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HISTOIRE DES PERSECUTIONS

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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH: UNE HISTOIRE DIVINE

 

HISTOIRE DES PERSÉCUTIONS PENDANT LES DEUX PREMIERS SIÈCLES

 

CHAPITRE V

LA PERSÉCUTION D’ANTONIN LE PIEUX.

 

I. — La première Apologie de saint Justin.

Sous Antonin le Pieux et sous Marc Aurèle, les rapports des chrétiens avec l’Empire romain restèrent ce qu’ils étaient sous Hadrien. Aucun trait de la situation n’est changé : la législation de Trajan, remise en vigueur par Hadrien, continue d’être appliquée ; les passions populaires sont toujours aussi ardentes, les magistrats toujours aussi faibles ; les apologistes plaident la cause du christianisme avec un courage qui ne se dément pas. Malheureusement leur voix, qui parait si retentissante à la postérité, ne réussit pas à se faire entendre des souverains auxquels ils s’adressent ; ni la bonté un peu banale d’Antonin, ni la philosophie nonchalante de Marc Aurèle, ne se décident à examiner les questions que leur soumettent les apologistes : ils font ou laissent faire des martyrs avec une sereine indifférence.

Les chrétiens avaient attendu mieux des souverains auxquels, avec une noble confiance, ils exposaient leurs griefs. Heureux de voir le trône des Césars occupé par des empereurs sensés, humains, éclairés, animés de bonnes intentions, ils se flattaient d’obtenir enfin justice. Ils crurent pouvoir s’adresser à eux librement, sans crainte et sans détour, le visage découvert, comme d’honnêtes gens à d’honnêtes gens. Les deux Apologies de saint Justin, — présentées l’une à Antonin le Pieux et à ses fils adoptifs Marc Aurèle et Verus, vers 150, l’autre environ dix ans plus tard, au sénat romain, — sont des œuvres fort remarquables, moins encore par le fond des idées et la forme dont il les revêt, que par la démarche franche et hardie de l’auteur. Quadratus et Aristide, un quart de siècle auparavant, avaient ouvert la voie : pour la première fois, philosophes et chrétiens tout ensemble, ils avaient plaidé devant un empereur la cause du christianisme, et demandé en son nom la paix. Mais ne connaissant à peu près rien de l’écrit de Quadratus, devinant celui d’Aristide à travers des versions ou des adaptations qui dénaturent plus ou moins l’original, nous ne saurions juger de quel ton s’étaient exprimés ces avocats volontaires d’une religion persécutée. Au contraire, nous pouvons lire les deux mémoires apologétiques de Justin. L’accent en est admirable. La manière dont ce Samaritain, devenu maître d’école à Rome, seul, sans appuis extérieurs, sans autre force que sa conscience et la raison, s’adresse aux tout-puissants maîtres du monde, émeut profondément. Quelle autorité de langage ! quelle confiance touchante dans sa cause et dans ses juges ! quelle loyauté politique ! C’est le christianisme même parlant, humblement et fièrement, par la bouche d’un digne ambassadeur, et laissant éclater, sans hypocrisie et sans arrogance, ses véritables sentiments pour l’Empire romain.

Ces sentiments diffèrent tout à fait de ceux que lui prêtent les plumes judéo-chrétiennes qui ont écrit les apocalypses apocryphes, le quatrième livre d’Esdras, les quatrième, cinquième et huitième livres dés oracles sibyllins. A ces œuvres d’une poignée d’exaltés, en contradiction absolue aussi bien avec l’enseignement des apôtres qu’avec celui de leurs successeurs dans une direction intellectuelle et morale de l’Église, s’applique le mot de Jésus disant à des disciples qui voulaient faire descendre le feu du ciel sur une ville hostile à leurs idées : nescitis cujus spiritus sitis. Les apologistes sont de plus fidèles interprètes de l’esprit du Maître. Il n’a point tenu à eux que l’Église et l’Empire ne s’entendissent cent ou deux cents ans avant Constantin. On les voit faire au pouvoir les avances les plus significatives. Si Hadrien, Antonin le Pieux, ou quelqu’un de ses successeurs, avaient compris la portée de leur langage à la fois habile et sincère, l’histoire eût sans doute été changée : les bienfaits sociaux du christianisme se seraient développés sans entraves au sein d’un Empire assez jeune et assez vigoureux pour s’assimiler un sang nouveau, au lieu que, plus tard, quand se fit entre la religion du Christ et la politique des Césars la réconciliation inévitable, le monde romain était peut-être trop vieux à l’intérieur, trop menacé au dehors, pour retrouver même au contact de l’Évangile la vigueur nécessaire à de longues destinées. Hélas! l’Empire laissa passer l’occasion que lui ménageait la Providence. La main tendue au nom de l’Église par les apologistes fut dédaigneusement repoussée. Mais elle eût pu ne pas l’être: et le fait de l’avoir loyalement offerte montre quels étaient, en politique, les sentiments des chrétiens éclairés.

Leur fidélité n’eût pas dû inspirer de doutes au pouvoir. Saint Justin rappelle aux empereurs que les chrétiens montrent en toute chose une exacte soumission aux ordres émanés de l’autorité, s’efforçant avant tous les autres de payer les tributs et les taxes à ceux qui ont mission de les recevoir, et ne se réservant qu’une seule liberté, celle de la conscience. Nous n’adorons qu’un Dieu, ajoute-t-il, mais pour tout le reste nous vous obéissons avec joie, vous reconnaissant pour les rois et les princes des hommes, et demandant par nos prières qu’avec la puissance souveraine vous obteniez aussi une âme droite. Les chrétiens ne sont pas seulement les sujets dévoués de l’Empire, ils sont encore ses auxiliaires les plus utiles, eux qui enseignent que personne n’échappe à l’œil de Dieu, le méchant, l’ambitieux, le conspirateur, aussi bien que l’homme vertueux, et que tous reçoivent un châtiment éternel, selon le mérite de leurs œuvres. Saint Justin fait ressortir l’efficacité sociale d’une telle doctrine, ce qu’elle empêche de crimes, quel utile secours elle apporte aux lois trop souvent méconnues. En établissant l’ordre dans les âmes, les chrétiens contribuent puissamment à l’établir dans la société. C’est d’avance, sous une autre forme, la parole célèbre de Montesquieu : Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques. Justin pense ainsi, mais, comme il convient à sa situation et à son temps, il s’exprime plus modestement : ses déclarations, d’un accent ferme et sincère, donnent un grand poids à l’argumentation qu’il présentera ; on sent que ce n’est pas un zélote, un fanatique qui va parler, mais un patriote et un Romain.

C’est plus encore, un Grec et un philosophe. Le temps est passé où ces appellations eussent été reçues avec défaveur. Le Romain éclairé du deuxième siècle. est toujours plus ou moins frotté d’hellénisme. Les empereurs de cette époque, quelle que soit leur origine, sont de demi Grecs par les idées et les mœurs. La philosophie grecque est déjà aux affaires, et montera bientôt sur le trône. L’éducation publique et privée est tout entière entre les mains des Grecs. Il n’y a plus, à proprement parler, de littérature latine, au moins jusqu’au jour où le rude et subtil parler de l’Afrique lui rendra quelque vigueur et quelque nerf ; les lettres grecques enfantent encore de grands écrivains. L’Église elle-même, à Rome, parle grec. A elle de s’approprier, d’abriter sous son aile, de recueillir dans un pan de son manteau ce que la pensée grecque a produit de vrai, de beau et de pur. Justin prendra l’initiative de cette œuvre, trop grande pour les forces d’un seul homme, mais qu’il est glorieux de commencer.

Ses écrits frayeront la voie que va suivre, pendant des siècles, la grande philosophie chrétienne. Personne n’y pourrait être mieux préparé que lui. Après avoir traversé toutes les couches de la pensée antique, éprouvé ce que chacune d’elles contient de vérité, il n’a, en passant de l’école dans l’Église, rien voulu renier de son passé intellectuel ; mais, approchant de la lumière révélée chacune des idées que sa raison avait reconnues vraies, il les a senties tressaillir au contact de cette lumière, et s’y réunir d’elles-mêmes, comme des étincelles à leur foyer. Aussi, avec quelle largeur et quelle sympathie il juge les philosophies diverses, dont aucune n’a connu toute la vérité, mais qui toutes ont connu quelque chose de la vérité ! qu’il est indulgent pour les efforts de la raison et de la vertu humaines, mues à leur insu par la lumière et la grâce cachées du Verbe divin ! Tous les grands philosophes, tous les grands hommes de bien de l’antiquité ont été, dit-il, des chrétiens avant le Christ ; mais toutes les richesses qu’ils ont acquises sont de droit le patrimoine des chrétiens. Le Verbe est la lumière qui éclaire tout homme en ce monde, dans le passé aussi bien que dans le présent. Il n’y a pas d’antinomie entre la raison et la foi : l’une achève et complète l’autre. Le christianisme n’est rien venu détruire, mais tout agrandir et tout purifier : la révélation ne sape pas par la base l’édifice intellectuel construit depuis des siècles par l’humanité pensante, elle en consolide au contraire les fondements, et pose sur son sommet un magnifique et définitif couronnement.

Justin ne demeure pas toujours sur les éclatants sommets de la métaphysique religieuse. Il lui suffit d’y avoir entraîné les lecteurs éclairés dont il sollicite l’attention : maintenant, d’un coup d’aile rapide, il peut redescendre sur la terre : qui songerait à mettre en doute la fermeté de sa raison et la hauteur de sa pensée ? Le métaphysicien a le droit de se faire avocat, de prendre en main la cause de ses frères persécutés : il a donné sa mesure et forcé la sympathie. Ne pourrait-on pas croire que la cause des chrétiens est déjà à moitié gagnée ? Si telle est la magnificence et l’ampleur de l’idée chrétienne, personne n’admettra sans preuves qu’elle autorise et recouvre les infamies, les crimes, les extravagances imputés aux fidèles par l’imagination du peuple païen. Une abominable morale ne peut découler d’une pure et sublime métaphysique. Les mœurs chrétiennes ne peuvent pas ne pas être innocentes : et en effet elles le sont, dit Justin, donnant des exemples curieux des précautions prises par certains chrétiens pour conserver ou prouver leur, chasteté, et mettant éloquemment en contraste la pureté morale de l’Église et les complaisances honteuses d’une société qui a souffert Antinoüs vivant et déifié Antinoüs mort. Si des actes scandaleux se commettent dans les conventicules secrets des hérétiques, Justin l’ignore ; mais il sait ce qui se passe dans les assemblées chrétiennes : leurs rites augustes et touchants n’ont rien à redouter de la lumière jour. Justin en trace le tableau d’une plume émue, et entrouvre devant les profanes la porte de l’appartement où se célèbre le sacrifice eucharistique. Les chrétiens sont des hommes pieux, purs et paisibles. N’ont-ils pas, le droit de protester en présence de l’empereur et de ses fils contre l’iniquité de la jurisprudence ? En eux, le nom seul est puni : le juge ne recherche pas si ceux qui portent ce nom, et qui refusent d’y renoncer, ont commis des crimes de droit commun ; ils sont chrétiens, c’est assez : le supplice les attend. On les condamne sans examen : on absout sans examen les renégats. Quel renversement de la logique ! De grâce, ne punissez pas un mot, mais des faits : quand un chrétien est accusé devant votre tribunal, soumettez sa vie à une enquête, cherchez s’il a commis quelque acte répréhensible ; mais que le nom seul de chrétien, qui suppose tant de choses excellentes, ne lui soit pas imputé à crime, et ne transforme pas un être inoffensif, un loyal sujet de l’Empire, en misérable digne de tous les châtiments. Donnez aux chrétiens le droit commun, ne laissez pas subsister contre eux un droit exceptionnel, qui est une monstruosité juridique, une anomalie dans l’ensemble des lois romaines, un outrage à la raison et à l’équité.

Tel est, dans ses grandes lignes, le premier mémoire apologétique de saint Justin. J’ai essayé de rendre, non l’ordre exact des paroles, mais le mouvement logique des idées, et surtout le large et généreux accent. Il semble qu’un tel écrit était de nature â produire quelque effet. Il n’en produisit aucun. Même s’il passa du bureau des requêtes (officium a libellis) dans le cabinet de l’empereur, le bon Antonin, occupé d’administrer ses domaines, d’augmenter les fondations alimentaires de Trajan, ou de compléter l’organisation de l’enseignement public, ne l’honora probablement pas d’un regard. Peut-être remit-il ce long traité philosophique au jeune Marc Aurèle, qui le parcourut d’un œil dédaigneux, y découvrit quelque emphase, quelque défaut de forme, n’aperçut pas les grandes qualités du fond, et renvoya le volumen en murmurant les mots d’entêtement et de tragédi. Justin avait trop présumé de la bonne volonté et de l’attention des empereurs : dans sa naïveté, il avait cru que la vérité n’a qu’à se présenter hardiment pour être admise dans le conseil des souverains. L’événement le détrompa sans le décourager. Après comme avant 150, la politique romaine resta vis-à-vis des chrétiens ce qu’elle était depuis le commencement du deuxième siècle. La hideuse tache de sang continua de souiller le règne d’Antonin, comme elle avait souillé les règnes, de ses deux prédécesseurs, comme elle devait marquer tristement celui de Marc Aurèle. On refusa d’effacer des codes le terrible : christianos esse non licet, et, conformément aux édits primitifs de persécution interprétés par la jurisprudence de Trajan et d’Hadrien, les magistrats ne cessèrent pas de condamner quiconque s’avouait chrétien, de déclarer innocents les lâches qui niaient ou abjuraient ce nom. Cinq ans environ après la présentation de la première Apologie, saint Justin, dans un autre écrit, traçait de la condition des chrétiens un sombre et glorieux tableau. Juifs et païens, dit-il, nous persécutent de tous les côtés ; ils nous privent de nos biens et ne nous laissent la vie que quand ils ne peuvent nous l’ôter. On nous coupe la tête, on nous attache à des croix, on nous expose aux bêtes, on nous tourmente par les chaînes, par le feu, par les supplices les plus horribles. Mais plus on nous fait souffrir de maux, plus se multiplie le nombre des fidèles. Le vigneron taille sa vigne pour la faire repousser ; il en ôte les branches qui ont porté du fruit pour lui en faire jeter d’autres plus vigoureuses et plus fécondes : il arrive la même chose au peuple de Dieu, vigne fertile plantée de sa main et de celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Rien, on le voit, n’était changé. Le seul souci que les chrétiens inspirèrent à l’empereur Antonin fut d’empêcher que l’on troublât l’ordre à leur sujet. Sous son règne, les émeutes populaires s’étaient de nouveau déchaînées contre eux : nous aurons tout à l’heure l’occasion de voir de près ces sauvages effervescences de la foule païenne. Antonin envoya de plusieurs côtés des rescrits pour enjoindre de suivre dans les causes des chrétiens les règles de procédure criminelle rappelées par ses deux prédécesseurs. Dans le temps que tu gouvernais l’Empire avec lui, dit Méliton à Marc Aurèle, ton père a écrit aux cités qu’il ne fallait point faire de tumulte à cause de nous, et particulièrement aux Larissiens, aux Thessaloniciens, aux Athéniens et à tous les Grecs. Dans cette liste, Méliton ne nomme pas la célèbre lettre d’Antonin au conseil d’Asie, rapportée par Eusèbe. Celle-ci est manifestement apocryphe : il suffit, pour le reconnaître, de la lire avec attention. Nous la traduisons ici, car elle est trop souvent citée pour qu’il soit permis de la passer sous silence :

L’empereur César Titus Ælius Hadrianus Antoninus Pius, grand pontife, revêtu pour la vingt et unième fois de la puissance tribunitienne, consul pour la quatrième fois, au conseil d’Asie, salut.

C’est aux dieux à veiller, ce me semble, à ce que ces hommes n’échappent pas au châtiment. Aux dieux plutôt qu’à vous il convient de punir ceux qui refusent de les adorer. Vous molestez ceux-ci, vous accusez leur doctrine d’athéisme, vous leur adressez sans preuves d’autres reproches. Mais eux estiment que mourir pour leur Dieu vaut mieux que vivre. Ils triomphent ainsi de vous, puisqu’ils préfèrent renoncer à la vie que de vous obéir. Quant aux tremblements de terre passés ou présents, il ne vous sied guère de les rappeler, vous qui tombez dans le désespoir lorsqu’ils arrivent: vous ne pouvez vous comparer à ces hommes qui, dans ces moments, ont plus que vous confiance en Dieu. Mais pendant tout ce temps, où vous semblez ne rien connaître, vous négligez les autels des dieux et le culte dû à l’Immortel. Les chrétiens qui l’honorent, vous les chassez et vous les persécutez jusqu’à la mort. Déjà plusieurs gouverneurs de provinces avaient écrit à mon divin père (Hadrien) au sujet de ceux-ci : il leur a répondu de ne pas les troubler, à moins qu’on ne les surprit agissant contre la puissance romaine. Beaucoup aussi m’ont consulté à ce sujet, et je leur ai répondu dans le même sens que mon père.

Si donc quelqu’un persiste à inquiéter l’un de ceux-ci, à cause de sa qualité (de chrétien), que celui qui est accusé soit renvoyé libre de l’accusation, quand même il serait reconnu tel, et que l’accusateur soit puni.

Le caractère apocryphe de cette pièce n’a pas besoin d’être démontré. Il est évident. Un faussaire l’a composée, et Eusèbe l’a reproduite sans examen. Si l’on pouvait admettre que la lettre au conseil d’Asie est authentique, l’histoire de cette époque deviendrait incompréhensible. Les paroles prêtées à Antonin équivalent en effet à une reconnaissance formelle du christianisme, placé même au-dessus du culte des dieux, comme inspirant à ses fidèles une résignation et un courage que celui-ci est loin de donner à ses sectateurs. C’est le langage d’un Constantin : jamais le successeur d’Hadrien et le père adoptif de Marc Aurèle n’a parlé de la sorte. Si la première Apologie de saint Justin avait aussi complètement obtenu gain de cause, on ne s’expliquerait pas que celui-ci ait cru devoir, quelques années plus tard, en composer une seconde, remplie des mêmes plaintes et des mêmes demandes; on ne comprendrait pas la longue série d’écrivains apologétiques qui se succèdent pendant le règne de Marc Aurèle ; on ne comprendrait pas que sous Antonin et son successeur il y ait encore eu des martyrs. L’ère des persécutions serait finie. Hélas ! elle dure toujours, et le règne de Marc Aurèle va être son moment le plus sanglant. Effaçons donc de l’histoire vraie ce document inventé, qui y a trop longtemps usurpé une place, qui a trompé Eusèbe au quatrième siècle, Xiphilin au onzième, Tillemont lui-même au dix-septième, et de nos jours encore a été admis trop facilement par de bons esprits. Mais ne confondons pas avec la lettre apocryphe aux Asiatiques les rescrits aux Larissiens, aux Thessaloniciens, aux Athéniens, et aux Grecs, dont parle Méliton. Bien que leur texte soit perdu, il n’y a pas de raison de douter qu4ls aient été réellement envoyés, et la liste donnée par Méliton mérite d’autant plus d’être prise au sérieux qu’elle se tait sur la prétendue lettre au conseil d’Asie. Leur caractère est indiqué d’un mot par l’écrivain du deuxième siècle : dans ces divers rescrits Antonin recommande de ne pas faire d’émeutes au sujet des chrétiens. Ceci ne ressemble aucunement à la reconnaissance formelle du christianisme que l’auteur de la fausse lettre prêtait à un empereur qui n’y songea jamais : c’est, une simple mesure de police. Antonin est fidèle à la politique de Trajan et d’Hadrien ; en présenté d’une situation qui n’a pas changé, il rappelle les mêmes règles juridiques, sans cesse remises en vigueur, sans cesse transgressées. Les rescrits dont Méliton indique les destinataires continuent le rescrit d’Hadrien à Minicius Fundanus, comme celui-ci continuait le rescrit de Trajan à Pline.

 

II. — Le martyre de saint Polycarpe.

Quelques années après la présentation aux empereurs de la première Apologie de saint Justin, l’Asie Mineure fut témoin de plusieurs martyres : on put constater alors, non seulement le peu d’effet produit par les courageux efforts du philosophe chrétien, mais encore la mollesse avec laquelle les magistrats suivaient les instructions des souverains : en réalité l’émeute est maîtresse, dicte, exécute les condamnations.

C’est à Smyrne que nous voyons éclater la haine de la foule contre les chrétiens. Ils formaient dans la province d’Asie des communautés nombreuses ; on n’exagérerait pas beaucoup en admettant que près de la moitié de la population s’avouait chrétienne[18]. Le succès croissant de l’Évangile irritait les prêtres des dieux : docile à leurs excitations, crédule à leurs calomnies, la populace cherchait tous les prétextes de, molester les adorateurs du Christ; ceux-ci, malgré leur nombre, ne songeaient nulle part à se défendre. Une lettre adressée par l’Église de Dieu qui est à Smyrne à toutes les parties de l’Église sainte et catholique répandue dans le monde entier, lettre qui figure parmi les monuments les plus authentiques de l’antiquité chrétienne, raconte le martyre de l’évêque de Smyrne, saint Polycarpe, et de onze fidèles amenés de Philadelphie.

La date de ces faits est aujourd’hui bien établie : ils se passèrent en 155, sous le proconsulat de Titus Statius Quadratus. De grandes fêtes étaient alors célébrées à Smyrne. L’asiarque ou grand prêtre d’Asie, personnage considérable choisi par l’élection entre les plus opulents de la province, avait pour charge principale la direction des spectacles qui se donnaient à tour de rôle dans les diverses grandes villes, et en devait faire lui-même les frais en tout ou en partie. Un ou plusieurs asiarques occupaient-ils à la fois cette charge ? ce point est controversé; mais, en 155, un seul asiarque, Philippe, originaire de Tralles, était à Smyrne, en même temps que le proconsul d’Asie, et donnait des jeux dans cette ville. Suivant l’horrible coutume des Romains, qui transformaient les supplices en spectacles, des chrétiens y périrent. L’un d’eux, Quintus, Phrygien de naissance, faiblit à la vue des animaux féroces ; il consentit à jurer par le Génie de l’empereur et à sacrifier : au prix de sa conscience et de son honneur il acheta la vie, car les rescrits impériaux ordonnaient de renvoyer absous le chrétien renégat. Ce Quintus non seulement s’était livré volontairement aux juges, dans un accès passager d’enthousiasme, mais encore avait engagé quelques autres chrétiens à faire de même : C’est pourquoi, frères, écrit l’Église de Smyrne, nous n’approuvons pas ceux qui s’offrent eux-mêmes, car l’Évangile n’enseigne pas d’agir ainsi. Ses compagnons, onze chrétiens de Philadelphie, n’imitèrent pas sa défaillance : ils moururent martyrs. La lettre nous a conservé le nom d’un seul d’entre eux, Germanicus, qui, malgré sa jeunesse, relevait par des paroles intrépides le courage des autres. Le proconsul le conjura vainement d’avoir pitié de lui-même, d’avoir pitié de son âge : il marcha bravement au-devant d’une bête féroce, la frappa, la contraignit à le dévorer. Cet héroïsme ne désarma point les spectateurs. On sait quelle effervescence de telles solennités, à la fois voluptueuses et sanglantes, entretenaient dans la foule accourue de tous côtés pour y prendre part. C’est alors, à la fin de quelque journée fiévreuse passée, sous un soleil ardent, au stade ou à l’amphithéâtre, que des rangs du peuple, docile aux provocations de meneurs, Juifs haineux ou fanatiques idolâtres, sortaient de bruyantes accusations contre les chrétiens, des noms jetés au magistrat, moins comme une indication que comme un ordre. Ce jour-là, toute la foule qui se pressait dans l’immense ovale du stade, exaltée et tout ensemble exaspérée par l’intrépidité de Germanicus, par cette scène étrange de l’homme enfonçant en quelque sorte lui-même dans sa chair les crocs du fauve, fit entendre un cri de rage : Plus d’athées ! qu’on cherche Polycarpe ! C’était une sommation ; elle fut écoutée, bien que contraire aux instructions des empereurs, qui ordonnaient de condamner les chrétiens accusés légalement, mais défendaient deux choses : les rechercher d’office, et recevoir les cris d’une foule pour une accusation régulière.

Depuis la mort d’Ignace, Polycarpe était le premier personnage chrétien de l’Orient. Il avait connu saint Jean et plusieurs de ceux qui avaient vu le Sauveur. En lui vivait la tradition apostolique. Les païens eux-mêmes lui donnaient le titre de Docteur de l’Asie. Sa grande renommée d’intelligence et de sainteté était parvenue jusqu’à Rome ; lorsqu’il vint dans cette ville, en 154, le pape Anicet lui céda l’honneur de prononcer à sa place et en sa présence, dans l’assemblée des fidèles, les paroles de la consécration eucharistique. Tel était l’homme contre lequel, dans un jour de fête, la populace de Smyrne fit entendre des cris de mort. Polycarpe ne s’émut point ; il vivait depuis trop longtemps dans l’attente du martyre pour être troublé quand la couronne s’approchait de lui. Mais il céda aux conseils de la prudence et consentit à se dérober aux recherches. Il se retira, avec quelques compagnons, dans un petit domaine peu éloigné de Smyrne ; il y passa plusieurs jours, priant sans cesse, selon sa coutume, pour l’Église universelle. Puis, averti de l’approche de la police, il changea de demeure. Mais deux jeunes esclaves qu’il avait laissés à la maison furent saisis, mis à la torture ; l’un d’eux consentit à servir de guide à la petite armée, composée de gendarmes à pied et à cheval, que l’on envoyait contre l’évêque. Vers le soir, ils arrivèrent à sa nouvelle retraite. Polycarpe pouvait encore fuir ; il ne le voulut pas. Que la volonté de Dieu soit faite ! dit-il. De la chambre haute où il prenait son repas il descendit et se mit à causer avec les soldats. Sa vieillesse, son sang-froid, les frappèrent d’admiration. Fallait-il se donner tant de mal pour prendre ce vieillard ? dirent quelques-uns. Polycarpe leur fit donner à manger et à boire, et leur demanda de lui laisser quelque temps pour prier. Deux heures durant, il pria debout et à haute voix. Ses auditeurs étaient stupéfaits : plusieurs éprouvaient des remords d’avoir marché contre un si divin vieillard. Les choses qu’il disait à Dieu étaient de nature à produire une grande impression sur l’esprit de ces soldats païens, étrangers à la vraie prière. Il recommandait au Seigneur tous ceux qu’il avait connus dans sa longue vie, petits et grands, illustres et obscurs, et toute l’Église catholique répandue dans le monde. Sa prière achevée, c’est-à-dire probablement vers le matin, les soldats le firent monter sur un âne, et le conduisirent vers la ville : c’était le 23 février, jour de grand sabbat.

Chemin faisant, ils rencontrèrent l’irénarque Hérode et son père Nicète qui venaient en voiture au-devant du prisonnier. L’irénarque était un des premiers de la curie, sorte de préfet de police choisi par le proconsul sur une liste de dix candidats. Polycarpe le connaissait, car la sœur de Nicète, Alcé, tante de l’irénarque, était chrétienne. Les deux nobles Smyrniotes firent monter le vieil évêque dans leur voiture. Ils essayèrent de le décider à l’abjuration : Quel mal y a-t-il à dire : Seigneur César, à sacrifier et à se sauver ainsi ? D’abord Polycarpe ne répondit pas ; puis, sur leurs instances, il dit simplement : Je ne ferai pas ce que vous me conseillez. Ses deux compagnons passèrent alors de la bienveillance à la colère ; ils frappèrent le vieillard : celui-ci tomba sur la route, et se blessa la jambe. Il se releva, et, toujours leste et de bonne humeur, suivit à pied avec les soldats.

Au moment où Polycarpe fut amené dans le stade, la foule y était déjà rassemblée, inquiète, orageuse, couvrant toutes les voix de son bruit sourd et confus. Cependant le martyr et les spectateurs chrétiens entendirent distinctement ces mots, qui semblaient tomber du ciel : Courage, combats vaillamment, Ô Polycarpe ! On le conduisit devant le proconsul, et là, dans l’enceinte des jeux transformée en tribunal, eut lieu cet émouvant interrogatoire, qui, mieux que tout autre document, nous aide à comprendre cette époque de crise religieuse ; nulle part, en effet, on ne voit plus en relief l’intrépidité calme du vrai chrétien, la faiblesse du magistrat, la violence de la foule intervenant, dictant, exécutant l’arrêt, et, dans le lointain, l’impuissance des empereurs, dont les rescrits sont foulés aux pieds par un juge peureux et une populace révoltée.

Quadratus, après s’être assuré de l’identité du prisonnier, essaya de lui faire renier sa foi :

— Aie égard à ton âge ; jure par le Génie de César; viens à résipiscence; dis : plus d’athées!

Polycarpe, à ce mot, tourna vers la foule qui s’agitait dans le stade un visage triste et sévère ; levant les mains dans la direction de la populace païenne, il dit avec un gémissement :

— Plus d’athées ! Le proconsul insista : Jure et je te renvoie libre ; insulte le Christ.

— Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers, répondit Polycarpe, et il ne m’a jamais fait de mal ; comment pourrais-je injurier mon roi et mon sauveur ?

— Jure par le Génie de César.

— Si tu te fais un point d’honneur de me faire jurer par le Génie de César, comme tu l’appelles, et si tu feins d’oublier qui je suis, écoute : je suis chrétien. Si tu désires savoir ce qu’est la religion chrétienne, accorde-moi un délai d’un jour, et écoute. Persuade le peuple.

— Je t’ai considéré comme digne d’écouter mes raisons. Nous avons pour précepte de rendre aux puissances et aux autorités établies par Dieu l’honneur qui leur est dei, dans les choses où la conscience n’est pas blessée. Quant à ceux-ci, je ne daignerai pas entrer en explication avec eux.

Ce que les Actes authentiques des martyrs traitent avec le plus de mépris et comme le pire ennemi des saints, dit à ce propos M. Renan, c’est la canaille des grandes cités. Se défendre devant le peuple paraît aux évêques une honte ; c’est avec les autorités seules qu’ils veulent argumenter. Cette observation est exacte ; mais on en fait sortir deux conséquences excessives. L’une, c’est que les fidèles se considéraient comme étrangers au peuple, comme formant une petite bourgeoisie séparée de lui; — séparée des fainéants qui vivaient de distributions publiques, de sportules, passaient les journées aux bains gratuits et aux spectacles, et formaient la canaille des grandes cités, oui, sans doute ; mais séparée du vrai peuple, c’est-à-dire des pauvres, des petits, des ouvriers, des esclaves, des parties laborieuses, humiliées, souffrantes de la société antique, non certes, et les adversaires lettrés du christianisme, les Fronton, les Celse, le savent bien, car leur aristocratique dédain reproche sans cesse à l’Église de se recruter dans cette classe, de plonger par toutes ses racines dans le sol populaire. L’autre conséquence tirée à tort des paroles de saint Polycarpe, c’est que le christianisme aspire, dès lors, à devenir la religion du gouvernement. Cette aspiration est sans doute fort lointaine à l’époque dont nous parlons, un siècle et demi avant le jour où le gouvernement se relâchera de ses rigueurs. Mais on comprend que l’Église chrétienne, ayant conscience d’elle-même, se sentant une force sociale, un dépositaire de l’autorité, une des puissances de ce monde, ait, de bonne heure, cherché à traiter avec les pouvoirs politiques et à se justifier devant eux. De là les démarches des premiers apologistes ; de là cette fière réponse de Polycarpe au proconsul d’Asie. Au peuple les apôtres et leurs successeurs donneront leurs paroles, leurs sueurs, leur cœur, leur vie; devant les seules puissances ordonnées de Dieu ils consentiront à se défendre et à s’expliquer. Ils acceptent le peuple comme disciple, et non comme juge. En agissant ainsi, en récusant les caprices mobiles de la foule, ils se trouvent d’accord avec les empereurs, qui ont prescrit de ne recevoir contre les chrétiens que des accusations régulières, et ils rappellent au devoir les magistrats prévaricateurs, comme Quadratus, qui abdiquaient leur pouvoir entre les mains d’une plèbe inconsciente et irresponsable.

Le proconsul ne parut point comprendre l’intention de l’évêque :

— J’ai des bêtes féroces, répondit-il, je vais t’y jeter, si tu ne viens à résipiscence.

— Fais-les venir. Nous n’avons point l’habitude de retourner en arrière, et d’aller du mieux au pire. Il m’est bon, au contraire, de passer des maux de cette vie à la suprême justice.

— Puisque tu méprises les bêtes, je te ferai brûler, si tu ne changes d’avis.

— Tu me menaces d’un feu qui brûle une heure, et s’éteint aussitôt. Ignores-tu le feu du juste jugement et de la peine éternelle, qui est réservé aux impies ? Vraiment, pourquoi tardes-tu ? Apporte ce que tu voudras.

Le proconsul, qui eût désiré ne point sévir, était stupéfait d’une telle constance: il se décida à paraître vaincu. Par son ordre, le héraut s’avança au milieu du stade, et, trois fois, cria : Polycarpe s’est avoué chrétien. Ce rôle du héraut est attesté par une foule de documents. Dans les procès romains, qui se jugeaient en plein air, il était le porte-voix du magistrat. Celui-ci parlait peu, lentement, d’un ton grave et modéré : le héraut, au contraire, faisait retentir la place publique des éclats de sa voix. Tantôt il proclamait les ordres, les sommations, les interrogations même du juge ; tantôt il criait, pendant le supplice, le motif de la condamnation. Ici, le proconsul fait proclamer, non la sentence définitive, mais le fait d’où résulte la culpabilité de Polycarpe, le verdict en attendant l’arrêt. L’arrêt ne fut point prononcé par le juge, il fut rendu puis exécuté par le peuple, comme aux plus mauvais jours de nos tourmentes révolutionnaires.

Aussitôt flue la proclamation du héraut eut été entendue, la foule des spectateurs fut saisie d’une colère furieuse. L’indignation des païens était attisée par les, Juifs. Ceux-ci habitaient Smyrne en grand nombre, et, dès le temps où fut écrit l’Apocalypse, y persécutaient déjà les chrétiens. Saint Jean les appelle synagogue de Satan. Profitant du repos du sabbat, ils s’étaient portés au stade. Les Juifs des villes romaines ou grecques passaient quelquefois le jour du sabbat dans ces divertissements profanes, au lieu d’assister aux assemblées de leur culte. Mais un attrait plus fort que le plaisir d’un spectacle ordinaire les menait ce jour-là dans le stade de Smyrne. Pendant les jeux avait déjà coulé et devait couler encore le sang chrétien. Prendre place aux cirques où l’on exécute les condamnés, c’est participer à un meurtre juridique, dit le Talmud. Le fanatisme oubliait facilement ces règles dictées par l’humanité. De la foule mêlée de païens et de Juifs s’échappèrent des cris confus : C’est le docteur de l’Asie ! le père des chrétiens ! le destructeur de nos dieux ! celui de qui beaucoup ont appris à ne plus sacrifier et à ne plus honorer les dieux ! Bientôt de tous côtés on appela : Philippe ! Philippe ! et l’on demanda à l’asiarque de faire lâcher un lion contre Polycarpe. Cela n’est plus possible, répondit-il ; les jeux d’animaux sont terminés. Les règlements s’opposaient-ils à ce qu’un lion fût lâché après la clôture des venationes, ou Philippe eut-il recours à ce prétexte pour éviter de tremper les mains dans le meurtre d’un vieillard ? Nous l’ignorons ; mais il paraît que le peuple n’insista pas. Un nouveau cri s’éleva de tous les bancs du stade : Qu’il soit brûlé vif ! Aucune sentence ne fut demandée au proconsul, qui avait peut-être quitté sa loge pour dégager, lui aussi, sa responsabilité de violences illégales.

Polycarpe ne s’étonna point : quelques jours auparavant une vision lui avait appris qu’il périrait par le feu. Il vit sans émotion une grande partie du peuple, beaucoup de Juifs, quitter le stade, se répandre aux environs, dans les bains, dans les boutiques, pour y chercher du bois et des fagots. En peu de temps le bûcher fut construit. Polycarpe se prépara lui-même à y monter. Il ôta ses vêtements, enleva sa ceinture ; mais ses vieilles mains éprouvèrent quelque difficulté à dénouer ses souliers : d’ordinaire les chrétiens qui l’assistaient s’empressaient de lui épargner ce soin, heureux de toucher son corps vénérable. Même avant le martyre, dit la lettre, on l’honorait déjà, à cause de sa sainteté. Placé enfin sur le bûcher, Polycarpe refusa d’être cloué au poteau qui en occupait le milieu, selon l’usage. Laissez-moi, dit-il. Celui qui me fait la grâce d’avoir à souffrir le feu me donnera la force de rester immobile sur le bûcher sans le secours de vos clous. On se contenta de le lier. Debout contre un poteau, les mains attachées derrière le dos, il semblait, disent les chrétiens de Smyrne, comme un bélier de choix pris dans le troupeau pour être offert à Dieu en holocauste. Quand il eut quelque temps prié à haute voix, selon sa coutume (la lettre reproduit sa prière, admirable spécimen d’oraison antique), les valets du bourreau s’approchèrent et mirent le feu au bois ; on vit alors la flamme onduler, à la façon d’une voile de navire gonflée par le vent, et envelopper dans ses plis le corps du martyr, brillant au travers comme un pain dans le four ou un métal précieux dans la fournaise. Une odeur aromatique s’exhalait en même temps du bûcher. Cependant les flammes ne consumaient point le condamné ; il fallut que le confector vint lui donner un coup de poignard. Le sang jaillit avec une extraordinaire abondance. Les chrétiens virent, dit-on, une colombe s’envoler dans les airs, et ils y reconnurent, comme les plus anciens artistes des catacombes, un symbole de l’âme pure qui montait au ciel.

Ils se préparaient à enlever les restes du martyr, pour les enterrer avec honneur. En règle générale, la sépulture était accordée aux condamnés. Auguste se vante de ne l’avoir refusée à personne. Joseph d’Arimathie put sans opposition ensevelir le corps du Sauveur. Cependant l’autorisation d’inhumer le supplicié devait être demandée, et on ne l’obtenait pas toujours. Les Juifs, que le supplice de Polycarpe n’avait pas désarmés, restèrent dans le stade quand le peuple se fut écoulé après la fin du cruel spectacle ; ayant aperçu les chrétiens qui s’empressaient pour retirer du bûcher, presque éteint par le sang du martyr, ce qui restait de son corps, ils coururent avertir Nicète, père de l’irénarque Hérode. Nicète, docile à leurs suggestions, alla trouver le proconsul, et le pria de ne point permettre l’inhumation de Polycarpe. Les chrétiens en feraient un dieu, dit-il, ils délaisseraient le Crucifié pour l’adorer. Insinuation absurde, comme le fait observer la lettre des Smyrniotes, mais en même temps précieux témoignage de la vénération dont les premiers fidèles entouraient les reliques des martyrs. On ne sait si le proconsul prononça l’interdiction demandée. Mais un centurion, effrayé de la turbulence des Juifs, ordonna de rallumer le bûcher, et y fit brûler le cadavre. Les chrétiens purent ensuite recueillir librement les os épargnés par les flammes, plus précieux pour eux, disent-ils, que l’or et les pierreries.

La lettre de l’Église de Smyrne, volontairement mystérieuse, car on pouvait craindre que la fureur des païens et des Juifs ne s’acharnât jusque sur le tombeau du martyr, dit que ces reliques furent déposées en lieu convenable ; puis, ne voulant point révéler l’endroit où se rassemblaient périodiquement les chrétiens, elle ajoute, avec la même réserve : Réunis là où il nous sera possible, en exultation et joie, Dieu nous fera la grâce de célébrer le jour anniversaire de son martyre. Ces précautions de langage trahissent la crise violente que traversait alors l’Église de Smyrne, malgré le répit momentané qui paraît avoir suivi la mort de Polycarpe. Le terme employé par les rédacteurs de la lettre pour signifier l’anniversaire doit être remarqué: c’est, dans un mot à mot bizarre, le jour de la naissance de son martyre, ou, dans un sens très beau, le jour de sa naissance par le martyre. En latin, le natale ou dies natalis d’un saint désigne toujours aussi l’anniversaire de sa mort ou de son martyre. C’est alors qu’il est vraiment né pour la vie éternelle. Saint Augustin a fait éloquemment ressortir ce qu’a de touchant et de noble l’adoption de ce mot avec cette signification par l’Église. Elle n’était point tout à fait inconnue de l’antiquité pantenne. Sénèque avait, une fois, dit de la mort : Ce jour, que nous redoutons comme le dernier, est celui qui donne naissance au jour éternel.

 

III. — La seconde Apologie de saint Justin.

On vient de voir les chrétiens persécutés, en province, au milieu de circonstances qui constituaient une violation flagrante des rescrits impériaux. On va les voir, à Rome, condamnés en conformité soit du droit commun, soit de ces mêmes rescrits. De quelque côté que l’on se tourne, l’illégalité, la légalité, sont contre eus et font des martyrs.

Dans sa seconde Apologie, rédigée en forme de requête aux empereurs et au sénat, et présentée tout à la fin du règne d’Antonin, environ dix ans après la première, saint Justin raconte la condamnation à Rome, vers 160, d’un prêtre ou catéchiste chrétien, nommé Ptolémée, et de deux fidèles, l’un appelé Lucius, l’autre dont le nom n’est pas indiqué. Mais Rome, sous le même règne, avait vu, avant eux, d’autres martyrs.

C’est l’insuccès de sa première requête qui oblige Justin à prendre une seconde fois la plume. Il fait allusion dans son nouvel écrit à de nombreux procès intentés aux chrétiens. Les païens ne se faisaient point scrupule de dénoncer au pouvoir les adversaires de leur religion. Beaucoup d’entre eux, crédules aux vagues rumeurs qui couraient dans les derniers rangs du peuple, considéraient les membres de l’Église comme des misérables souillés de crimes sans nom, ou plutôt coupables d’énormités qui s’accomplissaient tous les jours dans les bas-fonds de la société païenne. Quelquefois une accusation fondée sur ces bruits calomnieux réussissait. A force de tourments, dit saint Justin, on arrachait à des esclaves, à des enfants, à de faibles femmes, la révélation de crimes imaginaires. Il est probable que, dans les procès auxquels fait ici allusion l’apologiste, le réquisitoire n’avait point uniquement énoncé la qualité de chrétien, mais énuméré des forfaits mis par l’imagination populaire à la charge des membres de l’Église, imputé à tel ou tel fidèle d’avoir commis, dans les assemblées du culte, des homicides ou des actes de débauche ; autrement il n’eût pas été besoin de mettre les accusés ou les personnes de leur service à la torture, puisque l’aveu ou la négation de la qualité de chrétien entraînait légalement, par soi seul, la condamnation ou l’acquittement.

Les gens du peuple, ou les irréfléchis qui en partageaient les passions, ne furent pas, au deuxième siècle, les seuls adversaires des chrétiens. Les lettrés virent avec défiance la doctrine nouvelle sortir de l’ombre, appeler la discussion, fonder des chaires libres, parler sans embarras le langage de l’école, et prendre rang dans la littérature. Ce fut un grand étonnement, parfois une vive émotion, parmi les membres de ce qu’on pourrait appeler dès cette époque le corps universitaire. L’État avait d’abord honoré les professeurs par des privilèges et des immunités, qui devinrent fort importants sous les Antonins. Dès la fin du premier siècle, il commença de les prendre à. son service. Vespasien institua les premiers professeurs payés par le trésor public. Hadrien fonda en Grèce de nombreuses chaires. Antonin salaria dans toutes les provinces des maîtres de philosophie et de rhétorique. Sous son règne, les philosophes de profession affluèrent dans les grandes villes, et surtout à Rome, où les bons étaient sûrs d’obtenir l’estime d’Antonin, les faux son indulgence exempte de blâme, sous la protection du césar Marc Aurèle. Ce fut l’époque par excellence des hommes de lettres, celle où ils parvenaient à tout, où nulle ambition ne leur fut interdite. Sous Antonin et sous Marc Aurèle, des rhéteurs ou des philosophes, Hérode Atticus, Fronton, Junius Rusticus, Claudius Severus, Proculus, obtinrent le consulat et gouvernèrent des provinces. Ces favoris de l’autorité impériale étaient généralement mal disposés pour le christianisme. Leur nombre, leur cohésion, leur crédit devinrent, au deuxième siècle, un des principaux obstacles opposés à son action. Les uns s’y montraient réfractaires par inertie: littérateurs obstinés, déclamateurs convaincus, esclaves des traditions, enfermés clans leur art, et si épris de leur phrase, qu’ils redoutaient d’instinct toute idée vivante qui en serait venue déranger la froide symétrie. L’école, on l’a très bien dit, est de sa nature conservatrice ; on y garde religieusement toutes les vieilles pratiques, toutes les anciennes opinions, et les erreurs mêmes y sont traitées avec égard, quand le temps les a consacrées : voilà pourquoi les écoles de Rome se sont montrées d’abord si rebelles au christianisme : il n’y avait pas là, autant qu’ailleurs, de ces âmes inquiètes, malades, tourmentées de désirs, éprises d’inconnu, à la poursuite d’un nouvel idéal. Les chrétiens déploraient l’obstination de ces bonnes gens si facilement satisfaits, mais sans doute ils avaient peu de chose à redouter d’eux. D’autres adversaires intellectuels étaient plus malfaisants. Ceux-ci se recrutaient surtout parmi les philosophes, avides d’argent et d’honneurs, que la faiblesse d’Antonin, la naïveté de Marc Aurèle, laissaient gouverner sans contrôle le monde des esprits, et qui voyaient dans les docteurs chrétiens, dont la science et l’éloquence commençaient à s’imposer, dont les chaires libres attiraient déjà des auditeurs, une influence dangereuse à combattre, et même des rivaux à supprimer. Ils argumentaient souvent contre eux. Quelquefois, à bout d’arguments, ils n’avaient pas la force de se mettre au-dessus des jugements d’un peuple ignorant et passionné. On en voyait alors menacer leurs adversaires d’en appeler au bras séculier. Je m’attends, écrit Justin, à me voir quelque jour dénoncé et mis aux fers à l’instigation de quelques-uns de ceux que l’on appelle Philosophes, peut-être à l’instigation de Crescent. Ce Crescent était un cynique, haineux et bien renté, avec lequel disputaient souvent le docteur chrétien et ses disciples. Crescent eût peut-être rougi de se rendre complice de l’aveuglement du vulgaire, en portant contre les chrétiens d’odieuses et absurdes accusations. Mais il laissait entendre à ses adversaires qu’il pourrait bien les traduire un jour devant les tribunaux comme coupables d’athéisme et d’impiété; forme moins brutale, moins sotte et non moins dangereuse de l’immense et subtile calomnie qui enveloppait alors, comme d’un impalpable réseau, l’innocente société des fidèles.

Les accusations inspirées par un fanatisme crédule ou par la haine plus raffinée d’adversaires intellectuels n’étaient pas les seules dont fussent menacés et souvent atteints les membres de l’Église ; quelquefois une aventure domestique, une querelle de famille, amenait devant les tribunaux, comme chrétiens, ceux qui y avaient été mêlés. C’est une de ces tragédies bourgeoises que raconte saint Justin au début de sa seconde Apologie.

Il y avait à Rome un ménage où le mari et la femme rivalisaient de vilaines mœurs, vivant dans l’orgie sous les yeux de leurs affranchis et de leurs esclaves, au sein de cette promiscuité qui transformait quelquefois les maisons antiques en mauvais lieux. Devenue chrétienne, la femme abandonna ses désordres. Ne pouvant persuader à son mari de cesser des habitudes infâmes, elle résolut de se séparer de lui. Cependant, sur le conseil de ses proches, elle consentit à patienter encore, espérant le corriger. Loin de s’amender, le mari s’enfonça plus avant dans le vice : durant un voyage qu’il fit à Alexandrie, il se conduisit si mal, que le bruit en vint aux oreilles de sa femme, restée à Rome. Elle n’hésita plus, et lui envoya des lettres de divorce.

Le mari savait-il déjà, devina-t-il seulement alors qu’elle était chrétienne ? Les païens, quand le fanatisme ne les aveuglait pas, avaient une haute idée de la vertu des chrétiens. Christianisme et impureté leur semblaient incompatibles. Un acte de résistance vertueuse, un éclatant changement de mœurs, souvent il n’en fallait pas davantage pour trahir une adhésion secrète à la nouvelle religion. On raconte que, un homme de basse extraction ayant un jour refusé de se prêter au caprice amoureux d’une femme riche et noble, le gouverneur de la province se dit: Celui-là est certainement un chrétien, et le condamna à mort. Peut-être la transformation morale de l’épouse, sa résolution de ne plus partager une vie coupable, suffit-elle de même à ouvrir les yeux du mari païen : Elle est chrétienne ! dit-il. Et, furieux, il la dénonça.

Cette lâche action n’eut pas le résultat espéré. Le divorce, quel que fût l’époux qui l’avait déclaré, donnait ouverture à une liquidation qui pouvait être longue. Par l’action rei uxoriæ, la femme obligeait l’époux à restituer la dot et, en général, tous ses apports. Pour le cas où il serait hors d’état de le faire, elle possédait, de préférence à tous les créanciers, même antérieurs au mariage, une hypothèque sur les immeubles de son mari. De plus, bien que la disposition et l’administration de ses biens paraphernaux fût restée entière à la femme, elle avait pu, à leur sujet, contracter avec son mari, et acquérir des droits contre lui. Le divorce entraînait donc, comme toute dissolution de mariage, un règlement d’intérêts quelquefois fort compliqué, d’autant plus qu’il mettait en présence, non point des enfants ou des héritiers, mais les époux de la veille, devenus les ennemis acharnés du lendemain. La femme dont saint Justin nous fait connaître l’histoire profita habilement de cette situation. Elle présenta requête à l’empereur Antonin, afin d’obtenir un délai pour opérer le recouvrement et pourvoir à l’administration de son patrimoine, promettant de se mettre à la disposition de la justice quand ses affaires seraient terminées. La demande était juste ; l’empereur l’accorda. On peut supposer que le règlement traîna en longueur, et que le mari oublieux ou calmé, peut-être adouci par quelque concession pécuniaire, se désista ensuite de l’accusation: saint Justin, en effet, ne parle plus de la femme, et nous dit que le mari tourna sa colère contre un autre.

Il avait appris que l’instrument de la conversion de sa femme avait été un chrétien, nommé Ptolémée. Une des causes de l’irritation des païens, c’était cet apostolat secret, qui s’insinuait dans l’ombre des maisons, parlait dans les coins, in angulis garrula, à la faveur des relations d’amitié ou de société, souvent par le moyen d’esclaves gagnés à la nouvelle foi, et, s’adressant de préférence aux âmes droites et simples, aux femmes, aux enfants, aux serviteurs, multipliait les intelligences et les conquêtes dans le lieu même qui semblait le moins accessible à l’action extérieure du christianisme, dans le sanctuaire jusque-là réservé des Pénates et des Lares, dans ce foyer domestique où le paganisme semblait avoir posé son imprenable citadelle. Entendez Aristide parlant de ces palestiniens impies qui mettent la discorde dans les familles. Écoutez Cæcilius ou, si l’on aime mieux, Fronton, se plaignant que des hommes d’une faction infâme, turbulente, désespérée osent convertir au christianisme des femmes crédules, entraînées par la faiblesse de leur sexe. Lisez les plaintes plusieurs fois répétées de Celse sur les esclaves ou artisans chrétiens qui, introduits par leurs fonctions dans l’intimité des familles, racontent des merveilles aux enfants, ou aux femmes qui n’ont pas plus de raison qu’eux-mêmes. Là était la grande force du zèle chrétien. La société païenne ne fût pas allée chercher la foi près de la chaire ignorée du prêtre ou du docteur enseignant dans l’humble chapelle, dans l’étroite école, quelquefois dans un coin de catacombe ; mais elle se trouvait enveloppée, à son insu, par la propagande active, continue, ingénieuse, d’apôtres volontaires partout répandus, entrant partout, ici l’ami, là le médecin, ailleurs l’esclave, le pédagogue, la nourrice : elle avait beau s’enfermer, tirer sur elle les verrous des portes, laisser retomber les lourdes tapisseries de l’atrium, le christianisme trouvait toujours quelque main pour lui ouvrir, quelque fissure par où passer, il éveillait un écho là où personne ne l’eût attendu, faisait pénétrer dans les lieux les mieux clos le subtil parfum de l’Évangile. Les païens s’étonnaient, s’irritaient de le trouver toujours sur leurs pas, et de n’être jamais en sûreté contre ses bienfaits ; ils s’indignaient plus encore de la nature de ses enseignements, de l’accent des paroles qui lui gagnaient les cœurs et opéraient, dans le sein des familles, des conversions imprévues, de soudaines transformations, comme celle dont nous avons rappelé l’histoire. Dans les autres mystères, quand il s’agit des initiations, on entend proclamer solennellement : Approchez, vous qui avez toujours bien vécu, vous dont la conscience n’est chargée d’aucun remords. Écoutons maintenant quelle espèce de gens ceux-ci invitent à leurs mystères : Quiconque est pécheur, quiconque est sans intelligence, quiconque est faible d’esprit, en un mot quiconque est misérable, qu’il approche, le royaume de Dieu est pour lui ; Dieu a été envoyé pour les pécheurs. Ce sont peut-être des mots semblables, passant sur les âmes malades comme une fraîche brise de miséricorde et de pardon, que Ptolémée fit entendre à la femme souillée, à l’épouse impudique, dont la conversion va être l’occasion de son martyre.

Le mari, irrité, pria un centurion de ses amis d’arrêter Ptolémée, et de le jeter en prison, en lui demandant s’il était chrétien. Le centurion dont il s’agit ici n’appartenait probablement pas à l’armée proprement dite, mais à l’une des cohortes chargées à Rome d’un service de police ; à ce titre, il avait droit d’arrêter une personne suspecte. Cependant, le rescrit de Trajan, toujours en vigueur, défendait de poursuivre d’office les chrétiens. Il faut supposer qu’une accusation régulière avait été portée contre Ptolémée. Quoi qu’il en soit, Ptolémée fut arrêté par le centurion, s’avoua chrétien, et passa un temps assez long en prison préventive. Son procès fut enfin appelé devant un des plus illustres personnages de l’époque, Quintus Lollius Urbicus, vainqueur des Bretons en M, préfet de Rome de 155 à 160.

Aucun délit de droit commun ne lui était reproché il était seulement accusé de christianisme. Aussi le procès fut-il vite expédié.

Êtes-vous chrétien ?

— Je le suis.

La sentence de mort est prononcée.

Les apologistes, spécialement Justin, avaient toujours protesté contre cette procédure sommaire, et soutenu qu’il était inique de condamner des hommes, non pour un crime défini, mais seulement parce qu’ils étaient chrétiens. Leurs arguments restèrent sans effet sur l’esprit des empereurs ; en revanche, les membres de l’Église en avaient compris la portée, et saisissaient toutes les occasions de les mettre en lumière. Bien qu’il fût, en principe, permis à tout accusé de se faire assister d’un ou de plusieurs avocats, nous ne voyons pas que le ministère de ceux-ci ait été ordinairement requis par les chrétiens poursuivis en justice : le magistrat devant lequel ils comparaissaient, à Rome le préfet, en province le præses ou son délégué, était maître absolu de diriger les débats, et, dans la procédure extraordinaire, le droit de défense n’étant protégé par aucune garantie demeurait à la discrétion du juge, surtout pour l’accusé placé in custodia ou incarcéré. Mais si un débat contradictoire et régulier s’ouvrait rarement dans les causes des chrétiens, il arrivait fréquemment que de courageux membres de l’Église prenaient spontanément la parole en faveur de l’accusé, au risque de partager ensuite sa condamnation. Au moment où Urbicus prononça contre Ptolémée la sentence capitale, et en ordonna l’exécution immédiate, un chrétien nommé Lucius, qui avait assisté à l’audience, ne put contenir son indignation ; se tournant vers le préfet : Comment, s’écria-t-il, peux-tu condamner un homme qui n’est convaincu ni d’adultère, ni de séduction, ni d’homicide, ni de vol, ni de rapt, qui n’est accusé d’aucun crime, et n’a fait autre chose que de s’avouer chrétien ? Ton jugement, ô Urbicus, n’est digne ni de notre pieux empereur, ni du philosophe fils de César, ni du sacré sénat.

Urbicus ne daigna pas entrer en discussion :

— Toi aussi, dit-il, tu me parais chrétien.

— Je le suis, répondit Lucius.

— Qu’on le conduise au supplice, ordonna le préfet. Lucius, remarquez-le bien, n’avait pas été accusé dans les formes; mais, par son intervention dans le procès de Ptolémée, il s’était livré lui-même, et cela, aux yeux d’un juge romain, était équivalent. Merci, Urbicus, s’écria l’intrépide et bouillant chrétien; grâce à toi me voilà délivré de mauvais maîtres, et prêt à monter vers le meilleur des pères et des rois ! Un autre chrétien, entraîné par cet exemple, manifesta à son tour ses sentiments et sa foi; une semblable condamnation l’atteignit sur-le-champ; il accompagna au supplice Lucius et Ptolémée.

Saint Justin rapporte ces faits dans sa seconde Apologie, adressée aux empereurs et au sénat. Dans cet écrit, il est sans cesse question du martyre. C’était si bien dès lors, comme Tertullien devait le dire quarante ans plus tard, l’état naturel aux chrétiens, que les païens voyaient là un argument à leur opposer. Si votre Dieu, leur disaient-ils, était vraiment le maître de l’univers, il ne souffrirait pas que vous fussiez maltraités et mis à mort comme vous l’êtes. La mort n’est pas un si grand mal, répondait Justin ; et il ajoutait : Dieu vengera un jour le sang de ses serviteurs en anéantissant la puissance des démons, et en consumant par le feu un monde persécuteur. Puis, prenant l’offensive, et tirant à son tour du martyre l’argument que ne devait plus cesser, après lui, d’en tirer l’apologétique chrétienne : Socrate, disait-il, n’a point trouvé de disciple qui voulût mourir pour lui ; Jésus a une foule de témoins, artisans, gens de la lie du peuple, aussi bien que philosophes et hommes de lettres, qui soutiennent sa doctrine jusqu’à la mort, sans se laisser arrêter ni par les préjugés ni par les menaces. C’est qu’ils ont pour appui, non la faiblesse de la raison humaine, mais la force même de Dieu.

Saint Justin publia cette Apologie sans en éprouver aucun dommage. Telle était la singulière situation juridique faite aux chrétiens parles rescrits impériaux. Pendant tout le deuxième siècle, les magistrats ne s’occupent d’eux que si une dénonciation formelle, trop souvent, il est vrai, remplacée par la violence populaire, vient saisir l’autorité publique. Le chrétien que l’on ne dénonçait pas pouvait, sans être inquiété, sans s’attirer aucune poursuite d’office, écrire et prêcher librement, tenir école de philosophie ou de religion, adresser aux empereurs, au sénat, au public des livres exaltant la doctrine du Christ, invectivant le culte des dieux; un chrétien obscur, ayant toujours vécu dans l’ombre et le silence, mais ayant trouvé un dénonciateur, était traduit devant les tribunaux, et mis en présence de cette alternative, qui ne souffrait point d’échappatoire, abjurer ou mourir. Justin, selon toute vraisemblance, survécut à Antonin, à qui deux fois il avait présenté des Apologies, et pendant le règne duquel il avait enseigné et disputé avec éclat, à Rome même, presque sous le regard impérial ; il succomba, au commencement de Marc Aurèle, parce qu’un philosophe jaloux se décida enfin à l’accuser.

 

CHAPITRE VI

LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.