HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN LIVRE XIX. BAYEZID II
Bayezid arrive à Constantinople, et prend possession du
trône malgré les efforts de son frère Djem, qui est forcé de fuir en Egypte. —
Djem revient en Asie, rallume la guerre, est défait, se réfugie à Rhodes, d’où
il est emmené prisonnier en France, et meurt à Naples empoisonné.
Le grand-vizir Mohammed-Nischani entreprit de cacher la
mort de Mohammed II à l’armée et à la capitale, jusqu’à l’arrivée du successeur
légitime; tentative téméraire dont la non-réussite pouvait coûter l’empire à
l’héritier présomptif, et que Nischani paya lui-même de sa vie. Par ses ordres,
on conduisit à Constantinople le corps du souverain, dans un char couvert,
entouré des gardes ordinaires, comme si le sultan eût été prendre les bains
dans la capitale pour se rétablir de sa maladie. En même temps il envoya le
chambellan Keklik Moustafa (la perdrix), avec des instructions secrètes, au
fils aîné du sultan, Bayezid, alors gouverneur à Amassia; mais tandis qu’il
faisait cette démarche officielle, il dépêchait un agent confidentiel au prince
Djem, en Karamanie, dans l’intention de préparer à celui-ci les voies du trône
aux dépens de son frère aîné. Le grand-vizir alla plus loin; entraîné par son
affection pour Djem, il fit fermer le port de Constantinople, ainsi que tous
ceux des côtes d’Asie où campait l’armée, et mit le séquestre sur tous les bâtiments,
afin d’empêcher toute communication entre l’armée et la capitale. Les
adjemoghlans, ou recrues des janissaires, reçurent l’ordre de quitter
Constantinople, sous prétexte de réparation au pont établi sur la rivière qui
arrose la plaine des Eléphants, dans le voisinage du camp impérial. Ce furent
ces recrues qui éventèrent le secret de la mort du sultan, et qui en
répandirent la nouvelle dans l’armée rassemblée en Asie. Aussitôt les
janissaires s’assemblent et se constituent en pleine révolte; ils s’emparent de
quelques bateaux à l’ancre devant Pendik, abordent à Scutari, et se rendent à
Constantinople, où ils pillent les maisons des juifs et des riches habitants;
après tous ces ravages, ils mettent à mort le grand-vizir. Telle fut la fin de
Mohammed de Karamanie; il marqua de son sang une route où beaucoup de ses
successeurs devaient le suivre. Dans ce moment critique, le conseil remit le
gouvernement à Ishak-Pasha, que Mohammed avait appelé de Selefké afin de lui
confier pendant son absence le gouvernement de Constantinople; Ishak-Pasha,
revêtu par les vizirs d’une autorité absolue, rétablit l’ordre au moins
provisoirement, grâce à la fermeté qu’il déploya dans cette circonstance. La
révolte était d’autant plus dangereuse, qu’il y avait au serai deux petits-fils
du conquérant, Korkoud, fils de Bayezid, et Ogouzkhan, fils de Djem. Ces deux
princes étaient deux sortes d’otages qui garantissaient à Mohammed II la
fidélité de ses propres fils: Korkoud sortait à peine de l’enfance; Ogouzkhan
était encore en bas âge, car Djem lui-même comptait à peine sa vingt-deuxième
année. L’armée se prononça d’autant plus facilement en faveur de Bayezid, que
le grand-vizir Mohammed-Karamani avait de tout temps favorisé Djem, son frère.
En conséquence, Korkoud fut proclamé, le 5 rebioul-ewwel 886 (4 mai 1481),
lieutenant-général de l’empire pour tout le temps de l’absence de Bayezid.
Le messager qui devait porter à Djem la nouvelle de la
mort du sultan fut arrêté et mis à mort par Sinan-Pasha, gouverneur d’Anatolie,
dont les intérêts se trouvaient liés à ceux de Bayezid par son mariage avec la
sœur de ce prince. Le courrier expédié à Bayezid arriva à Amassia après avoir
parcouru en huit jours une distance de cent soixante lieues. Le lendemain de
l’arrivée de Keklik-Moustafa a (dimanche 13 rebioul-ewwel 886), Bayezid partit
pour Constantinople, accompagné de quatre mille cavaliers; il entra à Scutari
neuf jours après. Le canal du Bosphore était couvert d’une foule de navires
dans lesquels les grands du royaume et les chefs de l’armée venaient offrir
leurs hommages au nouveau sultan. Cependant des barques remplies de janissaires
s’avancèrent des deux côtés de la galère impériale; on entendit des voix tumultueuses
demander à Bayezid l’éloignement de Moustafa-Pasha, fils d’Hamzabeg. Ishakbeg,
craignant que Moustafa ne lui enlevât la dignité de grand-vizir qu’il
ambitionnait, avait désigné son rival aux janissaires comme étant opposé à ce
que leur solde fût augmentée. Bayezid intimidé accorda aux janissaires toutes
leurs demandes avant même de descendre à terre; il renvoya en Asie son vizir
Moustafa, espérant par cette concession rétablir l’ordre parmi les troupes
stationnées près de Gebissé. Après ces dispositions, se couvrant la tête d’un
turban noir, et revêtant des habits de laine de même couleur, il fit son entrée
dans la capitale. Lorsqu’il se présenta à la porte du serai, les janissaires,
rangés en ordre de bataille, lui firent remettre, par leurs officiers, une supplique
dans laquelle ils s’excusaient d'avoir mis à mort le grand-vizir et d’avoir
pillé la ville; néanmoins ils réclamaient une augmentation de solde, sinon à
titre de paie régulière, du moins comme don extraordinaire. Bayezid accorda
tout. Ce fut là le second exemple de pressens d’avènement accordés aux
janissaires; ce fait, qui paraissait devoir n’être qu’accidentel, prit, à dater
du règne de Bayezid, une forme régulière et se renouvela au commencement de
chaque règne jusqu’en 1774; les sommes affectées à cet usage figurent dans les
dépenses de l’État et sur le livre des revenus des janissaires. Mohammed II
avait introduit le premier cette coutume, qui devint plus onéreuse de règne en
règne; et quoique ce don n’atteignît jamais les sommes énormes qui furent
accordées aux légions romaines dans ces occasions, il était pourtant assez
considérable pour épuiser les finances de l’empire; mais trois cents ans après
l’introduction de cet abus, le sultan Abdoulhamid l’abolit tout-à-fait pendant
la guerre de Russie. Bayezid agit avec les janissaires comme Claudius avec les
gardes prétoriennes; en souscrivant à toutes leurs volontés, il signa la preuve
irrécusable de sa faiblesse, et consacra en quelque sorte le privilège que
s’arrogèrent les janissaires d’influencer le choix des souverains; cette
funeste condescendance encouragea cette fière soldatesque à tout faire pour
accroître ses revenus à chaque nouveau règne. Le lendemain de l’entrée de
Bayezid à Constantinople (21 mai 1481), eurent lieu les cérémonies funéraires,
que présida le Scheikh Aboulweza. Bayezid lui-même voulut porter, avec les
émirs et les vizirs, le cercueil de son père; il le conduisit ainsi jusqu’au
mausolée construit derrière la mosquée élevée par Mohammed II. Une distribution
de riches aumônes termina la cérémonie, et toute la cour quittant le deuil vint
offrir ses hommages au sultan, dans le plus somptueux costume. Ishak-Pasha fut
nommé grand-vizir; Moustafa-Pasha, que le sultan avait envoyé en Asie pendant
le trajet qu’il fit de Scutari à Constantinople, fut promu à la charge de
vizir, vacante par la destitution du juge d’armée Magnesia-Tschelebi. La loi
d’Etat, promulguée par Mohammed II, qui ordonnait l’exécution des frères du
souverain régnant, ne put trouver son application à l’avènement de Bayezid. Le
nouveau sultan n’avait qu’un seul frère, Djem, qui était loin de la capitale et
paraissait disposé non seulement à défendre sa vie, mais encore à lui disputer
le trône. La fin tragique du prince Djem, plus connu en Europe sous le nom de
Zizim, suffirait seule à lui attirer notre intérêt, qui lui est acquis du reste
par son talent d’écrivain et de poète. Ce prince était habile à tous les
exercices du corps et excellait dans la lutte; mais il s’était laissé entraîner
par les délices d’une vie voluptueuse, qui souvent dégénérait en débauches. Il
était entouré, dans sa résidence en Karamanie, d’une troupe de jeunes garçons;
cependant cette société lascive n’excluait pas les poètes, dont plusieurs
occupaient de hauts emplois à sa cour; Haïder, l’un d’eux, était son
garde-des-sceaux, et un autre, Saadi, son defterdar. A la nouvelle de la mort
de son père et de l’assassinat du grand-vizir, Djem réunit en toute hâte
quelques troupes, avec lesquelles il marcha sur Brousa, dans l’intention de
s’emparer avant tout de cette ancienne capitale de l’empire. De son côté,
Bayezid envoya une avant-garde de deux mille janissaires sur la route de
Modania, sous les ordres de son ancien gouverneur Ayas-Pasha; lui-même se
rendit à Scutari pour y rassembler son armée. Ayas-Pasha fit halte près des
eaux thermales du faubourg de Brousa; Keduk-Nassouh, commandant des troupes de
Djem, s’arrêta près de la mosquée et du tombeau de Yildirim-Bayezid. Les deux
chefs entrèrent en pourparleur avec les habitants de la ville, afin d’obtenir
entrée dans ses murs; mais ceux-ci se rappelant les maux qu’avaient attirés sur
eux les guerres des fils de Bayezid-Yildirim, et craignant de voir se
renouveler les scènes du dernier pillage de Constantinople par les janissaires,
repoussèrent la demande des deux partis; cependant ils manifestèrent leur
secrète opinion en fournissant des provisions et des secours aux troupes du
prince Djem. Bientôt un combat s’engagea sous les murs de Brousa; les janissaires
furent défaits et eurent un grand nombre des leurs faits prisonniers, parmi
lesquels Ayas-Pasha. Trois jours après, Djem étant arrivé au camp, la ville lui
ouvrit ses portes. Son premier soin fut de mettre en sûreté les trésors déposés
dans le château. Se proclamant sultan des Ottomans, Djem commença par exercer
les deux droits souverains, ceux de frapper monnaie à son coin et de faire dire
la prière publique en son nom. Pendant dix-huit jours, ce prince jouit
tranquillement de cette ombre de domination; mais bientôt il apprit la marche
de Bayezid, qui s’avançait à la tête de toute son armée. Avant de se porter à
sa rencontre, Djem députa vers lui une ambassade, avec mission d’engager le
sultan à terminer le différend à l’amiable, en lui proposant de garder la
souveraineté des provinces d’Europe et de lui abandonner celle des provinces
d’Asie. Cette ambassade se composait des mollahs Ayas et Hamdi-Tschelebi, ainsi
que de la vieille sultane Seldjoukhatoun, fille de Mohammed Ier, tante de
Mohammed-le Conquérant, et grand-tante des deux rivaux. Seldjoukhatoun chercha
à émouvoir les sentiments fraternels de Bayezid en faveur de Djem; mais Bayezid
se contenta de lui citer ce proverbe arabe: Il n’y a pas de parenté entre
les rois. Puis il continua sa marche sur Brousa, comptant moins encore sur
le nombre de ses troupes que sur une trahison dans l’armée de son frère; car,
dans une lettre envoyée secrètement à Yakoub, fils d’Aschtin, grand-chambellan
de Djem, l’empereur lui avait promis le gouvernement d’Anatolie avec un
traitement de cent mille aspres, pourvu qu’il empêchât le prince de faire sa
retraite en Karamanie, et qu'il lui persuadât de l’attendre dans la plaine de
Yenischehr. Yakoub avait été séduit par ces propositions, et avait su faire
prendre à Djem la résolution de ne pas reculer. Pour comble de malheur, Djem
divisa son armée en deux corps: le premier fut envoyé vers Nicée, sous les
ordres de Keduk-Nassouh; le prince prit en personne le commandement du second
et se replia sur Yenischehr. Cependant le prince Abdoullah, fils aîné de
Bayezid qui, sous Mohammed, était gouverneur de Magnésie, avait opéré la
jonction de ses troupes avec celles de son père. Abdoullah s’était d’abord
dirigé sur Brousa en apprenant la marche de Djem contre cette ville; mais après
avoir reçu la nouvelle de la défaite d’Ayas-Pasha, il s’était rabattu sur
Balikesri, et gagnant les côtes de la Propontide, il s’était embarqué pour Gallipoli,
d’où il s’était rendu, par Constantinople et Scutari, à Nicomédie auprès de son
père.
Keduk-Nassouh, qui avait dressé son camp sous les murs de
Nicée auprès de l’obélisque, se retira dans le pas d’Azwad, dès qu’il aperçut
l’avant-garde de Sinan-Pasha, beglerbeg d’Anatolie; l’armée du beglerbeg
s’engagea dans le défilé, battit les troupes de Keduk-Nassouh et les poursuivit
jusqu’à Yenischehr. Bayezid arriva en personne le même jour à Nicée, passa la
nuit dans les gorges d’Azwad, et parut le matin devant Yenischehr. Ce fut là
qu’il reçut les hommages de Keduk Ahmed-Pasha le conquérant de Kaffa et
d’Otranto, récemment arrivé de son expédition en Italie. Ahmed-Pasha, par ses
assurances de service, sut regagner les bonnes grâces de Bayezid, qu’il s’était
aliénées avant l’avènement au trône du jeune souverain. L’accession d’un tel
homme, ainsi que la désertion d’une partie de l’armée de Djem, furent d’un
heureux augure pour l’issue du combat, qui se livra dans la plaine de
Yenischehr, au nord de la rivière qui l’arrose (26 rebioul-akhir 886 — 20 juin 1481).
Une aile de l’armée de Djem avait déjà éprouvé des pertes sensibles par
l’attaque de la cavalerie d’Asie, lorsque Yakoub, voulant gagner le gouvernement
qu’on lui avait promis, demanda au prince la permission de se porter avec la
meilleure partie des troupes contre Bayezid, pour empêcher le reste de l’armée
ottomane de passer le fleuve. Dès qu’il eut obtenu le consentement de Djem, il
fit mine de marcher sur Bayezid, à qui il livra le corps qu’il commandait, et
par suite le gain de la bataille; elle avait duré depuis le matin jusqu’à midi,
et, lorsqu’elle eut été décidée, on vit accourir les janissaires d’Ayas- Pasha,
que Keduk-Nassouh avait fait prisonniers à Brousa et qui venaient d’être
délivrés. La déroute fut générale parmi les Turcomans, les Karamans, les
Torghouds et les Warsaks, dont se composait le reste de l’armée de Djem. Le
prétendant lui-même s’enfuit en telle hâte, qu’il arriva le soir même au pas
d’Ermeni, situé à deux journées de marche de Yenischehr. Il s’arrêta à
Ouyoudjik pour bander une blessure qu’il avait reçue à la cuisse d’un coup de
pied de cheval pendant sa fuite; il marcha toute la nuit et arriva le lendemain
matin à Ekischehr. Non seulement il avait perdu tous ses bagages dans le
combat, mais encore il avait été dépouillé, par les Turcomans du défilé
d’Ermeni, des effets qu’il avait pu sauver; tellement que son chancelier,
Sinanbeg, dut lui prêter son surtout pour le défendre de l’humidité de la nuit.
Une semaine après, Djem arriva à Koniah, où il se reposa trois jours; puis il
en partit avec sa mère et son harem pour la Syrie et l’Egypte (1er djemazioul
ewwel—28 juin). Au mont Boulgar, il fut joint par des fuyards qui étaient
restés en arrière et qui, sous le commandement d’Ouyouzbeg, ravageaient alors
le pays; ce ne fut qu’avec beaucoup de peine et par des paroles flatteuses
qu’il parvint à faire cesser leurs brigandages. Le gouverneur de Tarsus et le
prince turcoman des Ramazans reçurent le prince fugitif avec distinction. Les
beglerbegs égyptiens, gouverneurs de Haleb et de Damas, n’omirent rien pour lui
faire oublier ses malheurs; à Damas, il fut logé, avec les trois cents
personnes de sa suite, au palais Ablak. Après y avoir séjourné pendant sept
semaines, il visita Jérusalem, et, passant par Hébron et Gaza, il arriva au
Caire, où toute la cour vint à sa rencontre; Djem descendit au palais du
diwidar (grand-vizir) des sultans tscherkesses. Le jour suivant, il fut conduit
en grande cérémonie au palais du sultan Kaïtbaï, qui l’accueillit comme un
fils, l’embrassa, lui serra affectueusement les mains, le consola et lui
assigna pour demeure un de ses palais.
Après la bataille de Yenischehr, Bayezid s’était mis à
suivre les traces de son frère. Arrivé au défilé d’Ermeni, les Turcomans de la
contrée se présentèrent devant lui et lui demandèrent de les affranchir des
taxes et des impôts pour les récompenser d’avoir assailli le prince Djem, quand
il avait passé de nuit dans leur pays, de l’avoir presque fait prisonnier et
d’avoir pillé sa suite. Le sultan feignit d’approuver leur conduite, puis il
leur fit savoir qu’ils eussent à se présenter à sa Porte pour recevoir la
récompense qu’ils méritaient. Un grand nombre, attiré par l’espoir du gain, se
présenta; mais tous ceux qui vinrent furent saisis et mis en croix. Bayezid
suivit en cela l’exemple de Mouza, fils de Bayezid Ier, qui avait fait subir
aux meurtriers de son frère Souleyman un semblable supplice. «Telle est,
dit-il, la récompense des esclaves qui, sans y être appelés, s’immiscent dans
les affaires des sultans; tout ce qu’ils ont à faire, c’est de subir patiemment
le joug qu’on leur impose. Quand deux héritiers d’un royaume se disputent la
couronne, un étranger ne saurait avoir le droit de se mêler du différend;
comment donc cette misérable canaille a-t-elle osé lever la main contre une
tête sublime?» Parvenu à Koniah, Bayezid s’arrêta dans la plaine de Filibat,
et, après avoir chargé Keduk Ahmed-Pasha de poursuivre le prince et investi son
fils Abdoullah du gouvernement de Karamanie, il regagna Constantinople par la
route d’Ilghoun.
En approchant de Brousa, les janissaires demandèrent le
pillage de la ville, sous prétexte que les habitants avaient fermé leurs portes
à leurs frères d’armes, et secouru contre Ayas-Pasha l’armée de Djem. Le sultan
ayant refusé, tout le camp se révolta. «Vaillants guerriers, disait Bayezid,
faites-moi don de cette ville.» Mais toute parole fut vaine; il ne put rétablir
l’ordre qu’en rachetant la ville au prix de mille aspres qui furent comptés à
chaque homme.
Keduk Ahmed-Pasha arriva à Eregli sans avoir pu atteindre
le prince Djem. Là il reçut l’ordre de ramener l’armée en laissant quatre
drapeaux au prince Abdoullah, et de revenir à Constantinople pour reprendre sa
place de vizir dans le diwan. Ahmed-Pasha, homme fier et entêté, et se
prévalant autant de son ancienne dignité de grand-vizir que de ses conquêtes
sous Mohammed II, s’attira de nouveau la disgrâce de Bayezid, et fut enfermé
dans la chambre des gardiens du serai, d’où on ne sort ordinairement que pour
marcher à la mort. Cependant Bayezid, fléchi par les prières du grand-vizir
Ishak-Pasha, et sentant qu’il avait besoin du bras de Keduk pour la
pacification de la Karamanie, le reçut de nouveau en grâce. Kasimbeg, dernier
rejeton de la famille de Karaman, après avoir battu, dans la plaine de Perwané,
l’eunuque Ali-Pasha, beglerbeg de Karamanie et conseiller du prince Abdoullah,
venait de mettre le siège devant Koniah. Keduk, qui n’avait été arrêté que sur
les suggestions du vizir Moustafa-Pasha, et qui savait bien n’avoir été élargi
que parce qu’il était nécessaire, ne voulut entrer en campagne qu’après avoir
tiré une éclatante vengeance de son ennemi. Appuyé par les janissaires, il
demanda et obtint l’arrestation de Moustafa-Pasha; puis, laissant son fils en
gage de fidélité à la Porte du sultan, il partit pour l’Asie à la tète de deux mille
janissaires, de quatre mille azabs, et des troupes de sa maison. A la nouvelle
de son approche, Kasimbeg avait levé le siège de Koniah, et s’était réfugié
dans la Cilicie-Pétrée. Ahmed-Pasha ayant opéré sa jonction avec les troupes
ottomanes stationnées en Karamanie, poursuivit le fugitif jusqu’à Selefké; mais
le manque de provisions le força de se séparer de l’eunuque Ali-Pasha, qu’il
envoya à Moût. Kasimbeg, déjà en pleine retraite sur Tarsous, instruit de cette
circonstance, retourna sur ses pas pour attaquer Ali-Pasha. Celui-ci qui
s’attendait à cette manœuvre eut le temps de demander des secours à Ahmed.
Kasimbeg, incapable de résister aux forces réunies de l’ennemi, se dégagea
néanmoins de la position difficile dans laquelle il s’était embarrassé, en
laissant pendant la nuit les feux allumés dans son camp, pour mieux dissimuler
sa retraite, et il reprit la route de Tarsous. Ahmed-Pasha, qui le poursuivit
inutilement jusqu’à la rivière de Teké sur les confins de la Syrie et de la
Karamanie, se tourna ensuite contre le château d’Ilmas, qu’il rasa et dont il
distribua le butin entre ses soldats. Dans l’intervalle, Ali-Pasha ayant
ravitaillé la forteresse de Selefké, Ahmed se retira dans ses quartiers d’hiver
à Larenda, pour y attendre le printemps.
Djem, réfugié à la cour du sultan d’Egypte, profita de ce
repos forcé pour faire un pèlerinage aux saintes villes de la Mecque et de
Médine. Il séjourna près de quatre mois au Caire, puis partit pour la Mecque
(38 schewal 886—30 décembre 1481), d’où il se rendit, deux mois après, au
tombeau du Prophète à Médine. A son retour au Caire (33 silhidjé 886—11 février
1483), il fut sollicité à hasarder de nouveau le sort des armes, non seulement
par Kasimbeg, mais encore par plusieurs grands feudataires ottomans, entre
autres par Mahmoud, sandjakbeg d’Angora, qui du temps de Mohammed II avait
occupé la place d’aga des janissaires; tous lui représentèrent le moment actuel
comme favorable pour reconquérir l’héritage de son père. Séduit par leurs
promesses, Djem quitta le Caire et arriva six semaines après à Haleb (17
rebioul-ewwel 887—6 mai 1483). II y trouva Mahmoudbeg et d’autres transfuges
qui avaient déserté le service du sultan et les quartiers d’hiver d’Ahmed-Pasha.
Bayezid, en apprenant cette fâcheuse nouvelle, ordonna à Ahmed, à qui il
attribuait cette défection d’une partie de son armée, d’envoyer le prince
Abdoullah à Karahissar , et de venir en personne à la rencontre de son seigneur
et maître. Le sultan partit lui-même pour l’Asie, et planta ses étendards dans
la plaine d’Aïdos, où devaient se rassembler les divers corps de son armée.
Cependant Djem était arrivé en Cilicie; dans son entrevue avec Kasimbeg à Adana, il
s’engagea par serment à le remettre sur le trône de ses pères et à lui rendre
les provinces que Mohammed II lui avait enlevées, si, par son concours, il
parvenait à conquérir sur son frère la souveraineté de l’empire. Les deux
princes ayant réuni leurs forces se portèrent sur Eregli; de là, Djem expédia
son chambellan Sinanbeg à Ahmed-Pasha avec des offres de paix, moins dans
l’espérance de le gagner à sa cause, que dans l’intention de lui inspirer une fausse
sécurité, car Mahmoudbeg le transfuge suivait le négociateur de près avec un
corps de cavalerie, pour surprendre Ahmed et le prince Abdoullah. Ahmed,
conformément aux ordres du sultan, venait de quitter Larenda et avait établi
son camp à Koniah, d’où il devait conduire le jeune prince au fort de
Karahissar. Près des Alpes de Tschoukour-tschémen, les corps d’armée de
Mohammed, général de la cavalerie de Djem, et d’Ahmed-Pasha en vinrent aux
mains, mais sans résultats décisifs de part ni d’autre. Après cet engagement,
Ahmed poursuivit sa marche rétrograde et rencontra à Seïdie-Ghazi les troupes
du sultan. Cependant Djem et Kasimbeg étaient arrivés devant Koniah qu’ils
investirent aussitôt de tous les côtés (18 rebioul-akhir—6 juin 1482); mais la
vaillante défense d’Ali-Pasha ayant ôté aux assiégeants l’espoir d’emporter la
ville d’assaut, Mahmoudbeg demanda à Djem la permission de pousser jusqu’à
Angora avec mille chevaux, pour y prendre ses femmes et ses enfants qu’il y
avait laissés. Arrivé à Angora, il eut la douleur d’apprendre qu’on les avait
conduits à Constantinople par ordre du sultan. Furieux, il se jeta sur Souleyman-Pasha,
gouverneur d’Amassia, qui se rendait au camp de Bayezid. L’issue du combat fut
malheureuse pour Mahmoud, dont la tête fut envoyée au sultan. Djem, dans
l’espoir de surprendre Souleyman-Pasha, fit plusieurs marches forcées et
arriva, deux jours après la défaite de Mahmoudbeg, à Angora, où il apprit
seulement la nouvelle de l’approche de Bayezid. Son armée effrayée se dispersa,
et lui-même s’enfuit une seconde fois dans la Cilicie-Pétrée. Iskender-Pasha,
qui se mit à sa poursuite avec un corps de cavalerie d’élite, s’étant engagé la
nuit dans des marais, et ayant ainsi laissé prendre de l’avance à Djem,
s’arrêta à Eregli, d’où il manda à Bayezid la retraite de son frère dans les
montagnes. Bayezid envoya le Segbanbaschi (lieutenant-général des janissaires)
à Djem. avec la demande d’un plénipotentiaire pour conclure entre eux un
arrangement amiable. Djem députa d’abord son chambellan Sinanbeg , ensuite son
defterdar Mohammedbeg chargés de négocier la paix, moyennant la cession de
certaines provinces d’Asie. Bayezid lui fit répondre par ses ambassadeurs
Bakhschaïschoghli et Imam-Ali: «Que la fiancée de l’empire ne pouvait être
partagée entre deux rivaux, qu’il le priait de ne plus souiller les pieds de
son cheval et le bord de son manteau du sang innocent des Musulmans, et de
jouir tranquillement de ses revenus à Jérusalem.» Ces propositions ayant été
rejetées, Hersek Ahmed-Pasha entra en Cilicie à la tête de la cavalerie
asiatique. Djem, convaincu de la nécessité de se ménager une retraite pendant
qu’il était encore temps, consulta à cet effet Kasimbeg. Kasimbeg désapprouva
son projet de chercher un refuge en Perse ou en Arabie, et lui conseilla de
fuir en Europe pour soulever, à l’exemple de Mousa, fils de Bayezid Ier, les
provinces européennes en sa faveur. Djém se rendit à cet avis et envoya Souleyman,
un de ses confidents, Franc de naissance, auprès du grand-maître de Rhodes,
pour lui offrir des présents, et lui demander l’hospitalité et les moyens de
passer en Europe.
L’ambassadeur de Djem fut admis à l’audience solennelle
du chapitre; lorsqu’il se fut retiré l’objet de sa mission fut discuté par
l’assemblée des chevaliers, et le résultat de leur délibération fut qu’il était
de la dignité et de la politique de l’Ordre d’accorder les demandes du prince
musulman. Pendant ces négociations, Djem, accompagné seulement de trente
personnes, était arrivé au port de Kourkous (Corycus) sur les côtes de Cilicie,
et s’était jeté, en attendant la réponse de Rhodes, dans un navire karaman. Le
jour suivant (3 djemazioul-akhir 887 — 20 juillet 1482), parurent à la hauteur
d’Anamour (Anemorium) la barque de son ambassadeur, qui revenait avec le
sauf-conduit du grand-maître, et une escadre commandée par le grand-prieur de
Castille, don Alvarez de Zuniga, chargé de prendre Djem à son bord. Le prince
se consulta quelques instants avec Souleyman, à qui la déclaration du
grand-maître ne parut pas offrir des garanties suffisantes; il se décida néanmoins
à monter sur une des galères de l’Ordre, et aborda, après trois jours de
traversée, à Rhodes, où il fut reçu avec les plus grands honneurs. Un pont de
dix-huit pieds de long sur quatre de large, recouvert d’étoffes précieuses, fut
jeté du rivage à la galère, afin que le prince pût sortir du navire à cheval;
en arrivant à terre, il trouva les chevaliers qui l’attendaient sur le port
pour lui servir d’escorte. Les rues par lesquelles passa le cortège étaient
ornées de tapis, de fleurs et de rameaux de myrte; les fenêtres et les balcons
resplendissaient des brillantes toilettes des dames, que la curiosité avait
attirées en foule; les terrasses pliaient sous le poids des spectateurs. Des
serviteurs et des musiciens en habits de fête, et chantant des hymnes français,
ouvraient la marche; à leur suite venaient les jeunes gens hiérosolomytains en vêtements
de soie; puis enfin le prince, ayant à sa gauche le grand-maître, et derrière
lui les membres du chapitre. Lorsqu’on fut arrivé à la place de Saint-Etienne,
le grand-maître d’Aubusson salua Djem à la manière orientale, en mettant trois
fois l’index sur la poitrine, lui tendit la main droite, s’entretint avec lui
pendant la marche au moyen d’un interprète et l’accompagna jusqu’au palais de
la langue française, qui lui était destiné. Alibeg, confident du prince, fut
envoyé avec une galère sur les côtes de Cilicie, vers Kasimbeg, pour en emmener
le bagage de son maître, sa femme, ses enfants et toute sa suite. Pendant
quelque temps, la chasse, les tournois, la musique, occupèrent les loisirs du
noble fugitif. Bientôt arrivèrent deux ambassades: l’une, du gouverneur de
Karamanie; l’autre, du vizir Ahmed-Pasha, avec une lettre de celui-ci et la
proposition d’une paix durable, si l’Ordre voulait envoyer des ambassadeurs
pour la conclure. Le grand-maître et le chapitre prenant en considération, et
les intérêts de l’Ordre et les devoirs de l’hospitalité, réfléchissant
d’ailleurs que même en refusant l’extradition de Djem, qui leur serait sûrement
demandée, sa vie serait toujours en danger à Rhodes par le poignard ou le
poison, résolurent d’éloigner le prince de l’île, et de l’envoyer en France
dans une de leurs commanderies. Toutefois le grand-maître, dans l’éventualité
de l’avènement de Djem, signa avec lui un traité par lequel celui-ci
s’engageait à ouvrir aux flottes de l’Ordre tous les ports de l’empire ottoman;
à rendre, chaque année, à la liberté trois cents chrétiens sans rançon, et à
payer cent cinquante mille ducats pour couvrir les dépenses faites à son
occasion. Le dernier jour d’août 1482, Djem, suivi de trente serviteurs et de
plusieurs Turcs rachetés de l’esclavage, s’embarqua sur un navire commandé par
le chevalier de Blanchefort, neveu du grand-maitre, et leva l’ancre le 1er
septembre. Le même jour, les chevaliers Guy de Mont, Arnaud et Duprat,
ambassadeurs de l’Ordre, partirent pour la cour de Bayezid; ils furent reçus
avec distinction, et entrèrent immédiatement en pourparlers avec les plénipotentiaires
de Bayezid, le vizir Ahmed-Pasha, et Mesih-Pasha, qui avait fait le siège de
Rhodes. Peu s’en fallut que les négociations ne fussent rompues dès le
commencement, Ahmed-Pasha ayant demandé un tribut et l’extradition de Djem;
l’honneur de l’Ordre ne permettait pas de traiter sur ces bases, qui furent rejetées.
Mais Mesih-Pasha ayant fait observer à Keduk-Ahmed que le sultan voulait la
paix avec l’Ordre à tout prix, le belliqueux vizir se retira en laissant à son
collègue plus pacifique le soin de terminer les négociations. Voici sur quelles
conditions fut assis le traité: paix sur terre et sur mer, liberté du commerce
pour les deux parties; en outre, les deux États s’obligeaient à se rendre
mutuellement leurs esclaves fugitifs, s’ils n’avaient pas changé de religion,
et à se les payer vingt- deux ducats dans le cas contraire; le château de
Saint-Pierre à Halicarnasse devait être un asile inviolable pour les réfugiés,
et la paix durer jusqu’à la mort du sultan. Les ambassadeurs retournèrent à
Rhodes comblés de riches présents et accompagnés d’un envoyé turc; cet envoyé
conclut avec le grand-maitre un traité secret concernant la personne de Djem
par lequel le sultan s’engagea à payer tous les ans, au mois d’août,
quarante-cinq mille ducats pour la détention de son frère dans une des
possessions de l’Ordre.
Entre le départ de Djem pour la France et sa mort
violente en Italie, s’écoulèrent dix années, qu’il passa dans une captivité
plus ou moins étroite, au pouvoir des chevaliers, du roi de France et du pape.
La destinée de ce prince, par l’influence qu’elle exerça sur les événements du
règne de Bayezid, sur la politique de plusieurs princes d’Europe, et par la
compassion qui s’attache naturellement au malheur. mérite de nous fixer un
instant. Après neuf jours de traversée, la galère sur laquelle était monté
Djem, ayant les vents contraires, dut relâcher à Stankho (Kos); il y avait un
mois que Blanchefort était sorti du port de Rhodes (2 octobre 1482—18 schâban
887), lorsqu’il aborda à Messine, où il s’arrêta pour refaire l’équipage. De
nouveau en mer, Djem ne pouvait se lasser d’admirer pendant le jour les jets
d’eau lancés par les dauphins, et, pendant la nuit, le magnifique spectacle des
éruptions de l’Etna. Un soir, le prince étant à souper, on eut l’imprudence
d’allumer sur le tillac une multitude de lampes qui attirèrent un fin voilier
napolitain; Djem, s’il avait été aperçu, serait probablement tombé entre les
mains du roi de Naples, qui désirait beaucoup l’avoir en son pouvoir; tous les
princes d’Europe d’ailleurs étaient jaloux d’une si riche capture. Blanchefort
fit rentrer Djem et toute sa suite dans l’intérieur de la galère, et continua
ainsi son chemin sous le pavillon de l’Ordre, sans être davantage inquiété, ni
par ce navire, ni par dix-sept autres, qu’il rencontra le lendemain matin sur
les côtes de la Pouille. Depuis cette alerte, on évita soigneusement d’allumer
des lampes sur le pont du vaisseau. Après un trajet de six semaines, la galère
entra dans le port de Nice. Bien que Djem se plût à parcourir les beaux
environs de cette ville, il ne laissa pas de manifester bientôt le désir de
continuer son voyage vers la Roumilie, où l’appelait son ambition. Le capitaine
et les chevaliers lui objectèrent, qu’étant sur le territoire français, son
départ ne pouvait avoir lieu sans le consentement du roi, et l’engagèrent à
envoyer à la cour une personne de sa suite accompagnée d’un membre de l’Ordre,
lui affirmant que son messager pourrait être de retour au bout de douze jours.
En conséquence, Djem fit partir pour Paris Khatibzadé Nassouh- Tschelebi qui,
après deux journées de marche, fut arrêté et gardé à vue. Quatre mois se
passèrent à attendre le retour de Nassouh, pendant lesquels Djem se livra à son
penchant pour la poésie, et composa, entre autres choses, un distique sur Nice,
qui fut ainsi immortalisée dans les annales ottomanes, comme la seule des
villes chrétiennes chantée par un poète turc, et surtout par un prince poète.
L’unique événement qui rompit l’uniformité de la vie de
Djem, pendant cette longue attente de quatre mois, fut le danger que courut son
confident Souleïman. Souleïman était accusé d un crime que les Ottomans
regardent comme une faute pardonnable, mais qui, chez les chevaliers, devait
être puni de mort. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que Djem parvint à le
soustraire à la justice du pays, se réservant le droit, disait-il, de le punir
lui-même; en effet, il l’enferma dans son trésor, mais il ne tarda pas à lui
procurer les moyens de s’enfuir à Rome sous un déguisement français. La peste
qui commençait alors à exercer ses ravages à Nice et dans ses environs, fournit
à l’Ordre un prétexte plausible pour conduire Djem dans l’intérieur du pays (27
silhidjé 887 — 5 février 1483). Chemin faisant, le prince rencontra son
ambassadeur, Nassouh-Tschelebi, et fut dirigé par Saint-Jean-de-Maurienne sur
Chambéry, dont le gouverneur, le duc de Savoie, était allé faire une visite à
son oncle le roi de France. Quelques jours après, Djem continua sa route vers
Roussillon qui possédait une commanderie de l’Ordre. De là, Djem envoya deux de
ses fidèles begs, Moustafa et Ahmed, déguisés en Français, accompagnés de
quelques hommes d’exécution, vers le roi de Hongrie, pour éclairer la route
qu’il devait prendre dans la fuite qu’il méditait, et voir si elle présentait
la sécurité convenable; mais il paraît qu’elle n’était rien moins que sûre, car
on n’entendit jamais parler des envoyés de Djem. Tous les paysans des environs
de Roussillon accoururent voir le prince, fils du conquérant de Constantinople.
Le duc de Savoie, beau jeune homme de quatorze ans, passa, à son retour à
Chambéry, par Roussillon; Djem, charmé de sa beauté, lui fit présent d’une arme
de Damas incrustée d’or. Le duc promit de faire tout ce qui dépendrait de lui
pour le délivrer des mains des chevaliers. Quelques jours après, Djem
s’embarqua sur l’Isère, puis sur le Rhône (31 djemasioul-ewwel—37 juin) pour se
rendre au Puya. Ce fut là qu’il apprit qu’Houseinbeg, ambassadeur de Bayezid,
qui avait d’abord été en mission à Rhodes, venait d’arriver à Chambéry, d’où il
devait partir pour la cour de France. Mais le roi étant mort (30 août 1483)
avant l’arrivée de l’ambassadeur turc, les chevaliers saisirent cette occasion
de séparer le malheureux prince de ses serviteurs, se fondant sur ce que cette
mesure de précaution était nécessitée par les troubles qui ne manqueraient pas
d’éclater dans le royaume. Huit cents cuirassiers entourèrent la suite de Djem,
et en emmenèrent vingt-neuf personnes, dont ils firent l’inventaire. Les
représentations de Djem furent vaines, ainsi que sa demande de voir l’ambassadeur
de son frère; il lui fut répondu diplomatiquement que cette conduite à son
égard était le moyen le plus sûr de hâter la réalisation de ses projets, que
d’ailleurs toutes les personnes de sa suite seraient convenablement traitées;
elles furent en effet conduites à Aigues-Mortes et de là à Nice, où elles
s’embarquèrent pour Rhodes avec l’ambassadeur Houseinbeg (fin ramazan 888 — fin
d’octobre 1483); mais elles ne touchèrent l’île qu’après une longue et pénible
traversée de trois mois, au milieu de l’hiver (29 silhidjé — 28 janvier).
Houseinbeg, qui huit mois auparavant avait abordé à
Rhodes (mai 1483), pour payer la pension de Djem, avait été chargé à son départ
de Constantinople de remettre à l’Ordre et au grand-maître, comme une preuve de
l’amitié toute particulière du sultan, une petite boîte de bois de cyprès
enveloppée dans un drap de soie, et contenant, suivant lui, la main droite de
saint Jean-Baptiste. Cette main et la tête du saint avaient été apportées à
Constantinople, où elles furent vénérées pendant cinq siècles dans le monastère
Petreion; lors de la prise de la ville, elles furent transportées, avec la
lance, l’éponge et la couronne d’épines, dans le trésor du sultan. Du serai, la
main miraculeuse passa à Rhodes, où elle fut déposée solennellement dans la
chapelle de l’église de Saint-Jean, et livrée à la vénération des fidèles.
Djem, séparé de sa suite, resta encore quelques mois au Puy, puis il fut
transféré dans un château situé sur un rocher, et de là à Sassenage, où son
amour pour la belle Philippine Hélène et sa correspondance avec elle apportèrent
une distraction à l’ennui de sa captivité. Quelques mois s’étant écoulés, le
prince fut dirigé sur Bourgneuf, un des domaines et le lieu de naissance de
Pierre d’Aubusson; Djelalbeg, un des compagnons d’infortune qu’on avait laissés
au prince, dut rester à Bourgneuf, pour cause de maladie. Djem continua sa
route par Monthuel et Morestel, et arriva enfin au château-fort du seigneur de
Bocalimi, situé sur le bord de la mer, qui lui servit de prison pendant deux
ans. Ne pouvant plus résister à une si longue réclusion et surtout au manque de
société, il mit tout en œuvre pour tromper la surveillance de ses gardiens; il
envoya le sofi Houseinbeg, déguisé en Français, au prince de Bourbon, auprès
duquel ce fidèle serviteur négocia en vain pendant trois ans. Lorsque Djelalbeg,
qu’il avait laissé à Bourgneuf, l’eut rejoint, il recommença avec lui ses plans
d’évasion: il croyait d’autant plus aux heureux résultats de sa fuite, qu’il
savait que le roi de France, le roi de Hongrie, le pape et le roi de Naples
négociaient sa délivrance avec d’Aubusson, afin de le mettre, comme prétendant,
à la tête de l’expédition qu’ils méditaient contre Bayezid. La politique
astucieuse de d’Aubusson déjoua cependant ces projets et prolongea la captivité
du prince, malgré les efforts contraires des souverains intéressés à sa
liberté. Outre la pension payée par Bayezid, le grand-maître sut encore
extorquer vingt mille ducats à la mère et à l’épouse de Djem qui étaient
toujours retirées en Egypte, sous prétexte de couvrir les frais nécessités par
le prochain départ du prince. A en croire les historiens ottomans, d’Aubusson
se serait servi, dans cette négociation ainsi que dans beaucoup d’autres, de
blancs-seings qu’il s’était procurés en corrompant le garde-des-sceaux du
prince, et qu’il remplissait comme il le jugeait convenable. C’est ainsi qu’il
avait adressé aux souverains d’Europe de fausses lettres de Djem pour leur
prouver que le prince n’était pas prisonnier, mais qu’il restait de sa pleine
volonté dans les possessions des chevaliers.
Bien que cette falsification de lettres s’accorde avec la
politique du temps et les projets ténébreux du grand-maître, cependant on ne
peut raisonnablement supposer qu’aucun des rois qui se disputèrent la
possession de Djem ait pu se tromper sur sa captivité. Pendant que d’Aubusson
était en négociation avec le pape et le roi de Naples pour la liberté du
prince, ces deux souverains se désunirent; et le séjour de Djem en France fut
par là prolongé de trois ans. Les chevaliers le conduisirent dans une tour
fortifiée qu’ils avaient fait élever pour lui, et haute de sept étages: au
premier, au dessus de la cave, étaient les cuisines; au second, les chambres
des domestiques; au troisième et au quatrième, les appartements du prince, et
aux deux derniers ceux des chevaliers ses gardiens. Mais cette captivité devint
de plus en plus insupportable pour Djem, qui pensa sérieusement à s’évader. Peu
de temps auparavant, le grand-maître lui avait envoyé Sinanbeg et Ayasbeg,
jusqu’alors retenus prisonniers à Rhodes ainsi que le reste de sa suite, avec
des lettres d’excuse et l’assurance qu’il serait sous peu mis en liberté; mais
cette promesse ne recevant pas d’exécution, Djem et ses compagnons d’infortune
complotèrent leur fuite. L’âme de l’entreprise fut Houseinbeg, que Bayezid
avait de nouveau accrédité auprès de la cour de France avec la mission de
demander l’extradition de Djem ou sa mise en liberté. Au lieu d’or et de
pierres précieuses, l’ambassadeur apporta pour présents des reliques, qui,
depuis la prise de Constantinople, avaient été conservées dans le trésor du
sultan. Mais les Grecs, en inondant l’Europe de fausses reliques, n’avaient pas
peu contribué à faire concevoir des doutes sur l’authenticité de celles des
Turcs. Charles VIII ne voulut seulement pas voir l’ambassadeur, et donna aux
négociateurs du pape et de l’Ordre la permission de conduire Djem en Italie, en
disant qu’il se réjouissait des avantages que le souverain pontife pourrait
tirer de la possession du prince turc pour le bien de la chrétienté. Il stipula
en outre qu’une garde de cinquante chevaliers français veillerait à la sûreté
du royal captif, et que dans le cas où le pape le livrerait sans son consentement
à une autre puissance, il lui paierait en retour dix mille ducats. La cour de
Rome accorda à l’Ordre des franchises et des privilèges importants en
dédommagement de la pension de quarante-cinq mille ducats, qu’il avait
jusque-là reçue du sultan; d’Aubusson vit ses services récompensés par le chapeau
de cardinal, qui allait mal à la tête du guerrier et du grand maître, mais bien
à celle du moine rusé et du politique peu scrupuleux.
Ainsi, après sept ans de captivité, Djem passa du pouvoir
de l’Ordre à celui du pape. Le 9 novembre 1488 (5 silhidjé 893). il quitta sa
tour pour aller par Marseille à Toulon, où il s’embarqua avec sa suite sur deux
galères de Rhodes. Vingt jours après, le prince aborda à Civita-Vecchia, et se
rendit au château de Francesco Cibo, fils d’innocent VIII, pour y attendre le
jour de son entrée solennelle à Rome, qui eut lieu le 13 mars 1489 (10
rebioul-ewwel 894). La suite de Djem ouvrit la marche; la garde à pied et à
cheval du pape, ses pages, ceux des cardinaux et de la noblesse romaine étaient
au second rang. Le vicomte de Montheil, frère du grand-maître, renommé pour sa
vaillante conduite au siège de Rhodes, était à cheval à côté de Cibo, le fils
du pape. Puis venait Djem, monté sur un coursier richement enharnaché, et suivi
du prieur d’Auvergne, et des chevaliers français qui lui servaient de garde. Le
grand-chambellan du pape, les prélats et les cardinaux fermaient le cortège.
Djem fut établi au Vatican et présenté le lendemain à Innocent VIII par le
grand-prieur d’Auvergne et l’ambassadeur de France. Malgré toutes les instances
du maître des cérémonies le fier Ottoman refusa d’ôter son turban et de fléchir
les genoux: sans se découvrir et sans s’incliner, il alla droit au trône du
pape et l’embrassa sur l’épaule ainsi que les cardinaux. Puis, en termes brefs
et pleins d’une noble fierté, il se recommanda à la protection d’Innocent, et
lui demanda un entretien particulier; Innocent le lui accorda. Alors le prince
lui dit ses souffrances pendant sept ans de captivité, sa dure séparation de sa
mère, de sa femme et de ses enfants, son désir de les revoir et de partir pour
l’Egypte. Le pape fut lui-même ému jusqu’aux larmes en voyant couler les pleurs
de l’infortuné Djem au souvenir de ses maux. Mais il lui représenta que son
voyage en Egypte ne pouvait pour le moment s’accorder avec son projet de
conquérir le trône de son père, que le roi de Hongrie demandait sa présence sur
les frontières de la Roumilie, et qu’avant tout il devait penser à embrasser la
foi chrétienne. Djem répondit avec raison que par là il justifierait la
sentence de mort portée contre lui par les légistes musulmans, et qu’il
n’abjurerait sa religion ni pour la possession de l’empire ottoman, ni pour la
souveraineté du monde entier. Innocent n’insista point, et le congédia avec des
paroles de consolation.
A cette époque, se trouvait à Rome un ambassadeur du
sultan d’Egypte, qui, lors de l’arrivée de Djem, était allé à sa rencontre,
s’était prosterné trois fois devant lui en touchant la terre de son front, et
avait baisé le pied de son cheval. Djem apprit de lui comment le grand-maître,
sous prétexte d’équiper les galères nécessaires à son passage, avait extorqué
vingt mille ducats au sultan d’Égypte. L’envoyé égyptien demanda le
remboursement de cette somme aux chevaliers de Rhodes. Mais le pape et
l’ambassadeur de Bayezid, Moustafa, qui était également à Rome, s’interposèrent,
et l’Ordre fut tenu quitte pour cinq mille ducats une fois payés. L’ambassadeur
ottoman avait pour mission officielle d’offrir au chef de l’Eglise chrétienne
l’éponge qui, imbibée de vinaigre, avait désaltéré le Christ et la lance qui
lui avait percé le côté; mais il devait négocier secrètement la réclusion de
Djem dans les États du pape, moyennant une pension annuelle de quarante mille
ducats, chiffre auquel elle avait été fixée précédemment. Pour s’épargner cette
dépense, et se débarrasser du pensionnaire et de son hôte, Bayezid aurait,
dit-on, envoyé des assassins chargés de tuer Djem et le pape; du moins
Christophe Macrino del Castagno, mis à la question, avoua avoir eu le projet de
ce double meurtre à l’instigation du sultan. Au départ de l’ambassadeur turc,
Djem, accablé par le souvenir de ses maux, lui remit une lettre pour son frère,
dans laquelle il lui donnait les assurances d’une entière soumission et d’une
inviolable fidélité. Trois années se passèrent, pendant lesquelles le prince
vécut à la cour d'Innocent. Lors de la maladie qui conduisit ce pape au
tombeau, Djem fut étroitement gardé dans le château Saint-Ange; mais après
l’élection du nouveau pontife, Alexandre Borgia, il revint au Vatican. Borgia
fut le seul pape qui envoya un ambassadeur au sultan des Ottomans : il fit
proposer à Bayezid ou la continuation de la détention de son frère, moyennant
quarante mille ducats par an, ou sa mort pour trois cent mille une fois payés;
l’envoyé de Borgia était son maître des cérémonies, George Bocciardo. Le sultan
conçut une telle hardiesse des assurances d’amitié du pape, qu’il lui demanda
pour un évêque le chapeau de cardinal. Pendant que l’ambassadeur de Rome
négociait à Constantinople la captivité ou le meurtre de Djem, Charles VIII
pénétrait en Italie à la tête d’une armée française (18 septembre 1494);
l’arrivée de la première réponse de Bayezid aux propositions d’Alexandre
coïncida avec l’arrivée du roi devant Astia. Le dernier jour de cette même
année 1489, qui vit Florence chasser les Médicis et Pise secouer le joug de la
domination florentine, les Français entrèrent dans Rome, le roi à leur tête. Le
pape s’était réfugié dans le château Saint-Ange, en emmenant Djem avec lui.
Onze jours après son entrée à Rome, Charles VIII arrêta avec Alexandre VI les
bases d’un traité de paix; une des principales conditions fut la remise entre
ses mains du prince ottoman, dont il voulait se servir comme d’un instrument,
pour effectuer ses projets ultérieurs de conquête. Dans l’entretien qu’eurent
ensemble Charles, Borgia et Djem, le pape donna pour la première fois à ce
dernier le titre de prince, en lui demandant s’il voulait suivre le roi de
France, qui désirait l’avoir près de lui. «Je ne suis pas traité en prince,
répondit Djem; il importe donc peu que le roi m’emmène, ou que je reste encore
ici en captivité.—A Dieu ne plaise, s’écria le pape, interdit par cette réponse
de Djem, qu’on vous regarde comme un prisonnier; vous êtes tous deux princes,
et je ne suis ici que votre interprète.» Trois jours après, dans une seconde
entrevue, le pape remit Djem au roi, qui le confia à la garde de son
grand-maréchal. Le lendemain, Djem, accompagné du fils de Borgia, partit de
Rome, et arriva à Velletri, où il séjourna cinq jours; il fut témoin, en route,
des scènes sanglantes de Montefortino et de Monte-San-Giovanni, et entra avec
l’armée française à Naples le 22 février 1495. Cependant le Génois Bocciardo,
accompagné d’un ambassadeur de Bayezid, était arrivé à Ancône; mais Jean de
Rovère, préfet de Sinigaglia, qui avait pris le parti du cardinal Julien, plus
tard pape sous le nom de Julien II, s’empara de leurs personnes et du montant
de deux ans de pension, envoyé par Bayezid à Borgia. L’ambassadeur turc
s’enfuit chez François de Gonzague, marquis de Mantoue, qui, étant alors en
relations d’amitié avec la Porte, lui facilita son retour à Constantinople.
Borgia ayant ainsi perdu les quatre-vingt mille ducats
échus et l’espoir d’en recevoir d’autres à l’avenir, saisit avec acidité le
seul moyen qui lui restât de satisfaire sa cupidité, en vendant la mort de Djem
à Bayezid. Les historiens italiens et turcs s’accordent à dire qu’un poison
lent conduisit ce prince au tombeau; ils ne diffèrent que sur la manière dont
il lui fut administré. Suivant les premiers, Djem fut empoisonné au moyen d’une
poudre blanche qu’on mêla au sucre, qu’il prenait d’ordinaire; c’est avec cette
poudre que Borgia se débarrassait de ses cardinaux et qu’il s’empoisonna enfin
lui-même. Les historiens turcs au contraire prétendent qu’un rasoir empoisonné
lui inocula le poison par une petite coupure; ils appellent Moustafa le barbier
de Djem, renégat grec qui, alors acheté par le pape, sut depuis faire valoir
son action auprès de Bayezid, au point de monter de dignité en dignité jusqu’à
celle de grand-vizir.
Lorsque Djem arriva à Naples, il était déjà si faible,
qu’il ne put ni lire ni comprendre une lettre que sa mère lui avait écrite
d’Egypte. On dit que sa dernière prière fut «O mon Dieu! si les ennemis de la foi veulent
se servir de moi pour exécuter des projets pernicieux contre les confesseurs de
l’islamisme, ne me laisse pas vivre davantage, mais enlève au plus tôt mon âme
vers toi.» Il expira dans la nuit du lundi au mardi, le 24 février 1495 (29
djemazioul-akhir 900). Les chambellans du prince, Sinanbeget Djelalbeg,
lavèrent aussitôt son corps et récitèrent les prières des morts; le roi de
France, qui regretta sincèrement sa fin malheureuse, le fit embaumer avec des
épices et déposer à Gaëte. Djelalbeg et Ayasbeg furent préposés à la garde du
tombeau, et Sinanbeg partit sous un déguisement pour aller annoncer à Bayezid
le trépas de son frère. Charles envoya la succession de l’infortuné prince, par
Khatibzadé-Nassouh, un de ses plus dévoués serviteurs, à sa mère en Egypte;
mais soit vent contraire, soit infidélité de Khatibzadé, le vaisseau, au lieu
d’aborder à Alexandrie, jeta l’ancre dans le port de Constantinople. Bayezid
remplit religieusement le désir, qu’avait manifesté Djem en mourant, de reposer
en terre musulmane. Une ambassade turque vint réclamer au roi Frédéric d’Aragon
les restes du prince, qui furent transportés à Gallipoli, et de là à Brousa,
pour y être déposés dans le tombeau de Mourad II. Telle fut la fin du
malheureux Djem, second fils de Mohammed II; il mourut dans la trente-sixième
année de son âge, après treize ans de captivité, victime des politiques turque
et chrétienne conjurées ensemble à sa perte, de la perfidie de d’Aubusson, des
projets de conquête de Charles VIII, de l’avarice et de la cruauté d’Alexandre
VI. Une destinée fatale le fit tomber entre les mains de ces trois princes,
tandis que les deux Ferdinand de Naples et d’Espagne, Mathias Corvin et la
république de Venise, s’ils l’avaient eu en leur pouvoir, auraient été amenés,
par leur intérêt même, à le mettre en liberté, et l’auraient aidé de toutes
leurs forces à conquérir le trône de son père. Les malheurs de Djem ont laissé
de touchants souvenirs dans le pays des Francs, pour lesquels ce prince, né
d’une mère servienne, avait des sentiments plutôt de sympathie que de haine;
ses œuvres poétiques ont éternisé sa mémoire dans sa patrie. De ses fidèles compagnons
d’infortune, les plus célèbres sont Haïder, son garde-des-sceaux, et Saadi, son
defterdar, connus par leurs recueils de poésies lyriques. Saadi fit une fin
tragique qui précéda de quelque temps celle de son maître. Envoyé de France par
Djem avec des missions secrètes auprès des grands de l’empire et des
janissaires, il fut découvert à Aïdin, et jeté à la mer avec une pierre au cou,
par ordre du sultan. Toujours à la suite de Djem pendant ses courses et ses
séjours en Asie, en Afrique et en Europe, il recueillit ses poésies, dont
plusieurs, et surtout celle qu’il fit sur la France, jouissent d’une haute
réputation.
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