, il n’est pas sans importance,
pour la connaissance des bases sur lesquelles repose l’empire, et
l’appréciation du mérite de Mohammed comme législateur, de donner
l’intelligence exacte de son organisation. D’ailleurs quelques mots
faciliteront la compréhension des passages de cette histoire, où il sera
question de la chaîne des oulémas et des divers anneaux qui la composent.
Des écoles et de l’instruction.
Nous avons vu que
Mohammed II, immédiatement après la prise de Constantinople, transforma huit
des principales églises en mosquées, et les dota chacune d’une haute école (médressé),
à l’entretien de laquelle il assignâtes revenus de l’église même où elle était
fondée. Lorsque plus tard il fit élever la mosquée qui porte son nom, il y
établit huit médressés, qui, étant bâties sur l’emplacement de la mosquée,
reçurent le nom des huit hautes écoles du champ; les appointements des
mouderris ou professeurs y étaient supérieurs à ceux qu'on avait affectés
jusqu’alors aux autres collèges. L’organisation des diverses branches de
l’enseignement et de la hiérarchie des oulémas est l’ouvrage du grand-vizir
Mahmoud-Pasha, qui, savant lui-même, s’occupa avec le plus grand soin de cette
institution. Les étudiants furent appelés thalibs, c’est-à-dire les passionnés (pour l’étude), et plus communément souktés, ou les enflammés,
parce qu’ils brûlaient de l’amour de la science; ils étaient nourris et logés
dans des édifices particuliers contigus aux huit écoles et appelés tetimmè.
Leurs études se font avec ordre et méthode, et embrassent dix cours différents
sous la dénomination d’ilm, qui veut dire science, savoir : la
grammaire, ilm-ssarf; la syntaxe, ilm-nahw: la logique, ilm-mantik; la
métaphysique, ilm-kélam: la philologie, ilm-edab; la science des tropes,
ilm-bedii ; la science du style, ilm-maani; la rhétorique, ilm-beyan; la
géométrie, ilm-hendesé, et l’astronomie, ilm-hayet. Ceux qui ont acquis cet
ensemble de connaissances reçoivent le titre de danischmend (doué de
science), et instruisent en cette qualité, ou comme répétiteurs (mouid), les
jeunes étudiants. Les danischmends, ou étudiants sortant des classes
supérieures, deviennent professeurs des écoles inférieures ou imams, et,
dans ce cas, ils n’ont pas besoin de plus hautes études; mais ils résignent par
cela même tout droit aux places plus élevées de mouderris et de mollah.
L’éligibilité à ces fonctions a pour conditions indispensables la science du
droit et la prise des divers degrés des oulémas. Les candidats s’appellent moulazims;
les mouderris ont un revenu de vingt à soixante aspres par jour; suivant la
proportion de leurs appointements, on les nomme les vingt, les trente, les
quarante, les cinquante et les soixante. Les professeurs attachés aux huit
collèges de la mosquée de Mohammed II, bien qu’ils reçoivent cinquante aspres
par jour, sont appelés les huit, et leurs écoles sont citées
ordinairement, dans l’histoire de l’empire, sous le titre pompeux des huit
paradis des sciences. Mohammed II fonda encore deux autres médressés,
celles des mosquées d’Eyoub et d’Aya-Sophia, avec des revenus de cinquante
aspres par jour pour les professeurs de la première, et de soixante pour ceux
de la seconde. Il fut établi des distinctions honorifiques entre les hauts
mouderris dont les appointements étaient égaux; on les divisa en extérieurs et
en intérieurs; les voici, suivant l’échelle hiérarchique, en partant du dernier
degré pour arriver au premier: les extérieurs, les intérieurs,
les huit et les soixante au sommet. Le rang et les appointements
des professeurs étaient en proportion de l’importance du cours qu’ils
faisaient. Ainsi les vingt expliquent et commentent un ouvrage dogmatique, les
trente enseignent la rhétorique, les quarante le droit civil, les cinquante les
traditions du Prophète, et les soixante l’exégèse du Coran. Outre les notions
plus élevées de la rhétorique et de la métaphysique, dont on apprend les éléments
dans les classes inférieures, les hautes chaires du professorat enseignent les
quatre branches de la science législative, la dogmatique, le droit, les
traditions orales et la loi écrite. Le moulazim qui pendant sept années a suivi
ces différents cours et a passé à son avantage l’examen sévère qui les termine,
a seul droit aux charges supérieures de mouderris et de jugés; car les places
des juges inférieurs ou des naïbs, leurs substituts, dont les honoraires sont
de vingt-cinq aspres par jour, n’exigent que les études des danischmends. Le
plus haut grade des mouderris est celui de makhredj-mollah (mollah en
survivance). Le titre de mollah n’appartient qu’aux juges du premier rang, qui
forment la première des cinq classes du corps des oulémas lesquelles sont
encore partagées en six subdivisions.
Tous ces soins du législateur à organiser les écoles et à
ouvrir aux professeurs la carrière des premières dignités de la loi, attestent
les progrès des sciences et l’état florissant des savants sous le règne de
Mohammed II. Il avait lui-même reçu une éducation distinguée, et ses lettres et
ses poésies lui valurent l’honneur d’être compté au nombre des poètes ottomans.
A dater de son règne, la charge de précepteur du sultan (khodja), qui
devait faire des lectures non seulement aux princes, mais au sultan lui-même,
devint un poste fixe affecté aux premiers dignitaires des oulémas. Une douzaine
des savants les plus distingués d’alors se succédèrent dans cette fonction,
depuis la jeunesse de Mohammed II jusqu’à la fin de son règne, attachés tant à
sa personne qu’à celle de son héritier présomptif Bayezid. De ce nombre furent
le mollah Kourani, le mollah Sirek, les savants Khodjazadé et Khatibzadé, et le
mathématicien Mirem Tschelebi. Un autre mathématicien et astronome,
Alikouschdji, accompagna Mohammed dans ses expéditions et écrivit, pendant la
campagne d’Ouzoun-Hasan, un traité d’astronomie intitulé: Fethiyé,
c’est-à-dire livre de la conquête. Cet ouvrage marque encore aujourd’hui
les limites auxquelles se sont arrêtés les progrès de l’astronomie chez les
Ottomans, depuis Mohammed II. Avant de monter sur le trône, Mohammed était en
correspondance avec les princes les plus éclairés de son époque, sous la
protection desquels florissaient les lettres et les savants. C’est ainsi qu’il
fut en rapport avec le petit-fils et l’arrière-petit-fils de Timour, avec
Baïsankor, frère d’Ouloubeg, et son fils Abdoullatif, que l’Europe connaît par
ses tables astronomiques, avec Djihanschah, prince de la dynastie du
Mouton-Noir, et Schirwanschah, souverain de Schirwan. Quelques-unes des lettres
de la Collection des écrits d’Etat de Féridoun sont peut-être de la main
du prince ottoman lui-même; nous sommes fondés à former cette conjecture, parce
que toutes les lettres de victoire, par lesquelles il notifia dans la suite les
conquêtes de Constantinople, de la Morée, de Kaffa et la défaite
d’Ouzoun-Hasan, au schah de Perse, au sultan d’Egypte, aux princes de Kastemouni
et de la Crimée, au schérif de la Mecque et au souverain de l’Indostan, portent
chacune dans une épigraphe le nom de son auteur, comme par exemple celui du mollah
Kourani ou du mollah Kérim. C’était deux savants qui rivalisaient, à cette
époque, dans l’art de la rédaction des lettres, avec leur contemporain,
Khodjaïdjihan, le modèle et le désespoir des auteurs épistolaires persans, et
vizir de Mohammed-Schah Behmen de l’Inde.
Non seulement les légistes, mais aussi des pashas et des
vizirs, s’appliquèrent avec amour à l’étude sous Mohammed II, et donnèrent la
preuve éclatante, par leurs ouvrages et leurs actions, que la science relève
encore le mérite du guerrier et de l’homme d’État, et que dans les hauts
fonctionnaires elle est un gage de prospérité pour les empires. Outre le
grand-vizir Mahmoud-Pasha, au mérite duquel nous avons déjà rendu justice, cinq
vizirs et un autre grand-vizir se distinguèrent dans les sciences, savoir:
Sinan-Pasha, deux pashas du nom d’Ahmed, Yakoub-Pasha, Djézeri-Pasha et le
grand-vizir, Karamani-Mohammed-Pasha. Sinan-Pasha, fils de Kizrbeg, professait
dans sa jeunesse un tel scepticisme, que son père lui envoya un jour à la tête
un vase de cuivre, parce qu’il doutait que du cuivre fût réellement du cuivre;
il s’adonna plus tard aux mathématiques et devint précepteur du prince et
vizir. Par la suite. Sinan-Pasha fut disgracié et condamné par le sultan à
recevoir tous les jours un nombre déterminé de coups de bâton sous prétexte de
le guérir de la folie; enfin le corps des oulémas étant intervenu en sa faveur,
il fut de nouveau employé à Siwrihissar et à Andrinople en qualité de
mouderris; il est connu par des ouvrages sur l’astronomie, la métaphysique,
l’éthique, et par des légendes. Ahmed-Pasha et Yakoub-Pasha, fils comme Sinan
du grand-mollah Khizrbeg, paraissent avoir dû leur titre de pasha, moins à leur
propre mérite qu’à celui de leur père et de leur frère. Ahmed-Pasha, fils de
Wélieddin, d’abord précepteur des princes, puis vizir, fut le premier poète
lyrique des Ottomans, jusqu’à ce qu’il eût été surpassé par Nedjati, comme
celui-ci le fut plus tard par Baki. Djé-zeri-Kasim-Pasha rivalisa, sous le nom
de Safi (le Pur), avec les ghazèles d’Ahmed-Pasha. Le dernier grand-vizir de
Mohammed II, Mohammed-Pasha Karamani, étant encore simple nischandji à la Porte
du sultan, se mit en telle estime auprès du sultan par les lettres pleines de
verve écrites d’après ses ordres au schah de Perse, qu’il fut élevé à la
dignité de grand-vizir. Il est connu comme poète sous le nom de son emploi
(Nischani); il fut le prédécesseur des savants secrétaires-d’État, sous
lesquels trois historiens reçurent, suivant l’importance de leurs ouvrages, les
noms distinctifs de grand, de moyen et de petit Nischandji. Des sept vizirs
lettrés du conquérant, quatre étaient poètes, et parmi eux se faisaient
remarquer les deux plus grands vizirs de son règne, Mahmoud-Pasha, auquel
l’empire est redevable de la régularisation hiérarchique des oulémas, et
Mohammed-Karamani, l’organisateur de l’administration intérieure de l’Etat. Le
second fils de Mohammed II, le prince Djem, si fameux en Europe sous le nom de
Zizim, cultiva également avec succès la poésie, et se montra si grand
protecteur des sciences et des arts, que les premières places dans son
gouvernement et à sa cour étaient occupées par des poètes, parmi lesquels nous
citerons Saadi son nischandji, Haïder et Schahidi ses defterdars. Mohammed II
écrivit ses poésies sous le nom d’Aouni (le secourable), et justifia ce
titre par les nombreux secours qu’il accorda indistinctement aux poètes
nationaux et étrangers. Trente parmi eux jouissaient d’une pension viagère; et
il envoyait mille ducats par an à Khodjaïdjihan, le premier écrivain de son
époque dans l’Inde, et au mollah Djami, le dernier grand poète de la Perse.
Ainsi favorisée, la poésie ottomane dut prendre un
accroissement rapide; à Brousa s’éleva une pléiade de poètes lyriques, ainsi
qu’à Kastemouni, qui vit même une femme poète, Seïneb. Mais parmi les trente
poètes pensionnés par Mohammed, il est à croire que pas un ne se serait élevé à
la réputation qu’il a acquise, sans l’influence qu’exercèrent sur eux les
grands poètes de la Perse et de Tschagataï, leurs contemporains, tels que Djami
et Mir-Alischir. A l’exemple de Scheïkhi, qui. sous Mourad Ier, avait suivi,
dans la composition de son poème de Khosrew et Schirin, Nizami, le célèbre
poète épique des Persans, Hamdi, le poète épique des Ottomans, l’auteur de Yousouf
et Souleïkha, et de Leïla et Medjnoun, imita le Persan Djami qui
avait traité ce même sujet dans son épopée des Cinq et des Sept. Ahmed-Pasha,
le premier poète lyrique des Ottomans, ne parvint enfin à la hauteur de talent
à laquelle il s’est élevé qu’après s’être inspiré des ghazèles de Mir-Alischir.
Djemali imita le poème romantique de ce même Mir-Alischir : Houmaï et
Houmayoun, en en conservant le titre. Schehdi voulut, à l’imitation de
Firdewsi, traiter l’histoire ottomane en épopée, mais il fut interrompu par la
mort après avoir fait quatre mille distiques; le scheïkh Gulscheni, qui suivit
les traces du Mesnewi de Djeladeddin Roumi, en écrivit sur le même sujet
quarante mille. Enfin le poète mystique Alehi, dont le tombeau, à
Yenidjé-Wardar, est encore de nos jours un lieu de pèlerinage très-fréquenté, après
avoir été affilié à l’ordre des nakschbendis à Boukhara, et avoir vécu
longtemps dans la société du célèbre poète persan Djami, enrichit sa patrie de
plusieurs ouvrages mystiques en vers et en prose. Mohammed se plaisait dans la
société des poètes et surtout des poètes persans; bien qu’il punît quelquefois
leurs débauches par la prison et le bannissement de sa cour, il usait
habituellement envers eux de la plus grande indulgence. A l’exemple du sultan,
ses vizirs, tels que Mahmoud et Mohammed-Karamani, Ahmed-Pasha et Kasim-Pasha,
s’entourèrent de poètes, et les admirent dans leur société intime.
Près de soixante légistes luttèrent de gloire et de talents
avec les trente poètes pensionnés par Mohammed. Nous devons distinguer entre
tous le mollah Kourani, qui fut le précepteur du sultan, lorsque celui-ci
n’était encore que gouverneur de Magnésie. Mohammed II étant encore fort jeune
se refusait obstinément à lire le Coran ; son père, Mourad II, envoya Kourani à
Magnésie, et en lui mettant un bâton entre les mains, il l’autorisa à s’en
servir pour l’éducation du prince. Kourani, d’un caractère inflexible et peu
courtisan, informa Mohammed des instructions qu’il avait reçues. Celui-ci, pour
toute réponse, lui rit au nez, mais il fit sur-le-champ l’expérience de la
fermeté de son précepteur, qui commença l’exécution des ordres de Mourad en lui
donnant un coup de bâton. Mohammed, après son avènement au trône, voulut
récompenser son ancien précepteur en l’investissant de la dignité de vizir;
mais Kourani refusa. Devenu juge d’armée et directeur des fondations pieuses,
le savant légiste prit avec son élève des libertés telles qu’aucun vizir
n’osait se les permettre; il ne se prosternait pas à terre en paraissant devant
le sultan, mais il lui donnait simplement la main comme à son égal, en lui
disant: Je te salue. Mécontent de la cour, Kourani partit pour l’Egypte, où il
fut reçu avec les plus grands honneurs par le sultan Kaïtbaï; puis il revint en
Asie, où il mourut environné de la considération que lui avaient attirée sa
science et son caractère indépendant. Le mollah Khosrew, Grec de naissance, qui
fut son rival, ne le lui cédait en rien en science, en fierté de caractère, en
honneurs; et ses deux ouvrages intitulés les Cheveux du front et les Perles sont deux ouvrages fondamentaux de la jurisprudence ottomane. Khosrew, après
avoir été juge de Constantinople et de ses faubourgs, fut élevé à la dignité de
moufti qu’il garda pendant treize ans. Toutes les fois qu’il entrait à
Aya-Sophia, la foule se rangeait avec respect, en lui faisant un chemin libre
au milieu d’elle jusqu’au maître-autel; plus d’une fois le sultan, voyant ces
marques de considération du peuple, dit à sa suite: «C’est l’Ebou-Hanifé de
notre époque». Dans les cérémonies d’une fête de la Circoncision, Mohammed
ayant mis Kourani à sa droite et Khosrew à sa gauche, ce dernier s’en offensa
et se retira aussitôt à Brousa, où il fit construire un collège dans lequel il
professa lui-même. Khodjazadé et Khatibzadé, c’est-à-dire le fils du Khodja (un
négociant de Brousa) et le fils du prieur public se rendirent célèbres, non seulement
par leurs ouvrages, mais encore par leurs conférences faites en présence du
sultan sur des matières de controverse. Tous deux furent professeurs de
Mohammed qui, au milieu de ses conquêtes, sut toujours trouver le temps de
s’instruire avec eux; il se reposait volontiers des batailles qu’il livrait par
les combats plus paisibles des savants. «Oses-tu discuter avec moi?» demanda un
jour Mohammed à Khodjazadé. «Comme ton professeur, je l’ose» répondit celui-ci.
Le sultan, irrité de cette réponse, le destitua sur-le-champ; cependant il le
reçut peu après en grâce. Khatibzadé soutint plusieurs thèses célèbres, une
entre autres contre le légiste Alaeddin Arabi; ce dernier fut deux fois élevé à
la dignité de moufti, qui à cette époque n’était pas encore le plus haut
pouvoir législatif de l’Etat. Bien qu’il soit compté avec Ibn-Magnesia au
nombre des plus grands oulémas de Mohammed, Arabi ne laissa qu’un seul ouvrage
après lui; mais il est juste de dire qu’en revanche il laissa
quatre-vingt-dix-neuf enfants. L’ambition d’Ibn-Magnesia ne lui permit pas
d’écrire; tous ses efforts tendaient à un seul but, celui d’être vizir. Les
successeurs d’Ibn-Magnesia dans la dignité déjugé d’armée furent le savant
Kastellani et Hadji-Hasanzadé, entre lesquels furent partagées, comme nous
l’avons déjà dit, les deux juridictions d’Europe et d’Asie jusqu'alors réunies.
Un fils et un petit-fils du grand Fenari se montrèrent, par leurs écrits,
dignes de leur origine. Hadji-Baba appelle l’attention, non seulement comme
grammairien et prédicateur, mais encore comme père du grand-vizir
Mohammed-Karamani, dont le nom de poète est Nischania. Nous avons déjà eu
occasion de parler du savant vizir Sinan-Pasha, ainsi que du bourreau du roi de
Bosnie, Moussanifek. Les derniers sept noms de la liste des oulémas qui ont
illustré le règne de Mohammed II, sont ceux d’autant de médecins. Quatre
d’entre eux étaient Persans; les trois autres étaient Turc, Arabe et Juif. Ce
dernier, déjà investi de la dignité de defterdar avant d’avoir abjuré sa
religion, fut élevé à la dignité de vizir peu de temps après sa conversion à
l’islamisme. Son expérience et sa science en médecine, supérieures à celles de
ses confrères, eussent probablement prolongé les jours du sultan, si
Mohammed-Karamani n’eût persuadé à celui-ci de suivre concurremment les
prescriptions du médecin persan Lari. Koutbeddin, également originaire de
Perse, présida le premier le conseil médical de Mohammed avec les appointements
considérables de deux mille aspres par mois, qu’il dépensait avec ses esclaves
de l’un et l’autre sexe. Schoukrallah de Schirwan s’acquit la bienveillance du
sultan par des commentaires du Coran et ses œuvres historiques, ainsi
qu’Atallah par ses connaissances mathématiques. Le Persan Alikouschdji,
gouverneur du prince Bayezid, Mirem-Tschelebi, et Karasinan, glossateur
d’Alikouschdji, se distinguèrent également dans les sciences exactes. Enfin
Houseïn-Tebrizi gagna les bonnes grâces de Mohammed à la fois par ses manières
nobles et par son savoir.
Les scheïkhs.
Parmi les scheïkhs qui accompagnèrent le conquérant dans
ses expéditions, et qui animaient l’enthousiasme de ses troupes en leur
expliquant les versets du Coran ou les traditions du Prophète, il faut
remarquer Akschemseddin (le soleil blanc de la foi), qui découvrit le tombeau
d’Eyoub au siège de Constantinople, et que nous connaissons déjà pour avoir
interprété le songe de Mohammed avant la bataille de Terdjan; il nous reste à
le connaître sous le point de vue de médecin, de musicien et d’auteur. Akschemseddin
initia à la philosophie mystique, qu’il avait apprise à Osmandjik du grand-Scheikh
Beïrami, et à Halep du Scheikh Seïneddin-Hafi (tous deux fondateurs de l’ordre
de derviches qui porte leur nom), ses quatre disciples et ses sept fils. Ces
derniers portaient tous le nom de Mohammed; le plus jeune est connu pour avoir
composé le poème romantique de Yousouf et de Souléikha, sous le
pseudonyme de Hamdi. Akschemseddin fit sept fois le voyage de la Mecque; puis
il se retira à Koïnik, où son tombeau ne cesse d’attirer un grand nombre de
pèlerins. Il avait pour rival le Scheikh Eboul-Wefa, en honneur duquel le
conquérant fit construire une mosquée; il est cité dans l’histoire ottomane par
ses connaissances en poésie et en musique, et par sa fierté de caractère dont
il donna la preuve, en interdisant au sultan de venir troubler sa retraite. Le scheik
Hadji-Khalifé, philosophe mystique, fit un traité sur la véritable et la fausse
résignation du musulman aux volontés divines. Nous avons déjà parlé, à
l’occasion des poètes, d’Alehi et de Gulscheni. Nous devons enfin mentionner le
Scheikh des derviches Khalwetis, Hadji-Tschelebi, qui détermina l’ordre de succession
au trône après la mort de Mohammed II. Contrairement au grand-vizir
Mohammed-Karamani, le seul vizir favorable au prince Djem, Hadji-Tschelebi se
prononça en faveur de Bayezid et lui assura les suffrages de ses adhérents les derviches
et les scheiks de Karamanie; la question, agitée entre les partis des deux puissants
compatriotes, fut résolue à l’avantage d’Hadji-Tschelebi; le scheik l’emporta
sur le vizir.
LIVRE XIX. BAYEZID II
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