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HISTOIRE DES PERSECUTIONS |
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HISTOIRE DES PERSÉCUTIONS PENDANT LES DEUX PREMIERS SIÈCLES
CHAPITRE VILA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
I. — La
superstition sous Marc-Aurèle. — Le martyre de sainte Félicité.
Les dix-neuf années du règne de Marc-Aurèle sont les plus
troublées et les plus cruelles que l’Église ait encore traversées. Les
violentes mais rapides tempêtes qui l’assaillirent sous Néron et Domitien, les
fréquents assauts qu’elle subit sous Trajan, Hadrien et Antonin, firent couler
le sang chrétien avec moins d’abondance que le gouvernement du doux et
méditatif auteur des Pensées.
On l’a dit avec raison : en Marc-Aurèle finit le monde
antique. La société ne sera plus, après lui, ce qu’elle avait été au premier
et au deuxième siècle. L’Empire romain va changer de forme et de principe. Plus
de pouvoir héréditaire comme sous les Césars et les Flaviens, ou adoptif comme
à l’époque des Antonins. Désormais le pouvoir ira au hasard, à qui saura
l’acheter ou le prendre. Des hommes nouveaux, bas intrigants ou aventuriers
énergiques, accourront de tous les points de l’Empire, et porteront tour à tour
sur le trône les rudes mœurs ou les habitudes efféminées de leurs provinces.
La religion elle-même s’amollira : sa dureté romaine se fondra au soleil
d’Orient, au contact des cultes corrompus qui se feront. chaque jour une place
plus grande dans le vieux panthéon d’Auguste. La philosophie, maîtresse de
toutes les idées à l’époque antonine, verra peu à peu les intelligences lui
échapper : il y aura encore des illuminés, de faux mystiques; il n’y aura plus
guère de philosophes. Seul le droit romain conservera l’empreinte et perpétuera
l’esprit du stoïcisme; mais, à la faveur de ce droit, l’Église chrétienne,
grandissant chaque jour au sein de la décadence universelle, trouvera les
moyens de traiter avec l’État, et de l’obliger à reconnaître son existence. Dès
lors, les rapports entre elle et l’Empire seront changés : tolérance légale ou
guerre déclarée, elle passera tour à tour par ces alternatives ; mais les
rescrits de Trajan, d’Hadrien, d’Antonin et de Marc-Aurèle ne seront plus
suspendus au-dessus de sa tête comme des épées toujours en mouvement.
Assurément personne, pendant la seconde moitié ou même le
dernier quart du deuxième siècle, ne prévoyait la transformation qui était à la
veille de s’opérer aussi bien dans la manière d’être de la société et de l’État
que dans leurs relations avec l’Église. Cependant en voyant, sous Marc-Aurèle,
le combat engagé de toutes parts contre les chrétiens, il semble qu’on assiste
à quelque effort suprême. La société antique, près de s’évanouir, ou du moins
de s’altérer dans ses caractères essentiels, se soulève, par une sorte
d’instinct de conservation, contre des ennemis jadis méprisés, dont elle sent
aujourd’hui la force, et qu’elle ne voudrait pas laisser debout. Tout siècle
est saisi d’une vague et mystérieuse appréhension au moment de disparaître : on
croirait que le deuxième siècle, se sentant près de sa fin, essaye d’entraîner
avec lui le christianisme dans le néant, sans lui permettre de voir l’aurore du
siècle suivant. Il se sert de toutes ses armes pour l’accabler. La
recrudescence de lutte est évidente. Les chrétiens sont obligés de se défendre
à là fois contre chacune des forces qui, jusqu’à ce
jour, les avaient successivement attaqués. La superstition, surexcitée par les
malheurs publics, est à son comble, elle emporte tout, empereur et peuple ; naturellement,
c’est parmi les chrétiens qu’elle va chercher des victimes expiatoires. La
haine intellectuelle, la jalousie philosophique, éveillée depuis le moment où
le christianisme a osé parler en public et, par la voix de ses apologistes,
revendiquer un rang parmi les doctrines, n’hésite plus à dénoncer, à son tour,
ces importuns compétiteurs dans la direction des esprits. Les calomnies
populaires, vingt fois réfutées, toujours renaissantes, continuent pendant ce
temps à s’acharner contre les fidèles ; plus que jamais on les traîne devant
les magistrats comme renouvelant, dans leurs assemblées secrètes, le festin de
Thyeste et l’inceste d’Œdipe. Enfin l’autorité impériale se prononce de nouveau
contre eux, par un rescrit de Marc-Aurèle confirmant les règles juridiques
posées par ses prédécesseurs, et déclarant une fois de plus le christianisme
illicite, quelle que soit l’innocence de ceux qui le professent.
Un des traits les plus singuliers de cette époque, c’est
le mélange de scepticisme et de crédulité, de philosophie et de superstition,
qui s’y rencontre à chaque instant. Les philosophes sont maîtres du pouvoir,
des places, des gouvernements, disposent de toutes les influences, dirigent
l’esprit public. Allez à Rome, interrogez les fastes consulaires: un
philosophe ou un rhéteur tient les faisceaux. Parcourez les provinces : il est
peu de proconsuls, de légats ou de préfets qui n’aient, à un certain jour,
professé la philosophie ou enseigné la rhétorique. Le bon Marc-Aurèle se
félicite naïvement d’avoir donné aux excellents maîtres chargés de former sa
jeunesse les satisfactions et les récompenses qu’ils ont désirées ; il reste
leur disciple sur le trône : s’il pense d’après lui-même, il écrit d’après eux
; comme on l’a finement remarqué, son style grec, bien que correct, a quelque
chose d’artificiel qui sent le thème: lui aussi rend hommage par sa vie
entière, par toutes ses habitudes intellectuelles ; au règne universel de la
philosophie : il en demeure le sujet soumis et l’écolier modèle. Sur certains
points, cette domination des penseurs et des parleurs, que l’on voit se
préparer pendant la première moitié du siècle et s’établir souverainement
pendant la seconde, fut un bienfait pour l’Empire : le droit romain, qui dès le
commencement des Antonins n’a cessé de se modifier dans le sens de l’équité, de
la prépondérance de l’esprit sur la lettre, se laisse chaque jour davantage
pénétrer par un souffle doux et humain ; les faibles, tels que l’enfant, la
femme, l’esclave, sont mieux protégés : sans doute le vieil et rigide édifice
juridique, trop souvent semblable à une prison, n’est pas reconstruit sur un
plan nouveau, et d’innombrables captifs continueront longtemps encore à y
gémir, mais de place en place on y perce des fenêtres, afin d’y introduire un peu
d’air et de jour. A force d’agiter, même superficiellement, des idées
généreuses, de répandre du haut des chaires des paroles libérales, les
philosophes et les rhéteurs, peut-être sans le chercher bien sérieusement, ont
créé une atmosphère douce, tiède, un peu molle, où la jurisprudence elle-même
s’est attendrie. Quand on lit les lettres de Marc-Aurèle, de Faustine, de
Verus, du précepteur Fronton, on se croirait transporté dans notre dix-huitième
siècle : c’est le même parfum d’idylle ; il y a là-dedans du Berquin et du
Florian, de même que, dans les statues de cette époque, — par exemple dans
certains bas-reliefs de l’arc de triomphe de Marc-Aurèle, — tout le monde a
l’air bon, sensible, empereur, soldats, barbares, jusqu’aux chevaux : c’est du
Greuze en sculpture. Cette détente un peu artificielle de l’esprit romain
profita naturellement à l’humanité : à cet égard elle fut bienfaisante. Mais,
en débilitant peu à peu tous les ressorts, en amollissant toutes les fibres,
elle laissa les âmes, que la philosophie avait teintes à la surface sans les
pénétrer jusqu’au fond, exposées à recevoir les impressions les plus fugitives,
celles même de la peur et de la superstition. A aucune époque la superstition
n’est plus répandue et plus puissante. L’Orient est plein de chimères, les
religions les plus étranges naissent dans les provinces, se répandent avec une
facilité inouïe, et débordent jusque dans Rome. Des causes extérieures viennent
activer cette contagion de l’absurde, à laquelle toute la philosophie semée depuis
un siècle dans le monde est impuissante à faire obstacle.
Antonin mourant parlait dans son délire de rois étrangers
qui menaçaient la république. En effet, à peine Marc-Aurèle a-t-il revêtu la
pourpre et s’est-il adjoint lé débauché Verus comme collègue, que les Barbares
se lèvent de tous côtés, encouragés par la mollesse du soldat romain démoralisé
pendant une longue paix, et qu’Antonin n’avait pas su tenir en haleine comme
fit Hadrien. Presque toutes les barrières de l’Empire sont renversées. C’est une
insurrection ou une invasion universelle. Dans la péninsule Ibérique, les
Maures entrent et les Lusitaniens se révoltent. En Bretagne, les Pictes
s’agitent, les légions elles-mêmes paraissent peu fidèles. Il y a des séditions
en Gaule. La Germanie romaine est envahie par les Cattes.
L’Orient surtout est en feu ; les Parthes s’avancent en Arménie, attaquent les
armées romaines, chassent un roi vassal de l’Empire : un gouverneur se tue de
désespoir, un autre est vaincu. Au moment où l’écho de ces menaces et de ces
échecs arrive à Rome, d’épouvantables fléaux s’abattent sur elle : le Tibre
sort de son lit ; à la suite de l’inondation qui a détruit moissons et
bestiaux, la ville éternelle est en proie à la famine. Guerres, insurrections,
révoltes, inondation, disette, remplissent de trouble et de souffrance les deux
premières années de Marc-Aurèle (161 et 162), en attendant que la peste, quatre
ans plus tard, traverse l’Empire dans toute sa longueur, dévastant tout sur son
passage, pour éclater à Rome en même temps qu’une nouvelle famine.
Dans de tels moments, quel était le premier mouvement du
peuple ? Chercher des victimes capables de désarmer le courroux des dieux. Ces
victimes étaient désignées d’avance. Les chrétiens sont la cause de tous les
désastres, de toutes les calamités publiques. Si le Tibre inonde Rome, si le
Nil n’inonde pas les campagnes, si le ciel est fermé, si la terre tremble, s’il
survient une famine, une guerre, une peste, un cri s’élève aussitôt : Les
chrétiens au lion ! à la mort les chrétiens !
Quand on n’a point pénétré dans le caractère de
Marc-Aurèle, et qu’on a seulement regardé le titre de Philosophe que lui
donnaient à l’envi ses admirateurs païens et les apologistes chrétiens
eux-mêmes, on se demande comment ce prince honnête, éclairé, n’essayait point
d’imposer silence à la voix populaire, chaque fois qu’un tel cri frappait ses
oreilles. Apparemment il n’eût pas été compris, et quelque ami lui eût
peut-être dit, comme un centurion un jour qu’il haranguait sans succès les soldats
: Tu ne t’aperçois pas que ceux-ci n’entendent pas le grec ! mais au moins il
eût eu l’honneur d’une noble tentative. Hélas ! Marc-Aurèle n’en était pas
capable. Parfait honnête homme, cœur bon jusqu’à la faiblesse et tendre jusqu’à
l’illusion, sans arrogance, sans haine, sans emphase, d’une élévation
constante, d’une distinction exquise, il était trop faible de caractère pour se
mettre jamais en travers du torrent. Sur un seul point, il montra de
l’indépendance : ce fut quand il témoigna de son horreur pour les jeux
sanglants de l’amphithéâtre, refusa de récompenser le propriétaire d’un lion
dressé à dévorer des hommes, et ne permit aux gladiateurs de combattre en sa
présence qu’avec des armes émoussées; mais, à part cette circonstance, où
la délicatesse de tous ses instincts se révolta, et lui inspira une énergie
passagère, il n’essaya jamais de réagir contre la passion populaire ou
d’éclairer le préjugé public. Il souffrait, souriait tristement, se taisait,
laissait faire. Ici même on n’oserait affirmer que le sentiment de la foule fût
contraire au sien. Personnellement, Marc-Aurèle était aussi crédule que ses
contemporains. Il croyait aux initiations, aux mystères, aux oracles, aux
songes dans lesquels les dieux lui révélaient des remèdes contre les
crachements de sang, ou lui indiquaient les moyens de guérir ses amis. Par
une singulière réunion de défauts et de qualités, il se montrait, sans
hypocrisie, dans ses méditations le philosophe le plus dégagé des liens
confessionnels, et dans sa vie publique le plus superstitieux des princes.
Les dieux romains ne lui suffisaient pas toujours : il appelait les dieux de
l’Orient, avec leurs prêtres corrompus et leurs rites bizarres, et leur
confiait les destinées de Rome. Dans tous les moments critiques ou
solennels, avant une bataille, après une victoire, c’est par milliers qu’il
immolait des victimes ; on tonnait l’épigramme : A Marcus César, les bœufs
blancs. C’est fait de nous si tu reviens vainqueur. Sa dévotion ne
s’attachait pas seulement aux cultes officiels : ce rationaliste croyait à tous
les charlatans. Il allait à la guerre entouré de sorciers. Un mage égyptien
l’accompagnait dans ses campagnes. Même l’ignoble Alexandre d’Abonotique, dont Lucien démasqua si courageusement les fourberies,
était pris au sérieux par lui. Non seulement Alexandre eut la liberté de venir
à Rome, d’y établir des mystères qui duraient trois jours, où l’on maudissait
publiquement les chrétiens et où se passaient des scènes d’une immoralité
révoltante, d’y donner en mariage au vieux consulaire Rutilianus
la fille qu’il prétendait avoir eue de la Lune ; mais encore ce drôle fut
admis à conseiller Marc-Aurèle, fit parler en sa faveur son serpent divin, et,
à la veille de la grande guerre de Pannonie, ordonna qu’on jetât solennellement
dans le Danube deux lions vivants, cérémonie à laquelle présida l’empereur
lui-même en costume de pontife. Marc-Aurèle était si pleinement entiché du
charlatan paphlagonien, qu’il consentit, sur sa demande, à changer le nom d’une
ville, et lui permit de frapper des médailles à son image; les
gouverneurs des provinces asiatiques se déclaraient impuissants à punir, malgré
ses fourberies et ses crimes, un homme qui jouissait à Rome d’un si grand crédit.
Telles étaient les illusions du souverain qui fit asseoir la philosophie sur le
trône, et dont la vie, sincère et pure, fut un long examen de conscience.
Quand le prince, et un pareil prince! donnait de
semblables exemples, ou plutôt se laissait de la sorte entraîner au torrent, on
comprend combien vive, irritable, absurde, exigeante devait être la
superstition des simples, des ignorants, de ceux qui, loin d’être capables
d’écrire leurs Pensées, n’étaient même point capables de penser. Qu’on ne s’étonne
donc pas si, au temps de Marc-Aurèle et sous l’influence de calamités
publiques, il y eut un redoublement de superstition et de fanatisme. Un fait
caractérise cet état des âmes et en même temps a dû servir à l’encourager et à
l’exciter. Les oracles ou du moins plusieurs oracles qui s’étaient tus vers la
fin de la république romaine ou sous les premiers empereurs recommençaient à
parler. On les avait quittés; on revenait à eux. Les auteurs du deuxième
siècle, Lucien, Plutarque, Pausanias, Aristide, nomment d’innombrables
officines de divination, et les montrent en pleine activité, quelquefois en
pleine résurrection, les vieux oracles italiotes, comme les sorts de Préneste
et les automates d’Antium, les grands oracles classiques de la Grèce et de l’Orient,
Apollon Didyméen à Milet, Apollon de Clare à Colophon, Apollon Diradiate à Argos, Apollon de Délos, Apollon de Patare, de Myrine, de Séleucie, Dionysos de Delphes, Jupiter
d’Héliopolis, de Stratonice, de Gaza, de Dodone, Sérapis de Memphis et de Canope,
Deus Lunus de Néocésarée, Dea Cœlestis de Carthage, puis
tous les temples d’Esculape et des dieux médecins, où la divinité se révèle
pendant la nuit, et parle à l’homme quand sa liberté morale a cessé, quand la
raison et la volonté sont enchaînées par le sommeil. La superstition, le
fanatisme, le culte des puissances occultes et la peur qu’il engendre, sont au
comble ; la diffusion des lumières, si grande à cette époque, ne fait que
rendre plus profonde et plus noire l’ombre, parfois sillonnée de lueurs
étranges, où se plongent avec une sorte d’ivresse les rimes dévoyées.
Tel est le cadre historique, le milieu intellectuel et
moral, dans lequel je n’hésite pas à placer un épisode célèbre de
l’histoire des martyrs, tout à fait en harmonie avec la situation des choses et
des esprits au commencement du règne de Marc-Aurèle : je veux parler de la
Passion de sainte Félicité et de ses fils.
Elle nous est connue par deux sources indépendantes l’une
de l’autre : les Actes et la tradition monumentale.
Voici le début des Actes :
Au temps de l’empereur Antonin, il y eut de l’agitation (seditio) parmi les pontifes, et Félicité, femme illustre,
fut frappée, avec ses sept fils très chrétiens. Demeurée veuve, elle avait
consacré à Dieu sa chasteté. Nuit et jour livrée à la prière, elle était un
grand objet d’édification pour les âmes pures. Les pontifes voyant que, grâce à
elle, la bonne renommée du nom chrétien s’était accrue, parlèrent d’elle à
Antonin Auguste, disant : Dangereusement pour notre salut, cette veuve avec ses
fils fait outrage à nos dieux. Si elle ne vénère pas les dieux, sache Votre
Piété que nos dieux s’irriteront tellement qu’on ne pourra plus les apaiser.
Alors l’empereur Antonin ordonna au préfet de la ville de la contraindre avec
ses fils d’apaiser par des sacrifices la colère des dieux.
Cet empereur de la dynastie Antonine me parait être
Marc-Aurèle, et dans le préfet, que les Actes vont tout à l’heure appeler Publius, je reconnais le célèbre rédacteur de l’édit
perpétuel, Publius Salvius Julianus, qui succéda, dans les derniers mois du règne
d’Antonin le Pieux, au persécuteur Urbicus, et géra
la préfecture urbaine pendant l’année 162, sous Marc-Aurèle et Lucius
Verus. Marc-Aurèle passa cette année à Rome, pendant que son collègue
soutenait en Orient la guerre contre les Parthes, et que des mouvements hostiles
de la Bretagne et de la Germanie menaçaient l’Empire. Aux calamités de la
guerre étrangère et des révoltes intérieures se joignirent alors des fléaux,
signe pour les Romains de la colère des dieux : le Tibre sortit de son lit, et
cette désastreuse inondation fut suivie d’une famine qui ravagea toute
l’Italie. On put croire que les dieux ne se laisseraient pas facilement
apaiser, comme les pontifes en font la menace.
Continuons la lecture des Actes :
Publius, préfet de la ville, se fit amener Félicité en particulier, et, tantôt par de douces paroles, tantôt en la menaçant du dernier supplice, l’engageait à sacrifier. Félicité lui dit : Tu ne pourras ni me séduire par tes caresses, ni m’ébranler par tes menaces. Car j’ai en moi l’Esprit-Saint, qui ne permet pas que je sois vaincue par le diable ; c’est pourquoi je suis assurée que, vivante, je l’emporterai sur toi, et, si tu me fais mourir, morte je triompherai de toi mieux encore. — Publius dit : Malheureuse, s’il t’est doux de mourir, au moins laisse vivre tes fils. —
Félicité répondit : Mes fils vivent, s’ils ne sacrifient pas aux idoles. Mais
s’ils viennent à commettre un tel crime, ils iront dans la mort éternelle.
Le lendemain, continuent les Actes, Publius siégea au forum de Mars, et ordonna qu’on la lui amenât avec ses fils.
Le forum qui entourait le temple de Mars Vengeur, et dans
lequel va avoir lieu la partie publique de l’interrogatoire, servait à rendre
la justice. Auguste le construisit après avoir reconnu que, à cause de la multitude
des plaideurs et des procès, les deux forums déjà existants ne suffisaient
pas et qu’il en fallait un troisième. C’est pourquoi, afin de se hâter, il fut
ordonné que, même avant l’achèvement du temple de Mars, les jugements publics
et le tirage au sort des juges se feraient en ce lieu. Sous les Antonins,
le préfet urbain y eut son tribunal. Ce forum porta primitivement le nom de
son fondateur Auguste; au quatrième siècle il est toujours appelé forum de
Mars; mais peut-être cette dénomination est-elle plus ancienne.
Siégeant sur son tribunal, dans ce forum, le préfet
urbain fit comparaître, non plus en particulier, comme la première fois, mais
officiellement, et accompagnée de ses enfants, la courageuse chrétienne. Aie
pitié de tes fils, lui dit-il, braves jeunes gens, et encore dans la fleur de
la jeunesse.—Félicité répondit : Ta miséricorde est impie, et ton exhortation
est cruelle. Et, se tournant vers ses fils, elle ajouta : Portez les yeux au
ciel, mes enfants, et regardez en haut, là où le Christ vous attend avec ses
saints. Combattez pour vos âmes et montrez-vous fidèles dans l’amour du Christ.
— Entendant cela, Publius ordonna de lui donner des
soufflets, disant: Tu as osé conseiller, en ma présence, de mépriser les
ordres de nos maîtres!
Alors il appela le premier des fils, nommé Januarius, et lui promit tous les biens possibles, en même
temps qu’il le menaçait des verges s’il refusait de sacrifier aux idoles, Januarius répondit : Tes conseils sont insensés. La sagesse
du Seigneur me soutient et me fera surmonter toutes ces choses. Aussitôt le
juge le fit battre de verges et reconduire en prison.
Il donna ordre d’amener le second fils, Félix. Comme Publius l’exhortait à sacrifier aux idoles, celui-ci
répondit avec courage : Nous adorons un seul Dieu, à qui nous offrons le
sacrifice d’une pieuse dévotion. Garde-toi de croire que tu pourras m’éloigner,
moi ou quelqu’un de mes frères, de l’amour du Seigneur Jésus-Christ. Même sous
la menace des coups, et en présence de tes injustes desseins, notre foi ne peut
être ni vaincue ni changée.
Quand celui-ci eut été emmené, le juge ordonna de faire
monter (applicari) le troisième fils, nommé
Philippe. Comme il lui disait : Notre seigneur l’empereur Antonin a ordonné que
vous sacrifiiez aux dieux tout-puissants. Philippe répondit : Ils ne sont ni
dieux ni tout-puissants, mais des simulacres vains, misérables, insensibles, et
ceux qui auront consenti à leur sacrifier encourront un péril éternel.
Philippe ayant été éloigné, on fit comparaître le
quatrième fils, Silvanus. Le juge lui dit : A ce
que je vois, vous vous êtes concertés avec votre misérable mère pour mépriser
les ordres des princes et courir tous ensemble à votre perte. Silvanus répondit : Si nous avions craint une mort
passagère, nous encourrions un supplice éternel. Mais comme nous savons quelles
récompenses sont préparées pour les justes, quelle peine établie pour les
pécheurs, nous méprisons avec sécurité la loi romaine pour obéir aux préceptes
divins ; méprisant les idoles afin qu’en servant le Dieu tout-puissant nous
obtenions la vie éternelle. Ceux qui adorent les démons iront avec eux dans la
mort et le feu éternel.
On éloigna Silvanus ; le
cinquième fils, Alexandre, fut amené. Le juge lui dit : Aie pitié de ton âge,
et de ta vie encore dans l’enfance. Ne sois pas rebelle, et fais ce qui sera le
plus agréable à notre roi Antonin. Aussi, sacrifie aux dieux afin de pouvoir
devenir l’ami des Augustes, gagner la vie et leur faveur. Alexandre répondit :
Je suis le serviteur du Christ, je le confesse de bouche, je lui reste attaché
de cœur, je l’adore sans cesse. Cet âge si faible, que tu vois, a la prudence de la vieillesse et adore un seul Dieu. Tes
dieux et leurs adorateurs périront.
Celui-ci renvoyé, on fit monter le sixième, Vital. Le
juge lui dit : Peut-être choisiras-tu de vivre, et voudras-tu ne point périr ?
Vital répondit : Quel est celui qui choisit de vivre mieux, celui qui adore le
vrai Dieu, ou celui qui recherche la faveur du démon ? Publius dit : Et qui est le démon ? Vital répondit : Tous les dieux des nations sont
des démons, et aussi tous ceux qui les adorent.
On le fit sortir, et le septième, Martial, fut introduit.
Le juge lui dit : Ennemis de vous-mêmes, vous méprisez les ordonnances des
Augustes, et vous persistez à périr. Martial répondit: Oh! si tu pouvais
savoir quelles peines sont préparées pour les adorateurs des idoles! Mais Dieu
tarde encore de manifester sa colère contre vous et vos idoles. Tous ceux qui
ne confessent pas que le Christ est le vrai Dieu iront au feu éternel.
Publius fit
éloigner ce septième accusé, et manda à l’empereur le procès-verbal de tout ce
qui s’était passé.
Bien des traits de cet interrogatoire méritent d’être
remarqués.
Il y est question tantôt des empereurs, tantôt de
l’empereur. Cet emploi alternatif du singulier et du pluriel pour parler de
ceux qui détiennent l’autorité publique au moment où les martyrs sont
interrogés convient à l’an 162. On allègue l’ordre des empereurs, et l’on parle
au nom d’un seul. Il se trouve justement qu’en 162 Marc-Aurèle et Lucius Verus
régnaient ensemble ; mais Verus était en Orient, et Marc-Aurèle demeurait seul
à Rome. Ainsi s’explique une apparente anomalie de langage elle devient une
vraisemblance en faveur de la date alléguée. Sans doute l’année 162 n’est pas
la seule où deux empereurs régnèrent ensemble: ce fait se reproduit plusieurs
fois au deuxième et au troisième siècle. Mais l’année 162, la première qui
ait vu deux Augustes s’asseoir sur le même trône, parait en même temps
réunir, mieux que toute autre, les coïncidences suivantes : deux Augustes, —
l’absence momentanée de l’un, faisant que, bien que la justice soit rendue au
nom de tous deux, un seul soit invoqué nommément par le juge,—un préfet de
Rome dont on sache avec certitude qu’il a porté le nom de Publius,—enfin des calamités publiques assez exceptionnelles pour persuader aux
esprits affolés que les dieux ne pourront être apaisés que par l’immolation de
victimes expiatoires.
On remarquera encore l’expression nos seigneurs plusieurs
fois employée par le préfet pour désigner les souverains. Ce langage adulateur
était en usage à l’époque antonine : on en trouve des exemples bien plus haut,
jusqu’au temps d’Auguste; et, sans remonter si loin, nous avons vu, sous
Antonin le Pieux, un magistrat qui voulait contraindre saint Polycarpe à saluer
le César régnant du nom de seigneur. Dans une requête officielle écrite en
grec, un Asiatique appelle le même prince : Seigneur roi Antonin. Une
inscription grecque donne à Marc-Aurèle le titre de seigneur Auguste. Il
n’est pas surprenant qu’un préfet de ce souverain ait parlé de même, surtout si
l’interrogatoire des martyrs se fit en grec, comme semblent l’indiquer des
hellénismes du texte latin, et en particulier le mot roi employé pour
désigner l’empereur. Le grec était couramment écrit et parlé à Rome au
second siècle, aussi bien par les philosophes et les lettrés de la cour de
Marc-Aurèle que par le clergé chrétien et les plus humbles fossoyeurs des
catacombes. Peut-être dans cette langue, devenue par excellence celle de
l’adulation et de la servilité, les souverains étaient-ils, à cette époque,
traités de seigneurs plus souvent qu’ils ne l’étaient encore en latin.
Cependant, bien que plus réservé, le latin avait déjà appliqué ce mot aux
empereurs avant le règne de Marc-Aurèle: les inscriptions latines le
donneront à Commode: et, à partir de la fin du second siècle, il ne sera
plus possible de compter les marbres qui le portent.
Parlant au cinquième fils de Félicité, Silvanus, le préfet emploie une autre expression qui doit
être notée ici : Sacrifie aux dieux, afin de devenir un jour l’ami des
Augustes. Ceci n’est point une parole en l’air, une promesse vague.
L’appellation d’ami d’Auguste était, depuis l’établissement de l’Empire, une
sorte de titre de noblesse. Les empereurs le donnaient officiellement à
ceux qu’ils voulaient honorer; on l’inscrivait avec orgueil sur les
marbres funéraires. Le rang dont paraît avoir joui Félicité, qualifiée de
femme illustre, permettait de faire luire aux regards d’un de ses enfants la
perspective d’une telle dignité, qui donnait accès au palais et droit de
s’asseoir à la table des empereurs. D’assez nombreux Actes des martyrs
contiennent la mention d’une offre semblable adressée de même par le juge à un
chrétien qu’il veut séduire.
Mais, si conformes à l’histoire que paraissent ces
détails, le long interrogatoire que nous avons transcrit ne vaut pas seulement
par eux. Plus encore que des traits isolés, l’ensemble offre les caractères
apparents de l’authenticité. L’attitude et le langage du juge, usant tour à
tour de prières et de menaces pour séduire ou intimider les martyrs, conjurant
la mère d’avoir pitié sinon d’elle-même, au moins de ses enfants qu’attend la
faveur impériale s’ils se laissent fléchir, s’irritant de la résistance qu’il
rencontre, et l’attribuant à une entente secrète ; ses paroles paternelles,
caressantes ; puis tournant à l’ironie et à la menace : c’est la vérité même,
la vérité éternelle et la vérité de situation. Ce sont là des traits qui sont
dans la nature des choses et qui se rencontrent dans un si grand nombre d’Actes
de martyrs qu’il serait excessif d’en révoquer en doute le caractère pleinement
historique. D’autre part la tenue de ceux qu’on interroge ; cette sainte femme
dont l’âme est pleine en quelque sorte du Dieu qu’elle invoque, lequel est son
espoir, son refuge et sa force ; ses encouragements à ses fils au pied même du
tribunal et à la face du juge impuissant et couronné; ces mots touchants et
fermes : Portez les yeux au ciel, mes enfants, et regardez en haut: là le
Christ vous attend avec le chœur des saints. Combattez pour vos âmes, demeurez
fidèles dans l’amour du Christ, ces mots d’une si grande hauteur esthétique et
morale; les courtes réponses de ses fils invincibles et s’enhardissant
mutuellement dans la confession de leur foi et de leurs espérances : tout cela
est à la fois grand, vrai, pur, authentique, recueilli, on peut le dire, des
lèvres mêmes des martyrs.
Ni la séduction ni les menaces n’avaient eu raison de
Félicité et de ses fils. L’empereur, disent les Actes, les renvoya devant
divers juges pour les faire punir de supplices différents. L’un fit périr le
premier sous les coups d’un fouet garni de plomb. Un autre fit tuer à coups de
bâton le second et le troisième. Un autre fit précipiter le quatrième. Un autre
fit trancher la tête aux trois derniers. Un autre ordonna de décapiter la mère.
Les juges dont il s’agit ici sont les triumvirs capitaux,
jeunes gens de famille sénatoriale, pour lesquels cette charge constituait le
premier pas dans la carrière des honneurs. La garde des prisons leur était
attribuée, et ils devaient présider aux supplices. Ils n’étaient que trois,
comme leur nom le fait connaître, mais le texte des Actes de sainte
Félicité me paraît signifier seulement que les sept martyrs et leur mère furent
immolés en plusieurs lieux différents ; évidemment trois magistrats, ou même un
seul des trois, suffirent à présider successivement l’exécution de ces cinq
groupes de suppliciés. La sentence ne fut pas prononcée par les magistrats
chargés de l’exécution; elle fut dictée par l’empereur sur le vu du
procès-verbal que lui avait envoyé le préfet. L’idée, à première vue assez
étrange, de faire supplicier les martyrs en divers lieux, s’explique à la
réflexion : évidemment on était en présence d’une grande agitation populaire,
produite par une terreur superstitieuse, et l’empereur voulut rassurer la foule
en faisant couler en plusieurs endroits de home le sang des victimes immolées
pour détourner la colère des dieux. Les supplices employés contre quelques-uns
des condamnés ne sont point ceux qui convenaient à leur naissance et à leur
situation sociale : les fouets garnis de plomb, la bastonnade, étaient réservés
aux petites gens, et non aux enfants d’une femme qui avait peut-être rang de
clarissime, à des jeunes hommes auxquels on venait d’offrir le titre envié
d’amis des Augustes. Mais il semble que les condamnés pour crime de
christianisme n’avaient point le droit de revendiquer le privilège de la
naissance, et que pour eux tous les genres de mort étaient bons. Nous
présentons la tête au plomb, aux lacets, aux clous, dit Tertullien
(Apologétique, 2), qui parle ici des condamnés chrétiens sans distinction.
D’ailleurs, il s’agissait avant tout, dans la circonstance, de frapper
l’imagination des peuples et il fallait bien, pour cela, varier les supplices.
Nous venons de lire les Actes, et nous avons essayé de
les commenter. Pour achever l’histoire de sainte Félicité et de ses fils, il
reste à combler les lacunes du document qui seul nous a jusqu’à présent servi.
Les Actes n’indiquent pas la date du martyre. Peut-être
ont-ils été écrits aussitôt après: autrement, il semble que leur rédacteur
n’aurait pas négligé de noter un anniversaire solennellement célébré dans
l’Église. Cette date est donnée par d’autres documents. Sainte Félicité et
les sept frères, présentés comme ses fils, sont groupés ensemble au 9 et au 10 juillet par le martyrologe hiéronymien,
dont les mentions relatives aux saints de Rome paraissent empruntées à un
calendrier de cette Église, rédigé dès le commencement du quatrième siècle, au
lendemain même de la paix religieuse; le même document marque au 23
novembre un anniversaire de sainte Félicité, et paraît montrer ainsi (ce
que n’indiquent pas clairement les Actes) que son supplice, différé pour des
raisons demeurées inconnues, eut lieu après celui de ses enfants. Un autre
recueil romain, composé vers 336, et de nouveau édité en 354, le calendrier dit philocalien, cite, sous le titre de dépositions
des martyrs, un petit nombre d’anniversaires: ce n’est pas un martyrologe,
mais le férial, c’est-à-dire la liste des natales qui, sous le pape Miltiade et
ses premiers successeurs, étaient célébrés le plus solennellement à Rome et
dans les principaux sièges suburbicaires. On y lit, à la date du 10
juillet, la mention de la depositio des sept martyrs.
Cette mention suffirait à montrer qu’ils étaient. au nombre des plus célèbres
martyrs de Rome, puisque le férial philocalien commémore seulement dix-huit de ceux-ci.
Les Actes, qui ne nous ont pas dit la date du martyre de
nos saints, n’indiquent pas davantage le lieu de leur sépulture : précaution
usitée dans les temps de persécution, et qui semble, pour une pièce comme
celle-ci, une marque assez claire d’antiquité[66]. Mais l’indication de ce lieu
par des documents indépendants des Actes confirme leur témoignage de la manière
la plus précise : si bien que, même si l’on devait leur refuser toute parenté
avec un original ancien et par conséquent tout titre à une authenticité au
moins relative, il serait encore possible de retrouver, en dehors d’eux, les
lignes essentielles de leur récit.
On a vu que les enfants de sainte Félicité furent
martyrisés en quatre endroits différents. Janvier fut mis à mort en un lieu,
Félix et Philippe en un autre, Silanus en un
troisième, Alexandre, Vital et Martial en un quatrième. Il était naturel que,
dans la précipitation des inhumations qui suivirent le supplice, pendant un
moment d’effervescence populaire où il fallait dérober aux outrages de la foule
les corps des martyrs, chacun d’eux ait été emporté par les chrétiens qui
avaient assisté à son exécution, sans que l’on se préoccupât de les réunir en
une seule sépulture de famille. Précisément, Janvier, immolé seul, fut enterré
seul; Félix et Philippe, immolés ensemble, furent portés dans le même
cimetière; Silanus, martyrisé seul, fut enterré à
part; Alexandre, Vital et Martial, martyrisés en un même groupe, eurent le
même lieu de sépulture. Cela résulte de l’antique férial romain que nous avons
déjà cité ; il indique les quatre cimetières où furent déposés, seuls ou par
groupes, les sept martyrs mis à mort en quatre endroits différents : Le VI des
ides de juillet, [commémoration] de Félix et de Philippe dans la catacombe de
Priscille (sur la voie Salaria Nova);—de Martial, Vital et Alexandre, dans
le cimetière des Jordani (sur la même voie);—de Silanus (dont les novatiens dérobèrent les reliques), dans
le cimetière de Maximus (sur la même voie); — de Janvier, dans le cimetière de
Prétextat (sur la voie Appienne). La mère,
immolée seule, après tous ses enfants, avait été déposée près de son quatrième
fils, Silanus ou Silvanus,
dans le cimetière de Maxime, qui, aux siècles suivants, fut appelé cimetière de
sainte Félicité. Ces indications sont reproduites et confirmées par tous les
documents topographiques, provenant de l’époque où les diverses catacombes
étaient connues et visitées des pèlerins: depuis les livres liturgiques
romains du temps de saint Léon le Grand jusqu’aux itinéraires des voyageurs
du septième siècle et au Liber Pontificalis.
Si nous voulions refaire la route suivie parles anciens pèlerins, et aller comme eux vénérer l’un
après l’autre les tombeaux de Félicité et de ses sept enfants, nous serions
moins heureux qu’on ne l’était encore au septième siècle, mais cependant notre
course ne serait pas tout à fait vaine. — Dans la basilique construite au dessus du cimetière de Priscille, et dont les ruines ont
été récemment reconnues, nous ne retrouverions pas les tombeaux de Philippe et
de Félix, et nous ne pourrions pas lire l’éloge que leur a dédié le pape
Damase. — Au cimetière des Jordani, ravagé
par les Goths au sixième siècle, comme
tous ceux de la voie Salaria, nous ne verrions plus l’inscription composée par
le même pape en mémoire de Martial, Vital et Alexandre. Sur cette même
voie, au dessus du cimetière de Maxime, devenu celui
de Félicité, la basilique élevée en l’honneur de la sainte par le pape Boniface
(418-422) n’existe plus : on ne peut plus lire au dessus de la porte d’entrée les vers qu’il y grava. Mais l’emplacement même du
cimetière a été retrouvé, et un fragment d’inscription, AT SANCTA VEL (icitatem), permet de l’identifier avec certitude. On
peut descendre dans la vaste crypte où furent les tombeaux primitifs de
Félicité et de Silvanus : le marbre sur lequel Damase
inscrivit l’éloge métrique de Félicité a disparu, mais, il y a peu
d’années, une peinture du sixième ou septième siècle, représentant la martyre
au milieu de ses sept enfants, existait encore. — Sur un autre point de la
banlieue de Rome, la voie Appienne a précieusement
conservé, pour nous la rendre à peine altérée, la sépulture de l’aîné des
jeunes martyrs au cimetière de Prétextat.
Ce cimetière, très riche en souvenirs historiques, nous a
déjà, laissé voir le tombeau d’un martyr de la persécution d’Hadrien, le tribun
Quirinus. Dès 1857, M. de Rossi avait découvert, à peu de distance de l’endroit
où il devait trouver plus tard le cubiculum de Quirinus, une large et belle
crypte dont la façade extérieure est construite en briques jaunes, décorée de
pilastres en briques rouges et d’une corniche en terre cuite, comme un
grand nombre d’édifices profanes des premiers siècles de l’Empire. C’est, le
genre de construction qui domine à l’époque des Antonins ou dans les temps qui
la suivent immédiatement : on peut comparer cette belle maçonnerie de briques,
aux joints serrés, à celle de l’édifice connu sous le nom de temple de Bacchus,
devenu l’église de Saint-Urbain alla Caffarella, sur
la voie Appienne, et peut-être bâti par Hérode Atticus
sous Marc-Aurèle; on peut encore rapprocher cette construction souterraine
du corps de garde de la septième cohorte des Vigiles découvert dans la
quatorzième région, au Transtévère, et datant du
commencement du troisième siècle. L’intérieur de la crypte respire le pur
style classique. Les stucs, composés de poudre de marbre blanc, révèlent un
temps reculé, et toute l’architecture reporte l’esprit vers le deuxième
siècle. Quatre guirlandes, de fleurs, d’épis, de raisins et de lauriers,
font le tour d’une voûte à arêtes croisées, de forme elliptique ; au pied de
cette voûte sont représentées des scènes champêtres. Sous des arceaux
construits pour abriter des sépultures, on distingue le Bon Pasteur, Jonas
précipité dans la mer, et quelques vestiges indiquant la scène si connue de
Moïse frappant le rocher. Une inscription gravée à la pointe sur le mortier
qui entourait une tombe creusée indiscrètement dans la fresque du Bon Pasteur
contient cette invocation : ......mi refrigeri Januarius Agatopus Felicissim... martyres. Que Janvier, Agatopus, Felicissimus, martyrs, rafraîchissent l’âme de...Felicissimus et Agatopus sont les deux diacres martyrs du pape saint Sixte II, enterrés, en 358, dans le
cimetière de Prétextat: Janvier, invoqué avec eux, est évidemment le fils
aîné de sainte Félicité, martyrisé près d’un siècle auparavant, et enterré
aussi dans ce cimetière. Cette invocation, intéressante à plusieurs points de
vue, montrait qu’apparemment les tombeaux de ces trois saints n’étaient pas
éloignés ; mais elle ne disait pas clairement si l’un d’entre eut, et lequel, était enterré dans la crypte même où on la
lisait. En 1863, une nouvelle découverte donna le renseignement désiré : on
trouva, en déblayant le sol de la crypte, les débris d’une inscription
monumentale, gravée sur une large plaque de marbre, dans ce beau caractère
auquel les archéologues ont donné le nom de danzasien,
et que le calligraphe Philocalus inventa pour
transcrire les éloges des martyrs composés par le pape Damase. Rapprochés, ces
fragments donnèrent la phrase suivante :
BEATISSIMO MARTYRI
IANVARIO
DAMASVS EPISCOP.
FECIT
Consacré par Damase, évêque, au bienheureux martyr
Janvier. Le doute n’est plus possible : la crypte découverte en 1857, et qui
offre les caractères architecturaux et artistiques du règne de Marc-Aurèle où
des temps voisins, est celle même où fut déposé, très probablement en 162, le
corps de saint Janvier, sacrifié avec sa mère et ses frères aux superstitieuses
dénonciations des pontifes, prélude de celles qu’Alexandre d’Abonotique devait faire entendre quelques années plus
tard, dans les mystères que l’incroyable faiblesse de Marc-Aurèle l’autorisa à
célébrer dans Rome.
II. — La jalousie philosophique : le martyre de saint
Justin
Félicité et ses fils étaient tombés victimes de la
superstition publique ; Justin fut, l’année suivante, immolé à la haine privée
et à la jalousie d’un philosophe. On a essayé d’en disculper Marc-Aurèle, et de
placer sous son prédécesseur le martyre de Justin. Cependant les Actes de
celui-ci sont formels, et la date de son supplice résulte avec certitude de
leurs indications. Justin fut condamné, disent-ils, par le préfet Rusticus : or
Junius Rusticus, l’ami de Marc-Aurèle, son plus intime confident, celui qui lui
avait appris à lire Épictète, et à qui il confiait, dit un historien,
toutes ses affaires publiques et privées, fut préfet de Rome en 163,
c’est-à-dire dans la seconde année de Marc-Aurèle, année que l’empereur passa
tout entière dans sa capitale. Rusticus succédait à deux persécuteurs : Urbicus, qui, en 160, avait prononcé la condamnation de
plusieurs chrétiens, à la suite d’un drame domestique que nous avons raconté ; Julianus, qui interrogea, en 162, Félicité et ses fils.
Pour effacer du règne de Marc-Aurèle le sang de saint Justin et de ses
compagnons, il faut dire avec M. Renan que les Actes parlent d’un Justin autre
que le célèbre docteur de ce nom, assertion inconciliable avec leur texte, ou
dénier à ces Actes toute valeur historique, ce qui paraît impossible à
quiconque les lit avec soin et sans parti pris. Un vrai critique reconnaîtra,
au contraire, que, parmi les Actes des martyrs romains, ordinairement d’une
autorité beaucoup moins sûre et d’une authenticité moins évidente que ceux de
certains martyrs asiatiques et africains, la relation du procès de Justin fait
exception; si l’on excepte les premières lignes, évidemment ajoutées en
manière de préface par un copiste, comme l’ont aperçu Baronius et Ruinart, on a
sous les yeux une rédaction faite d’après des notes d’audience et des pièces tirées
du greffe.
Dans sa seconde Apologie, publiée la dernière année du
règne d’Antonin, saint Justin a raconté ses démêlés avec les philosophes
païens, et laissé voir qu’il s’attendait depuis longtemps d’être dénoncé par le
cynique Crescent, avec lequel il avait souvent discuté, et dont il avait plus
d’une fois humilié l’amour-propre. Crescent, en effet, avait sa vengeance
toute prête : quand il fut à bout d’arguments, il déféra Justin à la justice
romaine comme chrétien.
Dénoncé, Justin devait naturellement être arrêté et jugé.
On ne l’arrêta pas seul : d’autres chrétiens, Chariton,
une femme nommée Charité, Evelpistus, Hiérax, Péon et Liberianus,
furent conduits avec lui devant le tribunal du préfet. L’un d’eux, Evelpistus, était un esclave de la maison de César. Ces
gens obscurs fréquentaient probablement, à titre d’amis et d’intimes disciples,
la maison du grand docteur, qui, pareil aux catéchistes tant vilipendés par
Celse, ne dédaignait pas d’enseigner la vérité à des esclaves, à des femmes, à
des hommes de rien, voyant en eux non la condition sociale, mais l’âme créée à
l’image de Dieu et rachetée par le sang de Jésus-Christ.
L’interrogatoire fut bref. Il eut lieu probablement en
grec : c’est en grec que les Actes ont été rédigés[94]. Nous devons le traduire
: aucune pièce n’est mieux faite pour donner au lecteur l’idée de la manière
dont s’instruisait le procès d’accusés chrétiens.
Le préfet s’adressa d’abord à Justin: — Soumets-toi aux dieux, et obéis aux empereurs. — Personne, répondit Justin, ne peut être réprimandé ou condamné pour avoir suivi les lois de Notre-Seigneur Jésus-Christ. — Quelle science étudies-tu ? interrompit le préfet. — J’ai successivement étudié toutes les sciences, et j’ai fini par m’attacher à la doctrine des chrétiens, bien qu’elle déplaise à ceux qui sont entraînés par l’erreur. — Et c’est là, malheureux, la science qui te plait ? — Oui. Je suis les chrétiens parce qu’ils possèdent la vraie doctrine. — Quelle est cette doctrine ? — La vraie doctrine, que nous, chrétiens, suivons pieusement, est de
croire en un seul Dieu, créateur de toutes les choses visibles et invisibles,
et de confesser Jésus-Christ, fils de Dieu, autrefois prédit par les prophètes,
juge futur du genre humain, messager du salut, et maître pour tous ceux qui
veulent bien se laisser enseigner par lui. Moi, pauvre créature humaine, je
suis trop faible pour pouvoir dignement parler de sa divinité infinie : c’est
l’œuvre des prophètes. Il y a des siècles que, par l’inspiration d’en haut, ils
ont annoncé la venue dans le monde de celui que j’ai dit être le fils de Dieu.
Il semble que Rusticus, philosophe, lecteur passionné d’Épictète, ami et confident de Marc-Aurèle, eût dû éprouver la tentation d’approfondir la doctrine des chrétiens, et, se trouvant en présence d’un interlocuteur digne d’être interrogé, d’un savant et d’un philosophe comme lui, pousser plus loin ses questions. Au contraire, plein du mépris des hommes d’État romains pour une doctrine calomniée, que Marc-Aurèle non plus n’éprouva jamais le besoin de connaître, il coupa court à la réponse éloquente de Justin, et, avec une brusquerie presque injurieuse : Où vous réunissez-vous ? demanda-t-il. Justin était trop prudent pour répondre clairement : on se rappelle les précautions de langage avec lesquelles la lettre des fidèles de Smyrne parle des lieux d’assemblée des chrétiens. Crois-tu, répondit l’accusé, que nous nous rassemblons tous en un même lieu ? Nullement ; le Dieu des chrétiens n’est pas enfermé quelque part : invisible, il remplit le ciel et la terre ; en tout lieu ses fidèles l’adorent et le louent. — Allons, insista le préfet, dis-moi où vous vous réunissez et où tu rassembles tes disciples. La réponse à la question ainsi réduite était facile, et Justin pouvait la faire sans compromettre personne. J’ai demeuré jusqu’à ce jour, dit-il, près de la maison d’un nommé Martin, à côté des thermes de Timothée. C’est la seconde fois que je viens à Rome ; je n’y connais pas d’autre demeure que celle-là. Tous ceux qui ont voulu venir m’y trouver, je leur ai communiqué la vraie doctrine. Il était temps d’en finir, et le préfet posa enfin la question décisive : Donc tu es chrétien ? — Oui, répondit Justin, je suis chrétien.
Il n’était pas besoin de l’interroger davantage : Rusticus se tourna vers un autre accusé. — Es-tu chrétien, toi aussi ? dit-il à Chariton. — Avec l’aide de Dieu, je le suis. — Suis-tu aussi la foi du Christ ? demanda-t-il à Charité, probablement sœur de celui-ci. — Par la grâce de Dieu, je suis aussi chrétienne. S’adressant à Evelpistus : — Et toi, qui es-tu ? — Je suis esclave de
César, mais, chrétien, j’ai reçu du Christ la liberté ; par ses bienfaits, par
sa grâce, j’ai la même espérance que ceux-ci.
C’était la première fois qu’un esclave osait revendiquer
en public, devant un magistrat du peuple romain, sa dignité d’homme, parler
d’affranchissement spirituel, proclamer l’égalité des âmes. Encore une fois,
Rusticus aurait dû tressaillir ; un autre esclave, Épictète, qu’il admirait,
dont il avait lu les livres, dont il avait fait connaître la philosophie au
maître du monde, était arrivé, dans le secret de ses méditations, à une même
conclusion: L’esclave, avait-il dit au maître, tire comme toi son origine de
Jupiter même; il est son fils comme toi; il est né des mêmes semences
divines. Rusticus, cependant, garda le silence: il avait pu accueillir
avec sympathie la protestation théorique et solitaire du penseur païen ; mais
il devait fermer ses oreilles et faire semblant de ne pas comprendre, quand
elle revêtait une forme bien autrement pressante et vivante en passant par les
lèvres d’un disciple du Christ, d’un témoin du vrai Libérateur. Le siècle des
Antonins fit beaucoup, nous l’avons dit, pour adoucir le sort des esclaves ;
mais ni les magistrats ni les jurisconsultes romains n’aimaient que ceux-ci
revendiquassent trop hautement leurs droits. Un des griefs qu’ils avaient
contre le christianisme, on le voit par les paroles de Celse et de Cæcilius, c’est qu’il s’occupait trop des esclaves. M.
Renan s’est trompé en écrivant que les jurisconsultes de l’époque antonine
considéraient l’esclavage comme un abus qu’il faut supprimer. Ils y
voyaient au contraire un abus qu’il faut rendre supportable, afin de continuer
à vivre avec lui et par lui. Un écrivain qui n’est pas suspect de partialité
contre la société antique a dit beaucoup plus justement : Il ne se rencontra
personne, ni parmi les empereurs, ni parmi leurs conseillers, pour concevoir le
dessein, je ne dis pas de supprimer brusquement une institution qui tenait à tant
d’intérêts, mais de lui faire subir une de ces modifications qui, sans aboutir
pleinement à l’équité, y acheminent. Voilà pourquoi l’ami et le conseiller
de Marc-Aurèle, — du souverain qui, en dix-neuf ans, ne sut point créer
d’institutions nouvelles, faire ni une bonne guerre ni une bonne paix, mais
seulement un grand livre, — laissa passer, sans paraître l’entendre, et en
dépit des maximes d’Épictète, l’ardente parole du martyr Evelpistus,
osant se proclamer devant lui esclave de César, mais affranchi du Christ !
Rusticus se tourna donc vers Hiérax : Es-tu chrétien? — Certes, je suis chrétien ; j’aime et j’adore le même Dieu que ceux-ci. — Est-ce Justin qui vous a rendus chrétiens? — J’ai toujours été chrétien, répondit Hiérax, et je le serai toujours. Se levant alors, Péon dit : Moi aussi, je suis chrétien. — Qui t’a instruit ? — J’ai reçu de mes parents cette bonne doctrine. Evelpistus reprit : Moi, j’écoutais avec grand plaisir les leçons de Justin ; mais j’avais appris de mes parents la religion chrétienne. — Où sont tes parents ? — En Cappadoce. — Et toi, Hiérax, de quel pays sont les tiens ? — Notre vrai père, dit Hiérax, est le Christ, et notre mère la foi, par laquelle nous croyons en lui ; mes parents terrestres sont morts. Du reste, j’ai été amené ici d’Iconium en Phrygie. Il paraît probable qu’Hiérax, lui aussi, était un esclave. Le préfet s’adressa, enfin, à Liberianus : Comment t’appelles-tu ? toi aussi, es-tu chrétien, et impie envers les dieux ? — Moi aussi, répondit-il, je suis chrétien ; j’aime et j’adore le seul vrai
Dieu.
Cependant, avant de prononcer la sentence, le préfet voulut faire une nouvelle tentative. Il essaya d’obtenir l’abjuration de Justin, espérant qu’elle entraînerait celle des autres, qui le considéraient comme leur maître : Écoute-moi, toi que l’on dit éloquent, et qui crois posséder la vraie doctrine; si je te fais fouetter, puis décapiter, croiras-tu que tu doives, ensuite, monter au ciel? — J’espère, répondit Justin, recevoir la récompense destinée à ceux qui gardent les commandements du Christ, si je souffre les supplices que tu m’annonces. Car je sais que ceux qui auront ainsi vécu conserveront la faveur divine jusqu’à la consommation du monde. —Tu penses donc que tu monteras au ciel pour y recevoir une récompense? —Je ne le pense pas, je le sais, et j’en suis tellement certain, que je n’éprouve pas le plus léger doute. Une aussi ferme foi dut sembler étrange à Rusticus, s’il partageait l’incertitude de Marc-Aurèle sur la persistance de l’âme après la mort; aussi, dédaignant d’approfondir: Venons au fait, dit-il. Approchez, et tous ensemble sacrifiez aux dieux. Justin prit la parole : Aucun homme sensé n’abandonne la piété pour tomber dans l’impiété et l’erreur. — Si
vous n’obéissez pas à nos ordres, vous serez torturés sans miséricorde. Justin
prit encore une fois la parole : C’est là notre plus grand désir, souffrir à
cause de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et être sauvés. Car ainsi nous nous
présenterons assurés et tranquilles au terrible tribunal de notre même Dieu et
Sauveur, où, selon l’ordre divin, le monde entier passera. Et tous les martyrs,
élevant la voix, ajoutèrent : Fais vite ce que tu veux, nous sommes chrétiens,
et nous ne sacrifions pas aux idoles.
Il ne restait plus au préfet qu’à prononcer la sentence ;
il le fit en ces termes : Que ceux qui n’ont pas voulu sacrifier aux dieux et
obéir à l’ordre de l’empereur soient fouettés et emmenés pour subir la peine
capitale conformément aux lois. La sentence fut exécutée sur-le-champ; les
corps des suppliciés furent enlevés secrètement par quelques fidèles et placés
en lieu convenable, disent les Actes, imitant la prudente réserve de la lettre
des Smyrniotes, et donnant ainsi une preuve de plus de leur antiquité.
III. — Les apologistes chrétiens à la fin du deuxième
siècle.
Marc-Aurèle avait pris une part active et personnelle aux deux épisodes sanglants qui viennent d’être racontés. Félicité et ses fils ont été mis à mort sur la dénonciation directe des pontifes à l’empereur, après transmission à celui-ci du procès-verbal de leur interrogatoire, et mission donnée par lui aux triumviri capitales d’exécuter la sentence. Le procès de Justin et de ses compagnons a été instruit par le préfet, et leur condamnation est l’œuvre de ce magistrat ; mais Marc-Aurèle était alors à Rome, et le préfet de 163 est un de ses intimes amis, qui probablement lui en a référé. Pendant que le sang chrétien coulait ainsi dans la capitale de l’Empire, sous les yeux et par la volonté du souverain, il arrosait en même temps ses provinces éloignées, au gré du caprice populaire ou de la haine plus ou moins fanatique et superstitieuse des gouverneurs. Dans une lettre écrite au pape Victor, vers la fin du
deuxième siècle, par le vieil évêque Polycrate d’Éphèse, on lit les noms de Thraséas, à la fois évêque et martyr d’Euménie ; qui est enterré à Smyrne,... de Sagaris, évêque et martyr, qui est enterré à
Laodicée. La date du martyre de ce dernier est exactement connue. Il fut
mis à mort, écrit Méliton, sous Sergius Paulus, proconsul d’Asie. Sergius
Paulus fut proconsul entre 164 et 166. Thraséas d’Euménie, nommé avant Sagaris dans la lettre de
Polycrate, périt probablement à cette époque. C’est peut-être au même
temps qu’il faut attribuer, avec Tillemont, l’exécution a Byzance d’un grand
nombre de chrétiens, rapportée par saint Épiphane. Au règne de Marc-Aurèle
appartiennent de nombreuses condamnations de chrétiens ad metalla,
aux travaux forcés des mines. Il y a de ces pieux forçats en Sardaigne;
il y en a à Corinthe, et l’évêque de cette ville, saint Denys, adresse, en 170,
une lettre au pape Soter pour le remercier des
secours que la sollicitude vraiment catholique de l’Église de Home envoie aux
condamnés. Tout indique une persécution universelle, se déchaînant en tout
lieu, presque au hasard, selon les caprices des hommes, servis par les lois
existantes, c’est-à-dire les anciens édits rajeunis par Trajan et ses
successeurs. Les chrétiens, écrit au païen Autolycus Théophile, évêque d’Antioche sous Marc-Aurèle, ont été persécutés jusqu’à ce
jour, et ne cessent pas de l’être. Les plus pieux d’entre eux sont sans cesse
assaillis à coups de pierres, quelquefois même mis à mort. Aujourd’hui encore
on ne cesse de les battre cruellement de verges. Théophile se plaint
surtout ici des violences populaires; Méliton accuse particulièrement les
magistrats. Chose qui n’était pas arrivée, dit-il, maintenant la race des
hommes qui craignent Dieu est poursuivie en vertu d’édits nouveaux en Asie. Les
impudents sycophantes et les gens avides du bien d’autrui, prenant occasion de
ces édits, nous pillent ouvertement, déchirant les innocents nuit et jour.
Ces édits nouveaux sont,
évidemment, des ordonnances locales, rendues par le fanatisme de quelques
gouverneurs; Marc-Aurèle, en effet, appliqua aux chrétiens la jurisprudence de
ses prédécesseurs, mais ne promulgua contre eux aucun nouvel édit : le
témoignage de Tertullien est formel sur ce point.
On doit le croire ici ; mais il est impossible de le
suivre quand il prête à Marc-Aurèle une sorte d’édit de tolérance. Nous pouvons
nommer, dit-il, un empereur qui s’est déclaré le protecteur des chrétiens.
Qu’on lise la lettre où le très grave empereur Marc-Aurèle atteste que la soif
cruelle qui désolait son armée en Germanie fut apaisée par la pluie que le ciel
accorda aux prières des soldats chrétiens. S’il ne révoqua pas expressément les
édits qui punissaient les chrétiens, du moins les rendit-il absolument sans
effet, en établissant des peines, même plus rigoureuses, contre leurs
accusateurs. Tertullien, qui avait plus d’esprit que de critique, fut
trompé ici par un écrit apocryphe, comme il en circulait plusieurs au deuxième
siècle. A force de vouloir démontrer que les mauvais princes seuls avaient
persécuté, il finit par accueillir avec trop de facilité des bruits mal fondés
et des pièces douteuses. Loin d’attribuer aux prières des soldats
chrétiens l’orage qui sauva un jour l’armée romaine pendant la guerre des
Quades, l’opinion païenne lui trouva diverses causes : les uns en firent
honneur aux incantations d’un mage égyptien, qui accompagnait Marc-Aurèle à la
guerre; d’autres y virent une récompense accordée par les dieux à la
piété de l’empereur: celui-ci compte, à la fin du premier livre des
Pensées, ce qui se passa alors parmi les bienfaits qu’il a reçus des dieux :
l’imagé de Jupiter Pluvius figure seule dans les
pièces numismatiques et sur le bas-relief de la colonne Antonine qui consacrent
ce souvenir. Nous ne prétendons point révoquer en doute le miracle qu’une
antique et pieuse tradition, appuyée sur le témoignage considérable de
l’apologiste contemporain Apollinaire, attribue aux prières des soldats
baptisés de la douzième légion Fulminata, en
résidence à Mélitène,—c’est-à-dire dans une des
régions de l’Asie où le christianisme était alors le plus répandu,—et dont un
détachement servait probablement dans l’armée qui, depuis près de huit ans,
défendait l’Empire en Germanie. Mais cet événement nous paraît n’avoir
exercé aucune influence sur les dispositions de l’empereur philosophe au sujet
des chrétiens. La persécution ne s’apaisa pas après 174, date de la guerre des
Quades ; c’est même pendant les dernières années de Marc-Aurèle qu’elle sévit
avec le plus d’intensité.
On ne saurait donc représenter Marc-Aurèle comme s’étant
montré, à aucune époque de sa vie, favorable aux chrétiens. Tertullien, en
l’insinuant, ne fait que suivre, sans examen, et en forçant les termes selon sa
coutume, une tendance familière aux apologistes de la fin de l’époque antonine.
La cause qu’ils soutenaient était si belle, qu’un peu d’illusion, peut-être
même quelque argument d’avocat leur sera facilement pardonné. L’insuccès des
écrits apologétiques de Quadratus et d’Aristide sous Hadrien, de Justin sous
Antonin, la mort même de ce philosophe chrétien, n’avaient pas découragé les
esprits confiants et généreux qui travaillaient à dissiper le malentendu qui,
selon eux, divisait seul l’Empire et l’Église. Sûrs de l’innocence de leurs
coreligionnaires, forts de la vérité du christianisme, et, d’un autre côté,
pénétrés de respect pour l’incontestable vertu du souverain en qui se
personnifiait la société païenne, ils refusaient d’admettre qu’entre de tels
adversaires la lutte pût durer longtemps : à force de sincérité, de confiance,
par des explications loyales et claires, nous parviendrons enfin,
pensaient-ils, à la faire cesser. Mais, pour atteindre ce but, présenter à
l’empereur la défense des mœurs calomniées des chrétiens, ou même la
justification philosophique de leurs doctrines, ne pouvait suffire : avant
tout, les avocats du christianisme devaient s’attacher à détruire les défiances
de l’État romain envers ceux qu’il s’obstinait à prendre pour des ennemis
cachés de ses institutions, de ses lois, de son existence même.
Cette nécessaire tactique, à la fois habile et loyale, fut comprise des grands apologistes orientaux qui imprimèrent à la pensée chrétienne, pendant le règne de Marc-Aurèle, tant d’éclat, de mouvement et de vie, le philosophe Athénagore, les évêques Théophile, Méliton, Apollinaire. En agissant et en parlant de la sorte, ils continuaient la tradition inaugurée par saint Justin, fidèle lui-même aux enseignements apostoliques. Seul, un des plus intimes disciples du philosophe martyr sembla prendre plaisir à la contrarier : Tatien s’efforce, dans ses vigoureux écrits, de creuser le fossé entre la science humaine et la révélation divine, d’accabler l’hellénisme sous ce qu’il appelle la sagesse barbare, d’isoler le chrétien du courant de la vie romaine. Cette exception tient à deux causes: Tatien, né en Assyrie, dans cette partie de l’Orient que les armes de Trajan désolèrent sans la subjuguer, ne pouvait avoir pour l’Empire les sentiments d’un Romain; destiné à sortir bientôt de l’orthodoxie et à se faire chef de secte, il ne saurait représenter la direction vraie de la pensée chrétienne. C’est un intransigeant : il n’entraîna personne à sa suite, sauf peut-être le satirique chrétien Hermias, qui dans la forme procède de Lucien plus encore que de lui. Tout autres sont les grands hommes dont j’ai tout à l’heure rappelé les noms. Ce qu’il y a de bon dans le monde antique, — dans la sphère des esprits, la philosophie, dans la sphère des réalités tangibles, l’Empire, — ne possède pas de plus dévoués amis. Athénagore, philosophe athénien converti, dédie son Apologie aux empereurs Marc-Aurèle Antonin et Marc-Aurèle Commode, arméniaques, sarmatiques, et, ce qui est leur plus grand titre, philosophes. Il leur parle en fidèle sujet. Nous qu’on appelle chrétiens, nous ne faisons de tort à personne ; remplis de piété, nous vénérons votre pouvoir impérial. Plus loin, rappelant les coutumes de la primitive Église, il ajoute: Qui sera plus digne d’être écouté que nous, qui prions pour la prospérité de votre Empire, afin que de père en fils vous vous transmettiez le pouvoir et que votre domination, toujours croissante, puisse s’étendre à tout l’univers ? Votre bonheur est notre intérêt, car il nous importe de pouvoir mener une vie tranquille en vous rendant de grand cœur l’obéissance qui vous est due. Et cette vie tranquille, dont l’injustice des hommes excepte les seuls chrétiens, où la mènerait-on mieux que dans l’Empire romain, dans lequel chacun est gouverné par une loi égale pour tous, les cités jouissent en paix des honneurs et de la dignité qui appartiennent à chacune d’elles, le monde entier, sous la prévoyante sagesse de ses princes, repose dans une paix profonde? Les évêques parlent comme le philosophe: c’est le même
langage enthousiaste et loyal. On le retrouve, avec les réserves dictées par la
foi et la dignité chrétiennes, sous la plume de Théophile d’Antioche disant au
païen Autolycus: Je respecte le roi ; je ne l’adore
pas, mais je prie pour lui. Je n’adore que le Dieu vrai et vivant, par lequel
je sais que le roi a été fait. Tu me diras donc : Pourquoi n’adores-tu pas le
roi? Je réponds : Parce qu’il n’a pas été créé pour être adoré, mais pour
recevoir de nous l’honneur légitime. Il n’est pas un Dieu, il est un homme
établi de Dieu, non pour qu’on l’adore, mais pour juger avec justice. C’est, en
quelque sorte, un ministère qui lui a été confié par Dieu. Lui-même ne
souffrirait pas qu’on donnât le nom de rois aux magistrats placés sous ses
ordres. De même que seul il a droit à être appelé roi, de même Dieu seul a
droit à être adoré. C’est pourquoi, ô homme, tu te trompes en toutes ces
choses. Rends seulement au roi le respect; mais en le respectant aime-le, obéis-lui et prie pour lui. Méliton de Sardes
tient un langage analogue: ses avances envers l’Empire sont môme beaucoup plus
marquées. Il démêle, cent trente-deux ans d’avance, au travers des persécutions
proconsulaires, la possibilité d’un Empire chrétien[131]. Son idéal politique
est un État où le souverain, connaissant et craignant le Dieu véritable,
jugerait toute chose en homme qui sait qu’il sera jugé à son tour devant Dieu,
et où les sujets, craignant Dieu de leur côté, se feraient scrupule de se
donner des torts envers le souverain, et les uns envers les autres. Cette
phrase semble tirée du traité de la Vérité, opuscule mentionné par Eusèbe et
probablement découvert en syriaque par Cureton; dans l’Apologie, dont
Eusèbe nous a transmis un important fragment, les mêmes idées se retrouvent,
plus accentuées encore: Oui ; c’est vrai, dit-il à Marc-Aurèle, notre
philosophie a d’abord pris naissance chez les Barbares; mais le moment où elle
a commencé de fleurir parmi les peuples de tes États ayant coïncidé avec le
grand règne d’Auguste, ton ancêtre, fut comme un heureux augure pour l’Empire.
C’est de ce moment, en effet, que date le développement colossal de cette
puissance romaine dont tu es et seras, avec ton fils, l’héritier acclamé de nos
vœux, pourvu que tu veuilles bien protéger cette philosophie qui a été en
quelque sorte la sœur de lait de l’Empire, puisqu’elle est née avec son
fondateur. Le synchronisme qu’établit ici Méliton entre l’apparition du
christianisme et celle de l’Empire, et qu’il voit se poursuivre dans le
mouvement parallèle de leurs destinées, est curieux, grandiose, et ne pouvait
manquer de frapper un esprit observateur ; mais, selon l’apologiste, il n’est
pas purement accidentel ; l’avenir de Rome est lié aux progrès de la religion
chrétienne. Ce qui prouve bien que notre doctrine a été destinée à fleurir
parallèlement à votre glorieux Empire, c’est qu’à partir de son apparition tout
vous a réussi à merveille.
Jusqu’à présent, dans ces paroles des apologistes, tout
est spontané, naïf : nulle tendance à fausser les faits ou à forcer les
sentiments. Je n’oserais juger tout à fait de même la phrase suivante, qui
continue, dans l’Apologie de Méliton, le passage que l’on vient de lire :
Seuls, Néron et Domitien, trompés par quelques
calomniateurs, se montrèrent malveillants pour notre religion ; et ces
calomnies, comme il arrive d’ordinaire, ont été acceptées sans examen. Mais
leur erreur a été ensuite corrigée par tes pieux parents (Hadrien et Antonin),
lesquels, par de fréquents rescrits, ont tempéré le zèle de ceux qui voulaient
nous molester. Hadrien, ton aïeul, en écrivit à plusieurs, et en particulier au
proconsul Fundanus, qui gouvernait l’Asie. Et ton
père, dans le temps que tu gouvernais l’Empire avec lui, a écrit aux cités
qu’il ne fallait point faire de tumulte à cause de nous, et particulièrement
aux Larissiens, aux Thessaloniciens, aux Athéniens et à tous les Grecs. Quant à
toi, qui as pour nous les mêmes sentiments, avec un degré encore plus élevé de
philanthropie et de philosophie, nous sommes persuadés que tu feras ce que nous
demanderons.
Il semble qu’ici l’avocat perce sous l’apologiste. Les
faits énoncés sont matériellement exacts : le rescrit d’Hadrien que vise
Méliton a réellement été rendu ; les rescrits d’Antonin dont il parle (et parmi
lesquels il ne cite pas la lettre apocryphe au conseil d’Asie) ne sont point
inventés. Mais ces pièces, tout en produisant peut-être un effet favorable aux
chrétiens, n’ont pas eu pour objet principal de venir à leur secours. Sous
Trajan, dont Méliton tait le nom, comme sous Hadrien et Antonin, la persécution
lente, continue, est demeurée l’état ordinaire des chrétiens, et ils ont
peut-être plus souffert sous ces excellents empereurs que pendant les soudaines
et rapides bourrasques des règnes de Néron et de Domitien. Mais la tendance des
apologistes, encore exagérée par Tertullien, est de calquer tellement les
destinées extérieures du christianisme sur celles de l’Empire romain, que tout
règne heureux pour celui-ci a dû, selon eux, être un règne paisible pour
l’Église, et que les mauvais souverains peuvent seuls avoir été des
persécuteurs. Argument habile, car sa conclusion logique, qu’elle soit adressée
par Méliton à Marc-Aurèle ou par Tertullien à Septime Sévère, est celle-ci :
Toi, qui es un bon empereur, tu ne peux molester les chrétiens, dont tous les
bons empereurs furent les amis, et que les mauvais seuls firent souffrir. Rien,
malheureusement, n’est plus contraire à la vérité des faits. Les bons empereurs,
c’est-à-dire les gardiens jaloux de la chose romaine, se sont tous persuadés
que le développement de l’Église chrétienne était dangereux pour l’Empire, et
qu’il fallait l’entraver. Cette pensée était fausse sans doute, car le
christianisme ne refuse rien à la puissance civile de ce qui lui est dû, il
n’apporte aucun trouble aux intérêts du pouvoir, il lui prépare au contraire
des citoyens en élevant l’homme dans les principes religieux et moraux
mais, si fausse qu’elle fût, elle formait au deuxième et au troisième siècle un
axiome de la politique romaine: seuls les souverains indifférents, amollis,
négligeaient de s’y conformer. Aussi, contrairement aux assertions des
apologistes, les règnes des bons empereurs furent-ils généralement défavorables
aux chrétiens, et ceux des mauvais empereurs leur laissèrent-ils presque
toujours quelque repos: Domitien ne persécuta que pendant une année; Hadrien,
Antonin, Marc-Aurèle persécutèrent pendant tout leur règne, Commode ne
persécutera pas. Mais cela, ni Méliton, ni Tertullien ne pouvaient le dire sans
parler contre leur cause, probablement même contre leur pensée, toute pleine de
généreuses illusions: ainsi s’explique leur langage, que nous avons le droit,
à distance, de juger contraire aux faits historiques.
Ce qu’ils espéraient trouver, ce qu’ils s’efforçaient de
susciter, c’était un empereur vraiment politique et vraiment philosophe, qui
eût reconnu dans les vertus chrétiennes le sel qui empêchait le monde romain de
se corrompre, et dans la religion nouvelle un secours pour l’Empire ébranlé par
l’action combinée de l’incrédulité et de la superstition. Marc-Aurèle eût pu
être cet empereur, si des préjugés de toute sorte n’avaient obscurci son regard
: Méliton et les apologistes grecs s’obstinaient à l’espérer contre toute
espérance, et redoublaient leurs appels éloquents et sincères à l’équité, à la
philosophie du souverain, pendant que Minucius Félix
répondait aux calomnies répandues dans le monde léger de lettrés et de
sophistes dont Marc-Aurèle était environné. Ces calomnies étaient celles
qui couraient dans le peuple : les beaux esprits de la cour philosophique de
l’empereur les acceptaient toutes faites, sans se soucier d’approfondir. Pour
eux, les chrétiens formaient une faction infâme, turbulente, illégale,
cherchant les ténèbres, recrutée dans les dernières couches sociales, séduisant
les femmes et les enfants, commettant en secret des actes infâmes et des crimes
abominables, pratiquant un culte ridicule ou obscène, et, chose extraordinaire,
n’ayant pas peur de la mort et croyant à une vie future. Ce dédain des
chrétiens pour la mort étonnait, scandalisait, agaçait les philosophes et les
littérateurs. Épictète, Ælius Aristide, Galien, en
parlent avec une sorte d’irritation. Marc-Aurèle le supportait aussi avec
peine. Incrédule, semble-t-il, aux calomnies vulgaires, car il n’en parle
jamais, il n’apercevait des chrétiens que leur facilité à mourir ; mais ce
trait étrange, que sa philosophie sans croyances ne pouvait expliquer,
suffisait à le tourner contre eux. Jamais il ne prêta à leurs suppliques, à
leurs mémoires, à leurs livres, même une attention distraite; il ne paraît
point avoir entendu tout ce bruit d’apologétique soulevé autour de lui, ou,
s’il l’entendit, il le méprisa, comme un son confus et privé de signification.
Une seule fois, dans son carnet de notes, il écrit un mot qui montre sa pensée
dédaigneuse et superficielle au sujet des chrétiens. Méditant, dans son camp
voisin du Danube, sur la préparation à la mort, il laisse tomber cette parole :
Disposition de l’âme toujours prête à se séparer du corps, soit pour
s’éteindre, soit pour se disperser, soit pour persister. Quand je dis prête,
j’entends que ce soit par l’effet d’un jugement propre, non par pure
opposition, comme font les chrétiens; il faut que ce soit un acte réfléchi, grave, capable de persuader les autres,
sans mélange de faste tragique.
Un tel jugement n’était pas d’un prince disposé à prendre au sérieux les
doléances des chrétiens et à faire cesser la persécution.
Aussi voyons-nous celle-ci plus ardente que jamais,
pendant que se poursuit pour et contre les chrétiens ce combat d’idées et de
paroles dont les apologistes d’une part, d’autre part les lettrés de cour que Minucius Félix personnifie dans Cæcilius,
et les vrais polémistes comme Celse, sont les champions. Entendez-vous ces
menaces ? dit Cæcilius. Voyez-vous ces châtiments,
ces tortures, ces croix dressées non pour l’adoration, mais pour le supplice,
ces feux que vous annoncez et que vous craignez ? Où est ce Dieu qui peut
ressusciter les morts, et qui ne peut sauver les vivants ? Le plus
redoutable adversaire que l’Évangile ait rencontré dans les premiers siècles,
l’homme qui a créé, en quelque sorte, le fonds sur lequel ont vécu depuis lors
et vivent encore aujourd’hui les ennemis du christianisme, Celse, parle de
même. Composant, vers 178, son Discours véritable, il montre, avec un accent de
triomphe, les fidèles traqués de toutes parts, errants, vagabonds, recherchés
parce que l’on veut en finir avec eus. Il avait vraiment des raisons de
parler ainsi : il écrivait au lendemain de l’atroce et sublime tragédie des
martyrs de Lyon, et à la veille du martyre de sainte Cécile.
CHAPITRE VII —LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE
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