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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 
 

 

 

LIVRE XI.

Violation du traité de paix par les Hongrois. — Mourad remonte sur le trône. Bataille de Warna. Prise dHexamilon, de Corinthe et de Patras. Les despotes du Péloponèse, tributaires de la Porte ottomane. — Défaite d’Hunyade à Kossova. — Scanderbeg, prince d’Albanie. — Mariage de Mohammed. — Mort de Mourad II. — Constructions et institutions; vizirs, généraux, juristes, scheiks et poètes.

 

La trêve conclue pour dix ans entre Mourad et Vladislas, roi de Hongrie et de Pologne, ne tarda pas à être violée. A peine dix jours s’étaient-ils écoulés depuis le serment prêté sur l’Évangile, que le cardinal Julien Cesarini, légat du pape, fit de nouveau jurer au roi et à son conseil, au nom de la sainte Trinité, de la glorieuse vierge Marie, de saint Étienne et de saint Ladislas, la rupture du traité signé avec les Ottomans, et le siège d’Orsova pour le 1er septembre. Peu de temps après le départ de l’ambassade turque, arrivèrent des lettres de l’empereur grec Jean Paléologue et du cardinal Francesco Condolmieri, Florentin de naissance et grand-amiral de la flotte papale dans l’Hellespont. Ces lettres représentaient le moment de la retraite de Mourad en Asie, comme une circonstance favorable qu’il fallait exploiter pour réduire entièrement la puissance ottomane en Europe. Elles faisaient valoir surtout la nouvelle révolte du prince de Karamanie, les négociations forcées et humiliantes du sultan avec plusieurs gouverneurs rebelles, et l’impossibilité qu’il y aurait pour lui à forcer le passage de l’Hellespont à travers la flotte réunie des croisés. Toutes ces raisons trouvèrent un éloquent défenseur dans Julien Cesarini. Pour lever les scrupules du roi, il soutint cette thèse fameuse dans les annales ottomanes, qu’on n'était pas obligé de tenir une parole donnée à des infidèles que d’ailleurs la Hongrie n’avait pas le droit de conclure un armistice avec les Turcs, sans le consentement de la chaire apostolique, et des autres puissances confédérées de la chrétienté Le sublégat et vice-chancelier, François de Venise, et deux capitaines de galères, l’un bourguignon, l’autre vénitien, parlèrent dans le même sens que Julien Cesarini. Après des débats longs et animés, Hunyadi se laissa enfin persuader par la promesse que l’on fit de lui donner la Bulgarie avec le titre de roi, lorsqu’on l’aurait conquise sur les Turcs  il obtint seulement par ses représentations la prorogation de la déclaration de guerre jusqu’au 1er septembre, afin de rentrer plus sûrement dans la possession des forteresses de la Servie, que les Ottomans restituèrent sans retard, conformément aux stipulations du traité. L’armée hongroise ne comptait en tout que dix mille hommes, et on se flattait avec un si faible corps de troupes de chasser cette même année les Turcs de l’Europe. A cette époque les bagages d’une armée étaient, d’après l’usage des Polonais, en raison inverse de sa force numérique; suivant l’expression d’Engel, on eût dit que chacun avait apporté sa maison avec lui; deux mille chariots venaient à la suite de l’armée. Pour éviter les défilés de l’Hémus, on résolut de se diriger vers les bords de la Mer Noire en passant par la vallée du Danube. A Nikeboli, Drakul, prince de Valachie, se joignit à l’expédition hongroise, qui se renforça ainsi de cinq mille hommes. Cet habile homme de guerre inclinait pour la prudence; mais ses sages avis ne furent pas écoutés.

Ce fut en vain qu’il démontra combien était folle et dangereuse une pareille entreprise, et qu’il représenta au conseil que la suite de chasse du sultan était plus nombreuse que toutes leurs troupes ensemble; il ne put réussir à persuader Hunyadi. Celui-ci alla même jusqu’à lui reprocher sa prudence comme une espèce de défection. Dans le premier mouvement de sa colère, Drakul, ayant tiré son sabre, fut immédiatement arrêté et dut se racheter par de l’or et la promesse d’un renfort de quatre mille hommes sous les ordres de son fils. Nous devons remarquer toutefois qu’il tira moins ses arguments contre cette campagne des forces supérieures du sultan, que d’une sinistre prédiction d’une femme bulgare, et du tremblement de terre, qui presqu’aussitôt après la rupture du traité s’était fait sentir dans toute la Hongrie, comme à les éléments s’étaient indignés de cette violation d’un serment prêté au nom du ciel.

L’armée traversa les plaines de la Bulgarie en longeant la chaîné de l’Hémus, route plus longue, mais plus sûre. Hunyadi marchait en avant avec trois mille cavaliers hongrois et les auxiliaires valaques; venait ensuite le roi; avec lé reste des troupes et le corps des croisés. Ceux-ci, bien qu’ayant pris les armes au nom du Christ, n’en ravagèrent pas moins les églises grecques et bulgares. Vingt-huit navires construits par les Turcs sur la rivière de Kamdjik (Panisus), et destinés à entrer dans la Mer-Noire et à remonter le Danube, furent brûlés; plusieurs places furent soumises sans coup férir; mais Sunnium et Pezech (aujourd’hui Baldjik), se confiant dans la force de leur position, se défendirent vaillamment. Cinq mille Turcs périrent dans l’assaut que donnèrent les Hongrois; les autres furent précipités du haut des rochers qu’ils avaient crus inexpugnables. Kawama (Bizon) et Varna (Odessus ou Constantia) ne résistèrent pas davantage. La forteresse de Varna est située sur lés bords: septentrionaux d’un golfe formé par deux caps qui se projettent dans la mer; le cap au nord de la ville, qui est une pente du Balkan, est couvert d’un bourg appelé Macropolis (ville longue); et sur le promontoire du côté du midi s’élève Galata ou Kalliacré à cinq mille pas de Varna; des marais s’étendaient sur tout l'espace compris entre cette dernière ville et Galata. C’est là que campait l’année hongroise, lorsqu’on apprit l’effrayante nouvelle que Mourad avait quitté l’Asie et était passé en Europe à la tâte de quarante mille hommes. Il avait laissé de côté l’Hellespont où croisait la flotte papale pour lui intercepter le passage, et était venu débarquer sur les rives du Bosphore. Des vaisseaux génois avaient transporté ses troupes, moyennant une rétribution d’un ducat par soldat. Mourad était venu à marches forcées et avait assis son camp à quatre mille pas de celui des Hongrois. Le cardinal Julien Cesarini et les évêques d’Erlau et de Waradin furent d’avis, dans le conseil de guerre, qu’on retranchât le camp au moyen de fossés et de barricades de chariots, et qu’on attendit ainsi les mouvements ultérieurs des Turcs; mais Hunyadi s’étant prononcé pour l’attaque en rase campagne, cette opinion prévalut auprès du courage bouillant du jeune roi.

La veille de la fête de Saint-Mathurin, les troupes furent de chaque côté rangées en bataille. L’aile gauche de l’armée chrétienne, formée par les Valaques et seulement cinq compagnies hongroises, était protégée par les marais de Varna; l’aile droite qui s’étendait dans la direction de cette ville, étant entièrement à découvert, fut le point où se concentrèrent toutes les forces des Hongrois. On y voyait flotter le grand étendard noir de Hongrie, confié à la garde du banneret Franco et de l’évêque d’Erlau, entre lesquels étaient répartis les croisés sous les ordres de Julien Cesarini. L’évêque de Waradin à la tête de l’arrière-garde qui se composait de quelques compagnies polonaises sons l’étendard de Saint-Ladislas et les ordres de Lasko Bobrich, couvrait les derrières de l’armée, les bagages et les munitions d’artillerie. Le roi, entouré de cinquante cavaliers sous la bannière de Saint-George portée par Étienne de Bathor, s’était placé au centre, Hunyadi, général en chef, était partout. L’aile droite de l’armée turque était sous le commandement du beglerbeg de Roumilie, et l’aile gauche sons celui du beglerbeg d’Anatolie, d’après l’invariable coutume turque qui assigne l’honneur de l’aile droite au premier si la guerre se fait en Europe, et au second si elle se fait en Asie. Le beglerbeg d’Anatolie était alors Karadja; celui de Roumilie Tourakhan qu’on avait retiré de sa prison à Tokat, pour lui donner l’occasion de réparer à Warna la défaite qu’il avait essuyée dans le défilé d’Isladi. Mourad occupait le centre avec les janissaires. Devant lin était un fossé, défendu par des palissades sur le bord duquel était placé au bout d’une lance le traité de paix violé par les chrétiens, comme s’il avait voulu montrer à ses soldats ce monument de la perfidie des infidèles, et implorer la protection du Dieu qui punit les parjures. Sur les derrières enfin se trouvaient les chameaux et les bagages. Dans ce moment un présage sinistre vint effrayer les chrétiens; un tourbillon s’éleva qui déchira tous les drapeaux de l’armée hongroise, à l’exception de celui du roi (10 novembre 1444).

Hunyade chargea lui-même l’aile gauche des Musulmans commandée par Karadja, l’enfonça et la mit en déroute; d’un autre côté, les Valaques fondirent avec une telle impétuosité sur les troupes de Roumilie, qu’ils les culbutèrent au premier choc, et se firent jour, le fer à la main, jusqu’au camp des Turcs et à la tente du sultan. Mourad, voyant le désordre qui gagnait tous les rangs, désespérait du salut de son armée et se disposait déjà à la fuite, lorsque Karadja, le beglerbeg d’Asie, saisit son cheval par la bride, le conjura de ne pas abandonner les chances de la bataille, et le força à la victoire en l’empêchant de fuir; Yazidji-Toghau, segbanbaschi des janissaires, voulut en ce moment punir la témérité du beglerbeg, mais il tomba lui-même sous un sabre hongrois. Mourad et les janissaires reçurent l’ennemi avec fermeté et repoussèrent l’attaque du roi de Hongrie qui, malgré les instances d’Hunyade, avait quitté sa position avantageuse et s’était laissé entraîner à la fougue des jeunes seigneurs qui l’entouraient. Vladislas, pressé de toutes parts et déterminé à vaincre ou à mourir, combattait avec courage, lorsque son cheval, blessé au pied d’un coup de hache, le renversa au milieu de la mêlée; Après s’être encore longtemps défendu, il voulut se rendre prisonnier; mais les Ottomans, indignés de la rupture de la trêve, avaient juré de ne faire de quartier à personne. Un vieux janissaire, Khodja-Khizr, lui coupa la tête et la ficha sur une lance, pendant terrible de cette autre pique au bout de laquelle Mourad avait mit le traité violé, en appelant la vengeance de son Dieu et de celui des chrétiens sur cette perfidie. Ce spectacle jeta la consternation dans l’armée hongroise, et fut le signal d’une déroute générale. Hunyadi, revenu de la poursuite de l’ennemi, fit en vain des prodiges de valeur pour arracher aux vainqueurs le corps du jeune roi et l'horrible trophée qu’ils étalaient avec un faste barbare; mais enfin il dut désespérer du sort de la bataille, et prit la fuite vers le soir avec les Valaques. Le lendemain matin, Mourad étonné de l’immobilité du camp chrétien, où les Hongrois retranchés derrière leurs chariots attendaient toujours le retour d’Hunyade, l’attaqua et en massacra les défenseurs, à l’exception de quelques-uns. Au nombre de ceux qui tombèrent sous le cimeterre turc, se trouvèrent les évêques d’Erlau et de Grosswardein, Etienne Bathor, qui la veille dans ses mêmes retranchements avait sauvé l’étendard royal, et le cardinal-légat Cesarini, l’auteur de la violation de la trêve et de cette mémorable défaite. Après cette victoire signalée, Mourad alla visiter le champ de bataille, accompagné d’Azabbeg, un de ses confidents. «N’est-ce pas une chose étonnante? s’écria-t-il à la vue des morts; voilà toute une armée de jeunes gens, et parmi eux, pas un seul vieillard.—S’il y en avait eu un seul, lui répliqua Azabbega, ils n’auraient pas tenté une aussi folle entreprise.» Deux cent cinquante chariots, remplis d’effets précieux, devinrent la proie du vainqueur. Mourad annonça immédiatement sa victoire au sultan d’Egypte, et, pour mieux lui faire comprendre quels hommes de fer il avait vaincus, il lui envoya par Azabbeg vingt-cinq cuirasses de nobles hongrois. Le camp des chrétiens étant détruit, Mourad ne put y faire lancer la tête du roi, à l’exemple du consul romain qui fit jeter celle d’Asdrubal dans le camp d’Annibal; mais il l’envoya confite dans du miel, en témoignage de sa victoire, au gouverneur de Brousa , Djubbé-Ali. Les habitants de cette ville, instruits de ce message , se portèrent en foule à la rencontre de l’envoyé du sultan, et, après avoir lavé la tête de Vladislas dans les eaux du Niloufer, ils la portèrent en triomphe par toutes les rues, au bout d’une pique, comme firent autrefois les Parthes de celle de Crassus.

Le naturel de Mourad le sollicitait tellement à une vie facile et voluptueuse, il était si las de gouverner et de faire la guerre, qu’après la bataille destructive de Varna, il résigna une seconde fois le trône, et retourna aux beaux jardins et au magnifique palais qu’il avait fait construire à Magnésie. Les ruines de ce séjour impérial, bien que ne présentant plus que des débris d’où s’élancent quelques cyprès, sont encore aujour- d’hui l’objet de l’attention des voyageurs. On attribue généralement, mais à tort, à Mourad II, les nombreux édifices par lesquels Mourad III et son épouse embellirent le séjour favori de leur aïeul, le vainqueur, de Varna. Une maison des fous, un couvent de derviches, des bains et une cuisine pour les pauvres, une académie et un caravansérail, la mosquée du sultan remarquable par le bon goût de ses coupoles et de ses tours, la mosquée de la favorite (Khasseki) et de son épouse (Khatouniyé), sont autant d’édifices appartenant au règne de Mourad III. Mais la mosquée d'Ishak-Tschelebi, ancien prince de Saroukhan, date d’une époque antérieure même à Mourad II. Le mausolée, dans le voisinage des ruines du palais et des jardins de ce dernier sultan, renferme les tombeaux de vingt-deux femmes et jeunes garçons, dans la société desquels Mourad II et Mourad III se livrèrent aux voluptés et aux délices de la table, avec cette différence que ce dernier s’abandonna sur son trône même à toute la mollesse du ciel ionien, tandis que son aïeul homonyme, Mourad II, crut devoir en descendre deux fois pour être tout entier au repos et aux plaisirs. Mais ce nouveau rêve de vie oisive ne devait durer que peu de temps pour Mourad II. Les janissaires, accoutumés au joug d’un maître juste, mais sévère et inflexible, abusèrent bientôt de la jeunesse et de l’inexpérience de son fils Mohammed. Ces soldats féroces avaient besoin d’une discipline qui ne pouvait subsister sous le gouvernement d’un enfant. Leur rébellion rappela Mourad une seconde fois sur le trône. Un grand incendie, qui réduisit en cendres à Andrinople toutes les maisons voisines du marché, annonça leur mécontentement. Le chef des eunuques, qui avait une haute influence dans le harem, ne leur échappa qu’avec beaucoup de peine en se réfugiant sous la protection du jeune sultan. Après s’être vengés par le pillage et le massacre de la perte de leur victime, ils quittèrent la ville et campèrent sur la colline de Bautschoul, à la grande frayeur des habitants. Une augmentation de solde d’un demi-aspre par jour apaisa pour le moment la révolte, mais non la crainte des vizirs. Le grand-vizir Khalil, le beglerbeg Ouzghour et Ischak-Pascha, chargés de seconder le jeune empereur, comprirent que l’Etat ne tarderait pas à crouler s’il n’était soutenu par des mains plus puissantes. Ils députèrent leur collègue, Sarudjé-Pascha, à Magnésie, pour conjurer Mourad de venir au secours de son empire et de sa maison, et de reprendre une troisième fois les rênes du gouvernement. Mourad, convaincu dès lors que son fils, âgé seulement de seize ans, ne pouvait encore avoir la force d’esprit nécessaire pour administrer ses vastes Etats, se rendit à leurs prières. On n’osa pas proposer au jeune sultan une abdication volontaire, car on avait déjà reconnu, malgré sa jeunesse, son caractère altier et son amour du pouvoir. Mais Khalil l’invita à une partie de chasse qui devait durer plusieurs jours; pendant cet intervalle, Mourad, arrivé à Andrinople, se montra au peuple qui le reçut avec transport; il parut au divan, fit punir les factieux, et en un moment tous les corps des janissaires rentrèrent dans le devoir. Mohammed, de retour de la chasse, trouva son père remonté pour la troisième fois sur le trône; et reçut ordre d’aller à Magnésie attendre que les années l’eussent rendu capable de régner. Saganos-Pascha qui, sous le jeune Mohammed, avait exercé la plus grande influence, fut envoyé à Balikesri pour y vivre en simple particulier , et Khalil-Pascha reprit, comme grand-vizir, la haute direction des affaires. C’était lui qui, à l’annonce des hostilités de l’armée hongroise, était accouru auprès de son maître pour le supplier de se mettre de nouveau à b tête des Ottomans; et ce fut encore sur ses instances que Mourad abandonna les loisirs de Magnésie pour reprendre le soin des affaires publiques. Mais tous ces titres de Khalil-Pascha à la reconnaissance de Mourad et de l’empire n’en étaient pas à l’amitié de l’héritier présomptif; au contraire, ils laissèrent un secret levain de haine dans le cœur ambitieux et vindicatif du jeune prince, qui, dans le cours d’une année (849-1445), était déjà deux fois descendu du trône.

A peine en possession du pouvoir, qu’il ne quitta plus jusqu’à sa mort, Mourad tourna ses regards vers les provinces méridionales de l’ancien empire de Byzance en Europe, c’est-à-dire vers le Péloponnèse et l’Albanie. Peu de temps après sa victoire sur Hunyadi, il avait renouvelé la trêve avec Joannes l’empereur grec, qui de concert avec le cardinal Julien Cesarini avait sollicité sous main le roi de Hongrie à la malheureuse campagne de Varna; mais à cette époque les États de l’empereur ne s’étendaient pas au-delà de la banlieue de Constantinople, comprise dans le mur élevé par Anastase; d’ailleurs rien n’avait été stipulé dans ce nouveau traité de paix par rapport à ses frères, les despotes du Péloponnèse. Lors du partage de l’empire entre les sept fils de Manuel, Théodore avait été nommé despote de Sparte. Après sa mort, son neveu Théodore, fils d’Andronicus qui lui succéda, échangea sa despotie contre celle de son oncle Constantin; ainsi ce dernier, qui avait reçu en partage les villes de Missiwri et de Siliwri sur la Mer Noire et la mer de Marmara, prit possession de Sparte en abandonnant Siliwri à Théodore. Constantin qui fut plus tard le dernier empereur de Byzance, une fois installé dans le Péloponnèse, étendit tellement sa domination qu’elle embrassait à l’intérieur presque toute la péninsule, à l’exception du territoire de son frère Thomas, et à l’extérieur la Béotie et l’Attique. Neri Acciaioli, duc d’Athènes, qui avait succédé à son parent Rainer dans la possession de l’Attique, avait conclu une alliance avec le despote, et s’était obligé à lui payer un tribut annuel. Constantin se vit donc au-dedans maître de Sparte, de Corinthe et de Patras, et au dehors, de Thèbes (Thiwa), des contrées situées sur la pente occidentale du Mont-Parnasse (Locris Ozolis), jusqu’au golfe de Salona (Sinus Crissacus) et du Pinde, aujourd’hui Mont-Agrapha, qui déjà alors était habité par des Valaques. Cette extension de sa puissance, à l’intérieur et à l’extérieur du Péloponnèse, avait surtout été favorisée par la longue campagne d’Hunyadi. Lorsque l’année suivante Mourad abdiqua et se retira en Asie, Constantin s’occupa surtout de la défense de la presqu’île, en fortifiant l’isthme qui lie la Morée à la Grèce septentrionale, et à qui sa largeur a fait donner le nom d’Hexamilon. Çette langue de terre, seul pout de communication du continent avec la presqu'île, a été depuis les temps historiques du Péloponnèse l’objet principal de l’attention de ceux qui voulaient le conquérir ou le défendre; Démétrius-Poliorcetes, Jules César, Caligula et Néron essayèrent de la percer; la tentative fut reconnue impraticable, et depuis elle ne fut plus renouvelée. Les Grecs élevèrent les premiers une muraille contre Xerxes toute la largeur de l’isthme; Justinien rétablit cet ouvrage qui était ruiné; enfin Manuel, durant les courts instants de repos dont jouit l’empire byzantin sous le règne de Mohammed, et Constantin, pendant la campagne des Hongrois du côté de Varna, avaient achevé de fortifier cet abri. Avec l'aide de son frère Thomas, qui poussa très vivement les travaux, Constantin avait élevé sur toute la largeur de l’isthme une muraille de la hauteur de deux aunes, large de cinq aunes, protégé par cinq bastions et un fossé profond. La nouvel ouvrage attira d'autant plus vivement le sultan; d'ailleurs il était excité par le beglerbeg de Roumélie, Tura-Chan, qui, vingt ans auparavant, avait forcé l'Hexamilon pour porter plus loin ses ravages, et par Neri, duc d'Athènes, qui rompant son alliance avec Constantin, rendit hommage au sultan. Murad marcha contre le Péloponnèse avec l'armée d’Europe et d’Asie qui s'était rassemblée à Serres; et à Thèbes il rallia les troupes de Neri: puis il campa quelques jours à Mingiœ, afin de mettre en bon état les canons et les autres instruments de siège. Constantin qui, avec son Frère Thomas et avec toutes la forces du Péloponnèse, s'était porté derrière la muraille nouvellement élevée, et ne voulait écouter aucune représentation sur la supériorité du sultan, envoya demander que le sultan abandonnât à sa domination les pays en deçà et au-delà de l’isthme, jadis possédas par l'empereur de Byzance, son frère. Le député était Chalcondyles l'Athénien, si souvent cité dans cette histoire; et sa réclamation était bien inopportune dans la situation des choses. Murad châtia sur lui l'orgueil de son maître, et le fit arrêter à Serres, ainsi qu’il avait ordonné quelques années auparavant de se saisir du père de Chalcondylas, qui, après la mort de Rainier, avait envoyé en message par la veuve de ce duc près de la Porte. Murad, dont l’armée s’élevait à soixante mille hommes, prit avec lui mile guerriers d’Elite, et sortit de sou camp de Mingiœ pour aller reconnaître en personne les préparatifs de défense de l’isthme. Il se tint quelques jours dans la même position, attendant la reddition de Constantin; et voyant se dissiper cette espérance que lui avait inspirée Tura-Chan, il devint furieux contre ce beglerberg qui l’avait poussé à entreprendre la campagne au milieu de l’ hiver, tandis que lui-même avait voulu la différer jusqu'à l'été. Alors il revint avec les canons et les machines de siège, et planta sa tente au milieu de l'isthme, ou une enceinte de pins entourait le théâtre consacré les jeux isthmiques. Au lieu même où les chars des villes grecques disputaient le prix dans la carrière en l'honneur de Neptune, les machines de siége trainées sur des roues, et les canons bâtirent en brèche la muraille, ébranlant la terre sous leur poids et leur fracas. Le feu  de l'artillerie dura trois jours; le soir du quatrième (3 décembre 1446) des feux nombreux firent allumés dans le camp des Turcs, qui poussèrent leur cri de guerre, Allah Allah! annonçant l’assaut fixé  à trois jours de là. Le matin du quatrième jour, c'est-a-dire, le septième du siége, les trompettes, les timbales, et les tambours donnèrent le signal de l'assaut.  On fit jouer des mines, on appliqua des échèles. Le janissaire Khizre, Servien d’origine, le même peut-être qui avait coupé la tète du roi Ladislaus à la bataille de Varna, arriva le premier sur le rempart et y planta le croissant; dès lors les Grecs crurent tout perdu et s’enfuirent dans l’intérieur de leurs montagnes, abandonnant ainsi la Morée aux dévastations des Ottomans. Trois cents Grecs qui s’étaient réfugiés sur le mont Oxi, près de Kikhriès (Cenchræa), furent cernés et passés au fil de l’épée; six cents autres furent massacrés et offerts en holocauste aux Turcs qui avaient péri dans l’assaut. Le jour même de la prise du mur de l’isthme, Mourad se rendit à Scyron pour se diriger de là sur l’Achaïe; il laissa à Tourakhan seulement mille janissaires, corps faible il est vrai, mais plus que suffisant pour jeter la désolation dans le midi du Péloponnèse. Corinthe, abandonnée de sa garnison qui avait dû aller défendre le mur d’Hexamilon, devint la proie des barbares.

La moderne Corinthe, appelée Kordos par les Turcs, mérite ici une mention spéciale comme la clé du Péloponnèse, le boulevard de l’isthme, l’entrepôt du commerce des golfes d’Egine (Saronicus Sinus) et de Lepanto (Corinthiacus Sinus), enfin comme le centre de tous les arts des Grecs. Citée par Homère au nombre des villes les plus remarquables de l’ancienne Grèce; Corinthe donna dans la suite son nom à tout un ordre d’architecture, aux vases funéraires les plus riches, aux peintures et aux sculptures les plus précieuses, et aux fontes les plus estimées. La beauté de ses jeunes filles était devenue proverbiale dans toute la Grèce. Les temples d’Aphrodite s’élevaient sur la cime de la montagne fortifiée, voisine de la ville (Acrocorinthe). On remarquait encore ceux de Pallas Chalcynites, de Jupiter Coryphée et, dans l’enceinte de la forteresse d’Acrocorinthe, celui de Bellérophon, près la source Pirène, àppelée Hippocrène (aujourd’hui Draco Néro ou Source du Dragon), qu’avait fait jaillir d’un coup de pied Pégase dompté par Bellérophon. Hadrien, comme s’il eût voulu réaliser ce mythe, avait fait conduire à Corinthe les eaux du lac Stymphale d’Arcadie, et élevé une fontaine où elles coulaient du pied d’un Pégase en bronze; ces mêmes eaux alimentaient une autre fontaine, d’où elles s’échappaient par la gueule d’un dauphin monté par Neptune. Audessus de la porte qui conduit au port occidental de Léchée, Phaéton et Apollon étaient assis sur des chars dorés; à Kikhriès (Cenchræa), port oriental de Corinthe, les bains tièdes d’Hélène coulaient en face d’une forêt de cyprès vers la mer. Ces deux ports et tous les magnifiques édifices de l’art corinthien furent détruits par le consul romain Mumius, dont la barbarie surpassait de beaucoup celle du second conquérant de Corinthe, le vandale Alaric. Jules-César la releva de ses ruines et la repeupla de descendants d’affranchis romains; Herodes Atticus rétablit le théâtre renversé par Mumius, que Pausanias nous a décrit ainsi que le Gymnase et l’Odéon. De tous ces monuments qui illustraient l’ancienne Corinthe, il ne reste que les débris de quelques temples. Sur les lieux consacrés à Vénus Mélanie on vénère aujourd’hui Panagia (la Sainte-Vierge), et la grotte de Saint-Paul a transmis, avec le souvenir de l’apôtre, le reproche qu’il fit aux Corinthiens de leur incrédulité. Le port de l’Acrocorinthe est encore de nos jours, comme dans l’antiquité, la clef naturelle du Péloponèse; de là, l’œil embrasse à la fois les golfes d’Athènes et de Lepanto, terminés jadis par les ports de Cenchrée et de Léchée, les monts Onéens et Cythéron, les cimes neigeuses de l’Hélicon et du Parnasse; enfin tout l’espace qui s’étend depuis la source Pirène jusqu’à celle de Castalie près de Delphes.

Corinthe, que ne put défendre Mylgès, commandant de Constantin, fut livrée aux flammes par Toura-khan; les fortifications de l’isthme furent rasées pour la quatrième fois et les fossés comblés. Après l'incendie de Corinthe, Mourad conduisit son armée le long de la côte septentrionale du Péloponnèse, à travers toute l’Achaïe, pour mettre le siège devant la seconde capitale de la Morée. Patras (Patres), appelée autrefois Aroë, une des plus anciennes cités de la fédération achéenne, était remarquable par son port, qui servait de refuge aux flottes Spartiates pendant la guerre du Péloponnèse. Auguste, lorsqu’Agrippa lui eut soumis cette place, la repeupla avec une partie des vainqueurs d’Actium, et l’éleva au rang de colonie romaine. Parmi les édifices de cette ville, on remarquait surtout le temple de Dionyse Arsymnètes, construit sur l’Acropolis; le peuple de l’Achaïe y vénérait la caisse sacrée et mystérieuse, contenant l’image de Jupiter, faite par Héphaïstos. Elle avait été apportée d’Ilion par Eurypilos, qui, ayant eu la curiosité de l’ouvrir, en avait été puni par la perte de la raison. L’arrivée de la caisse sacrée dans le temple de Dionyse Arsymnètes mit fin aux sacrifices d’hommes, par lesquels les habitants, en vertu d’une sentence de l’oracle, expiaient la profanation d’un temple de Diane. Quoique Pallas fût la divinité protectrice de la fédération achéenne, le culte de Diane y était encore plus populaire. On l’adorait sous les noms de Triclaria, Limmatidès et Laphria la Débonnaire, en autant de temples différents. Dans ce dernier, sa statue, sculptée en ivoire et en or, et en habits de chasseresse, recevait tous les ans un holocauste d’animaux brûlés vivans sur un bûcher qu’entourait une claie dé branchés vertes. Quelque chose de non moins extraordinaire que la caisse mystérieuse du temple de Dionysos et que cette offrande à Diane, était l’oracle de la source, près du temple de Cérès, qu’on venait consulter sur les maladies du corps. Un miroir flottant sur les eaux laissait lire dans sa surface brillante les réponses dé la Naïade aux questions qu’on lui adressait. L’oracle des statues de Hermès et de Vesta, sur le marché de Patras, était peut-être encore plus bizarre. Celui qui voulait le consulter encensait les statues, les illuminait, se rendait sur la place, les oreilles bouchées, et les ouvrait tout-à-coup pour deviner dans le premier mot qu’il entendrait, la sentence de l’oracle. A la place du temple de Cérès s’élève aujourd’hui l’église de Saint-André; l'école de ce nom est non loin de l’ancien temple de Cybèle et d’Atys. Les vertus divinatoires de la source de Cérès sont oubliées, et cependant les Patréens se rendent encore en foule à cet ayasma, le jour du panégyrique de saint André, afin de boire de ses eaux, qui sont regardées comme un spécifique contre toutes les maladies. Il reste des traces de l’ancien hippodrome mais les ruines mêmes du théâtre et de l’Odéon, le plus beau de tous les monuments grecs de ce genre, à l’exception de celui d’Herodes Atticus à Athènes, ont entièrement disparu.

Lorsqu’au commencement du huitième siècle les peuples slaves inondèrent le Péloponnèse et assiégèrent Patras, de concert avec les Sarrasins d’Afrique, l’apôtre saint André se mit lui-même à la tête des habitants de la contrée, pour secourir ses frères réduits à l’extrémité. La légende qui attribue leur délivrance miraculeuse au protomartyr, le signale depuis comme le patron de la ville. Le fort de Patras, construit sur la cime d’une montagne voisine, appelée autrefois Panachaïcos, reçut, dans les derniers temps de l’empire de Byzance, le nom de Nouvelle-Patras, et passait alors pour être inexpugnable. Après la conquête de Constantinople par les Francs, lorsque les vainqueurs se partagèrent entre eux le territoire de cet empire, Patras échut aux Vénitiens, et ce fut seulement sous le règne de Mourad II que le despote Constantin la leur enleva, et agrandit ainsi, par l’occupation de cette place importante, sa domination dans le Péloponnèse. Douze ans auparavant, lors du siège qu’en fit Constantin, cette ville, pressée de toutes parts, s’était mise sous la protection de la Porte, à qui elle offrit un tribut annuel. Mourad envoya un des officiers de sa cour à Constantin pour lui signifier de respecter à l’avenir le territoire de Patras. Constantin gagna l’ambassadeur par de riches pressens, et fit répondre à Mourad que les habitants de Patras étaient prêts à livrer la forteresse aux Catalans; qu’en conséquence il pensait servir les intérêts de son frère le sultan, en empêchant que cette ville, située au milieu de sa despotie, ne tombât entre les mains de leurs ennemis communs. Cependant, peu de temps après, deux nouveaux ambassadeurs, l’un envoyé par Mourad, l’autre par Tourakhan, vinrent lui réitérer l’ordre de lever immédiatement le siège de Patras. Le despote, appelant à son aide un nouveau subterfuge, afin de gagner du temps, répondit en montrant du doigt un de ses archontes : « Celui-ci va se rendre sur-le-champ auprès de mon frère, l’émir-sultan, pour prendre définitivement ses ordres.» L’archonte ainsi désigné étai son chambellan (protovestiar) George Phranzes. Après avoir subi par la suite, ainsi que sa famille, d’atroces traitements de la part des Turcs, il se retira dans un cloître de Corfou où il écrivit l’histoire des faits dont il avait été témoin oculaire; les récits de cet auteur sur les affaires de la Grèce sont parfaitement exacts, si l’on en excepte la partialité qui lui est commune d’ailleurs avec les historiens byzantins, toutes les fois qu’il parle d’événements relatifs exclusivement aux Turcs. Il sera notre principal guide dans l’exposé succinct de cette partie de notre histoire.

Phranzes et Marc Paléologue se rendirent en effet auprès du grand-vizir, Ibrahim-Pascha, qui les présenta au sultan; mais Mourad exigea de nouveau la restitution de Patras à son dernier maître, et fit accompagner les deux ambassadeurs par un envoyé chargé de renouveler cet ordre à Constantin. Tous ces messages avaient eu lieu avant la prise de Thessalonique par les troupes ottomanes. Après la reddition de cette ville, Tourahkan s’étant avancé avec ses troupes sur Thèbes. Phranzes fut envoyé par Constantin auprès du général turc pour lui exposer les droits de son souverain sur Thèbes et Athènes. Le beglerbeg le reçut de la manière la plus gracieuse, lui présenta ses fils, et lui jura que, s'il avait su tout cela, il se serait gardé, tant par affection pour son maître, le despote, qu’en honneur de son ancienne connaissance avec Phranzes, d’une expédition qu’il avait entreprise, disait-il, sans ordre du sultan; il affirmait qu’il n’aurait pas manqué d’un prétexte plausible pour rester chez lui, et termina, en regrettant, qu’il fût alors trop tard pour reculer. Phranzes, loin d'être dupe de ces protestations, insista de nouveau; mais ne pouvant rien obtenir, il retourna dans le Péloponnèse. Ce ne furent pas là les seules missions dont il fut chargé. Lorsque l’empereur Joannes Paléologue invita ses frères Théodore et Démétrius à venir dans sa capitale s’entendre. avec lui sur l’ordre de succession, Constantin, jaloux de conserver ses droits comme prince de l’empire, envoya Phranzes plaider sa cause auprès de Mourad; et trois ans plus tard, lorsque Démétrius, appuyé par des troupes turques, fit mine d’assiéger Constantinople, ce même homme d’Etat reçut la triple mission d’aller à la cour du sultan, à celle de l’empereur Joannes, et auprès de Démétrius, frère de Constantin, conjurer le nouvel orage qui menaçait ses prétentions. Enfin, immédiatement avant l’explosion de la dernière guerre avec la Hongrie, Phranzes fut encore accrédité auprès de l’amiral vénitien Loredano, de l’empereur de Byzance, du roi de Hongrie et du sultan; mais arrivé au mois de novembre à Constantinople, la nouvelle de la défaite des Hongrois à Varna rendit inutiles les négociations projetées auprès du roi décapité sur le champ de bataille, et du sultan vainqueur. Ainsi, tous les efforts de Phranzes, pour négocier une paix durable, furent en pure perte, et ses fréquentes ambassades ne purent empêcher ni Mourad, ni Tourakhan, de s’emparer de Thèbes et de franchir l’isthme.

L’incendie de Corinthe fut suivi de la dévastation de Patras. La plupart des habitants s’enfuirent à l’approche des Ottomans; quatre mille d’entre eux, qui eurent l’imprudence de rester, expièrent leur confiance aveugle par l’esclavage. La citadelle de Patras opposa une vive résistance à l’attaque des janissaires sous les ordres de Mourad. Ceux-ci commencèrent par miner les murs; mais les flots de poix fondue versés par les Grecs les forcèrent à se retirer en toute hâte. Derrière chaque brèche faite par les Turcs, la garnison élevait de  nouveaux retranchements. Enfin, lorsque Tourakhan arriva avec le reste de l’armée, chargé de butin, Mourad leva le siège, et fit avec Constantin un traité en vertu duquel tout le Péloponnèse devint tributaire des Turcs. Néanmoins soixante mille habitants, faits prisonniers durant cette campagne, furent conduits en esclavage. Constantin et son frère Thomas, en leur qualité de despotes de Sparte et d’Achaïe, durent payer la rançon de ceux qu’on rendit à la liberté, et s’acquitter sur-le-champ de la capitation du reste de leurs sujets. Peu de temps auparavant, le sultan avait élevé le tribut annuel des Ragusains de cinq cents à mille ducats, pour les punir d’avoir osé rejoindre la flotte des croisés avec deux de leurs galères.

Au printemps de l’année suivante (1447), Mourad porta la guerre en Albanie; mais, comme dix-huit mois après, il fut forcé d’en sortir pour frire face à l’armée, hongroise, et que l’expédition d’Albanie n’a été interrompue que par cette seule campagne d’Hunyadi, nous placerons ici cette dernière, en intervertissant l’ordre des faits, afin de ne pas interrompre le fil de notre récit.

Pendant que Mourad était occupé à soumettre les Albanais révoltés par Scanderbeg, Hunyadi qui, après la mort de Vladislas, avait été nommé lieutenant-général du royaume, leva la plus belle et la mieux disciplinée des armées qu’eût encore fournies la Hongrie. Elle était forte de plus de vingt-quatre mille hommes, parmi lesquels on comptait huit mille Valaques sous Dan, voïévode de la Valachie, qu’Hunyadi avait nommé à la place de Drakul, et deux mille arquebusiers arrivés d’Allemagne et de Bohême. Hunyadi passa le Danube près le pont de Trajan, à Saint-Severin, et envahit la Servie, parce que le despote, fidèle à son traité avec Mourad, avait refusé de se joindre à lui. Aussitôt que Mourad fut informé de cette nouvelle attaque, il vola, avec ses vieilles bandes vers les frontières menacées, et après avoir renforcé ses vétérans de quelques nouvelles levées, il alla chercher l’ennemi. Hunyadi s’était retranché, vers le milieu du mois d’octobre 1448, dans la plaine de Kossova (champ des merles), à l’endroit même où, cinquante-neuf ans auparavant, Mourad Ier avait péri assassiné par Michel Kabilovich. L’armée ottomane, forte de cinquante mille hommes, mit trois jours à passer la Sitnitza, rivière qui coule au milieu de la plaine de Kossova. Hunyadi, au lieu d’attendre derrière ses retranchements les secours albanais que Scanderbeg devait lui amener, abandonna son camp et passa la Sitnitza, près du village de Brod, pour marcher à l’ennemi et prendre l’initiative de l’attaque. Une vieille femme servienne lui prédit sa défaite, tirant un mauvais présage de la supériorité des Ottomans, qui, disait-elle, avaient eu besoin de trois jours pour effectuer leur passage, tandis qu’un seul avait suffi à l’armée hongroise. Mourad, avant d’en venir aux mains, envoya au camp des chrétiens huit ambassadeurs proposer une dernière fois un nouveau traité de paix; mais Hunyadi ayant refusé de les entendre, on se prépara de part et d’autre à livrer bataille.

La veille du 17 octobre 1448, les deux armées prirent leurs positions afin de pouvoir combattre le lendemain dès la pointe du jour. L’ordonnance turque était comme à l’ordinaire : à l’aile droite les troupes d’Europe sous le commandement du beglerbeg de Roumilie; à l’aile gauche celles d’Asie sous les ordres du beglerbeg d’Anatolie; au centre les janissaires protégés par la triple ligne de défense que formaient devant eux un fossé, puis les chameaux, et enfin leurs boucliers fixés dans la terre. Les Hongrois et les Siciliens formaient l’aile droite de l’armée hongroise; à l’aile gauche combattaient les auxiliaires valaques, au centre les arquebusiers d’Allemagne et de Bohême et les troupes de la Transylvanie. Mais, ce jour-là, il n’y eut que des combats singuliers et quelques escarmouches entre les troupes légères; la bataille générale ne s’engagea sur toute la ligne que vers midi du jour suivant. Hunyadi échelonna son armée en trente-huit corps différents; Mourad fit avancer la sienne par grandes masses; mais le succès ne répondit d’abord pas à son attente, parce que les ennemis, couverte de cuirasses, étaient à l’épreuve des sabres. Les Hongrois et les Turcs combattirent avec une valeur égale et sans aucun avantage décisif jusqu’à la fin du jour. Hunyadi s’était flatté que l’armée ottomane profiterait de la nuit pour opérer sa retraite. Se voyant trompé dans son espoir, il convoqua de nouveau son conseil, dans lequel un transfuge turc, David, fils de Sawedji, qui servait depuis longtemps dans les armées de Hongrie, conseilla de profiter de la nuit pour surprendre l’ennemi. On suivit son conseil, mais l’entreprise échoua complètement. Les janissaires, ayant pris aussitôt les armes, repoussèrent l’attaque qui vint se briser contre eux comme contre un mur d’airain. Au retour du jour (18 octobre 1448) , la bataille se renouvela sur toute la ligne des deux armées. L’aile droite d’Hunyadi, qui était aux prises avec l’aile gauche de Mourad, fut tournée par les troupes d’Europe sous les ordres de Tourakhan; cependant les Hongrois, quoique enveloppés par un ennemi supérieur en nombre, combattaient encore de manière à rendre la victoire douteuse, lorsque la trahison des Valaques décida du sort de cette sanglante journée. Au milieu de la mêlée, le voïévode de Valachie envoya quelques officiers près de Mourad pour négocier sa trahison. Ceux-ci ayant fait leurs conditions par l’entremise du grand-vizir Khalil-Pascha, les troupes valaques passèrent du côté des Ottomans. Dès lors toute résistance devint impossible aux Hongrois attaqués de front et par derrière; cependant ils se retirèrent en bon ordre et parvinrent à gagner leurs retranchements. Vers le soir, Hunyadi assembla ses officiers favoris, commanda aux Allemands et à l’artillerie de se porter en face de l’endroit qu’occupaient Mourad et ses janissaires, et profita de leur départ pour sortir furtivement du camp. Le jour suivant (19 octobre), les Turcs attaquèrent la barricade formée par les chariots et l’artillerie, que les Allemands et les Bohèmes défendirent avec un courage héroïque; mais, abandonnés de leur général, ils durent se disperser; un petit nombre seulement se sauva par la fuite. Dix-sept mille hommes de l’armée d’Hunyadi restèrent sur le champ de bataille, et, parmi eux, la fleur de la noblesse hongroise. Toutefois, la victoire de Mourad fut chèrement achetée. Quarante mille Turcs a succombèrent dans cette bataille mémorable qui dura trois jours consécutifs. La plaine de Kossova offrait le hideux spectacle de membres horriblement mutilés, n’ayant plus ni forme ni nom, et les cadavres des morts firent déborder les eaux de la Sitnitza. Hunyadi, accompagné d’un petit nombre de fidèles, parvint à se sauver en Hongrie à travers le pays de George, despote de la Valachie, alors son ennemi, avec un bonheur égal à celui qui le favorisa lors de son passage sur le territoire de Drakul, après la bataille de Varna. Les défaites de Varna et de Kossova obscurcirent la gloire qu’Hunyadi s’était jus­tement acquise par ses victoires en Transylvanie , en Valachie et dans les pays en-deçà et au-delà de l’Hémus. La confiance que lui inspirait sa fortune passée, confiance qui allait jusqu’à la témérité, fut du moins en partie la cause de ces derniers malheurs. II n’est pas douteux qu’il aurait gagné la bataille de Kossova, s’il eût attendu les secours que Scanderbeg devait lui amener de l’Albanie.

Jusque-là tout avait réussi à Mourad; mais il eut à combattre dans ses dernières années un ennemi plus redoutable que tous ceux qu’il avait connus jusqu’alors. Ce fut ce fameux Scanderbeg, contemporain et rival d’Hunyadi. Cet homme, justement célèbre, se dresse dans l’histoire, grand de toutes ses luttes et de toute sa haine contre les Ottomans, et de la défense héroïque de son pays, à la liberté duquel sa vie fut consacrée. Nous ne pouvons nous empêcher de le suivre avec admiration dans cette belle carrière de vingt-cinq ans de combats qui occupa la fin du règne de Mourad II et la moitié de celui de son fils et successeur, Mohammed II. Scanderbeg, dont le véritable nom est George Castriota, était fils de Jean Castriota, prince d’Emathia, qui, comme tous les despotes de la Grèce, s’était soumis au vainqueur. Non seulement Jean Castriota avait été obligé de payer un tribut annuel à Mourad lorsqu’il pénétra, pour la première fois, en Epire, mais encore il avait dû lui donner ses quatre fils comme otages. Trois moururent dans l’enfance; le dernier, George Castriota, plut au sultan par sa belle figure, son caractère ferme et une rare intelligence : Mourad le fit circoncire et l’éleva dans la religion musulmane. A peine âgé de dix-huit ans, George Castriota reçut un des sandjaks de l’empire. Le courage et la force de corps, dont il avait fait preuve dans plusieurs expéditions et dans des combats singuliers, lui valurent la haute faveur du sultan et le surnom d’Iskenderbeg (prince Alexandre). Ce surnom lui fut donné non seulement à cause de son esprit héroïque et entreprenant qui lui faisait désirer dès l’âge de dix-huit ans, comme à Alexandre, la conquête du monde, mais aussi à cause de son origine d’Epire, d’où sont sorties les phalanges avec lesquelles le Macédonien conquit l’Asie. La tradition, dont la touche merveilleuse vient colorer de sa poésie les grands noms et les grands événements de cette époque, rapporte un songe extraordinaire qu’eut la mère de Scanderbeg pendant qu’elle était grosse de lui. Si Olympias cohabita en songe avec un dragon, si un reptile se montra dans le lit de Scipion l’Africain, la princesse servienne, Woïzava, ne resta pas au-dessous de ces illustres exemples. Elle se vit en songe délivrée d’un énorme serpent, dont la tête engloutit la Turquie, et dont le corps battit avec fureur les flots de l’Adriatique On pardonne plus aisément aux historiens de Scanderbeg cette fiction, semblable à celles imaginées en l’honneur d’Alexandre, de Gengis-Khan et de Timour, que les conquêtes gratuites qu’ils lui font faire de villes prises bien avant sa naissance. Ils vont même jusqu’à parler avec éloge des perfidies et des cruautés qu’il commit à son premier début en Europe sur la scène politique. Ce fut sous le nom d’Iskender, qu’il tenait du sultan et de l’estime de l’armée ottomane, que George Castriota signala contre les Turc ses talents et les connaissances stratégiques qu’il avait puisées à leur école. Lorsque Jean Castriota mourut, Mourad ne rendit pas au jeune prince l’héritage qui lui revenait de droit par sa naissance et la mort de ses frères. Il y établit un gouverneur et eut soin d’occuper toujours Scanderbeg à la guerre. Cette injustice blessa profondément le jeune prince; il avait encore ce secret ferment de haine dans le cœur, lorsqu’il partit pour la guerre que les Hongrois désignent sous le nom de longue campagne. Après le premier combat livré et perdu par les Turcs, lors de cette expédition dans la plaine de Nissa, George Castriota, âgé de vingt-neuf ans, s’enfuit de l’armée ottomane aux drapeaux de laquelle il avait juré fidélité à neuf ans, et dans laquelle il occupait, à l’âge de dix-neuf, le rang de sandjakbeg. Mais, avant de partir, il força le reis-efféndi (secrétaire d’Etat) de Mourad, le cimeterre sur la gorge, à signer et à sceller un ordre au gouverneur de Croïa (Akhissar), par lequel il eût à remettre la forteresse et tout le pays qui en dépendait, à lui, Scanderbeg, qui devait les gouverner au nom du sultan. Aussitôt que le sceau y fut apposé, Scanderbeg exécuta la menace que le reis-effendi n’avait fait que retarder par sa signature; celui-ci tomba sous le cimeterre, du nouveau prince d’Epire. Scanderbeg s’évada heureusement (10 novembre 1443) avec son neveu Hamza, qui, musulman comme lui, ne devint chrétien que plus tard.

Scanderbeg devait son éducation et ses talents militaires au sultan, son bienfaiteur; la justice de sa cause, si elle ne légitime pas, excuse du moins l’ingratitude et la rébellion dont il se rendit coupable pour dessaisir l’héritage dont on l’avait dépouillé. Sept jours après avoir quitté l'armée ottomane, Castriota arrive avec trois cents partisans qu’il avait recrutés dans sa fuite à la Haute-Dibra, c’est-à-dire, dans les montagnes qui courent en ligne parallèle avec la Drina et la mer Ionienne. Ces montagnes escarpées et d’un accès difficile forment la frontière orientale de l’Albanie septentrionale (l’Illyrie romaine) et descendent graduellement au bord de la Drina, qui serpente à leur pied. Là il laissa, dans une forêt, ses trois cents fuyards et un nombre égal de montagnards de la Dibra qui s’étaient joints à lui, avec ordre de l’attendre jusqu’à ce qu’il eût pris possession de Croïa, dont il leur ouvrirait ensuite les portes. Sa ruse lui réussit; sur l’ordre signé du reis-effendi, ordre que personne ne soupçonna de fausseté, le gouverneur lui remit les clefs de la ville. Pendant la nuit, il introduisit les six cents hommes qu’il avait laissés dans la forêt de Dibra. Les Turcs plongés dans le sommeil furent égorgés au nom de la liberté épirote. Quelques-uns seulement, qui vinrent se mettre sous la protection de Castriota, eurent la vie sauve, malgré leur refus d’abjurer l’islamisme. Le massacre de la garnison de Croïa fut le signal de celui des Ottomans dans les villages voisins dépendants de la ville. Croïa, la capitale de cette montueuse contrée, avait pour moyens de défense d’immenses munitions, de fortes murailles, sa position sur un rocher, les gorges et les montagnes escarpées dont elle est environnée. Ce fut sur ce théâtre, dont chaque cime était destinée à devenir un champ de bataille, que Scanderbeg attendit avec confiance l’armée ennemie. Il plaça deux mille hommes dans le défilé qui sépare la Dibra du Tomoros, et par où passe le chemin qui conduit de la Macédoine en Épire, lui-même se rendit dans la Basse-Dibra, c'est-à-dire dans la partie septentrionale de la grande chaîne de ces montagnes, puis à Croïa où il convoqua tous ses parents, dans les mains desquels étaient les villes de l’Épire, afin de se consulter avec eux sur les moyens à prendre pour affranchir tout le pays du joug des Ottomans. Ses neveux, fils de ses sœurs, et ses beaux-frères, s’empressèrent de venir à cette assemblée; plus de douze mille hommes bien armés accoururent de tous les côtés pour combattre sous ses drapeaux. Les principaux auxiliaires de Scanderbeg furent son neveu Hamza et Moses Golento, avec lesquels il convint de réduire immédiatement les autres villes que possédaient encore les Turcs en Epire. On mit aussitôt la main à l'œuvre. Moses se porta avec trois mille hommes devant Petrella, ville peu considérable, mais inexpugnable par sa position sur la crête d’une montagne. Entourée d’ennemis au milieu d’un pays insurgé, la garnison accepta la capitulation que Moses lui proposa; et opéra sa retraite jusqu’aux frontières. Castriota la mit sous la protection d’une garde nombreuse, lui fournit des vivres, des chevaux et tout ce qui lui était nécessaire. Ce bon traitement détermina les garnisons des autres places fortes de l’Épire, à une prompte soumission. Petralba, située à une égale distance de Petrella et de Croïa sur la rivière Aemathus, qui donnait son nom à toute la contrée; Stelusia, ville fortifiée, sur une montagne à vingt-cinq mille pas de Petralba et cinq mille de Croïa, se rendirent sans résistance. Ainsi, à l’exception de Sfetigrad, toutes les places fortes de l’Épire se trouvèrent en moins de trente jours au pouvoir de Scanderbeg. Après avoir reconquis par son adresse et sa valeur l’héritage de son père, il rentra à Croïa et célébra le baptême de son neveu Hamza ( 25 décembre 1443 ) le jour même où Hunyadi pénétra, après la bataille de Slatniza, dans la Thessalie, par les défilés de l’Hémus.

Toujours actif et prévoyant, Scanderbeg invita immédiatement les princes chrétiens des pays voisins à une entrevue à Alessio (Lissus), port de l’Adriatique, situé à égale distance de Croïa et de Scutari. On remarquait dans cette assemblée Arrianites Thopia, le Comnène, qui régnait sur l’Albanie méridionale, depuis la rivière Voïssa (Aous) jusqu’au golfe d’Arta (Ambracius Sinus). Sous le règne de Mohammed Ier, Thopia s’était acquis par la vaillante défense de son pays une gloire méritée, et plus tard, pendant que Mourad II était occupé en Asie à combattre la révolte du prince de Karamanie, il avait avec son allié Jean Castriota, le père de Scanderbeg, insurgé les Albanais de l'Épire et d’Argyropolis, et jeté, à la tête de bandes nombreuses, la consternation parmi les populations turques. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que Tourakhan parvint alors à étouffer cette rébellion, en surprenant les Albanais, qui sous les ordres de Drepan, assiégeaient Argyropolis; mais ayant fiait leur chef prisonnier et passé plus de mille hommes par les armes, il imposa de nouveau à ces fiers montagnards le joug ottoman, qu'ils avaient vainement essayé de secouer. Arrianites fut suivi auprès de Scanderbeg par son frère Andrea Thopia, qui gouvernait avec ses fils l’Albanie septentrionale jusqu’à Duràzzo (Epidamnus). L’aïeul de ces princes épirotes, Carlo Thopia, fonda Croïa et Petralba à l’époque où Jean Castriota s’empara de l’Épire. George Strezius Balsch, dont les possessions plus agréables qu’étendues étaient situées entre Croïa et Alessio, se rendit aussi à l’invitation de Scanderbeg. Nous ne pouvons oublier les chefs des familles Musakhi et Dukaghin, dont les noms se sont conservés jusqu’à nos jours dans deux districts; Lucas Zacharias, maître du fort de Dayna; Pierre Span, prince de Drivasto, heureux et riche de sa nombreuse postérité; enfin Étienne Czernovich, seigneur de Monténégro, accompagné de ses fils. Tous ces princes élurent Scanderbeg pour leur chef, et Arrianites Thopia fut le premier qui lui offrit ce titre et un tribut annuel. Les autres suivirent cet exemple, de sorte que les revenus de Scanderbeg se montèrent à plus de deux cent mille ducats, sans compter les sommes considérables qu’il tirait des mines de sel de Campupescupi, situées au-dessus de Duràzzo, sur le bord de la mer entre le mont Selita et Saint-Nicolas (l’ancienne Petra) où César assiégea les sénateurs de Rome.

Les troupes de ces divers princes, réunies à celles de Scanderbeg, formèrent une armée de trois mille cavaliers et de sept mille fantassins, avec lesquels il alla camper dans la Basse-Dibra, à quatre-vingt mille pas de Croïa, en attendant le moment de livrer bataille à Ali-Pascha, qui s’avançait à la tête de quarante mille hommes. Scanderbeg avec ses quinze mille soldats entreprit de faire tête à l’armée ottomane (1443). Loin de défendre les gorges qui conduisent à Croïa, le prince d’Épire ne les ferma que lorsque l’ennemi eut pénétré dans une espèce de bassin formé par une chaîne de montagnes arrondies en cercle. Cette disposition lui présentait de grands avantages, parce que les troupes campées sur des rocs escarpés foudroyaient tout ce qui passait sous leurs pieds, avec l’artillerie qu’il avait fait monter à mi-côte. Suivant Barletius, vingt-deux mille Turcs auraient péri dans cette première rencontre, et deux mille avec vingt-quatre étendards seraient tombés au pouvoir des Albanais, qui n’auraient perdu que cent hommes; mais ce sont autant d’exagérations qu’il faut reléguer, de même que les longs discours prêtés à Scanderbeg, au nombre des inventions de l’historien. La campagne de Hongrie et l’abdication de Mourad laissèrent reprendre haleine un moment au prince d’Épire. Mais la guerre ne tarda pas à recommencer; après avoir défait tour à tour Firouz-Pascha et Moustafa-Pascha, et les avoir expulsés de l’Epire comme leur prédécesseur Ali, Scanderbeg tourna ses armes contre les Vénitiens qui s’étaient emparés du territoire du seigneur de Dayna, mort assassiné. Bien qu’il eût défait complètement le corps vénitien commandé par Daniel Jurusch de Sebenico, il assiégea en vain la forteresse de Dayna, et se vit forcé à la retraite. Étienne Hersek, duc de Bosnie, allié des Vénitiens, ravagea les environs de Drivasto, tandis que Hamza, le neuveu d’Iskender, poussait avec activité le siège de Dayna. Mais l’approche d’une nouvelle armée turque sous les ordres de Moustafa contraignit le prince d’Épire à faire la paix avec les Vénitiens, en leur cédant Dayna. Moustafa fut entièrement battu et laissa dix mille hommes sur la place; soixante-douze Turcs seulement et quinze étendards tombèrent entre les mains du vainqueur; mais au nombre de ces prisonniers se trouvait Moustafa en personne avec dix autres Turcs de distinction, que le sultan racheta pour la somme de vingt-cinq mille ducats. Voulant venger la honte de ces défaites réitérées, Mourad se mit enfin lui-même en marche avec toute son armée, forte de plus de cent mille hommes pour aller conquérir Sfetigrad et Croïa. Le 14 mai 1449, il se présenta devant les murs de Sfetigrad, ville située dans la Haute-Dibra à l’est de Croïà et forma en même temps le siège de Dibra, capitale du district qui porte ce nom. Ni l’héroïsme de Scanderbeg, qui harcelait sans cesse les assiégeants, et qui tua de sa propre main, dans un combat singulier, Firouz-Pascha, ni l’exemple de Parlât, commandant de Dibra, qui pour vaincre la superstition des habitants but le premier de l’eau du seul puits de cette ville, dans lequel était tombé le cadavre d’un chien mort, rien ne put sauver ces deux places. Lorsque les garnisons se retirèrent conformément à la capitulation, le prince Mohammed s’opposa (s’il faut en croire Barletius et les historiens qui l’ont copié) à l’observation du traité, en invoquant les mêmes raisons que le cardinal Julien avait fait valoir auprès du malheureux Vladislas: «Que personne n’était obligé de tenir la parole donnée à un infidèle.» Mais Mohammed était resté à Magnésie, depuis que son père était remonté pour la troisième fois sur le trône, et il n’en sortit qu’à son avènement. La perfidie qu’on lui prête est donc une invention gratuite de l’historien. Ce qui parait plus certain, c’est que cette campagne et les sièges de Sfetigrad et de Dibra coûtèrent à Mourad plus de vingt mille hommes de ses meilleures troupes. Dès que le sultan fut retourné à Andrinople, Scanderbeg assembla une armée de dix-huit mille hommes et assiégea à son tour Sfetigrad pendant un mois, mais avec aussi peu de succès que Dayna. Au printemps de l’année suivante (1450), Mourad vint de nouveau en personne pour réduire Croïa. Scanderbeg, cédant à la supériorité de l’ennemi, se retira avec ses troupes sur le mont Toumenistos, à deux lieues de Croïa; le sultan établit son camp près de Tyana, dans la plaine située à l’ouest de Croïa, entre cette ville et Presa, l’ancienne capitale des Parthéniens.

L’avant-garde turque, c’est-à-dire les akindjis, avait déjà paru dès les premiers jours d’avril devant les murs de Croïa. Mourad n’y arriva que vers la fin du même mois. Avant d’en commencer le siège, il essaya d’ébranler la fidélité d’Uracontes, commandant delà place, par l’offre de deux cent mille aspres et du gouvernement d’une province. Cette tentative de corruption n’eut aucun succès. Mourad, dépourvu de l’artillerie de siège nécessaire, fit fondre des canons sur place; en quatorze jours, on en posa dix sur leurs affûts; quatre d’entre eux lançaient des boulets de pierre du poids de six quintaux; les six autres des projectiles de deux quintaux seulement. Les murailles furent immédiatement minées et battues en brèche; mais les Albanais ne restèrent pas inactifs. Pendant qu’Uracontes tenait tête aux janissaires et portait la mort dans leurs rangs par de fréquentes sorties, les troupes de Scanderbeg sortaient des gorges dans lesquelles elles étaient cachées, tombaient sur les Ottomans qu’elles prenaient en flanc et en queue, et jetaient le désordre dans toute l’armée. L’infatigable guerrier se montrait jour et nuit aux assiégeants et les forçait eux-mêmes à se retrancher. Dans un seul combat, plus de huit mille Turcs restèrent sur la place. Pour ses expéditions nocturnes, Scanderbeg choisissait parmi ses troupes des soldats doués comme lui d’une force extraordinaire, à qui il faisait passer des chemises sur leurs vêtements afin de pouvoir se reconnaître dans les ténèbres; il pénétrait avec eux dans le camp ennemi, où il surprenait et égorgeait les Turcs au milieu du sommeil, puis il se faisait jour à travers les janissaires que le tumulte avait réveillés et qui s’opposaient en vain à son passage. Souvent les soldats de Scanderbeg et d’Uracontes se joignaient dans la mêlée; alors les assiégés emmenaient avec eux des renforts dans leur place : tous les jours Scanderbeg interceptait quelques convois. Mourad, après avoir tenté une seconde fois, mais inutilement, de corrompre le commandant de Croïa, se décida à envoyer un ambassadeur au prince d’Epire; mais comme Scanderbeg, pour laisser ignorer sa position, se retirait, après chaque avantage remporté sur les Turcs, dans les forêts du Tumenistos ou dans les plaines de l’Hizmo (Ismos), rivière qui, après avoir baigné les murs de Presa, se jette dans la mer Adriatique, l’ambassadeur turc, Yousouf, accompagné de quelques habitants de Dibra, chercha en vain pendant deux jours le chef albanais dans les gorges et sur les hauteurs du Tumenistos; il le trouva, enfin, dans une plaine appelée le Champ-Rouge, qui n’est éloignée de cette rivière que d’une lieue. Mourad offrit à Scanderbeg, par l’entremise de son ambassadeur, la paisible possession des pays insurgés, à condition qu’il se reconnaîtrait son vassal et lui paierait un tribut annuel de dix mille ducats ou de cinq mille au moins. Ces propositions ayant été rejetées, le sultan se vit contraint de lever le siège de Croïa, et il prit la route d’Andrinople vers le milieu de l’automne. Mais il avait à traverser les défilés des montagnes; c’était là que Scanderbeg l’attendait. Mourad perdit encore beaucoup de monde dans ce passage : quelques soldats y arrêtèrent longtemps les bandes démoralisées de cette nombreuse armée. Enfin, après bien du sang répandu, les troupes ottomanes rentrèrent dans leurs quartiers d’hiver, avec la honte d’avoir été constamment battues par un jeune général, qui ne pouvait leur opposer que la dixième partie de leurs propres forces.

Pendant l’hiver qui s’écoula entre là prise de Sfetigrad et le siège de Croïa  Mourad eut la satisfaction de régler l’ordre de succession au trône entre les prétendants à l’empire de Byzance. A la mort de l’empereur Joannes, Démétrius, quoique plus jeune que son frère Constantin, le despote du Péloponnèse, voulut lui faire disputer le pouvoir; mais Constantin envoya, à sept reprises différentes, le protovestiar Phranzes auprès de Mourad, pour lui demander l’investiture de l’empire grec. Celui-ci écouta enfin avec bienveillance la prière du despote, et renvoya l’ambassadeur comblé de présents. C’est ainsi que le septième et dernier Paléologue monta, par là grâce du sultan, sur le trône de Byzance, sous les débris duquel le fils de ce même sultan devait, trois ans plus tard, l’ensevelir. Dans la même année, Mourad célébra le mariage de son fils Mohammed avec la princesse de Soulkadr. Suleimanbeg, prince turcoman de ce pays, avait cinq filles; la femme de Khizr-Aga fut députée vers lui pour choisir parmi elles une épouse à l’héritier du trône ottoman, et celle qu’elle choisit reçut de sa main, au nom du sultan, l’anneau nuptial. La matrone retourna une seconde fois à la cour de Suleimanbeg, accompagnée du paranymphe Saroudjé-Pascha, pour emmener la fiancée que les hauts fonctionnaires du prince accompagnèrent, avec sa dot, jusqu’à Brousa. Les juges, les oulémas et les scheiks de cette ville allèrent solennellement à la rencontre de la princesse; les fêtes de noces durèrent trois mois consécutifs à Andrinople, d’où Mohammed ne partit qu’à la fin de décembre 1450 pour retourner dans son gouvernement de Magnésie. Un mois après, Mourad mourut, à l’âge de quarante-neuf ans, d’une attaque d’apoplexie au milieu d’un festin, dans une île du lac d’Andrinople, théâtre ordinaire de ses plaisirs.

Pendant un règne de trente ans, Mourad gouverna l'empire avec gloire et justice, et légua à ses peuples le souvenir d’un prince religieux et bienfaisant, équitable et ferme. Il fut, en paix comme en guerre, fidèle observateur de sa parole, mais vengeur terrible de la foi violée. Comme Dioclétien et Charles V, il descendit du trône, à cette différence près qu’il ne le résigna pas par affaiblissement d’esprit ou par dégoût des affaires publiques, mais à la fleur de l’âge et par amour pour une vie tranquille, à laquelle il sut s'arracher deux fois dans l'intérêt de l’Etat. Sa double abdication et son triple avènement restent sans exemple dans l’histoire; et dans l’empire ottoman, pas un sultan n’est, depuis lui, descendu volontairement du trône. Charles V abdiqua la couronne et tous les plaisirs du monde, pour finir ses jours dans un cloître; Dioclétien et Mourad se réservèrent, au contraire, les plus riches jouissances de la vie dans leurs magnifiques résidences de Salona et de Magnésie, où on en voit encore les restes. Mais l’architecture naissante des Ottomans ne pouvait rivaliser ni pour la solidité ni pour le bon goût avec l’art de l’empire romain à sa décadence.

Les ruines du palais de Dioclétien à Salona, comparées aux ruines de ceux élevés par Mourad dix siècles après à Magnésie, attestent par leur grandeur imposante la supériorité de l’architecture romaine. Cependant d’autres constructions de Mourad se sont conservées jusqu’à nos jours dans toute leur beauté première, entre autres la mosquée d’Andrinople, célèbre sous le nom d’Oudj-Scherfeli, c’est-à-dire des trais galeries. Elle est la première, depuis la fondation de l’empire, qui ait été construite avec un parvis (harem, c’est-à-dire enceinte sacrée). Les parvis ou harems consistent en un carré entouré de colonnades, au milieu duquel se trouve d'ordinaire un bassin pour les ablutions qui précèdent la prière. La largeur de ce parvis est toujours égale à celle de la mosquée, mais sa longueur surpasse généralement celle de l’intérieur de l’édifice, c’est-à-dire l’espace compris entre la porte principale et le mihrab ou maître-autel. Cinq grandes coupoles, couvertes de plomb, forment la toiture de la mosquée, et vingt autres plus petites, celles des colonnades du parvis dont la façade a trois portes, correspondent aux trois portes de la façade de la mosquée. Aux quatre coins du parvis s’élèvent quatre minarets ou tours étroites, en forme de colonnes, ceintes à l’extérieur d’une, deux et quelquefois trois galeries, du haut desquelles les mouezins appellent cinq fois par jour les fidèles à la prière. Des quatre minarets de cette mosquée, un seul a trois galeries; un autre n’en a qu’une, et les deux autres en ont deux. Depuis, plusieurs mosquées, et entre autres celles construites à Constantinople par les successeurs de Mourad, ont été bâties sur ce plan; parmi les constructions de Mourad se distingue surtout le minaret d’Andrinople par une singularité dont l’architecture ottomane n’a pas d’autre exemple. Trois escaliers en limaçon, dont les spirales se superposent l’une à l’autre depuis la base jusqu’à la cime de la tour, conduisent aux divers étages des trois galeries, de sorte que trois personnes peuvent monter ensemble le minaret, échelonnées à différentes hauteurs sur les trois escaliers et entendant réciproquement leurs pas à travers les degrés qui les séparent. Lorsque les mouezins sont au complet, ils montent au nombre de huit sur les huit galeries, entre lesquelles ils se partagent un à un pour annoncer l’heure de la prière par cette formule: «Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mohammed est son prophète! accourez à la prière, aux bonnes-actions! Dieu est grand »

Près de cette mosquée, Mourad fonda également des écoles et des cuisines pour les pauvres, et le premier daroul-hadis (école des traditions du Prophète) dont les professeurs recevaient par jour un salaire de cent aspres. Une seconde mosquée de Mourad II s’élève à Brousa, au milieu d’un bosquet de cyprès et des tombeaux de ses femmes, de ses frères et de ses fils : elle est dotée également d’une cuisine pour les pauvres et d’une haute école. Mourad est le premier des sultans ottomans qui ait attaché son nom à la construction des grands ponts; outre celui d’Erkené de cent soixante-dix palées, il en fit jeter un autre, entre Salonique et Yenischehr, sur un marais de plus d’un quart de lieue de longueur, et un troisième à Angora, appelé Balikhissar. Le péage de ce dernier était destiné à l’entretien des pauvres des saintes villes de la Mecque et de Médine, où le sultan envoyait annuellement une caravane composée seulement de pèlerins, avec un présent de trois mille cinq cents ducats provenant de sa caisse particulière.

Tous ces divers établissements n’empêchèrent pas Mourad d’organiser ses troupes avec le plus grand soin, et surtout de perfectionner l’institution des janissaires, dont plusieurs historiens lui attribuent, mais à tort, la création. Chalcondyles, son contemporain, nous a laissé des détails fidèles et circonstanciés sur l’organisation de son camp et de son armée, où régnaient un ordre et une discipline sévères.

« Six à dix mille fantassins, dit l’historien, sont spécialement attachés à la porte du sultan. Les jeunes enfants faits prisonniers sont conduits pour deux ou trois ans en Asie, afin d’y apprendre le turc; dès qu’ils sont parvenus à parler et à écrire la langue, on les envoie, au nombre de deux ou trois mille, à la flotte stationnée à Gallipoli, pour s’y former au service de la marine. Tous les ans ils reçoivent des vêtements et un sabre. De là ils sont appelés à la porte du sultan, avec une solde suffisante à leur entretien, supérieure cependant pour les sujets les plus distingués. On les distribue par corps de dix ou de cinquante sous les ordres d’officiers expérimentés, dans les tentes desquels ils servent pendant deux mois; au bout de ce terme, ils sont préposés à la garde du palais du sultan, dans l’intérieur duquel personne n’est admis, si ce n’est les princes du sang, les vizirs, les hauts fonctionnaires de la trésorerie et les pages du souverain. Le sultan a une tente rouge et deux autres couvertes de feutre brodé d’or. Dans l’enceinte gardée par les janissaires, se trouvent encore quinze autres tentes, destinées à des usages différents. Au dehors de ce cercle campent les autres officiers supérieurs de la Porte, les écuyers (mirakhor), les échansons (scherabdar), les enseignes (miroul-âlem), les chefs de la Porte (vizirs) et les messagers du sultan (tschaouschs). Comme tous ces officiers sont suivis de nombreux domestiques, le chiffre total de l’armée est très considérable. Outre les janissaires qui forment la garde d’élite du sultan, la tente impériale est gardée par trois cents-cavaliers appelés silihdars (porte-armes) choisis également parmi les janissaires; viennent ensuite les gharibs (étrangers) ainsi nommés parce qu’ils sont originaires d’Asie, d’Égypte ou d’autres contrées de l’Afrique. Après eux suivent immédiatement les ouloufedjis (troupes soldées) au nombre de huit cents, et deux cents sipahis, fils de nobles turcs, qui se recrutent parmi les pages du sultan. Tel est l’ordre adopté par la Porte en temps de guerre: les paschas de Roumilie et d’Anatolie se partagent le commandement suprême de l’armée et relèvent eux-mêmes immédiatement du sultan. Sous leurs ordres servent les sandjak-begs, qui admis par le souverain à son service reçoivent avec le drapeau le gouvernement de plusieurs villes, dont les notables et les soldats les suivent à la guerre. On observe l’ordre suivant dans le camp; la cavalerie est divisée en escadrons, les azabs combattent sous un seul chef. Outre les silahschors (valets d’armes), il y a encore des azabs appelés akkiam, corps de fantassins employé à l’entretien des routes et à d’autres travaux analogues. Les camps sont d’ordinaire admirablement organisés, tant pour la symétrie des tentes, que pour l’abondance des provisions. Les hauts dignitaires qui accompagnent le sultan emmènent avec eux un grand nombre de bêtes de somme, de chameaux chargés d’armes et de provisions, de chevaux et de mulets, de sorte qu’il y a dans l’armée plus de bêtes que de soldats. Un corps spécial est destiné au transport des approvisionnements. Dans le cas de disette, les vivres sont partagés entre les meilleures troupes. Le nombre des tentes du camp est de dix mille, plus ou moins suivant les besoins de la campagne.»

Nous avons déjà parlé des chefs de l’armée, qui se sont distingués par leur esprit entreprenant et leur génie militaire dans les différentes guerres d’Asie et d’Europe; mais un court aperçu nous familiarisera davantage avec leurs noms, ainsi qu’avec ceux des beglerbegs et des begs de l’empire, et des familles chez qui les plus hautes fonctions de l’État ont été héréditaires. Les trois plus puissantes de ces familles sont celles de Tschendereli, de Timourtasch et d’Ewrenos. Dans la première, le grand-vizirat s’était transmis du bisaïeul Khaïreddin-Pascha à l’aïeul Ali-Pascha, puis à Ibrahim-Pascha, père de Khalil, grand-vizir de Mourad II. Nous connaissons déjà les cinq fils de Timourtasch : Ouroudjbeg, beglerbeg de Roumilie; Oumourbeg, Osmanbeg, gouverneur de Kermian; Yakhschibeg, qui commandait au siège de Kolumbaz, et son petit-fils Alibeg, gouverneur de Karasi. Des six fils d’Ewrenos, cités par Chalcondyles, il a déjà été question, dans les guerres d’Hunyade, d’Isa (le Thezetès des historiens hongrois), ainsi que de plusieurs autres paschas et begs. Dans ces trois familles, les dignités de vizirs et de beglerbegs se transmirent pendant une longue suite d’années de père en fils, mais nullement par droit d’hérédité. Cependant les charges de général en chef des akindjis (batteurs d’estrade), d’écuyer et d’échanson, étaient, comme nous l’avons dit, devenues héréditaires dans les familles Mikhaloghli, Samsama Tschaousch et Elwanbeg. Ainsi le principe de l’hérédité qui se glissa dans quelques-unes des institutions de l’empire ottoman, et finit par y prendre racine, offre beaucoup d’analogie avec celui qui a présidé à la formation de la noblesse en Europe. Parmi les généraux de Mourad, l’histoire hongroise cite surtout Ishak-Pascha qui périt dans une de ses incursions en Bosnie, Mezid et Schehabeddin, qui succombèrent en Valachie sous les armes d’Hunyadi, et les beglerbegs Kasim et Karadja, qui furent tués dans les défilés de l’Hémus et les marais de Varna. Il est difficile de dérider si le chef de la seconde armée turque, battue par Hunyade en Valachie, fut Schehabeddin ou Schehinkoulé  mais quoique tous les auteurs se contredisent à ce sujet, il est probable que ce fut ce dernier, puisque Schehabeddin a reparu après cette défaite comme chef des eunuques, et a été la cause de la première révolte des janissaires à Andrinople, et du troisième avènement de Mourad II. Tourakhan est connu dans l’histoire par ses invasions du Péloponnèse et de l’Épire. Mahmoudbeg, gendre du sultan, fait prisonnier à l’affaire de Konoviza, est désigné sous le nom de Carambus. Hamzabeg est condamné à une immortalité fâcheuse par sa perfidie envers Djouneïd, ainsi que Yourkedj-Pascha par son assassinat des Turcomans Saridji-Pascha, dont nous avons déjà cité le nom dans les guerres de Bayezid, et qui fut plus tard envoyé en ambassade à l’occasion des mariages de Mourad et de son fils, parait encore sur la scène politique sous Mohammed II, après avoir servi déjà sous trois princes différents. Les milices indisciplinées de l’Asie, que nous verrons se révolter plus d’une fois dans la suite de cette histoire, ont reçu de ce vieillard le nom de Saridjé.

Les sciences de la loi, c’est-à-dire, la théologie et la jurisprudence, eurent sous Mourad II plusieurs interprètes distingués, quoique moins nombreux et moins illustres que sous Mohammed II. Le molla Yékan, natif d’Aïdin, qui succéda au grand Fenari dans l’emploi de muderris (professeur), de moufti (premier interprète de la loi) et de kadi (juge), professa à Brousa, où il fut enterré avec trois de ses petits-fils, qui héritèrent de son savoir et de ses charges. Le molla Yékan a le mérite d’avoir formé deux des plus grands savants du règne suivant, le molla Khizrbeg et le molla Kourani, instituteurs des fils de Mohammed II. Nous devons mentionner également le molla Schoukroullah, chargé d’une ambassade auprès du prince de Karamanie, qui lui-même avait envoyé le molla Hamza à la cour du sultan; le molla Mohammed, surnommé Ayassoulouk, d’Ephèse, le lieu de sa naissance; les savants Mewlana Cherefeddin et Seïd-Ahmed qui reçurent tous les deux le surnom de Krimi, parce qu’ils étaient originaires de Crimée. Parmi les auteurs qui commentèrent avec distinction les ouvrages célèbres de théologie, d’astronomie et de jurisprudence, il faut citer le molla persan Seïd-Ali, qu’il ne faut pas confondre avec un autre Seïd-Ali, Mewlana Elias, Mewlana Ibn Minas, Mewlana Kazi, Mewlana Ali-Kodjhissari, Mewlana Mohammed de Nicée, Mewlana Fethoullah de Shirwan et Mewlana Hosameddin de Tokat.

Entre les scheiks du règne de Mourad, on remarque deux frères connus sous le nom de Yazidji-Oghli (fils de l’écrivain), qui laissèrent plusieurs ouvrages à la postérité. L’un d’eux, Mohammed-Bidjan, traita dans un grand poème didactique la partie dogmatique et mystique de l’islamisme. Il vivait à Gallipoli où il mourut en odeur de sainteté; l’autre frère, Ahmed-Bidjan, traduisit en turc l’ouvrage arabe de son frère, intitulé les Flambeaux des Amans. Ces deux ouvrages sont très estimés comme monument de la langue qui, à cette époque, était à peu près fixée et qui différait essentiellement de sa sœur aînée, la langue des Ouigours ou de Djagataï, appelée ancien turc, laquelle s’est conservée assez pure de tout mélange de mots arabes et persans. Ces deux frères étaient derviches de l’ordre des Beïramiyé, de même que le scheïkh Akbiik (moustache blanche), sur le tombeau duquel, à Brou sa. s’éleva plus tard une mosquée. Un jour qu’Akbuk se rendait chez son Scheikh, sa coiffure, que les derviches appellent leur couronne, lui tomba de la tête; il vit dans ce fait la manifestation de la volonté de Dieu, qui lui interdisait de porter désormais un turban; il y renonça en effet et fut imité en cela par son fils et ses disciples. Seïd Nataa (le nattier), né à Bagdad, avait été élevé par le grand-Scheikh Emir-Sultan, qu’il accompagna à la cour de Bayezid. Lors du mariage d’Emir-Sultan avec la sœur de ce souverain, son disciple épousa la fille d’Ishak-Pascha. A l’exemple de Bayezid, qui avait fait construire à Brousa une mosquée et un couvent pour son beau-frère, Ishak-Pascha fonda également pour son gendre une mosquée et un couvent, dont les derviches reçurent dans la suite le nom d’Abou-Ishak. A l’époque où les Tatares, sous Timour, dévastèrent l’Asie, Seïd Nataa avait été fait prisonnier ainsi que son maître et le savant Fenari, avec lesquels il fut ensuite rendu à la liberté. Yildirim-Bayezid, en honneur de ses hautes vertus, l’avait nommé chef des séïds ou émirs, c'est-à-dire des parents du Prophète. A la fête que donna Mourad II, à l’occasion de la circoncision de son fils Mohammed, Seïd Nataa étendit des nattes fabriquées de sa main sur la table, luxe inconnu jusqu’alors chez les Ottomans. Son fils Seïnoul-Abeddin lui succéda dans sa dignité de chef des parents du Prophète. Ali, fils de Seïnoul-Abeddin, est connu par ses poésies, et son petit-fils Aschik-Tschelebi qui vécut sous Soleiman-le-Grand, est le célèbre auteur des biographies des poètes ottomans.

Dans ces biographies et dans plusieurs autres, se trouvent cités les poètes du temps de Mourad II. Parmi eux, Amadeddin, turcoman, appelé aussi Nizim du nom du lieu de sa naissance, village près de Bagdad, mérite que nous lui consacrions quelques lignes, non seulement à cause de son génie poétique, mais aussi à cause de sa fin malheureuse. Il suivait les dogmes panthéistiques du Scheikh Schoubli, dont la doctrine tout entière était fondée sur cet axiom : Je suis Dieu! et qui professa que l’amé humaine, absorbée en Dieu, se mêlait à lui comme la pluie à l’eau de la mer. Amadeddin était en outre un zélé partisan du système de Fazloullah-Houroufi, qui ne considérait les lettres de l’alphabet que comme des signes symboliques de l’intelligence, chacune correspondant à un membre de l’homme, et qui, d’après ce principe, expliquait le Coran comme une création purement humaine. C’était une grande imprudence de révéler au peuple ce secret de la doctrine des Sofi. Amadeddin fut livré aux légistes dont le système de criminalité n’atteint en Orient que les faits matériels. Il fut condamné à Haleb, par les oulémas, et écorché vif. Ses œuvres s’alternent de poésies turques et persanes; mais son principal ouvrage, le Divan, est écrit en langue turque. Bien que plusieurs poètes aient écrit des vers dans la langue turque, sous le règne de Mohammed II et de Bayezid Ier, aucun ne mérite une mention particulière dans l’histoire. Le premier dont les œuvres puissent être citées avec éloge, Amadeddin, fut contemporain de Mourad II. C’est donc seulement sous le règne de ce prince que la poésie ottomane commença à jeter quelque éclat.

 

 

LIVRE XII.

Mohammed II monte sur le trône; il renouvelle les traités de paix avec les puissances chrétiennes. — Construction du château d’Europe sur le Bosphore. — Siège et prise de Constantinople.