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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 
 


HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN
 
 
 

 

LIVRE XVII. MOHAMMED II.

Invasion des Turcs en Transylvanie et dans le duché d’Autriche. — Histoire de la famille Soulkadr. — Relations diplomatiques avec l’Italie — Con­quête de l’île de Zante. — Les Turcs en Italie. — Histoire de l’île de Rhodes dans l’antiquité et le moyen-âge. — Premier siège de Rhodes par les Turcs. — Mort de Mohammed.

 

Les flots dévastateurs des coureurs et incendiaires turcs, auxquels le traité vénitien venait d’opposer une digue du côté du Frioul, se déchaînèrent cette même année 1479, avec un redoublement de violence, contre la Hongrie. Au commencement du mois d’octobre, un corps de quarante mille Turcs envahit la Transylvanie, sous le commandement de douze pashas, parmi lesquels on remarquait les deux frères Mikhaloghli, Ali et Iskender; les deux fils d’Ewrenos Hasanbeg et Isabeg, et le fils de Malkodsch, Balibeg. Heureusement pour la Hongrie la désunion qui s’introduisit bientôt parmi ces chefs paralysa les forces de l’armée ennemie. Étienne Báthory, voïévode de Transylvanie, se hâta de rassembler toutes ses troupes à Saswaros (Brosk), pour couper la retraite aux Turcs, qui, chargés de butin, se disposaient à repasser le défilé de la Tour-Rouge. Il appela à son secours le comte de Temeswar, général de Mathias Corvin, qui s’était glorieusement distingué dans les guerres de Bohême et de Pologne. Le 13 octobre 1479, les deux armées en vinrent aux mains dans la plaine de Kenger Mezœ à vingt-cinq mille pas de Karlsbourg. Báthory plaça les Saxons à l’aile gauche et les Szekeliens à l’aile droite. Derrière ceux-ci étaient les Valaques, et en dernière ligne une réserve de Hongrois. Le voïévode prit lui-même le commandement du centre à la tête de la grosse cavalerie et des troupes de Vladislas de Gereb, évêque de Transylvanie. Avant la bataille, il fit dire une messe, à laquelle tous les soldats communièrent et jurèrent de ne point abandonner leur poste sans l’ordre de leur chef. L’aile gauche des Chrétiens fut d’abord enfoncée, et trois mille Saxons ne purent se soustraire à une destruction complète, qu’en se jetant dans la Maros. A cette vue, l’aile droite commença à plier, mais Báthory se précipita au-devant des fuyards, et les ramena à l’ennemi; cependant ayant eu deux chevaux tués sous lui, et perdant lui-même son sang par six blessures, ses troupes allaient de nouveau lâcher pied, lorsqu’au moment décisif arrivèrent les secours du comte de Temeswar1, qui s’élança avec impétuosité sur le champ de bataille. «Où es-tu, Báthory?» cria d’une voix de tonnerre Kinis, à travers les gémissements, les râles des blessés, et les bruits de la mêlée furieuse. A cette voix, Báthory mourant rappela une dernière fois ses forces, et encouragea les siens au combat. Dès lors la chance tourna, et la déroute des Turcs devint générale. Trente mille d’entre eux restèrent sur le champ de bataille. Malheureusement les vainqueurs souillèrent leur gloire par des cruautés barbares. Si Hunyadi, après sa victoire sur Mezidbeg, ordonna d’amener les prisonniers pendant son repas et de les hacher devant lui, Kinis fit dresser des tables sur les cadavres des vaincus, se rencontrant ainsi dans un même acte de férocité avec Abbas-le-Sanguinaire, le seul à qui l’histoire des khalifes prête une pareille idée. Le vin se confondit avec le sang des morts; et les vainqueurs dansèrent sur eux comme de véritables cannibales, en les foulant aux pieds. Kinis lui-même en prit un avec les dents, et dansa, en le tenant ainsi, la danse de guerre. Le jour suivant, il fit entasser en pyramides les cadavres des ennemis, et rendre les derniers honneurs aux restes d’Étienne Báthory, ainsi qu’aux huit mille Hongrois morts dans ce combat. La chapelle construite sur le lieu de leur sépulture rappelle encore aujourd’hui aux Hongrois, comme le charnier de Murten aux Suisses, la valeur de leurs pères, à cette différence près que les Suisses n’ont pas à rougir d’aussi horribles festins.

Mais les Turcs paraissaient puiser un nouveau courage dans leurs échecs. Une année après la défaite de Kenger Mezœ, les akindjis recommencèrent leurs incursions en Carniole, en Carinthie et en Styrie. Le 29 juillet 1480, ils saccagèrent les environs de Cirkniz et de Logusch, dans la Carniole; le 5 août ils passèrent pour la quatrième fois la Save, et portèrent la terreur dans toute la Carinthie. George de Schaumburg, vicedom de Bamberg, rassembla près de Rann une nombreuse troupe de paysans à cheval, dont il renforça sa cavalerie; pendant la nuit, il fit battre les tambours et sonner les trompettes en si grand nombre, que les Turcs supposèrent son armée beaucoup plus considérable qu’elle ne l’était réellement, et se retirèrent. De la Carniole et de la Carinthie, ils firent une sixième invasion en Styrie, et y pénétrèrent par deux côtés à la fois. Une division entra par la Carniole et ravagea tout le pays le long de la Murr jusqu’à Grætz dans la Basse-Styrie; une autre vint par la Carinthie, et réduisit en esclavage un grand nombre des habitants de la Haute-Styrie, parmi lesquels se trouvaient cinq cents ecclésiastiques. La cathédrale de Seckau, ainsi que d’autres églises, furent pillées et détruites. Pendant que les akindjis désolaient ainsi les pays limitrophes du nord de la Turquie, Mohammed ordonnait à sa flotte la conquête du fort de Muta sur la mer d’Azov, et à son fils Bayezid, celle du château-fort de Touroul ou Tirol, dans le voisinage de Baïbourd et d’Erzendjan, en Arménie. Le seigneur de ce château avait pris parti pour Ouzoun Hasan dans la dernière guerre entre Mohammed et ce monarque. Mohammed fit construire vers cette même époque un nouveau fort dans l’île de Lesbos. C’est encore vers ce temps qu’on vit pour la première fois un prince ottoman donner une attention soutenue aux détails de l’administration qui pouvaient ajouter au bien-être de son peuple  l’empereur, en envoyant des médecins à Lemnos pour examiner les propriétés de la terre sigillée, qui avait valu tant de célébrité à cette île du temps des Grecs, prouva qu’il savait quelquefois tirer de ses conquêtes un meilleur parti que leurs derniers possesseurs.

Depuis la fondation de l’empire, les sultans ottomans n’avaient eu que des relations éloignées, mais amicales, avec les sultans d’Egypte; dès l’an 1480 deux causes vinrent troubler la bonne harmonie qui avait régné jusque-là entre les deux puissances. Mohammed avait offert au sultan égyptien, Khoschkadem, de réparer à ses frais les aqueducs et les fontaines disposés sur la route de la Mecque, pour le service des pèlerins. L’orgueil du sultan mamlouk ne lui permit pas d’abandonner l’entretien de ces fondations pieuses, et il accueillit par un refus, qui ne laissa pas que de blesser sa fierté ombrageuse, la demande de Mohammed. Mais une autre cause plus grave vint déterminer la rupture entre les deux puissances. Ce fut la violence avec laquelle Kaïtbaï, successeur de Khoschkadem, s’immisçait dans les affaires des princes de Soulkadr. Un siècle environ s’était passé depuis que le Turcoman Seïneddin Karadja Soulkadr avait fondé, dans la partie de l’ancienne Cappadoce, qui forme aujourd’hui le sandjak de Merâsch, une dynastie dont l’histoire était restée, jusqu’à présent, inconnue en Europe, mais dont nous avons déjà parlé plusieurs fois à l’occasion des mariages des sultans ottomans. Mohammed II avait épousé, ainsi que son aïeul Mohammed Ier, une princesse de la famille de Soulkadr, et le beau-frère de Mohammed Ier lui avait rendu de grands services dans ses guerres avec son frère Mousa. Ces alliances de la maison de Soulkadr avec les sultans ottomans, et plus encore la liaison de son histoire pendant trente-cinq ans, à dater de l’époque qui nous occupe, avec celle de l’empire, rendent nécessaire de faire connaître ici sommairement l’origine de cette dynastie. Le Turcoman Seïneddin Karadja Soulkadr, c’est-à-dire l’ornement de la foi, le noirâtre, le puissant, jeta le fondement de la grandeur de sa race, l’an 780 (1378) par la conquête des villes de Merâsch et d’Elbistan ou Elbostan. Son fils Khalilbeg étendit sa domination en s’emparant des villes fortifiées de Kharbourt, de Behesné et de Malatia. Après avoir combattu avec bonheur contre les armées égyptiennes, il fut assassiné par ses propres sujets en 788 (1386). Soulibeg, successeur et frère de Khalil, s’assura de l’amitié des États voisins, en donnant une de ses filles en mariage à Kazi-Bourhaneddin, prince de Siwas, et une autre au plus jeune fils du sultan Bayezid, Mohammed-Kuruschdji, le lutteur. Il défit le prince de Hama dont il ajouta le territoire à ses États; mais après l’avoir tué il périt lui-même sous le poignard d’un islamite soudoyé par le sultan d’Égypte, Barkouk, en 800 (1397). L’époque de sa mort coïncide avec celle des conquêtes de Timourtasch, général en chef des armées de Bayezid dans ces contrées. En effet, c’est alors que celui-ci, après s’être emparé de Kanghri ou Gangra (ancienne résidence des rois de Paphlagonie), de Diwrighi (l’ancienne Nicopolis) et de Dérendé, prit les villes de Behesné, de Merâsch et de Malatia, qui faisaient partie des Etats de Soulkadr. Soulibeg eut pour successeur son neveu Nassireddin-Mohammed, qui monta sur le trône à l’âge de quarante ans, et y resta pendant quarante autres années. Ce prince, après avoir combattu pendant quelque temps le sultan d’Égypte, Melekoul-Mouéyid, conclut avec lui un traité d’alliance offensive et défensive, et vainquit avec son secours, en 822 (1419), Mohammed, prince de Karamanie, qu’il envoya au Caire chargé de chaînes En 840 (1436) il fit demander à la Porte de Mourad II, par le gouverneur de Malatia, des secours contre Ibrahim, prince de Karamanie. Mourad II envoya les troupes d’Amassia, à l’aide desquelles Nassireddin enleva à Ibrahim le territoire de Kaïssariyé. Trois ans avant sa mort, Nassireddin fit un voyage en Egypte où il fut reçu avec de grands honneurs par le sultan Tschakmak. Souleïmanbeg. son fils, prince passionné pour les femmes et grand amateur de la table, lui succéda en 846 (1442). L’ambassade de Mourad II, après avoir fait l’inspection de ses cinq filles, choisit parmi elles la princesse Sitti qui fut mariée à Mohammed II. Souleïmanbeg mourut en 858 (1453), après un règne tranquille de douze ans. Ses quatre fils, Arslan, Schehzouwar, Schah-Boudak et Alæddewlet, montèrent tous successivement sur le trône. Arslanbeg fut le premier qui régna: il garda comme son père le pouvoir pendant douze années, et fut ensuite assassiné, au moment où il faisait la prière dans la mosquée, par un initié de l’ordre des Ismaelites qu’avait envoyé le sultan d’Egypte, Khoschkadem, aux sollicitations du frère d’Arslan, Schah Boudak. Boudakbeg fut investi de la souveraineté de Soulkadr par Khoschkadem (870 — 1465); mais les begs du pays, abhorrant le fratricide, demandèrent à Mohammed II d’installer à sa place son frère Schehzouwar. Mohammed reconnut solennellement par un diplôme Schehzouwar comme chef des tribus de Soulkadr et de Bozoklu. Boudak, expulsé du trône par son frère, retourna en Egypte et obtint des secours de Kaïtbaï, sultan des Mamlouks tscherkesses (872 — 1467). Les troupes d’Egypte et de Soulkadr s’étant livré plusieurs combats qui n’avaient amené aucun résultat décisif, Kaïtbaï envoya une ambassade à Mohammed, avec de riches présents et la prière de ne point continuer sa protection à Schehzouwar. Il offrait de concéder aux Ottomans les Etats de ce prince si on le laissait libre de se venger de son ennemi. Mohammed n’eut garde de refuser cette proposition. Il répondit à l’ambassade que si Schehzouwar ne se rendait pas à ses exhortations, il l’abandonnerait à sa destinée. Kaïtbaï, fort de cette réponse, la fit valoir auprès des begs de Soulkadr, pour les engager à se séparer de leur souverain. L’armée égyptienne entra de nouveau en campagne, et Schehzouwar, trahi par les siens, fut obligé de se réfugier dans le château de Samantina. Il en sortit, séduit par les promesses du général égyptien, qui l’envoya au Caire, où il fut pendu, chargé de chaînes, à la porte Souwaïli par l’ordre du sultan. Mohammed se serait probablement peu inquiété de l’exécution de son beau-frère, si Kaïtbaï, conformément à sa promesse, lui avait cédé le territoire de Soulkadr; mais bien loin de là, Kaïtbaï replaça Schah-Boudak sur le trône. Mohammed, alors trop occupé en Europe, fut forcé d’ajourner sa vengeance. Boudak avait déjà régné dix ans lorsque l’empereur prit tout-à-coup fait et cause pour Alaeddewlet, le dernier des quatre frères. Une armée ottomane aida ce prince à expulser de ses États Boudak, qui fut forcé de se réfugier de nouveau en Egypte (885 — 1480). Nous aurons occasion de reparler d'Alaeddewlet, sous les règnes de Bayezid II et de Sélim Ier.

L’expédition contre Boudak termina la série des guerres de Mohammed II en Asie. Les derniers temps de son règne furent occupés par de nouvelles entreprises en Europe et par les affaires d’Italie. Son attention avait été attirée, non seulement par Venise et Naples, ses alliés, mais encore par Lorenzo de Médicis, duc de Florence, et par Leonardo , seigneur de Santa-Maura, de Zante et de Céphalonie. Après la fameuse conspiration contre les Médicis, un des conjurés, Bandino, s’était réfugié à Constantinople; mais Mohammed ayant voué une estime toute particulière à Lorenzo qui, comme lui, favorisait les sciences et protégeait les arts, lui livra aussitôt le meurtrier de son frère Julien. Lorenzo envoya au sultan une ambassade pour l’en remercier au nom de la république. Il est à supposer que le peintre florentin Bellino, que Lorenzo avait chargé de dessiner les anciens monuments de Constantinople, dut s’efforcer de nourrir les dispositions bienveillantes du sultan pour son maître.

Mohammed était loin d’être aussi favorable à Leonardo, maître des îles Ioniennes. Leonardo, d’abord marié à Meliza, fille de Lazar, despote de Servie, avait épousé, après la mort de cette princesse, une parente de Ferdinand II, roi de Naples, sans avoir préalablement demandé l’agrément de Venise et de la Porte, qui alors étaient en guerre avec Ferdinand. Par cette raison, Leonardo, qui avait ainsi blessé l’une et l’autre puissance, n’avait pas été compris dans le traité conclu entre le sultan et la république; cependant outre le tribut annuel qu’il devait payer à la Porte, il était tenu de faire un présent de cinq cents ducats à chaque nouveau sandjak de Yanina, à titre de frais de route. Un de ses parents, récemment promu à ce gouvernement, et descendu de la dignité de pasha à celle de sandjak, passa par Zante en se rendant à son poste. Leonardo s’imaginant que la jeunesse, la disgrâce du nouveau sandjak et les liens de parenté, le dispensaient du paiement des cinq cents ducats, lui envoya des fruits au lieu d’argent. Le sandjakbeg, profondément blessé de ce procédé, jura d’en tirer une vengeance éclatante. Il représenta à Mohammed que Leonardo, dans la dernière guerre avec Venise, avait toujours favorisé sous main la flotte vénitienne, et qu’il serait facile de l’en punir, puisqu’il n’avait pas été compris dans le dernier traité conclu avec la république. Les observations qui s’adressaient ainsi à l’ambition du sultan manquaient rarement leur effet. Il fit armer sur-le-champ une flotte de vingt-neuf galères, dont il confia le commandement à l’ancien grand-vizir Kedük-Ahmed, qui, sur la prière d’Hersekzadé, avait été tiré de sa prison, reçu en grâce et nommé pasha de Vallona. Les troupes ottomanes débarquèrent à Santa-Maura et à Zante sans rencontrer Leonardo, qui s’était enfui à Naples avec ses trésors.

Après que la flotte de Kedük-Ahmed eut pris possession des deux îles Ioniennes, qui sont pour ainsi dire les deux avant-postes de l’Italie, Mohammed forma le hardi projet d’une descente sur les côtes de Naples, où jusqu’alors aucun Ottoman n’avait mis le pied. C’était une pensée digne du fier conquérant de la Grèce, que l’asservissement de l’Italie, cette ancienne reine du monde, qui, même après les nombreux ravages des Barbares, offrait encore l’espoir d’un riche butin. Cinq cent cinquante ans s’étaient écoulés depuis la première apparition des Musulmans sur les côtes de Ligurie, depuis l’occupation de la campagne de Naples et de Gênes par les Sarrazins, et les ravages exercés par les Awares au nord de la presqu’île, lorsque les Turcs parurent sur les côtes de la Pouille. La politique de Venise eut la plus grande part à cette détermination de Mohammed: la Seigneurie l’avait provoquée pour opérer ainsi une puissante diversion dans les forces de Ferdinand-le-Catholique, avec qui elle était alors en guerre; elle avait envoyé, dans cette vue, à Constantinople, le sénateur Sebastiano Gritti. Celui-ci n’eut pas beaucoup de peine à persuader à Mohammed que les principales villes de la Pouille et de la Calabre ayant appartenu à l’empire d’Orient, et ayant été fondées par des colonies grecques, le conquérant de la Grèce et de l’empire de Byzance était en droit de les réclamer comme lui appartenant. Ces raisons ne pouvaient manquer de paraître très-concluantes à l’esprit ambitieux de Mohammed. En conséquence, il ordonna à Kedük-Ahmed-Pasha de conduire sur-le-champ sa flotte à Vallona, port de la Haute-Albanie, d’y prendre des troupes de débarquement, et d’aller faire une descente sur les côtes de la Pouille. L’escadre ottomane, forte de cent voiles, jeta l’ancre dans la rade d’Otranto le 28 juillet 1480. L’armée de terre investit aussitôt la place, qui, ainsi surprise, se défendit néanmoins avec courage; mais Otranto, n’étant pas en état d’opposer une longue résistance, fut emportée d’assaut le 11 août 1480. Sur les vingt-deux mille habitants qui formaient la population de la ville, douze mille furent impitoyablement massacrés: ceux dont on espérait une forte rançon, ou qui pouvaient se vendre avantageusement, furent réduits en esclavage; les autels furent mis en pièces et foulés aux pieds, les étendards sacrés traînés dans la boue, les images des saints brûlées, les jeunes filles et les femmes violées en présence de leurs mères et de leurs époux, les enfants à la mamelle écrasés contre les murs, l’archevêque, les prêtres et le commandant d’Otranto, sciés en deux.

Avant même que Kedük-Ahmed eût opéré son débarquement sur les côtes de la Pouille, Mesih-Pasha parut devant Rhodes avec une flotte de plus de soixante galères; le génie hardi de Mohammed avait médité à la fois la conquête des deux principaux points stratégiques de la chrétienté en Italie et dans l’Archipel. Rhodes, par son importance historique, par le rôle qu’elle joue dans les guerres des puissances d’Europe contre les Turcs, mérite de nous arrêter un instant.

Cette île située au sud-ouest de l’Asie-Mineure, dont elle n’est séparée que par un détroit de trois à quatre milles géographiques, fut dès l’antiquité un point de communication des plus importants entre la Phénicie et la Grèce. Les Telchines de Rhodes ne furent pas moins célèbres, dans l’antiquité, comme sculpteurs et magiciens, que les Dactyles de Crète, comme mineurs et armuriers. Le mythe des amours de Poséidon et de la sœur des Telchines, celui du commerce de Rhodos leur fille avec Hélios, dont naquirent sept fils, les Héliades, nous apprennent sous une forme symbolique que l’île fut de tout temps favorisée par la mer et le soleil. Le nom de Rhodos (en langue grecque, la rose; en langue phénicienne, les serpents) est dû probablement à ce que les navigateurs grecs ou phéniciens la trouvèrent couverte de roses et de reptiles. La tradition, suivant laquelle Helios, dans son amour pour Rhodos, divisa les flots qui la couvraient, a fait penser que cette île est sortie comme Delos du sein de la mer; et cette supposition se trouve confirmée par la structure de Rhodes. Les sept Héliades furent de célèbres astrologues et navigateurs. L’aîné, Kerkaphes, fonda les trois villes d’Achaïa, de Dédale et de Corydale, et ses trois fils, les trois capitales qui portent leurs noms, Lyndos, Ialyssos et Kamyros. Des colons phéniciens, conduits par Cadmos, élevèrent à Ialyssos un temple en l’honneur de Poséidon; et des Crétois, sous les ordres d’Althæmènes, s’établirent dans le voisinage du temple de Jupiter, autour du mont Atabyros. A Lyndos, les Danaïdes bâtirent le célèbre temple de Pallas. Tout ceci est antérieur à Homère, à qui l’île fut parfaitement connue.

Dans les guerres des Perses et des Grecs, Rhodes prit toujours parti pour le plus fort et combattit tantôt dans les rangs des Perses, tantôt dans ceux de Sparte et d’Athènes. Les trois villes de Lyndos, d’Ialyssos et de Kamyros réunirent leurs efforts, pendant les dernières années de la guerre du Péloponnèse, pour fonder une capitale dans la partie nord de l’île. Elle fut construite en amphithéâtre par l’architecte qui avait bâti le port et la muraille du Pirée. Cette capitale, qui devint la place la plus importante de l’île, fut prise une première fois par la grande reine de Carie, Artémise II, qui immortalisa son amour pour Mausolus par une des sept merveilles du monde; elle força les habitants à ériger sa statue dans leur ville, en monument de sa victoire. Des scrupules religieux empêchèrent les Rhodiens de détruire plus tard ce souvenir de leur honte; mais ils entourèrent le temple, dans lequel était la statue, d’un mur qui en défendait l’entrée; ce qui fit donner à ce temple le nom d’Abaton (inaccessible).

Rhodes, la capitale de l’île, se rendit sans combat à Alexandre de Macédoine; mais elle opposa une résistance célèbre dans l’histoire des sièges à Démétrius Poliorcète, fils d’Antigone roi de Syrie. C’est devant les murs de Rhodes que ce prince inventa la fameuse hélépole. Trente mille hommes furent employés aux travaux de ce siège. Lorsque le premier mur s’écroula sous les coups de cette redoutable machine, les assiégés en élevèrent un second avec les matériaux des temples, des théâtres et des bâtiments renversés, et, après la chute de celui-ci, un troisième. Cinquante députés des Etats grecs vinrent dans le camp des assiégeants négocier la paix en faveur de Rhodes; Démétrius l’accorda sous la condition qu’on lui remettrait cent otages et un corps de troupes auxiliaires. Pendant le siège, les habitants avaient envoyé à Démétrius une députation, pour le supplier de ménager la partie de la ville dans laquelle se trouvait le plus beau des tableaux de Protogène. Démétrius répondit qu’il brûlerait plutôt celui de son propre père que celui de Protogène. C’est le plus ancien exemple du triomphe de l’amour des arts sur les barbares passions de la guerre. dont l’histoire fasse mention.

Les Rhodiens, pour éterniser la mémoire du siège dont ils s’étaient tirés avec tant de bonheur et de courage, élevèrent le fameux colosse dont les jambes écartées formaient comme un immense portique, à l’entrée du port. Il était haut de quatre-vingt-sept aunes et pesait neuf mille quintaux. Ce merveilleux ouvrage fut commencé par Charès de Lindos, et terminé par Lâchés de la même ville. Mais cinquante-six ans après son élévation, le colosse s’écroula, et neuf siècles plus tard on chargea neuf cents chameaux de ses débris. Un second colosse de cent vingt pieds de haut, consacré à Jupiter, ainsi qu’une centaine d’autres dont un seul aurait suffi à orner toute autre ville, furent élevés par la suite. La ville comptait en outre trois mille statues et d’autres travaux de sculpture d’une rare beauté. Parmi ces chefs-d’œuvre, nous ne citerons que les Bacchantes et les Centaures en bas-reliefs par Acragas, les Silènes et les Amours dans le temple de Bacchus par Myos, et surtout le quadrige du soleil par Lysippe: c’est un des rares objets d’art que Cassius laissa à Rhodes. Le célèbre tableau de Protogène fut placé dans le temple de Janus à Rome, où cinq siècles après il devint la proie des flammes. Mais outre ce tableau et d’autres du même artiste, on admirait à Rhodes les chefs-d’œuvre des plus célèbres peintres de la Grèce, entre autres le Méandre et l’Aulæos d’Apelle, le Méléagre, l’Hercule et le Persée de Zeuxis. Les ateliers de ses peintres et de ses sculpteurs, les écoles de ses rhéteurs et de ses philosophes, ses arsenaux, ses chantiers, ses flottes puissantes, méritèrent à Rhodes, dans l’antiquité, le nom de colossale et de magnifique. L’aristocratie était la forme du gouvernement; les sénateurs s’appelaient mastri, et le chef de l’Etat prytanis. Rhodes établit des colonies à Rhodes en Espagne, à Parthénope dans la grande Grèce, à Agrigente en Sicile, à Soli en Cilicie, dans les Baléares et d’autres pays. Après le tremblement de terre qui dévasta l’île, Hiero de Gela, reconnaissante envers la mère-patrie, lui envoya des statues et des sommes considérables pour réparer une partie des pertes qu’elle avait essuyées.

Rhodes, qui regardait les rois de Syrie ses voisins comme les plus dangereux rivaux de sa puissance maritime, s’allia avec les Romains contre Antiochus. Polyxenides, banni de Rhodes, avait été accueilli par Antiochus, et nommé par lui au commandement de ses flottes. Il fut défait par les Romains près des côtes d’Ionie, à la hauteur du promontoire de Corycus; mais il prit sa revanche et battit la flotte de Rhodes non loin de Panarmus, dans les parages de la Carie. Les Rhodiens perdirent dans ce combat la fleur de leur jeunesse, le commandant Pausistrate, et presque toute l’escadre qui était sous ses ordres; indignés de cet échec dû à la trahison du transfuge, ils armèrent une nouvelle flotte, qui fit sa jonction avec la flotte romaine. Livius, commandant de celle-ci, avait ordre de ne rien entreprendre, avant de s’être concerté préalablement avec les Rhodiens. Il fut résolu de faire le siège de Patara; mais on le leva bientôt, et la flotte de Rhodes fut renvoyée sans avoir rien entrepris. Antiochus ayant fait des propositions de paix, Amilius Regilus, successeur de Livius, consulta ses alliés, Eumène, roi de Pergame, et les Rhodiens sur la décision qu’il convenait de prendre. Eumène et les Rhodiens ayant été d’avis contraire, la guerre continua. Une flotte de Rhodes, composée de trente-deux navires à quatre rangs de rames et de quatre trirèmes, alla à la rencontre de l’escadre syrienne à bord de laquelle se trouvait Annibal. Cette escadre, qui était forte de quarante-sept vaisseaux, stationnait à Suda, sur les côtes de Pamphylie, lorsqu’elle fut attaquée par les Rhodiens. Le combat fut terrible, et la victoire, longtemps disputée, se décida enfin en faveur d’Eudamus, commandant des forces navales de l’île; elle était d’autant plus glorieuse, qu’elle était obtenue sur Annibal. Grande fut la joie à Rome et à Rhodes. Une autre flotte de cent deux navires, dont vingt-deux rhodiens et quatre-vingts romains, remporta une nouvelle victoire sur la flotte syrienne, près du promontoire de Corycus, et effaça ainsi la honte de l’échec reçu quelque temps auparavant dans ces mêmes eaux. Les Romains étaient supérieurs aux Syriens par la solidité de leurs navires et le courage de leurs soldats; mais les Rhodiens les surpassaient tous deux par la légèreté de leurs vaisseaux, la science nautique et l’habileté de la manœuvre. L. Scipion termina la guerre avec Antiochus par la bataille de l’Hermus, et lui accorda la paix moyennant la cession de la partie de l’Asie en-deçà du Taurus. Mais la désunion se mit entre les deux alliés de Rome, le roi de Pergame et les Rhodiens; le premier réclamait la possession des pays limitrophes de ses Etats en-deçà du Taurus, et les Rhodiens la liberté des villes grecques situées dans cette partie de l’Asie. Le sénat, après avoir entendu l’envoyé de Scipion, les ambassadeurs d’Antiochus, d’Eumène et de Rhodes, décida que l’Asie en-deçà du Taurus obéirait à Eumène, et que les côtes de Lycie et de Carie appartiendraient aux Rhodiens, à l’exception des villes de Telmissus et de Solis, pour lesquelles les ambassadeurs de Rhodes réclamèrent en vain. Les Rhodiens s’aperçurent trop tard de l’imprudence qu’ils avaient faite en donnant des secours aux Romains, et ceux-ci soupçonnèrent bientôt et avec raison leurs alliés. Pendant la guerre avec Persée, Rome envoya des ambassadeurs aux îles et aux villes de l’Asie, pour les affermir dans leur attachement à la république. Hegelisochus, alors prytanis ou premier magistrat de Rhodes, engagea ses concitoyens à mettre les quarante navires, qui se trouvaient dans le port, à la disposition des ambassadeurs; les Rhodiens s’y refusèrent; mais bien qu’ils n’eussent pas repoussé les propositions de Persée, ils n’osèrent pas se déclarer contre les Romains. Cependant Rome n’oublia pas cette espèce de neutralité, et moins encore l’offre faite par Rhodes de servir de médiatrice entre elle et Persée. Après la soumission de celui-ci, le sénat répondit à la députation de Rhodes, qui était venue le complimenter sur sa victoire: «Que l’ambassade avait été envoyée trop tard, et non pour le bien général de la Grèce ou par intérêt pour Rome, mais seulement dans la vue de servir Persée.» Effrayée de cette réponse, l’aristocratie de Rhodes fit tout ce qu’elle put pour se réconcilier avec Rome; elle supplia les ambassadeurs romains C. Decimius et C. Popilius, qui, dans leur route vers la Syrie, avaient débarqué à Lorima (aujourd’hui Marmaris), en face de Rhodes, devenir dans la ville pour être témoins de ce qui s’y passait. Popilius reprocha vivement aux Rhodiens tout ce qu’ils avaient fait pour Persée pendant la guerre. Son collègue Decimius se borna à rejeter le blâme sur quelques perturbateurs qui avaient séduit le peuple. Le sénat de Rhodes prononça aussitôt une sentence de mort contre tous ceux qui avaient parlé ou agi en faveur de l’ennemi de Rome. Plusieurs d’entre eux avaient quitté la ville à l’arrivée des ambassadeurs; quelques-uns eurent recours au suicide. Ainsi Rhodes ne fut dès lors plus libre que de nom; mais ce ne fut que forcément qu’elle resta fidèle aux Romains dans la guerre contre Mithridate, auquel, seule de toutes les îles grecques, elle opposa une longue et héroïque résistance. Pendant la lutte de César et de Pompée, les flottes de l’île combattirent tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre, en se distinguant dans toutes les actions. Après la bataille de Pharsale, les Rhodiens fermèrent leurs portes au parti de Pompée, puis ensuite aux meurtriers de César, quoique Brutus qui se trouvait parmi eux eût étudié l’éloquence dans leur ville. Cassius assiégea Rhodes où il entra par trahison; il y donna un libre cours au meurtre, et extorqua aux habitants tout ce qu’il put par la violence et les menaces. Sous l’empereur Claude, Rhodes fut dépouillée de sa liberté pour avoir crucifié des citoyens romains; mais elle la recouvra dans les dernières années du  règne de ce prince; enfin elle la perdit irrévocablement sous Vespasien, qui la déclara province romaine.

Sous Constantin, Rhodes devint capitale du théma cibyrhætique, puis siège d’un archevêché dont relevaient quinze évêques. L’histoire byzantine parle surtout de l’île à l’occasion de la construction de Sainte- Sophie, pour la coupole de laquelle on employa les briques blanches et légères fabriquées à Rhodes. Sous le règne de Mohawia et dans la douzième année de celui de Constantin (653), les Arabes s’emparèrent de Rhodes. Ce fut à cette époque que neuf cents chameaux emportèrent les débris du colosse. Les historiens byzantins nous laissent incertains sur l’année où les Arabes quittèrent l’île; mais, suivant toute probabilité, ils durent en partir l’année suivante (654), lorsque leur flotte eut été défaite dans la baie de Phœnica. Toujours est-il que cinquante ans plus tard, sous l’empereur Anastase, Rhodes était de nouveau le point de ralliement des escadres byzantines. Lors du partage de l’empire grec par les croisés, elle fut le lot d’un prince italien, dont l’histoire ne nous a pas transmis le nom: en 1249, elle tomba au pouvoir des Génois; Jean Cantacuzène, échanson de l’empereur Joannes Ducas, essaya de la leur enlever : mais Villehardouin, prince d’Achaïe, qui allait alors rejoindre saint Louis en Egypte, réunit ses forces aux leurs, et Cantacuzène fut forcé de se retirer. Ducas envoya ensuite le protosebaste Théodore, qui expulsa les Génois et réincorpora Rhodes à l’empire. Cependant la domination des empereurs grecs n’était, pour ainsi dire, qu’accidentelle et frappée d’impuissance; car un seigneur de la Qualla, gouverneur de Rhodes, se déclara indépendant, sans que l’empereur pût étouffer cette révolte, et des pirates turcs dévastèrent impunément cette île, ainsi que celles de Khios, de Samos et d’autres dans l’Archipel.

Guillaume Villaret, grand-maître de l’ordre de Saint-Jean, profitant du désordre qui régnait à Rhodes, résolut d’en chasser les Turcs et de lA conquérir pour son propre compte. Son frère et successeur Foulque de Villaret exécuta ce projet; il demanda, avec l’agrément du pape Clément V et de Philippe-le-Bel, l’investiture de l’île à l’empereur grec Andronicus. s’obligeant à expulser les corsaires turcs  et à lui fournir tous les ans un corps auxiliaire de trois cents chevaliers. Les ambassadeurs chargés de ces propositions ne pouvant pas les faire accepter à Constantinople, les chevaliers mirent le siège devant Rhodes, qu’ils emportèrent d’assaut, et, en moins de quatre jours, ils furent maîtres de tout le pays et des autres îles voisines, telles que Nysiros, Leros, Kalimno, Episcopi, Simia et Kos.

Kos ou Longo, célèbre par ses fruits, ses vins et la naissance d’Hippocrate et d’Apelle, était la plus étendue et la plus importante de ces îles. Foulque de Villaret la fortifia d’un château flanqué de quatre tours carrées, et ses successeurs embellirent ce bailliage et cet évêché de magnifiques édifices en marbre. Le port de Kos, autrefois commode et sûr, est aujourd’hui comblé par les sables; cependant la ville attire encore les voyageurs, par ses anciennes inscriptions grecques, et par son fameux platane, le plus beau de tout l'Archipel. Simia, dont la richesse consiste principalement en vin et en chèvres, vient immédiatement après Kos; elle est célèbre de nos jours par ses plongeurs qui vont détacher les éponges du fond de la mer, comme elle l’était autrefois par ses charpentiers qui avaient la réputation de construire les meilleurs navires. Le grand-maître fit élever dans cette île une tour de signaux pour servir de communication entre elle et Rhodes. Episcopi, tombée de nouveau au pouvoir des pirates turcs, leur fut encore une fois enlevée, dix ans après la conquête de Rhodes (1321), par une flotte de dix galères sous les ordres du commandeur Gérard de Pino; tous les hommes capables de porter les armes furent massacrés, les vieillards, les femmes et les enfants vendus comme esclaves.

Hélion de Villeneuve, successeur de Foulque et conquérant de Rhodes, répara les murs délabrés de la ville, qu’il entoura d’un nouveau rempart élevé à ses frais. Il s’occupa surtout d’établir et d’entretenir de nombreuses garnisons, tant à Rhodes que dans les îles qui en dépendent. Dix ans après, lors de la première croisade, les galères de Rhodes, réunies à celles du pape, de Venise et de Chypre, enlevèrent, le 28 octobre 1344, Smyrne à Ouourbeg, prince d’Aïdin. Dieudonné de Gozon, chevalier du Dragon, suc­cesseur d’Hélion de Villeneuve, défit, en 1436, une flotte turque à la hauteur d’Imbros; il fortifia les faubourgs de Rhodes d’une enceinte de murs, et prolongea dans la mer la digue du port des galères. Son surnom de chevalier du Dragon lui fut donné pour avoir tué un énorme serpent (probablement un de ceux qui ont valu à Rhodes ses anciens noms), dont les dépouilles furent suspendues au-dessus de la port e de la ville. Lorsque Mohammed Ier prit Smyrne à Djouneïd, il s’empara aussi de la forteresse voisine de la ville, appartenant à l’Ordre; le grand-maître Philibert de Naillac, mandé à ce sujet devant lui, demanda en échange une possession équivalente dans une autre partie du territoire ottoman. Mohammed Ier y consentit et lui céda le port d’Halicarnasse, dont Philibert s’était déjà emparé en 1414; il le fortifia d’un château, pour la construction duquel le chevalier allemand Pierre Schlegelhold employa, en véritable barbare, les ruines du mausolée de la reine Artémise. Jean Lastic, qui fut élevé à la dignité de grand-maître en 1437, s’occupa, dès son installation, d’ajouter de nouveaux ouvrages aux fortifications de Rhodes, pour s’opposer aux projets hostiles du sultan d’Égypte. Celui-ci, se fondant sur la possession antérieure par les Arabes, des îles de Rhodes et de Chypre, les déclara sa propriété, et envoya une flotte de dix-huit galères qui devait appuyer ses prétentions. Cette flotte s’empara de la petite île de Castelrosso, sur laquelle les chevaliers avaient bâti un fort, et fit une descente dans l’île de Rhodes le 15 septembre 1440; mais elle fut obligée de se retirer avant d’avoir pu mettre le siège devant la capitale. Quatre ans après, au mois d’août de l’année 1444, une armée égyptienne aborda à Rhodes, et assiégea la ville pendant quarante-deux jours sans pouvoir s’en rendre maître.

Peu après la prise de Constantinople, Mohammed II reçut, dans son palais d’Andrinople, les ambassadeurs des États de l’Archipel, parmi lesquels se faisait remarquer l’absence de ceux de Rhodes. Mohammed, déjà irrité du refus fait par le grand-maître de lui payer un tribut, lui déclara la guerre. Une flotte de trente navires ravagea les côtes de Carie et les îles de Kos et de Rhodes, d’où elle ramena un immense butin et un grand nombre de prisonniers. Plus tard, Hamzabeg parut dans les eaux de l'Archipel avec une flotte de cent quatre-vingts voiles; après ses entreprises sur Lesbos et sur Khios, dont nous avons parlé au commencement du règne de Mohammed, il assiégea pendant vingt-deux jours le fort de Rakheria dans l’île de Kos; mais n’ayant pu le réduire, il se rabattit sur Simia, d’où il fut également repoussé. Il partit alors pour aller dévaster les îles de Rhodes, de Leros, de Kalamos et de Nisyros, appartenant comme la première à l’ordre de Saint-Jean. Les Ottomans abordèrent à Rhodes près du village d’Archangelon; mais leur excursion n’eut d’autre résultat que l’enlèvement de la jeune population des deux sexes, qui fut emmenée en esclavage. Le grand-maître, Jacques de Milly, alors en guerre avec les Mamlouks, les Turcs et les Vénitiens, dont la flotte forte de quarante-deux galères bloquait le port de Rhodes, entama des négociations auprès de Mohammed; le sultan refusa d’abord les passeports que le prélat grec, Démétrius Numphylacos, demanda pour le commandeur Sacconay. Mais lorsqu’il projeta plus tard la conquête de Trébizonde, voulant s’assurer de la paix dans l’Archipel, il accorda les passeports en question. Dès leur réception, le grand-maître, Raimond Zacosta, s’empressa d’envoyer à Constantinople le maréchal Guillaume, commandeur de Villefranche, qu’il fit accompagner de deux Grecs de Rhodes. Guillaume conclut, en 1461, le premier armistice entre les chevaliers et les Turcs; Mohammed le signa pour deux ans et se désista de sa demande d’un tribut.

Les guerres successives du sultan prolongèrent de quatre ans la trêve dont nous venons de parler. Mais en 1467, trente galères turques débarquèrent à Rhodes des troupes nombreuses qui dévastèrent les châteaux-forts de Lindos, d’Héraclée, de Drianda, de Catauda et les villages d’Archangelon et de Neubourg. De nouveaux armements de la marine turque, destinés en apparence contre Rhodes, vinrent jeter une seconde fois la terreur dans l’île; mais ce bruit, propagé par le sultan, ne servit qu’à masquer ses projets sur Négrepont, et Rhodes put jouir d’une tranquillité passagère, pendant les guerres contre les Vénitiens. Cependant lorsque la paix, conclue avec la république, eut laissé les flottes ottomanes inoccupées, Pierre d’Aubusson, prévoyant que cette inaction ne pouvait être de longue durée, songea à se prémunir contre l’éventualité probable d’une attaque. Peu de temps avant la mort de Jean d’Ursino, le dernier grand-maître, Pierre d’Aubusson, n’étant encore que grand-prieur d’Auvergne, avait fait construire à ses propres frais deux nouvelles tours du côté de la mer, vers Limonia, et une troisième près de Sainte-Marguerite. Par des circulaires adressées aux grands-prieurs, il appela tous les chevaliers de l’Ordre à Rhodes, pour coopérer à la défense de ce boulevard de la chrétienté. Mohammed envoya au nom de son fils Djem, gouverneur de Karamanie, un espion auprès du grand-maître, sous le titre officiel d’ambassadeur: c’était le renégat grec Démétrius Sofian; il offrit la paix à l’Ordre sous la condition d’un tribut annuel. Le grand-maître, informé par ses agents à Constantinople que cette offre n’était qu’un moyen détourné de gagner du temps jusqu’à l’entier armement de la flotte, feignit de se laisser prendre pour dupe; afin d’assurer la libre traversée des chevaliers qui accouraient d’Europe à la défense de Rhodes, il demanda que le sultan se désistât de sa demande de tribut, ou qu’il lui accordât du moins un délai de trois mois, pour obtenir l’agrément du pape et des princes chrétiens. Démétrius Sofian revint une seconde fois à Rhodes, porteur d’une proposition du sultan qui déguisait le tribut demandé sous le nom de présent annuel, pour ne point blesser la fierté de l’Ordre. Le grand-maître persista dans son refus; cependant il fut conclu un nouveau traité qui assurait la liberté du commerce et qu’un second envoyé turc vint ratifier (1479).

Peu confiant dans la trêve qu’il venait de signer, Pierre d’Aubusson s’empressa de faire la paix avec le sultan d’Égypte et le prince de Tunis, en stipulant expressément avec ce dernier qu’il laisserait sortir du port de sa capitale, en cas de nécessité, trente mille minots de blé (28 octobre). Dans le chapitre assemblé, il fut unanimement résolu que, pendant la guerre dont personne ne se dissimulait la prochaine explosion, le grand-maître aurait la direction suprême et absolue du trésor et des forces militaires. D’Aubusson choisit pour ses quatre lieutenants, le maître de l’hôpital, l'amiral, le chancelier et le trésorier de Rhodes; il nomma son frère aîné, Antoine d’Aubusson, vicomte de Montheil, général en chef des troupes, et donna le commandement de la cavalerie au grand-prieur de Brandenbourg, Rudolph de Walenberg. Il fit abattre les maisons et les arbres sur les dehors de la ville, et raser les églises de Saint-Antoine et de Sainte-Marie de Philérémos. Mohammed, informé de ces préparatifs, et sans attendre l’entier équipement de sa flotte, envoya, le 4 décembre 1479, Mesih-Pasha avec une escadre à Rhodes, pour reconnaître l’état de l’île. L’amiral ottoman jeta l’ancre devant le fort de Fano, et lança dans la campagne quelques détachements de sipahis que le grand-prieur de Brandenbourg força à se rembarquer. Repoussé de Rhodes, Mesih-Pasha fit une descente dans l’île de Tilo, appartenant à l’Ordre, pour y surprendre le fort; mais il ne put exécuter son projet, et il alla dans la baie de Fenika (anciennement Physcus) attendre le printemps et l’arrivée de la grande flotte ottomane. Vers la fin du mois d’avril de l’année 1480, elle sortit des Dardanelles forte de cent soixante navires, longea les côtes de Rhodes, en se dirigeant vers la baie de Fenika, pour y prendre des troupes de débarquement, et reparut devant l’île le 23 mai 1480.

Cette entreprise contre les chevaliers de Saint-Jean fut inspirée à Mohammed par trois renégats : ils lui présentèrent chacun un plan des fortifications de la ville de Rhodes; et tous trois par la suite expièrent leur trahison par une mort misérable: c’étaient Antoine Meligallo, noble grec de Rhodes, qui avait espéré, en reniant sa foi, réparer la fortune qu’il avait dissipée; Démétrius Sofian, natif de Négrepont, qui avait été envoyé par Djem au grand-maître, et qui passait pour versé dans la magie et les sciences occultes; enfin un Allemand, appelé généralement maître George, qui possédait des connaissances profondes en mathématiques et en artillerie. Ce dernier avait d’abord vécu à Rhodes, et était venu ensuite se fixer à Constantinople, où il fut comblé des faveurs du sultan. Mesih-Pasha, auprès de qui les trois renégats avaient plusieurs fois insisté sur l’opportunité et la facilité de la conquête de Rhodes, les présenta au sultan, à qui ils remirent leurs plans des fortifications de la ville et leurs projets de siège. Ceux de maître George ayant été trouvés les meilleurs, ce fut d’après eux qu’on arrêta les dispositions de l’attaque. Pour donner un récit fidèle de ce siège, j’ai visité les lieux en 1803, l’histoire à la main, bastion par bastion, rempart par rempart, et j’espère qu’une exacte description topographique servira à rectifier les erreurs dans lesquelles ont pu tomber Vertot et Gouffier.

Sur la pointe la plus septentrionale de l’île de Rhodes, est située la capitale du même nom. Deux langues de terre qui se projettent dans la mer, et dont les extrémités se rapprochent en s’arrondissant en courbe, forment un port sûr, vaste et profond, dans lequel on a élevé une digue qui sépare l’anse des barques de la rade des vaisseaux. La langue de terre à gauche des navires entrants, est située hors des fortifications de la ville, hérissée dans toute sa longueur de moulins à vent, et défendue à son extrémité par une tour qu’on appelle la Tour des Anges. La langue de terre opposée, également pourvue, dans toute son étendue, de moulins à vent à l’extrémité de sa courbe, qui se rapproche de la Tour des Anges et forme l’entrée du port, est comprise dans les murs de la ville; à cette même extrémité, s’élève la plus célèbre et la plus importante de toutes les tours de Rhodes, qui fut fortifiée d’abord par les Arabes, pute ensuite réparée et consacrée à saint Nicolas par les chevaliers de Saint-Jean, sous le grand-maître Zacosta. C’est pour cela qu’elle est encore appelée par les Turcs la Tour-Arabe, et par les chrétiens la Tour de Saint-Nicolas. A l’extérieur des deux langues de terre, dont l’intérieur forme le port principal, le rivage se replie en décrivant une courbe, et forme, à gauche des vaisseaux entrants, une baie comblée par les sables, et à leur droite un second port appelé port des galères, dont l’entrée est défendue, d’un côté, par une tour, et d’un autre, par le fort Saint-Elme. Au fond du port principal, s’élèvent immédiatement les doubles remparts de la ville, qui sont baignés par la mer; au fond de celui des galères est un faubourg où on remarque aujourd’hui la maison du gouverneur hors de l’enceinte des fortifications. Comme, dans ce premier siège, il n’est pas fait une mention particulière des sept bastions dont la défense était confiée à des chevaliers de sept langues différentes, non plus que des portes de la ville, nous en omettrons l’énumération, qui serait ici superflue, et qui a d’ailleurs sa place marquée dans l’histoire du second siège. Nous avons déjà parlé de l’église de Philérémos, située sur une colline boisée et pittoresque, à une demi-lieue au nord de la ville. Cette hauteur, qui portait le nom de l’église que nous venons de citer, s’appelle aujourd’hui Sunbullu (couverte d’hyacinthes).

A une lieue à l’ouest de la ville, s’élève, non loin de la mer, le mont Saint-Étienne. C’est là que vint aborder la flotte ottomane, et que Mesih-Pasha, malgré la vigoureuse résistance de la garnison du fort Saint-Étienne, opéra le débarquement de son armée et de son artillerie. Les troupes ottomanes prirent aussitôt position sur les hauteurs et au pied de la montagne. Deux jours après, le général turc dressa une batterie de trois canons monstrueux contre la tour de Saint-Nicolas, sur la place même où se trouvait autrefois l’église, alors rasée, de Saint-Antoine. L’artillerie était dirigée par maître George, le seul des trois renégats qui vécût encore. Meligallo était mort d’une maladie pédiculaire pendant la traversée; le second, Démétrius Sofian, était tombé dans une escarmouche devant Rhodes, dès les premiers jours du siège. Quant à maître George, une juste punition l’attendait dans l’intérieur de la ville. Jouant le rôle de transfuge repentant, il parut au pied des murs et supplia qu’on lui ouvrît les portes. Conduit devant le grand-maître, il avoua franchement son apostasie, protestant de son sincère repentir. Mais il éveilla les soupçons par les détails exagérés qu’il donna sur les forces et l’invincible artillerie des assiégeants; il porta le nombre des Turcs à cent mille, et fit une peinture effrayante des seize canons longs de dix-huit pieds, qui lançaient des boulets de neuf à onze palmes de circonférence. Le grand-maître confia le transfuge à la garde de six soldats, qui ne devaient pas le perdre de vue un instant, et lui donna le commandement d’une batterie à son choix sur les remparts. Les Turcs avaient déjà tiré plus de trois cents coups de canon contre la tour de Saint-Nicolas, qui, du côté de la terre, n’était plus qu’un amas de ruines; mais le grand-maître fit fermer la brèche par un nouveau fossé et un rempart de bois, et en confia la défense au commandeur Carette, de langue italienne. Il plaça au pied du mur qui conduit de la tour de Saint-Nicolas à celle de Saint-Pierre, ainsi que dans la partie inférieure de la ville, des fantassins appuyés par quelques escadrons de cavalerie, et fit enfoncer des planches garnies de pointes dans les parties basses de la mer que l’ennemi aurait pu passer à gué. La première tentative des Turcs contre la tour, au moyen de barques d’arrivage qu’ils amenèrent de la baie de Saint-Étienne, fut vivement repoussée; ils se retirèrent avec une perte de sept cents hommes. Le grand-maître célébra l’avantage remporté sur l’ennemi, dans l’église où on avait placé l’image miraculeuse de sainte Marie de Philérémos. Le jour suivant, Mesih-Pasha, changeant son système d’opérations, abandonna l’attaque par mer et la transporta du côté de la terre. Il fit battre en brèche le quartier des juifs par huit de ses énormes canons; le neuvième fut braqué de l’extrémité de la digue contre les moulins à vent de la langue de terre. D’Aubusson ordonna aussitôt de raser les maisons des juifs et d’en employer les matériaux à la construction d’un second mur intérieur, qu’il fit entourer d’un fossé. Chevaliers et paysans, négociants et bourgeois, femmes et enfants, rivalisèrent de zèle à élever ce nouveau rempart, tandis que l’artillerie turque foudroyait le mur extérieur avec un tel fracas , que le bruit du canon s’entendit jusqu'à Kos, située à cent milles à l’ouest de Rhodes, et jusqu’à Castelrosso, distante de cent milles à l’est.

Les bombes lancées par les Turcs dans la ville firent peu de mal aux habitants : les femmes et les enfants s’étant réfugiés dans le château que ces projectiles n’atteignirent que fort rarement; la garnison, de son côté, les évitait abritée dans les souterrains des églises ou les casemates. Les Ottomans dirigèrent une seconde attaque sur la tour de Saint-Nicolas, au moyen d’un pont de bateaux. Ce pont, assez large pour que six hommes pussent y marcher de front, s’étendait depuis l’angle de la langue de terre, où se trouvait naguère l’église de Saint-Antoine, jusqu’à la tour de Saint-Nicolas. Les Turcs, au moyen d’un câble fixé sur le rivage par une ancre, étaient parvenus à faire remonter le pont jusqu’au pied de la tour. Le matelot anglais, Gervasius Roger, se jeta pendant la nuit dans la mer, coupa le câble, et le pont, abandonné à lui-même, fut repoussé dans la mer; mais les Turcs le remorquèrent avec des barques et l’adossèrent de nouveau à la digue. Dans la nuit orageuse du 19 juin 1480, commença l’assaut de la tour de Saint-Nicolas. Une canonnade terrible s’établit des deux côtés: le pont de bateaux se rompit; une grande partie des assaillants et quatre chaloupes canonnières furent englouties; les barques d’abordage furent pour la plupart brûlées. La lutte dura, sanglante et acharnée, depuis minuit jusqu’à dix heures du matin; les Turcs durent enfin se retirer après avoir perdu deux mille cinq cents hommes parmi lesquels Souleïman, le sandjakbeg de Kastemouni.

Repoussé dans son assaut, Mesih-Pasha réunit toute son artillerie sur un seul point. Cette immense batterie fut dirigée tout entière contre la partie de la ville voisine de la tour de Saint-Nicolas, c’est-à-dire contre le bastion des Italiens et le quartier des juifs. Trois mille cinq cents boulets ne tardèrent pas à y ouvrir de larges brèches; mais les Rhodiens opposèrent à cette batterie une machine qui lançait au loin des pierres d’un volume prodigieux. Cette machine, qui renversait les ouvrages des Turcs et écrasait leurs travailleurs, reçut des assiégés le nom de tribut, par une allusion dérisoire à celui que Mohammed avait demandé. On chargeait cette machine avec les énormes boulets de pierre que les Turcs lançaient dans la ville et avec les fragments de rochers dont ils comblaient les fossés; les Rhodiens les enlevaient, cachés sous des cryptoportiques, ce sorte que les Turcs ne pouvaient s’expliquer comment ces fossés venaient à se vider tous les jours. Pierre d’Aubusson, s’attendant à un assaut général, fit porter sur les remparts du soufre, de la poix, de la cire et d’autres matières inflammables, des cylindres en pierre, et de petits sacs remplis de poudre et de fer haché, qu’on devait lancer sur l’ennemi. Il fit venir devant lui maître George et le consulta sur ce qu’il convenait de faire dans cette extrême nécessité; George proposa une nouvelle catapulte qui devait détruire les travaux des assiégeants; mais comme les coups de cette machine, au lieu de porter sur les batteries turques, portaient sur les murs même de la ville, on soupçonna de plus en plus la connivence de George avec l’ennemi, et ce soupçon devint bientôt une certitude, après les aveux que lui arracha la question. Innocent peut-être de cette seconde trahison, George expia justement la première par le supplice de la potence. Vraisemblablement il en était de même d’un autre transfuge qui, mis à la question dès le commencement du siège, eut la tête tranchée, après avoir confessé qu’il avait formé le projet, par ordre de Mesih-Pasha, d’empoisonner le grand-maître.

Le général en chef de l’armée assiégeante, voyant échouer toutes ses attaques, tenta la voie des négociations pour obtenir la reddition de la place, et envoya à cet effet un Grec auprès du grand-maître. Mais celui-ci revint sans avoir pu rien conclure. Mesih-Pasha en fut d’autant plus irrité, que son avarice aurait voulu enlever aux soldats, par une capitulation, le riche butin auquel leur donnerait droit la prise de la ville à main armée. Cependant il ordonna un assaut général et promit le pillage. Outre les préparatifs ordinaires en pareille circonstance, les Turcs se munirent de sacs pour y mettre leur butin, de cordons pour lier les jeunes filles et les jeunes garçons, et de huit mille pieux pour empaler le grand-maître et les chevaliers. Le camp turc retentit des cris Allah! pendant toute la nuit qui précéda le jour de l’assaut. La batterie des huit canons monstres avait la veille tellement battu le quartier des juifs, que les murs de la ville étaient, en cet endroit, entièrement détruits, et les fossés comblés jusqu’au bord.

Le vendredi 28 juillet 1480, le même jour où une flotte ottomane abordait à Otranto, un coup de mortier donna le signal de l’assaut au lever du soleil. Les Turcs s’élancèrent avec une irrésistible impétuosité sur la brèche, où trois mille cinq cents d’entre eux engagèrent un combat terrible; derrière eux se pressait une armée de quarante mille hommes qui attaqua la ville par tous les points à la fois. De part et d’autre on fit des prodiges de valeur; les assiégeants se précipitèrent sur la ville, dit Seadeddin «comme des lions déchaînés sur leur proie», et les assiégés combattirent, suivant l’expression de Breidenbach, «comme les Machabées pour leur religion et leur liberté». Déjà l’étendard de Mesih-Pasha était arboré sur les créneaux, déjà quatre échelles adossées à l’intérieur du mur haut de vingt pieds qui fermait le quartier des juifs, livraient passage aux assiégeants, lorsque Mesih-Pasha fit crier sur les rempart «que le pillage n’était pas permis, et que les trésors de Rhodes appartenaient au sultan». Cette proclamation refroidit tout-à-coup le zèle des assiégeants. Les troupes encore au-dehors de la ville refusèrent de marcher au secours de celles qui s’y étaient déjà engagées; et celles-ci furent repoussées par les chevaliers rangés en ordre de bataille au pied des murs. Les assiégés se servirent à leur tour des échelles des Ottomans, sur l’une desquelles monta le grand-maître lui-même; et ils reprirent ainsi la position qu’ils avaient perdue. On vit s’engager de nouveau un combat acharné qui dura deux heures; mais enfin l’ennemi, battu sur tous les points, s’enfuit en abandonnant son étendard et un grand nombre de morts. Les Rhodiens attribuèrent leur victoire à l’apparition d’une croix d’or, d’une vierge toute rayonnante armée d’un bouclier et d’une lance, et d’un chevalier céleste entouré d’un brillant cortège, qui s’étaient montrés au-dessus de la place, où flottaient les étendards de Jésus, de la Sainte-Vierge et de Saint-Jean. Tous les historiens ottomans s’accordent à faire de l’avarice du Pasha la cause principale de la défaite de l’armée; mais Caoursin, vice-chan­celier de l’Ordre, qui a écrit l’histoire du siège, se tait à cet égard, sans doute pour ne point obscurcir la gloire des chevaliers. A ce dernier assaut, les Turcs laissèrent sur les brèches et dans les fossés trois mille cinq cents cadavres qui furent brûlés; pendant les trois mois que dura le siège, Mesih-Pasha eut en tout neuf mille morts et quinze mille blessés. Lorsque s’ef­fectua l’embarquement des troupes ottomanes, arrivèrent deux vaisseaux napolitains, avec des secours pour la ville et la promesse de l’intervention plus puissante du pape. Les galères turques voulurent leur disputer le passage: l’un d’eux fut fort maltraité et entra néanmoins dans le port; l’autre se fit jour victorieusement à travers toutes les galères de l’ennemi, qui perdirent leur commandant dans ce combat. Mesih-Pasha retourna avec les restes de son armée dans la baie de Fenika; puis, après avoir assiégé sans succès le fort de Petronion à Halicarnasse, il ramena sa flotte à Constantinople. Il dut s’estimer fort heureux que Mohammed, qui punissait d’ordinaire les défaites de ses généraux par la mort ou par la prison, se contentât de l’abaisser de la dignité de pasha à celle de sandjak de Gallipoli. Mesih ayant été rayé de la liste des vizirs ou pashas à trois queues, sa place fut donnée à Magnesia-Tschelebi, qui jusqu’alors avait réuni dans sa personne les charges de juge des armées d’Anatolie et de Roumilie. Depuis lors ces deux fonctions furent séparées. Le molla Moussliheddin-Kastelani fut nommé juge de l’armée de Roumilie, et le molla Hadj-Hasanzadé de celle d’Anatolie. Dans cette même année du siège de Rhodes, moururent le mollah Khosrew, un des plus célèbres scheiks du règne de Mohammed, et le Scheikh Koutbeddin Attarzadé. Le premier est l’auteur des Perles, ouvrage fondamental de la jurisprudence ottomane; le second, un des plus fameux disciples du Scheikh Akschemseddin, qui avait découvert le tombeau d’Eyoub au siège de Constantinople. L’année 1480 est encore marquée chez les Ottomans par l’abolition de la dignité du Nakiboul-eschraf (chef des émirs), instituée sous Mohammed Ier.

Mohammed se consola du malheur de ses armes, en disant que ses troupes n’étaient invincibles que lors­qu’il les commandait, et voulut leur rendre l’éclat quelles avaient perdu dans la campagne de Rhodes. Dès le commencement du printemps de 1481, les queues de cheval du sultan furent plantées sur le rivage asiatique comme signe d’une expédition en Asie. Mohammed ne dit à personne, suivant les principes qu’il s’était tracés, le but de cette campagne, de sorte qu’on ignorait si elle était dirigée contre le sultan d’Egypte ou contre Rhodes. L’armée se rendit de Scutari vers Gebissé; mais à peine arrivé à Khounkiar-tschaïri (la prairie impériale) située entre ces deux villes, le sultan, dont la santé était depuis quelque temps chancelante, dut s’arrêter; il avait espéré pouvoir se guérir par une nouvelle conquête, lorsque la mort le surprit au milieu de son armée, le jeudi 3 mai 1481 (4 rebioul-ewwel) dans la trentième année de son règne, et la cinquante-deuxième de son âge. Il laissa ainsi le monde dans l’incertitude sur la question de savoir contre quelle puissance était dirigée sa dernière guerre. Le titre de conquérant par lequel l’histoire ottomane le distingue des autres sultans, lui est dû, non seulement pour avoir conquis Byzance, mais pour avoir étendu en tous sens les bornes de l’empire. Quelques historiens européens ont, sur la foi de Spandugino, beaucoup exagéré les conquêtes et le génie de Mohammed II; c’est le devoir de l’historien consciencieux de peser les témoignages de ses prédécesseurs et de rectifier leurs erreurs.

Mohammed, disent-ils, a conquis deux empires, quatorze royaumes et deux cents villes, et pour justifier leur assertion par son génie, ils citent ces paroles que Spandugino dit avoir été gravées sur sa tombe: «Je voulais soumettre Rhodes, et subjuguer l’Italie.» Mohammed a en effet conquis deux empires, celui de Byzance et celui de Trébizonde, et même plus de deux cents villes, si on entend parler de tous les bourgs et villages des pays qu’il soumit; quant aux royaumes, il y en a trop de moitié; car en comprenant sous ce nom la Servie, la Bosnie et l’Albanie, c’est tout au plus si on peut l’appliquer à la Moldavie, à la Morée, à la Karamanie et à Kastemouni. Il faudrait donc, pour trouver les sept autres royaumes, considérer comme tels Négrepont, Céphalonie, Lesbos, Lemnos. Imbros et Tassos. L’inscription du tombeau de Mohammed, telle qu’elle est citée par Spandugino, repose sur une preuve tout aussi peu convaincante et n’est qu’une pure fiction; il ne s’y trouve pas un mot sur Rhodes et l’Italie. Ce tombeau est placé derrière le maitre-autel de la mosquée que le conquérant fit élever à Constantinople; les sultans ses prédécesseurs reposent à Brousa.

L’impartialité historique ne saurait non plus admettre quelques traits de cruauté, qu’il a plu à certains historiens de prêter à Mohammed. Ainsi, par exemple, rien n’autorise à supposer qu’il fit ouvrir le ventre de quatorze pages, dans le but de découvrir celui qui avait mangé les concombres d’une pauvre femme; qu’il trancha la tête de sa propre main à Irène, son esclave favorite, pour apaiser les murmures de l’armée sur sa mollesse; que voulant punir la violation du harem d’un pasha, il fit empoisonner son fils, le prince Moustafa; et enfin qu’il installa un juge sur la peau de son père, qui, par son ordre, avait été écorché vif. Tous ces faits, ainsi que beaucoup d’autres, doivent être relégués dans le domaine des fables. De pareilles exagérations sont indignes de la sévérité de l’histoire, et elle doit se borner à prononcer une sentence impartiale sur la cruauté de Mohammed, ses passions honteuses, son génie et ses institutions. Le fratricide par lequel il commença son règne, les massacres des garnisons fidèles à leur devoir, les exécutions de la famille impériale de Trébizonde, du roi de Bosnie, des princes de Lesbos et d’Athènes, crient assez haut contre lui, sans qu’il soit besoin d’y ajouter; la fleur de la noblesse des villes conquises reléguée et flétrie dans le harem, l’odieux impôt prélevé sur la jeunesse mâle de la Grèce, du Pont, de Gênes, de Venise, de la Servie et de la Valachie, prouvent assez ses infâmes penchants. La résistance à ses désirs était punie de mort. C’est ainsi que périrent, martyrs de leur honneur et de leur foi, les fils du grand-duc Notaras, mis à mort après la conquête de Constantinople, la noble et courageuse fille d’Erizzo, massacrée au siège de Négrepont, et le fils du protovestiaire Phranzès, que ses quatorze ans ne purent sauver de la passion et de la vengeance du sultan.

Si les Byzantins et les historiens européens contemporains de Mohammed, tels que Barletius et Caoursin, qui ont raconté comme témoins oculaires les sièges de Scutari et de Rhodes, chargent de couleurs sombres le portrait du conquérant et l’exagèrent en mal, d’autres historiens, Spandugino, Giovio et Sansovino par exemple, ne sont pas moins éloignés de la vérité historique, en louant Mohammed outre mesure. Ainsi Spandugino prétend qu’il avait été à moitié converti par le patriarche grec Scholarios, et que, dans les derniers temps qui précédèrent sa mort, il était devenu grand adorateur de reliques, et faisait brûler constamment des lampes devant elles. Giovio va plus loin, et affirme qu’il aimait particulièrement à lire l’histoire d’Alexandre et celle de Jules César; en outre, il lui donne gratuitement la connaissance du grec, du latin, de l’arabe, du persan et même du chaldéen. Sans nous arrêter à toutes ces fictions, nous trouvons des preuves bien autrement éloquentes du génie de Mohammed dans ses conquêtes et l’agrandissement de son empire, dans ses fondations d’écoles, de mosquées et d’hôpitaux, dans la protection qu’il accorda aux sciences et aux arts, et dans le soin qu’il mit à cultiver lui-même les lettres et la poésie. Enfin ses lois administratives, ses réformes dans l’armée, ses institutions, les œuvres nombreuses des savanes qui illustrèrent son règne, si elles ne peuvent effacer ses crimes, lui assurent du moins une place distinguée dans l’histoire.



 

LIVRE XVIII.BAYEZID II ET DJEM

Constructions et institutions politiques de Mohammed II. — Le fratricide devient une loi d’État. — Organisation de l’armée et de la cour. — Les oulémas, les écoles. — éducation scientifique de Mohammed. — Les sept vizirs. — Les savants, les poètes, les légistes, les médecins et les scheiks.