HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN
LIVRE XVI. MOHAMMED II.
Fondation de Sabacz — Premier siège de Scutari — Campagne
en Moldavie — Conquête de Kaffa et d’Azov, de Kili et d’Akerman — Incursions en
Autriche — Réparation des murs de Constantinople — Siège de Lepanto et de Croïa
— Les Turcs sur l’Isonzo — Négociations avec Venise et Naples — Second siège de
Scutari, et reddition de la place par le traité de paix avec Venise.
Pendant que les armées ottomanes reculaient les limites
de l’empire en Asie, par la soumission de la Karamanie et la prise de plusieurs
places fortes dans l’Arménie, le sultan bâtissait des forteresses à l’extrême
frontière du nord et de l’ouest; et ses troupes faisaient des excursions dans
la Hongrie et dans la Croatie, d’où elles ne revenaient d’ordinaire que
chargées d’un butin immense. Au printemps de l’année 1471, l’armée de Roumilie,
forte de quarante mille hommes, sortit de ses cantonnements divisée en deux
corps. Vingt mille hommes, munis d’instruments et de matériaux de construction,
se dirigèrent avec le plus profond secret vers la Save, où ils avaient ordre
d’élever un fort qui pût contenir la Syrmie; ce fort fut nommé Sabaez ou
Schabacz. L’autre corps d’armée, qui comptait quinze mille cavaliers. traversa
la Bosnie et la Croatie sous le commandement d’Ishak, beglerbeg de Bosnie, et
envahit la Carniole. Mathias Corvin, alors entièrement absorbé par les affaires
de Bohême et de Pologne, envoya cependant le métropolitain de Colocza, Gabriel,
et Joannes Unger, général d’une grande réputation, pour lever des contributions
et rassembler des troupes, qui, réunies aux forces dont le palatin pouvait
disposer, tenteraient d’empêcher la construction de Sabacz. Mais, avant
l’arrivée de ces troupes, les fossés étaient creusés, et la forteresse commençait
à s’élever. Tous les efforts des chrétiens pour détruire ces travaux furent
inutiles: les Turcs construisirent un rempart qui protégea les ouvriers contre
le feu de l’artillerie ennemie; tout ce que purent faire les Hongrois fut de
leur tuer quelques hommes, et de jeter à leur tour les fondations d’un fort
vis-à-vis de Sabacz.
L’empereur d’Allemagne, Frédéric III, était encore moins
en état que Mathias Corvin d’arrêter le débordement des akindjis dans ses Etats
de Croatie, de Carniole, de Carinthie et de Styrie. Les premières incursions
des Ottomans en Allemagne avaient commencé dès l’année 1470, et s’étaient
continuées régulièrement pendant dix ans; par la suite elles eurent lieu à des
intervalles moins rapprochés et se succédèrent sans interruption jusqu’au
milieu du seizième siècle. L’incursion de 1470 était due à un pasha octogénaire,
qui avait fait vœu de sanctifier la fin de sa vie par une expédition contre les
chrétiens dans la Carniole. Deux corps de troupes se portèrent sur Laybach et
Rudophswerth ou Neustaedtel; un troisième, dans lequel le pasha se trouvait en
personne et qui formait l’arrière-garde, se posta près de Weinrid sur la Kulpa.
Les villages incendiés, les champs dévastés marquèrent la trace du passage de
ces bandes; les bourgs d’Igg et de Hœflein échappèrent seuls à leurs ravages
(1470). En moins de cinq jours, la milice rassemblée contre les Ottomans
s’éleva à vingt mille hommes; mais lorsque cette armée arriva dans la plaine de
Saint-Barthélemy, la cavalerie turque avait déjà repassé la Kulpa emmenant avec
elle huit mille habitants en esclavage. L’année suivante (1471), quinze mille
akindjis d’Ishak-Pasha saccagèrent la Croatie, y firent plus de vingt mille
prisonniers, et en emmenèrent de nombreux troupeaux. Après avoir déposé le
butin dans les villes et les forts de leur pays, ils revinrent au nombre de dix
mille hommes, battirent toute la Carniole, et livrèrent aux flammes le bourg
d’Igg ainsi que le monastère de Sittich. En 1472, les akindjis se présentèrent
de nouveau sous les murs de Laybach. On montre encore l’endroit où ils avaient
creusé des fossés (yama) dans lesquels ils campaient; mais repoussés par le feu
bien nourri de la ville, ils se retirèrent à la hâte. La troisième invasion des
Turcs dans la Carniole, invasion qui se termina par une pointe dans la
Carinthie, est plus mémorable que toutes les précédentes. Ils avaient été
appelés par les comtes de Crupa qui étaient en guerre continuelle avec les
comtes de Frangipan; en conséquence quinze mille akindjis traversèrent la
Croatie et pénétrèrent dans la Carniole: ils parurent sous les murs de Laybach
le soir du lundi de Pâques; les habitants, éveillés par les flammes et la fumée
des villages voisins que les Turcs avaient incendiés, avaient à peine eu le
temps de fermer les portes de la ville. Là les akindjis se divisèrent en deux
bandes: l’une se porta à l’ouest en Carinthie, puis revint sur ses pas pour
surprendre Cilly; l’autre marcha vers l’est, pour gagner l’Esclavonie et la
Hongrie (25 septembre 1473). Le premier corps, composé de neuf mille fantassins
et de huit mille cavaliers, passa par l’étroit défilé de Caulu et parut le 25
septembre devant S. Gœrgen; pendant la nuit, il se partagea en trois colonnes:
la première prit la route de Vœlkermarkt, et campa à Purck sur la Drave près de
Bleybourg; la seconde placée sur les hauteurs de Mœchlingen poussa ses
fourrageurs jusqu’à Lavamund et Vœlkermarkt; les six mille hommes qui formaient
la troisième colonne traversèrent la Drave et pénétrèrent jusqu’à Lengdorf et
Polzenstetten où ils mirent tout à feu et à sang : à leur retour, ils passèrent
par S. Velt, Muhlstadt, Glaneck, Felseneck et le lac de Werth à Klagenfurt.
Plusieurs centaines de cavaliers sortirent de cette dernière ville dans
l’espoir de reprendre sur l’ennemi quelques-uns des prisonniers qu’il emmenait
au nombre de deux mille, et parmi lesquels se trouvaient le seigneur de Géra et
Léonard Rauber; mais ils furent obligés de revenir sur leurs pas après avoir
perdu quatre-vingts des leurs. Les pillards passèrent la nuit de la S. Michel
près du presbytère de Gutenstein. A Wolfgang le bailli de Schulthauzig engagea
une action très vive avec une partie des akindjis. et huit jours après ils
évacuèrent la Carinthie ; ils entrèrent en Styrie et campèrent le 5 octobre
1473 à Windischgraetz. A trois jours de là, ils se divisèrent de nouveau en
deux corps, dont l’un se porta sur Weiteinstein et Gonwitz, et l’autre avec les
prisonniers sur Schœnstein par Vœllau et Schallek. Le samedi 9 octobre, les
huit mille prisonniers commencèrent à entrer dans la ville à huit heures, et
leur passage n’était pas encore terminé à quatre heures du soir. Le second
corps qui avait envahi l’Esclavonie ravagea cette province pendant le mois
d’août; le 1er novembre il arriva tout-à-coup, et sans être attendu, sous les
murs de Gœrz sur l’Isonzo. L’année suivante, vers le milieu de l’hiver, au lieu
d’envahir la Carniole, la Carinthie et la Styrie, les Turcs se répandirent sur
la Hongrie et les pays limitrophes. Le 6 février 1474, ils mirent le feu à
Waradin, lieu de sépulture de saint Vladislas, après avoir massacré les habitants,
sans même épargner les enfants et les vieillards; les jeunes gens des deux
sexes avaient seuls trouvé grâce devant les barbares vainqueurs Bali-Oghli-Malkovikh,
qui commandait cette expédition, envoya à Constantinople un grand nombre de
sacs remplis de têtes, d’oreilles et de nez.
Les Turcs trouvèrent en Albanie, devant les murs de
Scutari, une résistance qu’ils n’avaient éprouvée dans aucun des pays qu’ils
avaient ravagés jusqu’alors. Souleïman-Pasha, beglerbeg de Roumilie, parut devant
Scutari dans les premiers jours du mois de mai 1474. Antoine Loredano s’était
renfermé dans la place; deux batteries furent démasquées par Souleïman-Pasha,
et leur feu continuel eut bientôt renversé une partie des murs. La garnison
travaillait de concert avec les habitants à réparer les brèches; mais le canon
des Turcs détruisait presque incontinent ces ouvrages élevés avec tant de
précipitation. Souleïman, se croyant déjà maître de la ville, fit sommer le gouverneur
de se rendre avant d’ordonner l’assaut, et d’épargner ainsi le sang de ses
soldats. Mais Loredano lui répondit d’une manière digne de son nom et de la confiance
que la république avait mise en lui: «Je suis Vénitien, dit-il à l’envoyé turc,
et d’une famille où l’on ne sait pas ce que c’est que de rendre une place
confiée à sa garde; je conserverai Scutari ou j’y périrai.» L’assaut fut donc
résolu. Malgré la résistance héroïque des assiégés, les Turcs pénétrèrent par
les brèches, qui étaient ouvertes en deux endroits; c’est alors que
l’enivrement de la victoire d’une part, le désespoir de l’autre, provoquèrent
entre les deux partis une lutte terrible qui dura pendant huit heures. Les
Turcs avaient perdu beaucoup de monde; et, trop affaiblis pour soutenir plus
longtemps le combat, ils battirent en retraite, laissant sur la brèche et dans
les fossés sept mille morts, sans compter les blessés. Au commencement du
siège, les habitants de Scutari avaient montré un courage et une résignation
peu ordinaires; mais quand les vivres commencèrent à manquer, il n’y eut plus
que séditions et tumultes; on parla de se rendre. Loredano, pour faire face à
ce nouveau danger, assembla le peuple mutiné: il lui peignit avec les plus
vives couleurs les maux et les horreurs de l’esclavage auquel il serait
certainement condamné, si les Turcs devenaient maîtres de la ville; il lui
parla des secours que la république lui avait promis, et qui étaient sur le
point de leur parvenir; enfin, découvrant sa poitrine, il leur dit: «Que ceux
qui ne peuvent supporter la faim se nourrissent de ma chair; je la leur
abandonne, ils peuvent s’en rassasier.» Ces paroles produisirent une profonde
impression; il n’y eut plus qu’un cri dans la ville : «Point d’autres maîtres
que les Vénitiens; mourons tous plutôt que de nous rendre.» Souleïman-Pasha
tint la place investie jusqu’au milieu du mois d’août, sans oser renouveler
l’assaut; il leva enfin le siège lorsque l’amiral Gritti eut battu la flotte
turque à l’embouchure de la Boyana. Pour laver la honte de cette défaite quinze
mille hommes de cavalerie légère, qui s’étaient réunis devant Scutari, se
mirent en marche, sous leur chef héréditaire Mikhaloghli, avec mission de
ravager la Dalmatie et la Carniole, d’où ils amenèrent près de vingt mille
prisonniers. Comme deux Ragusains, officiers dans la garnison de Scutari,
s’étaient distingués par leur courage dans la défense de cette place, le tribut,
que leur patrie payait aux Ottomans, fut porté de huit mille à dix mille ducats,
de même que trois années auparavant, dans une circonstance semblable, il avait
été élevé de cinq mille à huit mille.
Le beglerbeg de Roumilie, Khadim Souleïman-Pasha, ou l’eunuque
Souleïman-Pascha, en quittant Scutari, reçut l’ordre du sultan de porter ses
armes en Moldavie. Pierre Aaron, prince de ce pays, voulant détourner les
malheurs qui accompagnaient une invasion turque, avait offert de son propre
mouvement un tribut à Mohammed en 1457. Etienne son successeur profita des
embarras que de puissants ennemis suscitaient au sultan pour se dispenser du
paiement de ce tribut, ou, comme l’affirme Neschri, pour refuser de l’apporter
en personne à la Porte de Mohammed. Ce fut dans le but de punir cette tentative
d’indépendance du prince moldave, que Khadim-Souleïman fut rappelé de l’Albanie;
il marcha contre lui à la tête de plus de cent mille hommes, nonobstant la
rigueur d’un froid très-vif, et le manque d’approvisionnements nécessaires à
une armée si considérable. Etienne, trop faible pour résister en rase campagne,
attira l’ennemi à travers d’épaisses forêts que les Turcs appellent
Agadj-denizi jusqu’au lac Krakowiz, près du fleuve Berlat; c’est là qu’il
l’attendait avec toutes ses forces dans une position avantageuse. Outre
quarante mille Moldaves, la plupart paysans armés à la hâte, Étienne avait sous
lui cinq mille Hongrois presque tous Székéliens, et deux mille hommes
d’infanterie polonaise. Celte bataille mémorable commença dans la matinée du 17
janvier 1475. Déjà la première ligne, dans laquelle combattaient les
Székéliens, avait été rompue par les Turcs, lorsqu’Etienne se jeta au milieu
des rangs ennemis, et par des prodiges de valeur rétablit le combat. Un dernier
effort de ses troupes lui livra la victoire. Un petit nombre de Turcs trouva
son salut dans la fuite; le reste était tombé sur le champ de bataille, ou
s’était jeté dans les eaux du Berlat et du Sereth pour échapper à la poursuite
acharnée du vainqueur. Les chevaux affamés des Turcs ne leur furent pas d’un
plus grand secours dans leur retraite précipitée que dans le combat; car
Etienne, en attirant l’ennemi dans le lieu qu’il avait choisi pour lui livrer
bataille, avait incendié et changé en désert aride toute la partie de la
Valachie, par laquelle l’armée ottomane devait nécessairement passer pour
arriver jusqu’à lui. Les cadavres qui couvraient le champ de bataille furent
brûlés, les prisonniers subirent presque tous le supplice du pal, et leurs ossements
amoncelés servirent à élever des trophées de victoire. Mais la perte des
vainqueurs fut presque aussi considérable que celle des vaincus. Trois collines
plantées de croix furent, comme un autre calvaire, le lieu de sépulture des
chrétiens morts dans la bataille. Quatre pashas étaient tombés sur la place, et
cent drapeaux ennemis restèrent entre les mains des vainqueurs. Etienne envoya
à Casimir, roi de Pologne, quatre généraux turcs et trente-six étendards, comme
témoignage de sa reconnaissance pour les secours qu’il lui avait fournis.
Quelques prisonniers et un certain nombre de drapeaux furent aussi envoyés à
Mathias Corvin et au pape Sixte IV, pour appuyer la demande que leur faisait
Étienne de nouveaux secours contre les Ottomans; le prince de Moldavie publia
dans tout le pays un ordre dans lequel il était dit que personne ne fut assez
présomptueux pour attribuer la victoire à d’autre qu’à Dieu, le seigneur des
armées, et que chacun eût à lui rendre des actions de grâces en observant un
jeûne de quatre jours; outre un immense et riche butin, la victoire de Krakowiz
eut pour résultat immédiat la soumission des forteresses situées sur le Danube.
Tandis qu’une partie de ses troupes faisait la guerre en
Albanie et en Moldavie, Mohammed équipait à Constantinople une flotte de trois
cents voiles. Le but de cet armement était un secret pour tout le monde,
quoiqu’il ne pût être dirigé que contre l’île de Candie. D’autre part, Mohammed
paraissait vouloir faire sa paix avec les Vénitiens, car au mois de décembre
1474, un chargé d’affaires arriva de Turquie à Venise, porteur d’une lettre,
non pas du sultan, mais d’une de ses femmes, qui, suivant toute probabilité,
était d’origine vénitienne; cette lettre engageait la république à envoyer une
ambassade à Constantinople, l’empereur étant disposé à conclure une paix durable.
Le sénat en conféra pendant trois jours, au bout desquels on résolut d’accepter
la proposition. En conséquence, le doge fit partir Jérôme Zorzi pour Corfou, où
il devait attendre les passeports de Mohammed; ce ne fut qu’au printemps de
l’année suivante, 28 mars 1475, que Zorzi, muni d’un sauf-conduit, put se
rendre à Constantinople. Dès la première entrevue qu’il eut avec le
grand-vizir, celui-ci lui signifia que la paix ne pourrait être acceptée, qu’autant
que la république consentirait à remettre au sultan toutes les places qu’elle
occupait en Albanie depuis la mort de Scanderbeg, notamment la ville forte de
Croïa, et qu’elle s’engagerait à payer intégralement les cent cinquante mille
ducats dus par elle à la douane impériale. L’ambassadeur vénitien s’excusa en
déclarant que ces demandes dépassaient de beaucoup la limite de ses pouvoirs.
C’est alors que, pour l’intimider, on lui donna le spectacle de la flotte prête
à mettre sous voiles. Cependant le sultan lui fit dire qu’il consentait, mais
sans s’y engager par écrit, à laisser reposer ses armes contre Venise pendant
toute la durée de la campagne qui allait s’ouvrir, à condition toutefois que la
république prendrait de son côté l’engagement de ne commettre aucune espèce
d’hostilités contre les sujets de la Porte. Zorzi revint donc à Corfou, et de
là fit connaître au doge le résultat de ses négociations à Constantinople.
Presque aussitôt le grand-vizir reçut l’ordre de sortir du port et de mettre à
la voile, non pour les possessions vénitiennes de l’Archipel et de
l’Adriatique, mais pour celles de Gênes dans la Crimée et sur la mer d’Azov
(Palus Mæotis), avec injonction de chasser les Génois des forts qu’ils y
occupaient, et surtout de Kaffa, la plus importante des places de Crimée. Les
Génois, qui, plus marchands que guerriers, ne prenaient les armes que dans
l’espoir du gain, auraient pu retarder, comme on l’a vu, et peut-être empêcher
la prise de Constantinople sans leur coupable connivence avec Mohammed. La reconnaissance du
sultan pour les services des Génois cessa du jour où ils s’y attendaient le
moins. Kaffa était à cette époque l’entrepôt général du commerce génois dans
tous les pays que baigne la Mer-Noire. La soie et le coton de Perse arrivaient
par Astrakan dans les magasins de Kaffa, et les khans de la Crimée avaient
accordé de grands privilèges aux consuls génois dans tous leurs établissements.
L’esprit pénétrant de Mohammed avait depuis longtemps compris tous les
avantages que le commerce ottoman retirerait de la possession de Kaffa; le
conquérant sentait que la Crimée manquait à son empire, et il n’attendait qu’un
prétexte pour l’y réunir, si ce n’est comme province, au moins comme État
feudataire. L’occasion se présenta bientôt. Un certain Squerciafico, Génois de
nation, lui ayant offert de lui ouvrir les portes de Kaffa, Mohammed se hâta
d’y envoyer le grand-vizir. Lorsqu’Ahmed-Pasha vint prendre son audience de
congé, le sultan lui fit présent d’un habit d’honneur et d’un cheval qui
portait une selle d’or. Le 1er juin 1475, Ahmed jeta l’ancre devant les murs de
Kaffa, débarqua quarante mille hommes et commença à établir ses batteries de
siège. La ville ne résista que trois jours; le quatrième elle se rendit à
discrétion. Quarante mille habitants furent envoyés comme colons à Constantinople;
quinze cents jeunes nobles génois furent incorporés dans les janissaires. Huit
jours après, Ahmed-Pasha donna un grand dîner aux principaux habitants
arméniens, qui, d’accord avec Squerciafico, lui avaient livré la ville. A la
fin du repas, le grand-vizir congédia ses convives: la porte de la salle
donnait sur un escalier étroit, où il n’y avait de place que pour une seule
personne; au dernier degré se tenait le bourreau, qui trancha la tête à tous
ceux qui se présentèrent; Squerciafico seul fut épargné pour être exécuté à
Constantinople. Les Turcs revinrent avec un butin considérable qui consistait
surtout en soieries. Le khan de Crimée, épouvanté de la prise de Kaffa, conçut
encore de plus vives craintes par la lettre de victoire, que le conquérant
écrivit à Ahmed-Ghiraï à l’occasion de la défaite des Génois. La chute de Kaffa
fut le signal de la reddition de la ville d’Azov (Tana) et d’autres places
fortes sur la Mer-Noire, qui ne tentèrent pas de résister. Ahmed-Khan était
occupé à combattre ses onze frères qui lui disputaient le trône, quand une
seconde lettre de victoire lui annonça l’extermination des infidèles à Kaffa;
cette lettre ne fit que précéder l’arrivée de Keduk-Ahmed-Pasha qui parut
bientôt sous les murs de Menkoub. On s’était préparé à le recevoir, et la ville
se serait sans doute longtemps défendue si Keduk-Ahmed n’avait réussi à la
surprendre par une ruse de guerre. Menkoub, ainsi que Tana, appartenait aux
Génois, chez lesquels Mengheli-Ghiraï, proscrit par son frère Ahmed-Ghiraï,
avait trouvé un refuge. Les richesses entassées à Menkoub allèrent grossir les
trésors de Mohammed; les habitants furent envoyés à Constantinople. Dès-lors la
domination des Ottomans en Tauride fut un fait consommé. Comme, à partir de la
prise de Kaffa, la souveraineté de la Turquie sur la presqu’île a été reconnue
pendant trois siècles, et que l’histoire des khans de Tatarie, en leur qualité
de vassaux et de protégés de la Porte, se lie intimement à celle de cette
puissance, nous croyons nécessaire de dire ici quelques mots sur l’origine de
la dynastie des Ghiraï dans la Crimée, d’autant plus que l’obscurité qui
enveloppe cette partie de l’histoire n’a encore été dissipée par aucun Européen
qui ait été à même de puiser dans les sources orientales
Tokatmisch, ou mieux Tokhtemisch, descendant de Touschi,
fils de Gengis-Khan, avait été installé par Timour dans le royaume de Kipdjak,
au détriment d’Ourouz-Khan, souverain légitime de ces contrées. Le pays compris
sous le nom de Kipdjak renfermait les steppes, qui s’étendent de la mer
Caspienne à la Mer-Noire, entre le Caucase et le Don d’une part, et d’autre
part à l’est entre le Volga et la rivière d’Emba. Dans l’aperçu des conquêtes
de Timour, que nous avons donné plus haut, nous avons vu que Tokhtemisch,
s’étant soulevé contre ce conquérant, eut à soutenir trois guerres, et qu’il
fut vaincu en 798 (1395) par Idékou, général de Timour. L’Ouzbeg Idékou,
d’abord au service de Tokhtemisch, s’était par la suite enfui à Samarkand en
791 (1388), et avait été le premier instigateur de la guerre du conquérant
tatare avec Tokhtemisch. Idékou, après avoir gouverné en maître absolu le pays
du Kipdjak pendant seize années consécutives, se vit tout-à-coup obligé de
défendre son pouvoir contre les deux fils de Tokhtemisch (814-1411), Kadirberdi
et Djelalberdi-Khan, plus connus, l’un sous le nom de grand Mohammed, et
l’autre sous celui de petit Mohammed. Djelalberdi, percé d’une flèche, resta
sur le champ de bataille. Kadirberdi, le grand Mohammed, remporta une victoire
complète sur son ennemi; Idékou, blessé dans le combat, se jeta dans les eaux
du Seïhoun, où il trouva la mort. Les khans de Crimée tirent leur origine de
Djelalberdi, et les khans des Noghaïs descendent d’Idékou; même après la mort
de ce dernier, Djelalberdi ne put se maintenir sur le trône de son père.
Mahmoud, autre descendant de Gengis-Khan, l’en chassa; mais il dut céder
lui-même le trône qu’il avait usurpé à un autre usurpateur, l’Ouzbeg
Eboulkhaïr. Celui-ci épousa d’abord la femme de Mahmoud le Djenghizide, et plus
tard, la femme du prince Abdoullah, fille d’Ouloubeg, petit-fils de Timour;
cette double union le liait à la famille des deux grands conquérants de l’Asie,
Gengis et Timour. Les princes Ouzbegs des pays au-delà de l’Oxus sont des descendants
d’Eboulkhaïr. Après de longues guerres civiles entre les divers prétendants qui
aspiraient à la domination du Descht-Kipdjak, le fils du petit Mohammed,
Hadji-Ghiraï, resta enfin seul maître du trône; mais à sa mort ses douze fils
se disputèrent à main armée son héritage: les uns régnèrent dix mois, d’autres
trente jours. Ahmed-Ghiraï vainquit tous ses frères, et Mengheli-Ghirai fut
forcé de se réfugier à Kaffa sous la protection du podestat de Gênes. Pour
complaire aux Génois, Ahmed-Ghiraï avait destitué Eminekbeg de ses fonctions de gouverneur du district,
dans lequel se trouvait comprise la ville de Kaffa, et avait remis ce
gouvernement entre les mains de Scheïtan, fils du prédécesseur d’Eminekbeg.
Pour tirer vengeance de cet affront, Eminek s’était réuni à Kara-Moussa et à
Haïder; ils bloquaient Kaffa depuis six semaines, lorsque la flotte ottomane
vint jeter l’ancre devant cette ville. Mengheli-Ghirai fut conduit à
Constantinople, avec les Génois de Menkoub, de Tana et de Kaffa, pour y subir
la mort; on l’enferma dans le château du Bosphore. Déjà les têtes des Génois
étaient tombées, et Mengheli-Ghirai avait fait la prière ordinaire des
condamnés, en se prosternant deux fois à terre, quand la grâce du sultan vint
suspendre le coup sur sa tête. Eminekbeg qui, déjà une fois, avait fait
reconnaître Mengheli comme souverain de la Crimée, avait imploré, au nom de
toute la nation, le renvoi de ce prince et son rétablissement sur le trône
qu’il n’avait gardé que quelques mois. Mohammed le fit passer du lieu du
supplice dans un palais somptueux, lui remit un étendard et une queue de cheval,
et le reconnut khan de la Crimée. Mengheli-Ghiraï partit donc avec quelques
troupes destinées à le maintenir dans la succession de son père. Pendant cette
même année qui vit la Crimée devenir province tributaire de l’empire, Mohammed
opéra un changement important dans l’administration des fondations pieuses: les
imams et autres employés spirituels reçurent un diplôme du sultan qui les confirmait
dans leurs fonctions; jusqu’alors ils avaient été installés et destitués
suivant le bon plaisir de leurs supérieurs; d’après la nouvelle mesure qui
mettait leurs places à la nomination du sultan, leur destitution ne pouvait
plus être prononcée que sur un ordre formel de la Porte.
La Crimée soumise et Kaffa réduite, Mohammed n’eut rien
de plus pressé que de porter ses armes en Moldavie et en Hongrie. Il avait à
venger la défaite de ses troupes à la
bataille de Krakowiz sur le Burlat, et à reprendre le fort nouvellement
construit de Sabacz (en langue turque Bœgurdlen), qui lui avait été enlevé. Les
quinze cents jeunes nobles génois, qui devaient être transportés à
Constantinople pour y être circoncis et enrôlés dans les ortas des janissaires,
avaient été embarqués sur des vaisseaux turcs; cent cinquante de ces néophytes
involontaires s’étaient emparés, par un complot habilement conçu, du vaisseau
qui les portait, et avaient abordé au port de Kilia où les habitants les
avaient accueillis avec empressement. A peine la nouvelle de la prise de Kaffa
fut-elle arrivée à Constantinople, qu’un corps d’armée se mit en marche pour
punir la Moldavie de la protection qu’elle avait accordée aux fugitifs génois ;
les Ottomans envahirent la Bessarabie et s’emparèrent d’Akkerman ou Bielgorod
(le château blanc), ainsi appelé d’une colonie de Tatares du mont Aktaw
(Mont-Blanc), qui du temps de Timour était venue se fixer en Bessarabie à
Babatagh et dans le voisinage d’Andrinople. Etienne, prince de Moldavie, et Casimir,
roi de Pologne, s’efforcèrent de détourner l’orage qui les menaçait. Le premier
fit déclarer par ses ambassadeurs que les dévastations commises sur son
territoire par des hordes de brigands, l’avaient forcé à prendre les armes pour
les châtier; Casimir de son côté engagea le sultan à ne pas faire la guerre à
un prince vassal de la Pologne, proposant de remettre à la décision de
commissaires turcs et polonais, les satisfactions que la Porte se croyait en
droit d’exiger de la Moldavie. Mohammed traita les ambassadeurs d’Etienne avec
un souverain mépris, les fit dépouiller de leurs chevaux, et les renvoya
ignominieusement à pied; quant aux envoyés polonais, il les retint pendant près
d’un an, jusqu’au moment où il partit lui-même pour la Moldavie.
Dès le commencement du printemps, l’armée ottomane fut
rassemblée près d’Andrinople; une nouvelle ambassade polonaise la rencontra en
pleine marche dans les environs de Warna. Le sultan posa son ultimatum: c’était
le paiement d’un tribut, l’extradition des prisonniers et la reddition de Kilia;
à ces conditions il consentait à accorder la paix. Etienne refusa à plusieurs
reprises, et Mohammed, continuant à s’avancer, passa le Danube sur cinq ponts,
et pénétra dans la Moldavie. Arrivée dans la vallée de Rosboeni, que les Turcs
appellent, à cause de ses épaisses forêts, Agadj-denizi, c’est-à-dire la mer
d’arbres, l’armée ottomane se trouva en présence des Moldaves. Le 26 juillet,
la bataille s’engagea avec un acharnement égal des deux côtés. A l’abri
derrière les arbres de la forêt, les Moldaves firent un feu bien nourri qui
déconcerta les janissaires habitués à se précipiter sur les batteries le sabre
à la main; ils se mirent ventre à terre, et ni les instances, ni les encouragements
de leur général, le seghbanbaschi Mohammedaga de Trébizonde, ne purent les
faire relever. C’est alors que le sultan, apercevant ce désordre, dit au chef
des janissaires: «Vois tes gens! avec quelle facilité ils se laissent abattre;
j’attendais d’eux plus de courage»; et là-dessus il saisit un bouclier, piqua
des deux et s’élança vers l’ennemi. Cet exemple réveilla l’ardeur des soldats:
ils se relevèrent et pénétrèrent dans la forêt, où s’engagea un combat d’homme
à homme, qui dura depuis le lever du soleil jusqu’après midi. Etienne, jeté à
bas de son cheval, eut beaucoup de peine à se sauver. Les Turcs élevèrent des
pyramides avec les têtes de ceux qui restèrent sur le champ de bataille;
l’armée se partagea le butin, et les Valaques qui avaient combattu sous les
drapeaux du sultan, reçurent en récompense de nombreux troupeaux de porcs. Les
Ottomans se retirèrent ensuite, mettant tout à feu et à sang; mais ils
repassèrent la frontière sans avoir pu réussir à réduire les villes de Khotin
et de Suczawa.
Tandis que Mohammed ravageait la Moldavie, les deux
frères, Alibeg et Iskender Mikhaloghli parcouraient avec les akindjis la
Hongrie et les pays situés le long du Danube; mais ils trouvèrent de
redoutables adversaires dans les deux frères Pierre et François Docy. A
Bozazis, située à trente mille pas de Semendra, à l’endroit même où, douze
années auparavant, Michel Szilaggi, oncle du roi Mathias Corvin, et Grégoire
Labathan, avaient été faits prisonniers. les deux Docy vengèrent sur les deux
Mikhaloghli la mort de Szilaggi. Alibeg parvint à grand peine jusqu’à la
flottille turque, qui était venue de Semendra à son secours; toute l’armée
ottomane avait péri. En entendant les cris de victoire que poussaient leurs
compatriotes, les prisonniers hongrois, qui étaient gardés dans une vallée
voisine, tombèrent sur le camp des Turcs, en massacrèrent les gardes, et
s’emparèrent de tout le butin, dont eux-mêmes faisaient partie un instant auparavant.
Hommes, femmes et enfants, se trouvèrent tous pourvus de deux chevaux, l’un
qu’ils montaient, l’autre qui portait le butin. Deux cent cinquante prisonniers
et cinq drapeaux furent envoyés comme trophées de la victoire au roi Mathias,
qui, dans ce moment, s’occupait à la fois des préparatifs de ses noces et du
siège de la forteresse de Semendra, en face de laquelle il faisait construire
trois châteaux de bois. Mohammed, pour détourner Mathias du siège de Semendra,
envoya les akindjis ravager la Dalmatie, la Croatie et tout le pays que devait
traverser la fiancée du roi, la princesse Béatrix de Naples, pour se rendre en
Hongrie. Des troupeaux d’hommes conduits en esclavage, le bétail enlevé aux
paysans, des églises, des monastères incendiés, les prêtres égorgés sur les
débris de leurs autels, telles furent les scènes qui accompagnèrent le voyage
de la fiancée du roi à travers la Dalmatie. Chaque soir elle s’arrêtait pleine
de terreur au milieu de ruines fumantes encore, dans des lieux que souvent les
Turcs avaient à peine quittés depuis quelques heures; et sur la route ses
chevaux ne cessaient de fouler aux pieds les cadavres encore palpitants des
malheureux Dalmates. Elle ne se crut en sûreté que lorsqu’elle eut passé la
Drave; les akindjis, après avoir ainsi éclairé le cortège nuptial, en faisant
brûler, comme autant de torches, les villes et les châteaux sur son passage,
saisirent le moment où l’on célébrait les fêtes du mariage pour passer le
Danube, qui, dans cette saison rigoureuse, était gelé à une profondeur de
quatorze pieds; ils détruisirent de fond en comble les trois châteaux de bois
que Mathias avait fait élever à Koulidj, appelé Kowilowikh par les Turcs, en
face de l’endroit où la Morawa vient se jeter dans le Danube.
Les ravages que la cavalerie ottomane venait de faire
dans la Dalmatie et la Croatie n’étaient que le renouvellement des dévastations
qui avaient eu lieu l’année précédente dans la Carinthie, la Carniole et la
Styrie. Au printemps de 1475, les Turcs entrèrent pour la troisième fois dans
la Styrie, et firent une seconde excursion dans la Carinthie. A la première
nouvelle de leur apparition, George Schenk rassembla en toute hâte la milice du
pays dans la vallée d’Uz, près de Rann, et marcha à la rencontre de l’ennemi,
qui, dans la première affaire, perdit quelques centaines de soldat ; mais
bientôt Ahmed-Pasha renforça de douze mille hommes le corps d’armée turque qui
parcourait la Styrie, et Schenk, serré de près, fut obligé de livrer bataille à
un ennemi cinq fois plus nombreux. Six mille Styriens restèrent sur la place;
cent vingt-quatre nobles du pays furent faits prisonniers et conduits en
esclavage: parmi eux, on comptait Sigismond de Polheim, capitaine de Radkersbourg,
Guillaume de Saurau, Martin de Ditrichstein et Henri Prieschenk; d’autres, tels
que Christophe Rauber, Bernhard de Harrach, Christophe de Rottmannsdorf et
Martin Kapfensteiner. avaient été tués dans le combat. Quinze nobles styriens
parvinrent seuls, par des prodiges de valeur, à se frayer un chemin à travers
les rangs de l’ennemi: c’étaient entre autres, Ostermann d’Auersberg, Gaspar et
Christophe de Hamberg, et George Rauber. Quant à George Hochenwarter, burgrave
de Cilly, et à Christian Teufenbach, qui auraient pu sauver leur vie en se
rendant aux Turcs, ils préférèrent une mort glorieuse à la grâce de l’ennemi.
La défaite des Styriens donna à la ville de Rann la célébrité que
cinquante-cinq ans auparavant la ville de Radkersbourg avait acquise par la
défaite de leurs adversaires. L’année qui suivit cet événement, un corps
d’armée pénétra de nouveau dans la Carniole par la Bosnie: c’est dans le cours
de cette même année que les deux Docy battirent complètement les deux
Mikhaloghli. Cette époque (883-1476) est marquée dans l’histoire de l’empire
ottoman par trois institutions que nous devons rapporter ici, parce qu’elles
caractérisent autant le génie conquérant que le génie législateur de Mohammed.
Jusqu’à la campagne de Moldavie, les investitures des timars et des siamets, ou
fiefs militaires, n’avaient été couchées sur les registres qu’avec les noms de
ceux qui les recevaient; à partir de cette époque, Mohammed leur fit délivrer
des diplômes en règle, qui portaient le montant des revenus des villages
inféodés, et copie de ces diplômes fut enregistrée à la chancellerie. En même
temps le sultan rendit un édit qui prescrivait aux fidèles de la Roumilie
l’observation des cinq prières de chaque jour; on ne s’étonnera pas que cette
coutume fût négligée, si l’on songe au nombre considérable de musulmans,
nouvellement convertis, qui habitaient ce pays. De cette même année date
l’établissement d’une taxe sur les cardeurs; la singulière cause qui motiva cet
impôt mérite d’être rapportée. Mohammed conduisait son armée en Moldavie, quand
Daoud-Pasha, beglerbeg d’Anatolie, qui marchait à ses côtés, lui raconta qu’il
avait vu à Tawschanloubazar douze cardeurs poursuivre un renard, qui s’était
introduit dans leur atelier, sans pouvoir réussir à s’en emparer. Mohammed,
considérant que les cardeurs avaient fait preuve d’une grande maladresse dans
cette occasion, ordonna que dorénavant chaque cardeur aurait à payer, en
punition de son inhabileté à attraper les renards, une amende de cinq aspres au
commissaire de police; cette amende est devenue un impôt qui se perçoit encore
de nos jours.
L’année suivante, les murs de Constantinople qui
n’avaient pas été réparés depuis plus d’un siècle, et qui surtout, du côté de
la mer, avaient été ruinés par l’artillerie des Ottomans lors du dernier siège,
furent entièrement relevés. La fille de Barbyses, Phidalia, dont l’époux Bysas
donna son nom à Byzance, avait la première entouré cette ville d’un mur.
Pausanias est considéré comme son second constructeur. L’empereur Sévère, qui
avait éprouvé combien les remparts de Byzance avaient aidé la belle défense des
assiégés contre lui, les rétablit entièrement; Constantin , le fondateur de
l’empire romain d’Orient, les avait continués des deux côtés du port;
l’empereur Arcadius les releva lorsqu’ils eurent été endommagés par un
tremblement de terre. Sous Théodose-le-Jeune, un siècle après
Constantin-le-Grand, la reconstruction des murs qui s’étaient écroulés, tant du
côté de la mer que du côté de la terre, fut achevée en moins de deux mois, sous
la surveillance des deux préfets de la ville, Athemius et Cyrus. Cinquante ans
plus tard, Léon-le-Grand rebâtit le rempart à l’ouest; Justinien Ier dépensa des sommes énormes pour le prolonger jusqu’à la mer, à l’endroit où se
trouvent les Sept-Tours; Tiberius Absimarès le répara du côté de la mer. Léon l’Isaurien
ordonna la levée d’un impôt pour la reconstruction des murs qui s’écroulèrent
dans la dernière année de son règne. Léon Bardas entoura d’une enceinte le
palais des Blachernes, afin de le mettre à l’abri d’une invasion des Bulgares;
Romanus en fit autant pour ce grand palais, afin de le défendre contre une
insurrection des citoyens; c’est pour cela que ceux-ci l’appelaient le château
des tyrans. Les empereurs Théophile et Michel, et après eux Andronicus l’aîné,
le Paléologue, réparèrent les murs ébranlés par le choc des glaçons ou ruinés
par les eaux de la mer. Apocaucus, l’adversaire et le rival de Cantacuzène, ne
se contenta pas de restaurer l’ancien rempart de Byzance; il en fit construire
un nouveau plus bas que l’autre, qui partait de la Porte du Palais (l’extrémité
du côté du port) et allait aboutir à la Porte-d’Or (l’extrémité du côté de la
mer). Joannes Paléologue tenta, mais vainement, de fortifier le mur de la ville
du côté des Sept-Tours, ainsi que la Porte-d’Or, en y faisant élever deux tours
construites en pierres de taille; il abandonna ce projet sur l’injonction de
Yildirim-Bayezid, qui le menaça de faire crever les yeux au prince Manuel, si
la construction commencée n’était pas démolie sur-le-champ. De tous ceux qui
avaient ainsi concouru à entretenir et à augmenter les fortifications de
Byzance, Constantin seul peut être regardé comme le second fondateur de la
ville; il acquit ce titre en transportant le siège de sa domination, des bords
du Tibre aux rives du Bosphore. Les premiers colons de Byzance étaient des
Grecs de Mégare mêlés à quelques Thraces Constantin n’y amena que des Romains. Le
système de colonisation adopté par Mohammed II après l’extermination de presque
tous les habitants de Constantinople, était d’une toute autre nature. Ses
conquêtes au nord et à l’orient de l’Asie durent contribuer à repeupler sa
nouvelle capitale. Des Lazes et des Karamaniens, des Illyriens et des Grecs,
furent dirigés vers le centre de l’empire, de l’intérieur du Pont, de la
Cappadoce, de la Servie et du Péloponnèse; les plus riches habitants de douze
capitales conquises furent destinés à repeupler la résidence du sultan. Un très
petit nombre de ces colons, ceux de Karamanie, étaient musulmans; les autres,
tous chrétiens de rite différent, obtinrent la permission d’exercer leur culte.
La trêve d’un an que Mohammed avait accordée à Venise
venait d’expirer; elle avait été fidèlement observée, mais la mauvaise foi du
sultan avait fait échouer toutes les négociations entamées pour la conclusion
d’une paix définitive: à mesure que l’ambassadeur acquiesçait aux propositions
de Mohammed celui-ci trouvait à ajouter quelque clause nouvelle qui remettait
tout en question. Dès lors Antoine Loredano, généralissime des troupes de la
république, qui avait le commandement de la flotte en station à Napoli di Romania,
reçut l’ordre de commencer les hostilités. Le choix de ce général était le
meilleur garant des succès de cette campagne. Après avoir purgé la mer de la présence
des Ottomans, il fit voile pour les côtes de l’Asie- Mineure. y opéra plusieurs
descentes, et ravagea le pays pendant une partie de l’été. L’année suivante
(1477) le siège de Lepanto fut résolu dans le conseil du sultan. L’eunuque
Souleïman-Pasha, celui qui, lors de la levée du siège de Scutari, avait été complètement
défait par Etienne, prince de Moldavie, à la bataille de Krakowiz, fut chargé
de l’exécution de cette entreprise, à laquelle on affecta une armée de quarante
mille hommes. Lepanto (Naupactus), l’une des principales villes de l’Hellade,
avait été cédée aux Vénitiens, lors de la décadence de l’empire byzantin; ils
l’avaient embellie et fortifiée, et elle était regardée comme la principale
possession qui assurât leur puissance en Grèce. Antoine Loredano, instruit du
projet de Mohammed, se rendit dans le golfe de Lepanto avec trente-deux
galères; le sénat, qui apprit presqu’en même temps le danger que courait cette
ville, envoya un renfort considérable et fit entrer dans la place des troupes
et des munitions. Ces précautions étaient à peine prises, que l’armée ottomane
parut en vue de la forteresse et en forma le siège. Les batteries de
Souleïman-Pasha eurent bientôt renversé les murs et ouvert la brèche; dès
qu’elle fut assez large, l’assaut fut donné; mais les troupes ottomanes furent
repoussées vigoureusement. Souleïman renouvela lui-même l’attaque à la tête de
toutes ses forces; la garnison, vaillamment secondée par la flotte, déjoua tous
ses efforts. Convaincu que sans la coopération de l’escadre ottomane il ne
pourrait jamais réussir, il leva le siège, et alla décharger sa rage sur
quelques châteaux abandonnés auxquels il ne laissa pas pierre sur pierre.
Le siège de Croïa suivit immédiatement celui de Lepanto.
Le sandjakbeg de l’Albanie investit la place avec huit mille hommes; Pietro
Vettori eut à la défendre pendant tout l’été. Les Ottomans étaient campés, au
pied des hauteurs sur lesquelles est située Croïa, dans la plaine de Tyranna.
Le 2 septembre 1477, le sénat de Venise envoya le provéditeur Francesco Contarini,
avec deux mille cinq cents cavaliers et un corps de fantassins albanais, pour
délivrer la place, ou au moins pour y introduire des vivres, dont elle commençait
à manquer. Pour exécuter ce projet, il fallut livrer bataille. Contarini força
les lignes des ennemis, les contraignit à fuir dans les montagnes, et, vers le
soir, resta maître de leur camp, qu’il livra au pillage. Les assiégés sortirent
aussitôt de la ville pour partager le butin avec les vainqueurs. Les Turcs
remarquant, des hauteurs voisines, le désordre qui régnait dans les troupes
chrétiennes, se rallièrent, fondirent sur les pillards, en tuèrent le plus
grand nombre, et firent ceux qui restaient prisonniers; Francesco Contarini,
qui fut pris, eut la tête tranchée. Les Turcs, vaincus et vainqueurs en moins
de quelques heures, recommencèrent avec un nouveau zèle les travaux du siège.
Les Albanais s’étaient dispersés après le combat, et les Italiens eurent à
regretter une perte de plus de mille hommes.
Un mois s’était à peine écoulé depuis cet échec, que Venise
elle-même fut menacée par une invasion des Turcs dans le Frioul; la plus grande
consternation se répandit parmi les Vénitiens à cette nouvelle. Deux camps
fortifiés qui avaient été établis à Gradisca et à Fogliana, et une ligne non
interrompue de retranchements, qui partaient de l’embouchure de l’Isonzo, près
d’Aquilée, et se continuaient jusqu’à Gœrz, étaient destinés à opposer une
digue aux incursions des Turcs; mais au commencement d’octobre 1477, l’ennemi
s’était emparé du pont de Gœrz avant qu’on eût été instruit de sa présence au
camp de Gradisca. Le sandjak de Bosnie Omarbeg fit passer sur ce pont mille
cavaliers; une seconde division de sa cavalerie traversa la rivière à la nage à
un autre endroit, pour se mettre en embuscade. Le jour suivant, Omar offrit la
bataille au général vénitien Geronimo Novello, qui l’accepta. Au premier choc
les Turcs feignirent de prendre la fuite, et le fils de Novello s’acharna à
leur poursuite malgré les avertissements de son père; il donna ainsi dans
l’embuscade qui avait été préparée la veille; lui et tous ceux qui
l’accompagnaient furent massacrés. Cet événement entraîna la défaite totale de
l’armée vénitienne; elle se débanda et la fuite devint générale. Les deux
Novello étaient restés sur le champ de bataille; le petit nombre de ceux qui
échappèrent se réfugia dans les forteresses voisines. Omar répandit aussitôt
dans la plaine entre l’Isonzo et le Tagliamento toute sa cavalerie, qui pendant
un mois ravagea le pays. Une immense mer de feu roulait ses flots sur les
granges, les forêts, les châteaux et les villas, ainsi que le rapporte
l’historien Sabellico, qui contempla ce spectacle de la plateforme d’un
château-fort près d’Udine. Les Turcs passèrent le Tagliamento, ce fleuve
illustré dans les guerres d’Italie par les hauts-faits de tant de généraux, qui
tantôt en forcèrent le passage, tantôt défendirent ses rives avec héroïsme.
Cette fois il était dégarni de troupes, et les Ottomans qui le traversèrent
sans coup-férir purent s’étendre impunément entre ce fleuve et la Piave. Les
Vénitiens virent du haut des tours l’immense incendie dévorer leurs villages et
leurs palais; le doge se hâta de faire marcher toutes les forces disponibles et
toutes les milices des provinces de la Lombardie; les citoyens de Venise
fournirent à eux seuls quatre cents hommes bien armés. Le 2 novembre 1477, les
divers corps sortirent de la ville et se mirent à la poursuite de l’ennemi.
Cependant Omarbeg, commençant à s’effrayer de la témérité de son entreprise et
à en redouter les conséquences, avait ordonné la retraite: mais sa cavalerie,
entraînée par l’ardeur du pillage, s’était lancée jusque sur le sommet de
rochers escarpés et entourés de précipices. Lorsqu’il fallut rejoindre l’armée,
les Turcs furent très-embarrassés pour tirer leurs chevaux des hauteurs où ils
étaient parvenus; ils eurent enfin recours à un expédient: coupant par bandes
les vêtements des prisonniers, ils en firent des sangles dont ils se servirent
pour attacher leurs chevaux sous le ventre, et, les soulevant de rochers en
rochers, ils les descendirent jusqu’à la plaine. Omarbeg repassa l’Isonzo, et
eut bientôt évacué entièrement le Frioul; mais les monceaux de ruines qu’il
laissa derrière lui n’attestèrent que trop son passage. Pour comble de malheur,
un autre fléau, la peste, se manifesta dans le pays; au mois de décembre elle
pénétra dans la capitale de la république, et y exerça d’affreux ravages. Ainsi
se termina l’année 1477. Dans le cours de cette année, les Turcs parurent pour
la première fois sur lés bords du Tagliamento; Mathias Corvin fit le siège de
Vienne; Charles-le-Téméraire, duc de Bourgogne, disparut dans la bataille qu’il
livra contre les Suisses; et Ouzoun-Hasan, souverain de la Perse, qu’on
pourrait appeler aussi le Téméraire, mourut de chagrin de ne pouvoir apaiser
lés haines et les querelles qui divisaient ses cinq fils, et de remords d’avoir
fait tuer le sixième à coups de flèches. Les annales de l’Orient qui rapportent
la mort d’Ouzoun-Hasan font aussi mention de celle de l’historien persan
Abdourrizak, auteur de l'histoire de Timour et de Schahrokh, ainsi que de celle
de l’historien arabe Ibn-Schohné, qui succombèrent pendant cette année si
féconde en grands événements.
Le siège de Croïa durait depuis prés d’un an, lorsque
Mohammed eut recours à sa politique ordinaire, qui consistait à entamer des
négociations pour la paix, dans le but de préparer le succès de ses campagnes.
Il comptait ouvrir celle-ci en personne. Il chargea donc de pleins pouvoirs un
juif qui vint trouver Loredano à Croïa. Après lui avoir communiqué les
instructions dont il était porteur, il lui demanda des passeports et une galère
pour se rendre à Venise, demande que Loredano s’empressa de lui accorder; mais
arrivé à la hauteur de Capo d’Istria, le négociateur mourut subitement.
Néanmoins, le sénat fut instruit de la démarche de Mohammed, et, fatigué qu’il
était de porter seul le poids d’une guerre désastreuse, il envoya aussitôt
l’ordre à Thomas Malipieri, qui, dans ce moment, remplissait les fonctions de
provéditeur à bord de la flotte de Venise, de partir incontinent pour Constantinople.
Dans les premiers jours du mois de janvier de l’année 1478, Malipieri arriva à
Constantinople, muni de pleins pouvoirs; il était autorisé à céder au sultan la
ville de Croïa, l’île de Stalimène (Lemnos) et la partie du Péloponnèse appelée
Braccio di Maina. La république consentait en outre à restituer toutes les
places et tout le territoire conquis depuis le commencement de cette guerre;
enfin elle offrait de payer cent mille ducats au nom de la ferme des aluns,
contre laquelle Mohammed réclamait depuis longtemps. Ces propositions furent
acceptées par le sultan; mais il exigea, pour conclure le traité, l’admission
d’une nouvelle clause par laquelle il serait stipulé que Venise lui paierait un
tribut annuel de dix mille ducats. Malipieri répondit qu’il ne pouvait prendre
sur lui d’accepter cette condition; cependant il demanda et obtint une trêve de
deux mois, jusqu’au 15 avril 1478, pour aller consulter le sénat et revenir
avec de nouveaux pouvoirs.
Dans l’intervalle, la république apprit que le roi de
Hongrie et le roi de Naples, dont un mariage avait récemment uni les intérêts,
étaient sur le point de faire leur paix particulière avec la Porte. Mathias Corvin
devait s’engager à céder au sultan toutes les conquêtes qu’il avait faites en
Hongrie. Le roi de Hongrie avait bien quelque répugnance à accepter cette paix;
mais Ferdinand d’Aragon, son beau-père, leva ses scrupules en souscrivant au
traité que le sultan lui avait proposé. Les relations d’amitié qui s’étaient
renouées entre Mohammed et le roi de Naples avaient été rompues par ce dernier,
immédiatement après la prise de Négrepont; à cette époque, le sultan, qui saisissait
toutes les occasions de mettre la désunion parmi les princes chrétiens, avait
écrit à Ferdinand une lettre remplie de témoignages d’estime, dans laquelle il
lui faisait part de sa nouvelle conquête. Mais alors Ferdinand regardait chaque
succès de Mohammed en Europe comme un coup porté à sa propre puissance; il lui
fît la réponse suivante: «Au sérénissime et illustrissime seigneur Mohammed,
empereur des Turcs, Ferdinand, par la grâce de Dieu, roi de Sicile, de
Jérusalem et de Hongrie, salut. Nous avons reçu les lettres que Votre Sérénité
nous a adressées par l’entremise de son ambassadeur pour nous annoncer la prise
de Négrepont, et pour nous faire partager la joie que lui inspire la victoire.
Nous savions, les années précédentes, que nos sujets trouvaient protection près
de Votre Sérénité et n’avaient qu’à se louer de ses bons traitements; nous
n’avons donc pas fait difficulté de lui envoyer un ambassadeur, et d’entretenir
avec elle toutes les relations d’amitié qui pouvaient se concilier avec notre
dignité et notre religion. Mais dès que nous avons connu la guerre cruelle que
Votre Sérénité fait aux chrétiens, et particulièrement aux Vénitiens, qui sont
nos amis et nos alliés, il nous a paru impossible de conserver la bonne
intelligence qui régnait entre nous et Votre Sérénité; c’est pourquoi nous
avons résolu de la combattre avec toutes nos forces, ainsi qu’il est du devoir
d’un bon chrétien de le faire; et nous allons joindre nos flottes à celles de
Venise, afin de l’aider à défendre la foi chrétienne et notre sainte religion.
Votre Sérénité aurait tort de croire que nous puissions jamais manquer aux
devoirs que nous impose la religion chrétienne dont nous sommes zélés observateurs,
et trahir les Vénitiens qui méritent toute notre affection. Aussi nous sommes
fort étonnés que Votre Sérénité veuille se réjouir avec nous de la prise de Négrepont,
attendu qu’elle n’a été pour nous qu’un sujet de peine. Fait à Naples, le 4
septembre 1470.»
L’exécution des menaces contenues dans cette lettre
interrompit pour plusieurs années toutes relations entre les deux souverains.
Mais à l’époque où nous sommes arrivés, la politique de Ferdinand avait pris
une autre direction; il écouta favorablement les propositions de Mohammed, lui
accorda la libre entrée des navires turcs dans les ports napolitains, et enfin
accepta le traité d’alliance proposé par la Porte. L’ambassadeur qui avait été
envoyé à Naples pour cette négociation, retourna prés de son maître avec la
ratification du traité et de riches pressens. C’est, dans l’histoire de la
diplomatie européenne, le premier exemple d’une alliance conclue entre une
puissance chrétienne et les ennemis jurés de tout ce qui vénérait le nom du
Christ. Ferdinand, en signant ce traité, n’avait consulté que la haine qu’il
portait secrètement aux Vénitiens.
Venise elle-même était alors réduite à accepter les
conditions de Mohammed, quelque dures qu’elle fussent. La tournure que prenait
la politique napolitaine, l’anarchie qui régnait en Perse depuis la mort d’Ouzoun-Hasan,
l’extrême détresse de la ville de Croïa, et la tiédeur du pape Sixte IV à
secourir la république dans sa guerre contre les infidèles, tout faisait à
Venise une nécessité de la paix. Thomas Malipieri revint donc le 3 mai 1478 à
Constantinople; mais déjà le sultan était en marche pour l’Albanie : Malipieri
se hâta de le rejoindre à Sofia. Là Mohammed lui déclara qu’il se regardait
comme dégagé de sa parole; que la situation des deux partis avait changé
pendant l’absence de l’ambassadeur de Venise; qu’il regardait Croïa comme étant
déjà en son pouvoir, puisque cette place était cernée de tous côtés par une
nombreuse armée, et que si Venise tenait réellement à la paix, il fallait
qu’elle cédât la ville de Scutari. Malipieri n’ayant pas été autorisé à accéder à une pareille demande,
reprit la route de Venise, et Mohammed continua sa marche sur l’Albanie.
Le nom de Scutari, appelée Scodra dès la plus haute
antiquité, signifie probablement le but d’un voyage ou le lieu de station
pendant une route, comme paraît l’indiquer aussi le Scutari ou Ouskoudar qui
est situé en face de Constantinople. Les Turcs la nomment Iskenderiyé,
c’est-à-dire la ville de Scanderbeg. Scutari est située à l’orient d’un grand
lac que Tite-Live appelle Labeatis, et qui aujourd’hui porte indifféremment les
noms de lac de Zenta, de Scutari ou de Boyana, d’après la rivière qui en
découle. La rivière de Boyana, anciennement Barbana, sort du lac au sud-ouest
de la ville; au nord-est descend la petite rivière de Drinas qui se jette dans
la Boyana non loin du lac. Le pont de bois qu’il faut traverser pour entrer
dans Scutari est souvent détruit par les inondations; mais les habitants d’un
village voisin sont tenus de l’entretenir en bon état. Les trois châteaux-forts
de Gœlbaschi, Drivàsto ou Dergoz, et Xabiaco (Schabibak), commandent, à quelque
distance de la ville, les trois routes qui y conduisent s. Deux guerres en
Illyrie avaient fait connaître aux Romains l’importance militaire de cette
place. Cneius Fulvius Centimalus fit la première de ces guerres pour venger sur
la reine Teuta l’assassinat des ambassadeurs romains et l’incendie de quelques
navires de la république. L’autre guerre fut conduite par le préteur Anicius,
qui la termina avant que le sénat sût qu’elle fût commencée; le fratricide
Gentius avait lâchement pris la fuite à l’approche des Romains, et s’était jeté
dans Scutari qu’il n’eut pas même le courage de défendre. Trois rois d’Asie,
Attalus, Eumène et Prusias, accoururent à Rome pour assister au triomphe
d’Anicius, dans lequel figuraient Gentius et ses fils, précédant le char du
triomphateur. A partir de cette époque l’histoire ne nous a rien transmis des
destinées de l’Illyrie et de ses princes, jusqu’au moment où les Ottomans
paraissent sur la scène politique, et où les victoires de Scanderbeg effacent
la honte de Gentius.
Au commencement du quatorzième siècle, nous voyons la
famille des Balsch dominer à Scutari. Trois frères de ce nom, possesseurs du
territoire de la Boyana, qui comprenait tout le littoral du lac de Zenta et de
la Boyana, commencent par chasser la famille de Dukaghin du district auquel
elle avait donné son nom; bientôt après ils expulsent de Croïa la famille de
Sofi, et enfin ils mettent le siège devant Raguse. où était enfermé Etienne,
roi de Bosnie. Après avoir forcé ce prince à accepter la paix, et avoir étendu
leur domination jusqu’à la rivière de Narenta, les trois frères conquirent en
peu de temps les villes d’Alba- græca, aujourd’hui Arnaoud-Belgrade, de
Castorea (Kesriyé) et d’Apollonia (Awlona); dès lors ils gouvernèrent
pacifiquement le pays jusqu’à la mort de deux d’entre eux. Le troisième fut
vaincu et tué par Ewrenos, général de Mourad II, dans la plaine de Saoura, près
d’Arnaoud-Belgrade. Cette victoire livra, pour la première fois, aux Turcs les
trois principales forteresses de la province, Castorea, Albagræca et Croïa.
Stracimer Balsch, successeur du prince mort à la bataille d’Arnaoud-Belgrade,
régna sur Scutari, Drivasto, Lissus ou Alessio et Antivari. Son fils George céda
Scutari à Mourad II; mais celui-ci, voulant récompenser George de lui avoir
renvoyé pour son harem une jeune fille d’une grande beauté, sa parente, la lui
restitua; plus tard George la donna en gage aux Vénitiens et ne la dégagea pas.
Scodra, étant ainsi devenue une possession de la république, avait essuyé en
1474 un siège de trois mois, pendant lequel elle avait déconcerté tous les
efforts de l’eunuque Souleïman-Pasha. Cette fois, c’était Mohammed lui-même qui
venait assiéger la ville à la tête de toutes ses forces; mais Scutari
s’attendait à cette attaque, et tout y avait été préparé pour faire une vigoureuse
défense. Les citoyens et l’équipage de plusieurs galères, qui étaient entrées
dans la Bojana, avaient travaillé jour et nuit à réparer les murs et à ajouter
aux fortifications de la ville. Tous ceux qui n’étaient pas en état de porter
les armes avaient été transportés ailleurs : il ne restait plus, dans Scutari,
que seize cents citoyens et deux cent cinquante femmes; la garnison ne montait
qu’à six cents hommes. Bientôt les colonnes de fumée qui s’élevèrent sur les
hauteurs, au nord de la ville, annoncèrent l’arrivée des Ottomans; et, dans la
nuit du 14 au 15 mai 1478, huit mille akindjis, sous les ordres de leur chef,
Ali-Mikhaloghli, vinrent investir la place. Alibeg était suivi de son frère
Iskender, sandjakbeg de Bosnie, qui conduisait quatre mille cavaliers; après
celui-ci venait Malkovikh, sandjak de Servie, avec trois mille hommes de
cavalerie légère. Dès ce jour, toute la population mâle de Scutari fut divisée
en trois corps; le premier défendait les remparts, le second était employé à la
réparation et à la reconstruction des murs, et le dernier, dans lequel se
trouvaient les prêtres, devait veiller à la garde des étendards dorés de saint
Marc, le patron de la république, et de saint Etienne, le patron de la ville.
Quant aux quinze mille hommes de cavalerie qui venaient de former le blocus, ce
n’était que l’avant-garde de l’armée ottomane.
Mohammed avait donné l’ordre à Ahmedbeg, fils d’Ewreno,
et à Omarbeg, fils de Tourakhan, de frayer et d’aplanir les routes pour le
passage de l’artillerie et des bagages, de jeter des ponts et de réparer les
anciens partout où il serait nécessaire. Le grand-vizir, conquérant de la
Karamanie et de Kaffa, Keduk Ahmed-Pasha, avait d’abord été chargé du
commandement en chef de l’expédition; mais s’étant permis quelques observations
sur les difficultés d’une guerre en Albanie, Mohammed le destitua sur-le-champ,
sans égard pour ses services passés. Ce ne fut pas un général qui hérita de la
plus haute dignité de l’empire, mais un homme d’Etat distingué et un poète,
Mohammed-Pasha-Karamani, secrétaire-d’État pour le chiffre du sultan, et
descendant du célèbre poète mystique Djelaleddin Roumi. Mohammed-Pasha acquit
une haute renommée dans la législature; il est l’auteur de plusieurs des lois
fondamentales de l’empire, mais il n’a pas ajouté à son nom d’illustration
guerrière. Mohammed II se réserva dès lors la direction de la campagne. A son
entrée en Albanie, il se porta en personne sur Croïa, et envoya à Scutari
Daoud-Pasha, beglerbeg de Roumilie, qui avait succédé à l’eunuque Souleïman-Pasha.
Mohammed avait bien pardonné à ce dernier d’avoir levé, quatre ans auparavant,
le siège de Scutari, et d’avoir été défait en Moldavie, mais il l’avait fait
jeter dans les prisons du château d’Europe sur le Bosphore, pour avoir levé le
siège de Lepanto; Keduk Ahmed-Pasha avait subi le même sort parce qu’il avait
hésité à se charger du second siège de Scutari. Cependant la ville de Croïa
était resté cernée depuis plus d’une année; elle avait consommé toutes ses provisions,
et la faim avait forcé les habitants à manger la chair des chevaux, des chiens
et des chats. Rien ne pouvait plus sauver la place quand Mohammed y arriva; les
faibles secours que Loredano aurait encore pu détacher de son escadre étaient
tout-à-fait insuffisants. Réduits à mourir de faim ou à voir la ville emportée
d’assaut, les habitants envoyèrent une députation à Mohammed, le 15 juin 1478;
ils offraient de se rendre à condition qu’on leur laisserait la vie sauve, et
qu’ils pourraient se retirer librement avec leurs effets. Les députés obtinrent
un écrit, signé de la main de Mohammed, qui leur garantissait son adhésion à
leurs demandes et permettait aux habitants de se retirer où bon leur
semblerait, à moins qu’ils n’aimassent mieux vivre dans Croïa avec l’assurance
de la protection et de la faveur du sultan. Tous déclarèrent qu’ils renonçaient
à leur patrie, et qu’ils iraient s’établir dans le lieu que la république de
Venise leur assignerait. En conséquence, ils livrèrent la forteresse et
partirent sous la conduite de Haroun-Pasha, que le sultan avait désigné à cet
effet. Mais à peine furent-ils hors des murs, que Haroun les fit charger de
fers et les conduisit ainsi à Mohammed. Celui-ci, après avoir réservé
quelques-uns des prisonniers de distinction dont il espérait tirer une riche
rançon, fit trancher la tête à tous les autres. Ainsi disparurent les derniers
compagnons d’armes de Scanderbeg; son peuple tout entier devait le suivre de
bien près au tombeau.
Croïa, dont nous venons de raconter la chute héroïque,
était appelé le Château-des-Sources, à cause de l’abondance des eaux vives
qu’elle renfermait; les Turcs la nomment Akhissar (le Château-Blanc). Elle est
située sur des rochers escarpés, et domine les plaines où César et Pompée
s’observèrent mutuellement avant de livrer, dans les champs de Pharsale, la
bataille qui fixa invariablement le sort de Rome. Cette forteresse, distante de
quatorze milles seulement de Durazzo (Dyrrachium) et de cinquante-sept de
Scutari, avait été construite par un des princes de la famille de Sofi, et
cédée par lui à Balsch, qui à son tour dut l’abandonner aux Turcs; Scanderbeg
la leur ayant enlevée par ruse, elle devint célèbre par les deux sièges quelle
soutint contre Mourad II et Mohammed II. Parvenu à un âge fort avancé, Scanderbeg
céda Croïa aux Vénitiens, après en avoir été le maître pendant vingt-cinq ans.
Enfin Mohammed se rendit à la forteresse pour en recevoir les clefs, que les
derniers possesseurs de Croïa avaient été obligés de lui abandonner. Cependant
Daoud-Pasha, Albanais d’origine, qui, fait prisonnier dans sa jeunesse, s’était
élevé par son génie et sa valeur à la dignité
de beglerbeg de Roumilie, avait dressé son camp sous les murs de Scutari, qu’il
avait investie avec le gros de l’armée. Dans les premiers jours de juin, il
gravit le sommet de la montagne de Saint-Marc, d’où il reconnut la ville; et
aussitôt il fit passer sur un pont, qu’il venait de jeter sur la Boyana, vingt
mille cavaliers pour Baccager les environs. Le 8 juin 1478, Moustafa, beglerbeg
d’Anatolie, vint camper sur le Drinas (Drilos) avec les troupes d’Asie. Il
envoya de là seize mille hommes de cavalerie, qui allèrent se poster sur les
hauteurs appelées le Scutari supérieur. La cavalerie turque était divisée en
cinq corps, qui se distinguaient parfaitement les uns des autres par le nombre
et la couleur des drapeaux. Le premier corps avait six drapeaux; quatre blancs,
un vert et un rose; dans le second, le troisième et le quatrième, on remarquait
deux drapeaux couleur de pourpre, deux verts et deux jaunes; le cinquième
corps, dans lequel se trouvait Daoud-Pasha, avait sept drapeaux: quatre roses,
un blanc brodé d’or et deux verts. La force totale des troupes d’Asie, rassemblées
sous les murs de Scutari, pouvait être évaluée à trente mille hommes, mais
l’armée de siège n’était pas encore au complet. Le 15 juin 1478, quatre drapeaux
blancs, flottant à l’horizon, annoncèrent l’arrivée des quatre mille
janissaires qui précédaient d’ordinaire le sultan. Trois jours après, le 18
juin, l’armée turque passa le pont qui avait été jeté sur le Drinas, et occupa
les villages de la plaine appelée Oblica, qui s’étend au-delà de la Boyana.
Deux nobles turcs vinrent apporter à la garnison de
Scutari la nouvelle de la chute de Croïa, et exhortèrent le provéditeur
vénitien, Antonio de Lezze, à se rendre. Sur son refus, les Turcs
construisirent sur la place dite Catilina, qui est située en face de la
ville, deux galères destinées à fermer le passage aux Albanais, dont la
flottille descendait chaque jour du lac dans la rivière de la Boyana, et
faisait éprouver de grands dommages aux Turcs occupés des travaux du siège. Le 20
juin, les Ottomans commencèrent la construction d’un castel en bois sur la
montagne des Pashas, ainsi appelée, parce que, au premier siège, l’eunuque
Souleïman-Pasha y avait établi ses tentes; ce castel était protégé par quatre
tours remplies de pierres, qui devaient mettre les artilleurs et les machines
de guerre à couvert du feu des assiégés. Dix mille chameaux avaient apporté les
munitions et les canons, qui furent déchargés derrière la montagne des Pashas,
près du torrent Khiro. Les Ottomans commencèrent à battre les murs le juin 1478:
le premier jour, les deux seuls grands canons qu’ils eussent à leur
disposition, et dont l’un lançait des boulets de trois quintaux, l’autre des
boulets de quatre quintaux, ne tirèrent que sept coups, qui tous furent dirigés
contre la principale porte de la ville. Cinq jours après arrivèrent, chargés de
fascines, six mille azabs. Les deux lourdes pièces déjà établies sur le mont
des Paschas ne tiraient que sept ou neuf coups par jour ; mais on en amena une
troisième dont les boulets pesaient quatre quintaux: elle fut mise en batterie
à côté des autres, en face de la route qui conduit de Scutari à Drivasto; à
elle seule elle fournit vingt-neuf coups par jour. Le 26 juin, de nouveaux
azabs, au nombre de deux mille, passèrent le Drinas, apportant des fascines; le
même jour, un canon, lançant des boulets de sept quintaux1, fut mis en batterie
par les assiégeants, sur la montagne des Pashas, vis- à-vis de l’église de
Sainte-Vénéranda. Dans la soirée du 1er juillet, huit cents bêtes de somme
traversèrent le pont du Drinas avec les bagages du sultan; et les beglerbegs de
Roumilie et d’Anatolie se portèrent aussitôt à sa rencontre. Le lendemain,
Mohammed en allant reconnaître la position de la ville, s’écria à la vue des
fortifications placées sur le sommet d’une montagne: «Quel excellent nid
l’aigle s’est choisi là pour y soigner ses petits!» Le camp du sultan formait
un cercle de neuf tentes, sur un espace de deux milles; il n’était accessible
que d’un côté, et gardé par un triple rang de janissaires. Toutes les hauteurs,
à une distance de quarante milles, brillaient de la blancheur des tentes
turques. Les assiégés évaluèrent les forces de l’ennemi au nombre, sans doute
exagéré, de trois cent cinquante mille hommes. Dans Scutari, où les habitants
et la garnison n’avaient guère que leur courage à opposer à des forces si
considérables, un dominicain, Barthélemy d’Epire, comme un autre Capistran,
rassemblait, dans l’église de Sainte-Marie, les Italiens et les Albanais, les
citoyens et les matelots, et, par ses discours énergiques, leur inspirait l’héroïsme
des martyrs chrétiens. Deux jours après, Mohammed augmenta ses batteries de
deux nouveaux canons aussi forts que les précédents; l’un fut placé au pied de
la montagne baignée par le Drinas : son calibre était de six quintaux; l’autre,
appelé le canon de Mohammed, fut établi sur la montagne d’où il vomissait sur
l’église de Saint-Lazare des boulets de douze cents livres, semblables à ceux
qu’on avait employés au siège de Constantinople. Depuis plusieurs jours, la
ville était menacée du canon du sultan, pour la fonte duquel la première
sultane avait donné une partie de ses revenus. C’est à ce siège que les Turcs
employèrent pour la première fois des espèces de bombes composées de morceaux
de laine imprégnée d’huile, de cire, de soufre et d’autres matières inflammables:
ces projectiles laissaient après eux un long sillon de lumière, qui, pendant la
nuit, ressemblait à la queue d’une comète; lancés avec une incroyable rapidité,
ils produisaient, en fendant l’air, un bruit aigu, incendiaient tout ce qu’ils
touchaient, et tarissaient les sources et les puits dans lesquels ils tombaient.
Les assiégés, pour prévenir l’incendie, démolirent les toits des maisons, et
formèrent une compagnie de jeunes gens qui n’avaient d’autre emploi que
d’éteindre le feu partout où il se déclarait. Les sentinelles postées au haut
des tours sonnaient une cloche, quand les Turcs approchaient la mèche des
canons. A ce signal, chacun se tenait sur ses gardes: les bourgeois et ceux qui
n’étaient pas de service se réfugiaient dans des souterrains, qui les mettaient
à l’abri du danger. Le 7 juillet, une nouvelle bouche à feu vomissant des
boulets de douze quintaux fut pointée sur l’église de Saint-Blaise; ces boulets
fracassaient tout ce qui se trouvait sur leur passage, et quand ils tombaient à
terre, ils s’y enfonçaient à une profondeur de douze palmes: cependant le
hasard voulut qu’ils ne tuassent que deux hommes. L’explosion de ces pièces
était si violente, qu’elle faisait trembler au loin le sol et tous les édifices
qui s’y trouvaient. Le même jour, 7 juillet, les Turcs firent agir une nouvelle
pièce, lançant des projectiles, de sept cents livres; ils l’avaient traînée de
l’autre côté de la Boyana, non pas par le pont, qui aurait été écrasé par son
poids, mais à travers la rivière même. Le 8, deux bouches à feu furent encore
ajoutées aux batteries; l’une, du plus gros calibre dont il soit fait mention
dans l’histoire de l’artillerie, vomissait des boulets de pierre du poids de
treize quintaux. Toutes ces pièces, d’une dimension si extraordinaire, avaient
été fondues sur les lieux mêmes, à l’ouest de la montagne des Pashas. Enfin, le
11 juillet, Mohammed fit établir un onzième et dernier canon, qui lança des
boulets de onze quintaux dans le jardin d’un citoyen de la ville. Ces onze
canons monstres envoyèrent, dans le cours d’une journée, cent soixante-dix-huit
projectiles, nombre qui n’avait encore été atteint dans aucun des sièges précédents des Turcs. Par chaque décharge des
onze mortiers était mis en mouvement le poids énorme de quatre-vingt-trois
quintaux; le nombre des boulets lancés ainsi s’éleva à deux mille cinq cent
trente-quatre en trente jours.
Mohammed, déterminé à s’emparer de la ville à quelque
prix que ce fût, choisit, pour donner un assaut général, le 22 juillet 1478,
jour consacré à sainte Madeleine, et qui de tous temps avait été religieusement
fêté par Scutari. Les murs offraient des brèches praticables en plusieurs
endroits, et les fossés étaient comblés de fascines et de pierres; Mohammed fit
dresser une tente rouge sur le sommet de la montagne des Pashas, pour assister
au spectacle sanglant de l’attaque. Tandis que les citoyens de la ville étaient
rassemblés dans les églises, quatre coups de canon donnèrent le signal de
l’assaut. Aussitôt cent cinquante mille Turcs s’avancèrent d’un pas ferme, et
entourèrent de tous côtés les remparts; en même temps, les cloches, qui un
moment auparavant avaient appelé les citoyens à la prière, firent entendre
tout-à-coup le tocsin; son appel sinistre ramena les défenseurs de Scutari à
leur poste. Déjà les Ottomans avaient franchi les fossés, et commençaient à
escalader les murs; déjà l’on pouvait voir un de leurs drapeaux flotter sur le
bastion qui défendait la principale porte, quand les assiégés accoururent,
conduits par le dominicain Barthélemy, et, tombant sur l’ennemi avec la rage
d’un lion blessé, le chassèrent du bastion dont il s’était emparé; les Turcs,
épouvantés d’une attaque si vive, prirent la fuite en laissant trois mille
morts sur la brèche. Mohammed, qui s’était un moment cru maître de la place,
ordonna de tenter un second effort contre la grande porte; deux tours massives
qui la défendaient s’étaient écroulées sous le feu continuel des assiégeants,
et il ne restait aux habitants qu’un rempart de terre élevé à la hâte. Mais le
combat le plus terrible se livra dans un fossé taillé dans le roc, et qu’une
nombreuse artillerie battait par enfilade. Le feu meurtrier des Turcs obligea
enfin les assiégés d’abandonner cette position, et, pour la seconde fois,
l’étendard du croissant fut planté sur le bastion. Le danger était imminent;
alors un corps de jeunes braves, tenu en réserve sur la place de la ville, se
porta en avant, et, refoulant les Ottomans, rétablit le drapeau de Saint-Marc,
qui un moment avait cédé la place à l’étendard de Mohammed. Ainsi se termina
cette journée dont les assiégés recueillirent toute la gloire; ils n’avaient
perdu que quatre cents hommes, tandis que les Turcs avaient laissé douze mille
des leurs dans les fossés. Le sultan, furieux de l’issue de ce premier assaut,
jura de s’en venger par un autre qui devait procéder avec plus d’ordre. Il fit
publier dans son camp que chacun eût à se tenir prêt à recommencer l’attaque,
dès que le croissant de la lune commencerait à paraître. Cinq jours après, le
27 juillet, jour de Saint-Pantaléon, l’armée turque livra le second assaut. La
nuit précédente, le camp n’avait cessé de retentir des cris d’Allah et de
Mohammed; et sur les remparts, les citoyens de Scutari s’ôtaient disposés au
combat par des invocations à Dieu et à la Madone, à saint Marc et à saint
Étienne. Le dominicain Fra Bartolomeo et le chef de la cavalerie, Nicolo
Moneta, parcoururent la ville à cheval, disposant tout pour la défense, et
exhortant chacun à bien faire son devoir. Au point du jour l’attaque commença
sur tous les points; les janissaires montèrent à la brèche avec intrépidité
malgré les pierres qui roulaient sur eux du haut des remparts, et les nuées de
flèches dont ils étaient assaillis. Ils franchissaient ainsi les fortifications
en ruines, et s’efforçaient ensuite de gravir le long du mur intérieur qui
formait la dernière enceinte de la ville; de nouveaux assaillants venant par
derrière poussaient les premiers rangs, et les portaient en quelque sorte
jusqu’au sommet du rempart : mais ils n’y arrivaient jamais que criblés de
coups de lance et de coups d’épée; avant même d’avoir pu combattre, ils
retombaient morts sur leurs camarades qui ne se décourageaient point. Mohammed,
exaspéré de rencontrer une résistance aussi opiniâtre, donna l’ordre de diriger
à la fois les onze canons contre la grande porte et de faire feu sur les
assiégés, sans s’inquiéter si l’on frappait les assiégeants des mêmes coups.
Lorsque cet ordre fut exécuté, ceux des janissaires qui avaient déjà pénétré
dans l’intérieur de la ville, saisis d’une terreur panique à cette attaque
faite sur leurs derrières, s’arrêtèrent et prirent la fuite dans un extrême
désordre. A cette vue, Mohammed, convaincu de l’inutilité de l’effroyable
carnage qu’il avait ordonné, se décida à donner le signal de la retraite en
s’écriant: «Pourquoi faut-il que j’aie jamais entendu prononcer le nom de
Scutari, pour voir tous mes efforts échouer devant ses murs?»
Trois jours après ce second assaut, qui, avec le premier,
avait coûté à Mohammed près du tiers de l’élite de son armée, le sultan
convoqua un conseil de guerre ; et Ahmed-Ewrenos vint au-devant des désirs de
son maître, en proposant de lever le siège de Scutari et de n’y laisser qu’une
partie des troupes pour en faire le blocus. On résolut de réduire, avant tout,
le reste de la province sous l’obéissance de la Porte, afin d’ôter aux assiégés
tout espoir de secours, et de commencer par les divers châteaux du voisinage
qui étaient encore au pouvoir des Vénitiens. Le beglerbeg de Roumilie fut
chargé de s’emparer de Schabibak (Xabiacco). Cette place forte située à
quarante milles de Scutari, sur la rive escarpée du lac de Zenta, appartenait à
Jean Czernowitsch; il se rendit lâchement sans combattre. En revanche, la
forteresse de Drivasto résista pendant seize jours, jusqu’à ce que ses murs
tombassent en ruines, et que huit cents hommes, c’est-à-dire la plus grande
partie de la garnison, eussent été fait prisonniers dans une sortie; le reste
des assiégés, décimé par l’artillerie des Turcs et par la peste, suppléa au
nombre par le courage, et presque tous tombèrent les armes à la main. Mohammed
s’était réservé l’honneur de prendre le fort d’assaut. Jacques de Mosto, qui le
commandait, fut conduit, avec cinq cents prisonniers , et le reste de la
population, sous les murs de Scutari, où le sultan avait laissé Omarbeg avec
huit mille hommes de troupes; tous ces captifs furent exécutés à la vue des
assiégés, afin de leur faire connaître le sort qui les attendait dans le cas où
ils persisteraient plus longtemps dans leur défense. La ville d’Alessio,
désertée par ses habitants, fut livrée aux flammes sur l’ordre du beglerbeg de
Roumilie. La forteresse d’Antivari fut la seule qui résista à tous les efforts
des Turcs. La plus grande partie de l’été avait été employée à ces différents
sièges; dans la nuit du 8 au 9 septembre 1478, Mohammed leva son camp de la
montagne des Pashas, et se mit en marche au point du jour avec quarante mille
hommes. Les deux beglerbegs de Roumilie et d’Anatolie retournèrent à Scutari,
après la prise d’Alessio et de la grande île que forme à son embouchure la
rivière de Drino, et qui a sept milles de circonférence; sous les murs de Scutari,
ils livrèrent au supplice cinquante hommes qui formaient l’équipage de deux
galères surprises dans l’île. Pour empêcher qu’une flottille vénitienne ne pût
remonter la Boyana, et arriver jusqu’au pied de la Ville, malgré l’étroit
blocus qu’ils formaient autour d’elle, les deux généraux turcs continuèrent le
pont garni de redoutes qu’ils avaient fait jeter sur la rivière jusqu’à la
place appelée Catilina, et, pour couper tout secours aux assiégés, ils bâtirent
une tour à chaque extrémité de cette plaine. Le 18 septembre, la saison étant
déjà fort avancée, le beglerbeg d’Anatolie reprit le chemin de l’Asie, et, dans
les premiers jours de novembre, celui de Roumilie leva aussi son camp pour
retourner à Constantinople; Ahmedbeg Ewrenos resta devant Scutari, pour en
continuer le blocus avec quarante mille hommes de cavalerie. Cependant le
manque de vivres commençait à s’y faire sentir; les assiégés n’avaient plus
d’autre nourriture que du pain et de l’eau. La veille de Noël, quelques
Italiens, qui pénétrèrent dans la ville, ranimèrent le courage des habitants,
en leur annonçant qu’un ambassadeur vénitien était en route pour
Constantinople, où il avait mission de conclure définitivement la paix. Cette
nouvelle les engagea à souffrir patiemment leurs maux; un mois après, ils
apprirent que le traité était signé sous la condition expresse de la reddition
de Scutari. En vertu de ce traité, les assiégés étaient libres de vivre
tranquillement sous la domination de la Porte, ou de se retirer où bon leur
semblerait. Sur un discours de Floria Jonima, non seulement la garnison, mais
encore les habitants, choisirent unanimement ce dernier parti. Après s’être
assuré par des étages de la stricte exécution du traité, Antoine de Lezze
sortit de Scutari avec quatre cent cinquante hommes et cent cinquante femmes,
les seuls qui eussent survécu à ce siège meurtrier. Ils emportèrent avec eux
les reliques, les vases sacrés, l’artillerie et ce qui restait de leurs
richesses, et défilèrent ainsi au milieu de l’armée ottomane sans être
inquiétés; inviolabilité qu’ils durent bien plus aux étages dont ils s’étaient
assurés, qu’au respect que la valeur inspirait alors encore aux Turcs. Aussitôt
après le départ des assiégés, l’armée ottomane entra en triomphe dans Scutari.
Avant de donner des détails sur la paix qui mit fin à la
guerre de Venise avec la Porte, jetons un regard sur les événements qui
s’étaient passés dans le Frioul, la Carniole, la Carinthie et la Styrie,
pendant le siège de Scutari. Nous avons vu les akindjis devancer l’armée de
siège sous les ordres de leur chef héréditaire, Alibeg Mikhaloghli, de son
frère Iskender et de Malkhodjoghli, et saccager tous les environs; ils étaient
partis de l’Albanie dès l’arrivée de Daoud-Pasha, avec les troupes régulières
de la Roumilie, et s’étaient jetés sur le Frioul pour y renouveler les
dévastations que, l’année précédente, ils avaient commencées sur l’Isonzo.
Mohammed, en ordonnant ces incursions, pensait moins faire des conquêtes ou enrichir
ses soldats qu’occuper de tous côtés les forces de la république. Iskenderbeg,
que nous connaissons déjà par la victoire qu’il remporta en 1466 sur Michel
Szilaggi et sur Grégoire Labathan, et par la défaite que lui firent éprouver
les deux Docy en 1476 a, parut sur l’Isonzo immédiatement après la moisson
d’été (sub messium ferias). Le sénat de Venise, averti de ce mouvement, s’était
empressé d’envoyer sur cette ligne une armée sous les ordres de Charles de
Montone, officier d’une grande réputation. Iskender divisa son armée en deux
corps. Il passa la rivière près de Gradisca avec le premier, et laissa l’autre
sur la rive opposée pour couvrir sa retraite. Cette disposition était conforme
à toutes les règles stratégiques, et Iskenderbeg espérait que Montone, qui
s’était retranché avec la cavalerie sous les murs de Gradisca, accepterait la
bataille; mais le général vénitien, instruit par les malheurs de l’année
précédente, retint l’ardeur de ses troupes et ne bougea pas. Iskender, après
avoir attendu pendant toute une journée, alla établir son camp à quatre mille
pas de Gradisca, entre la montagne de Medea et celle de Cornions. Le jour
suivant il quitta cette position, et passant par Mansan, il prit la route qui
conduit vers les montagnes de la Carinthie et de la Basse-Styrie. Ne
connaissant pas les chemins qui sillonnent ce pays en tous sens, trente mille
Turcs parcoururent les Alpes de la Carinthie, et traversèrent avec une
incroyable hardiesse les lieux les plus inaccessibles. Quand leur course se
trouvait arrêtée par des rochers, ils hissaient leurs chevaux avec des cordes
de pic en pic; de cette manière ils franchirent un rocher perpendiculaire où,
sur une longueur de deux cents pas, personne n’avait jamais osé passer sans se
tenir aux broussailles. Ils arrivèrent ainsi jusqu’au Loibl, seul défilé qui
conduise de la Carniole en Carinthie. Ils le trouvèrent occupé par les habitants
du pays; mais lorsque ceux-ci furent témoins de l’audace avec laquelle les
Turcs franchissaient les rochers les plus escarpés, ils prirent la fuite, et
abandonnèrent leur territoire aux ravages et à la barbarie de l’ennemi. Le 19
juillet 1478, les Turcs parurent pour la troisième fois sur la Drave d’où ils
se dirigèrent sur Weissenfels et Villach; ils en ramenèrent dix mille esclaves.
Avant que Scutari tombât au pouvoir des Ottomans, et
tandis que les forts de Drivasto et d’Alessio étaient réduits à se rendre, la
ville d’Antivari n’avait cessé de leur opposer la plus opiniâtre résistance.
Alessio, autrefois Lissus, avait été fondée par Denis de Syracuse, qui voulait
par là s’assurer la domination de la mer Adriatique. Philippe III, roi de
Macédoine, s’en empara par une ruse de guerre. Gentius, roi d’Illyrie, ayant
rendu cette place aux Romains, ceux-ci y transportèrent une colonie de citoyens
de la république. Otacilius, général de Pompée, l’occupa quelque temps, puis la
quitta après y avoir commis un de ces actes de cruauté, dont on ne retrouve que
trop d’exemples dans l’histoire ottomane: il fit impitoyablement massacrer
l’équipage des navires armés par cette ville, qui s’était rendu à lui sur la
foi de son serment: à partir de ce moment, l’histoire se tait sur le sort de
Lissus jusqu’à ce que Scanderbeg lui donne un nouvel éclat par ses hauts-faits.
Lorsque les Ottomans entrèrent dans ses murs, on vit toute leur armée
s’assembler autour du tombeau de Scanderbeg. Ils exhumèrent avec un respect
religieux les restes du guerrier; ils touchèrent ses ossements avec des
transports d’admiration, et ceux d’entre eux qui furent assez heureux pour en
posséder quelques parcelles, les firent enchâsser en guise de reliques dans des
fermoirs d’or et d’argent, et les supendirent à leur cou comme autant
d’amulettes qui communiquaient la force et le courage, tant était grande l’idée
de bravoure et de victoire attachée au seul nom de Scanderbeg. Son souvenir
était si vivant et si sacré que les Turcs changèrent le nom de Scodra, que son
esprit avait naguère paru défendre contre leurs armes, en celui de Iskenderiyé
ou la ville d’Alexandre, nom qu’elle porte encore de nos jours.
Le traité de paix par lequel Venise céda Scutari et son
territoire à Mohammed II, fut signé, le 26 janvier 1479, par le
secrétaire-d’État Giovanni Dario. La république s’obligea par ce traité à
remettre immédiatement au sultan non seulement la ville de Scutari mais encore
toutes les places qu’elle avait conquises dans le cours de la dernière guerre,
en stipulant toutefois que la garnison de chacune de ces places sortirait
librement avec armes et bagages; Venise s’obligeait en second lieu à payer à la
Sublime-Porte, dans l’espace de deux ans, cent mille ducats, au lieu de
cinquante mille que le sultan avait demandés avant la reprise des hostilités,
au nom de la ferme des aluns qui avait fait banqueroute à Constantinople. De
son côté, Mohammed consentait à restituer à la république tout ce qu’elle
possédait avant la guerre, en Albanie, en Morée et en Dalmatie, à l’exception
des villes de Scutari, de Croïa et des territoires qui en dépendaient. On
devait envoyer de part et d’autre des commissaires pour régler définitivement
les limites des deux Etats. Le sultan donnait son adhésion à l’envoi d’un baile
qui s’installerait à Constantinople, et aurait le droit de juridiction civile
sur les Vénitiens ses compatriotes. Venise devait en outre payer un tribut
annuel de dix mille ducats; mais cette condition, qui pouvait paraître
humiliante, n’était au fond qu’un abonnement à la douane de l’empire ottoman;
car, moyennant cette somme, les marchandises vénitiennes devaient jouir d’une
franchise absolue dans tous les États de Sa Hautesse. Giovanni Dario eut encore
l’adresse de faire insérer dans le traité une clause qui portait que, si
quelque État arborait de plein gré l’étendard de Saint-Marc, avant d’avoir été
positivement attaqué par les armes du sultan, celui-ci reconnaîtrait cet État
pour sujet ou allié de la république, et respecterait son territoire. De cette
façon les Vénitiens faisaient tourner à leur profit la terreur même
qu’inspiraient les armes ottomanes. Dès que cette paix eut été conclue, Giovanni
Dario fut admis à l’audience du Grand-Seigneur, qui le revêtit de trois kaftans
de drap d’or; il obtint la liberté de Pietro Vettore, le brave défenseur de
Croïa, qui sortit de prison avec sa femme et ses enfants. Il fut convenu que
Dario remplirait provisoirement les fonctions de baile jusqu’à ce que le sénat
eût fait choix d’un ambassadeur. Ce traité fut exécuté sans contestation. Les
commissaires vénitiens concédèrent aux Turcs les montagnes de la Khimera et du
Maïna dans le Péloponnèse, les places de Strimoli, de Sarafona et de Rompana;
l’île de Stalimené leur fut aussi abandonnée. Des deux côtés les prisonniers
furent relâchés sans rançon. Le jour de Saint-Marc, 25 avril 1479, après seize
ans de la guerre la plus redoutable que la république eût encore soutenue, la
paix fut jurée par le doge à Venise, et accueillie par une allégresse
universelle.
Pour confirmer le traité et étendre les relations entre
la Porte et la république. Mohammed envoya un ambassadeur auprès de sa nouvelle
alliée. Cet ambassadeur fut admis solennellement à l’audience du doge, à qui il
était chargé de témoigner la satisfaction de son maître pour les relations de
bonne amitié rétablies entre les deux nations. Il offrit au chef de la république
une ceinture garnie de diamants en signe de la considération particulière de
Mohammed II, déclarant que le sultan désirait que ce présent lui fût renvoyé
dès qu’il le redemanderait; il ajouta qu’une semblable réclamation devait être
considérée comme une marque non équivoque de la rupture du traité, et de toutes
les autres conventions passées entre la
république et la Sublime-Porte. L’ambassadeur avait aussi apporté une grande
coupe d’or, dans laquelle il lui était enjoint de boire avec le doge et douze
des principaux conseillers, toutes les fois qu’il serait invité à sa table
pendant son séjour à Venise. Les patriciens lui firent rendre de grands
honneurs qu’il reçut avec une hauteur extrême. S’il faut en croire l’auteur du Diarium
Parmense, le sénat signa un traité par lequel la république s’obligeait à
fournir une flotte de cent galères pour défendre les États du sultan, dans le
cas où ils seraient attaqués; et l’ambassadeur turc promit, au nom de son
maître, de faire marcher, à la réquisition delà république, une armée de cent
mille chevaux entretenue aux frais de l’empire. Quoiqu’on ne doive point
ajouter une foi entière à ce fait, sur le témoignage d’un seul historien, on ne
peut cependant pas douter que la politique vénitienne n’ait pris dès cette
époque une direction toute autre que celle qu’elle avait suivie jusqu’alors. A
l’exemple de Ferdinand-le-Catholique, le sénat de Venise commença à se
fortifier de l’amitié des Turcs contre ses ennemis; l’alliance qu’il entretint
avec la Porte fut dirigée d’abord contre Ferdinand lui-même, plus tard contre
les Hongrois. En ayant soin de tenir les hordes du sultan éloignées des frontières
vénitiennes, la république les déchaîna autant qu’elle put contre ses propres
ennemis. Ainsi, près d’un demi-siècle avant la conclusion du traité malfamé qui
fut passé entre le roi très-chrétien et les ennemis de la chrétienté, Naples et
Venise s’appuyaient déjà de l’intervention ottomane dans leurs démêlés; et le
sultan, de son côté, trop habile pour faire aux chrétiens une guerre aveugle et
sans trêve, secourait, suivant les circonstances, les infidèles contre les
infidèles, ou, comme s’expriment les historiens ottomans, les chiens contre les
porcs et les porcs contre les chiens.
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