HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DE L'EMPIRE OTTOMAN
LIVRE XIV. MOHAMMED II
Coup-d’œil sur les derniers exploits de Scanderbeg —Prise
de Sinope, d’Amassia et de Trébizonde — Vlad l’empaleur — Conquête de Bosnie, de Lesbos, d'Hexamilon et de
Corinthe, dans la guerre vénitienne — Seconde et troisième expéditions en
Karamanie — Constructions de Mohammed — Conquête de Négrepont
Sept ans s’étaient passés depuis la prise de
Constantinople sans que Mohammed eût pu mettre le pied en Asie, tellement cet
espace de temps avait été dévoré par ses conquêtes en Europe, l’asservissement
de la Grèce et les guerres de Servie et d’Albanie. Si la Servie était soumise,
l’Albanie avait conservé son indépendance, grâce à l’héroïque persévérance de
Scanderbeg. Ce qui restait de la puissance des empereurs de Byzance dans le
Péloponnèse avait été balayé par les armées turques; mais un Comnène régnait
encore à Trébizonde sur les ruines de l’empire grec. Pour renverser ce dernier
débris, une campagne en Asie était nécessaire, mais il fallait d’abord
s’assurer la tranquillité en Europe. Cette raison détermina Mohammed à
conclure, presque immédiatement après la conquête de la Morée, un traité de
paix avec Scanderbeg. Nous avons gardé le silence sur le héros albanais depuis
la mort de Mourad II; mais, pendant ces dix années, il n’avait cessé de
combattre, toujours avec gloire, souvent avec succès, les armées envoyées
contre lui. Les historiens ottomans se taisent entièrement sur les exploits de
Scanderbeg, non seulement pendant ce laps de temps, mais encore pendant les
sept années suivantes. Ils ne daignent parler du héros épirote, qu’a dater du
moment où Mohammed se met lui-même en marche pour l’Albanie. La multitude des
faits qui se pressent à cette époque ne nous permet pas de donner un grand
développement au récit des événements particuliers à l’Empire; nous ne mentionnerons
ici que le résultat des batailles et des sièges qui eurent lieu dans ces
guerres mémorables, la défection de Moses et d’Hamza, le premier armistice, et
la paix définitive conclue deux ans après.
Dans les premiers temps qui suivirent l’avènement de
Mohammed, Hamza, neveu de Scanderbeg, avait fait prisonnier le chef d’une
expédition turque, appelé comme lui Hamza. Dans un autre combat, quatre mille
Ottomans étaient restés sur la place avec leur général Debreas,
percé lui-même d’outre en outre par la lance de Scanderbeg. Encouragé par ses
succès Scanderbeg mit le siège devant la ville de Belgrade en Albanie, dans
l’attaque de laquelle il déploya les ressources stratégiques les plus
ingénieuses. Il s’en croyait déjà le maître; mais avant que la trêve, au terme
de laquelle la place devait se rendre, si elle n’était pas secourue, fût
expirée, Sewali arriva avec une puissante armée et le força à accepter la
bataille; Scanderbeg fut défait. En voyant sa proie lui échapper avec la
victoire, on rapporte que sa lèvre inférieure s’entr‘ouvrit et qu’il en jaillit
du sang, comme cela lui arrivait toutes les fois qu’il éprouvait une violente
irritation, soit dans le combat, soit dans le conseil. Outre une perte de cinq
mille hommes, Scanderbeg eut à regretter la mort de Mousakhi, son ami et l’un
de ses meilleurs généraux, dont le souvenir s’est perpétué dans un district
d’Albanie qui porte encore aujourd’hui son nom. Les auxiliaires napolitains,
qui combattaient sous les ordres de Mousakhi, étaient tous restés sur le champ
de bataille. Les Turcs, fiers de cette victoire, coupèrent les têtes des morts
pour les envoyer à Constantinople, et écorchèrent un grand nombre de cadavres à
formes athlétiques dont ils empaillèrent la peau, afin de montrer par ces
trophées quels hommes ils avaient vaincus. Scanderbeg voulut soustraire les
restes de ses braves à cette profanation, et confia le soin de leurs
funérailles à sept mille hommes d’élite. Au chagrin de sa défaite était venu se
joindre celui de la défection de son compagnon d’armes, Moses de Dibra. Ce traître, qui avait mis tout en œuvre pour le
détourner du siège de Svetigrade, et qui l’avait
abandonné à celui de Belgrade d’Albanie, accompagna le général turc, Sewali,
dans son retour à Constantinople; mais il n’eut pas lieu d’être flatté de la
réception du sultan, qui, dans toutes les occasions, se montra admirateur des
talents et de la valeur de Scanderbeg. Cependant Mohammed accepta la
proposition qu’il lui fit de venir mettre à ses pieds la tête de cet ennemi
redoutable, et lui confia à cet effet le commandement d’une armée de quinze
mille homme. Scanderbeg l’attendit dans la Basse-Dibra à la tête de dix mille combattants, et remporta sur lui une victoire complète.
A la suite de cette défaite, ayant perdu les bonnes grâces du sultan, Moses
s’enfuit à la faveur d’un déguisement, et alla se jeter aux pieds de l’ami
qu’il venait de trahir. Scanderbeg accueillit avec indulgence son ancien
compagnon d’armes et lui pardonna le passé. Mais un coup encore plus sensible
pour lui fut la désertion de son neveu Hamza, qui, séduit par Mohammed, se
déclara l’ennemi implacable de son propre sang, de son pays et de sa foi. Hamza
reçut conjointement avec Isa, petit-fils d’Ewrenos, le commandement de quarante
mille cavaliers, avec lesquels il alla ravager l’Albanie. Scanderbeg, dont
toutes les troupes réunies ne se montaient qu’à onze mille hommes, parmi
lesquels six mille de cavalerie, se retira à Alessio, sur le territoire de
Venise. Hamza, nommé par le sultan Pasha d’Epire, saccagea tout le pays, et
vint offrir la bataille à Scanderbeg dans la plaine d’Alessio, entre les deux
rivières de Mathia (Drin)
et d’Alboula (Drilo).
Scanderbeg racheta la faiblesse de son armée par la position avantageuse qu’il
sut prendre, en s’adossant au mont Temenios. Trente
mille Turcs restèrent sur la place, et, au dire des historiens, le Drin roula des flots de sang; le général turc, Isabeg, ne
parvint à s’enfuir qu’avec peine; un sandjakbeg et le traître Hamza furent
faits prisonniers. Scanderbeg entra en triomphe à Croïa chargé d’un riche
butin. Mohammed, profondément affecté de la perte de cette bataille et de la
captivité du sandjakbeg, envoya en Albanie Mezidbeg avec une rançon de quinze mille ducats pour le rachat du prisonnier, et
l’autorisation de conclure une trêve. Mais Scanderbeg déclara, dès l’ouverture
des négociations, qu’il ne traiterait de la paix que lorsqu’on lui aurait rendu Svetigrade et Belgrade; cependant Mezid obtint une suspension d’armes jusqu’à l’arrivée de la réponse du sultan à ces
demandes. Il accepta néanmoins la rançon du sandjakbeg et lui rendit la
liberté, ainsi qu’à quarante autres prisonniers de distinction. Flatté de ce
procédé, Mohammed envoya Oumour et Sinan pour
reprendre les négociations de la trêve naguère proposée, et bien quelle ne
reçût pas une consécration officielle, les parties belligérantes y donnèrent
leur consentement tacite. Scanderbeg pardonna à son neveu Hamza, et concerta
avec lui une fuite simulée au moyen de laquelle ce dernier devait se rendre à
Constantinople sans exciter de soupçons, et en ramener, s’il était possible, sa
femme et ses enfants. Mais Hamza mourut avant d’avoir pu exécuter son projet,
empoisonné, à ce qu’on crut, par Mohammed, qui haïssait en lui la principale
cause de sa défaite sur le Drin. A la mort
d’Alphonse, roi de Naples, Scanderbeg se rendit à la cour de Ferdinand, son
successeur, et l’aida dans sa guerre contre Charles VII, roi de France: c’est à
cette époque que Mohammed subjugua le Péloponnèse. Après cette conquête,
pensant que la tranquillité de ses États d’Europe était indispensable à
l’expédition qu’il méditait en Asie, il accorda à Scanderbeg la paix et la
libre possession de l’Albanie et de l’Épire, en stipulant toutefois qu’il lui
enverrait son fils en otage. Scanderbeg refusa d’accéder à cette condition,
alléguant que son fils était encore trop jeune pour pouvoir gouverner; mais il
accepta la paix, qui dès lors fut publiée officiellement (1461).
La conquête du Péloponnèse avait anéanti les derniers
vestiges de la puissance grecque en Europe: Mohammed voulut en finir avec elle
en Orient. De grands mouvements militaires annonçaient une expédition dont
personne ne pouvait dire au juste l’objet. Les conjectures se partageaient à
peu près également entre les Génois d’Amasra, les Turcs de Sinope et les Grecs
de Trébizonde. Au moment où la campagne s’ouvrit un des juges de l’armée ayant
demandé au sultan le but de ces nouveaux armements, il lui répondit
brusquement: «Si un poil de ma barbe le savait, je l’arracherais et le
jetterais au feu.» Mohammed avait pour maxime que le secret et la célérité sont
deux moyens infaillibles de réussite dans les grandes entreprises, et surtout
dans celles de la guerre. Quoiqu’il méditât depuis longtemps l’asservissement
de Trébizonde et de Sinope, il ne s’en prit d’abord qu’aux Génois d’Amasra. En
paix avec le sultan depuis la conquête de Constantinople, ils avaient nourri
l’espoir d’obtenir de lui, comme des empereurs byzantins, la possession de
Galata. Mais sur la réclamation que l’ambassadeur génois lui adressa à cet
effet, Mohammed répondit «qu’il ne devait Galata ni à la force, ni à la ruse;
qu’après la prise de Constantinople les habitants lui avaient offert
d’eux-mêmes les clefs de leur ville, et qu’il les avait acceptées dans
l’intention de leur faire plutôt du bien que du mal.» Sur ce refus, la
république ayant déclaré la guerre à là Porte, Mohammed équipa une flotte de
cent cinquante navires qu’il envoya sous le commandement du grand-vizir
Mahmoud-Pasha, bloquer Amassra, la principale échelle des Génois sur les côtes
asiatiques de la Mer-Noire. Il se mit lui-même à la tête de son armée de terre
et la conduisit d’Akyazi à Amassra, par la route
entre Nicomédie et Sabandja. Amastris, aujourd’hui
Amassra, appelée autrefois Sesamos, est située dans
une petite presqu’île, et protégée à l’est et à l’ouest par un double port.
Pline le jeune lui donna le nom d’œil du monde, à cause de ses beaux édifices,
et les historiens des âges suivants lui reconnaissent une haute importance
commerciale. Les Génois l’avaient choisie pour entrepôt de leur commerce dans
le Pont-Euxin. Elle se rendit à la première sommation; Mohammed expatria les
deux tiers des habitants qu’il envoya coloniser Constantinople, après avoir
prélevé les plus beaux jeunes gens pour son service personnel.
Avant son départ de Brousa, où il attendit quelque temps
l’entier équipement de la flotte de Mahmoud-Pasha, Mohammed avait écrit à
Ismaïl-Beg, de la famille d’Isfendiar, souverain de Penderachie (l’ancienne Paphlagonie) et de Sinope, l’un des
princes que tout récemment encore il avait invité aux fêtes de la circoncision
de ses fils, qu’il eût à pourvoir la flotte des vivres nécessaires, et même
d’argent qu’il pourrait tirer des revenus de ses mines de cuivre. Par une
seconde lettre, il enjoignit à Ismaïl de lui envoyer son fils Hasan à Angora.
Ismaïl, dont le frère Kizil-Ahmed servait depuis longtemps à la Porte du
sultan, obéit à ces invitations, espérant conserver ainsi les faibles débris de
son patrimoine. Hasan fut bien reçu, mais à peine arrivé au camp ottoman il fut
renvoyé avec ce message: «Instruis ton père, lui dit Mohammed, que j’ai un vif désir
de posséder sa ville de Sinope; je le dédommagerai avec la ville de Filibé (Philippopolis en Thrace);
s’il s’y refuse, je saurai bien l’y forcer.» Sans attendre la réponse du prince
de Sinope, il donna en fief, à Kizil-Ahmed, la plus grande partie du territoire
appartenant à son frère Ismaïl, c’est-à-dire tout le district de Kastemouni, et
lui délivra un diplôme de cette cession. Mohammed continua sa marche vers la
capitale d’Ismail, mais avant de commencer les hostilités, il fit représenter
par Mahmoud-Pasha, au prince assiégé, que toute résistance serait inutile,
d’autant plus que la moitié de ses États était déjà passée à son frère Ahmed.
Le descendant d’Isfendiar se plaignit inutilement à Mahmoud que son maître
violait à son égard tous les principes de la justice, et fut forcé de se
soumettre à l’inflexible volonté de Mohammed. Ismaïl, pour lui prouver que,
s’il cédait, ce n’était pas faute de moyens de défense, lui montra l’assiette
de Sinope et l’état des fortifications. Sinope est située sur la côte
méridionale du Pont-Euxin et presque entièrement entourée par la mer. Ses
remparts étaient alors hérissés de quatre cents canons; la garnison était forte
de deux mille artilleurs et de dix mille hommes de troupes réglées.
Lorsqu’Ismaïl, après avoir rendu la ville, voulut, suivant le cérémonial
établi, baiser la main de Mohammed, celui-ci s’y refusa, et l’embrassa avec
effusion, en l’appelant son frère aîné. En dédommagement de la perte de ses
États, Ismaïl reçut le territoire de Yenischer,
d’Aïnegœl et de Yarhissar, et Mohammed prit
possession de la principauté de Sinope. Parmi les vaisseaux du port, il s’en
trouvait un de neuf cents tonneaux, le plus grand qu’on connût à cette époque.
Le sultan l’envoya à Constantinople pour en faire construire un d’après ce
modèle, mais sur des proportions plus grandes encore. Il voulut rivaliser dans
la construction des grands navires avec les Vénitiens et les Aragonais. A l’imitation
d’Alphonse, roi de Naples, des chantiers duquel était sorti le premier vaisseau
de quatre mille tonneaux, le sultan en fit construire un de trois mille; mais
il sombra, comme celui d’Alphonse, avant d’avoir pu gagner la haute mer.
Sinope a, comme Amastris, un double port. Dès la plus
haute antiquité , son importance commerciale en fit le point de mire des rois
et des conquérons du Pont. Le fondateur de ce royaume, Mithridate Ier, força
les habitants de Sinope, par ses entreprises contre leur ville, à la fortifier.
Mithridate-le-Grand, avec lequel s’écroula l’empire du Pont, la déclara sa
capitale. Lucullus, dès qu’il eut réduit Cyzique, en fit la conquête; à son
entrée dans la ville, il massacra huit mille Ciliciens qui n’avaient pas eu le
temps de fuir; mais il rendit aux habitants leurs biens et la belle statue de l’Argonaute Autolycos, auquel on rapporte la fondation de Sinope.
On distinguait encore, parmi les monuments d’art dont elle était ornée, la
sphère de Billaros et la statue de Jupiter, qui,
transférée à Alexandrie, y fut adorée dans un temple magnifique sous le nom de
Jupiter Sérapis. Mais un titre plus grand encore à la célébrité, c’est d’avoir
été la patrie de Diogène. Son commerce consistait principalement alors, comme
aujourd’hui, en câbles, en cordages, en huile de poisson et en thonines qui
abondent dans ces parages. Mohammed se réserva la possession de Sinope. Il fit
du territoire et de la ville de Boli (l’ancienne
Hadrianopolis) un sandjak, qu’il donna à Hasan, fils d’Ismaïl. Kizil-Ahmed fut
investi du reste de l’ancienne Paphlagonie avec la capitale Kastemouni et de
riches mines de fer, sous la condition d’un tribut annuel de cinquante mille
ducats. Le district de Kastemouni occupe par ses mines une place importante
dans les registres de la trésorerie turque, et son nom est célèbre dans la
littérature orientale pour être la patrie de douze poètes, mais dont
quelques-uns seulement méritent ce titre.
Mohammed n’attaqua pas immédiatement l’empereur de
Trébizonde; en sortant de Sinope, au lieu de suivre les côtes, il s’avança dans
l’intérieur du pays et prit la route qui conduit par Amassia et Siwas à Erzeroum. Il voulut se défaire d’abord d’Ouzoun-Hasan, le puissant
prince de la dynastie du Mouton-Blanc, et le mettre dans l’impossibilité de
secourir son allié David Comnène, empereur de Trébizonde. Une année avant la
prise de Sinope, Ouzoun-Hasan avait envoyé à Mohammed une ambassade dans le but
d’obtenir du sultan la remise à son beau-frère, l’empereur de Trébizonde, du
tribut annuel de deux mille ducats qu’il payait à la Porte. Mais cette
ambassade était de nature à faire naître de nouvelles irritations plutôt qu’un
arrangement. Ouzoun-Hasan, pour être plus sûr d’obtenir l’abandon du paiement
imposé à Trébizonde, demanda lui-même le tribut que Mohammed Ier, grand-père du
sultan actuel, payait à son aïeul Kara-Youlouk (la
sangsue-noire), et qui consistait en un don annuel de mille tapis, housses
et bandeaux. Il réclama en outre un arriéré de soixante ans, pendant lesquels
la formalité du présent n’avait pas été remplie. Mohammed écouta
dédaigneusement les ambassadeurs, et leur répondit: «Allez en paix; l’année
prochaine, j’irai moi-même payer ma dette»
A l’est de Tokat, à deux journées de marche de Siwas, se
trouve sur la route d’Erzeroum, qui traverse en cet endroit des contrées
fertiles et bien cultivées, le château-fort de Kajounlühissar. Ouzoun-Hasan
l’avait enlevé, quelque temps avant la prise d’Amassra, à son possesseur
Houseïn. Mohammed envoya le beglerbeg de Roumilie, Hamzabeg, avec l’ordre de s’en emparer, et, en cas de
résistance, de ravager tout le pays environnant. Hamza, fidèle à ses
instructions, ne laissa derrière lui que des ruines et le désespoir des habitants.
La jeune population des deux sexes éprouva surtout les horreurs qui signalent
d’ordinaire le passage d’une armée turque. Les malheurs de ses sujets
semblaient devoir solliciter Ouzoun-Hasan à la vengeance. Mais lorsqu’après la
prise de Kajounlühissar, Mohammed marcha sur Erzeroum, Ouzoun, effrayé, lui
députa sa propre mère, Sara, accompagnée du scheik Houseïn et du beg kurde de Djemizghezek avec de riches présents, pour
traiter de la paix. Le sultan qui se trouvait alors près du mont Boulgar
(l’ancien Scœdissus), leur fit une brillante
réception, appela la princesse sa mère, le scheik, son père, et cédant à leurs
instances, accorda la paix à Ouzoun-Hasan, sous la condition qu’il romprait ses
relations d’amitié avec l’empereur grec. Il abandonna dès lors la route
d’Erzeroum et se dirigea au nord sur Trébizonde. Au passage de l’armée par les
monts Boulgar, Sara, dans l’espoir de déterminer le sultan à revenir sur ses
pas, lui dit en le voyant presque toujours marcher à pied: «Mon fils, comment
peux-tu t’exposer à tant de fatigues pour cette ville de Trébizonde?» Le
sultan, qui pénétra la ruse de Sara, lui répondit: «Ma mère, le glaive de
l’islamisme est dans ma main; sans toutes ces fatigues, je ne mériterais pas le
titre de Ghazi (combattant pour la vraie foi), et aujourd’hui ou demain,
j’aurais honte, si je mourais, de paraître devant Dieu. » Il arriva en peu de
jours devant Trébizonde.
Trapezus, c’est-à-dire, la table ou le carré,
tel fut le nom de cette ville dès les temps les plus reculés. Ce nom est
probablement dû au mur quadrangulaire qui entoure encore aujourd’hui la
forteresse située sur la pente d’une montagne. Colonie grecque de Sinope et
sous la dépendance de la métropole, Trébizonde fit un accueil hospitalier aux
dix mille Grecs que Xénophon ramena de la Perse. Nous ignorons ce que
Mithridate a fait pour Trapezus; mais les soins que prirent Adrien, Justinien
et Trajan, de l’embellissement et de la prospérité de la ville, nous sont
suffisamment prouvés par un grand nombre d’inscriptions, de monnaies, et les
restes du port d’Adrien et de l’aqueduc de Justinien. Trébizonde n’est pas
moins célèbre pour ses poires et six espèces de poissons fort estimés qui
fourmillent dans ses eaux, que Kerassoun (Cerasus ) pour ses cerises, et Sinope pour ses pommes et
ses thons. Riche de tous ces avantages de la nature et de sa position, et
élevée par Trajan au rang de capitale du Pont de Cappadoce, Trébizonde devint
le but des aventureuses excursions des Goths dans la Mer-Noire. Bien que
protégée par un double rempart et forte d’une garnison de dix mille hommes de
troupes aguerries, elle fut surprise par les Goths, qui pillèrent et
massacrèrent les habitants, et revinrent dans leurs barques chargées d’un
immense butin. Lorsqu’après la prise de Constantinople par les croisés, les Angeli, les Lascaris et les Comnènes se partagèrent les
débris de l’empire byzantin, les premiers établirent le siège de leur
domination dans l’Épire, les seconds régnèrent à Nicée, et les troisièmes à
Trébizonde. Ces derniers recueillirent la Cappadoce, la Paphlagonie et quelques
terres voisines. Les faibles souverains de ce petit Etat, qui reçut le titre
fastueux d’empire, entourés de tous les côtés de rois puissants, cherchèrent à
s’assurer la protection de leurs redoutables voisins par des alliances. Non
seulement ils allaient chercher des époux pour leurs filles jusqu’à
Constantinople, mais encore ils les mariaient aux princes musulmans des
dynasties du Mouton-Blanc et du Mouton-Noir, aux petits-fils de Timour et à
d’autres chefs barbares, tels que les Lazes et les Abazes.
L’épouse d’Ouzoun-Hasan, le puissant prince de la dynastie du Mouton-Blanc,
était nièce du dernier empereur de Trébizonde, et fille de son frère et
prédécesseur Joannes, connu par sa vaillante défense du fort de cette ville
contre le scheik d’Erdebil, aux forces duquel il
n’avait que cinquante hommes environ à opposer. L’ennemi persan, le scheik d’Erdebil, se retira; mais Khizrbeg, commandant turc d’Amassia, et administrateur du sandjak au nom du prince
Bayezid qui faisait sa résidence dans cette ville, surprit Trébizonde, et
traîna deux mille habitants en esclavage. Les deux nations étant alors en paix,
Joannes envoya son frère David se plaindre de cette violation du droit des gens
au nouveau souverain ottoman, Mohammed II, qui venait alors de monter sur le
trône. Celui-ci lui fit restituer les prisonniers sous la condition d’un tribut
annuel de deux mille ducats.
Chute de l’empire de Trébizonde
David Comnène, successeur de Joannes, acheta le maintien
de son trône chancelant par la continuation du tribut imposé à son frère,
jusqu’à ce que l’intervention hautaine de son gendre Ouzoun-Hasan amenât
définitivement sa chute. L’arrivée de Mahmoud avec la flotte ottomane précéda
de quelques jours celle de Mohammed par terre; lorsque le sultan parut devant
Trébizonde, l’amiral turc avait déjà tenté quelques attaques, qui avaient été
repoussées avec perte. Mohammed fit signifier à l’empereur, ou de partir en
toute liberté avec ses trésors et ses gens, ou de perdre avec la vie les uns et
les autres. David avait paru d’abord décidé à se défendre à toute extrémité. Il
avait jusque-là repoussé les assauts et les insinuations de Mahmoud, qui lui
représentait sans cesse, dans leurs pourparlers, l’exemple du despote Démétrius
vivant à Aïnos au sein de la richesse; mais troublé par les menaces du sultan
et séduit par ses promesses, il rendit la place et tout son empire à cette
sommation laconique. Mohammed consentit sans difficulté à tous les articles du
traité que lui proposa l’empereur, et s’engagea à lui assigner, dans une autre
contrée, des biens d’un revenu à peu près égal à ceux dont il faisait le
sacrifice. Après l’échange des ratifications du traité, l’empereur envoya au
sultan les clefs de sa capitale et s’embarqua pour Constantinople avec sa
nombreuse famille. Mohammed prit possession de Trébizonde, y établit une
garnison d’azabs et de janissaires, et en confia le gouvernement au sandjakbeg
de Gallipoli. Khizrbeg, sandjak d’Amassia, occupa le
pays découvert. La fleur de la jeunesse de Trébizonde fut réservée à Mohammed,
et enrôlée dans les pages pour servir à ses honteuses passions; une fois la
part du maître prélevée, le reste fut partagé entre les sipahis, les
janissaires et les silihdars. La classe des citoyens les plus aisés reçut l’ordre
d’aller repeupler Constantinople. Il fut enjoint à ce qui restait de la
population de continuer à habiter la ville; mais on la relégua dans les
faubourgs, l’intérieur en étant réservé aux Musulmans. La princesse, fille de
l’empereur de Trébizonde, qui avait été offerte en mariage à Mohammed, fut
dédaignée comme naguère celle de Démétrius; le neveu de David, fils de Joannes,
seul héritier légitime du trône usurpé par David, fut retenu en captivité; le
plus jeune des huit fils de Démétrius abjura la foi de ses pères, se fit
musulman et se rendit en cette qualité à Andrinople. C’est dans cette ville que
se rencontrèrent à la Porte du sultan les deux derniers princes de l’empire de
Byzance, le Paléologue Démétrius et le Comnène David, tous deux chassés de
leurs États, et vivant, le premier à Aïnos, et le second à Seres,
de la pitié de leur superbe vainqueur. Démétrius s’efforça par la suite
d’oublier sous le froc le manteau impérial; mais il dut voir encore, avant de
descendre dans le tombeau, la fin misérable de David et de tous les Comnènes.
Non content d’avoir détruit l’empire de Trébizonde, Mohammed avait projeté
l’extermination de cette famille; il ne cherchait qu’un prétexte pour mettre à
exécution ce perfide dessein, et il ne tarda pas à le trouver. Sur le simple
soupçon d’une lettre écrite à David par sa nièce, l’épouse d’Ouzoun-Hasan, dans
laquelle elle invitait un des fils de l’empereur ou son oncle Alexias à venir chez elle, il ordonna de jeter dans les
prisons d’Andrinople tous les Comnènes. De retour à Constantinople, Mohammed
fit comparaître devant lui David et les siens, et lui ordonna de choisir entre
le Coran et la mort. David répondit qu’il n’avait pas de choix à faire et
refusa courageusement d’abjurer sa religion. A ces mots le sultan prononça la
sentence de mort de la famille entière. David, son frère Alexias,
son neveu et sept de ses fils tombèrent sous la hache du bourreau. Il n’y eut
d’épargné que le huitième en sa qualité de Musulman. La princesse Anna, que son
père avait espéré faire sultane, ne fut admise dans le harem que comme esclave.
Elle fut mariée depuis, une première fois au gouverneur de Thessalie, Saganos étant encore chrétienne; une seconde fois à un des
fils d’Ewrenos, après avoir embrassé l’islamisme. Les fils des principaux
officiers qui avaient suivi David dans l’exil, furent enrôlés comme janissaires
ou comme pages du serai. Mohammed donna leurs filles à ses fils ou à ses pages
favoris, en prit quelques-unes pour son harem et en maria d’autres par la
suite. La sentence prononcée par Mohammed contre les Comnènes portait que leurs
cadavres resteraient sans sépulture, pour servir de pâture aux chiens et aux
corbeaux. L’impératrice Hélène, n’écoutant que le courageux sentiment qui lui
ordonnait de rendre les derniers devoirs à son mari et à ses fils, osa seule
braver la colère du tyran. Revêtue d’une robe de toile grossière, elle se
rendit, une houe à la main, sur le lieu de l’exécution, creusa une fosse,
défendit pendant le jour les restes des chers objets de sa tendresse contre les
chiens et les oiseaux de proie, puis les ensevelit pendant la nuit. Elle mourut
peu de temps après, rongée par la douleur. C’est ainsi que la race impériale de
Byzance disparut ignominieusement de l’Asie et de l’Europe, et que sa puissance
fut engloutie par celle du dominateur des deux mers et des deux parties du
monde, comme signait Mohammed II depuis la prise de Constantinople. La conquête
de Sinope et de Trébizonde était à peine achevée, que le sultan se mit de
nouveau en campagne contre Vlad, voïévode de Valachie. Ce tyran, encore plus
astucieux et plus sanguinaire que Mohammed, est justement flétri par
l’histoire. Les annales de Hongrie, de Valachie et de Turquie, le désignent
sous trois noms qui révèlent suffisamment son caractère. Le premier, sous
lequel il était plus généralement connu, est celui de Drakul (diable); les Valaques l’appelèrent Tschepelpusch (bourreau), et les Turcs Kaziklü-Woda (le voïévode empaleur). Quelques traits pris au hasard suffiront pour
donner une idée de son extravagante férocité. Son spectacle de prédilection
était les horribles souffrances de l’empalement. Il aimait beaucoup dîner avec
sa cour au milieu d’un cercle de Turcs empalés et expirants dans ces affreuses
tortures. Souvent on l’entendit donner l’ordre d’écorcher les pieds des
prisonniers turcs, de frotter les chairs vives avec du sel, et de les faire
lécher par des chèvres, afin d’irriter encore leurs douleurs. Des envoyés du
sultan ayant refusé de se présenter devant lui la tête découverte, il leur dit
que puisque ce cérémonial paraissait blesser leurs susceptibilités, il voulait
les en dispenser pour toujours, et il leur fit fixer le turban sur le crâne
avec trois clous. Un jour il invita tous les mendiants du pays, et lorsqu’il
les eut gorgés de viandes et de vin, il ordonna de mettre le feu à la salle de
réunion, où ces victimes d’une infernale cruauté furent consumées par les
flammes. Une autre fois la fantaisie lui prit de faire couper les seins des mères,
pour mettre à leur place les têtes de leurs enfants. Il inventa des machines
pour hacher et faire bouillir des hommes comme des choux. Un moine qu’il
rencontra monté sur un âne fut sur-le-champ empalé avec sa monture. Un prêtre qui
avait prêché qu’il ne faut point toucher au bien d’autrui, et qui à table
mangea du pain que Vlad s’était coupé, subit pour ce fait toutes les tortures
de l’empalement. Le monstre ouvrit lui-même le ventre à une de ses concubines
qui s’était crue enceinte et qui ne l’était pas effectivement. Des enfants
furent forcés de manger de la chair rôtie de leurs mères. Ses jours de fête
étaient ceux où il assistait à des exécutions en masse. Quatre cents jeunes
gens de Hongrie et de Transylvanie, envoyés en Valachie pour apprendre la
langue, furent brûlés de compagnie par son ordre. Six cents négociants de
Bohême furent empalés sur la place du marché. Cinq cents prévôts et nobles de
Valachie, qui lui étaient suspects, subirent le même sort, sous prétexte qu’ils
n’avaient pu donner une statistique exacte des habitants de leurs districts.
Mais toutes ces atrocités n’étaient rien auprès des exécutions générales qu’il
organisa en Bulgarie dans la guerre contre les Turcs.
Mohammed avait lui-même aidé ce furieux à monter sur le
trône de Valachie, où il parvint à s’affermir par la mort de plus de vingt
mille hommes, femmes et enfants (1461). Ce ne fut point pour ces cruautés que
le tyran turc voulut dépouiller le tyran valaque de sa principauté, mais pour
avoir envoyé des ambassadeurs à Mathias Corvin; pour avoir refusé, avec le
tribut annuel, les cinq cents jeunes gens qu’il s’était engagé à fournir, et
pour n’être pas venu présenter lui-même ses hommages à la Porte. Mohammed forma
le projet de donner la souveraineté dont il avait laissé jouir Vlad, au frère
de celui-ci, au jeune Radul, qu’il avait forcé de se
livrer à lui. Le sultan l’aimait d’autant plus, qu’il lui avait opiniâtrement
résisté. Radul avait repoussé ses premières
tentatives le sabre à la main, et, l’ayant blessé à la cuisse, il s’était sauvé
sur un arbre, et avait pris la fuite; mais, ramené au serai, il devint le
favori déclaré de Mohammed. Dans l’espoir de pouvoir s’emparer par ruse de la
personne de Vlad, le sultan envoya à la cour du tyran le gouverneur de Widin, Tschakardji Hamza-Pascha, accompagné du secrétaire Younisbeg, renégat grec,
appelé Katabolinos avant son apostasie. Ils
invitèrent le voïévode à une entrevue, dans laquelle ils espéraient se rendre
maîtres de lui par trahison. Vlad, qui soupçonnait leur projet, les fit
arrêter; et, après leur avoir fait couper les pieds et les mains, ordonna de
les empaler, en réservant toutefois au Pasha un pal d’honneur, c’est-à-dire un
pal plus élevé que celui de ses compagnons. Il avait déjà accordé cette même
distinction à une des personnes de sa suite, qui, se promenant avec lui un jour
d’été au milieu d’une foule d’empalés, lui avait demandé comment il pouvait
supporter l’odeur infecte qu’ils exhalaient. Drakul le fit aussitôt empaler sur un pieu très-élevé, afin, disait-il, qu’il ne fut
pas incommodé par l’odeur.
Drakul,
exaspéré de la tentative du sultan, prit l’initiative, et commença les
hostilités par l’envahissement de la Bulgarie. Après avoir ravagé le pays,
brûlé sur son passage les villes et les villages, il repassa le Danube,
traînant à sa suite vingt-cinq mille prisonniers. Lorsque le grand-vizir
Mahmoud-Pasha vint annoncer au sultan la mort affreuse de son ambassadeur et
les dévastations de la Bulgarie, celui-ci le frappa dans le premier accès de la
fureur. «Recevoir des coups, comme le remarque Chalcondyle,
n’est pas, à la Porte des sultans, un traitement honteux pour des esclaves
qu’ils élèvent de la poussière aux premières dignités de l’empire.» Mohammed
envoya aussitôt des courriers dans toutes les provinces pour rassembler son
armée, que l’on porte à deux cent cinquante mille hommes; le grand-vizir
s’avança à la tête de deux cent mille hommes sur le Danube, portant la mort et
la ruine partout; le sultan lui-même voulut prendre une part active à la
vengeance de son affront : il sortit du port de Constantinople avec une flotte
de vingt-cinq galères et de cent cinquante navires, traversa la Mer-Noire, et
remonta le Danube jusqu’à Widin. La ville d’Ibraïl (Prailabos), si célèbre
alors par l’étendue de son commerce, fut réduite en cendres, ainsi qu’une foule
d’autres villes et villages qui se trouvèrent sur le passage des troupes
ottomanes. Drakul envoya les femmes et les enfants
des districts valaques, les uns à Prasova (Kronstadt), les autres dans les épaisses forêts qui couvrent le pays. Il
divisa son armée en deux corps, dont le premier, fort tout au plus de sept
mille ou de dix mille hommes, devait agir contre Mohammed, et le second contre
le prince de Moldavie, allié des Turcs, qui, après avoir assiégé sans succès
Kilia, se jeta sur la Valachie, où il mit tout à feu et à sang. Drakul, de retour d’une reconnaissance dans le camp ennemi,
où on croit qu’il pénétra lui-même sous un déguisement, médita une surprise
nocturne, dont il fondait le succès sur l’habitude qu’ont les Turcs, de ne
jamais bouger de leurs positions la nuit, quoi qu’il en puisse advenir. Munis
de lanternes et de falots, les cavaliers se jetèrent sur le camp des Ottomans,
qui, saisis d’une terreur panique, n’osaient faire aucun mouvement. L’intention
de Vlad était d’aller droit à la tente de Mohammed; mais il se trompa, et
attaqua celles du grand-vizir et d’Ishak-Pasha, où il
y eut moins un massacre d’hommes que de chevaux et de chameaux. Cependant la
cavalerie turque se mit en selle; et lorsque les Valaques arrivèrent devant la
tente du sultan, ils la trouvèrent défendue par les janissaires. Malgré le
désordre d’une première surprise, l’armée turque était parvenue à se ranger en
bataille. A l’aile droite se trouvaient Omar-beg,
fils de Tourakhan, ancien gouverneur du Péloponnèse; Ahmedbeg,
fils d’Ewrenos; Alibeg, fils de Mikhal,
et Balibeg, fils de Malkodsch.
A l’aile gauche, Nassouhbeg, gouverneur d’Albanie; Eswedbeg, et Iskenderbeg, autre
fils de Mikhalbeg. Des escarmouches partielles durèrent toute la nuit sans
grande perte de part et d’autre. A la pointe du jour, Vlad s’étant retiré, Alibeg le poursuivit à la tête des akindjis dont le
commandement était héréditaire dans sa famille, et revint au camp avec mille
prisonniers. Mohammed les fit massacrer sur la place. Un des Valaques tombés
entre les mains des Turcs dans l’action de la nuit précédente fut conduit
devant le grand-vizir Mahmoud-Pasha. Le prisonnier répondit d’abord d’une
manière satisfaisante à toutes les questions qu’on lui adressa. Mais lorsqu’on
lui demanda d’où Vlad était venu et où il allait se retirer, il répondit qu’il
le savait bien, mais qu’il ne le dirait jamais; tellement il redoutait la
féroce cruauté de son chef. On le menaça de la mort s’il persistait à ne pas
faire d’aveux; il répondit qu’il était prêt à mourir. Mahmoud fit aussitôt
exécuter sa menace; mais en prononçant la sentence de mort, il ne put
s’empêcher de témoigner son admiration pour ce simple soldat: «Si cet homme
était à la tête d’une armée, dit-il, il arriverait certainement à une grande
gloire.» Vlad ayant disparu comme par enchantement, Mohammed s’avança dans la Valachie
en se dirigeant sur la capitale du voïévode, auprès de laquelle cependant il
passa sans en faire le siège. A quelque distance de cette ville, à l’entrée
d’une vallée arrosée par une rivière, il ne put se défendre d’un mouvement
d’horreur en voyant se dresser devant lui une forêt de pals; sur une étendue
d’une demi-lieue de longueur se trouvaient plus de vingt mille Turcs et
Bulgares, les uns empalés, les autres crucifiés. Au milieu d’eux, sur un pieu
plus élevé, on distinguait encore Hamza-Pasha, revêtu de ses magnifiques habits
de soie et de pourpre. On voyait, à côté de leurs mères, des enfants, dans les
entrailles desquels les oiseaux avaient fait leurs nids. A la vue de ce théâtre
d’atrocités, le farouche sultan s’écria : «Il est impossible de chasser de son
pays un homme qui a pu y faire de si grandes choses, et qui a su si bien
employer ses sujets et sa puissance. Cependant, ajouta-t-il, effrayé sans doute
d’avoir ainsi révélé ses secrètes pensées, un homme qui a commis tant de crimes
n’est guère estimable.» Vlad, servi par la connaissance qu’il avait des
localités, harcela sans cesse l’armée de Mohammed dans sa marche, se montrant
tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Mais enfin il se retira du côté de la
Moldavie, ne laissant que six mille hommes pour protéger le pays contre les
Ottomans. Cette poignée de cavaliers se battit avec la plus grande valeur
contre Omar, fils de Tourakhan; mais la victoire dut finir par se ranger du
côté du nombre, et Omar retourna dans le camp turc avec un trophée de deux
mille têtes valaques placées au bout des piques de ses soldats. Le sultan
reconnut ce service en le nommant gouverneur de Thessalie. Ne trouvant plus
d’armée à combattre, la cavalerie ottomane, divisée en corps nombreux, se
répandit dans toute la Valachie, et en emmena près de deux cent mille chevaux
et bestiaux. Drakul, forcé de quitter sa position sur
la frontière de la Moldavie, s’était enfui en Hongrie, où Mathias Corvin, à qui
il était allé demander des secours, l’avait fait jeter en prison à Belgrade ou
à Ofen. Mohammed, las de faire lui-même une guerre de
partisan, se mit en marche pour Constantinople, laissant Alibeg,
général des akindjis, avec ordre d’investir son favori Radul de la principauté de Valachie. Radul régna pendant
quinze ans, en payant à la Porte un tribut annuel de dix mille ducats. Mais
après la mort violente de ce prince, Vlad, échappé ou renvoyé de sa prison,
apparut de nouveau comme un astre sanglant sur la Valachie. Deux ans plus tard,
un de ses esclaves délivra à jamais la terre de ce monstre, la honte et le
fléau de l’humanité. Les Turcs portèrent sa tête en triomphe dans toutes les
villes de sa domination. C’est seulement depuis sa mort que les sultans se
considérèrent comme maîtres de la Valachie, quoique cinquante ans auparavant
Mohammed Ier l’eût forcée à un tribut, dont il voulut s’assurer le paiement par
la construction de la forteresse de Giurgevo.
Vers la fin de l’été (1462), à son retour de l’expédition
de Valachie, Mohammed alla conquérir Lesbos qu’il réunit à ses États avant le
commencement de l’hiver. Lesbos, appelée par les Turcs Midillü, du nom de Mitylene
sa capitale, avait été donnée par l’empereur Jean Paléologue Ier à la riche
famille génoise des Gatelusio, pour reconnaître les
services qu’elle avait rendus à l’empire en l’aidant à purger l’Archipel des
pirates catalans qui l’infestaient. Cette famille se mit insensiblement en
possession de la ville d’Aïnos et des îles d’Imbros, de Thassos, de Lemnos et
de Samothrace, que la nature de leur position rend dépendantes de Lesbos. Cette
île avait eu plus d’une fois à souffrir des courses des Ottomans dans
l’Archipel: du temps d’Ourkhan, elle fut ravagée par
la flotte turque d’Oumourbeg, prince des côtes
d’Ionie; sous Mourad Ier, Younis, officier des
janissaires, assiégea, mais sans succès, la ville de Molibos,
aujourd’hui Moliv; sous Mourad II, Baltaoghli, le premier amiral de l’empire ottoman, dont un
port sur les côtes du Bosphore a transmis le nom à la postérité, dévasta
Lesbos, après s’être emparé de la ville fortifiée de Callona (l’ancienne Pyrrha). Nous avons parlé plus haut des entreprises des amiraux
Hamza-Pasha et Younis-Pasha. Sept ans avant l’époque
qui nous occupe, Nicolas Gatelusio avait usurpé, avec
le secours du Génois Battista, la souveraineté de l’île sur son frère aîné
Dominique Gatelusio, qu’il avait fait étrangler.
Mohammed ne s’était nullement inquiété du crime auquel le nouveau duc devait le
trône, et avait accepté le tribut et les hommages que celui-ci était venu lui
présenter dans le défilé d’Isladi. Ce ne fut que
lorsque Nicolas eut attiré sur lui la colère du sultan en s’associant à des
pirates aragonais, et en partageant les dangers et les bénéfices de leurs
courses, que celui-ci pensa à venger la mort de Dominique. Du reste ce n’était
là qu’un frivole prétexte que le fratricide Mohammed fit valoir contre le
fratricide génois, pour mieux justifier son agression. Soixante galères et sept
navires sur lesquels on avait embarqué un grand nombre de canons, de mortiers
et plus de deux mille boulets de pierre, partirent pour Lesbos sous les ordres
du grand-vizir Mahmoud-Pasha. Mohammed conduisit par terre quelques milliers de
janissaires dans la belle plaine d’Asos, au sud de la
chaîne du mont Ida. D’Asos, le sultan se rendit par Adramiti (Adramytium) et Kemer (Coryphas), à Ayazma, d’où
il passa dans l’île et somma le duc de lui livrer sa principauté et sa
capitale, en lui offrant de riches possessions en dédommagement. Nicolas ayant
mis la ville en état de défense , et se fiant à sa nombreuse artillerie, à ses
fortifications, à cinq mille hommes de troupes bien armées, et aux habitants,
dont le nombre s’élevait à vingt mille hommes, femmes et en-fans, répondit à
l’envoyé turc : «Qu’aussi longtemps qu’il vivrait, il ne livrerait pas par
trahison l’île et la capitale.» A cette réponse, Mohammed retourna sur le
continent, laissant au grand-vizir la direction du siège. Mahmoud-Pasha
bombarda la ville pendant vingt-sept jours. Nicolas voyant que, malgré la
vaillante défense de ses troupes, la partie de la ville appelée Melanudion et un grand nombre de tours n’étaient plus qu’un
amas de ruines, et que les sorties de la garnison et des corsaires étaient
toujours repoussées avec perte, offrit au grand-vizir de capituler aux
conditions proposées par Mohammed. Mahmoud envoya aussitôt un courrier au
sultan, qui s’empressa de revenir à Lesbos, et d’accepter le traité offert par
le duc. Nicolas tomba aux pieds de Mohammed en pleurant et en demandant grâce,
pour ne s’être pas rendu à la première sommation. Le sultan lui reprocha
l’imprudence et la légèreté de sa conduite : cependant il lui donna l’assurance
consolante, que, malgré le retard apporté à sa soumission, sa vie et ses biens
étaient en sûreté; mais il exigea qu’il installât lui-même les troupes
ottomanes dans les principales cités de l’île. Mohammed mit dans Metelino une garnison de deux cents janissaires et de trois
cents azabs, et fit scier en deux trois cents corsaires qui se trouvèrent dans
la ville, en disant que la promesse de Mahmoud-Pasha et la sienne, de mettre en
sûreté la vie et les biens des soldats, étaient ainsi entièrement remplies. Le
tyran affectionnait ce genre de supplice depuis qu’il avait acquis la
conviction que c’était le plus affreux. Il partagea les habitants de Metelino en trois catégories: la première comprenait la
classe pauvre qui devait rester dans la ville; la seconde , la classe moyenne,
qui fut donnée en propriété aux janissaires; la troisième, celle des riches,
qui fut envoyée à Constantinople. Il choisit pour lui dans les familles nobles
huit cents filles et garçons. La veuve de Comnène Alexias,
oncle du dernier empereur de Trébizonde, la plus belle femme de son époque, fut
jugée digne de l’honneur du harem, et son fils traité avec distinction. Anne,
fille de l’empereur David, se trouvant ainsi supplantée, fut donnée en mariage
au gouverneur de Macédoine. On laissa la liberté au duc de Lesbos et à son
neveu Lucio, ancien seigneur d’Aïnos, complice de Nicolas dans le meurtre de
Dominique. Mohammed avait pu pardonner le fratricide et la résistance à main
armée; mais une faute capitale à ses yeux fit perdre aux deux Génois le fruit
de leur soumission. Un ikoglan s’était enfui du serai
et rendu à Lesbos , où le duc l’avait fait chrétien et pris pour son favori.
Oublié au serai, il y retourna confondu avec les autres ikoglans que le sultan s’était choisis après la reddition de Metelino,
et fut reconnu par ses anciens camarades. La chose parvint aux oreilles du
sultan qui pouvait tout pardonner, excepté la rivalité dans les faveurs de ses
pages. Il fit aussitôt jeter en prison le duc et son neveu, qui en sortirent
cependant en embrassant l’islamisme, et furent solennellement circoncis et
revêtus du kaftan et du turban; mais ils ne jouirent pas longtemps du fruit de
leur apostasie. Mohammed ne fit que les mépriser davantage de ce changement
subit de religion, et ne tarda pas à exercer la vengeance qu’il avait ajournée.
Ils furent trouvés étranglés dans un cachot quelque temps après.
C’est ainsi que Lesbos devint une possession ottomane.
Cette île était célèbre dans l’antiquité autant par ses richesses naturelles
que par l’esprit de ses habitants. Les vins et les chants de Lesbos présidaient
aux fêtes de la Hellade. Apollon avait pris les Lesbiens sous sa protection,
pour avoir religieusement enseveli la tête d’Orphée que les flots portèrent de
l’embouchure de l’Hèbre sur le rivage de Lesbos. Les
noms de Sapho, d’Alcée, de Terpandre et d’Arion, sont venus jusqu’à nous pour
attester les faveurs du dieu. Lesbos compte non seulement des poètes et des
musiciens, mais encore des philosophes et des hommes politiques. Pittacos, un
des sept sages, la délivra de ses tyrans; Epicure et Aristote y enseignèrent la
philosophie. Alcibiade et Thrasybule recherchèrent plus d’une fois l’alliance
des villes de Lesbos, qui, à l’exception de Mitylene, étaient dévouées aux
Lacédémoniens. Méthymne est célèbre par la victoire
que Thrasybule remporta sur ces derniers. Jules César se distingua par son
premier fait d’armes au siège de Mitylene, où il mérita la couronne civique en
sauvant la vie à un soldat. Après la bataille de Pharsale, Marcellus se réfugia
à Lesbos, préférant y vivre dans les douceurs de l’étude, plutôt que d’aller à
Rome mendier la pitié du vainqueur. De tous ces souvenirs de l’antiquité, il ne
reste plus chez les Turcs que quelques traditions conservées dans les harems,
sur les aventures amoureuses des filles de Lesbos. Mais la fertilité du sol,
ses vins, son huile, son blé et ses figues, méritent leur ancienne célébrité.
Parmi les îles de l’Archipel, il n’y a que Négrepont à qui elle le cède en
étendue.
Vers l’époque où Lesbos avait été incorporée à l’empire
ottoman, les Florentins obtinrent du sultan des privilèges de commerce aux
dépens des Vénitiens, pour lui avoir dénoncé les armements des princes
chrétiens, et s’être avilis par un indigne espionnage.
Mohammed s’occupa, pendant l’hiver qui suivit les deux
campagnes de Valachie et de Lesbos, à fortifier et à embellir Constantinople.
Ne songeant qu’à s’assurer l’empire de la mer, il fit construire un grand
nombre de vaisseaux, éleva des arsenaux dans la ville et des forts sur divers
points des côtes. Il donna une attention toute particulière à l’agrandissement
et à la fortification de l’ancien port construit par l’empereur Julien.
Anastase Dicorus l’avait nettoyé et pourvu de digues.
Justinien-le-Jeune avait élevé sur la jetée un palais en l’honneur de son
épouse Sophie. Ce port prit dès lors le nom de Kadrigha Limani (port des galères). Depuis, le port a disparu,
mais le nom est resté. Mohammed fit bâtir aussi sur l’Hellespont, à quelque
distance de Sestos et d’Abydos, les deux châteaux des Dardanelles: l’un, situé
sur le rivage d’Europe, reçut le nom superbe de Seddoul-Bahr,
c’est-à-dire digue de la mer; l’autre, élevé sur les côtes d’Asie, fut
appelé plus modestement Taschanak-Kalâssi, ou château
des Assiettes, à cause des poteries qu’on y fabriquait. Chacun de ces forts
fut armé de trente canons de gros calibre dont les boulets atteignaient d’un
rivage à l’autre, de sorte que tout navire qui eût voulu forcer le passage du
détroit eût été foudroyé. Mohammed avait spécialement en vue, en prenant ces
mesures, de mettre sa capitale à l’abri d’une attaque des Vénitiens, qu’il
avait résolu de chasser des eaux de l'Archipel, et de toutes leurs possessions
enclavées dans l’ancienne circonscription de l’empire d’Orient. Il fit élever
un pont garni de tours sur le Wardar (Axius), à Ouskoub (Scopi), ancienne ville des Dardaniens,
que les Grecs appelèrent, pour sa beauté, la Fiancée de la Grèce, s’il
faut en croire les géographes turcs. Il fortifia en même temps le serai
d’Andrinople, situé au confluent de la Toundja et de
la Marizza; enfin il jeta les fondements de la grande
mosquée, à la place où s’élevait autrefois l’église des Saints-Apôtres,
construite par Théodora, épouse de l’empereur Justinien. L’architecte de cette
mosquée (mosquée du Conquérant), Christodulas,
Grec de naissance, reçut à perpétuité, en récompense de ses services, une rue
de la ville. Mohammed lui donna un diplôme de cette cession qui fut reconnue
valable trois siècles après par Ahmed III, et assura aux Grecs du quartier la
possession de leur église.
Avant de déclarer la guerre à Venise, Mohammed jugea
prudent de mettre les États situés le long de l’Adriatique dans l’impuissance
de secourir ces fiers républicains. Au commencement du printemps (1463), il
partit de Constantinople à la tête d’une armée de cent cinquante mille hommes,
en dirigeant sa marche vers le nord de son empire. L’année précédente il avait
voulu imposer au roi de Bosnie un tribut annuel. Celui-ci, pour toute réponse,
conduisit l’ambassadeur turc à son trésor, et lui montrant la somme demandée,
il lui dit : «Tu vois ici l’argent tout prêt, mais je ne pense nullement
l’envoyer au sultan: car, s’il a résolu de me faire la guerre, j’ai besoin de
mes richesses pour pouvoir me défendre avec plus de succès; et si le sort des
armes me force à m’expatrier, elles me serviront à passer le reste de mes jours
dans l’abondance.» En apprenant cette réponse, le sultan voulut entrer
sur-le-champ en Bosnie; mais l’attaque imprévue de Drakul et son opiniâtre résistance le forcèrent d’ajourner sa vengeance jusqu’à
l’année suivante. Après avoir rassemblé ses troupes d’Europe et d’Asie,
Mohammed se rendit à Ouskoub (Scopi),
résidence d’Isa, petit-fils d’Ewrenos, gouverneur de la frontière. A son
arrivée à Wouldjerin, l’empereur ayant été informé
que le roi paraissait vouloir se défendre dans la forteresse de Babicza-Oczak,
il ordonna à Mahmoud-Pasha de prendre les devants, et lui-même le suivit de
près avec le gros de l’armée, en passant le Drin (Drinus), qui sépare la Servie de la Bosnie, et la Crajova (Illyrissus), sur la rive gauche de laquelle s’élève
Babicza-Oczak. Le troisième jour du siège, la forteresse se rendit, soit
qu’elle désespérât de résister à l’artillerie turque, soit qu’il y eût trahison
de la part de son commandant. Suivant son usage, Mohammed laissa le bas peuple
dans la ville, distribua la classe moyenne entre ses troupes, et fit partir les
riches pour Constantinople. Mahmoud-Pasha fut envoyé avec la cavalerie légère à
la poursuite du roi, qui était en pleine fuite vers sa capitale, Yaitze (Gaitia). En s’approchant de Yaitze, il apprit que le roi
n’avait fait qu’y passer et était allé se réfugier dans la place forte de
Kliucs à deux marches plus loin vers l’ouest, sur la Sanna. Le grand-vizir
traversa la Verbas, au-dessus de la ville, à
l’endroit où cette rivière, se divisant en trois branches, offre un passage
plus facile. Omar, le fils de Tourakhan, donna l’exemple à l’armée en se jetant
le premier à la nage. Le second jour, Mahmoud était avec ses cavaliers devant
les murs de Kliucs. Mohammed, qui le suivait plus lentement avec toutes ses
troupes, reçut les soumissions de Yaitze et d’autres villes, qui, après la
chute de Babicza, rivalisèrent ensemble d’empressement et de servilité. Il
accorda aux habitants de Yaitze, qui vinrent à sa rencontre avec de grands
honneurs, l’autorisation d’administrer eux-mêmes leurs affaires, mais il mit
une garnison dans la forteresse et choisit pour lui et ses officiers les jeunes
gens des principales familles. Cependant Mahmoud avait commencé le siège de
Kliucs, où le roi vaincu, sans avoir combattu, s’était enfermé avec son neveu
âgé de treize ans. Kliucs était entourée de marais qui en rendaient l’abord
presque inaccessible; mais la chaleur extraordinaire de la saison les avait
desséchés au point qu’il était devenu facile de couper les joncs et les roseaux
dont ils étaient remplis. Mahmoud en fit faire des fascines qu’on jeta dans les
fossés de la ville, et auxquelles on mit le feu. Les habitants effrayés
envoyèrent une députation au grand-vizir, pour lui offrir de se rendre, sous la
condition qu’il garantirait par serment leur vie et celle du roi. Mahmoud leur
accorda leur demande et signa la capitulation. Comme partout, les habitants
furent divisés en trois parties: l’une resta dans la ville, l’autre fut
distribuée à l’armée, et la troisième conduite à Constantinople. Mahmoud
respecta son serment de ne pas attenter aux jours du roi, mais il ne se crut
pas obligé de lui laisser la liberté. Il le fit arrêter et l’envoya au sultan.
Mohammed fut très mécontent de la capitulation consentie par son grand-vizir;
car, d’après ses principes politiques , la possession tranquille des royaumes
conquis ne pouvait être assurée que par l’extermination de leurs princes. Il
avait agi sous l’inspiration de ces principes, lorsqu’il avait fait exécuter
l’empereur de Trébizonde, les ducs d’Athènes et de Lesbos. La convention signée
par Mahmoud le forçait à dévier pour le moment de sa règle invariable de
conduite. Le roi et son neveu furent donc traînés à la suite de l’armée.
Pendant que le sultan, le grand-vizir et le gouverneur de Thessalie, Omar, fils
de Tourakhan, chacun à la tête d’un corps d’armée, parcouraient la Bosnie en
tous sens pour achever sa soumission, trois petits princes bosniaques,
Constantin, Kowadj et Paul, vinrent se livrer
eux-mêmes à Mahmoud, sous la condition de recevoir ailleurs un dédommagement
des possessions qu’ils abandonnaient. On leur accorda tout ce qu’ils
demandèrent; mais ils n’eurent pas longtemps à se méprendre sur les intentions
du sultan, et furent bientôt, ainsi que le roi de Bosnie, jetés dans les fers.
Mohammed s’était fait accompagner dans cette expédition
par le scheik Ali-Bestami, aussi fameux par son fanatisme que par sa science.
Ce saint personnage descendait en droite ligne de l’imam Fakhreddin-Razi. Il
est connu dans l’histoire ottomane sous le nom de Moussanifek, c’est-à-dire petit
auteur, surnom qui lui avait été donné pour avoir commencé à écrire, étant
encore fort jeune. Le nombre et le mérite de ses ouvrages le placent au rang
des premiers écrivains de son époque. Vingt ans avant la campagne de Bosnie.
Fakhreddin avait quitté la Perse pour se rendre en Turquie. Parfaitement
accueilli parle grand-vizir Mahmoud, protecteur zélé des savanes, à qui il
dédia un ouvrage de morale connu sous le titre de Présent à Mahmoud, le
pieux scheik sut également se concilier l’affection du sultan. Bestami étant en
grande réputation pour sa science, Mohammed pensa à s’en servir comme de
l’instrument le plus propre à l’exécution des desseins qu’il avait formés
contre la vie du roi de Bosnie. Il pensait avec raison que la sentence d’un
homme aussi respecté, qui déclarerait le traité juré par Mahmoud nul et
contraire à la loi du Prophète, ne pouvait manquer d’être d’un grand poids. Le
service qu’il demanda au savant légiste était pour lui d’une haute importance:
il s’agissait d’obtenir un fetwa ou décision
légale, qui, annulant la promesse faite à un infidèle par son grand-vizir,
donnât le droit au sultan de faire mettre à mort le roi de Bosnie. C’était du
reste une excellente précaution à prendre contre tous les cas possibles, et un
exemple fort instructif à donner à ses successeurs, que de se réserver les
moyens d’annuler légalement les traités jurés, toutes les fois qu’il pourrait
y'avoir quelque utilité. Bestami oublia en faveur du sultan ce qu’il devait à
son protecteur, le grand-vizir, et rendit le fetwa dans le sens demandé; il alla même plus loin; sa servilité ou son fanatisme le
porta à accepter ou à demander pour lui-même l’office du bourreau. Le matin du
jour où l’armée reçut l’ordre d’évacuer la Bosnie, Mohammed manda le roi en sa
présence. Celui-ci, qu’agitaient de vagues pressentiments, vint la capitulation
à la main. Mais le fetwa l'avait déclarée
nulle et sans valeur, et le savant légiste, âgé de soixante-trois ans, exécuta
lui-même sa sentence, en tranchant la tête au roi. Les trois princes bosniaques
furent étranglés dans leurs tentes.
Ainsi la Bosnie, qui depuis le septième siècle avait été
démembrée de l’empire grec par les Esclavons, devint, dix ans après la conquête
de Constantinople, une province turque. Minnetbeg, promu à la dignité de
sandjak, reçut le gouvernement de cette nouvelle conquête. Tous les habitants
capables de porter les armes furent enrôlés de force dans les troupes du
sultan; trente mille Bosniaques furent incorporés dans les janissaires. Pour ne
pas interrompre le récit des événements de la guerre contre les Vénitiens dans
le Péloponnèse, nous plaçons ici la seconde campagne de Bosnie qui n’eut lieu
cependant que l’année suivante (1464). Mathias Corvin, après avoir assiégé la
ville de Yaitze pendant deux mois et demi, s’en était emparé avant la fin de l’année
(16 décembre 1463). Le commandant, Harambeg, et deux
cents prisonniers turcs, furent traînés à la suite du roi lorsqu’il fit son
entrée triomphale à Ofen pour son couronnement.
Mohammed, qui ne pouvait supporter l’idée d’avoir si promptement perdu sa
nouvelle conquête, accourut à marches forcées avec une armée de trente mille
hommes et une nombreuse artillerie. Il mit le siège devant Yaitze au printemps de
1464, et ce siège fut non moins terrible que celui que cette même ville avait
eu à soutenir trois mois auparavant contre Mathias Corvin. Le sultan divisa son
armée en trois corps de dix mille hommes chacun, qui se relevaient
successivement, afin que, pendant trois jours consécutifs, de nouvelles troupes
pussent être conduites sur la brèche. Les Turcs montèrent comme des lions à
l’assaut, stimulés par la présence du sultan qui ne leur épargnait ni les
promesses ni les menaces. Plusieurs d’entre eux avaient déjà atteint les
créneaux, l’un d’eux même allait en arracher l’étendard de Corvin, lorsqu’il
fut saisi par un Hongrois qui se précipita avec lui du haut de la tour.
Mohammed épuisa en vain le sang et le courage de son armée; il ne put reprendre
la ville et leva le siège à la nouvelle de l’approche de Mathias Corvin.
Mathias, en entrant en Bosnie, prit le fort de Srebernik,
et mit le siège devant Zwornik; mais la garnison
turque, dans l’espoir d’un prompt secours de Mahmoud-Pasha, se défendit avec
autant de valeur que la garnison hongroise de Yaitze. Mahmoud-Pasha réunit tous
les begs de la Roumilie, Oumour, Isa, petit-fils d’Ewrenos, et Ali, descendant de
Mikhaloghli, et se hâta de faire savoir aux assiégés qu’il ne tarderait pas à
aller les délivrer. Dès que Mikhaloghli parut à la tête de la cavalerie,
Mathias commanda la retraite avec tant de précipitation que l’armée hongroise
abandonna l’artillerie et les bagages. Mahmoud-Pasha, qui accourait en toute
hâte, fit un immense butin de prisonniers et de chevaux, et poursuivit les
chrétiens jusque sur les bords de la Save. Deux mois après la levée du siège de Zwornik par Mathias, Michel Szilaggi,
son oncle, et Grégoire Labathan, cernés à Bozaris, près de Semendra, par
les deux frères Ali— beg et Iskender,
furent obligés de se rendre et conduits à Constantinople. Michel Szilaggi fut décapité; Labathan,
qui déjà avait été fait prisonnier à la bataille de Warna,
et s’était évadé avec bonheur, fut, ainsi que son fils, gracié au moment de
l’exécution, sur la demande d’un Turc, et remis en liberté contre une forte
rançon.
A peu près vers l’époque où s’ouvrit la campagne de
Bosnie, commença, dans le Péloponnèse, la guerre vénitienne (1463), qui devait
durer seize ans tant sur terre que sur mer. Un esclave du pasha d’Athènes s’était enfui à Coron, emportant avec lui une somme de dix mille
aspres, et avait trouvé asile chez un noble vénitien, Jérôme Valaresso, conseiller de la régence de Coron. Le pasha ayant réclamé son esclave, on refusa de le lui
restituer, par la raison qu’il avait embrassé le christianisme. Isa, fils d’Ewrenos,
gouverneur du Péloponnèse, marcha aussitôt sur Argos, pour tirer vengeance du
refus des Vénitiens. Cette ville lui fut livrée par la trahison d’un de ces
prêtres grecs qui poussaient le fanatisme du schisme au point de préférer la
domination des Turcs à celle des Latins. De son côté, Omar, fils de Tourakhan,
envahit le territoire vénitien dans les environs de Lepanto (Naupactus), et un autre corps turc ravagea la
contrée de Modon.
A la nouvelle de ces hostilités, Venise déclara la guerre
à la Porte. Luigi Loredano fut nommé capitaine
général des forces maritimes et envoyé dans les eaux de Négrepont, île qui à
cette époque appartenait aux Vénitiens; Bertholdo d’Este eut le commandement en chef de l’armée de terre. La flotte vénitienne
était forte de vingt-cinq galères et de douze navires. Deux mille cavaliers
italiens et quatre mille malfaiteurs réfugiés à Candie (Creta),
à qui le sénat promit une amnistie pleine et entière, furent embarqués pour le Péloponnèse,
moins pour combattre que pour insurger le pays. Bertholdo,
de son côté, ne cessa d’encourager les populations en leur faisant concevoir
l’espérance d’être puissamment secondées par la croisade. En peu de temps
Sparte, Tenaros, Epidamnos,
l’Arcadie et les habitants de Pellene, furent en
pleine insurrection. Loredano pourvut de vivres
Napoli di Romania et Malvasia. Après s’être emparé du
fort de Vatica situé à trente milles de cette
dernière ville, il retourna à Napoli, parcourut pendant les mois de mai, de
juin et de juillet, les îles de l’Archipel, et retourna le 1er août 1463 à
Napoli où l’attendait Bertholdo avec l’armée de
terre. Ils assiégèrent et reprirent Argos sans éprouver trop de résistance, et
la saccagèrent; la garnison albanaise du fort se défendit plus longtemps, mais
finit par se rendre. Un détachement de troupes napolitaines, envoyé au secours de
l’armée assiégeante, perdit quelques cents hommes par la faute de son chef,
qui, au lieu de suivre le rivage conformément à ses instructions, s’était
avancé dans l’intérieur du pays où il avait trouvé des Turcs en embuscade. Ces
mêmes Turcs massacrèrent ensuite les défenseurs d’Argos, lorsqu’après la
capitulation ils se rendirent à Corinthe.
La réduction d’Argos donna un nouvel élan à
l’insurrection du Péloponnèse. Sur les prières des Grecs et des Albanais, les
généraux vénitiens se mirent en devoir de relever les fortifications de
l’isthme que Mourad II avait détruites après le quatrième siège de
Constantinople par les Turcs. Luigi Loredano et Bertholdo d’Este employèrent toute leur armée à cet
ouvrage; trente mille ouvriers terminèrent en deux semaines un mur en pierres
sèches haut de douze pieds, s’étendant d’une extrémité de l’isthme à l’autre
sur un espace d’environ deux lieues, protégé par un double fossé et flanqué de
cent trente-six tours. Au milieu de ce rempart, on avait élevé un autel où on
célébra l’office divin, et sur lequel on arbora l’étendard de Saint-Marc. On
était encore occupé à dresser les batteries, lorsque se répandit la nouvelle de
l’arrivée d’Omar à la tête de dix mille hommes. Il vint (25 septembre) à trois
cents pas du mur pour le reconnaître, et peu s'en fallut que sa curiosité ne
lui coûtât la vie, car il eut deux officiers tués à ses côtés par un boulet.
Quinze mille hommes de troupes vénitiennes allèrent ensuite assiéger Corinthe:
sous les murs de cette ville, Loredano et Bertholdo livrèrent, le 20 octobre 1463, un combat dans
lequel ce dernier reçut une pierre à la tête: par suite de cette blessure, Bertholdo mourut quinze jours après sur les remparts d’Hexàmilon. Le même jour (4 novembre) on apprit que
Mahmoud-Pasha s’approchait avec plus de quatre-vingt mille hommes. Omar lui
avait expédié un courrier albanais pour l’informer que l’isthme était défendu
par deux cents canons, deux mille artilleurs et un grand nombre d’arquebusiers
et d’écuyers Mahmoud, à la réception de cette dépêche, avait représenté au
sultan qu’il était temps de faire sérieusement la guerre en Morée. En
conséquence, il avait reçu l’ordre de se mettre en marche avec la plus grande
partie de l’armée qui venait de conquérir la Bosnie. Les Vénitiens, à peine
informés de son arrivée dans l’isthme, abandonnèrent lâchement le mur
d’Hexamilon qui avait coûté tant de peine à construire, levèrent le siège de
Corinthe, et se réfugièrent dans le plus grand désordre à Napoli di Romania.
Mahmoud, qui arriva au point du jour devant les remparts de l’isthme dans
l’espoir de surprendre les Vénitiens, les vit lever l’ancre. Il occupa
Hexamilon, et se rendit par Corinthe à Argos, dont il se rendit maître presque
sans coup-férir. Soixante-dix Vénitiens de la garnison furent envoyés à
Constantinople la chaîne au cou, et soixante arquebusiers de Candie passés par
les armes. D’Argos il alla, par le territoire de Tégée, à Leontari,
où il déposa Isa, petit-fils d’Ewrenos, du commandement du Péloponnèse, qu’il
confia pour la seconde fois à Saganos-Pasha, en
laissant à ce dernier le soin d’approvisionner Patras et les autres villes
d’Achaïe. Il envoya Omar, fils de Tourakhan, à la tête de vingt mille
cavaliers, battre le territoire vénitien. Celui-ci ravagea les environs de
Modon, et en amena cinq cents prisonniers au grand-vizir, qui les envoya au
sultan. Mohammed saisit cette occasion de faire une expérience en masse de son
supplice favori; il les fit tous scier ou couper en deux. On rapporte qu’un
bœuf réunit ensemble les deux moitiés d’un des corps ainsi mutilés. Ce fait
parut à l’esprit superstitieux du sultan, non un avertissement du ciel de
cesser de pareils crimes, mais un présage d’un grand bonheur pour la nation à
qui appartenait le mort. Il ordonna d’ensevelir le cadavre, distingué d’une
manière si singulière par le bœuf, et fit nourrir dans les écuries du serai le
prophète-quadrupède. L’Athénien Chalcondyle, qui nous
a servi de guide pendant une époque de cent cinquante ans, termine son ouvrage
par le récit de ce prétendu présage, et par deux discours d’Omar et d’Hasan aux
habitants de Sparte, pour les engager à rentrer sous l’obéissance du sultan.
Les Spartiates qui, après leur rébellion, n’avaient pu tenir contre les forces
ottomanes, avaient préféré abandonner leur ville plutôt que de retomber au
pouvoir des Turcs. Les efforts d’Omar et d’Hasan , pour les faire rentrer dans
leurs foyers, furent donc vains; ils persistèrent, pour la plupart, à rester
dans les parties les plus inaccessibles des monts Pentadactylon (Taygetes), au pied desquels se trouvent les ruines
de l’ancienne ville de Sparte, non loin de Mistra. Les descendants belliqueux
de ces même hommes, connus sous le nom de Maïnotes,
se sont maintenus, pendant plusieurs siècles, contre les Turcs dans cet asile,
où on n’a jamais pu les réduire entièrement.
Au commencement du printemps suivant (avril 1464), Orsato Giustiniani, successeur de
l’amiral vénitien, Luigi Loredano, fit une descente
dans l’île de Lesbos, dont il assiégea la capitale, Metelino,
pendant six semaines. Mais l’arrivée de Mahmoud-Pasha, avec une flotte turque
bien supérieure en nombre à celle des Vénitiens, força l’amiral à lever le
siège, un dernier assaut ayant été repoussé (15 mai). Il se rembarqua, emmenant
avec lui autant de Grecs qu’il put en prendre à bord, et les transporta à
Négrepont. Puis il revint de nouveau à Lesbos (10 juillet), et jeta l’ancre en
face du fort S. Teodoro, dans l’unique but de sauver
le plus de Grecs qu’il lui serait possible, de l’esclavage dans lequel ils
étaient tombés. Quelque temps après il mourut. Sigismond Malatesta, seigneur de
Rimini, avait succédé à Bertholdo d’Este dans le
commandement de l’armée de terre; c’est à son secrétaire intime que nous devons
le récit le plus détaillé et le plus digne de foi des événements de cette
guerre. Plusieurs villes du Péloponnèse ouvrirent leurs portes à Malatesta; il
assiégea Sparte, et s’empara même du second rempart de la ville; mais il échoua
contre le fort, et retourna bientôt après en Italie. Il rapporta de son
expédition les ossements du philosophe byzantin Georgias Gemistos Plyto, qui, sous
Eugène IV, s’était distingué par son éloquence au concile de Florence, et lui
fit élever un mausolée à Rimini. Le provéditeur du Péloponnèse , Jacques Barbarigo, qui prit, après le départ de Malatesta, le
commandement des troupes de terre, fut encore moins heureux que ses
prédécesseurs. Il mit le siège devant Patras; mais Omarbeg accourut à la tête de douze mille hommes, et le força à accepter le combat. Le
provéditeur et un grand nombre d’officiers restèrent sur la place; la perte des
Vénitiens se monta à dix mille hommes. Le Grec Michel Ralli,
capitaine au service de la république, fut empalé, bien qu’il eût déconseillé
l’entreprise sur Patras. Le reste de l’armée vaincue s'était réfugié à
Calamata, sous les murs de laquelle se livra une nouvelle bataille non moins
désastreuse pour les Vénitiens que celle de Patras. Les prisonniers furent
conduits à Gallipoli, où l’historien Cantacuzène Spandugino,
encore enfant, parla à plusieurs d’entre eux. Jacques Loredano,
qui succéda à Orsato Giustiniani dans le commandement des forces maritimes, fit voile pour Gallipoli; mais
n’osant pas entrer dans le canal avant d’avoir rallié le reste de sa flotte, il
jeta l’ancre devant le château des Dardanelles, hors de portée du canon. Le
capitaine du golfe de Venise. Jacques Veniero. donna
à la flotte rassemblée le spectacle d’une entreprise aussi téméraire
qu’inutile. Il remonta et descendit le canal, sous le canon des forts, avec une
perte de sept à huit hommes seulement en allant, et de cinq au retour. Victor
Capello, successeur de l’amiral Jacques Loredano,
conquit les îles d’Imbros, de Thassos et de Samothrace; il s’empara même
d’Athènes; mais, ne pouvant la conserver, il dut l’abandonner de nouveau aux
Turcs. C’est à ces courses sur mer que se bornèrent les exploits de la flotte
de Venise, trop faible pour tenter de plus sérieuses entreprises. Les
espérances des Vénitiens, de trouver de puissants alliés dans les princes que
le pape avait appelés à une sixième croisade contre les Turcs, avaient été
déçues par la mort subite (16 août 1464) de Pie II. Cette expédition, que le
doge Christophe Maro devait conduire en personne, que
le pape devait suivre, à laquelle Philippe, duc de Bourgogne, avait promis de
prendre part, et que Lucques, Bologne, Modène et d’autres villes devaient
soutenir par l’envoi de sommes considérables et de plusieurs galères, fut
abandonnée presque immédiatement. Le consistoire des cardinaux qui avait
accompagné le belliqueux pontife à Ancône, ayant mis à la disposition de la
république les cinq galères armées par eux, la flotte vénitienne reprit la mer,
non pour marcher à la rencontre des Ottomans, mais pour aller châtier les
chevaliers de Rhodes d’une insulte qu’ils venaient de faire à son pavillon.
Dans cette même année 1463, où éclatèrent en Europe les
guerres de Bosnie et de Venise, un événement d’une haute importance pour
l’empire ottoman se passa en Asie; nous voulons parler de la mort d’Ibrahim,
prince de Karamanie. Cette mort eut de graves’ conséquences: elle amena la
guerre civile entre les sept fils du prince qui se disputèrent sa succession,
une rupture avec Mohammed, et enfin la ruine du royaume. Les princes de
Karamanie furent pendant cent cinquante ans des rivaux dangereux pour les
sultans, à qui ils faisaient la guerre sitôt qu’ils les voyaient occupés
ailleurs. Les traités de paix conclus entre eux reposaient le plus souvent sur
des alliances, qui n’étaient pas une garantie bien sûre contre leur violation.
Sous Mourad Ier, Alaeddin, prince de Karamanie, avait été vaincu et fait
prisonnier (1386); Bayezid-Yildirim eut deux guerres à soutenir contre les Karamans: le résultat de la première fut la fixation des
limites des deux empires par la rivière Tschehar-schenbesou (1390); celui de la seconde, la conquête entière du pays et l’exécution du
prince (1393) dont le successeur se réfugia chez Timour et fut rétabli sur son
trône après la bataille d’Angora. Le règne de Mohammed Ier ne compte qu’une
guerre avec la Karamanie (1414); celui de Mourad II en compte trois (1436,
1433, 1444); Mohammed II commença le sien (1451) par la soumission d’Ibrahim,
que nous venons de voir mourir. Des sept fils que laissa ce prince, six avaient
dû le jour à la sultane, tante de Mohammed II: c’étaient Pir-Ahmed,
Karaman, Kasim, Alaeddin, Souleïman et Nour-Sofi; le septième, Ishak, était
né d’une esclave, mais il était le favori de son père, qui l’avait déclaré son
héritier à l’exclusion de ses fils légitimes. Ibrahim avait remis à Ishak de son vivant ses trésors et le district d’Itschil (Cilicia), et lui avait
donné pour résidence la ville de Selefké (Seleucia Trachea). Ainsi déchus
de leurs droits, les six fils de la sultane se mirent en guerre ouverte avec
leur père, l’assiégèrent dans sa capitale de Koniah,
et l’en chassèrent. Ibrahim mourut de chagrin et de vieillesse dans le
château-fort de Kawala. A cette nouvelle, Pir-Ahmed prit possession de Koniah et de toute la partie septentrionale du royaume, ne laissant à son frère Ishak que la Cilicie-Pétrée. Souleïman et Nour-Sofi se réfugièrent à la cour de Mohammed qui
leur donna quelques domaines en fief. Pressé par son frère qui lui disputait le
trône, Ishakbeg demanda à Ouzoun-Hasan, prince de la
dynastie du Mouton-Blanc, des secours que celui-ci lui accorda avec d’autant
plus d’empressement, qu’Ishak promit par chaque
marche des troupes auxiliaires mille ducats pour leur entretien. Ouzoun-Hasan
étant parti en personne d’Erzendjan pour Siwas, Ishak alla à sa rencontre, afin de diriger la marche de son
allié dans la Karamanie. La protection du prince turcoman ne laissa pas que
d’épuiser le pays, et de réduire les habitants au désespoir par les exactions
multipliées des troupes. Lorsqu’il partit après la défaite de Pir-Ahmed, il laissa, pour hâter l’entière soumission du pays,
Kizil-Ahmed, l’ancien prince de Kastemouni, que nous avons vu engager Mohammed
à détrôner son frère et à s’emparer de Sinope, conseil qui avait été récompensé
par le sandjak de Kastemouni. Depuis, cédant aux séductions d’Ouzoun-Hasan,
Kizil-Ahmed s’était enfui à la cour de ce prince, Ishakbeg,
dans l’intention de s’assurer tout à la fois de la protection d’Ouzoun-Hasan et
de l’amitié du sultan, envoya à ce dernier un des hommes les plus savanes de
son royaume, Ahmed-Tschelebi, fils de Yakoub-Oghli. pour
lui offrir les villes d’Akschehr et de Begschehr, et
le prier de ne pas accorder de secours à ses cousins. Mohammed, qui était déjà
en possession de ces deux villes, fit répondre par son ambassadeur le Tschaouschbaschi Ishak.
«Qu’offrir de semblables présents, c’était absoudre un bossu; que s’il voulait
n’avoir rien à craindre de la part de ses frères, il n’avait qu’à céder le
territoire en-deçà du Tscheharschen- besou, et à rétablir la frontière de son royaume telle
qu’elle avait été fixée sous Bayezid-Yildirim.» Ishakbeg ayant refusé d’accéder à ses propositions, le sultan ordonna à Hamzabeg, gouverneur d’Antalia (Olbia), d’envahir la Karamanie. L’armée turque et l’armée karamane se rencontrèrent à Ermenak ou, suivant d’autres, à Taghbazar; Ishakbeg fut
complètement défait, et s’enfuit en Cilicie, où il s’enferma avec sa femme et
ses enfants dans la ville de Selefké. Pir-Ahmed, rétabli dans ses États, envoya à son auguste
parent Mohammed, en signe de reconnaissance, les clefs des villes d’Akschehr,
de Begschehr, de Saklan- hissari et d’Ilgounj. Ainsi la
guerre de Karamanie se trouva terminée au moment où la Bosnie et le Péloponnèse
réclamaient la présence du sultan; mais dès que les affaires d’Europe furent
tranquilles, Mohammed résolut d’en profiter pour ajouter la Karamanie à ses
États, en chassant pour jamais Ishak fils de
l’esclave, et Pir-Ahmed fils de la sultane sa tante.
Les relations du prince de Karamanie avec les ennemis de l’empire ottoman, son
alliance offensive et défensive avec Ouzoun-Hasan et les Vénitiens, fournirent
au sultan le prétexte de cette nouvelle usurpation.
Mohammed, accompagné de son grand-vizir, passa en Asie à
la tête d’une armée nombreuse. Il soumit, chemin faisant, le fort de Kawala (1466) et s’empara de Koniah,
résidence du prince Ahmed. Maître de cette place importante, il envoya
Mahmoud-Pasha réduire Larenda, aujourd’hui Karaman,
ancienne capitale du pays, où Ishakbeg s’était
réfugié. Sous les murs de cette ville se livra un combat acharné, dans lequel Ishak fut défait après une lutte longue et terrible. Il eût
même été pris si on l’eût poursuivi avec plus de vigueur. Mohammed se vengea de
la fuite du prince par le massacre général des prisonniers. Mahmoud-Pasha reçut
l’ordre d’aller chercher et d’exterminer les faibles restes des descendants de
la famille Torghoud, tribu tatare qui s’était fixée
dans les environs de Karaman, après le départ de Timour. Le grand-vizir la
suivit à la trace à travers les monts Boulgar, une des chaînes du Taurus,
jusque dans le voisinage de Tarsous, où il la trouva
cachée dans les vallées de ces montagnes. Il l’envoya chargée de fers au
sultan, qui, suivant l’expression ordinaire des historiens ottomans, arrêta son
compte avec elle, c’est-à-dire, la fit exécuter. A peine rentré dans le camp,
Mahmoud reçut un nouvel ordre qui lui enjoignit de faire partir pour Constantinople
tous les ouvriers et artisans des deux capitales de Karamanie, de Koniah et Larenda. Il avait déjà
prouvé plus d’une fois qu’il n’était pas inaccessible à des sentiments
d’humanité, et il le prouva encore dans cette circonstance par le choix des habitants
qu’il devait expatrier. Mais Mahmoud avait un dangereux rival dans la personne
du second vizir, le Grec Mohammed-Pasha, dont la haine ne laissait passer
aucune occasion de lui nuire ; Mohammed-Pasha, qui depuis longtemps
ambitionnait la place du grand-vizir, l’accusa auprès de l’empereur de ménagements
et de mollesse. Le sultan punit l’humanité de son grand-vizir en lui retirant
cette affaire des mains et en la confiant à son délateur. Ce renégat, qui en
abjurant sa foi semblait avoir abjuré tout sentiment de justice, renchérit sur
les ordres du sultan. et traîna en exil les principaux habitants, qu’il comprit
dans la catégorie des ouvriers. Parmi eux se trouvait un descendant du grand-scheik Mewlana Djelaleddin.
Cependant, lorsque Mohammed en fut instruit, il s’empressa de lui faire ses
excuses, et le renvoya dans sa patrie, comblé de présents. Mahmoud-Pasha
s’était attiré la disgrâce du sultan dont le caractère soupçonneux ne pouvait
lui pardonner la capitulation qui avait été signée entre lui et le roi de Bosnie;
la fuite d’Ishakbeg, et ses ménagements envers les
principaux habitants des deux capitales de la Karamanie, avaient ajouté à son
mécontentement, et il n’attendait que la fin de cette guerre pour l’en punir.
Un jour où l’armée, fatiguée d’une longue marche, avait dressé ses tentes, le
sultan déposa son grand-vizir par une cérémonie d’origine tatare d’après toute
apparence, qui fut employée alors pour la première fois et qui se renouvela
fréquemment depuis. Mahmoud étant retiré sous sa tente, l’empereur en fit
couper les cordes, de sorte qu’elle tomba sur la tête du vizir disgracié. Roum Mohammed-Pasha, le renégat grec, succéda à Mahmoud, et
Moustafa, troisième fils du sultan, fut nommé gouverneur des pays conquis.
Ainsi la dynastie de Karamanie, qui s’était élevée en même temps que celle des
Ottomans sur les ruines de l’empire seldjoukide, fut renversée cent
soixante-six ans après, par cette même puissance turque, née cependant avec
elle. Ishakbeg s’était réfugié à la cour
d’Ouzoun-Hasan. Toute la Karamanie, à l’exception de Selefké,
où la femme d’Ishakbeg se maintint encore quelque
temps, tomba sous la domination ottomane; et les deux capitales, dépeuplées de
leurs principaux habitants, perdirent de plus en plus de leur ancienne
splendeur.
Karaman, bâtie par Karaman-Oghli,
fondateur de la dynastie, avec les débris tirés des ruines de l’ancienne Larenda, dont on voit encore les restes à peu de distance
de la nouvelle ville, n’a jamais eu la même importance historique qu’Iconium. Koniah, qu’ont rendue
célèbre le passage des dix mille et la conquête qu’en fit Frédéric Barberousse,
attire l’attention des voyageurs par ses monuments élevés sous les sultans seldjoukides
et principalement sous Alaeddin-le-Grand; les Musulmans surtout la révèrent comme
le lieu de sépulture du poète mystique Djelaleddin-Roumi,
fondateur de l'ordre des Mewlewis, et comme le
berceau de cet ordre, où se réfugiaient les princes expulsés du trône pour
sauver leur vie. Des bas-reliefs assez bien conservés sembleraient confirmer la
tradition mythique de la fondation d’Iconium par
Persée: cependant des inscriptions arabes sur les portes et les murs attribuent
la fondation de la ville aux sultans seldjoukides. Les principales
constructions d’Alaeddin-le-Grand sont la forteresse, une vaste citerne, les
murs de la ville et son propre mausolée. Plus tard les sultans ottomans y
bâtirent la mosquée et le couvent des Mewlewis; Selim
y fit construire, sur le modèle d’Aya-Sophia, une mosquée, ainsi que plusieurs
collèges: elle se fait remarquer par le bon goût des sculptures qui ornent ses
portes. Koniah mérite, même de nos jours, le nom de
célèbre sous lequel la désigne Pline.
Nous avons rapporté dans leur ordre chronologique les
guerres de Mohammed en Bosnie, en Morée et en Karamanie, pendant les trois
années qui viennent de s’écouler; les faits d’armes de Scanderbeg, jusqu’à sa
mort qui arriva en 1466, appartenant à la même époque, trouvent ici
naturellement leur place. La paix signée entre lui et Mohammed n’avait pas duré
plus de trois ans. Lorsque Pie II prêcha la croisade contre les Turcs,
Scanderbeg céda aux instances de l’ambassadeur vénitien et du légat du pape, et
rompit le traité . Paolo Angelo, archevêque de Durazzo (Dyrrachium), Albanais
natif de Drivasto, le conseil et l’ami de Scanderbeg,
employa, pour l’engager à la violation de la paix, cet argument perfide, dont
se servaient à la fois les chrétiens et les Turcs, savoir: qu’on n’est pas
obligé de tenir la parole donnée à un infidèle. Scanderbeg écouta plus
volontiers ces raisons que celles que fit valoir Mohammed auprès de lui, pour
le maintien de la paix, dans une lettre qu’il lui adressa, s’il faut en croire
quelques historiens. Le succès des négociations de l’archevêque lui valut le
chapeau de cardinal. A la nouvelle des hostilités de Scanderbeg, le sultan
envoya en Albanie Scheremetbeg à la tête de quatorze
mille cavaliers. Scanderbeg concentra ses troupes à Okhri,
chef lieu du sandjak du même nom; cette ville, l’Achrida des Byzantins et le Lychnidus des anciens, est située sur un lac poissonneux
dont l’écoulement forme le Drymon ou le Drilon noir; son excellente position militaire lui a fait
jouer un certain rôle dans les guerres entre les Romains et Gentius,
roi d’Illyrie; les Byzantins la citent encore plus souvent comme siège de
l’archevêque de Bulgarie.
Scanderbeg, dont l’armée ne comptait que dix mille
hommes, sut, en dérobant ses mouvements à l’ennemi, prendre une position
avantageuse à trois mille d’Okhri, et défit Scheremetbeg, qui laissa sur le champ de bataille autant de
morts que le prince épirote avait de soldats. Le defterdar et douze des principaux prisonniers se rachetèrent moyennant une somme de
quarante mille ducats. Pour venger la défaite de Scheremetbeg,
Mohammed envoya contre Scanderbeg une nouvelle armée de quinze mille cavaliers
et de trois mille fantassina, sous les ordres de
Balaban Badera, Albanais de naissance, qui, mené dès l’enfance en esclavage,
avait été incorporé dans les janissaires et s’était distingué au siège de
Constantinople, où il était monté le premier à l’assaut. Scanderbeg l’attendit
avec quatre mille cavaliers et quinze cents fantassins dans la belle vallée de Valkhalia; mais ayant négligé d’en occuper les hauteurs, il
dut s’ouvrir un passage à travers les rangs d’un ennemi trois fois plus fort
que lui. Il perdit, dans cette attaque désespérée, six de ses plus braves
capitaines; Moses de Dibra et Mousakhi son neveu
furent faits prisonniers, et envoyés à Constantinople. Scanderbeg s’empressa
d’offrir une rançon, mais le sultan refusa d’y souscrire et les fit écorcher
vifs. Plein d’une juste défiance de ce premier succès, Balaban ramena ses troupes
à Okhri, et Scanderbeg prit position à Oronikh dans la Dibra supérieure.
Le général turc, bien qu’il eût réussi à tomber sur lui à l’improviste, fut
repoussé avec perte et forcé d’abandonner son camp; mais il revint bientôt à Okhri avec une armée de dix-sept mille cavaliers et de
trois mille fantassins. Il crut pouvoir fléchir son redoutable adversaire par
de riches présents; toutefois ses tentatives furent inutiles. Après avoir
cherché pendant trois mois l’occasion de le surprendre, il se décida à lui
livrer bataille. Scanderbeg eut son cheval tué sous lui, et fut lui-même
grièvement blessé au brasa. Les Turcs furent complètement battus et Balaban ne
se sauva qu’avec peine. Cependant ce même général reparut une troisième fois
avec une nouvelle armée, tandis que l’Albanais Yakoub à la tête d’un second
corps de troupes ottomanes pénétra par un autre côté dans les Etats de
Scanderbeg. Celui-ci força Balaban à en venir aux mains avant d’avoir pu opérer
sa jonction avec Yakoub. Le commandant turc plaça l’infanterie des azabs en
première ligne sur l’aile gauche, les ouloufedjis ou
cavaliers soldés en face de Tanusio Tophia, et les akindjis vis-à-vis Zacharias Groppas. Il opposa les janissaires à Manuel Peik, et se mit lui-même à l’aile droite avec l’élite de
ses fantassins, vétérans pour la plupart. Mais il ne put résister à Scanderbeg
qui remporta sur lui une victoire signalée. Les vainqueurs n’avaient pas encore
terminé le partage du butin, lorsqu’un courrier envoyé de Petrella par Mamiza, sœur de Scanderbeg, vint annoncer que
Yakoub avait pénétré à Berat, avec une armée de seize mille hommes, mettant
tout à feu et à sang, et qu’il avait établi son camp dans la petite Tyranna sur la rivière d’Argilata.
Scanderbeg alla aussitôt à sa rencontre. L’attaque fut impétueuse de part et
d’autre; ce fut moins une bataille qu’une lutte corps à corps. Scanderbeg
chercha Yakoub dans la mêlée, et s’étant fait jour jusqu’à lui, il le perça de
part en part de sa lance et lui trancha la tête. A cette vue les Turcs, saisis
de terreur, se débandèrent et prirent la fuite. Quatre mille hommes restèrent
sur la place, six mille furent faits prisonniers. Fier de la vengeance que par
cette double victoire il venait de tirer de la mort ignominieuse de ses
compagnons d’armes, le prince épirote entra triomphant à Croïa.
Mohammed, après avoir vainement tenté de vaincre
Scanderbeg par ses meilleurs généraux, et de le faire périr sous le poignard de
deux assassins, qui avaient pris le faux titre de néophytes chrétiens, se mit
lui-même en marche à la tête de plus de cent mille hommes. Il y entra au mois
de juin 1465, dans l’intention de réduire Croïa, et s’empara de plusieurs
forteresses, entre autres de Svetigrade et de
Belgrade, mais non sans faire de grandes pertes. Scanderbeg ne s’enferma dans
aucune de ses places; retiré dans ses montagnes, il n’en sortait que pour
tomber sur l’armée ottomane. Harcelé jour et nuit par Scanderbeg, Mohammed
avait continuellement à déplorer la perle de ses meilleurs soldats, et fut
contraint de lever le siège de Croïa. Mais, avant de repasser les montagnes qui
séparent l’Épire de la Macédoine, il se vengea de la résistance de Croïa sur
les braves habitants du district de Chidna, dans
l’ancienne Chaonie: ils s’étaient rendus au tyran,
séduits par les promesses qu’il leur avait faites; mais quand il les eut en son
pouvoir, il fit massacrer huit mille d’entre eux. Il laissa Balaban devant
Croïa avec quatre-vingt mille hommes et l’ordre de convertir le siège en
blocus, espérant prendre par la famine ce qu’il n’avait pu prendre par la
force. Balaban, en attendant le renfort que devait lui amener son frère Younis, alla camper sur la montagne qui commande la ville.
Scanderbeg, instruit de l’arrivée de Younis, marcha à
sa rencontre pendant toute une nuit, le battit et le fit prisonnier ainsi que
son fils Khizr. Par ses ordres, on les chargea de
chaînes et on les exposa ainsi aux regards de Balaban. Il profita de la terreur
qu’avait répandue dans les rangs ottomans ce triste spectacle, pour tomber sur
eux. Balaban, hors de lui, courut devant les murs de Croïa en faisant à la
garnison toutes les promesses imaginables; mais il fut blessé mortellement à la
gorge d’un coup de feu tiré par l’Albanais George Alexis; et un dernier
instinct lui ayant fait diriger son cheval vers le camp, il vint tomber mort
devant sa tente. Dès lors l’armée ottomane battit en retraite et alla camper à Tyranna, à huit mille pas de Croïa. Scanderbeg essaya en
vain de retenir l’impétuosité de ses soldats, qui se jetèrent, transportés de
fureur, à la poursuite de l’ennemi. Ce ne fut qu’en perdant beaucoup des leurs,
que les Turcs, cernés de toutes parts. purent trois jours après s’ouvrir un
passage près de Tyranna; quant à ceux qui étaient
cantonnés dans diverses places du pays, ils furent tous faits prisonniers ou
passés par les armes.
Mohammed ne pouvant pour le moment soumettre Croïa, et
voulant cependant tenir en bride les Albanais, rebâtit et fortifia l’ancienne
ville des Valliniens, aujourd’hui Ilbessan,
siège d’un sandjak, et détruisit celle de Tschorli que Scanderbeg avait fondée non loin de Durazzo sur les bords de la mer. Peu de
temps après, Scanderbeg termina sa glorieuse carrière à Alessio, l’ancienne Lyssus, ville non moins célèbre dans l’histoire par son
origine, qui remonte à Denys de Syracuse, son fondateur, et par le siège de
Philippe III de Macédoine, que par la mort de Scanderbeg. Il mourut le 14
janvier 1467, à l’âge de soixante-trois ans, après avoir combattu
victorieusement pendant trente années pour la foi et la liberté de son pays,
contre la puissance envahissante de Mourad II et de Mohammed II. Le héros
épirote réunit toutes les qualités qui font les grands capitaines; mais il ne
put abdiquer entièrement un des traits distinctifs du caractère national,
c’est-à-dire cette cruauté qui n’a jamais abandonné les populations de
l’ancienne Epire. La même année vit encore mourir un des voisins de Scanderbeg,
Etienne Cossarich, prince de l’Herzégovine. En
querelle avec ses fils, il avait envoyé le plus jeune comme otage à la Porte du
sultan, où peu après il abjura sa religion et devint le favori de Mohammed, et
par la suite gendre et grand-vizir de Bayezid II. Les deux autres fils de Cossarich obtinrent, à la mort de leur père, Vladislas l’Herzégovine-Supérieure,
et Vlatko l’Herzégovine-Inférieure. Mais Vladislas
s’enfuit bientôt après en Hongrie, et Vlatko ne se
maintint que peu de temps dans la possession de quelques châteaux-forts. Tout
le pays ne tarda pas à tomber sous la domination ottomane et à former, sous le
nom de Hersek, un sandjak de l’empire.
La paix qui suivit la mort des princes de Karamanie et de
Scanderbeg, et pendant laquelle l’histoire n’a à nous raconter ni pays
dévastés, ni villes conquises, ni garnisons massacrées et sciées en deux, fut
employée par Mohammed à des armements maritimes et à la construction du nouveau
serai. Sur l’emplacement de l’Acropolis de l’ancienne Byzance, là où
s’élevaient dans l’antiquité les temples de Pallas, de Poséidon, de Dionysos et
de Jupiter, et sous les empereurs chrétiens, les églises des saints Démétrius
et Minas, de Théodore Sergius, de Bacchus et de la Sainte-Vierge; là même où se
voyaient autrefois le palais Chalke, les halles des
gardes et des gardes-du-corps avec leurs sept coupoles; là où on admirait les triclines Lausus et le
trésor Tripeto avec sa célèbre horloge, les triclines des dix-neuf convives de l’empereur, la salle
dorée et le trône; là où brillaient le triclinion delphique, l’oaton, le sigma, le triconchum,
l’heptaconchum, le monothyron,
le pentacubiculum, et enfin cette fameuse salle de porphyre
dans laquelle les impératrices faisaient leurs couches : sur ces mêmes lieux
qui évoquent tant de souvenirs historiques, s’éleva, la 872 année de l’hégire,
le nouveau serai, la Porte impériale des Sultans, dont voici l’inscription :
Que Dieu éternise l’honneur de son possesseur! — Que Dieu consolide sa
construction! — Que Dieu fortifie ses fondement!
Pendant que les armements de l’arsenal se poursuivaient
avec activité , la cavalerie légère des akindjis passa la frontière
septentrionale de l’empire, parcourut l’Esclavonie, la Carinthie et la Styrie,
et pénétra jusqu’à Cilly: ni les vieillards ni les enfants
ne furent épargnés, tout le pays fut ravagé, plus de deux mille habitants
massacrés avec leur bétail, et plus de vingt mille emmenés en captivité. Mais
le succès de ce facile et productif brigandage fut compensé par la perte de
quelques îles et de quelques ports, dont s’empara la flotte vénitienne sous le
commandement de Nicolas Canalea. Aïnos sur les côtes
de Thrace, Phocée sur celles d’Ionie, et les îles de Lemnos et d’Imbros furent
dévastées par les troupes de la Seigneurie; le port de Lustizza,
dans le golfe de Patras, fut fortifié. Les Vénitiens ne commencèrent ces
hostilités que lorsqu’ils eurent vainement tenté de rétablir la paix. Le juif
David, qu’ils avaient envoyé à Constantinople demander un sauf-conduit pour
Jean Capello qui devait être chargé de négocier un traité, ayant été renvoyé de
la Porte avec une réponse fort dure, le gouvernement vénitien résolut de
continuer la guerre avec la plus grande vigueur. Cependant trois ans se
passèrent sans que de part et d’autre on fit autre chose que de commettre
d’inutiles ravages.
Mohammed, brûlant du désir de se venger des courses des
Vénitiens par une grande entreprise, résolut la conquête de Négrepont.
Mahmoud-Pasha, précédemment grand-vizir, alors amiral et sandjak de Gallipoli,
sortit du port avec une flotte de cent galères et de deux cents navires, ayant
à bord soixante-dix mille combattants. L’empereur partit lui-même de
Constantinople à la tête d’une armée non moins forte, et s’avança par terre
jusqu’en face de Négrepont. Depuis Xerxès, la mer Egée n’avait point encore vu
de flotte aussi nombreuse; sur ces mêmes rivages couverts autrefois des troupes
perses, campa l’armée ottomane, et la tente du sultan fut dressée sur le même
promontoire qu’avait occupé celle du grand-roi. Mais
Nicolas Canale n’était point un Thémistocle.
Mahmoud-Pasha, après avoir maltraité, en passant, l’île de Syra, aborda à
Négrepont où il débarqua un corps de troupes, qui surprit et dévasta les villes
de Basilicon et de Stoura. Pendant ce temps, Nicolas Canale resta tranquillement à l’ancre avec trente-cinq
galères sous l’île de Kolouri (Salamine), attendant des renforts de Candie, et
laissant ainsi les Turcs établir un pont de galères et passer leurs troupes
dans l’île. Mais si l’amiral de la flotte vénitienne tint en cette occasion une
conduite peu digne du poste éminent qu’il occupait, il n’en fut pas de même de
quelques-uns de ses officiers dont les actions méritent d’être consignées dans
l’histoire. C’est ainsi qu’Antonio Othoboni se fit
jour avec sa galère à travers la flotte ottomane et vint jeter l’ancre dans le
port d’Egripos on Négrepont, l’ancienne Chalcis; son frère Stephano fut moins
heureux, et eut dans le combat sa galère incendiée avec un vaisseau turc qu’il
avait abordé. Le baile Paul Erizzo, alors gouverneur de l’île et commandant
d’Egripos, Luigi Calvo capitaine des troupes qui venait de remplacer dans ce
poste Giovanni Badoer, et ce dernier lui-même,
étaient tous hommes d’une valeur éprouvée et d’une grande prudence. Le courage
des habitants d’Egripos était augmenté de celui de leurs femmes qui les
assistaient sur les remparts, soignaient les blessés et combattaient même
quelquefois sur la brèche. Dans l’espace de dix-sept jours a, les Turcs
livrèrent cinq assauts terribles; le feu de la place, dans les trois premiers,
leur tua plus de vingt mille hommes et leur fit perdre trente galères.
Désespérant de prendre la ville de force, Mohammed eut recours à la trahison;
il corrompit Tomaso Schiavo de Lebano, commandant de l’artillerie des assiégés.
Mais Erizzo ayant découvert les connivences perfides de Tomaso,
le fit étrangler et pendre aux barreaux des fenêtres de son logis. Alors
Mohammed débarqua le reste de l’équipage de ses vaisseaux et fit presser de
nouveaux soldats et matelots dans les provinces voisines. C’était là une belle
occasion pour la flotte vénitienne de venir au secours de la ville, de rompre
le pont de galères jeté sur le détroit de l’île au continent, et d’affamer les assiégeants
qui seraient ainsi restés enfermés dans Négrepont et privés de toutes
communications extérieures. Mais Nicolas Canale,
sourd aux représentations de ses officiers, aveugle aux signaux de détresse de
Paul Erizzo, n’eut garde de faire un mouvement. Dans un quatrième assaut, les
Turcs firent une nouvelle perte de quinze mille hommes; enfin, dans un
cinquième et dernier, le plus sanglant de tous, Mohammed emporta la ville. Le
château se défendit encore quelques jours; mais Erizzo, voyant la garnison
décimée par les combats qu’elle avait livrés, et diminuée d’environ six mille
hommes, ne put penser à tenir plus longtemps, et capitula sous la condition
d’avoir la vie sauve pour lui et ses troupes. Mohammed y souscrivit; mais
sacrifiant l’honneur de sa parole à la vengeance qu’il voulait tirer de la mort
de plus de cinquante mille Ottomans tombés devant les murs d’Egripos, il fit
mourir toute la garnison dans les supplices les plus barbares. Les uns furent
empalés, les autres écartelés ou lapidés; les Grecs seuls furent épargnés et
réduits en esclavage; Paul Erizzo, comme naguère les envoyés de Calavrita et de Leontari, fut
scié en deux. Anne Erizzo, belle et courageuse jeune fille, se montra dans
cette occasion digne de son père; traînée dans la tente du sultan, elle résista
à ses sollicitations et à ses violences, et fut massacrée par ses ordres.
L’île de Négrepont, appelée par les anciens Eubœa, du nom de la fille d’Asopus,
ou Macris, de sa forme longue, ou encore Chalcis et Chalcondantis, de ses mines de fer, mérite
par son étendue, son importance, sa fertilité, et les sept flux et reflux de
l’Euripe, de fixer un moment l’attention du lecteur. L’ancienne capitale de
l’île Histiæa ou Oreos, célébrée par Homère pour ses vignobles, était située
sur le versant septentrional du mont Thelethrios, à
l’ouest du promontoire Clonæum et de l’île
d’Artemisium, qu’ont rendue fameuse le temple d’Artémise et la première
victoire navale de Thémistocle sur les Perses. La nouvelle capitale, Chalcis,
aujourd’hui Négrepont, est plus au midi, à l’endroit où l’Euripe est tellement
resserré, qu’il a été possible de jeter de l’île à la terre ferme un pont
fortifié de tours. Dans le moyen-âge, l’Euripe ayant été appelé Egripos, donna
son nouveau nom à l’ancienne ville de Chalcis; par une autre altération, ce nom
d’Egripos fut changé en celui de Négropont,
c’est-à-dire port de l’Egripos. A la place où se trouve aujourd’hui le village
deGravalinaïs, s’élevait autrefois Eretria Velus, une des villes les plus
anciennes et les plus célèbres de l’Eubée. Plus au sud, étaient Caristos, aujourd’hui Castel-Rosso, célèbre par ses vins,
son marbre et son asbeste, et Geraistos, où l’on
voyait un temple de Neptune. L’Eubée était riche en blé, en vins, en fers, en
sel et en eaux thermales. L’incurie du gouvernement ottoman a fait disparaître
jusqu’aux traces des anciennes mines de fer et de sel. Les eaux thermales de Dipso (Aedensos) sont encore les
plus fréquentées de toute la Grèce. Ainsi favorisée par sa position et par la
nature, cette île fut une éternelle pomme de discorde entre les États voisins.
Elle passa tour à tour sous les diverses dominations qui se succédèrent en
Grèce. C’est ainsi que les Athéniens, les Spartiates et les Macédoniens, se la
disputèrent entre eux. Après avoir été sous la puissance de la Macédoine, de
Rome et de Byzance, elle devint une possession vénitienne, jusqu’à ce que
Mohammed II l’eut ajoutée à toutes ses autres conquêtes, dans la vingtième
année de son règne et la quarante-deuxième de son âge.
LIVRE XV. MOHAMMED II.
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