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BIZANTIUM

 

Louis Brehier. Le monde byzantin :Vie et mort de Byzance

 

LIVRE TROISIÈME. Agonie et mort de Byzance

Chapitre II .

La lutte suprême  (1389-1453)

 

1.  L’Héritage de Byzance  (1389-1402)

Le sultan Bajazet. — Proclamé sultan sur le champ de bataille de Kossovo, Bajazet, fils de Mourad, commença son règne en faisant étrangler son frère Yakoub, dont il redoutait la popularité dans l’armée, et ce fut là le point de départ d’une tradition sanglante.

Mourad lui laissait les éléments d’un empire en formation qui comprenait plus de princes vassaux que de territoires annexés. Sa force résidait dans l’armée, admirablement organisée, avec une place nouvelle donnée à l’infanterie, et grossie des contingents des vassaux, ce qui lui donnait le caractère international des armées byzantines. Cet empire en formation, Bajazet voulut le constituer définitivement et lui donner la même étendue que celle de l’ancien Empire byzantin. L’État de Mourad était presque entièrement européen. Bajazet revendiqua l’héritage de Byzance tout entier et ses efforts tendirent à s’installer dans son domaine géographique, à joindre la possession totale de l’Asie Mineure à celle de la péninsule des Balkans. Dès son avènement, il se proposa donc trois buts : réduire en vasselage ou détrôner les princes chrétiens encore indépendants ; soumettre les émirs turcs d’Asie Mineure restés puissants ; couronner cette œuvre par l’occupation de Constantinople, devenue la capitale d’un grand empire musulman. Il allait réussir lorsque l’invasion soudaine de Timour vint mettre son État en pièces.

Politique ambitieux, impitoyable ou modéré suivant son intérêt, Bajazet n’eut d’autre tactique vis-à-vis des Paléologues que d’exiger d’eux l’accomplissement strict de leurs obligations de vassaux, de les humilier en paralysant chez eux toute initiative, de s’immiscer dans leurs querelles et de favoriser la discorde entre eux. C’est ainsi qu’avant sa campagne contre les émirs d’Anatolie, il exige de Jean V le paiement d’un tribut et l’envoi de Manuel avec 100 cavaliers pour prendre part aux opérations de l’armée ottomane . C’est lui, de même, qui favorise la révolte du fils d’Andronic IV, Jean, qui, s’étant échappé de Gênes, où Manuel l’avait fait envoyer en ambassade, entra à Constantinople le 14 avril 1390 et put s’y maintenir jusqu’au 7 septembre suivant. Jean V avait pu se réfugier dans le fort construit près de la Porte d’Or. Manuel, qui se trouvait à Lemnos, réunit quelques forces et chassa l’usurpateur. Celui-ci se réfugia auprès de Bajazet, qui lui donna le district de Selymbria .

La malveillance du sultan vis-à-vis des Paléologues se manifestait de plus en plus. Ce serait à cette époque que Philadelphie, la seule ville d’Asie Mineure échappée jusque-là aux Osmanlis, aurait été assiégée et prise par Bajazet qui aurait forcé Jean V et Manuel à concourir au siège de leur propre cité . Tout à fait certain par contre est l’ultimatum envoyé à Jean V qui avait fait construire une forteresse entre la Porte d’Or et le rivage de la Propontide : Bajazet lui ordonnait de la détruire en le menaçant de crever les yeux à Manuel, présent à sa cour , mais le 16 février 1391, Jean V mourait à l’âge de 61 ans  et, à cette nouvelle, Manuel s’échappa de Brousse, à la grande colère du sultan. Bajazet fit bloquer Constantinople pendant sept mois et attaqua la Morée ; gouvernée par Théodore Paléologue, frère de Manuel, puis, ayant besoin de son armée, il imposa au nouveau basileus des conditions draconiennes : augmentation du tribut, colonie musulmane et mosquée avec minaret et muezzin à Constantinople, garnison turque à Galata : tel fut le don de joyeux avènement que reçut Manuel Paléologue .

A part la Bithynie et une petite partie de la Lydie et de la Phrygie, le jeune État ottoman était presque entièrement européen. Les émirs d’Anatolie, dont l’indépendance datait du démembrement de l’Empire seldjoukide et qui avaient joué un rôle important dans les guerres civiles de Byzance, étaient restés assez puissants pour tenir l’État ottoman en échec et quelques-uns, comme le Grand Karaman Alaeddin, gendre de Mourad, avaient sur lui l’avantage de posséder une marine. En 1387 Mourad essaya de lui enlever quelques territoires, mais, après une bataille indécise près de Konieh, il lui accorda la paix . Bajazet commença une lutte de plus grande envergure. N’ayant pas de flotte, il attaqua les émirs maritimes par terre, força ainsi l’émir d’Aïdin à devenir son vassal, puis l’interna à Brousse . En 1391 il essaya de s’emparer de Smyrne, toujours occupée par les Hospitaliers depuis la croisade de 1345 , mais dut se contenter d’en faire le blocus. Après l’occupation des émirats maritimes de Saroukhan et Menteshe, la puissance ottomane atteignait l’Archipel et Bajazet faisait construire une flotte de guerre, dont le premier exploit fut la dévastation de Chio, de Nègrepont et des rivages attiques. Adalia, enlevée en 1391 à l’émir de Tekke, fut le premier port ottoman sur la Méditerranée .

Restait l’émir de Karamanie, isolé en face des Ottomans après la défaite de ses congénères. Bajazet convoqua ses vassaux européens, dont Manuel Paléologue, à Angora (hiver de 1391) et assiégea Iconium, capitale d’Alaeddin, qui se réfugia dans le Taurus. Inquiet des affaires d’Europe, Bajazet consentit à lever le siège moyennant une cession de quelques territoires, mais à peine était-il parti qu’Alaeddin reprenait les places cédées et attaquait la frontière ottomane. Avec une extraordinaire célérité Bajazet, vainqueur des Hongrois, transporta son armée en Anatolie et sa seule apparition à Brousse détermina Alaeddin à demander la paix. Loin de la lui accorder, le sultan saisit cette occasion d’en finir avec lui. Battu non loin de Kutayeh, Alaeddin fut pris et étranglé, et la Karamanie fut occupée sans résistance (1392) . Vers 1395 l’émir de Cappadoce Bourhaneddin fut attaqué à son tour et dut céder à Bajazet Césarée et Siwas ; peu après, pour ne pas devenir le vassal du sultan, l’émir de Kastamouni s’enfuyait chez les Mongols, et les Ottomans atteignaient la mer Noire en occupant les ports de Samsoun et de Sinope .

En réalité, bien que, sauf l’État de Trébizonde, l’Asie Mineure fût presque entièrement musulmane et turque , la conquête asiatique de Bajazet était beaucoup moins solide que ses conquêtes européennes, comme les événements allaient le montrer.

Ses campagnes en Asie n’empêchèrent pas Bajazet de continuer les entreprises de Mourad dans la péninsule balkanique et d’en achever la conquête. Après Kossovo, il vengea d’abord le meurtre de son père par le supplice horrible infligé au prince Lazare et aux chefs serbes prisonniers , mais il traita bien le fils de Lazare, Étienne Bulcovič, dont il fit son vassal, et, estimant la valeur militaire des Serbes, il s’attacha à les incorporer dans son armée . Il respecta d’abord l’indépendance de la Bosnie sous le roi Turkto, maître de la Croatie, conquérant de presque toute la Dalmatie (1387-1388) et organisateur d’une marine qui portait ombrage à Venise, lorsqu’il mourut en 1391, sans avoir essayé de secourir les Serbes ; mais sous son successeur la Bosnie devait perdre toutes ses conquêtes et se trouver isolée en face des Ottomans .

Ce fut après sa première campagne en Asie que Bajazet fit envahir en même temps la Bosnie et la Valachie, dont le prince Mircea le Grand était l’un des vaincus de Kossovo, où le corps d’armée qu’il avait envoyé aux Serbes fut détruit. Incapable de résister, Mircea fut battu, fait prisonnier et interné à Brousse où il signa un traité de vasselage qui devait servir de modèle à tous les traités postérieurs entre les princes roumains et la Porte : investiture du sultan, tribut, contingent militaire, mais engagement du sultan de n’établir aucune colonie musulmane et de ne construire aucune mosquée au nord du Danube .

La Hongrie devenait le seul centre de résistance à l’invasion ottomane. Le dernier roi angevin, Louis le Grand, mort en 1386, avait eu pour successeur son gendre Sigismond de Luxembourg, fils de l’empereur Charles IV, qui, comme son prédécesseur, rêvait d’établir la suzeraineté hongroise sur les peuples chrétiens des Balkans  Il n’hésita pas à prendre l’offensive et envoya un ultimatum à Bajazet en le sommant d’évacuer la Bulgarie. Ne recevant pas de réponse, il envahit lui-même cette région, infligea une grave défaite à l’armée ottomane et s’empara de Nicopolis après un long siège, mais battit en retraite à l’approche de Bajazet et subit de grosses pertes (1392) . Le résultat de cette intervention fut la destruction totale de l’État bulgare. Après la prise de Tirnovo, qui résista trois mois, par un fils du sultan, le patriarche bulgare et les habitants furent déportés en Anatolie, le statut accordé à la Bulgarie par Mourad fut supprimé, des garnisons turques occupèrent les villes et le nom même des Bulgares disparut des actes officiels (1393) .

 

Carte IV. — L’Empire ottoman avant la bataille d’Angora (1402).

 

La cour de Serrès, avril-mai 1394. — En 1394 la puissance de Bajazet est à son apogée. Suzerain des peuples chrétiens des Balkans, le roi de Hongrie rejeté au-delà du Danube, maître de l’Asie Mineure, il possède les deux ailes de l’Empire byzantin d’autrefois. C’est à lui plus qu’aux Paléologues que convient l’aigle bicéphale. Et il manifeste son pouvoir impérial d’une manière éclatante dans la cour qu’il tient à Serrès au milieu de tous ses vassaux.

Les affaires de Morée furent l’occasion de cette assemblée. La péninsule était toujours partagée entre le despotat byzantin sous le gouvernement énergique de Théodore Paléologue  et les restes de la principauté franque d’Achaïe disputée entre plusieurs prétendants . L’intervention de Bajazet fut sollicitée de deux côtés, par Pierre de Saint-Exupéry, chef d’une compagnie de Navarrais, qui, après avoir soutenu les droits de Jacques de Baux , conquérait l’Achaïe pour son propre compte et était menacé par le despote byzantin et ses alliés florentins les Acciaiuoli , ainsi que par Paul Mamonas, gouverneur de Monemvasia, qui voulait se rendre indépendant de Théodore Paléologue .

Au même moment une armée turque venait de faire la conquête de la Thessalie et de la Phocide et menaçait la Morée.  Ce fut dans ces circonstances que Bajazet convoqua à Serrès tous ses vassaux, les Paléologues : Manuel II, le despote Théodore de Mistra, l’empereur détrôné Jean VII, fils d’Andronic IV, les princes serbes survivants, le gouverneur de Monemvasia. Il apparut ainsi comme l’héritier véritable des Césars. Après avoir entendu les plaintes de Mamonas et fait comparaître devant lui les Paléologues, il les condamna à mort, puis sur l’avis de son vizir Ali-pacha, il révoqua la sentence, mais fit crever les yeux à plusieurs de leurs conseillers et força le despote Théodore à renoncer à Monemvasia, à lui céder Argos et à laisser occuper les places de son despotat par des garnisons turques  (avril-mai 1394) . Mais avant que les envoyés du sultan chargés de se faire remettre les forteresses aient pu parvenir en Morée, Théodore s’échappa de Serrès, arriva à temps pour empêcher l’exécution du traité et demanda secours à Venise . L’année suivante une armée ottomane pénétra facilement en Morée, mais ce fut uniquement pour aider les Navarrais et, après avoir occupé Leontarion et Diakova, retourna en Thessalie, pendant que la guerre continuait entre le despote et la Compagnie navarraise , Bajazet remit à plus tard sa vengeance.

La croisade de Nicopolis. — Devant la situation précaire de Constantinople, dont le blocus durait depuis 1392 , la chrétienté occidentale finit par s’émouvoir. Venise elle-même, qui craignait pour ses intérêts une alliance turco-byzantine, était rassurée par l’hostilité du sultan contre les Paléologues, mais redoutait d’autant plus sa mainmise sur Constantinople et les détroits : favorable à une nouvelle croisade, elle allait jusqu’à se réconcilier avec Gênes et dès juillet 1394 se mettait en rapport avec Manuel II . De son côté, le basileus, voyant la difficulté d’une campagne par terre, demandait secours aux puissances maritimes .

Mais déjà l’initiative de la croisade avait été prise par le roi de Hongrie Sigismond, et les ambassades envoyées par lui pour cet objet à la cour du roi Charles VI, au duc de Lancastre, à Bordeaux, à Venise, avaient été accueillies avec la plus grande faveur . Grâce à la propagande de Philippe de Mézières  la noblesse française manifesta un véritable enthousiasme : il fallut réduire à mille le nombre des chevaliers qui voulaient partir. Le comte de Nevers, héritier du duché de Bourgogne, chef de l’expédition, était accompagné du maréchal Boucicaut, de Jean de Vienne, d’Enguerrand de Coucy , de la fine fleur de la chevalerie : Sigismond devait délivrer la Valachie et la Bulgarie, Venise, rompre le blocus de Constantinople.

Les hésitations et les atermoiements de Venise, qui songeait encore à traiter avec Bajazet en février 1395 , retardèrent le départ de la croisade. Ce fut seulement en avril 1396 que la République donna son adhésion . Son capitaine des galères, Tommaso Mocenigo, parvint à rompre le blocus de Constantinople et de Péra (28 octobre 1396) , mais il attendit en vain l’armée de terre avec laquelle il devait faire sa jonction dans la ville impériale. Après avoir opéré leur concentration à Bude (juillet), les croisés, malgré l’avis de Sigismond, refusèrent de rester sur la défensive et s’élancèrent vers le Danube, qu’ils passèrent en aval des Portes de Fer. Après avoir pris Turnu-Severin, ils assiégèrent Nicopolis où Bajazet les atteignit le 25 septembre . La bataille de Nicopolis montra la supériorité de l’infanterie ottomane sur la brillante chevalerie, aux charges de laquelle elle opposa une résistance inébranlable. Le désastre des chrétiens fut complet. Sigismond parvint à s’enfuir sur une barque, mais le comte de Nevers, Boucicaut et un grand nombre de chevaliers furent faits prisonniers ou périrent dans la bataille . Plus heureux que les autres chefs, le hospodar valaque Mircea put sauver son armée et infliger aux Turcs une défaite qui les obligea à repasser le Danube .

Le blocus de Constantinople et l’expédition française (1396-1402). — Après sa victoire la colère de Bajazet s’appesantit surtout sur Byzance et sur Venise. Il s’empara de Selymbria, poste avancé de Constantinople, enleva Argos à Venise et fit envahir la Morée qui fut ravagée jusqu’à Modon. Le 21 juin 1397 les troupes du despote furent battues près de Leontarion, mais, après avoir fait des prisonniers, les Turcs se retirèrent en Thessalie .

L’objectif principal de Bajazet était désormais la prise de Constantinople, dont il resserra le blocus après le départ de l’escadre vénitienne de Mocenigo, sur un navire de laquelle Sigismond fugitif avait pris passage pour être ramené dans ses États . Loin d’être abattu par sa défaite, Sigismond ne songeait qu’à préparer une nouvelle croisade : Venise se tenait au contraire sur la réserve et cherchait surtout à empêcher Manuel Paléologue de traiter avec Bajazet . Cette politique à courte vue ne pouvait être d’aucun secours à Constantinople. Dans son désarroi, Manuel envoya en Occident son oncle Théodore Cantacuzène solliciter des secours. Il n’obtint rien de Venise, ni des autres États italiens : par contre il fut bien reçu à Paris (octobre 1397) et, après des hésitations, Charles VI consentit à envoyer à Constantinople une petite expédition sous le commandement du maréchal Boucicaut .

Partie d’Aigues-Mortes le 26 juin 1399, la flottille française fit de nombreuses escales pour attendre les secours promis par les Italiens et arriva à Constantinople au cours de l’automne, après avoir été rejointe à Ténédos par une escadre vénitienne et des navires de Rhodes et de Lesbos . Boucicaut, avec ses quelques galères et ses 2 000 hommes de troupes, ne pouvait faire que des incursions. Prenant avec lui l’empereur Manuel, il réussit par une série de coups de main à déloger les Turcs de leurs positions dans la mer de Marmara et le Bosphore et il termina sa campagne au bout d’un mois en prenant d’assaut et en détruisant de fond en comble le château de Rive (Riwa Kalessi) qui défendait l’entrée de la mer Noire .

Le blocus de Constantinople était rompu. Boucicaut mit alors la ville en état de défense et réconcilia Manuel avec son neveu Jean VII, protégé de Bajazet, qui, d’après les sources byzantines, avait forcé Manuel à l’associer au trône . Ce témoignage n’exclut pas d’ailleurs celui du biographe de Boucicaut, qui alla chercher lui-même Jean VII à Selymbria . Le maréchal, persuadé qu’une croisade pouvait seule sauver Constantinople, détermina Manuel à venir lui-même solliciter les secours de l’Occident et à laisser l’exercice du pouvoir à Jean VII pendant son absence . Chateaumorand resta à Constantinople avec une petite garnison de chevaliers et d’arbalétriers, un crédit chez les marchands et le titre de « capitaine pour le roi de France en la ville de Constantinople » . Malgré les difficultés de tout genre, famine, pénurie d’argent, mauvaise volonté des Grecs, il parvint grâce à son énergie à tenir tête à toute l’armée turque, à la grande admiration de ses contemporains .

Manuel II en Occident (1399-1403). — Accompagné d’une nombreuse suite, Manuel partit sur l’escadre de Boucicaut le 10 décembre 1399, fit escale en Morée (février) et débarqua à Venise où il fut reçu magnifiquement et comblé de promesses et de cadeaux (mai). Après un séjour à Padoue et à Milan où il fut accueilli par Jean Galeas Visconti , il passa en France et fit son entrée solennelle à Paris le 3 juin 1400. Pendant son séjour qui se prolongea jusqu’en octobre, ce fut une succession continuelle de fêtes, de banquets, de réceptions, de chasses. Les rapports entre Charles VI et son hôte furent de la plus grande cordialité et Manuel obtint la promesse d’un secours de 1 200 hommes sous le commandement de Boucicaut et d’une pension annuelle de 14 000 écus . En octobre il partit pour l’Angleterre, s’arrêta à Calais et fut reçu à Londres par Henri IV le 21 décembre . Il était de retour en France en février 1401 et y demeura jusqu’au 22 novembre 1402. De Paris il entretenait une vaste correspondance avec les puissances occidentales en vue de la croisade future . A son retour, il traversa Gênes (22 janvier 1403), dont Boucicaut était gouverneur, et alla s’embarquer à Venise (avril) pour regagner Constantinople où il arriva le 15 juin 1403 .

Maigre était le résultat de ces longues pérégrinations, de ce déploiement de magnificences, de ces interminables discours, de ces actives correspondances. Le pape Boniface IX avait lancé une encyclique (27 mai 1400) pour exhorter les fidèles à prendre la croix ou à coopérer de leurs deniers à la défense de Constantinople . Manuel rapportait surtout des promesses, mais il avait été déjà informé de la catastrophe qui allait empêcher Bajazet d’accomplir ses desseins contre Byzance .

Au moment où la jeune puissance ottomane paraissait inébranlable, il suffit d’une simple bataille malheureuse pour la renverser. La raison est que sa force principale était surtout en Europe. Les conquêtes toutes récentes de Bajazet en Asie Mineure étaient restées superficielles. La plupart des émirs vaincus s’étaient réfugiés auprès de Tamerlan, le nouveau conquérant de l’Asie. La diplomatie de Bajazet, très au courant des affaires d’Europe, semble avoir négligé la puissance monstrueuse qui se formait depuis 30 ans au cour de l’Asie. Le sultan turc fut pris au dépourvu et, loin de chercher à s’accommoder avec son adversaire, il le provoqua à plaisir et attira sur lui la foudre.

D’origine très modeste, né en 1336, fils d’un petit seigneur turc de Transoxiane, Timour-Lenk (le Boiteux) (le Tamerlan des Occidentaux) fit sa fortune lui-même. Ses débuts furent peu glorieux et, après avoir été au service du Khan Mongol du Djagataï, il mène en Iran une vie d’aventurier, réunit une horde, s’allie avec le roi de Balkh, Mir Hossein, contre le Khan, se brouille avec son associé, le détrône et se fait proclamer roi de Transoxiane à Balkh le 10 avril 1370, mais pour ménager les Mongols, il conserve comme un roi fainéant un membre de la dynastie du Djagataï  D’une famille de musulmans fanatiques, Tamerlan établit un État théocratique, remplace la coutume mongole (yassak) par la loi musulmane (chériat), protège le clergé musulman et, sous prétexte de mener la guerre sainte (djihad) contre les païens, se donne comme but la conquête ou plutôt le pillage de l’Asie avec l’armée solide de Turcs qu’il a levée en Transoxiane et qui forme une puissance militaire incomparable .

A la différence de Gengis-Khan, Tamerlan n’avait aucun plan d’ensemble, ne cherchait pas à organiser ses conquêtes, laissant un pays après l’avoir pillé, ne fondant rien de stable, recommençant plusieurs fois la conquête d’un même pays . II conquit successivement tous les État mongols issus de l’empire de Gengis-Khan, la plupart en décadence et en état de guerre civile : le Kharezm (région de l’Amou-Daria) (1379), le Turkestan oriental (Ili-Kachgarie) 1390-1397, l’Iran oriental (Hérat 1381, Kandahar 1383), l’Iran occidental (Irak, Bagdad, Sultanyeh), la Géorgie (prise de Tiflis 1386), la Grande Arménie, la Perse et le Farsistan (massacres d’Ispahan 1387, campagnes de 1392 à 1396, révolte de Bagdad cruellement réprimée en 1401) . Il intervient dans les querelles de succession du Kiptchak et ses campagnes victorieuses (1378-1399) préparent la désagrégation de la Horde d’Or et l’affranchissement de la Russie .

Arrivé aux portes de l’Asie occidentale, il s’en détourna pour aller conquérir dans l’Inde le sultanat turco-afghan de Delhi, d’où il ramena des éléphants de guerre (fin 1398) , et revint vers l’Occident, où les sultans mamlouks d’Égypte refusaient de reconnaître sa suzeraineté. Tamerlan envahit leurs possessions de Syrie, s’empara d’Alep (3 novembre 1400) et de Damas (25 décembre) et quitta la région (mars 1401) après l’avoir pillée et en emmenant un grand nombre d’ouvriers d’art et de lettrés .

Il n’avait plus devant lui qu’un seul État puissant, l’Empire ottoman de Bajazet : un conflit entre eux était inévitable. La provocation vint de Bajazet qui voulut imposer sa suzeraineté à des émirs vassaux de Tamerlan et accueillit à sa cour un de ses ennemis, chef de la horde du Mouton Noir, Kara Yousouf . Une correspondance aigre-douce s’engagea entre les deux potentats et Bajazet, repoussant toute offre d’accord, répondit par des lettres insultantes aux messages de Tamerlan . La réplique ne se fit pas attendre au mois d’août 1400 Tamerlan envahissait le territoire ottoman et s’emparait de Siwas , mais ce fut seulement après avoir triomphé des Mamlouks de Syrie qu’il envahit l’Asie Mineure (juin 1402) où se livra la bataille décisive dite d’Angora, au nord-est de cette ville, à Tchiboukâbâd, le 20 juillet. Elle fut longue et acharnée : les contingents d’Asie Mineure de l’armée ottomane firent défection, tandis qu’à l’aile gauche les Serbes de Lazare Vulkovič se firent tuer héroïquement. Bajazet lutta un jour entier à la tête de ses janissaires accablé par les Mongols, il s’enfuyait à cheval lorsque sa monture s’abattit. Fait prisonnier avec un de ses fils, il fut enfermé dans une litière grillée. Il devait mourir peu après (mars 1403) .

En une seule journée l’Empire ottoman s’était écroulé. Exploitant sa victoire, Tamerlan s’empara facilement de toutes les places turques d’Asie Mineure et enleva Smyrne aux chevaliers de Rhodes. Les émirs turcs dépossédés par Bajazet furent restaurés dans leurs États et le territoire ottoman fut réduit à la Bithynie et à une partie de la Phrygie . Les États chrétiens n’avaient pas attendu la victoire d’Angora pour faire leur soumission ; l’empereur de Trébizonde, Manuel III, dont le beau-frère, l’émir d’Erzindjian, avait gagné la faveur de Tamerlan, fut sauvé de la conquête par cette entremise, mais dut fournir des galères et des troupes qui prirent part à la bataille d’Angora dans les rangs tartares . A Constantinople Jean VII accepta les mêmes obligations (15 mai 1402) et, après la bataille, transporta à Tamerlan le tribut qu’il payait à Bajazet  ; les Génois de Galata eux-mêmes arborèrent la bannière du vainqueur .

Avec un sens politique remarquable Tamerlan se mit en rapport avec les principaux États d’Occident, notamment avec la France, dont le roi Charles VI était seigneur de Gênes depuis 1396 , et avec le roi de Castille, dont les ambassadeurs assistaient à la bataille d’Angora  ; mais c’était surtout l’intérêt du commerce entre l’Orient et l’Occident qui était en jeu dans ces pourparlers . Tamerlan ne fonda rien de durable, mais, sans l’avoir cherché, il sauva la chrétienté occidentale d’une offensive ottomane et il assura à Byzance une survie d’un demi-siècle.

2.  La crise ottomane et le relèvement byzantin  (1402-1421)

Après Angora, la puissance ottomane était détruite, la guerre civile éclatait entre les fils de Bajazet, les vassaux d’Europe se révoltaient, les émirs turcs d’Asie étaient rétablis dans leurs États, Byzance revendiquait les territoires qui lui avaient été arrachés.Cependant les jalousies mutuelles des États chrétiens, leur politique maladroite vis-à-vis des prétendants, permirent à l’État ottoman de se reformer en moins de 20 ans et de reprendre sa politique de conquête. Jamais les conditions n’avaient été si favorables à une croisade, mais, le danger passé, on n’y pensait plus. L’état d’anarchie de l’Occident, guerres anglaises, grand schisme, guerre des Hussites, luttes entre les États italiens, rendait impossible toute croisade.

En Orient, Byzance n’était plus qu’un nom : les territoires qu’elle avait recouvrés étaient dispersés, elle était tombée au rang de puissance secondaire. Les puissances dominantes en Orient étaient Venise et la Hongrie, mais elles n’avaient qu’une politique étroite, sans vues d’ensemble, tantôt hostiles aux Turcs, tantôt engagées dans leur alliance. L’une et l’autre étaient d’ailleurs absorbées par des entreprises en Occident, Venise par la conquête des pays de terre ferme , le roi de Hongrie par sa politique allemande et tchèque.

Après avoir traversé une période de crises redoutables, les Turcs, exploitant les divisions des chrétiens, reprirent leur marche en avant et détruisirent ce qui restait encore de l’Empire byzantin. Ce qu’il est bon de rappeler d’ailleurs, c’est que Byzance lutta jusqu’au bout, soutenue par les États chrétiens des Balkans et la Hongrie : il fallut un demi-siècle aux Turcs pour venir à bout de son héroïsme.

A peine rentré à Constantinople, Manuel supprima le tribunal du cadi, fit fermer ou détruire les mosquées, révoqua les privilèges commerciaux accordés aux musulmans et détrôna son neveu Jean VII . Après la mort de Bajazet, (8 mars 1403), chacun de ses fils s’installa dans un territoire, Isa à Brousse, Mahomet à Amasée, Soliman en Europe , et les émirs turcs d’Asie Mineure rentrèrent dans leurs États . Manuel II signa avec Soliman un traité qui lui restituait Thessalonique, le territoire du Strymon, la Morée, quelques places voisines de Constantinople, les ports de la mer Noire, les îles de la côte de Thrace . Par un juste retour des choses c’était Soliman qui devenait le vassal de l’Empire (1404). A Venise, qui voulait sa part des dépouilles, Soliman cédait l’accès à toutes les échelles turques du Levant, la ville d’Athènes et un territoire en face de Nègrepont .

Les fils de Bajazet ne purent s’entendre. Mahomet chassa de Brousse son frère Isa (1404)  mais il en fut lui-même expulsé par Soliman, inquiet des progrès de son frère et de ceux de l’émir Djouneid, qui, à la faveur des troubles, avait hérité des États de l’ancien émir d’Aïdin, Omour-beg (fin 1406) . Isa ayant disparu  et Djouneid s’étant soumis, la lutte se concentra entre Mahomet et Soliman qui enleva à son frère Angora, tandis que Mahomet échoua devant Brousse (1407-1408)  ; mais il ne tarda pas à rétablir sa situation, grâce à son alliance avec l’émir de Karamanie et à l’intervention d’un quatrième fils de Bajazet, Mousà, délivré de la prison qu’il avait partagée avec son père. Prenant parti contre Soliman, Mousà passa en Europe par Sinope, Caffa et la côte valaque, fit alliance avec le prince roumain Mircea (juillet 1409), pénétra en Bulgarie en chassant les troupes fidèles à Soliman et s’empara de la résidence de son frère, Andrinople (13 février 1410) . Soliman revint en toute hâte dans ses États (juin) et la guerre entre les deux frères se prolongea avec des alternatives de succès et de revers pendant neuf mois. Soliman fut battu et tué le 17 février 1411  et Mousà resta maître d’Andrinople et des provinces européennes. Il y avait désormais deux États ottomans, l’un en Europe, l’autre en Asie. L’unité impériale était rompue et il ne tenait qu’aux États chrétiens de perpétuer cette division : ils firent justement le contraire.

Sans doute Mousà est d’abord l’ennemi de Manuel Paléologue, qui est entré en campagne contre lui et cherche à reprendre Gallipoli . Mousà n’en renouvelle pas moins le traité conclu par Soliman avec Venise (12 août 1411)  tout en prenant l’offensive contre Manuel, mais il fait une vaine démonstration devant Constantinople qu’il ne peut assiéger faute de machines (août) et échoue successivement devant Selymbria et Thessalonique (automne) .

Ce fut alors que Manuel attira Mahomet en Europe en sollicitant son intervention contre Mousà et en lui fournissant des navires pour transporter ses troupes et l’on vit le spectacle étrange d’un sultan turc défendant la Ville Impériale contre son propre frère, qui tentait de l’assiéger de nouveau . Rappelé en Asie par une révolte de Djouneid, Mahomet revint en juin 1413 et envahit la Thrace, également bien accueilli par les chefs musulmans et chrétiens qui détestaient la tyrannie de Mousà. Son armée fut bientôt grossie de nombreux contingents, bulgares et serbes et, après avoir passé les Balkans, il rencontra Mousà à Tschamurli près des cluses que traverse l’Isker pour entrer dans le bassin de Sofia. Mousà fut vaincu et tué (5 juillet) .

Seul survivant des six fils de Bajazet, Mahomet se trouvait l’unique sultan. Grâce à l’appui de Manuel et des autres princes chrétiens des Balkans, il avait reconstitué l’unité ottomane. Cependant la grande amitié qu’il témoigna à Manuel écarta tout danger immédiat pour Constantinople . Toute son attention était d’ailleurs portée vers l’Asie Mineure qu’il voulait reconquérir. Avec l’alliance des Hospitaliers de Rhodes et des Génois de Chio et de Lesbos, il réprima la révolte de Djouneid et lui enleva la possession de Smyrne et des places d’Ionie, puis en quatre campagnes il soumit la Karamanie . Il regagnait ainsi le terrain perdu depuis la bataille d’Angora et son pouvoir en Asie Mineure était même plus solide que n’avait été celui de Bajazet. Ce fut à ce moment que les États chrétiens commencèrent à comprendre la faute qu’ils avaient commise en favorisant la naissance d’un nouvel empire ottoman.

Manuel II en Morée, 1414-1415. — Cependant, grâce à la cordialité de ses rapports avec Mahomet, Manuel put réorganiser son État et renforcer son pouvoir en Morée.

Après la mort du despote Théodore Ier sans enfant (1405), sa succession revint à son neveu Théodore Paléologue encore mineur, fils de Manuel qui prit la régence . Le pays était troublé par les conflits incessants entre la noblesse remuante des archontes et le despote et par des violences continuelles , véritable régression des mœurs, surtout depuis l’immigration des Albanais . Manuel se proposait d’étendre la domination byzantine à l’ensemble du Péloponnèse et de faire de la presqu’île le réduit de la défense impériale. Parti de Constantinople en juillet 1414, il passa l’hiver à Thessalonique et débarqua près de Corinthe où le prince latin d’Achaïe, Centurione Zaccaria, vint lui faire hommage (13 mars 1415) . Pour assurer la défense de la Morée, Manuel fit construire la muraille de l’Hexamilion qui barrait l’isthme entre les golfes Saronique et de Corinthe. Une grande partie de la population contribua à cette œuvre par ses prestations ou son argent, mais plusieurs archontes se montrèrent récalcitrants et, malgré les appels de Manuel, Venise refusa toute contribution .

Après avoir inspecté le pays et rétabli l’ordre, Manuel quitta la Morée et revint à Constantinople (mars 1416) , mais, poursuivant sa politique de rattachement de la presqu’île à son gouvernement, il y envoya l’héritier du trône, le prince Jean, qui y arriva à l’improviste et gouverna la Morée de concert avec son frère le despote Théodore II . Tous deux attaquèrent Centurione Zaccaria qui voulait s’affranchir de la suzeraineté de l’Empire (mai 1417), et la principauté d’Achaïe allait être démembrée lorsque Venise, inquiète des progrès des Paléologues, proposa sa médiation . Jean VIII quitta la Morée à la fin de 1418 et fut remplacé par son frère le prince Thomas, accompagné de l’historien Phrantzès . L’action de Constantinople sur la Morée se manifesta dans les domaines intellectuels et artistiques. A la même époque Gémiste Pléthon attirait autour de lui de nombreux disciples et présentait à Manuel II et au despote Théodore un plan de réforme sociale et politique, tandis que des peintres de premier ordre couvraient les voûtes des églises de Mistra de leurs fresques délicates . C’est à Mistra que par-delà Byzance les lettrés ont retrouvé la patrie hellénique.

Devant la reconstitution de l’unité ottomane, la politique des puissances chrétiennes d’Orient fut maladroite et incertaine. Déjà, au lendemain de la défaite de Bajazet, les projets de croisade avaient échoué par la faute des deux principaux partenaires, Venise et Sigismond, qui poursuivaient chacun leurs buts particuliers : le roi de Hongrie cherchant à établir sa suprématie en Serbie, dont le prince Étienne Lazarevič lui transportait l’hommage qu’il avait fait au sultan (1406), ainsi qu’en Bosnie, où il était en conflit avec Venise  ; quant à la Sérénissime République, elle faisait des réponses dilatoires aux démarches d’Étienne Lazarevič (1406), de Manuel II (janvier 1407), de Sigismond lui-même (octobre 1408, février 1409) en vue de l’organisation de la croisade , et préférait s’assurer l’héritage de la Dalmatie que Ladislas d’Anjou, qui l’avait disputée à la Hongrie, lui vendit pour cent mille ducats (1409, marché infâme) . Il s’ensuivit une guerre scandaleuse entre Venise et la Hongrie, qui rendit impossible toute entente contre les Turcs et se prolongea, avec des trêves dans l’intervalle, jusqu’en 1437 .

Telle est la véritable raison pour laquelle, malgré des circonstances favorables, on ne put organiser de croisade à cette époque. Cependant après la victoire de Mahomet, Venise comprit le danger que couraient ses possessions illyriennes et celles du Levant : dès mars 1415 elle prenait des mesures contre les corsaires turcs qui recommençaient à sillonner l’Archipel . Mais elle n’allait pas plus loin, tandis que Manuel II, en dépit de son amitié pour Mahomet, cherchait de tous côtés des secours pour Constantinople, auprès du roi d’Aragon Ferdinand  et de Venise, qu’il avait entrepris de réconcilier avec Sigismond .

Pour affaiblir Mahomet les États chrétiens ne trouvèrent rien de mieux que de lui opposer un prétendant, Mustapha, qui se disait fils de Bajazet et avait de nombreux partisans en Asie Mineure. Il s’adressa d’abord à Venise, qui l’éconduisit et l’envoya au prince de Valachie Mircea . Une ligue composée de Manuel II, de Mircea, du prince de Karamanie se forma en sa faveur . Venise elle-même montrait de meilleures dispositions et négociait avec les puissances maritimes du Levant l’entretien d’une flotte permanente dans les détroits . Elle se vit bientôt contrainte d’aller plus loin : dans l’automne de 1415 Mahomet Ier équipa une flotte de 112 navires, qui vint croiser dans les eaux de Ténédos, et cette réapparition d’une flotte ottomane dans la Méditerranée était un événement considérable  Venise jouait d’ailleurs un double jeu et, tout en se montrant disposée à adhérer à la ligue contre Mahomet, elle cherchait par tous les moyens à renouveler avec lui le traité qu’elle avait conclu avec Mousà .

Venise ne désirait pas la guerre, mais redoutait la domination exclusive de Mahomet dans la Méditerranée. Il suffit cependant de la rencontre des deux flottes ottomane et vénitienne en face de Gallipoli pour que le combat s’engageât : le 29 mai 1416 l’amiral vénitien Lorédan détruisit entièrement la flotte turque après un combat acharné . Cette issus comblait les désirs de Venise qui n’avait plus à craindre la marine Ottomane et dès l’année suivante elle négociait avec Mahomet un traité de paix, ratifié seulement en 1419 : Venise se tirait ainsi d’affaire en laissant les États chrétiens seuls en face du sultan .

Mustapha, réfugié en Valachie, ne fut sérieusement soutenu que par Mircea et Manuel II. La destruction de la flotte turque lui permit d’arriver par mer à Constantinople, d’où il fut conduit à Thessalonique, afin de gagner à son parti les gouverneurs turcs . La guerre éclatait ainsi entre Manuel et Mahomet, qui atteignit Mustapha, auquel s’était joint Djouneid fugitif, en Thessalie, le força à livrer bataille malgré lui et le battit (fin d’automne 1416). Le gouverneur de Thessalonique où les vaincus s’étaient réfugiés refusa de les livrer au sultan, mais Mahomet traita avec Manuel II et il fut convenu que Mustapha serait interné à Lemnos et Djouneid dans un monastère de Constantinople . Quant à Mircea, il ne fut pas question de lui dans le traité, et Manuel l’abandonna à la vengeance du sultan qui lui enleva la Dobroudja, le força à payer un nouveau tribut et à accepter la construction en territoire roumain de forteresses turques qui commandaient le passage du Danube (1417) .

Malgré cette brouille passagère, Mahomet continuait à ménager Manuel et en 1420 les deux souverains eurent une entrevue des plus cordiales à Scutari . Le sultan mourut l’année suivante, à la suite d’un accident de chasse, à l’âge de 42 ans . A ce moment la situation de Manuel était encore intacte il n’avait rien perdu de ce que les Turcs lui avaient restitué ni, malgré ses erreurs, subi aucune dommage, grâce à l’amitié réelle de Mahomet pour lui. Avec l’avènement de Mourad II, fils de Mahomet, Manuel allait avoir affaire à un jeune sultan plein d’ardeur et bien décidé à relever l’Empire ottoman : tout le bénéfice de l’affaiblissement turc était déjà perdu et Byzance allait se trouver de nouveau en danger mortel.

3.  La renaissance de l’Empire ottoman et la dernière résistance  (1423-1448)

Bien que Mourad II fût servi par des hommes d’État et des chefs de guerre de premier ordre, son État était loin d’être la puissance dominante en Orient et il chercha encore à prolonger la paix, mais les fautes et les discordes des États chrétiens ne tardèrent pas à lui permettre de regagner les positions perdues. En 4 ans (1421-1425) Byzance perdit tous les avantages qu’elle avait acquis pendant la crise ottomane, retomba sous le joug des Turcs et se trouva de nouveau menacée dans son existence. L’Empire ottoman se reforma, plus agressif que jamais et recouvra son ancienne prépondérance.

Dès les premiers jours du règne du Mourad, Manuel eut à choisir entre le renouvellement de l’alliance que lui offrait le sultan et les promesses magnifiques de Mustapha, s’il était rétabli sur le trône. Pour montrer son désir de conciliation Mourad allait jusqu’à l’offre de céder Gallipoli à l’Empire . Manuel était partisan de la paix, mais il avait contre lui Jean VIII et ses autres fils : il céda et lâcha la proie pour l’ombre. La suite allait le montrer.

Mustapha et Djouneid, mis en liberté, assiègent Gallipoli. Laissant l’armée grecque devant la place, Mustapha marche sur Andrinople et bat l’armée envoyée contre lui par Mourad (fin 1421) : à cette nouvelle, Gallipoli se rend, mais Mustapha en interdit l’entrée aux troupes impériales, qu’il renvoie à Constantinople (janvier 1422) . Manuel essaye alors de renouer avec Mourad, mais ses exigences aboutissent à un échec, tandis que le sultan signe un traité avantageux avec les Génois de la Nouvelle Phocée . Pour prévenir une attaque de Mourad, Mustapha parvient à passer en Asie, mais au moment où il se trouve en face de l’ennemi, il est trahi par Djouneid, abandonné par ses troupes (20 janvier 1422) et s’enfuit éperdument, poursuivi par Mourad, qui le capture près d’Andrinople et le laisse pendre au haut d’une tour par la populace .

La défaite de Mustapha laissait Manuel exposé à la vengeance de Mourad : cette fois le basileus ne pouvait plus compter sur la longanimité du sultan, qui vint dès le mois de juin 1422 assiéger Constantinople . Manuel retiré au monastère de la Peribleptos avait laissé le pouvoir à Jean VIII, qui chercha vainement à traiter avec Mourad : un de ses ambassadeurs, Corax, suspect d’entente avec le sultan, dont il n’avait pas révélé les préparatifs, fut lynché par la foule le jour où l’armée ottomane parut brusquement sous les murs de la ville . La lutte fut acharnée : Mourad fit construire entre la Corne d’Or et la Propontide une immense levée de terre chargée de machines de guerre, parmi lesquelles des bombardes et armes à feu, qui faisaient plus de bruit que de mal, voisinaient avec les balistes et les tours roulantes d’autrefois  Le camp turc était rempli de marchands d’esclaves et de derviches qui venaient prendre leur part du butin, sur la foi de la proclamation du sultan livrant la ville et ses trésors aux vrais croyants. Un illuminé, vénéré de tous, le scheik Seïd-Bokhari, de la famille du Prophète, avait prédit que la ville tomberait aux mains des musulmans le lundi 24 août. L’assaut général fut donné ce jour-là et la bataille avait été longue et acharnée, lorsque les Turcs furent pris d’une panique inexplicable, brûlèrent leurs machines de guerre et battirent en retraite , mais non sans laisser quelques troupes devant la ville .

Cet échec fut dû sans doute à l’insuffisance des forces dont disposait Mourad, qui ne paraît pas avoir assiégé la ville par mer, et aussi au courage et à l’ardeur que montrèrent les défenseurs : le jour du grand assaut, les chroniqueurs montrent tous les habitants, hommes et femmes, se portant vers les remparts pour contribuer à la défense, tandis que Jean VIII dirigeait une sortie victorieuse.

Renonçant à cette entreprise qui s’était avérée comme prématurée, Mourad fit envahir la Morée par les troupes de Tourakhan-beg cantonnées en Thessalie (mai 1423). Au lieu de s’unir contre les Turcs, le despote Théodore II et le prince d’Achaïe se faisaient la guerre. Devant le danger turc ils signaient une trêve à l’instigation de Venise (17 décembre 1422) , mais la République négociait encore pour former une ligue quand les Turcs apparurent. La muraille de l’Hexamilion qui devait arrêter les invasions n’était même pas défendue . Tourakhan s’en empara facilement et la fit détruise, puis il ravagea les possessions du despote, mais il rencontra, semble-t-il, une assez grande résistance et n’osa assiéger Mistra  ; dès qu’il eut quitté la Morée, les luttes entre les États chrétiens recommencèrent (1423) .

Après une incursion en Albanie, les Turcs se portèrent sur Thessalonique dont ils organisèrent le blocus. Son gouverneur, le despote Andronic, fils de Michel, sujet à des attaques d’épilepsie et irrésolu, poussé aussi par les habitants qui souffraient du blocus, ne vit d’autre moyen d’empêcher la ville de tomber aux mains des Turcs que de la vendre à Venise, ainsi que la presqu’île de Kassandreia et la région du Vardar inférieur. Venise accepta et en juillet 1423 deux provéditeurs avec une flotte importante prirent possession de la ville , mais la République ne put obtenir de Mourad la reconnaissance de cette occupation .

Cependant la guerre n’éclata pas de suite entre Venise et le sultan, occupé par sa lutte contre les émirs d’Asie Mineure et son intervention dans la succession de Valachie, sans que les puissances chrétiennes aient fait le moindre effort pour exploiter cette situation. En Valachie la querelle de succession qui s’éleva entre les fils de Mircea le Grand, mort en 1418, fournit aux Turcs l’occasion de pénétrer pour la première fois en Transylvanie (1421) et en Moldavie, dont ils attaquèrent le port de Cetatea-Alba à l’embouchure du Dniester. Le prétendant qu’ils avaient installé sur le trône valaque, Radu le Chauve, fut renversé par son frère Dan qui, avec l’aide des Hongrois, força les Turcs à repasser le Danube et fit la paix avec Mourad . De futurs conflits étaient en perspective dans ces régions où la pression ottomane avait commencé à s’exercer.

En Asie Mineure Mourad mena lui-même la campagne contre le protecteur de Djouneid, l’émir de Kastamouni, qu’il força à signer la paix et à lui donner sa fille en mariage (1424-1425) , mais, pendant que le sultan célébrait ses noces à Andrinople, Djouneid parvenait à rentrer dans Smyrne et, ne pouvant s’y maintenir, s’enfuyait en Cilicie, et de là auprès du prince de Karamanie, qui lui fournit quelques troupes avec lesquelles il gagna la Lydie. Ce fut là que s’acheva sa destinée : assiégé dans le port d’Hypsela par une armée turque appuyée d’une flotte génoise de la Nouvelle Phocée, il dut capituler et fut étranglé avec toute sa famille malgré la promesse de vie sauve qu’il avait obtenue .

Cette disparition affranchissait Mourad d’un de ses plus gros soucis. Sauf le prince de Karamanie, resté puissant, les émirs d’Asie Mineure lui étaient soumis et en Europe il n’avait plus affaire qu’à deux puissances : le roi de Hongrie Sigismond, resté neutre et absorbé par les affaires de Bohême et du grand schisme d’Occident, Venise, avec laquelle il avait refusé de traiter.

En face de cet empire reconstitué, les Paléologues, abandonnés par leurs alliés, toujours brouillés avec Mourad, étaient impuissants et, de plus, ils étaient divisés entre eux. Manuel, vieilli et découragé, voulait faire la paix avec le Turc ; Jean VIII, qui assumait de plus en plus la direction des affaires, était partisan de la résistance. Laissant le gouvernement à son frère Constantin Dragasès, il entreprit, comme autrefois Manuel, un voyage diplomatique pour aller chercher des alliances. Parti de Constantinople le 23 novembre 1423 , il passa par Venise et Milan dont il décida le duc à faire la paix avec Sigismond, puis il gagna la Hongrie où il se trouvait encore un an après, mais quand il revint en traversant la Moldavie (fin octobre 1424), Manuel avait déjà traité avec Mourad .

Une ambassade composée de trois dignitaires, dont l’historien Phrantzès, était allée trouver le sultan à Éphèse, où il tenait sa cour, et concluait des traités d’amitié avec les représentants des États chrétiens. Le traité rédigé par Phrantzès précipitait de nouveau Byzance dans la vassalité ottomane : le basileus paierait au sultan un tribut de 300 000 aspres et lui céderait les ports de la mer Noire, sauf Mesembria et Derkos, et conserverait Zeïtoun et la région du Strymon (22 février 1424) . Manuel ne survécut que 17 mois à ce honteux traité et mourut le 21 juillet 1425, à l’âge de 77 ans, après 52 ans d’un règne fertile en tragédies et en désastres .

Essai de résistance des Paléologues. — Jean VIII, déjà associé à l’Empire, devint donc seul basileus, mais il eut à compter avec ses cinq frères entre lesquels étaient répartis sous forme d’apanages les maigres territoires qui constituaient l’Empire et étaient menacés à la fois par les Turcs et par Venise. Malgré des conditions défavorables et avec une véritable vaillance, ces derniers Paléologues n’attendirent pas l’attaque pour organiser la défensive par leurs propres moyens.

Jean VIII fit porter son principal effort sur la Morée, véritable réduit de la défense byzantine après Constantinople. Il vint se mettre lui-même à la tête des troupes de Mistra et attaqua Charles Tocco, despote d’Épire, qui avait acheté d’un aventurier italien la forteresse de Clarentza et était en conflit avec le despotat byzantin au sujet des troupeaux transhumants dans la plaine d’Élide . Une victoire sur la flottille de Tocco aux îles Echinades, la cession de Clarentza à Byzance et le mariage de Constantin Dragasès avec une nièce de Tocco, tels furent les résultats de cette campagne (1427-1428) . De retour à Constantinople sur la flotte qu’il commandait lui-même, Jean VIII fit restaurer la Grande Muraille  et, l’année suivante, Constantin Dragasès, qui partageait le gouvernement de la Morée avec son frère Théodore , s’empara de la ville importante de Patras, fief d’un archevêché latin, malgré les protestations de Venise et avec l’acquiescement donné par Mourad, non sans hésitation (5 juin 1429) . Au même moment Thomas Paléologue attaquait le dernier prince franc d’Achaïe, Centurione, lui prenait sa forteresse de Chalandritza et l’obligeait à lui donner sa fille en mariage avec toutes ses possessions, sauf la baronnie d’Arcadie, en dot . L’Ordre Teutonique lui-même devait céder Mostenitza . A part les possessions vénitiennes  toute la Morée était aux mains des Grecs, au grand mécontentement de Venise qui se vengea en faisant une guerre économique au despotat . Aussi Jean VIII était-il en relations avec les ennemis de la République, en particulier avec le roi de Hongrie, qui venait de conclure une trêve avec Mourad « afin, écrivait-il aux despotes, de pouvoir résister à l’insolence de nos ennemis communs » .

L’offensive victorieuse de Mourad. — Pendant que les Paléologues achevaient de conquérir la Morée, Mourad, respectant le traité conclu avec Manuel, semblait se désintéresser de Constantinople, mais poussait ses entreprises dans toutes les directions et s’assurait des positions stratégiques de premier ordre tant en Asie qu’en Europe.

Le plus grand État continental d’Anatolie était la Karamanie, le domaine du Grand Karaman qui s’étendait sur la Phrygie (Iconium) et une partie de la Cappadoce (Karahissar), débordant au sud vers l’Isaurie et cherchant à s’ouvrir un chemin vers la mer par l’occupation d’Attalie. Après quatre ans de guerre et de négociations, le dernier prince de Karamanie, Ibrahim, se reconnaissait le vassal de Mourad (1426-1430) et il ne restait plus trace en Asie Mineure du régime instauré par Tamerlan .

Mais ce fut surtout vers l’Europe que Mourad dirigea ses plus grands efforts. Établi à Andrinople depuis 1423, il intervint dans toutes les régions de la péninsule balkanique, mais au lieu d’annexer des territoires, comme Bajazet, il laissait aux vaincus leurs princes nationaux en les soumettant au tribut et au service militaire .

Sa principale action fut d’abord dirigée contre Venise, devenue puissance balkanique depuis son achat de Thessalonique et qui soutenait successivement tous ses ennemis : Djouneid, le faux Mustapha, le Grand Karaman . Après avoir occupé les abords de Thessalonique (1425-1430), Mourad, vainqueur de la Karamanie, vint lui-même diriger le siège de Thessalonique qu’il prit d’assaut le 29 mars 1430 . Les églises furent changées en mosquées et la ville repeuplée par des musulmans. L’effet produit en Europe fut considérable.

En même temps Mourad intervenait victorieusement en Serbie, dont le despote Georges Brankovič, neveu et successeur d’Étienne Lazerevič, devait se reconnaître son vassal et répudier la suzeraineté hongroise (1428)  ; de plus, les Turcs occupèrent sur le Danube, au débouché des Portes de Fer, une forteresse qui leur avait été vendue par un boyard . Le sultan profitait surtout des querelles de succession, fréquentes dans les dynasties balkaniques. Celle de Charles Tocco, despote d’Épire, lui rapporta la possession de Janina et la suzeraineté de l’Épire et de I’Acarnanie (1431) . En Valachie la reprise de la querelle entre Dan et Radu suscite une double intervention, d’une part de Sigismond, avec, comme auxiliaires, des chevaliers croisés amenés par don Pedro, fils du roi Jean de Portugal , d’autre part des Turcs qui envahissent le pays. Bien que rétabli sur le trône valaque par Sigismond, Dan dut faire hommage de son État (1428) , mais à sa mort en 1431, son fils Bassarab, se vit disputer le pouvoir par deux fils de Mircea, Vlad le Dracul  et Aldea, soutenus, le premier par Sigismond, le second par le prince Alexandre de Moldavie.

Mourad ne manqua pas cette nouvelle occasion d’intervenir et, après une guerre de 5 ans (1432-1437), qui provoqua la rupture de la trêve entre Sigismond et le sultan (1433) et permit à celui-ci d’envahir les provinces méridionales de la Hongrie, Sigismond étant mort (9 décembre 1437), son protégé, Vlad Dracul, reconnu par les Valaques, n’eut d’autre ressource que de se déclarer le vassal de Mourad et d’envoyer ses fils en otages à la Porte .

Ainsi Mourad avait réussi dans toutes ses entreprises. En 12 ans (1425-1437) il avait reconstitué un empire continental plus étendu et plus solide que celui de Bajazet et il avait humilié Venise, la grande puissance maritime de l’Orient. Ses vassaux lui obéissaient et il ne tolérait pas chez eux le moindre écart, comme s’en aperçut Georges Brankovič, qui, ayant tardé à envoyer sa fille au harem du sultan, dut lui céder la forteresse de Kruševac . Maître de la Valachie, il menaçait la Hongrie dont le roi Sigismond, son principal et son plus sérieux adversaire, venait de disparaître. Ces succès alarmaient les États chrétiens, mais n’avaient provoqué de leur part aucune réaction. Des tentatives assez timides pour provoquer la formation d’une croisade s’étaient heurtées à l’indifférence la plus complète .

Les victoires de Mourad rendaient de plus en plus précaire la situation du petit État byzantin, du sort duquel Mourad, satisfait de l’avoir dans sa vassalité , semblait se désintéresser momentanément, mais dont les forces ne pesaient pas lourd devant la formidable puissance du sultan.

Et ce fut au moment où Constantinople était ainsi en danger qu’on assista au spectacle scandaleux d’une nouvelle guerre entre Gênes et Venise dans laquelle l’État byzantin fut impliqué. Une flotte vénitienne venant attaquer Galata (septembre 1433), Jean VIII fut pris comme arbitre par les belligérants et réussit à sauver la colonie génoise d’un désastre imminent . En reconnaissance, une flotte génoise, se rendant en Crimée l’année suivante, s’avisa d’attaquer les murs maritimes de Constantinople ; mais Jean VIII avait encore des navires, qui chassèrent la flotte génoise, et des troupes, qui assiégèrent Galata, dont les habitants durent accepter les conditions de l’empereur .

D’autre part les dissentiments qui troublaient la famille impériale étaient une autre cause de faiblesse. Jean VIII n’ayant pas d’enfant, le second fils de Manuel, le despote Théodore, se considérait comme son héritier légitime, mais le basileus lui préférait son frère Constantin Dragasès, soutenu par Thomas, avec lequel il avait échangé son héritage de Morée. Parti déplorable, les deux frères rivaux cherchaient à s’assurer l’appui de Mourad et, revenus en Morée après un séjour à Constantinople, fertile en intrigues (septembre 1435-juin 1436), ils se préparaient à une guerre civile, lorsque Jean VIII parvint à leur imposer sa médiation : Constantin revint à Constantinople et Théodore resta en Morée .

Ce fut dans ces circonstances que Jean VIII, désespérant de sauver Constantinople par ses propres forces, reprit la question de l’union religieuse, préface nécessaire d’une croisade générale.

L’Union de Florence (1437-1439). — Après sa restauration en 1402, Manuel oublia entièrement l’Union, machine de guerre à effrayer les Turcs. Ce fut seulement après le rétablissement de l’unité ottomane par Mahomet Ier que la question recommença à le préoccuper. Il envoya un délégué au concile de Constance (1417) et ses ouvertures furent bien accueillies du pape Martin V. Les pourparlers continuèrent pendant le voyage de Jean VIII en Occident (1423), mais furent rompus après la signature du traité entre Manuel et Mourad .

Ce fut après la prise de Thessalonique par les Turcs que Jean VIII fit de nouvelles ouvertures à Martin V en lui demandant la réunion d’un concile œcuménique à Constantinople (août 1430) . Mais l’état troublé de l’Occident, la difficulté de réunir Grecs et Latins dans un même concile, de faire accepter aux Grecs la double procession du Saint-Esprit et l’autorité du pape, d’organiser une croisade, étaient autant d’obstacles qui paraissaient insurmontables : de longues années devaient être nécessaires pour aboutir à une solution et pendant ce temps les Turcs consolideraient leurs positions. De plus Jean VIII ne pouvait trouver en Occident le terrain solide qu’avaient connu ses prédécesseurs. A partir de 1431 l’autorité du pape, déjà amoindrie par le concile de Constance, allait être mise en question par le concile de Bâle, qui résolut de prendre en main le gouvernement de l’Église et de mettre fin aux guerres religieuses de Bohême, comme au schisme gréco-latin. Le basileus se trouva obligé d’engager des négociations à la fois avec le concile et avec le pape, qui proposaient des solutions opposées. De là une perte de temps considérable, un échange continuel d’ambassades, de propositions et de contre-propositions. La chrétienté livrée à l’anarchie faisait le jeu des Turcs et, quand l’union fut proclamée, il était déjà trop tard pour sauver Constantinople.

La première ambassade de Jean VIII au pape joua de malheur En traversant la Morée, elle apprit que Martin V était mort (le 20 février 1431) et revint à Constantinople, à la grande colère du basileus . Une seconde ambassade fut envoyée immédiatement au nouveau pape, Eugène IV, élu le 23 mars 1431, mais les conditions n’étaient plus les mêmes que sous Martin V. Le conclave qui élut Eugène IV ne comprenait que 14 cardinaux, et ce qui diminua surtout son autorité ce fut le concile que Martin V avait convoqué à Bâle 20 jours avant sa mort et que son successeur trouva installé à son avènement sous la présidence du cardinal Julien Cesarini .

Le premier accueil d’Eugène IV à l’ambassade grecque fut plein de réserve, et comme siège du futur concile, il substitua à Constantinople une ville d’Italie, dans laquelle il voulait transférer le concile de Bâle .

Mais le concile s’opposa à ce transfert  et, d’abord indifférent à la question de l’Union, prit lui-même en main l’affaire des Grecs et envoya à Constantinople une ambassade chargée d’informer le basileus que le concile, représentant l’Église universelle, était supérieur au pape, que l’empereur Sigismond et tous les princes de l’Europe lui étaient dévoués et que les Grecs pourraient tirer de grands avantages en renonçant au schisme (début de 1433) . Ces propositions, qui tranchaient la question de l’autorité du pape dans un sens favorable aux doctrines grecques, ne pouvaient qu’être bien accueillies à Constantinople. Aussi Jean VIII se hâta d’envoyer à Bâle son frère le despote Démétrius, l’higoumène Isidore et Jean Dishypatos .

Ainsi les négociations traînaient en longueur et les Grecs s’engageaient dans un véritable imbroglio, négociant à la fois avec Rome et avec Bâle. La première ambassade de Jean VIII au pape ne revenait à Constantinople qu’après 2 ans d’absence (fin 1433-début de 1434) au moment où commençaient les pourparlers avec Bâle et elle était accompagnée d’un légat du pape, le cardinal Garatoni . Les négociations se poursuivirent ainsi jusqu’à l’automne de 1437 : il y avait plus de six ans qu’elles avaient commencé. Plus les trois parties échangeaient d’ambassades , plus les difficultés devenaient inextricables. Elles portaient sur le choix de la ville où se tiendrait le concile d’Union : Eugène IV acceptait Constantinople, mais les pères de Bâle tenaient à Avignon  et Jean VIII exigeait une ville italienne . Il se produisit aussi une véritable surenchère entre le pape et le concile au sujet des subventions à accorder aux Grecs pour les indemniser des frais de voyage qu’ils étaient incapables de supporter. La deuxième ambassade du concile à Constantinople, dirigée par le dominicain Jean de Raguse (1435-1436), parut un moment sur le point de l’emporter , mais au même moment l’ambassade de Jean VIII, qui se trouvait à Bâle, refusait suivant ses instructions d’accepter la décision de la majorité du concile qui convoquait les Grecs à Avignon, et déterminait le pape à se rallier à la minorité qui préconisait une ville d’Italie .

La cause était entendue. Le pape chargea trois délégués de cette minorité, auxquels il adjoignit ses légats, d’aller porter ces conclusions à Constantinople où ils arrivèrent en septembre 1437 , Au même moment le pape ordonnait le transfert du concile de Bâle à Ferrare . De son côté le concile n’avait pas perdu l’espoir de traiter avec Jean VIII  ; il lui envoyait une dernière ambassade, dont faisait partie Jean Grimaldi seigneur de Monaco. Arrivée à Constantinople le 3 octobre peu après l’ambassade du pape, elle fut reçue avec égards , mais elle arrivait trop tard et, le 24 novembre suivant, Jean VIII et les membres du clergé grec qui avaient été désignés s’embarquaient pour l’Italie .

Au cours de ces négociations compliquées, la question religieuse, qui était en somme l’essentiel, avait été laissée à l’arrière-plan, mais parallèlement au travail des chancelleries de nombreux théologiens des deux partis avaient étudié les conditions dans lesquelles l’Union était possible. La question se présentait sous un jour beaucoup plus favorable que par le passé. Depuis le concile de Lyon beaucoup de Grecs s’étaient mis à étudier la littérature théologique de l’Occident, que des traductions comme celles de Démétrius Cydonès  avaient rendue accessible à tous. La compréhension mutuelle des Grecs et des Latins était donc beaucoup plus grande qu’autrefois  et c’est ce qui explique le développement dans le clergé byzantin d’un parti de l’Union, qui était représenté jusque dans les monastères de l’Athos, et dont les chefs étaient Bessarion de Trébizonde, métropolite de Nicée , et Isidore, higoumène de Saint-Démétrius , nommé archevêque de Kiev (automne 1436) et qui devait entraîner la Russie. Le monde orthodoxe tout entier en effet avait été invité par Jean VIII à participer au concile d’Union les patriarches orientaux, les princes russes, les princes roumains, le despote de Serbie, l’empereur de Trébizonde devaient s’y faire représenter .

Avant le départ, l’empereur tint un véritable conseil de conscience dans lequel figuraient de futurs adversaires de l’Union comme Marc Eugenikos et Georges Scholarios , et, ce qui montre dans quel état de subordination il était vis-à-vis des Turcs, il ne crut pas pouvoir s’absenter sans prévenir Mourad « à titre d’ami et de frère ». Le sultan manifesta sa désapprobation et, après le départ du basileus, il aurait eu des velléités d’attaquer Constantinople et en aurait été détourné par son vizir Khalil .

Telles furent les conditions extraordinaires dans lesquelles se présenta le concile d’Union qui s’ouvrit à Ferrare le 8 janvier 1438, où Jean VIII, le patriarche et la délégation grecque firent leur entrée dans les premiers jours de mars , après avoir débarqué le 8 février à Venise, où eut lieu une magnifique réception en leur honneur .

On commença par perdre du temps pour attendre les membres du concile de Bâle, qui rompirent complètement avec le pape , et les princes d’Occident qui ne vinrent pas, à la grande déception de Jean VIII, espérant que l’organisation de la croisade suivrait de près l’Union . Seul le duc de Bourgogne Philippe le Bon, qui montrait un vif intérêt pour les choses d’Orient , envoya une délégation au concile, mais elle n’arriva à Ferrare que le 4 décembre 1438 et s’abstint d’aller saluer Jean VIII, qui, très mortifié, exigea une réparation . La première session solennelle eut lieu le 9 avril, mais on accorda 4 mois de délai aux retardataires et il n’y eut pas d’autre session avant le 8 octobre  !

Des discussions sur les points litigieux commencèrent du moins dans l’intervalle des deux sessions. Le mode de scrutin à la majorité des voix fut adopté contrairement aux demandes des Grecs, qui voulaient qu’en matière de dogme chaque parti eût des pouvoirs égaux . Déjà des adversaires de l’Union prenaient position : Jean VIII dut arrêter une lettre de Marc d’Éphèse au pape au sujet de la double procession, dont le ton violent ne pouvait qu’amener une rupture . Il ne put d’ailleurs empêcher sa tentative de rendre le débat insoluble à la session du 8 octobre en posant la question : « Est-il permis d’ajouter au symbole ? » mais Bessarion proposa de la discuter sous une autre forme : « Le filioque est-il légitime ? » et prononça un discours sur la nécessité de l’Union . Marc d’Éphèse reprit sa question à la troisième session (14 octobre), mais ni les discussions érudites, ni les joutes oratoires dont elles furent suivies ne donnèrent le moindre résultat .

Le découragement était grand. Malgré les rapports assez cordiaux qui s’étaient établis entre Grecs et Latins , l’Union ne faisait aucun progrès. La peste avait fait son apparition à Ferrare au mois de juillet et sa violence s’accrût à tel point que le pape ordonna le transfert du concile à Florence (janvier 1439) , L’installation de l’assemblée dans sa nouvelle résidence dura plus d’un mois et la première session ne se tint que le 14 février. Dans le clergé grec le parti de l’Union gagnait de jour en jour et Marc d’Éphèse n’avait plus autour de lui qu’un noyau d’intransigeants, dont son frère Jean Eugenikos et le despote Démétrius , On n’en continua pas moins la discussion sur la procession du Saint-Esprit, qui occupa encore 8 sessions (2-24 mars) et donna lieu à un duel acharné entre Marc d’Éphèse et Jean de Raguse. Celui-ci ayant avoué que le Père est la cause du Fils et de l’Esprit, on y vit un terrain de conciliation et, Jean de Raguse devant défendre ses arguments, le basileus, excédé de cette interminable discussion, défendit à Marc de lui répondre .

On finit alors par comprendre qu’aucun résultat ne pouvait sortir d’une procédure aussi longue. Jean VIII et Eugène IV furent d’accord pour supprimer les discussions publiques et les remplacer par des colloques entre les commissions des deux partis, composées exclusivement d’Unionistes, qui après s’être mises d’accord, rédigeraient des cédules que l’on ferait signer par tous les membres du concile. Le 30 mars cette décision fut communiquée à l’assemblée du clergé grec. Des discussions violentes s’engagèrent entre Marc d’Éphèse, Isidore de Russie et Bessarion, mais Jean VIII imposa silence aux anti-unionistes et tous les efforts furent désormais concentrés sur les moyens d’aboutir à l’Union , Au lieu de rechercher les discordances, Bessarion montrait la concordance des Pères grecs et latins sur le dogme du Saint-Esprit .

La cédule sur la double procession du Saint-Esprit préparée par Bessarion fut adoptée par les Grecs (4 juin) et par le pape (8 juin) . Il ne restait plus qu’à arriver à une entente sur les questions des azymes , du Purgatoire et de l’autorité du pape, seules divergences reconnues par le concile comme méritant une discussion . L’Union paraissait tellement certaine que des négociations s’engageaient entre le pape et l’empereur au sujet de la croisade et que le despote Démétrius, Gémiste Pléthon et Georges Scholarios quittaient Florence pour ne pas avoir à donner leur signature , Le patriarche Joseph était mort le 9 juin en laissant par écrit une confession unioniste. Afin de hâter le dénouement, le pape remit aux métropolites grecs des cédules indiquant l’opinion de Rome sur les points controversés (10 juin) , L’accord sur le Purgatoire, l’emploi des azymes, le moment de la consécration, se fit facilement (12 juin-5 juillet) . Il n’y eut de véritable difficulté que sur la question de l’autorité universelle du pape, que l’empereur ne voulait pas admettre en ce qui concernait les patriarches, et la tenue des conciles œcuméniques. La tension fut un moment assez vive et Jean VIII parla de départ (23 juin), mais on finit par accepter la formule un peu vague présentée par Bessarion, reconnaissant au pape le pouvoir suprême, sauf les droits et privilèges de l’Église d’Orient (26 juin) .

L’accord était complet, mais la rédaction de l’acte d’Union n’en fut pas moins laborieuse. Sa signature, fixée par le pape au 28 juin, jour de la fête des Apôtres, n’eut lieu que le 5 juillet par suite des objections faites par l’empereur . Le 6 juillet l’Union fut proclamée solennellement à la cathédrale Sainte-Marie-des-Fleurs, sous le dôme sublime achevé trois ans plus tôt par Brunelleschi. Bessarion, métropolite de Nicée, lut le texte grec, le cardinal Julien Cesarini le texte latin, puis les deux prélats s’embrassèrent .

L’Union à Constantinople. — Après une dernière réunion solennelle (26 août), jean VIII et les Grecs allèrent s’embarquer à Venise (11 octobre) . L’empereur était de retour à Constantinople le 1er février 1440 . Le concile n’en continua pas moins ses travaux après le départ des Grecs, et successivement toutes les Églises d’Orient détachées de Constantinople : Arméniens, Jacobites, Chaldéens, Maronites, Éthiopiens s’unirent à l’Église romaine . Le 15 décembre 1439 Eugène IV comprenait Bessarion et Isidore de Russie dans une promotion de cardinaux  et en septembre 1443 le pape, après neuf ans d’absence, regagnait Rome, où le concile tenait encore deux sessions .

Mais comment l’Union allait-elle être accueillie à Constantinople? Le basileus et les théologiens qui revenaient de Florence pouvaient croire sincèrement que ce rapprochement prolongé entre les représentants des deux Églises avait dissipé les préventions mutuelles et annulé en quelques mois l’œuvre schismatique de quatre siècles. Il n’y avait plus qu’une Église universelle, au sein de laquelle la chrétienté d’Orient conservait ses usages et ses privilèges séculaires et qui assurerait à Constantinople la protection efficace de l’Occident. Mais il restait à convaincre le clergé et le peuple et, dès leur retour en Romania, les membres du concile, par l’accueil qui leur fut fait, comprirent les difficultés de cette entreprise . A peine arrivé à Constantinople, Jean VIII trouva une telle opposition qu’il renonça provisoirement à la proclamation solennelle de l’Union à Sainte-Sophie. Les adversaires de l’Union étaient la grosse majorité et de hauts dignitaires, même bien en cour comme Phrantzès, y étaient hostiles , Les plus modérés acceptaient le rétablissement du nom du pape dans les diptyques, mais à condition qu’on s’abstînt de lire le tomus unionis .

Jean VIII essaya de réagir.A. défaut de Bessarion retourné en Italie, il remplaça le patriarche Joseph, mort à Florence, par Métrophane, évêque de Cyzique, dévoué à la cause de l’Union (printemps de 1440) . Marc d’Éphèse, aidé par son frère Jean Eugenikos , était le véritable chef de l’opposition et attaquait avec la plus grande violence les signataires de l’Union  : Jean VIII l’obligea à regagner son évêché et, comme il cherchait à se réfugier au Mont Athos, il fut arrêté et emprisonné par ordre impérial . Il continua d’ailleurs sa propagande par ses lettres et il gagna à sa cause une recrue de premier ordre en la personne de Georges Scholarios, secrétaire impérial très influent, qui, bien que défavorable à l’Union, avait hésité jusque-là à la condamner .

C’était en vain que le pape essayait de stimuler le zèle du basileus qui paraissait débordé par l’opposition. En 1440 il lui envoya un légat , ainsi que des théologiens chargés de défendre la doctrine de l’Union. En 1443 Jean VIII organisa une dispute publique entre deux évêques latins et Marc d’Éphèse, mais, d’après les témoignages, les deux partis s’attribuèrent la victoire . Des conférences dogmatiques auxquelles participa Scholarios eurent lieu en présence du Sénat . Ces manifestations oratoires ne donnèrent aucun résultat. Le patriarche Métrophane se plaignit d’être mal soutenu par le basileus et démissionna. Sa succession donna lieu à de nombreuses difficultés et ce fut seulement en 1445 que Jean VIII put le remplacer par un adversaire de Marc d’Éphèse, Grégoire Mamma, qui fut aussitôt attaqué par Scholarios et bafoué ouvertement à Sainte-Sophie .

Fait plus grave encore, le clergé grec des pays occupés par les Turcs s’habituait à leur domination et en était venu à la préférer à celle des Francs . Une notice datée de 1436 montre les clercs portant des habits turcs, parlant la langue de leurs vainqueurs et 12 archevêques qui, bien que consacrés par le patriarche, doivent être autorisés par les autorités ottomanes  L’aventure de Bertrandon de la Broquière passant à Péra en 1432 est significative : pris pour un musulman, il est comblé d’égards et quand il se dit chrétien, il est rançonné et doit dégainer pour se défendre . L’Église commence à se désintéresser du sort de l’État byzantin.

Enfin les querelles au sujet de l’Union se greffent sur les discordes des Paléologues, à peine interrompues par le concile. La question de l’héritage de Jean VIII se complique de celle du parti que prendra son successeur vis-à-vis de l’Union. Deux des frères du basileus, Constantin et Théodore, lui sont favorables  ; on a vu par contre que Démétrius avait quitté Florence pour ne pas la signer . Protecteur de Marc d’Éphèse, il était l’espoir des adversaires de l’Union. Or Jean VIII préférait comme héritier son frère Constantin, qui avait gouverné Constantinople pendant son absence et n’en était parti qu’en juillet 1441 pour aller épouser Catherine Gattilusio à Lesbos . De son côté Démétrius avait achevé de s’aliéner le basileus en épousant contre son gré la fille d’un archonte de Morée, Paul Asên, descendant de l’ancienne dynastie bulgare .

Et pendant que les Occidentaux essayaient d’organiser la croisade qui dégagerait Constantinople, les Byzantins mettaient la question de l’Union avant toutes les autres et les Paléologues donnaient le spectacle scandaleux d’une guerre fratricide dans laquelle ils faisaient intervenir Mourad. Démétrius avait reçu en apanage la côte de la mer Noire, de Mesembria à Derkos, et Selymbria sur la Propontide . Jean VIII, le trouvant trop menaçant, lui enleva une partie de son territoire  et, pour l’éloigner de Constantinople, Constantin lui fit demander par Phrantzès d’échanger cet apanage de la mer Noire contre celui qu’il possédait en Morée (octobre 1441). Mais Démétrius, appuyé par son beau-frère Asên, et avec des troupes turques, marcha sur Constantinople, en trouva les portes fermées, ravagea la banlieue et assiégea la ville pendant plusieurs mois (avril-juillet 1442). Constantin, s’étant embarqué pour aller secourir le basileus, fut attaqué par une escadre turque et obligé de débarquer à Lemnos où il fut bloqué jusqu’au mois d’octobre . Ce fut alors que Mourad intervint : jugeant dangereuse cette querelle entre Paléologues à la veille de l’arrivée d’une croisade, il conseilla à Démétrius de céder le territoire en litige contre une compensation .

Démétrius ne recouvra pas son apanage et Constantin fut mis en possession de Selymbria (mars 1443), qu’il échangea au mois de juin suivant contre l’apanage de Théodore en Morée . Il semble que Théodore ait songé de nouveau à succéder à Jean VIII et même à le détrôner, car peu après il complote avec Thomas et Démétrius contre le basileus. Dénoncé, Démétrius fut arrêté et emprisonné avec son beau-frère, mais il parvint à s’échapper, se réfugia à Galata et négocia avec Jean VIII, qui lui donna plusieurs îles en apanage .

L’animosité ne fut pas éteinte pour cela entre ces incorrigibles brouillons. Théodore et Thomas cherchèrent encore à entraîner Démétrius dans un nouveau complot. Il refusa d’abord, puis accepta de venir à Selymbria, mais Théodore mourut avant son arrivée (juillet 1448). Cependant Jean VIII, qui sentait son trône peu solide, aurait été sur le point de lui restituer son apanage de la mer Noire lorsqu’il mourut lui-même le 31 octobre 1448 . A lire le récit de ces invraisemblables discordes, on a l’impression que les Paléologues oubliaient que le sort de Constantinople se jouait au même moment sur les deux rives du Danube.

La croisade de Constantinople. — La croisade générale contre le Turc aurait dû suivre de près l’Union, mais l’état de l’Occident était trop troublé pour qu’il fût possible de l’organiser. De 1439 à 1442 il n’en fut pour ainsi dire pas même question et Mourad put continuer son offensive contre les États chrétiens, envahir la Transylvanie (1438) , enlever à la Serbie la tête de pont de Semendria (août 1439) , forcer le despote Georges Brankovič à s’enfuir à Raguse et à Venise en ne conservant de son État que quelques villes de l’Adriatique (1439-1440) , attaquer Vladislas III, roi de Pologne, élu roi de Hongrie après la mort d’Albert d’Autriche .

Mais Mourad ne put s’emparer de Belgrade après deux sièges successifs (1440-1441)  et dans l’hiver de 1441-1442 les Turcs ayant envahi la Transylvanie et pillé Hermanstadt se préparaient à pénétrer dans la plaine hongroise par la vallée du Maros, quand ils rencontrèrent la résistance inattendue de Jean Hunyade, « le chevalier blanc des Valaques », d’une famille roumaine de petite noblesse, créé par Vladislas voiévode de Transylvanie . A la tête des contingents roumains des Sept Districts, il infligea aux Turcs une défaite qui les obligea à repasser les Carpathes en abandonnant de nombreux morts et prisonniers (23 mars 1442)  Après avoir envahi la Valachie, Hunyade détruisit entièrement une seconde armée turque qui avait passé le Danube à Silistrie et rapporta un immense butin (septembre) .

La nouvelle de ces victoires répandue en Occident y excita l’enthousiasme et donna un regain de faveur à la croisade que l’on y préparait avec la lenteur habituelle. Le pape la fit prêcher en Italie et Venise elle-même s’y montra favorable. Georges Brankovič, réfugié en Hongrie, se lia d’amitié avec Jean Hunyade et forma avec lui une ligue, laquelle adhéra le hospodar de Valachie, Vlad Dracul, pour chasser les Turcs de Serbie et de Bulgarie . Mais les plans grandioses qui ne manquaient jamais ne furent pas suivis d’effet. Cesarini ne put décider l’empereur Frédéric III à se mettre à la tête des croisés. Venise offrait des navires, mais pour défendre ses colonies contre le Soudan d’Égypte, et ne faisait aucune réponse à l’envoyé de Jean VIII qui venait implorer le secours de quelques galères . Seuls parmi les princes d’Occident Philippe le Bon et Alphonse de Naples s’intéressaient vraiment à la croisade, mais les navires envoyés en Orient par le duc de Bourgogne n’apportaient aucune aide efficace à Constantinople . Venise laissait la Hongrie prendre l’initiative de la croisade sans la soutenir.

Cependant les circonstances étaient d’autant plus favorables que le prince de Karamanie Ibrahim, en apprenant les victoires de Jean Hunyade, s’était révolté contre Mourad et l’obligeait à entrer en campagne en Anatolie dans l’été de 1443 . De son côté Hunyade, qui avait passé l’année à faire ses préparatifs, ne fut prêt qu’en octobre et imposa aux Turcs une campagne d’hiver. Après avoir passé le Danube à Belgrade et traversé la Serbie moravienne sans coup férir, Jean Hunyade suivit « le long chemin » qui devait aboutir dans sa pensée à Andrinople et à Constantinople. Successivement Nisch le 3 novembre, Sofia le 4 décembre tombaient entre ses mains, et Mourad revenu d’Asie fuyait devant lui sur la route d’Andrinople. Mais la saison était trop avancée : malgré des efforts surhumains, les alliés ne purent franchir les Portes de Trajan qui donnent accès du bassin de Sofia dans la plaine de Thrace. Il fallut battre en retraite devant les avalanches (janvier 1444), mais la Serbie était libérée et le prestige ottoman fortement entamé .

Ce furent ces victoires qui déterminèrent enfin l’organisation de la croisade générale. De nombreux préparatifs furent faits en Hongrie, et Venise, qui espérait reprendre ses anciennes possessions dans la péninsule balkanique, Thessalonique et Gallipoli surtout, promit une flotte, envoya une ambassade à Bude et reçut le sieur de Wavrin, qui venait offrir 4 galères au nom de Philippe le Bon. Le roi de Naples s’engageait à armer une flottille et le roi de Hongrie, d’accord avec Georges Brankovič et Vlad Dracul, avait juré de recommencer la guerre l’été suivant .

Mais, comme toujours, les préparatifs et les pourparlers furent interminables et surtout il n’y eut aucune entente entre les alliés. La flotte vénitienne se trouvait à Modon (juillet 1444) alors que l’armée hongroise n’était pas prête . Un peu auparavant le cardinal-légat Julien Cesarini arrivait à Constantinople avec des galères pontificales , D’autre part, au moment où l’expédition allait commencer, Georges Brankovič, satisfait d’avoir recouvré ses États, traitait avec le sultan et, sans avoir reçu aucun pouvoir de Vladislas, provoquait l’envoi d’une ambassade ottomane à Bude . Que se passa-t-il alors ? D’après Doukas, dont le texte est rempli de confusions et d’erreurs , Vladislas aurait signé un traité formel avec Mourad, qui aurait abandonné la Serbie et la Valachie à la suzeraineté hongroise , mais les Annales turques, qui mentionnent l’accord entre Mourad et Brankovič, ne disent rien de ce traité  et il semble résulter du témoignage de Laonikos Chalcokondylès que Brankovič a signé une paix séparée avec Mourad, qu’il a provoqué l’envoi de l’ambassade du sultan à Bude, qu’il n’y a pas eu de traité formel entre Vladislas et Mourad, mais un échange de serments, une sorte de pacte de non-agression, qui détermina le pape à relever Vladislas de ses serments . De toute manière c’était un mauvais début pour la croisade.

En revanche une circonstance favorable fut la deuxième révolte du prince de Karamanie, qui força Mourad à repasser en Asie après son traité avec Brankovič (printemps de 1444). Ibrahim s’enfuit à l’approche du sultan et implora la paix, que Mourad lui accorda (juin 1444) , après quoi le sultan se retira à Magnésie et, bien qu’étant dans la force de l’âge, abdiqua en faveur de son fils Mahomet II .

Ce fut seulement le 2 juillet 1444 que l’armée hongroise s’ébranla sous le commandement de Vladislas qui démentit solennellement, le bruit en ayant couru, qu’il eût signé un traité avec les Turcs . Le passage du Danube eut lieu à Nicopolis (18-22 septembre). L’objectif des croisés était le port de Varna, où l’armée devait retrouver la flotte chrétienne et s’embarquer pour Constantinople . Grossie du contingent valaque de Vlad Dracul qui arriva le 16 octobre, l’armée hongroise atteignit Varna en novembre , La flotte chrétienne était en retard et Vladislas apprit que Mourad, sorti de sa retraite, avait pu passer le Bosphore avec les troupes d’Asie et marchait sur Varna . Le 10 novembre les deux armées entraient en contact : les Turcs furent enfoncés aux deux ailes et Jean Hunyade, victorieux des troupes d’Asie, attaqua le centre, mais malgré son avis, Vladislas voulut diriger une charge et jeta la confusion dans l’armée. Lui-même fut tué et l’on porta sa tête au sultan, qui s’apprêtait à fuir. Les Hongrois s’enfuirent en désordre et le légat Cesarini périt au cours de la déroute .

Cette défaite écrasante était due à une manœuvre inconsidérée, qu’expliquent le manque de discipline et le partage du commandement entre Jean Hunyade et le roi Vladislas, mais la responsabilité de l’échec de la croisade, dont le plan était bien combiné, incombe à l’amiral vénitien Lorédan qui s’attarda dans la Méditerranée et ne put ni empêcher l’armée de Mourad de traverser le Bosphore, ni arriver à temps à Varna pour permettre aux croisés de s’embarquer pour Constantinople .

L’occasion perdue ne devait pas se retrouver et les derniers efforts qui furent faits pour sauver Constantinople s’avérèrent inutiles. La nouvelle du désastre fut connue tardivement en Occident. De Nègrepont, Lorédan l’annonçait à Venise (21 mars 1445) et il recevait l’ordre de contraindre le sultan à faire la paix .

Le pape au contraire enjoignait à la flotte chrétienne de continuer la croisade et de se mettre à la recherche du roi de Hongrie et du légat que l’on croyait vivants. Les navires pontificaux et bourguignons remis en état à Constantinople allèrent croiser dans la mer Noire et remontèrent le Danube en attaquant les places turques . Un légat traita avec Jean Hunyade qui avait été nommé régent de Hongrie au nom du fils mineur d’Albert d’Autriche Ladislas V (juillet 1445) . L’hiver venu, la flotte rentra à Constantinople et peu après, Venise, abandonnant la croisade, signait la paix avec Mourad (25 février 1446) .

Cependant les partisans de la résistance aux Turcs ne désarmaient pas. Il est peu vraisemblable, comme l’affirme Chalcokondylès, que Jean VIII résigné ait conclu un nouveau traité de sujétion avec Mourad . On voit au contraire ses ambassadeurs parcourir l’Europe en 1445 et obtenir des promesses de secours . Jean Hunyade préparait sa revanche et allait exécuter le prince valaque Vlad Dracul, qui l’avait trahi à la fin de la bataille de Varna . Enfin sous le gouvernement de Constantin Dragasès et de Thomas Paléologue, la Morée était devenue le principal centre de la résistance byzantine (1444-1446). La muraille de l’Hexamilion avait été reconstruite, des hommes de confiance avaient été mis à la tête des villes et Constantin, croyant au succès de la croisade, avait forcé le duc d’Athènes, Nerio Acciaiuoli, vassal des Turcs, à lui payer tribut, et occupé la Grèce jusqu’au Pinde . Les linéaments d’un nouvel État byzantin se dessinaient dans le cadre de la Grèce antique, mais après la défaite de Varna, il fallut renoncer à cet espoir. Venise rappela sa flotte, et son traité avec Mourad laissa le despote sans allié, exposé aux représailles. En novembre 1446 Mourad envahit la Morée, fit bombarder l’Hexamilion à coups de canon et s’en empara (10 décembre). Le pays ouvert aux Turcs fut cruellement ravagé et Mourad se retira avec des troupeaux de prisonniers. Nerio fut rétabli à Athènes et, pour conserver leurs possessions, les despotes durent payer au sultan un tribut élevé .

Une dernière croisade fut tentée en 1448, mais cette tentative suprême eut un caractère restreint : Jean Hunyade et l’Albanais Georges Castriota en furent les seuls participants, Alphonse d’Aragon le seul protecteur. Si elle ne put sauver Constantinople, elle eut du moins pour effet d’arrêter l’avance des Turcs vers l’Occident.

Georges Castriota, dit Iskander-beg , avait pour père le chef d’un clan albanais qui dut livrer ses fils en otages au sultan après l’insurrection de 1423. Élevé à Andrinople et converti à l’islam, il figura dans l’armée turque, pendant le Long Chemin de Jean Hunyade en 1443, mais s’échappa après la défaite des Turcs et, grâce à un firman obtenu de force, s’empara de la ville forte de Croïa, redevint chrétien et commença contre les Turcs une lutte qui dura jusqu’à sa mort (1468) , Acclamé par les clans comme capitaine général de la ligue albanaise , il dispose d’une armée solide et bat les Turcs à sa première rencontre avec eux (29 juin 1444), victoire qui lui vaut les félicitations d’Eugène IV, de Vladislas et de Philippe le Bon , mais il ne peut prendre part à la croisade de Varna et se laisse engager dans l’alliance d’Alphonse d’Aragon, devenu roi de Naples en 1442. Résolu à reprendre les projets de ses prédécesseurs normands et angevins dans la péninsule des Balkans, mais trouvant partout Venise sur son chemin, Alphonse traita avec Scanderbeg et lui promit le concours de sa flotte (décembre 1447) .

De son côté Jean Hunyade préparait la croisade, envoyait une ambassade à Venise (mai 1447), se mettait en rapport avec Scanderbeg et s’assurait l’appui de la république de Raguse (mars 1448) . Mais cette ardeur pour la croisade s’éteignit brusquement. Scanderbeg en fut détourné par son allié le roi de Naples et par Georges Brankovič : ils l’engagèrent dans une guerre contre Venise qui dura de la fin de 1447 à octobre 1448 . En juillet de cette année Mourad, excité par Venise, envahit l’Albanie, mais échoua devant Croïa et se retira, non sans dommage pour son armée . Lorsque après avoir signé la paix avec Venise (4 octobre) , Scanderbeg voulut aller au secours de Jean Hunyade , il était déjà trop tard. Les croisés avaient passé le Danube au château de Severin (28 septembre) et s’étaient avancés jusqu’à Nisch. Là, Hunyade chercha à se rapprocher de Scanderbeg et, remontant la Morava bulgare, arriva dans la plaine de Kossovo  : il se heurta à l’armée de Mourad qui, craignant l’arrivée des Albanais, le força à lui livrer une bataille qui dura trois jours (17-20 octobre) : le troisième jour la trahison du contingent roumain démoralisa les Hongrois qui s’enfuirent dans la direction de Belgrade ; Jean Hunyade lui-même tomba au pouvoir de Georges Brankovič, dont l’attitude n’avait cessé d’être équivoque, et fut un moment son prisonnier .

Malgré ce désastre, dont la nouvelle aurait hâté la mort de Jean VIII , Jean Hunyade conserva intact son royaume de Hongrie, qui resta pour les Turcs une barrière infranchissable du côté de l’Europe centrale, tandis qu’en Albanie Scanderberg leur barrait le chemin de l’Adriatique. En les forçant à montrer plus de vigilance de ce côté, cette double résistance retarda de quelques années la chute de Constantinople.

Ce fut en effet vers l’Albanie qu’an lendemain de sa victoire de Kossovo Mourad porta son principal effort, mais Scanderbeg, en butte à l’hostilité de Venise et sans autre allié que la république de Raguse, tint tête au sultan, lui infligea des pertes énormes devant Croïa et le força à lever le siège de cette place après cinq mois d’attaques répétées (juillet-novembre 1450) .

L’effet produit par cette victoire dans toute la chrétienté fut immense : Alphonse de Naples envoya des subsides au vainqueur qui, devant le mauvais vouloir de Venise, fit alliance avec lui . Alphonse, qui songeait toujours à la conquête de l’Empire byzantin, fut reconnu roi d’Albanie et se fit livrer la citadelle de Croïa (avril 1452) . Mais ces combinaisons à courte vue n’allaient pas tarder à être déjouées par les événements. Le sort de Constantinople n’était déjà plus en question.

4.  La mort de Byzance  (1448-1453)

Jean VIII était mort le 32 octobre 1448, à l’âge de 65 ans, après 23 ans et 3 mois de règne pendant lesquels il avait lutté avec courage pour sauver Byzance, mais il avait été débordé par les événements, avait vu échouer tous ses plans et laissait à son successeur une situation tragique . Les discordes entre ses frères, auxquelles sa succession avait donné lieu de son vivant, faisaient prévoir qu’une nouvelle guerre civile allait éclater après sa mort : en fait elle fut évitée de justesse. Jean VIII avait désigné le plus âgé de ses frères, Constantin Dragasès, né en 1404 , pour lui succéder, mais une grande partie du peuple opposée à l’Union s’attendait à ce que Démétrius prît le pouvoir . Effectivement, Constantin se trouvant alors dans son apanage de Morée, Démétrius s’empara de la direction du gouvernement et mit Constantinople en état de défense : d’après Scholarios, son apologiste, il agit ainsi d’une manière désintéressée, se considérant comme le mandataire de son frère , mais Phrantzès et Chalcokondylès témoignent au contraire que sa mère, l’impératrice Irène, veuve de Manuel, et les archontes, redoutant une guerre civile, s’opposèrent à ce qu’il prît la couronne. De plus Thomas Paléologue, débarqué à Constantinople (13 novembre), prit parti contre lui et ce fut ainsi que la succession de Jean VIII fut assurée à Constantin Dragasès .

Mais il fallut obtenir l’assentiment de Mourad, suzerain de Byzance, et Phrantzès fut chargé de cette démarche humiliante . Le 6 janvier 1449 Constantin fut couronné basileus dans la Métropole de Mistra et le 12 mars il fit son entrée à Constantinople . A peine arrivé, il envoya une ambassade à Mourad avec des présents, et le sultan signa un nouveau traité avec les Paléologues .

Une autre difficulté fut de délimiter les apanages des deux despotes. Déçu dans ses ambitions, Démétrius, qui ne possédait que quelques îles, voulait une compensation. Au conseil impérial il demanda à recouvrer son apanage de la mer Noire en soutenant qu’il serait ainsi plus utile à la patrie, mais le conseil en jugea autrement et partagea la Morée entre lui et Thomas . Après avoir prêté un serment solennel de n’élever aucune autre revendication et de ne se faire aucun tort mutuel, les deux frères partirent pour la Morée (août-septembre 1449) . Mais à peine étaient-ils dans leurs domaines qu’ils commencèrent à se quereller. Thomas occupa les villes de Démétrius avec le secours des Turcs ; Démétrius s’adressa à Mourad et un corps de Turcs vint obliger Thomas à abandonner ses prises. Un arbitrage de Constantin XI rétablit la paix entre les deux frères  (fin 1450) ; mais la guerre recommença entre eux quelques mois plus tard (printemps de 1451) : grâce à l’intervention de Tourakhan-beg envoyé par Mahomet Il, Démétrius fit reculer son frère et, après un échange de territoires, ils se réconcilièrent (mai 1451) .

Ces deux étranges despotes semblaient se désintéresser du sort de Constantinople et ne cessaient par leurs incursions d’irriter Venise, déjà en mauvais termes avec Constantin XI . L’alliance des Paléologues avec Raguse  était loin d’avoir pour eux la même utilité et, Démétrius ayant conclu avec cette ville un traité d’amitié dirigé contre les Turcs, Thomas inquiet le dénonça aussitôt au sénat de Venise . Les deux Paléologues ne perdaient donc aucune occasion de se nuire au moment où leur accord eût été plus que jamais nécessaire.

Cependant, à l’avènement de Constantin Dragasès, la situation de Constantinople était vraiment désespérée. La croisade avait été mise en déroute : seul Scanderbeg luttait encore, mais si son courage servait à retarder la catastrophe, il ne pouvait fournir aucun appui direct. Sauf en Albanie, Mourad avait repris toutes ses positions dans la péninsule balkanique : il tenait dans une dépendance étroite Constantinople et la Morée. Les discordes des Paléologues et les querelles religieuses travaillaient pour lui et il n’avait qu’à laisser mûrir le fruit. Les appréhensions des Grecs étaient grandes, comme le montrent les exhortations que Georges Scholarios adressait à Démétrius après sa guerre contre Thomas : « Tu ne combats pas seulement pour tes droits, mais pour les restes des Hellènes qui périront au milieu de nos discordes. Puisses-tu prendre de meilleures résolutions dans l’intérêt de ce qui reste de notre race infortunée, exposée à s’évanouir au moindre souffle ou à être dévorée par nos ennemis . »

L’effervescence religieuse, qui n’avait cessé de régner à Constantinople, était pour l’autorité du basileus la principale cause d’affaiblissement. Après la mort de Marc d’Éphèse , son frère Jean Eugenikos, diacre de Sainte-Sophie, adressa à Constantin XI à son arrivée un véritable ultimatum dans lequel il le sommait de défendre la vraie foi, compromise par Jean VIII, que le clergé refusait de commémorer dans la liturgie. Marc y était proclamé « le plus récent des saints et des docteurs qui environnent le trône de Dieu » . Georges Scholarios, qui avait attaqué le choix de Constantin comme basileus, se fit moine et, sous le nom de Gennadios, devint le chef des adversaires de l’Union , en même temps que le mégaduc Lucas Notaras, l’un des hommes les plus influents et les plus riches de Byzance, assez fortuné pour faire des avances au trésor public, que Jean Eugenikos appelait dans une lettre « le père de la patrie », qui regardait les secours de l’Occident comme des sornettes, φλυαρίαι, et qui aurait dit, d’après Doukas, qu’il préférait voir le turban du sultan dans la ville plutôt que le chapeau d’un cardinal .

Devenus chaque jour plus audacieux, les anti-unionistes purent tenir à Sainte-Sophie un concile où les trois patriarches d’Orient étaient présents : Gémiste Pléthon y prononça un discours contre la double procession du Saint-Esprit, des évêques unionistes se rétractèrent, le patriarche Grégoire fut déposé, et une liste des erreurs des Latins fut dressée en 25 articles . Le basileus était si impuissant à réprimer cette agitation que le patriarche s’enfuit à Rome . Cependant Constantin XI entreprit de mettre fin à ces provocations par une proclamation solennelle de l’Union.

En avril 1451 il envoyait une ambassade au pape Nicolas V, qui avait succédé à Eugène IV , en lui demandant d’envoyer des secours à Constantinople, qui n’avait plus ni troupes ni vaisseaux, et des légats pour proclamer l’Union. Dans sa réponse au basileus (11 octobre 1351), le pape formulait le même programme, annonçait l’envoi du cardinal Isidore de Russie comme légat, promettait d’envoyer des galères fournies par Venise et exigeait la réintégration du patriarche Grégoire . Informé de ces démarches, Gennadios envoya au basileus un « Discours apologétique » dans lequel il déplorait le résultat de l’ambassade à Rome, « qui avait brouillé nos affaires ecclésiastiques » et provoqué un ultimatum du pape, offrait ses services pour disputer avec les légats des choses de la foi et ajoutait qu’il était prêt à indiquer au basileus ce qu’il faudrait faire pour sauver la ville, « mais je sais bien que cela ne sera pas », disait-il avec amertume . En même temps il se livrait à une propagande active pour faire échouer la mission des légats, comme le montre sa correspondance et, parlant devant Constantin au monastère du Pantocrator (15 octobre 1452), il déconseillait l’appel aux forces de l’Occident, soutenant que les orthodoxes devaient sauver la ville par leurs propres moyens .

Seule la passion antiromaine explique une pareille inconscience, car, sans les secours de l’Occident, il n’y avait d’autre solution que la capitulation ; mais la mission des légats du pape était d’avance vouée à l’insuccès.

Quelques jours après l’assemblée du Pantocrator, une galère génoise amenait le cardinal Isidore de Russie et Léonard, archevêque de Chio, avec 200 arbalétriers . Persistant dans son opposition, Gennadios afficha à la porte de son monastère une profession de foi (1er novembre). Le 15, convoqué au Palais, il remettait au clergé un exposé écrit (Ekthesis) des mesures qui, suivant lui, convenaient à la ville et à l’Église  et le 27 novembre, alors que les forces ottomanes bloquaient déjà Constantinople, il adressait « à tous les citoyens nobles de la ville, à tous les hiéromoines et séculiers » une Encyclique dans laquelle il se plaignait des calomnies répandues contre lui et justifiait toute sa conduite .

Ce fut dans ces circonstances tragiques que l’Union de Florence fut proclamée à Sainte-Sophie, le 12 décembre 1452, en présence de Constantin XI, ainsi que du légat Isidore et du patriarche Grégoire qui officièrent en commun, assistés de 300 prêtres . La rage des adversaires de l’Union ne connut plus de bornes : la Grande Église fut désertée comme si elle était devenue un repaire de démons, et des clercs fanatiques infligeaient les plus dures pénitences à ceux qui avaient reçu l’eucharistie des mains d’un prêtre unioniste ou les privaient même de la communion .

Les destins de Byzance s’accomplissaient : Varna avait été la faillite de la croisade ; la cérémonie de Sainte-Sophie fut celle de l’Union des Églises.

Mahomet II le Conquérant. — Pendant que les Grecs se disputaient ainsi aveuglément, l’orage s’amassait sur Constantinople. Le sultan Mourad II était mort près d’Andrinople le 2 février 1451 . Le premier acte de son héritier, Mahomet II, fut de faire étrangler un enfant encore à la mamelle, que son père avait eu d’une princesse de Sinope . Agé de 21 ans et ayant déjà l’expérience de la guerre et des affaires de l’État, le nouveau sultan était bien décidé à en finir avec Constantinople et, suivant Doukas, il était hanté nuit et jour par cette unique préoccupation . Cependant les circonstances l’obligèrent à différer l’accomplissement de ses desseins. Après avoir tenu sa cour à Andrinople, renouvelé ses traités avec ses vassaux chrétiens et signé une trêve de trois ans avec Jean Hunyade , il dut partir pour l’Asie Mineure, où le prince de Karamanie, Ibrahim, jamais résigné à sa défaite, avait profité de la mort de Mourad pour reprendre les armes et organiser une révolte avec les descendants des émirs de Kermian. L’expédition fut courte : à l’approche du sultan, Ibrahim se soumit et restitua les places qu’il avait prises : au mois de mai 1451 Mahomet avait regagné Andrinople et travaillait à son grand dessein . En passant à Brousse, il avait eu à réprimer l’indiscipline des janissaires et il en profita pour réformer leur organisation et en élargir les cadres, de manière à en faire une infanterie de premier ordre .

Il s’agissait d’abord pour le sultan d’isoler Constantinople et de lui enlever toute chance de secours, d’où une première offensive purement diplomatique et des traités avec les seuls auxiliaires possibles de Byzance : le 10 septembre 1451, traité avec Venise, mal disposée, on l’a vu, pour le basileus et qui ne songeait qu’à une guerre contre Gênes avec l’aide d’Alphonse de Naples  ; le 20 novembre suivant, traité plus important encore avec Jean Hunyade : le sultan promettait de n’élever aucune fortification nouvelle sur le Danube et de n’empêcher en rien les relations du prince de Valachie Vladislas avec la Hongrie . De là aussi, avant le commencement du siège, deux diversions militaires, l’une en Morée pour empêcher les despotes de secourir Constantinople (octobre 1452) , l’autre en Albanie occupée par les troupes d’Alphonse de Naples, dont les projets de croisade étaient menaçants (été de 1452-avril 1453). A vrai dire, cette expédition fut malheureuse et Scanderbeg remporta de nouvelles victoires sur les Turcs ; mais malgré la défaite de ses armées, Mahomet II avait atteint son but, qui était d’occuper Scanderbeg et d’empêcher toute diversion de sa part en faveur de Constantinople .

Il ne restait plus au sultan qu’à établir le blocus de la ville et s’assurer la maîtrise du Bosphore. A l’endroit le plus resserré du détroit , Mahomet il fit construire sur la rive européenne le château de Rouméli-Hissar, pourvu d’une artillerie puissante qui permettait de barrer entièrement la navigation : l’ouvrage fut achevé en quelques mois (mars-août 1452) au milieu de l’enthousiasme des Turcs . Le 28 août le sultan parut devant la ville avec une forte armée et examina sans être inquiété les fortifications terrestres . Quelques jours après, des janissaires massacrèrent des paysans de la banlieue qui voulaient les empêcher de détruire leurs moissons . C’était la rupture : Constantin fit fermer les portes de la ville et envoya une note pleine de dignité au sultan, qui répondit par une déclaration de guerre . Le 10 novembre des navires vénitiens chargés de blé, revenant de la mer Noire, furent coulés en face de Rouméli-Hissar . Le blocus de la ville était complet et lorsque, à la suite de cet incident, Venise rompit avec Mahomet et voulut envoyer des secours à Constantinople, il était déjà trop tard.

Le siège de Constantinople . — Abandonnée par tous les États d’Occident et par tous ses alliés, Constantinople se trouva en face de la plus forte organisation militaire de l’Europe du xve siècle. Les Turcs avaient sur les défenseurs de la ville la supériorité des effectifs, de la cohésion, de la discipline, de l’armement, de la tactique : leur méthode de guerre est déjà celle des temps modernes. Pourtant, en dépit de l’accumulation des circonstances défavorables à leurs défenseurs, discordes intestines, agitation religieuse, manque de ressources, de troupes et d’armes, les antiques murailles de l’enceinte de Théodose II résistèrent à l’ouragan qui s’abattit sur elles pendant plus de deux mois. Byzance se savait perdue, mais du moins elle sut bien mourir.

Jusqu’au dernier moment Constantin XI essaya d’obtenir des secours occidentaux, et le siège avait déjà commencé que ses ambassadeurs parcouraient encore l’Europe, mais ne recueillaient que de bonnes paroles, du roi de France , de l’empereur Frédéric III, qui écrivit à Mahomet II pour protester contre le barrage du Bosphore , du roi de Naples, qui essaya du moins de ravitailler Constantinople . Jean Hunyade avait demandé les deux ports de Selymbria et Mesembria pour prix de son alliance , mais il se borna à envoyer une ambassade au camp de Mahomet II pour le menacer d’une croisade, s’il continuait à assiéger Constantinople  ! Après la destruction des navires vénitiens dans le Bosphore (13 décembre) Constantin avait aussitôt envoyé des messagers à Venise, dont le Sénat décida de faire partir des navires et des troupes pour Constantinople, mais qui en délibérait encore le 15 mai 1453, quelques jours avant la prise de la ville  ! Le pape Nicolas V lui-même avait résolu d’envoyer une flotte à Constantinople, mais il s’arrêta à l’intention . Il est suffisamment démontré que les puissances d’Occident laissèrent les Turcs s’établir sur le Bosphore.

Constantinople fut donc réduite à ses propres moyens et aux quelques auxiliaires particuliers qu’elle put déterminer à la défendre, tels que les 200 soldats amenés par Léonard de Chio et le cardinal Isidore (novembre 1452). Après la proclamation de l’Union, le légat et le baile de Venise exhortèrent les capitaines de l’escadre vénitienne qui avait escorté les envoyés du pape à rester à Constantinople (33 décembre)  ; mais on eut beaucoup de mal à vaincre les résistances de leur amiral, Gabriel Trevisano, et bien qu’on eût mis l’embargo sur tous les navires présents dans le port (26 janvier 1453) , plusieurs galères vénitiennes parvinrent à s’échapper (février-mars) . Le 28 janvier arriva un auxiliaire de marque, le Génois Jean Giustiniani, ancien podestat de Caffa, avec deux navires et 700 hommes : l’empereur lui fit le plus chaleureux accueil et le chargea de diriger la défense de la ville . Les habitants de Péra, officiellement en paix avec le sultan, ne voulurent pas rompre leur traité, sous le fallacieux prétexte qu’ils pourraient secrètement faire passer des secours à Constantinople : tel n’était pas l’avis de leur compatriote Léonard de Chio .

Ainsi, au lieu de l’armée et de la flotte de guerre qu’il eût fallu pour défendre une enceinte aussi étendue que celle de Constantinople, le basileus ne disposait que d’effectifs misérables et disparates dont la bravoure ne rachetait pas l’infériorité numérique. Phrantzès, chargé par Constantin de dresser l’état des troupes, évalue les combattants à 4 973 hommes, y compris les moines et les volontaires, auxquels s’ajoutaient 2 000 à 3 000 étrangers . L’armement de ces troupes était insuffisant : la plupart des Grecs combattaient à l’arme blanche et l’artillerie était médiocre ; elle consistait en petits canons de fer dont le tir ébranlait les remparts . La défense navale disposait de 7 à 8 navires de guerre, rangés contre la chaîne qui barrait l’entrée de la Corne d’Or et que l’empereur fit tendre le 2 avril . Les munitions étaient de mauvaise qualité et distribuées avec parcimonie . Les ressources financières enfin manquaient cruellement : les demandes d’argent se heurtaient au mauvais vouloir des habitants et l’empereur dut faire monnayer des trésors d’églises pour payer les troupes .

Entre cette poignée de braves et la masse des assiégeants la disproportion était effrayante. Le sultan avait mobilisé tous les contingents dus par ses vassaux, musulmans ou chrétiens, dont un corps de cavaliers serbes envoyés par Brankovič . L’estimation de ces forces varie suivant les chroniqueurs et paraît exagérée. Sur les 160 000  à 200 000 hommes qui remplissaient le camp turc, il pouvait y avoir environ 60 000 combattants, dont beaucoup de bachibouzoucks ou irréguliers : le reste était composé d’imans, de derviches qui soutenaient le moral de l’armée, et de mercantis attirés par l’espoir du butin . Les corps d’élite étaient formés des contingents d’Anatolie et surtout des 10 000 janissaires, infanterie incomparable, récemment réorganisée par Mahomet II, remarquable par son enthousiasme religieux, son esprit de corps, sa discipline, son ordre impeccable, sa mobilité et ses qualités manœuvrières. Les étrangers étaient impressionnés par ces belles troupes, qui gardaient le silence dans les rangs, et disaient que 10 000 Turcs faisaient moins de bruit que 100 chrétiens .

Dans cette armée l’artillerie tenait une place importante et les Turcs lui durent leur victoire. Jamais encore elle n’avait été employée en si grande masse. Ce qui était nouveau, c’était la puissance des pièces de siège destinées à démolir les murailles. A cause de leur poids, on était obligé de fabriquer à la place même qu’elles devaient occuper les énormes bombardes calées au moyen de grosses pierres. L’effet matériel et moral de leurs gigantesques boulets de pierre, que l’on pouvait lancer pardessus les murs, était irrésistible. Phrantzès compte 14 batteries comprenant chacune 4 gros canons . Trois de ces pièces étaient remarquables par leurs dimensions insolites, mais la plus célèbre était le canon géant fabriqué à Andrinople par l’ingénieur hongrois Orban, transfuge de Constantinople passé au service des Turcs. Le diamètre de cette pièce colossale mesurait 99 centimètres et elle lançait des boulets d’une circonférence de 1,86 m. Il fallut deux mois pour la transporter à Constantinople avec un attelage de 60 bœufs .

Enfin Mahomet II disposait de la flotte la plus importante que la marine ottomane eût possédée jusque-là. Concentrée à Gallipoli et commandée par le renégat bulgare Baltoglou, elle vint mouiller sans difficulté à l’entrée du Bosphore, au pied de la colline de Péra, sur laquelle fut établi un poste d’observation. A côté de ses 15 galères armées, suffisantes pour écraser la flottille chrétienne, elle avait des navires disparates et de valeur inégale .

Telles furent les conditions dans lesquelles se déroula le trentième et dernier siège de Constantinople, qui succomba après trois assauts, précédés de bombardements intenses.

Dès le mois de février 1453 les quelques places encore occupées par les Grecs, qui défendaient les approches de la ville, furent prises par les Turcs qui ravagèrent cruellement la banlieue et emmenèrent de nombreux habitants en captivité . L’investissement de la ville eut lieu entre le 2 et le 6 avril, et les forces ottomanes prirent position en face des murs terrestres depuis le quartier des Blachernes jusqu’à la Propontide . Constantin XI de son côté répartit les troupes dont il disposait en 14 secteurs autour des remparts : Jean Giustiniani avec 400 chevaliers occupait la porte Saint-Romain, la plus exposée aux attaques des Turcs . Une tentative de sortie pour gêner les préparatifs des Turcs eut un insuccès complet et ne fut pas renouvelée .

Les lignes turques s’étant rapprochées, successivement, à 2 kilomètres, puis à 1200 mètres de la ville , un premier bombardement commença le 11 avril et dura 8 jours. Le canon géant, d’abord placé à la porte Caligaria en face des Blachernes, fut transporté devant la porte Saint-Romain dont un de ses boulets détruisit une tour, mais après quelques jours il fit explosion et tua son constructeur . En même temps, les Turcs cherchaient à combler le fossé avec des fascines, les défenseurs s’efforçaient de réparer les brèches des avant-murs ; et pour hâter l’écroulement des tours le sultan faisait creuser des mines, auxquelles répondaient les contre-mines des assiégés qui repoussaient leurs ennemis en les inondant de feu grégeois . Le 18 avril Mahomet II, jugeant les brèches suffisantes, ordonna un assaut nocturne, mais les fantassins turcs qui tentaient de traverser le fossé durent reculer devant le feu grégeois que leur lançaient les défenseurs du haut des remparts, tandis que la brèche de la porte Saint-Romain était défendue victorieusement par Giustiniani et ses chevaliers .

Malgré la continuation du bombardement, dont les défenseurs réparaient aussitôt les dommages, la lutte se transporta sur mer. Avant le 20 avril les Turcs s’étaient emparés des postes avancés de Constantinople sur le Bosphore et dans les îles des Princes . Ces opérations terminées, ils se proposèrent de forcer l’entrée de la Corne d’Or et la flotte ottomane, renforcée par l’arrivée de nombreuses unités , attaqua la chaîne le 19 avril, mais après un vif combat d’artillerie elle fut victorieu

mégaduc Lukas Notaras . Le lendemain on vit arriver de la Propontide trois galères génoises et un transport grec chargés de soldats et de vivres ; Mahomet II ordonna à Baltoglou de s’en emparer ou de les couler, et lui-même assista au combat acharné qui se livra entre la Pointe du Sérail et la Corne d’Or : grâce à la supériorité de leur tir, les navires génois traversèrent la flotte ottomane sans dommage et pénétrèrent dans le port à la grande colère du sultan qui roua de coups de sa masse d’armes son amiral .

Cette nouvelle victoire surexcita le courage des défenseurs, mais Mahomet, tenace dans ses desseins et jamais résigné

sement défendue par le à l’insuccès, imagina de transporter par terre ses navires dans la Corne d’Or en les faisant traîner jusqu’au faîte de la colline de Péra, pour les lancer ensuite dans le port et prendre à revers la flotte chrétienne qui gardait la chaîne . Cette opération difficile fut exécutée avec une promptitude extraordinaire dans la nuit du 22 au 23 avril : 70 vaisseaux, qui ne mesuraient pas plus de 17 à 20 mètres de long, furent halés par des attelages de buffles et un nombre considérable de travailleurs, de la rive actuelle de Top-Hané jusqu’à Péra, sur une longueur d’un kilomètre 333 environ, à 41 mètres d’altitude, puis lancés dans la Corne d’Or .

La réussite de cette manœuvre inattendue produisit certainement un effet moral sur la population, qui fut consternée , et obligea une partie des combattants à s’immobiliser le long des murs maritimes de la Corne d’Or. Par contre elle n’eut pas le résultat décisif qu’escomptait le sultan : une fois dans le port, les navires turcs y furent littéralement prisonniers sans pouvoir forcer la chaîne et exposés aux attaques des navires chrétiens, auxquels ils ne pouvaient résister à cause de leur faible tonnage . Dans la nuit du 28 avril le commandant d’une galère vénitienne de Trébizonde, Jacopo Cocco, fit une tentative pour incendier la flotte turque, et il aurait pu réussir sans la trahison des Génois de Galata qui, mis au courant du projet, le révélèrent à Mahomet II : les navires incendiaires furent coulés par les canons mis en batterie sur le rivage . En représailles le sultan imagina un canon à tir plongeant qui, des hauteurs de Péra, commença à bombarder les navires qui gardaient la chaîne et en coula plusieurs .

Pendant cette guerre navale le bombardement des murailles terrestres se poursuivait et la résistance des assiégés s’affaiblissait ; des querelles accompagnées de rixes partageaient les Génois et les Vénitiens . Le 23 avril Constantin XI, sentant la défense à bout de force, avait offert la paix au sultan moyennant le paiement d’un tribut, mais Mahomet avait répondu : « Je prendrai la ville, ou elle me prendra mort ou vif . »

Résolu à brusquer le dénouement, qui lui paraissait proche, Mahomet Il ne laissa plus aucun répit aux assiégés. Sans engager à fond toutes ses forces, il essaya de pénétrer dans la ville par les brèches ouvertes par ses canons dans les murs terrestres, mais les deux assauts qui se succédèrent le 7 et le 12 mai, entre la porte de Caligaria et celle d’Andrinople, furent repoussés par les assiégés, l’empereur en tête, avec un magnifique héroïsme .

A partir du 14 mai le bombardement reprit avec plus d’intensité et, grâce au pont qu’il avait établi au fond de la Corne d’Or , le sultan put faire transporter les canons de la colline de Péra devant les murs terrestres , et tout l’effort de l’attaque fut concentré sur la porte Saint-Romain regardée comme le point le plus faible de la défense . Simultanément le 16 mai une attaque de la flotte turque fut dirigée contre la chaîne et repoussée par Trevisano, tandis qu’une tentative, déjouée par le mégaduc Notaras, était faite pour miner la porte Caligaria . Le 18 le sultan faisait tenter l’escalade des murs au moyen d’une gigantesque tour roulante, une hélépole des anciens temps, qui dominait les fortifications et à laquelle les Turcs essayèrent de faire franchir le fossé, mais après un combat acharné qui dura 24 heures ce monstrueux ouvrage fut incendié  Le 21 une nouvelle tentative fut faite pour forcer la chaîne, mais elle demeura inébranlable jusqu’au bout . En même temps du côté des murs terrestres commençait une nouvelle guerre de mines, qui visait surtout le palais des Blachernes : 14 tentatives furent repoussées, dont 4 entre le 21 et le 25 mai .

A cette date, après 40 jours de bombardement, trois grandes brèches avaient été ouvertes dans les murs terrestres, trois chemins pour pénétrer dans la ville, disait le sultan  : entre Tekfour-Seraï et la porte d’Andrinople, à la porte Caligaria ; dans le val du Lykos, à la porte Saint-Romain ; à la troisième porte militaire, au nord-est de la porte de Selymbria les assiégés passaient leur temps à réparer ces brèches par des moyens de fortune, en entassant des matériaux et en élevant des palissades garnies de sacs de terre ou de coton . Le moment était venu de donner l’assaut général, mais le découragement gagnait l’armée turque, qui ne s’attendait pas à un siège si long et si pénible, et le bruit courait qu’une formidable croisade s’organisait en Occident . C’est ce qui explique qu’avant de donner l’assaut, Mahomet ait essayé de se faire livrer la ville par une capitulation en offrant à Constantin XI, s’il en sortait, la souveraineté de la Morée sous la suzeraineté ottomane, et menaçant en cas de refus de massacrer les habitants ou de les réduire en esclavage. A cet ultimatum l’empereur répondit que lui et les habitants étaient prêts à sacrifier leur vie plutôt que de rendre la ville .

Cette réponse est d’autant plus belle que la situation des assiégés était loin d’être rassurante. A mesure que les Turcs recevaient de nouvelles forces d’Asie, celles des Grecs s’affaiblissaient chaque jour. Le basileus et les chefs courageux qui l’assistaient avaient peine à maintenir la discipline parmi les troupes et il fallait organiser des rondes de nuit pour empêcher les désertions. L’état moral de la population empirait ; l’empereur et les chefs étaient injuriés ouvertement et les émeutes n’étaient pas rares. La disette qui se fit sentir dès le 2 mai augmentait le mécontentement. La discorde régnait entre les chefs, particulièrement entre Grecs et Latins : Constantin XI eut du mal à apaiser une altercation entre Giustiniani et Notaras et dut les forcer à se réconcilier . Le 3 mai on avait réussi à envoyer un navire dans l’Archipel au-devant de la flotte de secours que Venise avait promise : ce navire revint sans nouvelles le 23 mai, le jour même où Mahomet II envoyait son ultimatum. Comme des naufragés qui voient s’évanouir leur dernier espoir, les chefs de la défense comprirent que tout était perdu et qu’il ne restait plus qu’à mourir .

L’assaut final. — Ce fut le 26 mai qu’après avoir tenu un conseil de guerre, dont les délibérations furent longues et où chacun des chefs de corps dut émettre son opinion, que Mahomet II décida l’assaut général . Le 27 il inspecta ses troupes, assigna à chacun son poste, promit à ses soldats que tous les trésors de Constantinople leur appartiendraient et qu’il ne s’en réservait que les murailles. Il prit ensuite ses dispositions d’attaque et ordonna que l’assaut des murs aurait lieu par vagues successives, de manière à être ininterrompu et mené par des troupes toujours fraîches . La nuit venue, de grands feux de bivouac furent allumés, tandis que tous les navires qui bloquaient Constantinople étaient illuminés et que les Turcs, sonnant de la trompette et s’accompagnant des instruments les plus bruyants, poussaient d’immenses clameurs, au grand effroi des assiégés .

A Constantinople, Giustiniani faisait réparer tant bien que mal les énormes brèches. La journée du 28 mai fut particulièrement émouvante. Constantin XI ordonna de grandes processions avec litanies solennelles les icônes les plus vénérées furent portées sur les remparts et jusqu’au milieu des brèches, et Phrantzès prête au basileus un discours qui nous semble aujourd’hui verbeux et sent l’école de rhétorique, mais que le goût qui régnait alors ne rend pas invraisemblable . Puis Constantin XI gagna Sainte-Sophie, désertée depuis la proclamation de l’Union, et, après le basileus, tous les grands dignitaires, tous les chefs, quelle que fût leur nationalité, reçurent l’eucharistie après s’être embrassés et s’être pardonné leurs péchés ; tous ensuite retournèrent aux remparts , et derrière eux on verrouillait les portes des tours qui ouvraient sur la ville afin d’empêcher toute possibilité de fuite .

L’assaut commença dans la nuit du 28 au 29 mai à une heure trente du matin environ  et porta à la fois sur les trois côtés du triangle que forme la ville, mais ne fut vraiment intense qu’en face des murs terrestres entre Tekfour-Séraï et la porte Saint-Romain. La première vague, composée d’irréguliers, de bachibouzoucks, la plupart chrétiens, s’avança lentement, portant des échelles, et essaya de franchir le fossé : accablée de projectiles, elle recula après deux heures de combat . La deuxième vague lui succéda  ; elle consistait en contingents d’Anatolie, disciplinés et bien armés ; ils attaquèrent la brèche et commencèrent l’escalade, mais furent repoussés à leur tour. Ce fut en vain qu’on les ramena au combat après que le gros canon eut tiré contre la brèche . Alors Mahomet II exaspéré fit donner sa réserve. Le jour se levait . Les défenseurs étaient épuisés quand les janissaires, en poussant des cris terribles, s’élancèrent contre la brèche, tandis que les cloches et les simandres retentissaient dans toute la ville et que l’attaque se concentrait autour de la porte Saint-Romain .

Ce fut à ce moment que Giustiniani reçut une blessure au sternum et se retira du combat, qui continua, toujours plus furieux, après son départ . Les assiégés tenaient toujours, lorsque tout à coup ils virent l’étendard du sultan flotter dans la ville. Les Turcs avaient pu y pénétrer par la Cercoporta, une poterne située non loin de la porte d’Andrinople, à l’endroit où le mur théodosien se soude à l’enceinte d’Héraclius . Les défenseurs de la porte Saint-Romain, l’empereur en tête, continuèrent à se battre, mais, attaqués par-derrière, ils furent littéralement submergés par le flot des Turcs, et la brèche fut forcée au moment précis où le soleil se levait . Ce fut alors que Constantin XI, suivi de deux ou trois fidèles, s’élança dans la mêlée, en frappant d’estoc et de taille, et y trouva la mort glorieuse qui convenait au dernier empereur de Byzance .

Le sacrifice était consommé : les Turcs entraient de tous côtés à Constantinople, en massacrant sans distinction de sexe ni d’âge tous les habitants qu’ils rencontraient ; puis, cette première fureur calmée, ils organisèrent le pillage méthodique des maisons, des palais, des monastères . Le peuple affolé se précipita à Sainte-Sophie où, d’après les récits et les prédictions qui avaient couru pendant le siège, devait se produire un miracle, mais les Turcs, brisant les portes à coups de hache, y pénétrèrent à leur tour, mirent l’église à sac et réduisirent en esclavage tous ceux qui leur tombaient sous la main . Lorsque toute résistance eut cessé, Mahomet Il fit son entrée dans la ville et se dirigea droit vers la Grande Église : là, montant à l’ambon, accompagné d’un imam, il récita la prière, puis, pénétrant dans le sanctuaire, il monta sur l’autel et le foula aux pieds . Ces deux gestes symboliques clôturaient une histoire plus que millénaire et devenaient le point de départ d’une ère nouvelle.

La fin de l’indépendance hellénique. — Avec la reddition de Galata s’acheva la conquête de Constantinople. Mahomet II renouvela les privilèges accordés aux Génois par les empereurs, mais il fit détruire les fortifications et combler les fossés de leur ville .

L’État byzantin n’existait plus, mais deux centres helléniques jouissaient encore, l’un, le despotat de Morée, de l’autonomie, l’autre, l’État de Trébizonde, de l’indépendance complète ; ils survécurent encore quelques années à la chute de Byzance, mais il était évident que le sultan ne pouvait tolérer dans son empire ces enclaves susceptibles de devenir le refuge de la nation hellénique, et par leurs maladresses et leurs discordes leurs chefs ne firent que hâter le dénouement inévitable.

Les deux despotes de Morée, Thomas et Démétrius, tout entiers à leurs querelles, ne firent pas le moindre effort pour secourir Constantinople et, après la catastrophe, leur premier souci fut de préparer leur fuite pour l’Italie ; puis, Mahomet Il leur ayant offert de traiter avec eux, ils acceptèrent de devenir ses vassaux . Le sultan était au courant de l’anarchie qui régnait en Morée et qui allait lui fournir des raisons d’y intervenir. En octobre 1454 il y envoya l’armée de Tourakhan, sous prétexte de défendre les despotes contre une insurrection des immigrés albanais, appuyée sous main par Venise . Après la victoire de Tourakhan, il accueillit la pétition des archontes révoltés contre les despotes, demandant à relever directement du sultan . En 1456 le tribut annuel que devaient lui payer les despotes était en retard de trois ans par suite des difficultés que rencontrait la levée des impôts. Mahomet Il en profita pour envahir la Morée et attaquer ses forteresses dont plusieurs résistèrent héroïquement (mai 1458). La prise de Corinthe, après 4 mois de siège, obligea les despotes à se mettre à la discrétion du sultan, qui les força à lui abandonner le tiers de leurs possessions, dont Corinthe et Patras qui furent occupées par des garnisons ottomanes, et à envoyer dans son harem Hélène, fille de Démétrius (septembre-octobre 1458) .

Cette solution ne devait être que provisoire. Enthousiasmé par les nouvelles victoires de Scanderbeg  et les préparatifs de la croisade organisée par Pie II , Thomas se révolta contre le sultan (début de 1459), mais au lieu de chercher à entraîner Démétrius dans sa révolte, il commit la faute d’attaquer ses possessions. Cette guerre fratricide ne pouvait que favoriser les plans du sultan , que Démétrius appela à son secours. Résolu à en finir et craignant de voir ce pays tomber aux mains d’un prince franc, Mahomet Il reparut en Morée à la tête d’une forte armée et mit les plaideurs d’accord en leur prenant tout ce qu’ils possédaient. Le 30 mai 1460 Démétrius dut livrer au sultan la forteresse et la ville de Mistra, métropole de la Morée byzantine, ainsi que toutes les places qu’il tenait encore, et fut envoyé lui-même à Constantinople. Quant à Thomas, il résista encore quelque temps en Messénie, puis alla s’embarquer pour Corfou où il arriva le 28 juillet et alla finir ses jours en Italie. Se considérant comme souverain de la Morée, Mahomet II traita en rebelles les gouverneurs des places qui résistaient encore et leur fit subir les supplices les plus cruels .

En 1461 la Morée entière était soumise et transformée en un pachalik turc. Une seule ville, la république autonome de Monemvasia, parvint à conserver son indépendance, grâce à la puissance de ses fortifications et de sa marine, ainsi qu’à la bravoure de son gouverneur, Manuel Paléologue. Sommés de se rendre en 1460, les habitants opposèrent un refus formel et Mahomet Il s’abstint de les attaquer. Après la fuite de Thomas, Monemvasia se plaça sous la protection du pape Pie II, puis, après l’échec de la croisade, elle se donna à Venise qui la conserva jusqu’en 1540 .

Un an après la Morée byzantine, l’État de Trébizonde disparaissait à son tour. Enclavé entre le monde hellénique, les pays du Caucase et les États musulmans d’Anatolie, il avait joui pendant les deux siècles de son histoire d’une remarquable prospérité économique, grâce à la situation de Trébizonde, marché d’échanges entre les routes de caravanes d’Asie centrale et les voies maritimes qui avaient fait de cette cité la métropole d’une thalassocratie, siège d’une culture originale faite d’hellénisme et d’apports asiatiques. Cet État eût pu devenir le centre d’un puissant empire, mais, comme Byzance, il avait été troublé par les querelles de succession, par les luttes entre le pouvoir central et les archontes, divisés eux-mêmes en une caste indigène et une noblesse immigrée de Constantinople ; pas plus que Byzance il n’avait échappé à la mainmise des colonies italiennes sur son commerce. Les Génois y occupaient depuis le xiiie siècle une situation prépondérante, mais à plusieurs reprises Trébizonde avait été, à son grand dommage, le théâtre de leurs luttes avec les Vénitiens.

Après avoir échappé à la domination mongole, l’État de Trébizonde fut menacé par la puissance ottomane. Les premiers contacts remontent au règne de Jean IV (Kalojoannès) (1429-1458) qui défendit victorieusement sa capitale contre une armée ottomane envoyée par Mourad II (1430) . Après la prise de Constantinople, Trébizonde accueillit de nombreux réfugiés grecs, au grand mécontentement de Mahomet qui dirigea contre elle une expédition. En 1454 Khitir-beg, gouverneur d’Amasée, pénétra facilement dans la ville, ravagée par la peste, et fit des milliers de captifs. Kalojoannès dut signer un traité par lequel il se reconnaissait le vassal du sultan et lui payait un tribut de 3 000 livres d’or .

Déconsidéré parmi ses sujets à la suite de ce traité honteux, Kalojoannès, désireux de prendre sa revanche, s’allia au sultan turcoman du Mouton-Blanc, Ouzoun-Hassan, qui résidait à Tauris et dont les possessions s’étendaient jusqu’à Diarbékir, et lui donna sa fille Théodora en mariage . D’autres dynastes turcs, dont le sultan de Karamanie, adhérèrent à cette ligue, mais chacun se reposa sur les autres du soin de prendre l’initiative de l’attaque . Kalojoannès mourut sans avoir rien fait (1458), laissant un fils âgé de 4 ans, Alexis V, mais avec l’assentiment de tous, le frère du défunt, David, s’empara du trône . Il renouvela le traité d’alliance avec Ouzoun-Hassan et envoya des messages en Occident, au pape Pie II, à Philippe le Bon pour solliciter la formation d’une croisade , mais il n’y eut aucune entente suffisante entre David et ses alliés.

Cette imprévoyance devait lui être fatale. Poussé par Théodora Comnène, Ouzoun-Hassan prit le premier l’offensive en envoyant un ultimatum à Mahomet II, le sommant de renoncer au tribut payé par Trébizonde et, se considérant comme successeur de Tamerlan, lui réclamant celui que Bajazet s’était engagé à payer aux Tartares . Mahomet II, qui venait de soumettre la Morée, rassembla aussitôt une armée et une flotte (1461) s’empara de Sinope, dont l’émir Ismaël était l’allié de David (printemps) , et, franchissant le Taurus, arriva en 17 jours devant Diarbékir, capitale d’Ouzoun-Hassan. Celui-ci, pris au dépourvu et, malgré ses rodomontades, incapable de soutenir l’assaut des Turcs, n’eut d’autre ressource que d’implorer la paix et de s’engager à ne porter aucun secours à Trébizonde .

Abandonné ainsi de tous ses alliés, David se trouva réduit à ses propres forces devant l’attaque de Trébizonde par terre et par mer qui suivit la défection d’Ouzoun-Hassan. Cependant la ville n’était pas sans défense : ses murailles, restaurées par Kalojoannès, étaient garnies d’une forte artillerie ; les habitants essayèrent d’empêcher le débarquement des équipages de la flotte turque, mais furent repoussés et, abandonnant les faubourgs, s’enfermèrent dans leur enceinte et soutinrent un siège qui dura 28 jours  ; mais l’arrivée de l’avant-garde de l’armée de Mahomet II, commandée par Mahmoud, suivie bientôt de celle du sultan, rendit leur situation désespérée. Mahomet envoya à David un ultimatum et son secrétaire Thomas Katabolkios, Grec rallié aux Turcs, dont les discours persuasifs décidèrent « le dernier basileus » à capituler. Le 15 août 1461 David remit au sultan les clefs de la ville et, pendant que les janissaires occupaient l’Acropole, se laissa embarquer pour Constantinople avec sa famille .

Cependant il n’était pas encore au bout de son destin. L’épouse d’Ouzoun-Hassan, Théodora Comnène, ne rêvait que revanche. En 1467 Mahomet II eut communication par un traître d’une lettre de cette princesse qui demandait à David, interné près de Serrès, d’envoyer à Diarbékir un de ses fils ou le jeune Alexis V, qui serait rétabli par la force sur le trône de Trébizonde. Dans sa fureur, le sultan fit amener à Constantinople David et ses fils, au nombre de sept, et leur donna à choisir entre l’islam ou la mort ; puis, comme ils refusaient d’abjurer le christianisme, il leur fit trancher la tête l’un après l’autre . Par l’héroïsme avec lequel il accepta son martyre, le dernier basileus de Trébizonde se montra digne du dernier basileus de Constantinople.

 

FINIS

 

 

 

Louis Brehier. Le monde byzantin :Vie et mort de Byzance