HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN LIVRE XV. MOHAMMED II.
Introduction des fermes — Quatrième campagne en Karamanie
— Histoire d’Ouzoun-Hasan; sa victoire sur le beglerbeg Mourad-Pasha; sa
défaite à Terdjan par Mohammed — Faits d’armes de la flotte des Croisés —
Exécution du grand-vizir Mahmoud-Pasha — Le prince Djem est nommé gouverneur de
Karamanie après la soumission entière de ce pays.
Dans sa soif insatiable de conquêtes, Mohammed projeta de
nouvelles campagnes en Asie, qui devaient l’occuper exclusivement pendant cinq
années consécutives. L’attachement des peuples de Karamanie à la famille de
leurs princes n’avait pas été entièrement étouffé par les victoires de
Mohammed. Le fils d’Ishakbeg et sa mère, qui étaient toujours en possession de
la ville de Selefké, s’en servaient comme d’un centre d’opérations pour
fomenter dans le pays les ferments de révolte qui y agissaient déjà sourdement;
de son côté, Kasimbeg, oncle du jeune prince et frère d’Ishakbeg, aidé de son
protecteur Ouzoun-Hasan, exploita de son mieux les sympathies de la nation pour
l’ancienne dynastie. Mohammed, avant de partir de Karamanie, avait exterminé la
tribu tatare de Torghoud; mais une autre tribu du même peuple, les Warsaks, qui
s’était maintenue depuis l’invasion de Timour, avait été épargnée; enfin le
territoire d’Alayé était encore indépendant sous la domination de Kilidj
Arslan, descendant des derniers sultans seldjoukides de l’Asie-Mineure. Le
ressentiment des uns, la crainte des autres, opérèrent un rapprochement qui
pouvait devenir dangereux, surtout depuis que quelques mouvements populaires
n’avaient plus laissé de doute sur l’existence d’un complot. Pour le faire
avorter, le grand-vizir, Roum Mohammed-Pasha, reçut l’ordre de partir pour
l’Asie à la tête d’un corps d’armée considérable. Poussé par l’avarice, il
écrasa de contributions Erekli et Larenda dans la Karamanie. Les habitants de
cette dernière ville vinrent le supplier d’épargner du moins leurs mosquées et
leurs écoles, déclarant qu’elles appartenaient, comme fondations pieuses
(wakf), à la sainte ville de Médine, où repose le corps du Prophète; pour toute
réponse, le tyran fit massacrer la députation.
Après avoir porté la désolation dans les villes de
Karamanie, Roum-Mohammed pénétra dans le pays des Warsaks, qu’il traita avec la
même cruauté. Mais un des chefs des Warsaks, Oïouzbeg, s’était jeté dans les
défilés de la Cilicie-Pétrée, où il attendait avec ses courageux montagnards
l’approche de la cavalerie turque. Sa position suffit pour le défendre des
attaques qui furent tentées contre lui; la moitié de l’armée ottomane périt
dans cette expédition, et Roum-Mohammed ne réussit à en sauver les débris qu’en
abandonnant tout le butin qu’il avait déjà fait. Les Warsaks, voyant le
grand-vizir et ses soldats en pleine déroute, le montrèrent à leur chef en
s’écriant : «Oh! le gracieux maître et vizir, qui vient déposer son
or à nos pieds!» Cette défaite fut fatale à Roum-Mohammed; le sultan le
destitua et nomma à sa place Ishak- Pasha, qui s’était élevé de la condition
d’esclave à la dignité de gouverneur de Bosnie. Les exactions et les cruautés
du grand-vizir avaient préparé sa grandeur, et furent la cause de sa chute.
Roum-Mohammed, qui, pour le bonheur de la nation, n’avait gardé sa charge que
pendant trois ans, ne laissa dans l’histoire ottomane d’autres souvenirs que
ceux de ses crimes; ce fut sous son administration qu’on introduisit le système
des fermes (moukatâ), institution financière, qui devait être aux yeux de
Mohammed d’une valeur d’autant plus grande, que lui-même en avait conçu l’idée.
Lorsqu’après la conquête de Constantinople, le sultan envoya des colonies de
toutes les parties de son empire pour repeupler cette cité déserte, il établit
sur les maisons qu’il abandonna aux colons un droit de fermage; cette
innovation eut pour effet de renvoyer dans leurs foyers un grand nombre de
familles turques qui étaient arrivées avec l’intention de se fixer dans la
capitale. D’après le conseil de Lalaschahin, le vieux compagnon d’armes de
Mourad II, Mohammed supprima ce fermage ou loyer; mais Roum-Mohammed, dans le
cours de son administration, le rétablit et l’étendit même aux fonds de terre
labourable. C’est donc à lui que l’empire ottoman est redevable de
l’institution des fermes (moukatâ), institution sur laquelle nous aurons plus
d’une fois l’occasion de revenir.
Le nouveau grand-vizir Ishak-Pasha partit sans retard
pour la Karamanie, où, depuis la défaite de Roum-Mohammed, Kasimbeg, frère
d’Ishakbeg, avait réussi à soulever tout le pays en faveur de l’ancienne
famille de ses princes. Ishak-Pasha le rencontra près du fort de Moud, le força
à accepter la bataille et le défit complètement. Il releva les fortifications
de Moud et de Nikdeh, et soumit les forts de Warkœi, d’Oudjhissar,
d’Ortahissari, ainsi que la ville d’Akseraï (Garsaura). Sur les ordres formels
du sultan, il dépeupla cette dernière place et emmena ses habitants à
Constantinople, où ils furent établis dans le quartier qui porte encore
aujourd’hui le nom d’Akseraï. Tous ces événements se passèrent pendant la
conquête de l’île de Négrepont par Mohammed (1471). L’année suivante,
Keduk-Ahmed-Pasha qui, de simple janissaire, était devenu beglerbeg et vizir,
c’est-à-dire Pasha à trois queues, fut envoyé à la tête d’une armée pour
réduire Alaya. Cette ville, bâtie par le sultan seldjoukide Alaeddin Keïkobad,
s’élevait sur une éminence au bord de la Méditerranée, à la place qu’occupait
autrefois Coracesium. Les rochers qui formaient sa base, remarquables par les
couches alternativement blanches et rouges qui se superposent les unes aux
autres, sont à cinq ou six cents pieds au-dessus du niveau de la mer.
Keduk-Ahmed n’eut pas de peine à persuader au prince d’Alaya, Kilidj-Arslan, de
se rendre: mais il ne l’eut pas plutôt en son pouvoir, qu’il l’envoya à la
Porte du sultan avec ses femmes et son fils. En récompense de sa prompte
soumission, Mohammed lui assigna pour séjour le bourg de Koumouldjina, dont les
revenus furent affectés à son entretien. Mais bientôt ce prince trouva moyen de
s’enfuir sous prétexte d’aller à la chasse; il se réfugia en Egypte,
abandonnant sa femme et son fils qui moururent de chagrin peu de temps après
son évasion. Ils furent enterrés à Koumouldjina, lieu de leur mort, et le même
tombeau les reçut tout deux. Kilidj-Arslan envoya d’Egypte à Keduk-Ahmed un
diamant qu’il avait reçu de Mohammed, en le chargeant de le lui restituer.
Ahmed-Pasha réunit une grande quantité de pierres précieuses qu’il fit prendre
chez un joaillier, confondit parmi elles le diamant renvoyé par Kilidj-Arslan,
et les offrit au sultan à son retour à Constantinople. Mohammed, qui était
grand connaisseur, reconnut sur-le-champ son diamant, et quoique d’ordinaire il
fût peu disposé à supporter les plaisanteries de ses pashas, il pardonna à
Keduk-Ahmed sa supercherie, eu égard aux services qu’il venait de lui rendre,
par la pacification de la Karamanie. Nous avons dit plus haut qu’à l’époque où
Ishakbeg s’enfuit chez Ouzoun-Hasan, sa femme et son fils Mohammedbeg s’étaient
retirés dans la forteresse de Selefké, où ils se maintinrent contre toutes les
forces ottomanes. A la nouvelle de la mort de son époux, la femme d’Ishakbeg
envoya une ambassade au sultan pour lui offrir les clefs de la ville. Celui-ci
chargea son vizir d’aller prendre possession de la place. Keduk-Ahmed y établit
une garnison et continua sa marche sur le fort de Mokan, où s’était enfermée la
famille de Pir-Ahmedbeg, frère d’Ishakbeg, avec leur nièce, jeune princesse
célèbre par sa beauté, et fille de Mohammedbeg, mort du vivant de son père
Ibrahim. Le château s’étant rendu sans résistance, le grand-vizir envoya au
sultan les trésors qui s’y trouvèrent, ainsi que la fille de Mohammedbeg, et se
dirigea sur le fort de Loulghé, dont il fit le siège; après s’en être rendu
maître, il fit massacrer une partie de la garnison et précipiter le reste du
haut des murs. Mais l’approche d’Ouzoun-Hasan empêcha Keduk-Ahmed-Pasha de se
maintenir dans ses conquêtes, et il se vit obligé d’opérer sans retard sa
retraite sur Koniah.
Ouzoun-Hasan avait résolu de défendre contre le sultan
les droits au trône des princes de Karamanie, et venait de passer les
frontières ottomanes en se dirigeant sur Tokat. A la suite de son armée se
trouvaient les deux cousins de Mohammed, Pir-Ahmed, que ce prince avait tout
récemment détrôné, et son frère Kasimbeg. Les troupes persanes étaient
commandées par le vizir Omarbeg, qui avait sous ses ordres Yousoufdjé-Mirza,
neveu d’Ouzoun-Hasan. Toutes les horreurs que l’histoire rapporte de la prise
de Tokat par le Tatare Timour, furent renouvelées par les Persans
d’Ouzoun-Hasan. Cette ville fut livrée aux flammes et les habitants mis à mort
au milieu des plus cruels supplices. Lorsque ces Turcomans eurent ainsi fait
preuve de l’instinct de férocité que les historiens ottomans prétendent
inhérent à leur nature, Omarbeg se porta sur Diarbekr. Il laissa sur les ruines
de Tokat Yousoufdjé-Mirza avec les fils d’Ibrahim, le prince défunt de
Karamanie, et un corps d’armée de dix mille hommes. Pir-Ahmed et Kasim guidèrent
Yousoufdjé-Mirza dans les ravages qu’il exerça sur le pays qu’ils venaient
gouverner.
A la nouvelle de l’incendie de Tokat et de la dévastation
de la Karamanie, la fureur de Mohammed ne connut plus de bornes; ses premières
paroles furent l’ordre de dresser sur-le-champ sa tente à Scutari; une
circulaire fut adressée à tous les pashas et à tous les begs de l’empire: elle
leur intimait devenir à marches forcées avec leurs contingents rejoindre
l’armée rassemblée autour de lui. Le danger était pressant; encore quelques
marches, et l’ennemi se trouvait au cœur même de l’Asie-Mineure. Le grand-vizir
Ishak-Pasha et le prince Moustafa, alors gouverneur de Karamanie, étaient
exposés à Koniah à toutes les forces persanes; ils avaient à peine quelques
troupes à leur opposer, et couraient à chaque instant le risque de tomber entre
les mains des ennemis, le corps de Keduk-Ahmed dit le Brèchedent se trouvant
tenu en échec par Yousoufdjé-Mirza. Dans ce moment de danger, Mohammed sentit
profondément le tort qu’il s’était fait à lui- même en dépouillant
Mahmoud-Pasha des fonctions de grand-vizir; il s’empressa de le rappeler, et
l’investit une seconde fois du plus haut pouvoir de l’État. En même temps, le
sultan expédia des ordres écrits de sa propre main (khatti-scherif) pour
prescrire au prince Moustafa, son fils, la conduite qu’il avait à tenir dans
les circonstances présentes. Aux premiers temps de l’empire ottoman, quand
l’art d’écrire était encore ignoré des sultans, la main du prince trempée dans
l’encre était le seul khatti-scherif que l’on connût; c’est ce qui plus tard a
donné l’idée du toughra actuel. A une époque plus rapprochée encore, lorsque
les sultans dédaignèrent d’écrire et de gouverner eux-mêmes, les lettres ou
documents écrits entièrement de leur propre main sont devenus une véritable
rareté; aujourd’hui le khatti-scherif (la noble ligne) ne consiste guère qu’en
une seule ligne, ou en quelques mots, que le sultan régnant écrit en tête d’un
traité, d’un diplôme ou d’une lettre émanée de son cabinet. En général, les
lettres ou ordres des sultans ne sont pas plus l’œuvre de leur plume que la
plupart des écrits autographes des souverains de l’Europe ne sont l’œuvre de
leur pensée, en supposant même que les écrits autographes ne soient pas dans
maintes occasions de la main d’un secrétaire. En Turquie les exceptions à cette
règle sont plus rares que dans tout le reste de l’Europe, et acquièrent par
cela même une plus haute importance sous le rapport historique; surtout si
l’écriture est celle d’un souverain autocrate ou d’un conquérant plus habitué à
manier l’épée que la plume. Quant à Mohammed, non seulement il était protecteur
zélé des lettres et des arts, mais il cultivait lui-même les sciences et
surtout la poésie, toutes les fois que son ambition dévorante lui laissait
quelque repos, et ne l’excitait pas à de nouveaux projets de conquêtes.
Cependant les pièces d’Etat qui datent de son règne, les nombreuses lettres
envoyées à toutes les puissances de l’Europe et de l’Asie dans l’espace de
trente ans, et qui étaient ornées de toutes les fleurs de la rhétorique turque,
pour mieux faire sentir tout l’éclat des triomphes des Turcs, n’étaient pas
l’œuvre du sultan, mais des savants les plus distingués de sa cour. Les lettres
de victoire qui furent adressées au sultan d’Egypte et au shah de Perse, lors
de la prise de Constantinople, sont dues au professeur et gouverneur de
Mohammed, le mollah Kourani, un des hommes les plus érudits de son temps. Des
vingt-cinq écrits politiques du conquérant que Feridoun, d’abord son
reïs-efendi, ensuite son nischandji-baschi (garde des sceaux), a rassemblés, un
siècle après l’époque qui nous occupe, dans son ouvrage, inappréciable pour
l’étude de l’histoire ottomane, quatre ou cinq seulement doivent être de la
main de Mohammed II. Quelques autres datent peut-être de sa jeunesse, lorsque,
gouverneur de Magnésie, il avait des loisirs qu’il ne retrouva plus, quand,
monté sur le trône, il abandonna l’expédition de la correspondance politique à
son gouverneur ou à son secrétaire d’État. Si quelqu’une de ces pièces est
l’ouvrage du sultan lui-même, c’est sans doute celle qui fut adressé à son fils
Moustafa, et qui contenait sa nomination au poste de serasker ou général en
chef de l’armée envoyée contre Ouzoun-Hasan. On reconnaît dans chaque phrase de
cet écrit la tournure d’esprit de Mohammed. En voici la teneur:
«Mon fils, heureux et puissant, toi, reflet lumineux et
étincelant de la domination et de la grandeur des sultans; éclatante parure du
jardin du khalifat et de la gloire; soutien de la foi et du monde, appui de l’islamisme
et des musulmans, favorisé de Dieu le roi des rois , mon fils Moustafa
(puisse-t-il vivre longtemps, puissent ses désirs être comblés)! au reçu du
sublime chiffre qui répand le bonheur, tu sauras qu’Ouzoun-Hasan, qui mérite la
corde et la potence pour les attentats qu’il a commis jadis contre les
personnes du sultan Ebou-Saïd et du shah Djihan, Ouzoun-Hasan, que nous prions
Dieu de damner, abdiquant toute retenue, nous a écrit à plusieurs reprises des
lettres offensantes. Nous avons dédaigné de lui faire une autre réponse que
celle qu’il convient de faire aux fous; nous avons gardé le silence, silence
terrible, fait pour changer le renard en lièvre. Aujourd’hui nous nous
préparons à le combattre avec les lions des batailles et les bêtes féroces de
la puissance. Comme tu nous as mandé que ses malheureux émirs, excités par les
fils du prince de Karamanie, veulent s’emparer des pays de l’islamisme, je t’ai
nommé, pour les défendre, chef de mon armée, et je t’ordonne par la présente de
marcher contre lui dans ce moment de danger, avec les beglerbegs d’Anatolie et
de Roumilie, et de travailler sans relâche à le chasser avec l’aide de Dieu.
Fait dans les premiers jours du mois de safer, l’an 877 (1473), à la résidence
de la ville bien gardée de Constantinople.»
Mahmoud-Pasha partit de Gallipoli, résidence habituelle
du grand-amiral de la flotte, pour Scutari, où il fut admis au baise-main du
sultan. Soit qu’il jugeât les armements faits jusqu’à ce jour insuffisants pour
pouvoir entrer en campagne cette année avec l’espérance de vaincre, avant la
mauvaise saison, l’armée formidable d’Ouzoun-Hasan; soit que la haine
personnelle qu’il portait à Moustafa l’eût déterminé à ne partager les dangers
de l’expédition et l’honneur de la victoire qu’avec le sultan lui-même, et lui
eût fait désirer de ne servir que sous ses ordres, Mahmoud-Pasha représenta à
Sa Hautesse que la saison était déjà fort avancée, que l’hiver était très
rigoureux en Karamanie, et que l’armée, loin d’être au complet n’était pas
encore entièrement pourvue d’armes et de munitions: en conséquence il supplia
le sultan d’envoyer en avant Daoud-Pasha, beglerbeg d’Anatolie, pour secourir
les principales places du pays et arrêter les incursions des hordes turcomanes.
Mohammed y consentit, et Daoud-Pasha partit pour sa destination dès que le
sultan eut fait connaître à Moustafa la décision qu’il venait de prendre.
Cependant Yousoufdjé-Mirza, suivi des fils de Karaman, saccageait le pays de
ses alliés. D’Akschehr, il se porta vers le sud, sur Karamout, dans le district
de Hamid, puis il continua sa marche à l’est vers Koraïli, située sur le lac du
même nom. Sur les bords de ce lac, il rencontra l’armée ottomane commandée par
le prince Moustafa et Daoud-Pasha, arrivés la veille de Yalawadj; une bataille
sanglante fut livrée. Yousoufdjé-Mirza, complètement défait, regagna en toute
hâte les États d’Ouzoun-Hasan. La lettre de victoire que le serasker, prince
Moustafa, envoya au sultan pour lui faire connaître l’issue de la bataille,
porte, comme le khatti-scherif que nous venons de citer, l’empreinte du genre
d’esprit de son auteur, et nous paraît authentique. Elle se distingue assez,
par sa concision, des lettres de victoire ordinaires pour que nous croyions
devoir en donner ici la traduction.
«Le plus humble des esclaves se prosterne dans la
poussière au pied du trône, affermi par les conquêtes, accompagné par la
victoire; il rapporte ce qui suit: tandis que je recevais les ordres sublimes
de ta Porte, les parents d’Ouzoun-Hasan, vils scorpions, rassemblés autour d’un
homme qui mérite la corde et la potence, le fils d’Omar, Yousouf avec
quelques-uns de ses frères et de ses begs renommés, ainsi que les fils de
Karaman Pir-Ahmed et Kasim, se sont portés en avant en passant rapidement à
côté de Kaissariyé. Ton esclave passa en revue ses troupes à Koniah et se mit
aussitôt en marche à la tête de ses armées victorieuses pour chasser l’ennemi
du pays. Le beglerbeg d’Anatolie et mon gouverneur Keduk-Ahmed-Pasha
commandaient l’aile droite; le beglerbeg de Roumilie, Mohammed-Pasha, l’aile
gauche. Mardi 14 rebioul-877 (18 août 1472), les deux armées se rangèrent en
ordre de bataille. On combattit depuis le point du jour jusqu’au soir, mais la
fortune abandonna nos adversaires au coucher du soleil; les chefs ennemis,
Yousouf, ses frères Seïnel et Amrou, ont été fait prisonniers; ses begs les
plus renommés, et parmi eux Mohammed-Bakir, ont mordu la poussière, et leurs
cadavres décapités sont devenus l’objet du mépris dans ce monde et dans
l’autre. Ceux que le sabre a épargnés ne se relèveront pas de cette chute; la
plupart sont dispersés. L’armée de celui qui avait embrassé le parti de
l’injustice a tourné le dos devant le tranchant du glaive; que Dieu, le maître
de l’univers, en soit loué. La bénédiction du Padischah, qui est le refuge du
monde, m’a valu cette victoire. On peut espérer qu’Ouzoun-Hasan lui-même sera
atteint et puni par le fer vengeur de ceux qui l’ont vaincu, et que, tombant
sur la terre de la destruction, il y restera étendu sans linceul et sans
tombeau, et servira de pâture aux fourmis et aux serpents. Plaise à Dieu qu’il
en soit ainsi. Un esclave de Ta Hautesse, le premier écuyer-tranchant, Mahmoud,
est chargé de t’annoncer cette heureuse nouvelle; un autre esclave, le premier
écuyer, Keïwan, suivra immédiatement Mahmoud; il apportera les têtes et conduira
les prisonniers; tous deux se prosterneront la face dans la poussière favorisée
que soulèvent les pieds du cheval de ta sublime personne. Du reste, tout ordre
ne peut émaner que de la Sublime-Porte. L’esclave de Ta Grandeur,
Moustafa. »
Avant de suivre Mohammed dans sa campagne contre
Ouzoun-Hasan, il est nécessaire de jeter un coup-d’œil sur ce puissant prince
de la dynastie turcomane du Mouton-Blanc, et sur cette dynastie elle- même.
Cette digression nous semble d’autant plus utile que les actes, ainsi que le
nom d’Ouzoun-Hasan, n’ont été connus que très imparfaitement par les historiens
d’Europe. A la fin du huitième siècle de l’hégire, et du quatorzième de l’ère
chrétienne, sous le règne de l’empereur mongol Argoun, issu de la famille de
Gengis-khan, deux hordes turcomanes, appelées, l’une horde du Mouton-Blanc, et
l’autre horde du Mouton-Noir, avaient quitté leurs steppes, et, marchant de
l’est à l’ouest, étaient venues se fixer, la première en Cappadoce, la seconde
en Mésopotamie: celle-ci au sud dans le Diarbekr, celle-là au nord à Siwas
(Sebaste). Ce n’est qu’un siècle plus tard, longtemps après la destruction de
la domination des Mongols en Perse, et au commencement du neuvième siècle de
l’ère musulmane que ces deux races apparaissent pour la première fois en Asie
comme dynasties régnantes: celle des Karakojounlü ou du Mouton-Noir ne compte
que quatre souverains pendant quatre-vingt-dix-sept années d’existence; celle
des Akkojounlü ou du Mouton-Blanc en eut neuf dans un espace de quatre-vingt-dix-neuf
ans. Le Turcoman Kara-Yousouf (Joseph-le-Noir) fonda la puissance du
Mouton-Noir; chassé par Timour, il avait trouvé un refuge à la cour
d’Yildirim-Bayezid, et l’avait poussé à déclarer la guerre au conquérant
tatare. La chute du plus puissant prince de cette maison, Djihanshah (le shah
du monde), se lie intimement à l’histoire de la dynastie du Mouton-Blanc,
qu’Ouzoun-Hasan porta au plus haut point de sa gloire. Ce Djihanshah était
petit-fils et second successeur de Kara-Yousouf: il avait soumis par les armes
les deux Iraks (l’arabe et le persan), ainsi que l’Azerbaïdjan, autrefois Atropatene;
il habitait à Tabriz, l’ancienne résidence des empereurs mongols. La dynastie
du Mouton-Blanc avait eu pour chef Karayoulouk (la sangsue noire), dont nous
avons eu souvent occasion de parler. Tandis qu’un prince de la dynastie du
Mouton-Noir agrandissait ses Etats en servant de guide à Timour dans l’ouest de
l’Asie, le souverain de la dynastie du Mouton-Blanc, frère de Karayoulouk, se
voyait forcé d’abandonner son pays aux dévastations du conquérant; ce nom de
Karayoulouk désigne la soif de sang dont le prince qui le portait fit preuve en
diverses circonstances; un seul trait suffira pour justifier ce surnom: il fit
mettre à mort trois souverains qu’il avait vaincus et qui étaient devenus ses
prisonniers. C’étaient le prince de Tokat et de Siwas, Kasi-Bourhaneddin; le
prince de Haleb et de Damas, Melek Aadil (le roi juste), et le prince de
Mardin, Melek Sahir-Isa (roi Jésus-le-révélé). Enfin Karayoulouk vaincu par
Iskender, fils de Kara-Yousouf, se tua soit en se précipitant, soit en tombant
par accident dans le fossé d’Erzeroum, où il fut enterré; mais trois jours
après, Iskender le fit exhumer et envoya sa tête au sultan d’Egypte, qui, pour
tirer une vengeance tardive du meurtre de ses vassaux les princes de Damas, de
Haleb et de Mardin; la fit exposer à une des portes du Caire appelée Souweïla.
Ouzoun-Hasan, ou Hasan-le-Long, était petit-fils et troisième successeur de
Karayoulouk; il n’est pas sans avoir eu quelques titres au surnom de Grand que
l’histoire lui a décerné. Il commença sa carrière au service de son frère
Djihangir, alors souverain de la dynastie du Mouton-Blanc. En guerre depuis
quelque temps avec son oncle Hasan, fils de Karayoulouk, Djihangir chargea son
frère Ouzoun-Hasan de marcher contre son ennemi. Complètement battu, Hasan fut
fait prisonnier et péril par ordre de son neveu (1451) avec ses fils et ses
émirs. Peu après, Ouzoun s’empara par surprise de la forteresse d’Amid
(Diarbekr) où son frère s’était retiré; inopinément attaqué dans son palais par
les soldats d’Ouzoun qui s’étaient introduits dans la ville, déguisés en
charbonniers et en marchands de fourrages, Djihangir ne trouva de salut que
dans une fuite précipitée. Ouzoun-Hasan n’était pas encore souverain de la
dynastie du Mouton-Blanc; néanmoins, dès qu’il se fut rendu maître d’Amid, il
commença ses incursions sur le territoire ottoman et s’empara du fort de
Dewelihissar. Mais lorsqu’il vit Mohammed s’avancer sur ses États, il se hâta
de demander la paix, et signa, par l’entremise de sa mère Sara, un traité par
lequel il s’obligea à la plus stricte neutralité, dans la guerre du sultan
contre l’empereur de Trébizonde 867 (1462). Suivant toute probabilité, Sara
était issue du sang des Comnènes, ainsi que la grand’mère et la femme du prince
dont nous retraçons ici l’histoire. Il était de la politique des empereurs de
Trébizonde, aussi bien que des princes de la dynastie du Mouton-Blanc, de
resserrer par des alliances les relations d’amitié qui existaient depuis
longtemps entre l’empire de Trébizonde et les souverains de l’Arménie, dans
l’intérêt de leur commune défense contre les Ottomans: c’est ainsi que
Karayoulouk avait épousé la fille de l’empereur Alexis Comnène, et que le
petit-fils de Karayoulouk, Ouzoun-Hasan, épousa la princesse Catherine, fille
de Jean Comnène, qui avait hérité des États de son père Alexis. Plus tard
Mohammed fit présent à Ouzoun-Hasan d’une autre Comnène pour son harem. A peine
ce prince fut-il devenu seul possesseur du trône de la dynastie du Mouton-Blanc
par la mort de son frère Djihangir, 875 (1467), qu’il s’empressa de déclarer la
guerre à Djihanshah, souverain de la dynastie du Mouton-Noir. Djihanshah
implora le secours de Mohammed; mais le sultan qui avait alors à soutenir une
guerre désastreuse contre Scanderbeg. ne put accéder à la prière de Djihanshah;
celui-ci continua néanmoins à se défendre avec courage; mais, trahi par la
fortune dans plusieurs batailles, il fut pris et mis à mort. Ouzoun-Hasan, qui
ne pouvait ignorer que son ennemi s’était adressé à Mohammed pour obtenir des
secours, envoya à ce dernier une lettre de victoire ainsi que trois têtes, dont
une était celle du secrétaire-d’Etat de Djihanshah. La fin de cette lettre
exhortait le sultan à observer l’alliance conclue entre eux avec loyauté et
franchise; elle l’engageait à faire des vœux sincères pour la prospérité et
l’agrandissement de la dynastie du Mouton-Blanc. Une lettre de victoire plus orgueilleuse
encore fut adressée par Ouzoun-Hasan à Ebou-Saïd, fils de Miranshah, souverain
de tout le pays en deçà et au-delà de l’Oxus, qui lui avait déclaré la guerre;
à cette lettre était joint l’envoi de la tête de Djihanshah. Le père
d’Ebou-Saïd avait reçu de Timour le gouvernement d’Azerbaïdjan; mais, après la
mort de Djihanshah, Ouzoun-Hasan incorpora ce royaume à ses États. Ebou-Saïd ne
fut pas intimidé par l’aspect de la tête sanglante du malheureux prince d’Azerbaïdjan;
il se mit en marche pour reconquérir l’héritage de son père et de son
grand-père. Mais Ouzoun-Hasan attendait l’ennemi dans un défilé, où il le
surprit; le petit-fils de Timour y eut son armée taillée en pièces, lui-même
resta prisonnier. Ni le respect du sang de Timour, ni le souvenir de son aïeul
qui devait à ce conquérant la conservation de ses Etats, ne purent arrêter la
vengeance du vainqueur. Ebou-Saïd eut la tête tranchée; il était trop puissant
pour qu’on le laissât vivre. Sa tête fut envoyée au sultan d’Egypte avec une
lettre de victoire pleine de menaces; celui-ci, ne tenant compte ni des menaces
ni des avis d’Ouzoun, fît laver la tête d’Ebou-Saïd et la déposa avec honneur
dans un tombeau.
Ouzoun-Hasan, gonflé d’orgueil par sa
victoire sur le puissant souverain de la Transoxiane, petit-fils de Timour,
conçut le projet téméraire de chasser également du trône de Khorassan l’arrière
petit-fils de ce conquérant, Houseïn, fils de Baïkara et petit-fils d’Omar-Scheikh.
Dans ce dessein, il annonça la résolution de soutenir les droits que faisait
valoir, pour s’emparer du trône de Khorassan, un cousin de Houseïn, Yadkiar
Mohammed, dont la généalogie remontait à Timour par Mohammed, Baisankor et Schahrokh
fils du conquérant. Sultan Houseïn recula devant les forces supérieures dont
son rival pouvait disposer; il se retira d’abord à Hérat, puis quitta cette
ville et se rendit à Balkh, abandonnant le pays à Mohammed: celui-ci occupa le
trône de Hérat qu’il souilla par ses orgies. La lettre de victoire
qu’Ouzoun-Hasan écrivit à son hôte et allié, Pir-Ahmed, prince de Karamanie, à
l’occasion de l’heureuse issue de sa campagne contre Houseïn, est un document
précieux pour l’histoire de son règne. Abstraction faite des bravades qui la
remplissent, les faits qu’elle contient prouvent la grandeur d’Ouzoun-Hasan,
dont l’empire s’étendait alors du Khorassan à la Karamanie sur la plus grande
partie de la Perse.
Cette lettre pompeuse annonçait à Pir-Ahmed: «que le
sultan Houseïn Baïkara avait d’abord assuré Ouzoun-Hasan de ses sentiments
d’amitié, et que lui, Ouzoun-Hasan, avait répondu à ces démonstrations par
l’envoi d’un ambassadeur; mais qu’ayant bientôt reconnu que cette amitié
n’était ni stable ni sincère, il avait choisi un descendant de Timour, Yadkiar
Mohammed, pour le remettre en possession de l’héritage des ses pères; qu’il
avait soutenu les droits de ce dernier par une armée sous les ordre de son fils
Khalid Behadir et des émirs Yousoufbeg, Shah Manssourbeg et Aalidjanbeg; que
pour prix de sa brillante campagne il avait donné à Khalid la royauté de la
partie Est et Sud du Khorassan jusqu’à l’Oxus et l’Indus; qu’il avait nommé un
autre de ses fils, Mohammed, gouverneur de Mazenderan, de Taberistan,
d’Astrabad, de Koumis, de Damaghan, Semnan, Bestam, Firouzkouh et Lardjan, et
mis à sa disposition une armée de trente mille hommes pour faire respecter son
gouvernement; qu’il avait confié au troisième de ses fils, Seïnelbeg Behadir,
l’administration du pays de Kerman et de Sirdjan jusqu’au golfe Persique, ainsi
que d’une partie de l’Irak; que dans l’intervalle les villes du Khorassan,
Noun, Kaïs et Tain avaient été forcées de reconnaître son autorité et qu’il
s’était assuré de leur fidélité en y laissant vingt mille hommes de troupes.
Ouzoun-Hasan informait en même temps son allié Pir-Ahmed que l’émir Omarbeg
occupait le Farsistan avec des troupes suffisantes pour le contenir sous
l’obéissance; que dans le Lorestan il avait soumis la forteresse de Khourremabad,
que n’avaient pu prendre Ebou-Saïd et Djihanshah; que la ville de Djézireh,
capitale du Kurdistan, était également en sa possession, et que grâce à Dieu,
son vaste empire était maintenant aussi bien défendu contre toute irruption
ennemie, que s’il eût été entouré par une digue d’Alexandre»
Tant de succès enorgueillirent Ouzoun-Hasan, au point
qu’il se regarda comme le maître et l’arbitre de l’Orient. Dès lors il crut
pouvoir entrer en lutte avec Mohammed II comme jadis Bayezid avec Timour. A
l’exemple d’Yildirim, il accorda un asile aux princes expulsés de leurs trônes
par les Ottomans, et leur prêta son assistance pour leur faire recouvrer leurs
Etats. Kizil-Ahmed de Kastemouni et les princes de Karamanie avaient trouvé un
refuge à sa cour. Cette conduite était faite pour exciter le ressentiment de
Mohammed; mais ce qui l’irrita surtout, ce fut la lettre de victoire par
laquelle Ouzoun-Hasan lui annonça la défaite et la mort de Djihanshah avec
lequel Mohammed avait toujours entretenu des relations amicales; ainsi qu’une
autre lettre dans laquelle le même prince affectait de lui refuser le titre de
sultan, et le nommait simplement Mohammedbeg. Dans cette dernière, Ouzoun-Hasan
lui annonçait qu’il venait de conquérir tout le Farsistan, qu’il avait dispersé
tous ses ennemis, et choisi Schiraz pour sa résidence; que Houseïn Baïkara le
reconnaissait pour son souverain; que dans les États de ce prince son nom seul
était prononcé dans les prières publiques, et qu’on battait monnaie à son
effigie; enfin il terminait en disant que par la grâce de Dieu il n’avait plus
d’ennemi à craindre. Mohammed fut d’autant plus offensé de cette lettre que ses
relations avec Houseïn-Baïkara avaient toujours été aussi amicales qu’avec Djihanshah.
Sa réponse fut encore plus offensante que ne l’avait été la lettre
d’Ouzoun-Hasan. Il s’adressait à lui d’un ton de commandement et en le traitant
comme un simple khan persan. «Celui qui, gonflé d’orgueil, ne connaît plus de
frein et se prévaut des faveurs de la fortune pour commettre l’injustice, peut
compter qu’il est sur le bord de l’abîme où sa puissance va s’engloutir. Ton
cerveau n’est rempli que de préoccupations sataniques; chasse-les loin de toi,
et prête l’oreille à la voix de la raison, cette grande médiatrice. Notre
empire est le sanctuaire de l’islamisme. Les cœurs des infidèles sont l’huile
qui a servi de tous temps à alimenter le feu brillant qui l’éclaire. Si tu te
portes à quelque acte de violence envers les musulmans, tu es, toi, et tous
ceux qui t’assistent, un ennemi de la foi; nous avons sellé notre cheval et
ceint notre épée pour exterminer tous ces infidèles. Pour que tu ne puisses pas
dire que tu ne l’as pas su ou qu’on ne t’en a pas instruit, je t’annonce qu’il
est inutile que tu t’avances sur les terres de notre empire, car moi-même, au
mois de schewal, je marcherai à la tête de mes armées victorieuses contre tes
forteresses et tes châteaux. Dieu, le maître de l’univers qui nous domine tous
(que son nom soit loué!) me choisira pour instrument de sa vengeance; et la
force de mon bras suffira pour effacer ton nom de la surface de la terre. Je ne
t’en dirai pas davantage. Tu répondras à ce diplôme impérial. Heureux celui qui
ne cherche que le bien.»
Vers la fin du mois de mars, Mohammed partit de Scutari
pour Yenischehr, et les troupes de Roumilie furent transportées du port de Gallipoli
en Asie. Lorsque l’armée arriva à Begbazari, le gouverneur de Karamanie,
Moustafa, vint baiser la main de son père; plus loin, à Kagabas, le prince
Bayezid accourut de son gouvernement d'Amassia, pour remplir le même devoir.
Mohammed passa son armée en revue dans la plaine de Siwas. Le beglerbeg de
Roumilie, Khass Mourad-Pasha, fils de Vitus, issu de la famille des
Paléologues, commandait, sous le prince Bayezid, l’aile droite, composée de
quarante sandjaks et de vingt mille janissaires; Daoud-Pasha, sous les ordres
du prince Moustafa, était à la tête de l’aile gauche, formée de vingt-quatre
sandjaks et de vingt mille azabs. Au centre se trouvait, comme d’ordinaire, la
cavalerie affectée spécialement à la garde de la personne du sultan: à droite
les sipahis, à gauche les silihdars; derrière les premiers, les ouloufedjis, et
derrière les silhidars, les ghourebas; l’armée ainsi distribuée s’élevait à
cent mille hommes. Alibeg, fils de Mikhaloghli, chef héréditaire des akindjis,
avait été envoyé en avant pour tirer vengeance des cruautés commises à Tokat,
en ravageant tout le pays plat de l’ennemi. Ouzoun-Hasan avait été préparé à
l’invasion de Mohammed, tant par les courses des akindjis, que par la lettre du
sultan que nous venons de citer; il avait eu le temps de choisir une position
avantageuse sur le Frat (Euphrate), et il s’y posta en appuyant sa droite sur
le fleuve, et en couvrant ses derrières par une montagne. Khass Mourad-Pasha,
jeune général qui commandait la cavalerie légère de l’avant-garde, poussé par
son ardent désir d’en venir aux mains avec l’armée persane, et séduit par
l’heureux succès de quelques escarmouches, se laissa entraîner à attaquer
l’ennemi, quoique Mikhaloghli eût opéré sa retraite devant la supériorité des
Persans. Mahmoud-Pasha, qui suivait Khass Mourad-Pasha, lui envoya l’ordre de
retourner et de ne pas faire un seul pas en avant; mais Mourad n’écouta que son
courage, et tomba dans le piège qu’Ouzoun-Hasan lui avait tendu en simulant une
retraite, pour l’attirer dans une embuscade. Mourad s’aperçut trop tard des
funestes conséquences de son imprudence; sa valeur héroïque ne put le sauver;
il resta sur le champ de bataille avec la plus grande partie des troupes qu’il
commandait. Trois des hommes les plus distingués de l’armée ottomane, Omarbeg,
fils de Tourakhan, l’ancien gouverneur du Péloponnèse, Hadjibeg, defterdar de
Roumilie, et le légiste Ahmed-Tschelebi, fils de Fenari, tombèrent au pouvoir
de l’ennemi. Ouzoun-Hasan les traîna à sa suite en les faisant étroitement
garder dans leur tente; le reste des prisonniers fut conduit à Baïbourd (Bœberdum).
A la vue de ces nobles captifs, Ouzoun-Hasan s’écria d’un ton triomphant et en
s’adressant à Omarbeg: que les Ottomans étaient bien déchus de leur puissance,
puisqu’il avait détruit les troupes de Roumilie, l’élite de leurs armées, et
qu’il retenait captif le fils du conquérant du Péloponnèse. Omarbeg lui
répondit que sa joie était prématurée, et que le sultan disposait encore de
plusieurs centaines de mille hommes tels que lui. Ce langage irrita le
conquérant de la Perse, et ce ne fut qu’en ajoutant quelques paroles flatteuses
qu’Omarbeg parvint à l’apaiser.
Mohammed se consola de cette défaite par un songe, qu’il
eut en effet, ou qu’il jugea à propos d’inventer pour relever le courage de ses
soldats. Il avait rêvé que lui et Ouzoun-Hasan, tous deux en costume de
lutteurs, mesuraient leurs forces et leur adresse. Mohammed, cédant au premier
effort de son adversaire, avait d’abord ployé les genoux; mais bientôt,
rassemblant toutes ses forces, il avait porté à Ouzoun-Hasan un tel coup sur la
poitrine qu’un morceau de son cœur était tombé à terre. A son réveil, Mohammed
raconta cette vision à ses généraux et à ses vizirs. On en tira le plus
favorable augure; le bruit s’en répandit dans le camp, ranima tous les esprits,
et on marcha contre l’ennemi avec assurance. Ce rêve eut tous les résultats
qu’on pouvait en espérer, car peu de jours après il se changea en réalité. Le
sultan remporta une victoire signalée sur Ouzoun-Hasan dans le voisinage
d’Erzendjan. L’armée ottomane avait fait six journées de marche dans le pays
d’Ouzoun en se dirigeant sur Baïbourd; elle arriva le septième jour, lundi, le
1er rebioul-ewwel (26 juillet 1473), près de Terdjan à Outschaghizli. Là,
Mohammed reconnut l’armée ennemie rangée en ordre de bataille sur les hauteurs
d’Otloukbeli; l’aile droite d’Ouzoun-Hasan était commandée par son fils puîné,
Seïnel, et l’aile gauche par son fils aîné, Oghourlou-Mohammed. Le sultan
opposa ses deux fils aux fils d’Ouzoun-Hasan: le prince Moustafa à l’aile
gauche, avec les troupes d’Asie et les azabs; et le prince Bayezid à l’aile
droite avec les troupes d’Europe et les janissaires. Seïnel ne put soutenir le
choc impétueux de Moustafa-Sultan; ses gens furent culbutés et lui-même tomba
sur le champ de bataille. Mahmoud, l’aga des azabs, lui trancha la tête et vint
la déposer aux pieds du prince qui se hâta de l’envoyer à l’empereur. Ainsi le
songe de Mohammed fut réalisé, car les enfants s’appellent, en turc et en
persan, les morceaux du cœur de leur père. Cependant Bayezid, aussi heureux que
son frère, renversa l’aile gauche de l’ennemi commandée par le prince
Oghourlou-Mohammed; l’armée turcomane se trouva bientôt dans le plus grand
désordre, et Ouzoun-Hasan, voyant la bataille perdue, abandonna son camp et
prit la fuite. Pendant trois jours, Mohammed resta sur le champ de bataille,
occupé à faire massacrer les prisonniers. Les savants seuls dont Ouzoun-Hasan,
grand protecteur des sciences, aimait à s’entourer, eurent la vie sauve. Parmi
eux se trouvaient le juge Mahmoud Scherikhi, un des savants les plus renommés
de l’Irak; Kazi-Hossnkeïfi, l’imam d’Ouzoun-Hasan, et Seïd-Mohammed, secrétaire
d’État pour le chiffre de ce prince; Mohammed II ordonna qu’on les délivrât de
leurs chaînes, et les traita lui-même avec distinction.
Les émirs de la famille du Mouton-Noir qu’Ouzoun-Hasan
avait fait prisonniers, et qu’il traînait à sa suite depuis la défaite du
sultan Djihan, furent rendus à la liberté; le vainqueur se souvint qu’ils
étaient d’anciens protégés des sultans ottomans. Trois Mirza du sang de Timour,
Mirza-Mohammedbeg-Sakir, Mirza-Seïnel et Mirza-Mozaffer, tous parents par leur
mère d’Osman-Baïenderi, l’aïeul d’Ouzoun-Hasan, furent envoyés à Amassia, comme
prisonniers d’État; deux autres des principaux émirs d’Ouzoun-Hasan, Elpaout-Mohammedbeg
et Omarbeg, fils de Tscha-kirlü-Bayezid furent jetés dans les fer; quant à
l’Ottoman Ditrik, fils de Sinanbeg, qui, pour compléter ses études, s’était
rendu à la cour du roi de Perse, et avait encouragé Ouzoun-Hasan à marcher sur
Roum, il fut mis à mort. Trois mille Turcomans eurent le même sort; mais tous
ne furent pas exécutés à la fois ou dans la première ivresse de la victoire.
Pour faire durer plus longtemps ce spectacle cruel, on emmena les prisonniers,
et à chaque halte on en choisissait quatre cents pour leur trancher la tête.
Ces sacrifices aux mânes des Turcs tombés dans la bataille d’Otloukbeli se
continuèrent pendant sept jours; le huitième, l’armée victorieuse arriva au
pied de Karahissar, une des places les mieux fortifiées de cette partie de
l’Arménie. Dès l’ouverture de la campagne contre Ouzoun-Hasan, Mohammed-Pasha
avait émis l’opinion, dans le conseil, qu’il fallait d’abord s’emparer de la
forteresse de Karahissar, disant qu’il pouvait être très dangereux de laisser
l’ennemi en possession d’une forteresse aussi formidable sur les derrières de
l’armée. «Il ne s’agit pas de conquérir des forteresses, mais de battre des
armées» lui répondit le sultan transporté de fureur, mais ajournant l’explosion
de son ressentiment. Découragée par la défaite du conquérant de la Perse,
Karahissar se rendit à la première sommation; elle trembla, dit Neschri, sous
le puissant regard du terrible sultan. Darabbeg, le commandant de Karahissar,
reçut le sandjak de Tschirmen en récompense de sa prompte soumission; à cette
occasion Mohammed fit don à l’armée des dix millions d’aspres, qu’il lui avait
fait distribuer à son entrée en campagne, comme un à-compte sur la solde à
laquelle elle avait droit; en même temps il donna la liberté à tous ses
esclaves des deux sexes, soit que cet affranchissement fût l'accomplissement
d’un vœu, et qu’il voulût prouver sa reconnaissance envers Dieu de l’heureuse
issue de son expédition, soit qu’il y eût été poussé simplement par un
sentiment d’humanité. Une parole du sultan rendit la liberté à plus de quarante
mille jeunes gens, et à un grand nombre de jeunes filles. Ayant ainsi fait la
part de la justice et de la clémence, Mohammed songea à écrire des lettres de
victoire qu’il data de Schabin-Karahissar (le château noir d’alun), nom tiré
des mines d’alun qui se trouvent dans le voisinage de cette forteresse. Ces
lettres de victoire furent adressées au sultan Houseïn-Baïkara,
arrière-petit-fils de Timour, et prince de Khorasan, celui qu’Ouzoun-Hasan
avait naguère vaincu, et à son fils Djem, gouverneur de Kastemouni. En outre,
ordre fut donné à tous les sandjaks et beglerbegs de l’empire, de préparer des
fêtes publiques en l’honneur de la victoire d’Otloukbeli.
Le premier acte politique qui signala le retour de
Mohammed à Constantinople fut la destitution de Mahmoud-Pasha, qui perdit une
seconde fois sa charge de grand-vizir. Plus d’un prétexte avait motivé la
colère du sultan d’abord Mahmoud avait refusé de se charger du
commandement général de l’armée d’expédition rassemblée à Scutari, et qui
devait entrer en campagne au milieu de l’hiver; en second lieu son insistance
pour qu’on commençât les opérations de la guerre par le siège de
Schabin-Karahissar, avait ajouté au ressentiment du sultan; enfin et surtout la
proposition faite en plein divan après la bataille d’Otloukbeli, proposition
qui avait pour but d’empêcher qu’on ne poursuivît l’ennemi jusqu’au cœur de ses
Etats, et qui prévalut contre l’avis de Mohammed, attira à Mahmoud toute la
colère de son maître. Pourtant Mohammed sut dissimuler et reculer sa vengeance
tant qu’il eut besoin des talents et du bras de son grand-vizir. Mais la guerre
finie, cette vengeance éclata d’abord par la destitution de Mahmoud et bientôt
par une sentence de mort rendue (1474) contre lui, car la nature sanguinaire du
sultan ne pouvait se contenter d’une simple destitution. Le prétexte ne fut pas
difficile à trouver; s’il faut en croire les historiens ottomans, Mahmoud le
fournit lui-même: ils prétendent qu’à la mort du prince Moustafa, l’ex
grand-vizir fit voir une joie maligne, joua aux échecs, et se montra vêtu de
blanc au lieu d’avoir pris les habits de deuil. Mais ce n’était pas là son
véritable crime; l’indépendance dont il avait fait preuve dans maintes
circonstances était le plus grand grief du sultan contre lui; celui-ci lui en
voulait surtout d’avoir jadis prolongé par humanité la vie du roi de Bosnie, et
d’avoir favorisé la fuite, à Selefké, du prince de Karamanie, Ishakbeg. Telles
furent les causes de sa condamnation et de sa mort; le ressentiment que
Mohammed conserva de ces actes d’indépendance suffit pour lui faire oublier les
services du conquérant de la Bosnie, de la Servie et de Négrepont; la
protection éclairée que Mahmoud avait accordée aux sciences, et même les
institutions utiles dont l’Etat lui était redevable, furent impuissantes pour
le sauver d’une mort ignominieuse. Mahmoud, né d’un Grec et d’une Illyrienne,
avait été converti par la violence à l’islamisme dès son enfance; c’est le
premier grand-vizir de l’empire ottoman qui se soit montré digne de ce titre.
De nombreux monuments, dont plusieurs se sont conservés jusqu’à nos jours à
travers quatre siècles, témoignent de son amour pour les arts, et des soins
qu’il donnait à la fondation d’établissements d’utilité publique. Parmi ces
monuments on distingue les mosquées et les bains de Constantinople et de Sofia
qui portent le nom de leur fondateur. On a encore de nos jours le recueil des
lettres de Mahmoud à Mir-Alischir, grand-vizir du sultan Ebn-Saïd, célèbre par
ses poésies persanes et tschayataïennes, et plus encore comme fondateur d’un
grand nombre de mosquées, de collèges, de caravanseraïs, d’hôpitaux, de khans
pour les voyageurs, de bains et de ponts. Mahmoud-Pasha était aussi poète, et
avait comme tel le nom d’Adeni, c’est-à-dire de poète Adenien. Il était juste
et libéral envers les savants, dont plusieurs lui ont dédié leurs ouvrages.
Après la construction du collège qu’il fit bâtir à Constantinople, il donna aux
élèves (danischmends) deux turbans, un morceau d’étoffe de laine pour un habit
d’hiver, un morceau d’écarlate pour un vêtement d’été, et cinq cents aspres. Un
jour de chaque semaine il invitait les savants à sa table; parmi les mets qu’il
faisait servir se trouvait régulièrement un plat de riz assaisonné avec des
pois, dont un grand nombre étaient d’or pur; chaque convié devenait
propriétaire de ce qui se trouvait dans sa cuiller; Mahmoud en se mettant à
table avait coutume de dire: «Quiconque jouit des faveurs de la fortune doit
sans cesse avoir l’or à la bouche pour le répandre.» Plus d’une fois il
prononça ces paroles pleines de sens et d’équité en présence de Mohammed. Un
jour le sultan s’avisa de demander à un mollah (légiste) d’où pouvait provenir
à son avis la décadence rapide de la Crimée qui comptait jadis plus de quatre
cents légistes voués à l’étude des sciences; celui-ci lui répondit que la faute
en était au dernier vizir qui, traitant avec mépris les oulémas (docteurs de la
loi mahométane), avait changé la Crimée, ce paradis terrestre, en un désert
rempli de ruines. Mohammed saisit cette occasion pour rappeler à son
grand-vizir la manière dont il devait traiter les savants, et la haute
protection qu’il devait accorder aux sciences. Mahmoud lui répondit que la
faute commise par le grand-vizir n’était que la conséquence inévitable d’une
première faute que le sultan lui-même avait à se reprocher celle de n’avoir pas
choisi un vizir plus capable; cette franche et maladroite vérité ne contribua
pas pour peu sans doute à accélérer la fin déplorable de celui qui n’avait pas
craint de la dire. Avant de recevoir le coup fatal, Mahmoud fit son testament
dans lequel on trouve ces mots: «Je suis arrivé à la Porte du sultan avec un
cheval, un sabre et cinq cents aspres; tout ce que j’ai acquis depuis est la
propriété du Padishah; je le supplie en grâce de conserver la vie à mon fils
Mohammedbeg. J’espère qu’il voudra bien aussi maintenir mes fondations pieuses.
Mohammed, en livrant à la mort son grand-vizir, ne put cependant empêcher qu’il
ne passât dans l’esprit du peuple pour martyr. La tradition nous rapporte une
légende composée sur les circonstances de sa mort: cet écrit, plein
d’indignation contre la tyrannie de Mohammed, réclame contre elle avec force et
dans un style aussi simple que noble.
Le sultan, de retour de sa campagne contre Ouzoun-Hasan,
avait chargé le prince Moustafa, gouverneur de Karamanie, et Keduk-
Ahmed-Pasha, nommé plus tard successeur du grand-vizir Mahmoud, de terminer la
guerre dans la Cilicie-Pétrée et sur les côtes de l’Asie-Mineure, où quelques
châteaux-forts tenaient toujours pour les princes du pays, Pir-Ahmed et
Kasimbeg. Avant de raconter la fin de cette guerre d’après les historiens
ottomans, jetons un regard sur les opérations de la flotte des croisés,
stationnée sous les ordres de l’amiral vénitien, Pierre Mocenigo, dans les
parages de la Karamanie, tandis que Mohammed marchait contre Ouzoun-Hasan. A la
première nouvelle du départ du sultan de Constantinople, le pape Sixte IV avait
envoyé ses légats, les cardinaux Bessarion, Bembo et Borgia, pour engager la
France, l’Allemagne et l’Espagne, à prendre la croix contre les Turcs, et pour
inviter les monarques de ces pays au concile convoqué dans le Lateran. En
attendant, il conclut avec Venise et Naples une triple alliance qui reçut le
nom d’alliance de Caraffa, de l’agent qui avait le plus contribué à faire
signer le traité. De son côté Ouzoun-Hasan avait fait partir, dès le
commencement des troubles qui éclatèrent en Karamanie, un ambassadeur pour
l’île de Rhodes et Venise: il l’avait chargé de négocier avec la république et
l’ordre de Saint-Jean une alliance offensive et défensive, et surtout de
demander à ces deux puissances des armes à feu et un certain nombre
d’artilleurs pour diriger la fonte de canons dans ses Etats; car il s’était
convaincu par ses défaites précédentes que c’était moins le courage de ses
soldats qu’il devait accuser, que l’infériorité de son artillerie, qui
n’existait que de nom dans son armée. Le sénat de Venise reçut avec
empressement ces nouveaux alliés, et fit partir pour les côtes de Karamanie
Josaphat Barbaro avec quatre galères: deux de ces galères transportèrent en
Asie deux cents artilleurs, les deux autres étaient lourdement chargées de
poudre et de canons. Trente-sept ans avant cette époque, Josaphat Barbaro, âgé
seulement de seize ans, avait fait un voyage en Orient, à Tana, sur les bords
de la mer d’Azov (Palus Maeotis), voyage dont il avait donné la description. La
république fut déterminée à cette expédition lointaine par les rapports de
Caterino Zeno, son ambassadeur à la cour d’Ouzoun-Hasan, et par la malheureuse
issue des négociations de paix entamées avec Mohammed par Niccolo Cocco et
Francesco Capello, négociations dans lesquelles s’était entremise la veuve du
sultan Mourad II, la princesse servienne, Mara. De son côté Mohammed, craignant
l’intervention des Vénitiens en faveur d’Ouzoun-Hasan, avait fait faire des
propositions de paix à la république par l’intermédiaire de Leonardo Boldu,
commandant de la forteresse de Scutari; mais on ne s’était pas entendu, et ces
ouvertures étaient restées sans résultat. Mohammed offrait de renoncer au
paiement de cent cinquante mille ducats qui lui étaient dus par des négociants
de Venise, à condition que le sénat de cette ville abandonnerait toutes ses
prétentions sur l’Albanie, et la ville de Croïa conquise par Scanderbeg sur le
prédécesseur de Mohammed, et dont la république s’était rendue protectrice;
mais celle-ci réclamait avant tout la cession du Négrepont. Cette clause mit
fin aux négociations, qui du reste se poursuivaient péniblement, moins
cependant à cause de la mauvaise volonté des deux partis, que par la difficulté
et la longueur des distances, et la guerre recommença avec plus d’ardeur que
jamais.
Une flotte de quatre-vingt-cinq galères, après avoir
saccagé Delos et Medilu, et incendié la ville de Smyrne, arriva à pleines
voiles sur les côtes de Karamanie. Cette flotte se composait de dix-neuf
galères du pape sous les ordres du cardinal Caraffa, de dix-sept galères de
Naples et de quarante-sept galères vénitiennes, dont douze équipées par les
Esclavons, et deux équipées par les chevaliers de Saint-Jean de Rhodes. Pietro
Mocenigo, nommé capitaine-général de la flotte vénitienne, commandait en chef
toute l’expédition, et avait sous lui les provéditeurs messer Marin Malipiero,
messer Luigi Bembo et Vittore Soranzo; parmi les capitaines des galères se
trouvait le Dalmate Coriolano Cippico de Traou (Tragurium), celui qui a écrit
la relation de cette campagne. La flotte des croisés mit tout à feu et à sang
sur son passage; de toutes les villes qui eurent à souffrir de ses
dévastations, il n’en est point dont le sort ait été plus déplorable que celui
de Satalia et de Smyrne. C’est sur Satalia que les croisés dirigèrent leur
première attaque. Satalia ou Atalia, port bien fortifié et défendu par une
nombreuse garnison, est situé sur la côte déserte de la Pamphylie. C’était à
cette époque une des plus grandes et des plus opulentes des villes maritimes de
l’Asie- Mineure. Elle faisait un commerce immense et était fréquentée par les
marchands de presque toutes les nations, et principalement par ceux d’Egypte et
de Syrie. C’était l’entrepôt des marchandises qui venaient de l’Inde et de
l’Arabie: les aromates, les poivres, les girofles, le cinnamomum ou canelle, et
les épiceries de toute espèce, ainsi que les tapisseries et d’autres ouvrages
d’art, abondaient dans ses murs. Arrivé à la hauteur de la ville, Vittore
Soranzo s’avança avec dix galères et rompit à coups de canon la chaîne qui
fermait le port. Les Vénitiens et leurs alliés vinrent donc mouiller sous les
remparts de la ville. Après avoir pillé le marché et chargé leurs vaisseaux de
toutes les richesses d’Atalia, ils se mirent en devoir de s’emparer de la
forteresse qui était entourée d’un double mur et d’un double fossé. Le premier
rempart fut pris d’assaut, et on pratiqua des mines pour faire sauter le second,
mais sans succès. Les assiégés se défendirent avec la plus grande bravoure, et
rendirent inutiles tous les efforts des Vénitiens. Ils furent repoussés partout;
au moment où l’assaut languissait, une voix de femme rappela du haut des murs
les Chrétiens qui commençaient à perdre courage: c’était une Esclavonne, qui,
retenue depuis longues années dans l’esclavage des Turcs, voulait, avant de
mettre fin à ses jours, ranimer par une résolution héroïque l’ardeur des
Chrétiens contre ses oppresseurs; après les avoir exhortés à continuer
l’assaut, elle se précipita au pied des murs où elle rendit le dernier soupir.
Au coucher du soleil, les assiégeants suspendirent l’attaque. Comme ils
manquaient de grosse artillerie pour ouvrir la brèche, et que d’ailleurs les
échelles qu’ils avaient préparées pour escalader les murs se trouvaient trop
courtes, les généraux vénitiens résolurent, dans un conseil de guerre qui fut
tenu pendant la nuit, d’abandonner l’entreprise et de partir le lendemain. Mais
avant de lever l’ancre, ils mirent le feu aux faubourgs où se trouvaient les
boutiques des marchands, et rasèrent les riches plantations d’arbres qui
entouraient la ville. D’Atalia la flotte cingla vers Rhodes, d’où elle s’avança
dans l’Archipel et vers les côtes d’Ionie. Smyrne, que les Turcs appellent
Ismir, était une ville tout aussi commerçante et aussi riche que Satalia; mais
ses moyens de défense étaient insuffisants. Dans une de ses incursions sur les
rivages ioniens, Mocenigo débarqua un corps nombreux de troupes, qui ne tarda
pas à réduire Smyrne. Les Vénitiens traitèrent cette ville à peu près comme les
Ottomans avaient coutume de traiter les villes prises d’assaut; ils se
répandirent dans les différents quartiers, massacrèrent les hommes, et
enfoncèrent les portes des mosquées, qui servaient de refuge aux femmes et aux
jeunes filles contre leurs brutales passions. Smyrne, célèbre non seulement par
son commerce, mais encore par son industrie et ses manufactures, était du reste
une proie assez riche pour assouvir leur barbare cupidité. Mocenigo, loin
d’inspirer à ses troupes des sentiments d’humanité, les excitait au contraire
au pillage et à la barbarie. Il promit un ducat d’or pour chaque tête de Turc
qu’on lui apporterait, et trois pour chaque individu des deux sexes qui lui
serait amené vivant; ceux dont on put s’emparer ainsi furent vendus à l’encan.
La milice qui servait sous Pietro Mocenigo était en grande partie composée
d’Epirotes, plus connus sous le nom de Stradiotes, tous gens très propres à ce
genre de guerre et très avides de pillage; chaque vaisseau vénitien comptait
dix cavaliers de cette nation.
L’année qui suivit la prise de Smyrne, Mocenigo retourna
avec sa flotte sur les côtes de Karamanie pour porter secours à Kasimbeg qui
faisait le siège de la ville de Selefké. Il jeta l’ancre dans le port d’Aghaliman,
appelé San-Theodoros par les Vénitiens, et qui était jadis un des plus fameux
repaires des corsaires ciliciens. Vittore Soranza se rendit en qualité d’envoyé
de Mocenigo au camp du prince de Karamanie, pour concerter avec lui les
opérations de la campagne. Kasimbeg assiégeait à la fois la forteresse de Selefké,
et les deux forts de Sighin et de Kourkoa situés à une petite distance de la
côte à l’ouest de Selefké. Le Cilicien Moustafa qui commandait Sighin trahit la
confiance de son maître, et se rendit, quoique sa position avantageuse sur une
montagne escarpée lui donnât toute facilité de se défendre; ce fort fut
sur-le-champ remis par Mocenigo à Yousouf, l’un des généraux de l’armée de
Kasimbeg. De retour de cette expédition, la flotte fit voile pour le fort de
Kourko (Corycus) qui, baigné de deux côtés par la mer, était défendu du côté de
la terre par un fossé large et profond et par un double rempart. La petite île
d’Arsinoé, que Cippico nomme Eleusa, est située vers l’orient et couverte des
ruines d’anciens édifices. Ismaïl, capitaine des janissaires, renégat esclavon,
et commandant le fort de Kourko ou Khorgos, se rendit sans avoir fait une vive
résistance; le Grec Esibei, qui aurait pu facilement se défendre dans le
château de Selefké, placé sur la crête d’un rocher, et pourvu d’une garnison de
deux cents hommes, suivit l’exemple des deux précédents. Kasimbeg témoigna sa
reconnaissance au capitaine-général de la flotte vénitienne, après la soumission
des trois places, en lui faisant présent d’un cheval de race richement
enharnaché, auquel il joignit, selon l’usage du pays, un léopard apprivoisé. La
flotte vénitienne, forte de quatre-vingt-dix-neuf voiles se porta ensuite dans
la baie de Makri (l’ancien Telmissus); le renégat servien Carego rendit la
citadelle qui la dominait après une faible défense. La ville fut livrée au
pillage et réduite en cendres, les jardins entièrement détruits par le feu et
par la hache. Le butin fut distribué comme d’habitude : les Stradiotes reçurent
trois ducats pour chacun des prisonniers qui furent vendus au plus offrant, de
sorte que le commerce d’esclaves n’était pas alors moins lucratif pour les
Vénitiens que pour les Turcs. Mocenigo aborda encore aux villes de Phiscus et
de Mira sur la côte de la Lycie; mais dès qu'il eut appris la défaite d’Ouzoun-Hasan,
il fit voile pour l’île de Chypre. Après la perte de la bataille d’Otloukbeli,
Ouzoun-Hasan avait congédié les ambassadeurs de Venise, de Rome et de Naples,
accrédités à sa cour, en leur faisant la demande la plus pressante de nouveaux
secours pour l’année suivante.
Pour mettre fin à la guerre en Karamanie, et réduire
définitivement les forteresses qui obéissaient encore aux princes du pays,
Keduk-Ahmed-Pasha, qui commandait l’armée ottomane sous le prince Moustafa, se
porta dans l’intérieur de la Cilicie. Outre les places de Sighin, de Kourko et
de Selefké, reprises sur les Turcs par les troupes de Mocenigo, les forts d’Ermenak
, de Minan et de Deweli-Karahissar, tenaient encore pour Kasimbeg et Pir-Ahmed.
Celui-ci s’était campé sur les hauteurs de Yellidepé (la colline venteuse) près
de Larenda; c’est là qu’il reçut les envoyés d’Ahmed-Pasha, qui lui faisait
proposer une entrevue amicale: trop confiant dans la parole d’un traître qui
n’avait d’autre dessein que celui de s’emparer de sa personne, le prince de
Karamanie n’échappa que par miracle à la poursuite de la cavalerie ottomane,
placée en embuscade pour se saisir de lui. Ahmed-Pasha se consola d’avoir
échoué dans la trahison qu’il avait méditée, en s’emparant par un coup de main
de la place forte d’Ermenak, dans le voisinage de laquelle la célèbre grotte
corycienne de safran attend encore la visite d’un voyageur d’Europe. Après la
réduction d’Ermenak, Keduk-Ahmed forma le siège de Minan, où s’était réfugié
Pir-Ahmed, avec ses trésors et son harem. Le fort de Minan est assis sur un
rocher escarpé. Ainsi protégé, Pir-Ahmed put braver d’abord tous les efforts
des assiégeants. La nécessité de placer l’artillerie sur les hauteurs qui
commandent le fort, afin de pouvoir foudroyer les murs, était un obstacle
presque insurmontable à l’attaque; ce ne fut qu’après des peines inouïes, que
les assiégeants parvinrent à y établir quelques batteries. La garnison fit une
vigoureuse résistance; mais enfin, Yousouf, qui la commandait, fut réduit à
capituler. Pir-Ahmed, soit qu’il se trouvât lui-même dans Minan pendant le siége,
ou qu’il y fût arrivé à l’époque de la reddition, se précipita du haut des murs
qui ne pouvaient le protéger plus longtemps; il ne put supporter la douleur
d’avoir perdu son harem et ses trésors, et de se trouver exposé à une mort
ignominieuse de la main des Ottomans. De Minan, Ahmed-Pasha marcha sur la ville
de Selefké; il préféra encore là employer la ruse plutôt que la force ouverte,
et cette fois il en obtint plus de succès que lorsqu’il s’était agi de
s’emparer de la personne de Pir-Ahmed. Corrompus par ses promesses, les
artilleurs de Selefké mirent le feu au magasin de poudre: l’explosion qui
s’ensuivit pratiqua une brèche dans les murailles; les Ottomans, profitant du
trouble et de la consternation que ce malheureux événement avait répandus dans
le reste de la garnison, s'élancèrent par la voie qui venait de leur être
ouverte, et n’eurent pas de peine à se rendre maîtres de la ville. Cent
quatre-vingts soldats, qui, fidèles à leur prince, avaient essayé de défendre
le château, furent passés au fil de l’épée. Le prince Moustafa voulut se
charger en personne de soumettre la forteresse de Deweli-Karahissar; mais se
sentant déjà malade, il remit le soin de pousser le siège à Kodjibeg, l’un de
ses plus braves capitaines. Celui-ci ayant sommé le commandant de Deweli,
Atmadjabeg, de rendre la place, Atmadjabeg répondit qu’il n’ouvrirait les
portes de Deweli qu’à Moustafa lui-même. Quoique dans un grand état de
faiblesse, le prince s’empressa de s’y rendre. Atmadjabeg, fidèle à sa parole,
vint à sa rencontre pour lui présenter les clefs de la ville. Mais Moustafa
étant trop malade pour pouvoir lui-même en prendre possession, dut laisser ce
soin à Ahmed-Pasha. Moustafa, pendant son retour à Koniah, fut surpris par la
mort à Bozbazardjik, près de Nikdeh. Cet événement entraîna le supplice de
Mahmoud-Pasha, ainsi que nous l’avons dit plus haut; la charge de grand-vizir
fut conférée à Keduk-Ahmed-Pasha, et le gouvernement de Karamanie, devenu
vacant par le décès du prince Moustafa, fut donné à son frère Djem, connu en
Europe sous le nom de Zizim, précédemment gouverneur de Kastemouni.
Djem, jeune prince de dix-huit ans qui donnait les plus
grandes espérances, réunissait à un esprit cultivé une adresse surprenante dans
tous les exercices du corps, avantage physique qui lui gagna bientôt l’affection
d’une race d’hommes aussi braves que les peuples de Karamanie. Dès l’âge de dix
ans, il avait été nommé gouverneur de Kastemouni; ce fut dans cette ville, qui
a vu naître un grand nombre de poètes, que se développèrent ses dispositions
pour la poésie; sa première œuvre fut la traduction d’un poème romantique
persan qu’il dédia à son père; bientôt il composa lui-même des ghazles. Arrivé
en Karamanie, Djem, sans cesser de cultiver la poésie, se livra assidûment à la
gymnastique; il devint surtout habile à la lutte, exercice dans lequel les habitants
de la Cilicie excellaient déjà du temps des sultans seldjoukides. Le jeune
prince augmenta de quelques livres le poids de la massue conservée à Koniah et
à Larenda, et dont s’était servi Alaeddin-le-Grand, qui avait la réputation
d’un fort lutteur; la facilité avec laquelle il maniait cette arme, lui valut
le titre de premier pehliwan ou premier lutteur de son époque. Sous le
gouvernement d’un prince de ce caractère, les indomptables montagnards
d’Itschil et les habitants de la Karamaniem si remuants d’ordinaire, subirent
docilement les chaînes que le conquérant leur avait imposées.
LIVRE XVI. MOHAMMED II.
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