web counter

CRISTORAUL.ORG

EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 
 

 

 

LIVRE XII. MOHAMMED II (MEHMED II)

Mohammed II monte sur le trône; il renouvelle les traités de paix avec les puissances chrétiennes — Construction du château d’Europe sur le Bosphore — Siège et prise de Constantinople.

 

Mourad II était mort le 5 février 1451, et Mohammed, son fils et héritier, alors âgé de vingt-un ans, n’en fut informé que trois jours après. Cette nouvelle lui fut apportée à Magnésie par un courrier que le grand-vizir Khalil-Pascha expédia d’Andrinople «Qui m’aime me suive! » s’écria-t-il, en s’élançant sur un cheval arabe. En deux jours il arriva à Gallipoli, accompagné de ses porte-épées a et de ses coureurs. H s’y arrêta pendant deux autres jours pour attendre le reste de sa suite, et faire savoir aux habitants d’Andrinople son arrivée (9 février) dans la Chersonèse. De tous les côtés le peuple afflua sur la route pour saluer son nouveau maître. Les vizirs, les beglerbegs, les oulémas et les Scheikhs vinrent au-devant de lui à une lieue de la ville; ils mirent pied à terre à sa rencontre, et le précédèrent ainsi jusqu’aux portes d’Andrinople; mais, avant d’entrer dans la ville, le cortège s'arrêta et se mit à pousser des cris lamentables en signe de deuil, et comme pour rendre un dernier hommage à la mémoire de Mourad. Mohammed descendit de cheval, mêla ses larmes à celles des assistants et donna sa main à baiser; puis tous s’étant remis en selle, on l’escorta jusqu’au sérail. Le lendemain, en présence des vizirs et d’une assemblée nombreuse de grands dignitaires, il monta sur le trône. Schahin, le chef des eunuques, et Ibrahim-Pascha, se placèrent immédiatement au-dessous de lui; Ishak-Pascha et le grand-vizir Khalil se tenaient à quelque distance. Ce­lui-ci ne comptait pas beaucoup sur la bienveillance du jeune sultan, que deux fois déjà il avait éloigné du pouvoir suprême et relégué dans la solitude de l’exil. «Pourquoi, dit Mohammed, en s’adressant au chef des eunuques, pourquoi mes vizirs se tiennent-ils si éloignés? Dis à Khalil qu’il prenne son rang accoutumé; quant à Ishak-Pascha, je lui confie, comme gouverneur d’Anatolie, le soin d’accompagner à Brousa les restes sacrés de mon père.» Ainsi confirmé dans sa haute dignité, Khalil s’approcha du sultan et lui baisa la main. Ishak-Pascha conduisit à sa destination le corps de Mourad II, déployant dans la marche funèbre une pompe inaccoutumée et distribuant à pleines mains des aumônes. Mohammed avait à peine pris possession du trône qu’il songea à s’assurer l’exercice de sa souveraineté par le meurtre de son frère. Mourad avait laissé, de son mariage avec la princesse de Servie, fille d’Isfendiaroghli, un fils encore à la mamelle; le nouveau sultan craignant, dans son ombrageuse prévoyance, que ce prince ne vint plus tard à élever des prétentions à l’empire, comme issu d’une femme légitime de Mourad, tandis qu’il n’était lui-même que le fils d’une esclave, chargea Ali, fils d’Ewrenos, d’étouffer dans le bain le jeune Ahmed; cet ordre fut impitoyablement exécuté, et, au moment où son fils expirait, la veuve éplorée de Mourad, ignorant le nouveau malheur qui l’attendait, venait offrir ses félicitations à Mohammed. Un tel acte de cruauté pouvait enlever aux Ottomans toute affection pour un prince qui ne craignait pas de signaler ainsi son avènement. Pour conjurer le mal, il n’y avait qu’un parti à prendre, celui de désavouer le crime commis, en brisant l’instrument dont on s’était servi. Le sultan le sentit, et le lendemain du jour où Ali avait trempé ses mains dans le sang d’un enfant, il fut lui-même mis à mort. La mère d’Ahmed fut contrainte d’épouser un esclave nommé Ishak. Mohammed aurait volontiers infligé une humiliation semblable à sa seconde belle- mère, la princesse de Servie; mais, redoutant la guerre que pouvait amener un pareil affront, il la renvoya à son père, comblée de présents et d’honneurs, et lui assigna un douaire considérable. Mara venait de quitter Andrinople, chargée pour son père d’une lettre du sultan qui avait pour but de resserrer l’alliance entre les deux princes, lorsque Constantin Dragozès se présenta à la cour de Mohammed pour le complimenter au nom de l’empereur grec et de son frère Démétrius, despote du Péloponnèse. Le sultan leur fit l’accueil le plus gracieux, jura de maintenir la paix accordée au despote Démétrius par son père et promit solennellement à l’ambassadeur de Constantin, de consacrer les revenus de quelques villages situés sur le Strymon au paiement d’une somme de trois cent mille aspres pour l’entretien d’Ourkhan, petit-fils de Soliman, retenu depuis longtemps à la cour de Constantinople. Mais ces serments devaient être bientôt violés, et le jour n’était pas loin où les Grecs entendraient retentir le cri de guerre, car Mohammed ne se fit jamais scrupule de mentir à sa parole, toutes les fois que son intérêt le lui commandait, et qu’il avait la force et le nombre de son côté.

A la même époque, on vit successivement arriver les ambassadeurs de Raguse qui offrirent au sultan d’augmenter de cinq cents ducats le tribut annuel qu’ils avaient payé à son père; les députés des Etats de Valachie, de Gênes, de Galata, de Khios, de Mitylène, des chevaliers de Rhodes; enfin les envoyés d’Hunyadi, avec lesquels Mohammed conclut une suspension d’armes pour trois ans. Après avoir assuré le maintien de la paix avec les puissances les plus voisines de son empire en Europe, Mohammed marcha en personne contre Ibrahimbeg, prince de Karamanie, qui, profitant de la mort de Mourad, venait d’entrer en campagne pour reconquérir les provinces qui lui avaient été enlevées. Voulant exploiter l’inexpérience du jeune sultan, et l’occuper en même temps sur différents points, Ibrahim avait poussé plusieurs descendants réels ou supposés des anciens princes de Kermian, d’Aidin et de Mentesché, à entrer dans ces diverses provinces, et à se remettre en possession de leur héritage. Mohammed chargea Ishak-Pascha, beglerbeg d’Anatolie, d’aller à la rencontre de l’ennemi; lui-même le suivit immédiatement. Mais à peine arrivé à Akschehr, il reçut un envoyé d’Ibrahim qui demandait la paix, et offrait, comme gage d’une entière soumission, la main de sa fille. Ses offres furent agréées, car il tardait à Mohammed d’être en paix sur terre et sur mer avec tous ses voisins, et de pouvoir reprendre, sans aucune inquiétude, ses projets contre Constantinople.

Constantin lui-même, par une démarche aussi maladroite qu’intempestive, hâta l’heure où le sultan devait réaliser ses rêves de conquête. Pendant que Mohammed cherchait à étouffer les germes de discorde semés en Asie par Ibrahimbeg, il vit arriver dans son camp des ambassadeurs grecs qui se plaignirent, au nom de l’empereur, du retard mis au paiement de la pension d’Ourkhan. Ils menacèrent le sultan de mettre ce prince en liberté et d’appuyer ses prétentions, si on  ne leur comptait pas à l’instant le double de la somme première. Le grand-vizir Khalil, qui traitait favorablement les Grecs, soit à cause de son naturel doux et facile, soit à cause des présents qu’il en avait reçus, adressa ces paroles aux envoyés :

 O Roumiliotes insensés! j’ai pénétré depuis longtemps vos projets rusés et trompeurs; feu mon seigneur et maître Mourad II, de conscience droite et de mœurs affables, vous voulait du bien, mais il n’en est plus ainsi de Mohammed mon nouveau padischah: si Constantinople peut échapper à ses entreprises, je reconnaîtrai que Dieu veut bien vous pardonner encore vos intrigues et vos subterfuges. O insensés! le traité est à peine signé que vous venez en Asie pour nous effrayer avec vos fanfaronnades ordinaires! Mais nous ne sommes point des enfants sans expérience et sans force, si vous pouvez quelque chose, faites-le donc; proclamez Ourkhan souverain de la Thrace, appelez les Hongrois, reprenez-nous les provinces que nous vous avons enlevées, mais sachez que rien ne vous réussira, et qu’à la fin vous serez dépouillés de tout. Du reste, j’instruirai mon maître de tout ceci, et ce qu’il décidera sera accompli »

Mohammed pensa cependant qu’il fallait feindre encore; Ourkhan, rendu à la liberté, pouvait jeter le trouble dans son empire et renouveler les scènes de l'interrègne; les députés furent donc congédiés avec de nouvelles promesses: leur demande devait être présentée au sultan à son retour dans Andrinople, et il s’occuperait alors d’y faire droit.

A son arrivée à Brousa, Mohammed fut accueilli par les cris tumultueux des janissaires, qui demandaient une gratification en honneur de son avènement. Il contint sa colère et voulut passer outre; mais Schahin, chef des eunuques, et Tourakhan lui ayant fait entrevoir les dangers d’un refus, il céda à la nécessité et leur distribua dix bourses d’or: c’était la première fois que les janissaires arrachaient une largesse par la sédition. La même scène s’est par la suite renouvelée au commencement de chaque règne, jusqu’à ce que l’épuisement du trésor eût délivré les sultans des exigences toujours croissantes de cette milice redoutable. Quelques jours après, Mohammed fit comparaître devant lui Kazandji-Toughan, l’aga des janissaires, et le maltraita de coups de fouet et de soufflets pour n’avoir pas su maintenir l’obéissance dans son corps et n’avoir point présenté, lors de la campagne de Karamanie, un état exact des soldats qu’il commandait. Sa charge fut donnée à Moustafabeg; et, afin de mieux détruire le mauvais esprit de cette troupe, Mohammed y incorpora sept mille fauconniers et garde-meutes qui étaient restés jusque-là sous les ordres du grand-veneur; il ne conserva pour le service de sa maison que cinq cents fauconniers et cent garde-meutes tous les autres devinrent janissaires, en conservant néanmoins leur première qualification de segbans ou garde-meutes.

Mohammed ne fut pas plutôt à Gallipoli qu’il fit saisir les revenus des bourgs et des villages sur le Strymon, affectés à la pension d’Ourkhan, et donna l’ordre qu’on en chassât les Grecs. Ce prélude avertit l’empereur de ce qu’il pouvait attendre du sultan, et il ne tarda pas à se repentir des imprudentes menaces qu’il avait faites.

Entre Constantinople et le Pont-Euxin se prolonge un canal dont les deux rives sont bordées de jardins, de maisons de plaisance et de hameaux; des ruines d’autels et de temples mêlent à leur beauté toujours nouvelle les souvenirs de l’antiquité la plus reculée; et reflètent la gloire fabuleuse de Jason et des Argonautes. D’un côté, Bayezid avait construit un château-fort sur les débris du temple de Jupiter-Urius; Mohammed résolut d’en élever un autre sur le côté opposé pour fermer entièrement le détroit. A l’ouverture de l’hiver, il adressa des circulaires aux autorités de toutes les provinces de son empire, avec ordre qu’on lui envoyât mille maçons et charpentiers, un nombre suffisant de manœuvres et de chaufourniers, et tous les matériaux nécessaires pour la construction d’un château-fort sur la côte d’Europe du Bosphore. A cette nouvelle un pressentiment sinistre s’empara de l’empereur grec et des habitants de Constantinople. Les représentations sont les armes du fiable : Constantin Dragozès, loin de penser à réclamer une seconde fois la pension d’Ourkhan, députa des ambassadeurs à Mohammed pour se plaindre de ce qu’il appelait une violation du traité, et le conjurer de renoncer à ses desseins et d’accepter un tribut . Mohammed, dont les paroles décelaient la plus violente colère, répondit aux ambassadeurs : « Je ne forme pas d’entreprise contre votre ville. Pourvoir à la sûreté de mes États n’est pas enfreindre les traités. Avez-vous oublié l'extrémité où fut réduit mon père quand votre empereur, ligué contre lui avec les Hongrois, voulait l’empêcher de passer en Europe? Ses galères lui fermaient alors le passage, et Mourad fut obligé de réclamer l’assistance des Génois. J’étais à Andrinople, mais bien jeune encore. Les Musulmans tremblaient d'effroi, et vous insultiez à leur malheur. Mon père fit à la bataille de Varna le serment d’élever une forteresse sur la rive européenne. Ce serment, je le remplis. Avez-vous le droit ou le pouvoir de contrôler ainsi ce qu’il me plaît de faire sur mon territoire. Les deux rivages sont à moi : celui d’Asie parce qu’il est habité par des Ottomans; celui d’Europe parce que vous ne savez pas le défendre. Allez dire à votre maître que le sultan qui règne ne ressemble point à ses prédécesseurs : que leurs vœux n’allaient pas aussi loin que va aujourd’hui ma puissance. Je vous permets de vous retirer, ajouta-t-il : mais je ferai écorcher vifs ceux qui m’apporteront désormais de semblables messages.»

Mohammed ne revit plus d’ambassadeurs. Vers la fin de mars 1452, les bois de construction arrivèrent de Nicomédie et d’Héraclée sur le Pont-Euxin; les pierres et la chaux furent apportées d’Anatolie en immense quantité. Le sultan quitta Andrinople pour se rendre au lieu de réunion où l’avaient précédé les beglerbegs d’Asie et d’Europe, les begs et les sou- baschis.

Le nouveau fort devait s’élever vis-à-vis le château de Guzelhissar, construit par Bayezid-Yildirim sur la côte d’Asie, à l’endroit où les deux rives du Bosphore se rapprochent le plus l’une de l’autre. La gorge étroite que forment à l’extrémité du détroit deux promontoires, ne laisse au passage des navires qu’une mer large de six stades et d’une navigation difficile. C’était près de là qu’Androclès de Samos avait établi ce fameux pont sur lequel passa l’armée de Darius pour porter la guerre en Scythie. Le promontoire qui domine l’entrée du détroit du côté de l’Europe portait dans l’antiquité le nom de Hermæum Promontorium, à cause d’un temple de Mercure qui s’y trouvait; la pointe de ce promontoire, battue sans cesse par les vogues de la Mer Noire, qui se jettent avec fureur dans le Bosphore, s’appelait chez les Grecs Rhoodès et Phonoïdès, à cause du mouvement rapide et du mugissement des lames. On le nommait aussi à une époque plus reculée le Chien-Rouge (Pyrhias Cyon), par l’analogie qu’offrait le bruissement des flots avec les aboiemens d’un chien.

Par une idée bizarre, Mohammed voulut que le plan de construction retraçât la figure des lettres arabes qui composent le nom de Mohammed le prophète, et qu’une tour s’élevât à l’endroit où chaque M forme un cercle dans l’écriture arabe. Le nouveau fort surgit rapidement au-dessus du sol, et l’on s'aperçut seulement alors que toutes les règles de l’art avaient été violées pour satisfaire à cette fantaisie. Deux des tours se trouvaient placées l’une près de l’autre au pied du promontoire, la troisième et la plus considérable tout-à-fait sur le bord de la mer : les lettres OHED furent représentées dans leur figure arabe par des courtines et d’autres ouvrages de ce genre, que le sultan dirigeait en personne. Le grand-vizir Khalil-Pascha fût désigné pour surveiller la construction de la tour sur le bord de la mer; pour les deux autres, le soin en fut confié à Sarudjé-Pascha, qui comptait déjà cinquante ans de service, et au vizir Saganos. Ce dernier fut, à l’avènement de Mohammed, rappelé de l’exil où l’avait envoyé Mourad II, quand il reprit pour la troisième fois les rênes du gouvernement, et comblé de faveurs par le nouveau sultan dont il avait été le plus intime conseiller.

On comptait mille maçons et deux mille manœuvres de chaque côté de l’enceinte, au-dehors et au-dedans, ce qui élevait à six mille le nombre des ouvriers employés à cette construction : ils étaient encore assistés d’une foule de gens de toutes les classes et de toutes les conditions. On voyait même de hauts dignitaires occupés à apporter des pierres, de la chaux et des briques. Outre les matériaux qui venaient des côtes de l’Asie, on mit à contribution les pierres provenant des murs de quelques villes fortifiées et les ruines des églises situées sur le Bosphore, entre autres les colonnes de la grande et magnifique église de Saint-Michel, sur le golfe Sostenius. Constantin vit avec désespoir ces terribles préparatifs, mais il n’était pas en son pouvoir d’arrêter les travaux, et le fort fut élevé en moins de trois mois. Ses murailles avaient vingt-cinq pieds d’épaisseur; ses tours, couvertes en plomb, en avaient trente.

Cependant l’empereur de Byzance, réduit aux abois, abandonna tout-à-coup la ligne politique qu’il avait suivie précédemment. Des vaines menaces qu’il avait essayées jusqu’alors, il descendit aux supplications les plus humbles. Il députa une ambassade au sultan, pour le prier d’empêcher que les moissons des Grecs dispersés dans les villages du Bosphore ne fussent dévastées; en même temps, il envoya chaque jour pour la table de Mohammed les vins et les mets les plus choisis. Mais, ni les prières, ni les basses prévenances de Constantin ne touchèrent le sultan; il fit au contraire publier l’ordre que l’on menât paître les chevaux et les mulets sur les terres des Grecs, et que l’on repoussât les armes à la main quiconque tenterait de s’y opposer. Le fils d’Isfendiar, gendre du sultan, récemment débarqué d’Edremid (Adramytus) sur la côte d’Asie, ravagea les campagnes et les jardins de Bivados (Epibatos) en y faisant paître ses bêtes de somme; à cette occasion, un palefrenier turc ayant frappé un Grec qui voulait s’y opposer, d’autres Grecs accoururent : on en vint aux mains, et il y eut quelques morts de part et d’autre.

Un rapport sur cette affaire ayant été présenté au kiayabeg ou ministre de l’intérieur, et ce dernier l’ayant mis sous les yeux du sultan, Mohammed ordonna de tailler en pièces tous les habitants d’Epibatos que l’on rencontrerait dans les champs. Les soldats turcs tombèrent inopinément sur les moissonneurs, un jour qu’ils se rendaient à leurs travaux et les massacrèrent (juin 1452). Cet acte d’hostilité flagrante furie signal de la guerre a qui devait anéantir à tout jamais l’empire de Byzance. L’empereur fit par représailles fermer les portes de la ville, et emprisonner tous les Turcs qui s’y trouvaient De ce nombre étaient quelques jeunes eunuques du harem; ils représentèrent à Constantin que, s’ils devaient jamais retourner vers Mohammed, ils seraient infailliblement mis à mort, à moins qu’il ne les relâchât sur-le-champ ; touché par leurs instances, Constantin les renvoya au sultan au bout de trois jours, accompagné» d’une députation chargée de ce message : « Si des malheurs menacent la ville, le Tout-Puissant sera le refuge de l’empereur; les portes n’ont été fermées qu’après que la trêve a été ouvertement violée; les habitants se défendront selon leurs forces, tant que Dieu n’aura pas inspiré des résolutions plus pacifiques au sultan. » Mais Mohammed, sans donner un prétexte à son agression, déclara immédiatement la guerre; de son côté, Constantin, qui, prévoyant une rupture, n’avait pas cessé, dans les derniers six mois, de remplir les magasins de la ville, ordonna de murer les portes. Sur ces entrefaites, le fort de Mohammed se trouva entièrement terminé. Situé à l’entrée de la gorge du Bosphore, et coupant pour ainsi dire le passage à tout navire, le sultan lui donna le nom de Boghaikesen (coupe-gorge). Les Grecs, confondant le mot boghaz (gorge) avec celui de basch (tête), crurent que le fort s’appelait Baschkezen (coupe-tète) ; dans leur langue ils l’appelèrent Laimocopas (coupeur des flots), à cause du mouvement des vagues qui viennent se briser contre les rochers du promontoire Herméen. Firouzaga y fut établi comme commandant, avec quatre cents janissaires; il lui était enjoint d’arrêter au passage les navires de toutes les nations indistinctement, de les visiter et de ne leur permettre de continuer leur route qu’après avoir prélevé sur eux un droit proportionnel; on plaça d’énormes canons sur la tour de Khalil-Pascha, qui, se trouvant la plus rapprochée de la mer, dominait toute la largeur du canal, de manière à pouvoir au besoin appuyer les ordres du gouverneur. Le 28 août 1452, Mohammed partit de son camp de Boghazkesen, s’avança jusqu’aux fossés de Constantinople, pour les reconnaître, et revint à Andrinople le premier septembre.

Il était urgent, avant de rien entreprendre, d’empêcher les despotes du Péloponnèse, Démétrius et Thomas, frères de l’empereur, de venir au secours de Byzance: à cet effet Mohammed envoya dans la péninsule, vers le commencement de l’automne, son beglerbeg Tourakhan, qui avait guerroyé toute sa vie contre cette province de l’empire grec. Tourakhan, ayant sous ses ordres ses deux fils, Ahmed et Omara, franchit l’isthme de Corinthe, pénétra dans l’Arcadie, passa par Tégée à Mantinée, de là au mont Ithome : il prit Neopolichné (aujourd’hui Neocastron), et assiégea Sideropolichné (Siderocastron), mais sans pouvoir s’en rendre maître. Une division de son armée, commandée par Ahmed, s'étant écartée du côté de Leontari, fat surprise et taillée en pièces par les Grecs; Ahmed, fait prisonnier dans ce combat, fat envoyé à Sparte au despote Démétrius.

Pendant que Tourakhan ravageait ainsi le Péloponnèse, Mohammed s'occupait sans relâche à Andrinople, à tout préparer pour le siège de Constantinople. A l'époque où il faisait construire le fort de Boghazkesen, un Hongrois, fondeur de canons, nommé Orban, las des refus réitérés des ministres de Constantin d'augmenter son salaire, s’enfuit de Constantinople, et vint offrir le secours de son art aux Turcs. Mohammed le combla de richesses, et lui demanda s’il pourrait fendre un canon capable d’ébranler les murs de Constantinople. « Je puis t’en fondre un, lui répondit Orban, qui réduira en poudre les murs de Constantinople et ceux même de Babylone; je suis sûr de ce qui tient à mon art; mais je ne saurais déterminer d’avance quelle sera la portée de la pièce. » Le sultan lui ordonna de se mettre à l’œuvre sur-le-champ, disant qu’on déciderait ensuite de la portée de son canon. Orban fournit un modèle d’un calibre extraordinaire qui fut placé sur la tour la plus avancée du fort de Boghazkesen. Le navire du capitaine vénitien, Ricci, qui voulut passer dans le canal sans ferler, servit de but à l’épreuve; il fut atteint, fracassé et coulé à fond. Ricci se sauva dans une barque avec trente hommes; mais le courant l’entraîna sur le rivage d’Europe, et il tomba entre les mains de la garnison. Les prisonniers, pliant sous le poids des fers, furent amenés à Demitoka, en présence du sultan; il fit empaler le capitaine; les matelots eurent la tête tranchée, et défense fut faite d’ensevelir leurs corps. C’est ainsi que les a vus Ducas, qui se trouvait alors à Didymotichon. L’invention d’Orban venant ainsi justifier l’attente de Mohammed, il commanda au fondeur une pièce monstrueuse, le double plus forte que la première, et sans contredit la plus énorme dont il soit fait mention dans l’histoire de l’artillerie et des sièges; mais l’ignorance seule des Turcs, à cette époque, avait pu leur en faire adopter l’usage. Le second canon d’Orban chassait des boulets de pierre qui avaient douze palmes de circonférence et pesaient douze quintaux. Cinquante paires de bœufs pouvaient à peine le faire changer de place; sept cents hommes étaient employés à le mettre en mouvement et à le servir . On le traîna devant la porte du nouveau serai nouvellement construit à Andrinople, appelé, à cause de sa prodigieuse hauteur, Djihannuma (qui regarde le monde). Il fut chargé sous les yeux d’Orban avec les plus grandes difficultés. Mohammed, dans la crainte que la détonation ne fût assez forte pour ôter aux personnes qui en seraient le plus rapprochées l’usage de la parole et faire avorter les femmes enceintes, fit prévenir les habitants du moment où le canon monstre devait être tiré. Au signal donné, toute la ville fut comme ensevelie sous la fumée; une explosion terrible suivit, qui fut entendue à une distance de plusieurs lieues. Le boulet parcourut un mille, et s’enfonça d’une brasse dans le sol. Cette nouvelle épreuve ajouta à l’enthousiasme des Turcs et à la terreur des Grecs. Depuis, une seule et unique pensée obsédait Mohammed et l'absorbait nuit et jour. Souvent, vers le soir, accompagné de deux ou trois de ses affidés, il parcourait tous les postes de sa résidence, et épiait dans l’ombre les conversations des soldats et du peuple. Malheur à qui était assez indiscret pour lui adresser le salut ordinaire et lui souhaiter longue vie; Mohammed lui-même le frappait au cœur d’un coup de son poignard. Une fois, pendant la nuit, il fit tout-à-coup appeler Khalil-Pascha par ses eunuques. Le grand-vizir tremblant toujours pour sa tête au souvenir du passé, se munit d’un plat rempli d’or, et le déposa aux pieds du sultan, qu’il trouva assis sur son lit tout habillé. « Que fais-tu, Lala?» dit Mohammed. Le grand-vizir répondit : « Quand les grands de l’empire sont appelés par leur maître à une heure extraordinaire, ils ne doivent point venir devant lui les mains vides. Ce que je t’offre n’est pas à moi; c’est ton bien dont je n’étais que dépositaire. — Je n’en ai pas besoin, répliqua le sultan : ce que je demande de toi, c’est que tu m’aides de tout ton pouvoir à prendre possession de Constantinople.»

Le grand-vizir frémit à cette parole: il était secrètement allié aux Grecs, dont les présents l’avaient gagné, et il passait dans l’opinion du peuple pour s’entendre avec les infidèles. Revenu de sa première frayeur, il répondit au sultan que Dieu qui l’avait déjà rendu maître de là plus grande partie de l’empire grec, lui ouvrirai aussi les portes de sa capitale, et que tous les serviteurs du sultan prodigueraient à l’envi leur fortune et leur vie pour assurer le succès d’une si grande entreprise. «Vois-tu ce lit? reprit Mohammed, je m’y suis débattu toute la nuit sans pouvoir trouver le sommeil. Prends garde de ne pas te laisser corrompre par l’argent des Grecs : bientôt la lutte commencera, et avec l’aide de Dieu et du Prophète nous prendrons la ville de ces infidèles.» Il congédia ainsi le grand-vizir tout interdit de ce qu’il venait d’entendre. Mohammed, sans cesse tourmenté par ses projets de conquête, ne reposait plus; il dessinait la position de Constantinople, ses murailles, ses fortifications; marquait d’avance le point d’attaque, la disposition des divers corps d’armée, l’emplacement des batteries et des machines de siège , les lieux où l’on emploierait le secours de la mine, et recherchait avec avidité l’entretien des hommes qui pouvaient avoir une connaissance exacte de la ville et de ses ressources. Avant d’aller plus loin, nous donnerons ici, pour faciliter l’intelligence des opérations du siège quelques notions topographiques sur la fameuse Byzance. Constantinople, la seconde capitale de l’empire romain, est bâtie, de même que Rome, sur sept collines, à l’extrémité occidentale du Bosphore de Thrace. Elle s’appela Byzance, du nom de son fondateur, puis Constantinople, de Constantin, qui en fit sa résidence. Par la suite elle reçut des Grecs dégénérés le nom d’Istamboul, et, par une autre altération qui a un sens significatif pour les Turcs, elle fut appelée Istambol, ou Plénitude de l’islamisme. Les Grecs l’applaient aussi Anthousa (la florissante), les Arabes, Constantaniyé et Farrouk (celle qui sépare), parce qu’elle se trouve sur les limites de l’Europe et de l’Asie. De même que les Arabes donnent à la Mecque le surnom de Mère des Villes, les Ottomans appellent Oummedunya ou Mère du Monde, la capitale de leur empire, qu’ils regardent comme la maîtresse de deux mers et de deux continents, comme l’échelle du commerce de l’Orient avec l’Occident. Elle est entourée au midi et à l’ouest par la Propontide ou mer de Marmara; à l’est, le Bosphore de Thrace déroule ses sinuosités dessinées par sept promontoires sur l’un et l’autre rivage, et se perd au sud-est dans la Mer Noire ; à son extrémité méridionale, il fait un coude à l’ouest et forme, sous les murs même de la ville, le port le plus spacieux et le plus sûr, anciennement désigné sous le nom de Corne-d’Or, à cause de sa configuration et des richesses auxquelles il donne passage. La ville peut être comparée à un triangle; deux côtés, dont l’un est bordé par la Propontide, et l’autre par le port, sont défendus seulement par une simple muraille; le troisième, par lequel Constantinople tient au continent, est protégé par une double ligne de remparts et de tours, et par un double fossé large et profond. A chacun des trois angles du triangle, dont on fait le tour en trois heures, s’élevait un château-fort. A l’extrémité dé la ville appelée autrefois Acropolis et aujourd’hui Pointe-du-Sérail, était le fort de Saint- Démétrius, près de l’église consacrée à ce saint, qui donnait aussi son nom au promontoire. La mer qui forme le port s’appelait le bras de Saint-George, de l’église de ce saint construite sur le rivage. Au second angle, à l’extrémité opposée de ce même côté, au fond du port, on voyait le Cynegion, aujourd’hui Haïwanseraï, amphithéâtre destiné aux combats d’animaux, et derrière se trouvait le grand palais des Blachernes, que les derniers empereurs grecs préféraient à tous les autres; ce quartier s’appelle encore aujour­d’hui, chez les Grecs de Constantinople, quartier des Blachernes. Enfin au troisième angle, à l'extrémité opposée de la muraille qui défend la ville du côté du continent, s’élevait le Cyclobion ou Pentapyrgion, château des Cinq-Tours, si connu depuis sous le nom de château des Sept-Tours.

Entre le château des Sept-Tours et l’Acropolis, il y avait, sur le rivage de la Propontide et dans l’enceinte 25 des murs, deux ports creusés de main d’hommes, à présent ensablés, le port de Théodose, aujourd’hui Wlangabostan, et le port de Julien, Kadrighalimani (port des galères); ce dernier se trouvait dans le quartier appelé autrefois Heptascalon, et, depuis, Kondoskalé. Dans le premier de ces ports, on voyait le palais de Théodose, et dans le second le palais de Julien. Non loin de Tschadadikapou, entre la pointe de Saint-Démétrius et le port de Julien, était le palais impérial Bucolion, ainsi nommé d’un groupe de sculptures représentant un lion et un bœuf; le grand palais impérial était construit sur l’emplacement qu’occupe en partie le serai actuel. Entre le port de Théodose et le Cyclobion (les sept tours), était placé le palais Psamatia vers la porte qui a conservé ce nom. Aujourd'hui Constantinople a quatorze portes qui ouvrent sur le port, depuis la pointe du serai jusqu’à l’extrémité du quartier des Blachernes. Cinq seulement sont mentionnées dans l’histoire du siège: 1° la porte du Cynegion, 2° Xyloporte ou Porte-de- Bois, 3° la grande porte du palais des Blachernes, 4° la porte de Petra, dans le fanar actuel ou quartier des Grecs, 5° la porte d’Oraia, dite porte des Juifs ou du marché au poisson. A la partie basse du palais des Blachernes il y avait une sortie souterraine, Cercoporta ou porte du cirque; mais Isaac Comnêne l’avait fait murer afin de prévenir l’accomplissement d’une prédiction qui annonçait que l’empereur Frédéric entrerait par là dans Constantinople. Sans nous occuper des autres portes de la ville non plus que de celles qui donnent sur la Propontide, étudions pas à pas celles qui ferment l’accès du côté de la terre, puisque ce fut là que porta tout l’effort du siège, et que chacune d’elles a une importance historique.

La première porte, sur cette ligne, s’appelait Charsias et aussi Caligaria, nom que les Turcs ont altéré en lui donnant un nouveau sens dans leur langue, Egri-Kapou ou la Porte-Courbée. On l’appelait encore Porte des Bulgares, et il y aurait eu quelque raison de la nommer plutôt Porte des Allemands, puisque les historiens byzantins font mention de deux Allemands auxquels on en confia successivement la défense, Arnulph Gilprecht, au temps des Comnènes, et Jean Grant sous le dernier empereur, Constantin-Paléo-logue-Dragozès. Venait ensuite la porte Myriandri ou Polyandri, aujourd’hui porte d’Andrinople. On l’appelait ainsi, parce qu'à l’époque où l’on construisit les remparts sur le continent, les deux troupes de travailleurs parties, l’une de l’extrémité droite des murs ou des Blachernes, et l’autre des Sept-Tours, se rejoignirent à cet endroit; le mot grec, qui signifie beaucoup d’hommes, dix mille hommes, rappelait la rencontre de ces deux bandes. C’est entre cette porte et la plus voisine, que la garnison de Constantinople livra un combat terrible aux Awares, à l’époque où ceux-ci vinrent mettre le siège devant la ville; mais ici l’attaque principale fut dirigée contre la troisième porte qui se trouve entre les deux précédentes: elle portait le nom de Saint-Romain, aujourd’hui Top-Kapousi, ou porte du Canon, à cause de l’énorme canon de siège qui fut dirigé contre elle. Là s’élevaient deux tours, celle de Saint-Romain et celle de Bagdad. Venait ensuite la porte dite de la Source, de Rhegium ou de Selymbria, parce qu’en sortant par-là on arri vait au palais de la Source, aujourd’hui Baliklu; puis, en continuant, à Rhegium (Tschekmedjé) et enfin à Selymbria : elle est connue encore aujourd’hui sous le nom de porte de Siliwri. Enfin, la cinquième est la Porte-Dorée que décoraient autrefois des statues de marbré et des bas-reliefs. Bien que la plupart des triomphateurs aient passé par cette porte, quelques-uns cependant suivirent une marche différente, et se rendirent de l’Acropolis à l’église de Sainte-Sophie, en traversant l’hippodrome. Nous citerons, entre autres, le triomphe de Bélisaire sur les Vandales, où l’on porta devant lui les vases d’or pillés à Rome par Genseric et qu’il venait de reprendre sur Gélimer; celui de l’eunuque Narsès sur les Goths; celui d’Héraclius sur les Perses; celui de Jean Comnène sur les Pannoniens et les Dalmates; mais généralement les triomphateurs entraient par la Porte-Dorée, et suivaient directement la belle rue qui traverse la ville jusqu’à la Porte-d’Airain du palais im­périal. Il en fut ainsi des quatre triomphes d’Héraclius, de ceux de Jean Tsimiescès, de Nicéphore Phocas, de Basile sur les Bulgares, et de celui de Théophile sur les Sarrasins, à son retour de Mopsuestia et Tarsus. Aussitôt après le triomphe de Basile sur les Bulgares, la Porte-Dorée fut murée, une prophétie ayant annoncé que les Latins vainqueurs entreraient par-là dans Constantinople. Cette porte est toujours restée fermée, mais la tradition subsiste encore, et les Turcs eux-mêmes pensent qu’un jour viendra où les chrétiens rentreront de ce côté dans la ville de Constantin et y rétabliront le culte de leur Dieu. La Porte-Dorée n’était pas la seule désignée par de sinistres présages. D’après une autre tradition, celle appelée Cercoporta devait livrer passage à l’empereur Frédéric et aux Latins. Les Grecs l’avaient fait également murer, mais elle fut rouverte avant le siège de Constantinople par Mohammed, et c'est par elle que les Turcs pénétrèrent dans la ville.

C’est ainsi que de tout temps il y a eu des prédictions, les unes démenties, les autres justifiées par les événements, et l’histoire ne doit pas dédaigner la lumière que jettent quelquefois ces présages, dont l’influence est si puissante sur les masses. Il y a des prédictions véritables, pour ainsi dire, celles qui émanent d’un esprit supérieur, habitué à pénétrer l’essence des choses, à juger de l’avenir par le passé, et à démêler les affinités secrètes entre les causes et les résultats des événements. Mais il y en a aussi qui ne reposent que sur une humiliante superstition, provoquée par des apparitions extérieures et purement accidentelles. Les premières, fondées sur une profonde connaissance de la marche des choses humaines, ne s’adressent pas à l’instinct superstitieux de la foule, et exercent sur elle peu d’empire : les secondes, nées de la passion et propagées par l’ignorance, ont souvent servi de levier pour remuer les peuples. Leur étude nous fait pénétrer plus rapidement dans l’esprit d’une époque, le caractère d’une nation, la situation d’un gouvernement, que ne le peuvent quelquefois une longue expérience et de pénibles travaux. Les nations, de même que les individus, préparent elles-mêmes leur fortune et leur ruine, suivant que les présages qu’elles ont tirés de l’avenir ont été dictés par un sentiment de force ou de faiblesse. Les prophéties accidentelles peuvent bien quelquefois décider une victoire ou une défaite; mais celles qu’un peuple se répète sans cesse à lui-même, contribuent nécessairement à sa prospérité ou à sa décadence, et doivent être considérées comme des éléments actifs de sa destinée. Elles révèlent les dispositions intérieures qui les ont am­nées et dont elles sont l’image fidèle. Le courage, la force qui ont conscience de leur pouvoir, se prophétisent la victoire : la faiblesse et la lâcheté cherchent d’avance une excuse à leur défaite, en se prétendant condamnées par une fatalité irrésistible. Ces principes généraux trouvent de nombreuses applications dans l’histoire des prophéties qui existaient chez les chrétiens et les Musulmans, relativement à la conquête de Constantinople, et aux destinées ultérieures de l’empire de Byzance.

Outre les deux prédictions que nous avons déjà fait connaître touchant deux des portes de Constantinople, il y en avait deux autres spéciales à la ville elle-même. L’une disait que les ennemis pénétreraient au milieu de Constantinople, jusqu’à la place du Taureau; mais que les habitants, poursuivis jusque-là, se retourneraient, repousseraient les ennemis au dehors des murailles, et rentreraient en possession de leur cité. Suivant l’autre, qui remonte à des siècles très reculés, et qu’on attribue généralement à un saint homme appelé Morenus, un peuple armé de flèches devait s’emparer du port de Constantinople, et exterminer toute la population grecque : il y avait ainsi contradiction entre la première et la seconde; mais la prophétie qui annonçait un danger passager, état en quelque sorte perdue dans la multitude de celles plus sinistres, qui révélaient le triste sort réservé à la ville, à l’empire et à la dynastie régnante. Toutefois, il faut dire que, quant aux paroles de Morenus, elles étaient vagues, et pouvaient s’appliquer non seulement aux Arabes, aux Persans, aux Turcs, mais encore aux Slaves, Bulgares, Avares, et même aux Francs, aux Latins, aux Grecs, à tous les peuples enfin qui assiégèrent Constantinople et qui se servaient de l’arc.

On pariait encore de la prédiction de Léon-le-Sage, fondée sur la découverte de deux tablettes, trouvées récemment dans le cloître de Saint-George, près de l’arsenal (à la pointe du Serai). Ces tablettes, divisées chacune en plusieurs champs, contenaient, l’une la série des empereurs, l’autre celle des patriarches à partir du règne de Léon; mais le nom du dernier empereur et celui du dernier patriarche manquaient à chaque série, pour lesquelles deux champs avaient été laissés vides. Une autre prophétie, qui annonçait la chute de l’empire des Grecs, se trouvait parmi les oracles attribués à la sibylle d’Erythrée. On racontait aussi que Michel, le premier des Paléologues, ayant interrogé un devin sur la destinée de l’empire sous ses descendants, celui-ci avait donné pour toute réponse le mot mamaimi; ce mot, privé de sens en lui-même, indiquait cependant, disait-on, par le nombre de lettres qui le composent, qu’il y aurait sept empereurs de la famille des Paléologues, et que le dernier serait précipité du trône. On étendait et on appliquait le même présage à la famille d’Osman; elle ne devait également donner que sept princes, et perdre ensuite l’héritage des Seldjoukides. Enfin un écrivain byzantin rapporte qu’après la bataille de Kossova, Hunyadi déplorant sa définie, un vieillard s’avança pour le consoler et lui dit : « Les chrétiens seront toujours malheureux jusqu’à ce que les Grecs aient été exterminés. Pour mettre un terme aux revers des fidèles, il faut que Constantinople tombe au pouvoir des Turcs.»

Ainsi les Grecs se condamnaient d’avance eux- mêmes, et prononçaient, comme par instinct, leur arrêt de mort. Toutes ces prédictions, émanées du sein de la nation, exerçaient une funeste influence et préparaient la catastrophe en même temps qu’elles l’annonçaient. Quant aux Musulmans, leur religion condamne aussi sévèrement la superstition que l’incrédulité, et ils ne reconnaissent qu’au Prophète le pouvoir de lire dans l’avenir. La seule prophétie que leurs historiens rapportent est tirée de quelques paroles de Mahomet, dont on fit l’application au siège de Constantinople, et qu’il aurait prononcées, soit au nom de Dieu, et comme faisant partie du texte sacré du Coran, soit de lui-même et en sa qualité de prophète, pour être rattachées à la tradition (hadis). Le Prophète disait à ses disciples: « Avez-vous entendu parler d’une ville dont un côté regarde la terre, et les deux autres la mer? — Oui, envoyé de Dieu!—La dernière heure (du jugement) ne viendra point sans que cette ville ait été conquise par soixante-dix mille fils d’Ishak. En s’approchant de ses remparts, ils ne combattront point avec leurs armes, ni avec des batistes et des catapultes, mais avec ces seules paroles : Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Dieu est grand. Alors un des côtés qui regardent la mer s’écroulera, le second tombera ensuite; enfin les remparts du côté du continent tomberont aussi, et les vainqueurs y feront leur entrée.» Une autre fois le Prophète dit encore : « Ils prendront Constantinople; le meilleur prince est celui qui fera cette conquête, et la meilleure armée sera la sienne.» Ces paroles avaient été si puissantes sur l’esprit des Arabes, que sept fois ils avaient tenté de s’emparer de cette ville; un de ces sièges dura sept ans entiers, pendant lesquels l’armée laboura les champs d’alentour, et y fit les semailles et la moisson. Ce fut à ce siège que périt Eyoub, le porte-étendard du Prophète .

Ces paroles que nous avons rapportées plus haut servirent de texte au Scheikh Akschemseddin, disciple du célèbre Scheikh Hadji, pour annoncer la prise de cette malheureuse cité, et désigner d’avance, avec plus de bonheur que ne l’avait fait le Scheikh Bokhari au temps de Mourad II, le jour et l’heure où elle devait tomber au pouvoir des Turcs. Eyoub apparut en songe à Akschemseddin, et lui indiqua le lieu où ses restes étaient ensevelis, de même qu’au siège d’Antioche l’apôtre saint André avait révélé à Pierre le Provençal l'endroit où se trouvait la sainte lance. La découverte de cette sépulture fut regardée comme un miracle par les Turcs, et contribua puissamment à hâter la chute de Constantinople; de même que la découverte de la sainte lance avait autrefois relevé le courage des croisés et amené la prise d’Anthioche.

Ce fut sous les influences contraires de ces diverses prédictions que le siège commença. Dans les premiers jours de février 1453, le monstrueux canon partit d'Andrinople; il était traîné par cinquante paires de bœufs; deux cents hommes marchaient de chaque côté pour le tenir en équilibre; cinquante charrons et deux cents pionniers allaient en avant pour mettre en état les ponts et les chemins. On mit deux mois pour faire une route de deux jours. Karadjabeg, qui commandait l’escorte pendant cette marche si lente, fit plusieurs excursions au nord et au midi du pays qu’il traversait et l’avança jusque sur les bords de la Mer Noire et de la Propontide; il soumit en passant les villes de Mesembria (Misiwri), Anohialua (Akhioli), Byzia (Wiza), la tour de Saint-Étienne (San-Stefano) à trois lieues seulement de Constantinople, et le château d’Epibatos, aujourd’hui Bivados. Selymbria seule eut confiance dans la force de ses murailles, et se prépara à une courageuse défense, sans se laisser épouvanter par l’exemple terrible que les Turcs avaient fait de toutes les garnisons qui ne s’étaient pas rendues à la première sommation.

Pendant que les troupes de Mohammed poussaient ainsi leurs dévastations jusqu’aux portes même de Constantinople, les habitants se livraient à des querelles insensées pour établir ou empêcher la réunion des églises grecque et latine. Il y avait eu, le 12 décembre de l’année précédente, dans l’église de Sainte-Sophie, un simulacre de réconciliation entre les deux parts; mais cette réconciliation n’était due qu’à l’espoir d’intéresser à leur sort les grandes puissances d’Europe, et d’obtenir, par ce moyen, quelques secours. Le feu du schisme n’était pas éteint, et chaque jour voyait se renouveler des luttes scandaleuses. L’animosité des dissidents était à son comble: le clergé de la cour, les chapelains et les diacres assistaient avec l’empereur au service catholique, célébré par le cardinal Isidore; tandis que les abbés, les archi­mandrites et les moines s’en éloignaient avec horreur, et ne quittaient pas le cloître du Pantocrator, où le patriarche Gennadius avait été confiné. Du fond de sa cellule, ce fanatique lançait toutes ses foudres sur les Azymites. Il signalait l’Henoticón ou décret qui ordonnait la réunion des deux églises, comme une convention impie, et proclamait saint Thomas d’Aquin coupable d’hérésie; ses paroles, recueillies comme autant d’oracles, entraînaient une multitude aveuglément passionnée à de folles discordes, qu’envenimait encore la haine implacable du grand-amiral Lucas Notaras, l’homme le plus puissant de la cour contre les catholiques. Il alla jusqu’à dire un jour. qu’il aimerait mieux voir, dans Constantinople, le turban des Turcs que le chapeau d’un cardinal; moins fanatique, le peuple déclarait cependant que, s’il fallait opter, il préférait le joug des Latins, puisqu’ils croyaient au Christ et à la sainte Vierge, à celui des Turcs ennemis jurés de la foi chrétienne. Au lieu de s’unir pour la défense commune, les Grecs et les Latins se fuyaient, les églises étaient vides; les prêtres refusaient les sacrements aux moribonds qui n’étaient pas de leur parti; les moines et les nonnes ne voulaient pas de confesseurs qui reconnussent l’Henoticón; un esprit de vertige possédait tous les couvens; une religieuse, au grand scandale de tous les fidèles, avait adopté la religion et jusqu’au costume des musulmans, mangeait de la viande, adorait le Prophète. Ainsi se passa le carême.

Le vendredi après Pâque, 6 avril, Mohammed parut devant la ville, et planta sa tente derrière la colline qui fait face à la porte Charsias ou Caligaria; la ligne de ses troupes s’étendait depuis la Porte-de-Bois du palais jusqu’à la Porte-Dorée. Le grand canon fut mis en batterie devant cette même porte Caligaria, que l'empereur avait nouvellement fait fortifier. Le sultan, voyant qu’il ne pouvait l’entamer, fit transporter le canon devant la porte de Saint-Romain, qui en a reçu le nom qu’elle a conservé jusqu'à nos jours. On dressa de chaque côté une pièce de moindre calibre, mais dont les boulets pesaient encore cent cinquante livres, afin de préparer les voies pour le canon monstre. Comme il fallait deux heures pour charger ce dernier, il ne pouvait tirer que huit coups dans la journée; le premier, à l’aube du jour, donnait le signal de l’attaque. Il éclata bientôt, et mit en morceaux l’artificier Orban. On essaya toutefois de l’utiliser encore, mais le succès ne répondit pas à l’attente des assiégeants.

Sur ces entrefaites un envoyé d’Himyadi se présenta au camp de Mohammed; il venait annoncer au sultan que la trêve conclue depuis un an avec lui devait être, quoique non expirée, considérée comme rompue, attendu qu’Hunyadi remettait la direction des affaires du royaume entre les mains de Vladislas son souverain; Hunyadi lui renvoyait les titres turcs du traité, pour obtenir les siens en échange, en l’invitant à s’arranger avec le roi de Hongrie selon son bon plaisir. La prophétie que nous avons citée plus haut était pour quelque chose dans cette démarche, et de son côté l’envoyé crut devoir faire tout ce qui serait en lui pour accélérer la chute de Constantinople, d’où dépendaient le repos et le salut de la chrétienté. Un jour assistant au tir du grand canon, et prenant en pitié la maladresse du pointeur, il lui indiqua le moyen d’ouvrir plus promptement une brèche, en ébranlant successivement plusieurs points de la muraille, pour frapper ensuite à coup sûr au milieu d’un espace déjà préparé à céder par des secousses réitérées. Ce conseil fut suivi, et la réussite fut complète. Ainsi c’était un Hongrois qui avait fondu le canon, et ce fut un Hongrois qui apprit aux Turcs à s’en servir utilement.

Outre cette pièce monstrueuse et les deux autres qui la flanquaient de chaque côté, d’autres moins fortes étaient réparties sur toute la ligne, depuis la Porte-Dorée jusqu’à la Porte-de-Bois; quatorze batteries et un grand nombre de balistes foudroyaient les murs de Constantinople, pendant que les archers faisaient pleuvoir sur les assiégés une grêle de flèches, et que les mineurs, venus des montagnes de Novoberda, poussaient leurs travaux jusque dans le fossé de la ville; ils creusèrent dans la muraille extérieure plusieurs ouvertures par lesquelles les Turcs firent beaucoup de mal aux Grecs, sans qu’eux-mêmes courussent le moindre danger. Mohammed avait encore fait construire quatre tours montées sur des roues, et une énorme machine de siège que les Grecs nommaient epepolin (qui prend les villes). Les parois de cette machine, qui était mise en mouvement par un grand nombre de roues, étaient revêtues intérieurement et extérieurement d’une triple ceinture de cuir qu’on avait soin de tenir toujours mouillée. Elle était garnie dans le haut de tourelles et de parapets qui protégeaient les soldats; trois portes à la partie inférieure s’ouvraient du côté de la ville; elle était remplie de bois et de fascines pour combler le fossé, et munie de ponts-levis qui, en s’abaissant, permettaient de combattre de plain-pied avec les Grecs qui gardaient les remparts.

L’armée turque, rangée devant Constantinople, se montait à deux cent cinquante mille hommes: cent mille hommes de cavalerie occupant la partie la plus reculée du camp; cent mille fantassins à l’aile droite, appuyés sur la Porte-Dorée, et cinquante mille à l’aile gauche, s’étendant jusqu’au palais des Blachernes. Le sultan était au centre avec quinze mille janissaires, Saganos-Pasdia avait été posté avec quelques troupes sur les hauteurs qui dominent le faubourg de Galata, vis-à-vis Constantinople, dé l’autre côté du port La flotte se composait de dix-huit trirèmes, quarante-huit birèmes, vingt-cinq navires de transport, et plus de trois cents bâtiments plus petits, en tout quatre cent vingt. Cette flotte avait été équipée pendant l’hiver, sous les ordres de Baltaoghli dans une baie du Bosphore, qui s’appelle encore de nos jours la baie de Baltaoghli. Ainsi les assiégeants avaient vingt fois plus de forces que les assiégés, et bien plus d’ardeur pour l’attaque que ceux-ci n’avaient de courage pour la défense. Le nombre des Grecs sous les armes ne dépassait pas quatre mille neuf cent soixante-treize, d’après une liste dressée pendant le siège et sur un ordre de l’empereur, par le protovestiaire Phranzes. Il faut compter en outre deux mille étrangers, et trois à cinq cents Génois que deux galères avaient amenés. dans la ville, sous le commandement de Jean Longus, de la famille noble des Giustiniani. L’empereur se montra reconnaissant de ce dernier secours envoyé taux jours du péril; il nomma le brave Longus protostator, ou capitaine d’un corps de trois cents hommes; il lui fit délivrer une bulle d’or qui lui garantissait la propriété de l’île de Lemnos pour le cas où Mohammed II, par une circonstance imprévue, se verrait, comme Mourad son père, forcé de lever le siège. Les Grecs, en effet, se berçaient encore de cette espérance, et les Génois qui occupaient à eux seuls presque tout le faubourg de Galata la partageaient; dans leur aveuglement, ils faisaient passer aux assiégés tous les secours possibles, tout en promettant à Mohammed d’observer religieusement les anciens traités et de garder une stricte neutralité. Aussi le sultan, informé de leurs manœuvres, jura-t-il d’écraser le serpent dès qu’il aurait tué le dragon. Quant aux forces maritimes des Grecs, elles se composaient de trois bâtiments marchands de Venise, nommés galéasses, que le bayle avait retenus à leur arrivée de Tanaïs (Azof) et de Trabezoun, de trois vaisseaux de Gènes, d’un navire espagnol, d'un autre français, de quatre de Candie, et de deux de la Canée (Cydon). En tout quatorze voiles. Même infériorité pour l’artillerie. Du reste les Grecs ne devaient pas regretter de ne pouvoir opposer au monstrueux canon des Turcs une pièce de même calibre, car ceux de leurs canons qui envoyaient des boulets de cent cinquante livres ébranlaient si fortement la muraille à chaque décharge, qu’ils étaient moins funestes aux assiégeants qu’aux assiégés. Cependant, un de leurs gros canons ayant éclaté, ils voulurent mettre à mort celui qui dirigeait l’artillerie; l’artificier fut accusé d’avoir été gagné par Mohammed; mais, faute de preuves suffisantes, on le remit en liberté. Les Grecs, au déclin du jour, comblaient les brèches avec des tonneaux remplis de pierres et de terre, tandis que leurs ouvriers délogeaient l’ennemi des mines qu’il avait pratiquées, ou détruisaient son ouvrage. Digne rival du fondeur hongrois, Jean Grant, d’origine allemande, enseigna aux assiégés tout le parti qu'ils pouvaient tirer du feu grégeois. Ils parvinrent, à l’aide de ce terrible auxiliaire, à contrebalancer l’avantage que donnait aux Turcs l’usage plus familier de l’artillerie, et réduisirent en cendres la grande machine qui venait de renverser pendant la nuit la tour de Saint-Romain. Mohammed, en contemplant les débris de sa machine, ne put s’empêcher de donner un juste éloge à la défense des Grecs, et il jura par tous les prophètes qu’il n’aurait jamais cru les infidèles capables d’exécuter en une seule nuit de si grandes choses.

Le 15 avril 1453, la flotte turque, forte de quatre cents voiles, sortit de la baie de Phidalia, se dirigeant vers l’embouchure méridionale du Bosphore, et jeta l’ancre auprès des deux colonnes, aujourd’hui Beschiktasch. A quelques jours de là, parurent dans la Propontide cinq vaisseaux, l'un appartenant à l’empereur et quatre aux Génois. Pendant tout le mois de mars, ils n’avaient pu sortir de Khios; mais un vent de sud leur ayant permis d’appareiller, ils arrivèrent en face de Constantinople, toutes leurs-voiles dehors. Une division de la flotte turque, forte de cent-cinquante navires, s’avança pour barrer le passage à l’escadre chrétienne, et garder l’entrée du port ; le ciel était pur, la mer tranquille, les murs de la ville garnis de spectateurs. Le sultan lui-même s’était approché du rivage pour jouir du spectacle d’un combat où la supériorité numérique de sa flotte semblait lui promettre une victoire certaine. Mais les dix-huit galères qui marchaient à la tète de cette division étaient montées par des soldats inexpérimentés; elles se trouvaient d’ailleurs construites trop basses de bord; elles furent en quelques instants couvertes de traits, de pots de feu grégeois, d’une pluie de pierres, que leur lançait l’ennemi, et repoussées deux fois.

Les Grecs et les Génois rivalisèrent d’ardeur; Flectanella, capitaine de la galère impériale, combattit à l’avant comme un lion; Cataneo, Novarra, Balaneri, commandants de l’escadre génoise, imitaient son exemple. Les vaisseaux turcs ne pouvaient ramer au milieu des flèches dont la mer était couverte; ils s’entrechoquaient les uns les autres, et deux prirent feu. Mohammed à cette vue n’est plus maître de lui; écumant de rage, il lance son cheval au milieu des flots comme pour aller arracher la victoire aux Grecs. Ses officiers se précipitent à sa suite pour atteindre les navires qui combattaient à la distance d’un jet de pierre. Les soldats excités par la honte, ou par la crainte, renouvellent l’attaque, mais sans succès, et les cinq vaisseaux, à la faveur d’un vent frais qui s’élève, se fraient un passage à travers la flotte des Turcs et entrent heureusement dans le port. La chaîne de fer tendue de la porte du marché au poisson de Galata, à celle du marché du même nom dans Constantinople s’abaissa devant eux et se referma aussitôt. La perte des Turcs était grande, et leur confusion plus grande encore. Cette humiliation transporta Mohammed d’une telle fureur contre son amiral Baltaoghli, qu’il voulait le faire empaler, comme convaincu de lâcheté; ce ne fut qu’à la prière des janissaires, qu’il lui fit grâce de la vie, mais il voulut le châtier de sa propre main; quatre esclaves ayant étendu l’amiral par terre, le sultan lui appliqua cent coups de sa lourde massue, qui firent autant de blessures; un des azabs lui déchira l’œil et la joue d’un coup de pierre. L’échec de Baltaoghli, premier amiral de l’empire ottoman, donna naissance à cette opinion dès lors accréditée parmi les Turcs, que Dieu leur avait destiné l’empire de la terre, et avait réservé la domination de la mer aux infidèles.

Un divan fut assemblé après ce combat naval. Khalil-Pascha crut l’occasion favorable pour plaider en faveur de Constantinople, et s’efforça de déterminer le sultan à faire la paix avec l’empereur; vainement il lui représenta que d’autres secours plus considérables pouvaient être envoyés à l’ennemi, et qu’il lui serait impossible de les intercepter. Il avait contre lui le vizir Saganos-Pascha, beau-frère et favori du sultan, le molla Mohammed Kourani, qui avait élevé le sultan, et le scheïkh Akschemseddin, dont les prédications entretenaient l’enthousiasme des troupes. Toutefois ces conseillers gardèrent le silence, quand Mohammed les consulta sur les moyens de rompre la chaîne tendue devant le port, ou d’y entrer malgré cet obstacle, afin d’attaquer la ville par deux côtés à la fois. Une idée hardie trancha la difficulté. Les historiens musulmans en attribuent tout l’honneur à Mohammed; bien que son esprit audacieux et fécond ait pu seul la concevoir, il est vraisemblable que les exemples de l'antiquité, ou du moins ceux d’une époque plus rapprochée, ne lui étaient pas inconnus, et qu’ils lui suggérèrent la pensée d’entreprendre un tel travail. Il s’agissait de traîner par terre les vaisseaux jusque dans le port. Cette opération, quoique très-difficile, n’était nullement nouvelle; Justin raconte que les habitants de Colchos, poursuivant les Argonautes, après avoir remonté le Danube, mirent leurs barques sur leurs épaules et les portèrent de là à travers les montagnes jusqu’aux bords de l'Adriatique. Nous ne nous arrêtons pas sur ce fait, emprunté aux temps fabuleux : mais d'autres entreprises du même genre appartiennent aux temps historiques, et il n’est pas permis de les révoquer en doute, attestées qu’elles sont par les hommes les plus dignes de foi. Du reste, les anciens Grecs ne trouvaient rien d’extraordinaire à ce moyen de transporter les vaisseaux par terre, puisque Hérodote, en parlant du canal creusé par ordre de Xerxès à travers l’isthme de Thrace (nommé Hexamilon par les Byzantins, comme celui de Corinthe), ne voit là qu’une fanfaronnade de la part des Perses, et prétend qu’il leur était beaucoup plus facile de transporter leurs vaisseaux à travers l’isthme même. Les Spartiates, dans la guerre du Péloponnèse, se rendirent à Pylos avec soixante de leurs navires, après les avoir traînés à travers l’isthme de Leucadia. On peut lire dans Polybe, qui en fait un récit très détaillé, comment une proposition analogue fut faite par Annibal aux habitants de Tarente, qui l’écoutèrent, il est vrai, avec le plus grand étonnement, et sans la comprendre tout d’abord. Dion Cassius raconte qu’Octave se servit deux fois de ce même moyen pour transporter ses vaisseaux à travers l’isthme de Nicopolis, dans le golfe d’Ambracie, et ensuite à travers l’isthme du Péloponnèse. Au neuvième siècle, lorsque les Normands vinrent par deux fois assiéger Paris, ils traînèrent également leurs barques sur un espace de deux mâle pas environ, pour regagner la Seine. Au dixième siècle, le patricien Nicetas fit passer ses vaisseaux de l’est à l’ouest, par l’isthme du Péloponnèse, et alla battre les troupes venues de l’ile de Crète, auprès de Methone et Pylos. Ainsi firent les croisés, lorsqu’au siège de Nicée, ils traînèrent leurs vaisseaux depuis Khios, sur le golfe Cianus, jusqu’au lac Ascanius, et firent à peu près sur terre trois lieues de chemin; à ce propos les historiens contemporains des croisades se récrient avec le même étonnement et la même admiration que les historiens de Mohammed; mais les Vénitiens avaient donné un exemple bien plus récent encore, lorsque quatorze ans seulement avant l’avènement de Mohammed, fis transportèrent leur flotte de l’Adige au lac de Garda. Selon Léonard de Khios, c’est la connaissance de ce fait qui aurait inspiré à Mohammed l’idée de se rendre maître du port de Constantinople, en y introduisant, par un semblable expédient, une partie de ses navires rassemblés à Diploncion (Beschiktasch). La distance n’est que de deux lieues, mais le sol présente de nombreuses inégalités. Mohammed fit établir sur cette étendue de terrain une espèce de route recouverte de planches qu’on enduisit de graisse de bœuf et de bélier pour faciliter le transport; soixante-dix vaisseaux à deux rangs de rames, et quelques-uns plus grands à trois et cinq rangs, firent en une seule nuit, à travers collines et vallées, le trajet des rives du Bosphore, dans le golfe de la Corne d’Or. Sur chaque navire le capitaine était à l’avant, le lamaneur à l’arrière; les voiles étaient déployées au vent, les trompettes sonnaient, les tambours battaient, et, au point du jour, les assiégés virent avec autant de surprise que d’effroi plus de soixante-dix bâtiments turcs jeter l’ancre au milieu de leur port, et se ranger en face de leurs murailles.

Jean Giustiniani résolut aussitôt de brûler la flottille, mais les Turcs en furent informés par les Génois de Galata, qui, pendant tonte la durée du siège, trahirait à la fois les deux partis. La nuit, ils faisaient passer secrètement des secours aux Grecs, et le jour ils apportaient au camp des Turcs l’immense quantité d’huile dont on avait besoin pour laver le grand canon après chaque décharge, afin de prévenir des malheurs. Lorsqu’à minuit Giustiniani s’approcha des bâtiments ennemis, les Turcs, qui étaient sur leurs gardes et l’observaient, firent feu : son vaisseau, fracassé par un énorme boulet, fut coulé avec cent cinquante jeunes gens de l’élite des Italiens. Giustiniani n’échappa qu’avec peine; la plus grande partie de ses braves compagnons fut noyée. A leur cri de détresse, les Turcs répondirent par le chant de victoire que répétèrent les rivages de la mer et les sept collines de la ville. Dès que le jour parut, les Turcs, pour éprouver une seconde fois l’efficacité de leur artillerie, pointèrent une de leurs grandes pièces contre un bâtiment génois, richement chargé, qui était à l’ancre devant Galata; le vaisseau vola en éclats. Les députés génois s’étant plaints à cette occasion de voir récompenser ainsi leurs services, sans lesquels jamais les Turcs n’auraient pu entrer dans le port, le sultan répondit qu’on avait cru que le bâtiment était aux ennemis, et qu’ils seraient dédommagés après la guerre. Les prisonniers que les Ottomans avaient faits pendant la nuit furent égorgés sous les murs de la ville. Maître du port, Mohammed imagina d’établir un pont qui le traversât, d’un bout à l’autre. Une longue chaîne formée par des tonneaux, que des crampons de fer rattachaient les uns aux autres, fut tendue dans toute la largeur du port; on fixa des planches sur cette chaîne, et l’on forma ainsi en quelques jours un pont ou plutôt un môle, qui offrait cinq aunes de largeur sur cent de longueur; son encaissement était assez solide pour permettre à l’armée d’y passer par rangs de cinq hommes, et soutenir en outre le poids d’un canon destiné à protéger son passage. La flotte des Turcs vint jeter l’ancre sous les murs même de la ville. Dans ce danger extrême, les Grées conçurent là pensée d’incendier pont et vaisseaux. Le Vénitien Jacques Kok se chargea de cette périlleuse entreprise. Il choisit à cet effet trois navires petits, légers et fins rameurs; muni de feu grégeois et d’autres matières combustibles, il s’avança au milieu d’une nuit ténébreuse, avec quarante jeunes marins les plus déterminés. Aussitôt que les Grecs verraient la flamme gagner les bâtiments ennemis, les deux marins que Kok avait placés près du pont devaient de leur côté y mettre le feu. Mais les Turcs veillaient  des masses de pierres écrasèrent les navires. Une seule de leurs galères fut consumée; l’incendie qui éclata au même moment sur le pont fut éteint; l’équipage des trois barques fut pris et égorgé sous les yeux des Grecs qui, par représailles, plantèrent sur les créneaux les têtes de deux cent soixante prisonniers turcs. Le mauvais succès de cette entreprise augmenta la consternation des assiégés. Il s’en fallut peu que les suites n’en fussent plus funestes que l’exécution même ne l’avait été. Les Génois de Giustiniani accusèrent Kok d’avoir amené ce désastre par son inhabileté; les Vénitiens s’indignèrent, et la querelle serait devenue sanglante si l’empereur ne se fût interposé. Cependant Mohammed fit établir de nouvelles batteries sur la colline de Saint-Théodore, placée au-dessus de Galata, pour couler indistinctement tous les navires, grecs ou génois. Ces derniers vinrent se plaindre une seconde fois, et demandèrent, en invoquant le droit des neutres, qu’on épargnât leurs navires marchands. Mohammed répondit laconiquement que ce n’étaient point des navires de marchands, mais de pirates, qu’il traitait ainsi, parce qu’ils n’étaient là que pour donner des secours aux Grecs. Un bâtiment ayant sombré au premier coup tiré, les autres se retirèrent sous les maisons de Galata qui les protégèrent contre le feu roulant des batteries. L’artillerie turque continua néanmoins à foudroyer la ville; mais son action était à peu dangereuse, que de cent cinquante coups qui furent tirés, un seul porta sur une femme citée par sa beauté; encore ne fut-elle frappée que par une pierre qui s’était détachée d’un mur.

Il y avait déjà sept semaines que le siège se poursuivait avec activité du côté de la terre; quatre tours avaient été renversées, une large brèche était ouverte à la porte de Saint-Romain, l’armée occupait le fossé à demi-comblé par les débris des fornications; les barques et les galères mouillées sous les murs de la ville dressaient les balistes et les béliers. Mohammed voulut envoyer un dernier message à l’empereur, soit pour obéir à la loi qui prescrit d’offrir la paix à l’ennemi avant de l’exterminer, soit pour faire reconnaître si la ville était ou non dans l’impossibilité de résister  encore longtemps. Isfendiaroghli, gendre du sultan, se transporta dans Constantinople, non en qualité d’envoyé du sultan, mais comme prenant un intérêt, personnel au sort des Grecs. Admis en présence de l’empereur qui l’attendait entouré de toute sa cour, Isfendiaroghli l’exhorta à désarmer la colère de Mohammed par une prompte soumission, et à épargner toutes les misères de l’esclavage aux habitants, à leurs femmes et à leurs enfants. Dans le conseil que l’empereur convoqua immédiatement, la voix de l’honneur et du courage réduit au désespoir fut seule écoutée. L’empereur répondit à l’envoyé turc qu’il remerciait Dieu si le sultan pensait à lui accorder la paix, et s’il voulait, en la respectant, imiter l’exemple de ses prédécesseurs; il ajouta qu’aucun de ceux qui avaient assiégé Constantinople n’avait régné ni vécu longtemps; que Mohammed pouvait lui demander un tribut, mais non la reddition de la ville qu’il avait juré de défendre jusqu’au dernier moment. Sur cette réponse, le 24 mai 1453, Mohammed fit proclamer dans le camp qu’un assaut général serait donné le 29 du côté de la terre et du côté du port; il rassemblâmes chefs de l’armée, leur promit tout le butin, et ne se réserva, pour sa part, que le territoire et les maisons. Sa proclamation fut accueillie dans tout le camp par des cris tumultueux d’allégresse. Les chefs des janissaires répondirent de la victoire; mais ils prièrent le sultan de rendre la liberté à leurs camarades retenus en prison depuis la malheureuse issue du combat naval. Mohammed ayant consenti à leur demande, l’année se livra à une joie frénétique; pour enchérir sur son enthousiasme, le sultan publia une seconde proclamation dans laquelle il promettait des dinars et même des sandjaks aux premiers qui monteraient sur les remparts, mais il menaçait de la hache du bourreau la tête de ceux qui voudraient échapper au danger par la fuite. Les derviches parcouraient le camp, en conjurant les Musulmans, au nom du Prophète et de son porte-étendard Eyoub, de planter les drapeaux de l’islamisme sur les créneaux de la ville des infidèles. Au commencement de la nuit, la trompette donna le signal d’une illumination générale. Toutes les tentes sur les rives du Bosphore et sur les hauteurs de Galata resplendirent de lumière ; dans toute la partie inférieure du port, et sur toute la ligne du continent, depuis le palais des Blachernes jusqu’à la Porte-Dorée, on entendait retentir des chants et ce cri mille fois répété : Il n’y a d’autre Dieu que Dieu et Mohammed est son Prophète. Dieu est un, et nul n’est semblable à lui. Les assiégés, entourés ainsi d’un demi-cercle de feu, purent croire qu’un vaste incendie s’était déployé sur le camp et sur la flotte  des Turcs; mais bientôt les chants et les danses des dervichees leur annoncèrent que l'ennemi célébrait d’avance sa victoire, La ville offrit alors un douloureux spectacle. Au milieu des ténèbres, les habitants couraient et s’agitaient pêle-mêle dans un commun désespoir. Du sein de la foule s'élevait une plaintive et lugubre prière; « Kyrie eleison! kyrie eleison!—Détournez de nous, ô Seigneur, vos juste menaces, et délivrez-nous de nos ennemis». Chacun venait se prosterner devant l’image de la Vierge, et s’accuser de ses péchés comme à l’heure de la mort.

Ne pouvant plus douter que les Ottomans ne se préparassent à l’assaut, Constantin, pour ranimer le courage des soldats, vint lui-même inspecter tous les postes : il assembla la noblesse grecque et l’élite des auxiliaires d’Europe, et les exhorta à faire leur devoir et à suivre son exemple. Les habitants s’étaient jusqu’alors persuadés que les Turcs se contenteraient de tirer contre la ville, mais qu’ils n’oseraient monter à l’assaut: dans cette pernicieuse sécurité, un grand nombre d’habitants abandonnaient les remparts pour rentrer chez eux. Les Turcs profitèrent de leur absence pour prendre avec des crochets les gabions avec lesquels les Grecs remplissaient les brèches à mesure qu’elles étaient pratiquées. L’empereur, instruit de ce qui se passait, accabla de reproches ceux qui avaient déserté leurs postes, et les menaça de la punition la plus sévère. Comme plusieurs d’entre eux excusaient leur absence sur ce qu’on les laissait sans nourriture, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, l’empereur ordonna que l’on distribuât des vivres sur toute la ligne de défense et que l’on en portât dans les maisons. Dans la nuit qui précéda l’attaque, Giovanni Giustiniani fit faire aux murs de Constantinople les réparations les plus urgentes. En face de la porte de Saint-Romain que l’artillerie des Turcs avait entièrement brisée, les Génois creusèrent un fossé profond, derrière lequel ils élevèrent un nouveau rempart avec des fascines. Giustiniani demanda quelques canons à Lucas Notaras. Mais celui-ci répondit qu’il n’en était pas besoin pour l’endroit que défendaient les Génois : offensé d’un pareil refus, Giustiniani répliqua qu’ils étaient bien moins nécessaires dans le port. A ces paroles acerbes succédèrent des injures plus graves, et l’empereur fut encore obligé d’intervenir et de leur imposer au nom du péril commun une réconciliation apparente. La jalousie des Grecs contrariait souvent les plans de Giustiniani, et il ne trouva d’appui que dans sept autres capitaines étrangers et dévoués comme lui à là cause de Constantinople, les Génois Giovanni Careto, Paolo Bochiardi, Giovanni Fornari, Tomaso Selvatico, Ludovico Gatelusio, Maurizio Cataneo et Jean-l’Illyrien.

Le sultan, qui savait honorer dans un ennemi le talent et le courage, s’était plusieurs fois écrié en voyant les sages dispositions de Giustiniani : «Que ne donnerais-je pas pour m’attacher cet homme!». Il essaya, mais en vain, de le séduire; toutes ses offres furent repoussées avec dédain. Malheureusement la lâcheté des Grecs et l’état pitoyable des fortifications rendirent inutiles ses héroïques et généreux efforts. Avant le siège des Turcs, et à une époque où le temps et l’argent ne manquaient pas encore, deux moines, Manuel Giagari et Neophytus de Rhodes, avaient été chargés de réparer les mûrs, mais ils enfouirent dans la terre les sommes destinées à ces travaux; et quand la ville fut mise au pillage, on trouva soixante-dix mille pièces d’or que l’empereur avait autrefois données pour être employées à la reconstruction des remparts de Constantinople.

Tel fut le tableau déplorable qu’offrait l’intérieur de la ville assiégée. Cependant on se prépara au combat. A la porte de Saint-Romain, où se concentra l’attaque, se trouvaient l’empereur lui-même, don Francesco de Tolède, Giustiniani et ses trois cents Génois, l’élite de la garnison. La porte voisine d’Andrinople, ou Myriandri, était défendue par les deux frères Paul et Antonin Troïlus, Bochiardi, qui, imitant le noble exemple de leur concitoyen Giustiniani, étaient venus sacrifier leur fortune et leur vie pour la défense de Constantinople. Théodore de Carystos, archer habile et audacieux, Jean Grant, artilleur allemand, étaient placés à la porte Charsias ou Caligaria, aujourd’hui Eghri-Kapou. Toute la ligne, depuis la porte du Cynégion ou Amphithéâtre pour les combats d’animaux (Haïwan-Kapoussi, porte des animaux), jusqu’à l’église de Saint-Démétrius, était confiée au cardinal russe Isidore, envoyé peu de mois auparavant par la cour de Rome pour présider à la réunion des Églises grecque et latine d’après les bases arrêtées au concile de Florence. Jérôme Minotto bayle de Venise, occupait le palais impérial des Blachernes; l’Italien Jérôme et le Génois Leonardo de Langasco, la partie inférieure de ce même palais, la Porte-de-Bois  donnànt sur le port et voisine de la mer, ainsi que la tour d’Anemas. Lucas Notaras, grand-amiral, commandait le port, dont Andrea Dinio, capitaine de galères, gardait l’entrée. Gabriel Trevisan s’était placé, avec quatre cents nobles vénitiens, entre la pointe de l’Acropolis et le Phare. Le consul d’Espagne, Pedro Giuliani, avait à défendre les fortifications qui s’étendaient le long de la mer, depuis le palais Bucoléon jusqu’à Kontoscalion; et le Vénitien Contareno, celles qui vont de Psamatia à la Porte-Dorée. Entre la Porte-Dorée et la porte de Selymbria ou du palais de la Source, était Maurice Cataneo, noble génois qui s’était distingué dans le combat naval contre Baltaoghli. Enfin, le savant grec Théophile Paléologue était posté à la partie des remparts située entre la porte de Selymbria et la porte de Saint-Romain. Démétrius Paléologue et Nicolas Gudelli étaient chargés de faire la ronde avec les troupes de réserve, et devaient se porter partout où leur secours serait nécessaire. Il y avait donc en tout douze postes, dont deux seulement occupés par les Grecs; les dix autres étaient confiés à la garde d’officiers génois, vénitiens, espagnols, russes et allemands. Les forces de la garnison ne s’élevaient pas à plus de neuf mille hommes, savoir trois mille auxiliaires et six mille Grecs, dans lesquels étaient compris les moines qu’on avait enrôlés pour soutenir le courage des soldats: mais les Grecs n’avaient d’espoir qu’en la sainte Vierge, qui au dernier siège avait paru si miraculeusement sur les remparts et jeté le désordre dans les rangs des Turcs. Depuis la semaine de Pâque où commença le siège, son image miraculeuse était exposée dans l’église de la Vierge Hodegetria, située au milieu de l’Acropolis, sur l’emplacement qu’avait autrefois occupé l’autel de Minerve Embasia.

Pendant que les Turcs se préparaient à l’assaut, le bruit se répandit tout-à-coup parmi eux qu’une armée italienne et hongroise accourait au secours de Constantinople. Cette nouvelle, due sans doute à Khalil-Pascha qui cherchait par mille expédients à faire lever le siège, ne laissa pas que d’exercer une fâcheuse influence sur le moral des troupes; elles restèrent deux jours entiers sous les murs de la ville sans oser livrer d’attaque sérieuse. Mais, vers le soir du troisième jour, un météore lumineux se leva dans le ciel au dessus de Constantinople, du côté du septentrion, et croyant voir dans cette apparition le signe de la colère divine qui menaçait les chrétiens, ils reprirent confiance. Mohammed, dont les résolutions avaient été un instant ébranlées, assembla de nouveau son conseil; lavis de Saganos-Pascha, de Tourakhan et du chef des eunuques prévalut encore sur celui de Khalil-Pascha, qui, furieux de cette nouvelle humiliation, fît avertir sous main les Grecs, et les exhorta à résister avec courage. On célébrait ce jour-là, dans la ville, la fête de la Toussaints.

Le lendemain, 38 mai, le sultan prit toutes ses positions; du côté de la terre, une colonne de cent mille hommes se rangea en bataille sur la droite du camp, en face de la Porte-d’Or. Une autre de cinquante mille s’échelonna sur la gauche. Cent nulle hommes formaient la réserve; Mohammed se tenait au centre avec quinze mille janissaires. Du côté de la mer, quatre-vingts galères garnissaient, dans l’enceinte même du port, l’espace compris entre la Porte-de-Bois et celle de Platea; le reste de la flotte, mouillée jusque-là dans la rade de Diploncion, formait un demi-cercle immense, qui partait de la porte Oraia, aujourd’hui porte du Marché-au-Poisson, touchait à la pointe de Saint-Démétrius ou du Serai actuel, et aboutissait au port de Blanca, appelé aujourd’hui encore Wlangabostan. Au coucher du soleil, tout le camp des Turcs était en mouvement; le cri de la Ilah illalah! se mêlait au bruit des armes, aux fanfares des clairons: le sultan passait ses troupes en revue et haranguait ses généraux. De son côté, l’empereur s’était rendu à l’église de Sainte-Sophie suivi des grands de sa cour. Il y fit pénitence publique, et reçut la communion au milieu d’une foule immense qui éclatait en sanglots. Tranquille désormais pour le repos de son âme, Constantin ne songea plus qu’au salut de l’empire. Il monta immédiatement à cheval et parcourut tous les postes de la ville, encourageant les troupes et les habitants par son exemple et ses discours. L’historien Phranzes, dont nous suivons pas à pas le récit, faisait partie du cortège. Personne ne dormit cette nuit-là ni sur les remparts ni sur les tours. Le lendemain 29 mai, au premier chant du coq, chacun était debout et sous les armes; l’empereur, à la porte de Saint-Romain, attendait l'ennemi, résolu de vaincre ou de s’ensevelir sous les ruines de sa capitale.

L’assaut commença au point du jour, et s’étendit en un instant sur toute la ligne, du côté de la terre et du côté du port. Mohammed, pour fatiguer les Grecs et ménager ses troupes d’élite, fit marcher en avant les recrues et les invalides; les batteries des assiégeants furent dirigées toutes à la fois contre la ville; bientôt les cris des blessés et des mourans se mêlèrent au bruit des trompettes, des tambours et aux décharges de la mousqueterie; cependant il y avait déjà deux heures que le combat durait, et malgré les tschaouschs qui stimulaient le courage des soldats avec des nerfs de bœuf et des baguettes de fer; malgré Mohammed lui-même, qui tour à tour employait les éloges, les menaces, et ne laissait pas reposer sa masse de fer, les Turcs n’avaient pas encore gagné un pouce de terrain. Une grêle de pierres et de flèches tombait des remparts; les échelles des assaillants étaient brisées. Le feu grégeois coulait à flots sur les navires, et serpentait de toutes parts sur les eaux; la ville avait disparu sous d’épais nuages de fumée. L’empereur, secondé par Théophile Paléologue et Démétrius Cantacuzène, repoussait avec succès les assaillants, et la fortune semblait se déclarer pour les Grecs, lorsque Giustiniani reçut une blessure au bras ou à la cuisse. Cédant à la douleur, il demanda à Constantin la permission de se retirer sur son vaisseau pour panser sa blessure; celui-ci essaya en vain de le retenir. «Votre blessure n’est pas grave, dit-il, et d’ailleurs comment sortirez-vous d’ici? — Je suivrai la voie que Dieu lui-même a ouverte aux Turcs, répondit Giustiniani;» et il se réfugia à Galata, oubliant toute une vie de gloire et la déshonorant à jamais. La retraite de Giustiniani, jusque-là si brave et si fidèle, jeta la consternation parmi les assiégés. Saganos, s’apercevant de quelque désordre dans leurs rangs, réveille le courage des janissaires. L’un d’eux, Hasan d’Ouloubad, d’une taille gigantesque, et d’une force prodigieuse, monte à l’assaut la tête couverte de son bouclier, et tenant un cimeterre de la main droite; il arrive sur le rempart, avec trente de ses compagnons. Dix-huit sont précipités à la fois; Hasan lui-même est atteint d’une pierre et tombe; il se relève à moitié et cherche à se défendre encore avec son bouclier; mais affaibli par sa blessure, il le laisse échapper de ses mains, et disparait sous une grêle de flèches.

Pendant que la porte Saint-Romain opposait une telle résistance, la ville était envahie d’un antre côté. Constantin, par une imprévoyance funeste, avait fait ouvrir, la veille du jour où se livrait l’assaut, pour faire une sortie sur le camp de Mohammed, la porte Cercoporta; par une autre imprévoyance, cette porte n’avait pas été refermée. Cinquante Turcs en forcèrent le passage presque sans obstacle et fondirent par derrière sur les Grecs. Cette nouvelle terrible vole rapidement du port à la tour de Saint-Romain, et jette l’effroi dans les rangs déjà bien éclaircis de ceux qui combattent autour de l’empereur : Théophile Paléologue, don Francesco de Tolède et Jean-le-Dalmate, font en vain des prodiges de valeur. Constantin, voyant l’inutilité de ses efforts et la masse d’ennemis qui se répand de tous les côtés dans la ville, se précipite sur les Turcs en invoquant la mort. Abandonné des siens, il s’écrie: « N’y aura-t-il donc pas un chrétien pour me tuer!» Au même instant il reçoit deux coups de sabre, l’un dans le visage, l’autre asséné par derrières, et tombe confondu dans la foule des victimes. Les Turcs entraient en même temps par la porte Charsias ou Caligaria (Eghri-Kapou) sur un monceau de cadavres qui remplissaient le fossé, et massacraient tout ce qui paraissait devant eux, s’imaginant avoir à combattre une garnison de cinquante mille hommes; mais le carnage cessa dès qu’ils eurent reconnu la faiblesse des Grecs: ils avaient bien plus d’intérêt à faire des prisonniers qui offraient un double appât à leur cupidité et à leur luxure. Les habitants s’étaient précipités en foule vers le port dont l’ennemi ne s’était pas encore rendu maître, car il avait été repoussé de la porte souterraine d’Eghri-Kapou ; mais l’entrée du port étant trop étroite pour les flots de peuple qui s’y pressaient et grossissaient à chaque instant, un très petit nombre put parvenir à s’y réfugier; les soldats qui en gardaient les portes, songeant à leur propre salut, les fermèrent et jetèrent les clefs à la mer. Ils espéraient, d’après une ancienne prophétie, que les Turcs, aussitôt qu’ils seraient arrivés sur la place du Taureau (Taoukbazari), seraient arrêtés et accablés à leur tour par les assiégés. Les fuyards, repoussés du port, se portèrent à l’église de Sainte-Sophie et y entrèrent pêle-mêle, hommes, femmes, vieillards, enfants, moines et religieuses; ils attendaient là, mais en vain, l’apparition de l’ange qui, suivant une autre prophétie, devait descendre du ciel au moment où les infidèles s’avanceraient vers la colonne de Constantin-le-Grand. Il était dit que cet ange mettrait un glaive entre les mains d’un homme de basse extraction assis au pied de la colonne, et lui ordonnerait de venger le peuple de Dieu; que les Turcs, saisis d’une terreur panique, prendraient la fuite, et seraient non-seulement chassés de la ville et du territoire de l’Asie-Mineure, mais encore refoulés jusqu’aux frontières de la Perse L’église d’Aya-Sofia que les Grecs avaient abandonnée si longtemps, comme profanée par le culte des catholiques, était alors remplie de fuyards; chacun espérait y trouver un asile certain. Si à cette heure suprême, dit Ducas, un ange se fût montré aux habitants de Byzance, et leur eût adressé ces paroles : «Reconnaissez l’union des deux églises, et je disperserai vos ennemis, » les Grecs seraient restés sourds à sa voix, et auraient préféré le joug des Ottomans, tant le schisme avait laissé de profondes traces.»

Aucun miracle ne devait sauver l’empire; les portes furent enfoncées à coups de hache ; les Turcs se répandirent dans les rues comme un torrent, et le pillage commença, pillage que rien ne put arrêter, ni les sanglots des femmes et des jeunes filles, ni les cris des enfants, ni les imprécations des blessés. Il n’y avait pas de frein pour les soldats enivrés par la victoire. La jeunesse, la beauté, la fortune décidaient seules du choix qu’ils faisaient au milieu de ces créatures tremblantes devenues leur proie par le droit de la guerre. Les prisonniers, sans distinction de sexe et de rang, furent attachés deux à deux avec des cordes, les femmes liées avec leurs ceintures ou leurs voiles, Les temples du Seigneur eurent bientôt leur tour : les tableaux des saints furent arrachés des murs et mis en lambeaux, les vases sacrés enlevés ou détruits, les habits sacerdotaux changés en housses, le crucifix promené avec un bonnet de janissaire, les autels profanés; quelques-uns s’en servirent comme de tables à manger, d’autres en firent des lits sur lesquels ils violèrent les filles et les garçons, ou les transformèrent en râteliers pour leurs chevaux. Ainsi fut accomplie, s’écrie Ducas, cette parole du prophète Amos : « Je me vengerai des autels de Betel, dit le Seigneur; les cornes de la table des sacrifices seront jetées à terre, le palais à créneaux sera renversé, les habitations d’ivoire seront anéanties et beaucoup d’autres avec elles; j’aurai vos fêtes en horreur, et je ne prendrai plus plaisir à vos holocaustes; que le bruit de vos cantiques s’éloigne de moi, je ne veux plus entendre les psaumes chantés sur vos instruments; la fin de mon peuple est arrivée, je ne différerai plus son châtiment, et ce jour-là les voûtes du temple retentiront de hurlements »

L’église d’Aya-Sophia, dit Phranzes, le sanctuaire de la sagesse de Dieu, le trône de sa gloire, la merveille de la terre élevée en honneur du Seigneur, fut changée en un lieu d’abominations et d’horreurs.

Cependant le port était resté au pouvoir des Grecs, ceux des assiégeants qui avaient pénétré dans la ville depuis quelques heures, ayant négligé jusque-là de s’en emparer, trop occupés qu’ils étaient du pillage; mais une fois gorgés de butin, ils se tournèrent vers le port et l’attaquèrent par derrière, tandis que le reste de l’armée ottomane escaladait les remparts du côté de la porte de Petra, et de celle qu’on appelle aujourd'hui porte du Magasin à Farine. Toute résistance était désormais impossible, et les habitants ne songèrent plus qu’à se sauver: bien peu échappèrent à l’ennemi. Lucas Notaras fut arrêté au moment où il entrait dans sa maison; Ourkhan, petit-fils de Soleiman, préférant la mort à l’esclavage, se jeta du haut d’une tour et expira horriblement mutilé.

Ainsi succomba l’antique Byzance, onze cent vingt-cinq ans après avoir été reconstruite par Constantin. Le siège dura cinquante-trois jours et finit le 29 mai 1453: c’était le vingt-neuvième qu’elle soutenait depuis sa fondation. Elle avait été assiégée trois fois par les Grecs, sous Pausanias, Alcibiade et Léon, général de Philippe de Macédoine; trois fois sous les empereurs romains, par Sévère, Maxime, Constantin; deux fois par les rebelles Thomas et Tornicius; deux fois par des empereurs de Byzance, Alexis Comnène et Michel Paléologue  deux fois par Paganus et Siméon, krals des Bulgares; une fois par Khosroès, une fois par le chakhan des Avares, une fois par le despote des Slaves, Krumus, une fois par les Russes sous les ordres de Dir et Askold, une fois par les Latins sous les ordres du doge Dandolo, sept fois par les généraux des kalifes arabes, cinq fois par les Turcs, d’abord par Bayezid, à deux reprises, puis par Mousa, Mourad II et Mohammed II. Parmi tous ceux que nous venons de citer, sept seulement avaient pris la ville: Pausanias, Alcibiade, Septime Sévère, Constantin, Alexis Comnène, Dandolo, Michel Paléologue; Mohammed fut le huitième. Mais cette dernière occupation décida du sort de Byzance, et l’incorpora pour toujours à l’empire ottoman; les Paléologues perdirent une couronne qu’ils avaient si souvent compromise par leur imprudence ou par leur lâcheté, et le peuple grec courba sa tète sous le joug de l’étranger, pour ne plus la relever.

Lorsque Mohammed apprit, vers le milieu du jour, que la ville était tout entière au pouvoir de ses troupes, il y fit son entrée par la porte Saint-Romain, entouré de ses vizirs, de ses paschas et de ses gardes; sa marche fut triomphale. Arrivé dans cet appareil devant la basilique de Sainte-Sophie, il descendit de cheval pour prendre possession de cette magnifique métropole de l’Orient. Il ne put retenir son admiration à la vue des richesses qu’elle étalait aux yeux. Les cent sept colonnes qui lui servaient d’appui, révêtues des marbres les plus rares, le marbre serpentin, le marbre rose rayé de Synada, le marbre vert de Laconie, le marbre bleu de Lybie, le marbre blanc du Bosphore, le granit étoilé de Thessalie, d’Épire et d’Égypte; les huit colonnes de porphyre, tirées du temple du Soleil élevé par Aurélien à Balbek; des temples d’Éphèse, de Cyzique, d’Alexandria Troas, d’Athènes et des Cyclades; les tableaux des Évangélistes et des Apôtres , de la Vierge et du Crucifix, tous en mosaïque de verre de différentes couleurs, attirèrent surtout l'attention de Mohammed. Il parcourut ensuite les galeries de l’église et ses voûtes souterraines. En descendant de la coupole, il aperçut un soldat occupé à arracher les dalles de marbre dont le parvis était revêtu; jaloux de sa conquête, il le frappa violemment de son cimeterre, en disant : «Ce n’est que le butin que je vous ai abandonné, mais les édifices m’appartiennent.» On emporta le pillard à demi-mort. Lorsque le sultan eut achevé sa visite, il ordonna à un des mouezzins qui l’accompagnaient d’appeler les croyants à la prière. Donnant lui-même l'exemple, il monta sur l’autel et pria. Ainsi fut inauguré le culte du Prophète dans l’église chrétienne de Sainte-Sophie; aux éternelles controverses des Grecs et des Latins succéda le dogme des Musulmans : Il n’y a qu’un Dieu! S’il faut en croire les historiens grecs, un ange en avait donné le plan, et le ciel avait envoyé de l’or pour sa construction. Fondée sous le règne de Constantin-le-Grand, incendiée à deux reprises dans une émeute, ébranlée par un tremblement de terre, rebâtie par Théodose et Justinien, cette église servait seule pour les grandes cérémonies de l’État et du culte, les couronnements, les triomphes, les mariages des empereurs, les synodes; c’était le chef-d’œuvre de l’architecture sacrée dans toute la chrétienté. Mais si les Turcs respectèrent cet édifice, il n’en fut pas ainsi de tous les autres. Le couvent de Saint-Jean-Baptiste, à Petra, du côté du port, fut pillé et dévasté, de même que celui de la Vierge Hodegetria, situé à l’Acropolis, dans lequel les vainqueurs brisèrent en morceaux une statue merveilleuse que les chrétiens y vénéraient. Les empereurs grecs faisaient porter cette statue devant l’armée quand ils entraient en campagne et lorsqu’ils revenaient en triomphe. L’empereur Bardas, prêt à mettre à la voile pour se rendre dans l’île de Crète et combattre les Sarrasins, s’était jeté aux pieds de la Vierge Hodegetria. Andronicus l’Ancien, lorsqu’il apprit la défaite d’Alexis Philantropenus, était également venu s’agenouiller devant elle. C’était enfin la même statue qu’on avait promenée sur les remparts, dans l’espoir qu’elle jetterait l’effroi parmi les ennemis, à l’époque où les Sarrasins assiégèrent la ville sous Léon l’Isaurien, et plus tard lorsque le rebelle Branas envahit Constantinople sous Isacius Angélus. Il est probable que la terreur dont furent frappés Seïd-Bokhari et ses derviches lors du siège de Constantinople sous Mourad II, fut due à l’apparition de cette statue.

Après avoir converti en mosquée la basilique de Sainte-Sophie, Mohammed manda près de lui Lucas Notaras: «Regarde ton ouvrage, lui dit-il; cette foule de prisonniers, ces monceaux de cadavres, sont le résultat du refus que tu as fait de livrer la ville, lorsqu'il en était temps encore.» Notaras répondit que l’empereur ni lui n’étaient pas maîtres de prendre cette résolution, surtout depuis que celui-ci avait reçu plusieurs lettres qui l’encourageaient à ne pas se rendre. Ces paroles donnèrent au sultan de nouveaux soupçons sur la fidélité de Khalil-Pascha; mais il attendit encore. Il demanda à Notaras si Constantin s’était embarqué sur l’un des cinq vaisseaux génois qui étaient heureusement sortis du port, et avaient gagné la haute mer. Notaras lui répondit que, s’étant trouvé à la porte du palais quand les Turcs étaient entrés par celle de Charsias, il ne pouvait le savoir; au même moment quelques officiers vinrent annoncer à Mohammed que deux janissaires se vantaient publiquement d’avoir tué Constantin. Il ordonna qu’on le cherchât parmi les cadavres et qu'on lui apportât sa tête. Quant à Notaras, le sultan le congédia avec bienveillance, et lui fit donner mille aspres à lui et à chacun de se ses fils: il lui promit en outre la restitution de ses biens et de ses dignités. Séduit par ces faveurs, le traître donna à Mohammed la liste des principaux dignitaires et officiers de l’État; ce dernier promit mille aspres à chaque soldat qui lui présenterait une de leurs têtes. On retrouva le corps de Constantin; ce fut sa chaussure de pourpre, parsemée d’aigles d’or, qui le fit reconnaître. Sa tête, ainsi que celle d’Ourkhan, petit-fils de Soleiman, furent déposées aux pieds de Mohammed. Il y avait dans la ville une place consacrée par Constantin-le-Grand à la mémoire de sa mère, et appelée Augusteon; l’empereur Théodose avait élevé sur cette place une colonne de plomb, surmontée de sa statue d’argent pesant sept cents livres; Justinien substitua à cette colonne de plomb une colonne de porphyre; la statue de Théodose fut fondue et remplacée également par une statue en bronze qui représentait Justinien à cheval, tenant dans la main gauche un globe surmonté d’une croix, et montrant de l’autre main l’Orient, comme soumis à sa domination. La tête de Constantin, le dernier des empereurs grecs, fut placée au faîte de cette colonne sous les pieds du cheval; ironie cruelle, si l’on se rappelle que les souhaits de victoire, chez les Orientaux, sont conçus en ces termes : « Que les têtes de tes ennemis roulent sous les pieds de ton cheval!» Ce trophée sanglant fut ensuite promené dans les villes d’Asie, comme la tête de Vladislas après la bataille de Varna. On permit ensuite aux Grecs de rendre les derniers devoirs aux restes de l’empereur. Le faubourg de Galata fit sa soumission particulière après la prise de Constantinople. Galata était alors protégée par une forte muraille et habitée par les Génois dont les flottes couvraient la mer; ce fut là que les Turcs amenèrent ceux des Grecs qui n’avaient pas encore été réduits en esclavage. Les députés envoyés à Saganos-Pascha, vizir et gendre du sultan, demandèrent et obtinrent que la ville ne fût pas livrée aux horreurs du pillage.

Le lendemain, mercredi 30 mai, Mohammed traversa la ville à cheval, et se rendit au palais du grand-duc. Notaras, après l’empereur la seconde personne de l'État, vint mettre aux pieds du sultan ses richesses et ses trésors, en ajoutant qu’il les avait gardés pour lui. «Qui est-ce, lui dit le vainqueur indigné, quia mis ces trésors et la ville entre mes mains?» Notaras répondit en tremblant que c’était Dieu. « Eh bien! reprit le sultan, c’est donc à Dieu que j’en suis redevable et non à toi.» Cependant il alla porter des consolations à la princesse, femme du duc, que la maladie et l’affliction retenaient dans son lit, et se fit présenter ses fils. Puis il continua de parcourir les rues désertes, où l’on voyait errer les soldats turcs, cherchant encore à dépouiller les vaincus de ce qu’ils ne leur avaient pas arraché la veille. Arrivé au palais impérial, et passant dans les appartenons vides et solitaires, il cita un vers persan sur les vicissitudes des choses de ce monde; l’allusion n’était que trop frappante. Un festin splendide fut préparé à quelque distance du palais; Mohammed y but du vin sans mesure, et, moitié ivre, il ordonna au chef des eunuques de lui amener le plus jeune fils de Notaras, figé de quatorze ans. Mais le père s’y opposa; il déclara au messager que son fils ne servirait jamais aux plaisirs infâmes du sultan, et qu’il aimait mieux le voir périr sous la hache du bourreau.

Mohammed, apprenant ce refus, envoya chercher Notaras, ses fils et Cantacuzène; il s’empara du jeune enfant, et condamna tous les autres à la mort. Notaras retrouva dans ce moment toute sa dignité; et, sans montrer de faiblesse, il exhorta ses fils à mourir en chrétiens, et s’écria en finissant : «Vous êtes juste, ô mon Dieu!» Après que ses enfants eurent été décapités sous ses yeux, il demanda au bourreau quelques instants pour faire sa prière dans une chapelle voisine, puis il fut exécuté à son tour. Les corps des suppliciés furent jetés dans la rue, et leurs têtes apportées à Mohammed, qui les fit poser devant lui sur sa table. Sa férocité naturelle fut encore excitée par un étranger dont il aimait éperdument la fille; il lui sacrifia tous les Grecs auxquels il avait promis la vie le jour précédent . De ce nombre furent lé bayle de Venise, le consul d’Espagne et leurs fils, qu’on massacra au pied de la colonne d’Arcadius, sur la place du Marché aux Femmes. Cantareno et les autres nobles vénitiens auraient eu le même sort s’ils n’eussent donné soixante-dix mille ducats à Saga-nos-Pascha pour sauver leurs jours. Le cardinal Isidore avait été vendu comme esclave, mais il trouva moyen de se jeter dans un vaisseau qui sortait de Galata; ses plaintes, qu’il a déposées dans une touchante thrénodie, sont parvenues jusqu’à nous. Phranzes, le protovestiaire et toute sa famille, furent vendus à un grand-écuyer de Mohammed; il s’échappa avec sa femme et se réfugia dans le Péloponnèse, mais son fils et ses filles furent retenus dans le harem du sultan; Paulus et Troïlus Bochiardi s’étaient retirés à Galata, sitôt qu’ils avaient vu la ville prise; quant à Giustiniani, il mourut peu de temps après, soit de honte, soit par suite de ses blessures. Tous les autres officiers étrangers avaient péri glorieusement à côté de l’empereur.

«Le troisième jour après la prise de la ville, dit l’historien Ducas, Mohammed donna ses ordres pour le départ de la flotte; elle se remit en mer chargée de vases d’or et d’argent, d’habillements précieux et de prisonniers. Mais il restait encore dans le camp un immense butin: ici un soldat se promenait vêtu d’ornements sacerdotaux, un autre menait des chiens en lèse avec une ceinture dorée; celui-ci buvait du vin dans un calice, celui-là profanait les vases sacrés en s’en servant pour ses repas. Une quantité innombrable de livres furent entassés dans des chariots et transportés dans toutes les provinces; dix volumes de Platon, d’Aristote, ou d’ouvrages de théologie, se vendaient une pièce de monnaie. Toutes les dorures avaient été arrachées des Évangiles richement reliés et les images jetées au feu!»

Enfin ces scènes de dévastation et de destruction eurent un terme. Mohammed s’occupa de repeupler la ville, de réparer ses monuments, et de construire de nouveaux édifices. Les Turcs étaient arrivés au déclin de la première période de leur histoire, période belliqueuse et conquérante, qui avait duré un siècle et demi; l’autorité des sultans s’était consolidée et étendue, selon l’intention même d’Osman, à la faveur de la guerre. L’anéantissement de l’empire de Byzance, après une existence de mille ans, et la conquête de sa capitale par le septième souverain de la dynastie ottomane, préparèrent pour les peuples de l’Europe une longue série de luttes et de calamités.

 

 

 
 

Mehmet II

Entrée de Memed II dans Constantinople.