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HISTOIRE DES PERSÉCUTIONS PENDANT LES DEUX PREMIERS SIÈCLES
CHAPITRE VII —LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE
(suite).
I. — Les martyrs de la Gaule Lyonnaise.
La Gaule chrétienne, dont les origines sont couvertes
d’une profonde obscurité, entre tout à coup dans l’histoire à la fin du règne
de Marc-Aurèle. Une lettre adressée par les serviteurs du Christ, qui habitent
à Vienne et à Lyon, dans la Gaule, aux frères d’Asie et de Phrygie, lettre
d’une authenticité aussi indiscutable que celle où l’Église de Smyrne raconte
le martyre de saint Polycarpe, et d’une beauté morale plus grande encore, s’il
est possible, montre l’Église de Lyon tout à fait constituée en 177, et
traversant une crise épouvantable, d’où sa foi sort victorieuse.
Lyon, à cette époque, était la métropole administrative,
politique, financière de trois provinces. Elle se divisait, pour ainsi dire, en
deux villes.
L’une, située entre la Saône et le Rhône, était la ville
fédérale et religieuse, propriété collective des soixante cités des trois
Gaules, jouissant de grands privilèges, et relevant, pour le gouvernement et
l’administration, du prêtre chargé de desservir l’autel de Rome et d’Auguste.
L’autre, bâtie au bord de la Saône, sur la colline de
Fourvière, était la ville politique, administrative, la colonie romaine : là se
trouvaient le forum, le palais impérial, le palais du gouverneur, l’hôtel des
monnaies, le théâtre, l’amphithéâtre: là vivait la riche bourgeoisie,
investie des charges municipales.
Le 1er août, jour anniversaire de la consécration de
l’autel, les députés des trois Gaules assistaient en commun, autour de l’autel
de Rome et d’Auguste, à des jeux et à des fêtes d’un caractère plus littéraire
apparemment que sanglant; puis ils se réunissaient en une sorte d’assemblée
parlementaire (concilium Galliarum),
élisaient le prêtre, votaient des récompenses, formulaient peut-être des
plaintes, vérifiaient les comptes des fonctionnaires chargés d’administrer la
caisse qui subvenait aux frais du culte, des réunions périodiques, et
généralement aux dépenses de la ville fédérale.
Cet ensemble d’institutions, dans lesquelles une
politique habile savait mélanger à dose égale l’autonomie provinciale et
l’unité romaine, et où la ville de Lyon trouvait la source de sa grandeur et de
sa prospérité, avait inspiré à ses habitants un enthousiasme sans bornes pour
Rome et Auguste, pour l’Empire et ses dieux.
Mais à côté de la population lyonnaise proprement dite,
il y avait une population flottante, moins imbue de patriotisme local, plus
ouverte aux souffles du dehors. Celle-ci, amenée parla Méditerranée et le Rhône dans la métropole gauloise, à la faveur du grand
mouvement commercial qui reliait les diverses parties de l’Empire, et dont Lyon
était un des plus importants entrepôts, avait initié de bonne heure ses
habitants aux cultes étranges de l’Orient; mais elle leur avait, en
revanche, apporté les premières semences du christianisme. On comptait dans
l’Église lyonnaise du deuxième siècle beaucoup de chrétiens de Grèce, d’Asie,
de Phrygie. Saint Irénée, le bras droit du vieil évêque Pothin, était Grec,
disciple de Papias et de saint Polycarpe. Il y avait
sans doute, dans cette communauté, beaucoup de Lyonnais d’origine ; mais la
présence de nombreux Asiatiques, les communications presque quotidiennes avec
l’Orient, donnaient probablement au groupe chrétien de Lyon, comme à celui de
Vienne, composé des mêmes éléments, une apparence exotique, qui excitait les
défiances du patriotisme local.
Celui-ci devenait surtout ombrageux aux approches de la
fête du mois d’août. Les deux parties de la ville se remplissaient alors, non
seulement de magistrats, de prêtres, de délégués des cités, mais encore de
paysans, de marchands, accourus de toutes les provinces pour prendre part à la
grande foire[8] qui coïncidait avec les réunions et les jeux. Longtemps auparavant,
Lyon se préparait à recevoir tous ces hôtes, et le peuple, en grande partie
oisif comme l’étaient alors les gens libres des grandes villes, s’agitait dans
l’attente des distractions et des profits qui lui étaient réservés. Peut-être
cette agitation était-elle commencée quand une cause inconnue, une sorte de mot
d’ordre venu on ne sait d’où, tourna contre les chrétiens l’esprit mobile et
déjà surexcité de la foule. On les accablait d’opprobres ; on ne pouvait plus
les souffrir dans les lieux publics, dans les thermes, au forum ; quand l’un
d’eux passait dans la rue, c’étaient des cris, des coups, on le dépouillait, on
lui jetait des pierres, on l’enfermait. Bientôt les principaux de la cité, les
gens de la ville haute, s’émurent ; mais, loin de prendre la défense des
opprimés, ils firent cause commune avec le peuple. Le légat impérial était
absent ; on ne l’attendit pas pour commencer le procès des chrétiens. Un tribun
de la treizième cohorte urbaine, stationnée à Lyon, et les magistrats de la colonie,
c’est-à-dire les duumvirs, arrêtèrent tous ceux que la voix publique désigna : on les interrogea, ils confessèrent leur foi, et furent
jetés en prison. Mesure certainement illégale, car depuis la fin du premier
siècle la juridiction criminelle avait, dans les colonies, passé tout entière
des duumvirs aux officiers impériaux.
Quand le légat fut enfin rentré à Lyon, les prisonniers
comparurent devant le tribunal. Un jeune chrétien, de grande famille et de
grande vertu, Vettius Epagathus,
assistait à l’interrogatoire. Il fut saisi d’indignation à la vue des tortures
que l’on faisait subir aux accusés, et, s’avançant au pied du tribunal : Je
demande, dit-il, qu’on me permette de plaider la cause de mes frères ; je
montrerai clairement que nous ne sommes ni athées ni impies. Il se fit alors
une grande rumeur : Vettius Epagathus était connu de tous, et son intervention produisait un effet considérable.
Cependant le légat n’accéda pas à sa pétition, quoiqu’elle frit très juste et
très légale, mais lui demanda seulement s’il était chrétien. Oui, répondit-il
d’une voix éclatante. Il fut alors, dit la lettre, mis au nombre des martyrs.
Voici l’avocat des chrétiens! s’écria le juge, en raillant. On ne pouvait
avouer plus clairement que, seuls entre tous les accusés romains, les chrétiens
devaient être privés du ministère des avocats.
La première comparution des accusés devant le légat eut
un résultat malheureux : dix chrétiens, mal préparés et mal exercés, — car,
dès cette époque, on vivait dans l’attente du martyre, et les vrais fidèles s’y
préparaient de longue date, comme des athlètes ou des gladiateurs s’exercent
d’avance au combat, — renièrent leur foi, par peur des tourments. Ce fut
une grande douleur pour les héroïques confesseurs qui remplissaient les
prisons, le sujet d’un profond découragement pour les chrétiens demeurés libres
qui, au prix de mille difficultés, les visitaient et les assistaient dans leur
captivité. Mais promptement les vides causés par ces défections se remplirent
: contrairement aux rescrits de Trajan et d’Hadrien, on faisait, à Lyon et à
Vienne, la recherche des chrétiens, et les plus considérables de ces deux
Églises, leurs colonnes, leurs fondateurs, étaient chaque jour incarcérés.
Cependant l’instruction se poursuivait. Soit scrupule
d’équité, soit ignorance des règles juridiques concernant les chrétiens, le
légat, au lieu d’appliquer simplement le rescrit de Trajan, et de condamner les
confesseurs sans examiner s’ils étaient ou non coupables de crimes de droit
commun, fit porter sur ce dernier point. tout l’effort de la procédure. Les
esclaves des accusés furent amenés, quoique païens. On allait, selon
l’usage, les mettre à la question, afin d’obtenir des révélations sur leurs
maîtres, quand, effrayés par la pensée des tortures qu’ils avaient vu
infliger à ceux-ci, ils déclarèrent, sur le conseil et presque sous la
dictée des soldats,
c’est-à-dire probablement des officiales du
légat, que les chrétiens commettaient tous les crimes dont l’imagination
populaire les chargeait : les repas de Thyeste, les incestes d’Œdipe, et
d’autres énormités qu’il ne nous est permis ni de dire ni de penser, et que
nous ne pouvons même croire avoir jamais été commises par des hommes.
Cette déclaration porta au comble la fureur du peuple.
Soit pour lui complaire, soit dans l’espoir de leur arracher des aveux, les
accusés furent mis une seconde fois à la torture. Un rescrit de Marc-Aurèle et
Lucius Verus permettait de torturer plusieurs fois le même accusé:
surtout, ajoute un jurisconsulte, quand l’évidence l’accable, et qu’il a
endurci dans les tourments son corps et son âme. Le mensonge des esclaves
avait, aux yeux du juge, produit l’évidence ; la constance montrée par les
martyrs les faisait sans doute paraître endurcis de corps et d’âme. Ils le
parurent plus encore après cette seconde épreuve. Quatre d’entre eux, surtout,
lassèrent les bourreaux : Attale, de Pergame, qui était la colonne et l’appui
de notre Église ; Sanctus, diacre de Vienne ; Maturus,
néophyte ; l’esclave Blandine.
La lettre donne d’horribles et admirables détails sur les
tortures subies par Blandine et Sanctus.
Par celle-là, le Christ a montré que ce qui est vil,
informe, méprisable aux yeux des hommes, est en grand honneur auprès de Dieu,
qui considère le réel et fort amour, non de vaines apparences. Tout le
monde, et surtout celle qui, selon les hommes, était la maîtresse de Blandine,
maintenant sa compagne de martyre, tremblait en considérant ce petit et faible
corps ; mais son âme fut si forte que, du matin jusqu’au soir, elle lassa
plusieurs escouades de bourreaux, qui s’avouaient vaincus, s’étonnaient qu’elle
vécût encore, toute déchirée et percée, après tant de supplices dont un seul,
disaient-ils, eût suffi à la tuer. Elle, cependant, reprenant des forces,
oubliait ses souffrances, en confessant sa foi et en répétant: Je suis
chrétienne, il ne se fait rien de mal parmi nous. Voilà de quoi le
christianisme avait rendu capable une pauvre fille esclave! La servante
Blandine, dit M. Renan, dont j’aime à citer ici les paroles, montra qu’une
révolution était accomplie. La vraie émancipation de l’esclave, l’émancipation
par l’héroïsme, fut en grande partie son ouvrage. Mais cet héroïsme
lui-même avait pour principe, comme le rappelle plus éloquemment encore la
lettre de 177, un grand et fort amour de Dieu.
Sanctus ne fut pas moins courageux. Après chaque torture
on l’interrogeait, lui demandant, selon l’usage, son nom, sa patrie, sa ville,
s’il était esclave ou libre ; à chaque question il répondait: Christianus sum. Dans leurs
réponses aux interrogatoires, comme sur leurs marbres funéraires, les premiers
fidèles dédaignaient, ordinairement, d’indiquer leur pays, leur filiation, leur
condition sociale; comme pour montrer, dit la lettre, que dans le titre de
chrétien nom, patrie, famille, étaient contenus. En vain les tortures les
plus affreuses furent-elles appliquées à Sanctus; en vain posa-t-on des lames
ardentes sur les parties les plus sensibles de son corps, en vain, couvert
de plaies, contracté, tordu, lui fit-on perdre jusqu’à l’apparence humaine : on
ne put tirer de lui une autre parole. Quelques jours après, on voulut le mettre
de nouveau à la question : toutes ses cicatrices avaient disparu, sa taille
s’était redressée : la nouvelle torture lui fut, dit la lettre, un
rafraîchissement et un remède plutôt qu’une peine.
Cependant les confesseurs n’étaient pas seuls nais à la
question: on y appliqua aussi une chrétienne nommée Bibliade,
qui d’abord avait apostasié. Elle avait été une première fois fragile et lâche: le juge espérait obtenir d’elle de compromettants aveux. Nais la torture fut
pour Bibliade une salutaire leçon; elle pensa aux
supplices de l’enfer; s’éveillant comme d’un profond sommeil, on l’entendit
s’écrier : Comment se pourrait-il faire qu’ils mangeassent des enfants, ces
hommes qui n’ont même pas la permission de goûter le sang des animaux?
Elle se confessa chrétienne, et fut mise au nombre des martyrs.
La torture était restée sans effet ; on essaya des
rigueurs de la prison. Des cachots étroits, sans air ni lumière, des ceps
passés aux pieds et serrés jusqu’au cinquième trou, la brutalité de
geôliers experts en toutes les vexations, tel fut le nouveau supplice infligé
aux confesseurs. Les plus robustes y résistèrent; d’autres, nouvellement
arrêtés, et qui n’avaient pas eu le temps de s’endurcir, moururent en prison.
L’un de ceux qui périrent ainsi fut le vénérable évêque Pothin, que ses
quatre-vingt-dix ans, et une santé très faible, marquaient d’avance pour une
prompte mort, malgré la vigueur de son âme. Après son arrestation, à avait été porté au tribunal par les gens de l’officium : les magistrats de la cité et tout le peuple
suivaient en poussant des clameurs. Quel est le Dieu des chrétiens? lui
demanda le légat.—Tu le connaîtras, si tu en es digne, répondit Pothin. On
l’emmena, en l’accablant d’injures, de coups de pieds ; ceux qui étaient trop
loin pour frapper jetaient des pierres. Il fut enfin conduit, respirant encore,
dans la prison ; deux jours après il rendait l’âme.
Le légat, cependant, avait prononcé la sentence. Les
accusés survivants furent partagés en escouades, destinées à divers supplices.
On commença par Maturus, Sanctus, Blandine et Attale,
condamnés aux bêtes. Une venatio extraordinaire eut
lieu à leur occasion. Maturus et Sanctus furent
introduits ensemble dans l’amphithéâtre, immense édifice appuyé au flanc de la
colline, d’où le regard du spectateur embrassait le cours sinueux des deux
fleuves, et, dans le lointain, la plaine immense bordée d’un côté par les pics
étincelants des Alpes, de l’autre par les sombres sommets de la chaîne du
Pilat. Mais d’autres objets que ce magnifique paysage attiraient
l’attention du peuple. C’est sur des victimes humaines que son œil était fixé.
Après avoir, suivant l’usage, contraint les deux chrétiens à défiler devant des
bourreaux armés de fouets, on leur fit subir diverses tortures; on les exposa
ensuite aux morsures des bêtes, qui traînèrent leurs corps sur la sable; puis,
relevés, on les assit dans une chaise rougie au feu ; enfin on leur coupa la
gorge. Pendant ce temps, Blandine, au milieu de l’arène, était attachée à un
poteau, élevé probablement sur un tertre ou une estrade; les chrétiens
croyaient voir, non leur sœur, mais Jésus crucifié. Aucune bête ne la
toucha : on la délia alors du poteau, et on la reconduisit en prison.
Attale! Attale! s’écria le peuple. Le condamné fut promené autour de
l’amphithéâtre, portant un écriteau avec ces mots: Attalus christianus. Tout à coup le légat apprit
qu’Attale était citoyen romain. Il n’osa passer outre au supplice et le fit
ramener en prison. Le cas pouvait se présenter pour d’autres chrétiens : le
légat crut prudent de consulter l’empereur, et lui envoya un rapport sur toute
cette affaire.
C’est ici le moment de jeter un regard sur l’intérieur de
la prison, où les condamnés attendirent pendant un temps assez long la réponse
impériale.
La prison ne contenait pas seulement des martyrs
pêle-mêle avec eux étaient détenus les apostats. Légalement, ceux-ci auraient
dû être absous ; mais, je l’ai dit, le légat n’avait point observé les rescrits
de Trajan et d’Hadrien ; il avait vu dans les chrétiens des criminels de droit
commun, coupables de ces forfaits horribles dont les avait chargés la lâche
déclaration des esclaves. Dès lors, il n’y avait pour lui aucune différence
entre ceux qui avaient confessé et ceux qui avaient renié le Christ. Ces
derniers n’étaient plus chrétiens, mais ils avaient jadis participé, comme
tels, à des actes de débauche, de meurtre, de cannibalisme. On les retenait
donc en prison, humiliés, anéantis, regardant avec envie les visages joyeux des
confesseurs qui portaient leurs chaînes comme une fiancée porte les franges
d’or de ses vêtements de noce, contemplant avec désespoir l’activité sereine de
ces héros qui, du fond de leur cachot, au milieu des malades et des mourants,
s’inquiétaient des affaires de l’Église, prêtaient l’oreille aux inquiétants
progrès du montanisme, écrivaient sur ce sujet en Asie, en Phrygie, rédigeaient
une adresse au pape Éleuthère, et en même temps s’avertissaient mutuellement
de leurs défauts, se corrigeaient l’un l’autre des excès auxquels une austérité
mal entendue avait pu porter quelques-uns.
L’humilité et la charité des confesseurs étaient trop
grandes pour laisser sans secours les malheureux tombés. Dans leur modestie,
ils s’inquiétaient eux-mêmes de leur persévérance finale; avec une exquise
délicatesse, ils refusaient le titre de martyrs ; n’accusant personne, ne liant
personne, pardonnant tout, excusant tout, priant pour leurs juges, pour leurs
bourreaux, ils invoquaient surtout, avec d’abondantes larmes, la miséricorde
divine pour ceux qui, par faiblesse, avaient renié Jésus. Leurs touchantes
supplications furent exaucées: avec l’aide des vivants, les membres morts de
l’Église se ranimèrent peu à peu; ceux qui avaient rendu témoignage se
réjouirent sur ceux qui avaient d’abord refusé le témoignage; et l’Église,
cette vierge mère, conçut encore une fois dans son sein les avortons qui en
avaient été arrachés. Presque tous les tombés revinrent l’un après l’autre
à Jésus, et se préparèrent, sous l’œil paternel des martyrs, à comparaître de
nouveau devant le tribunal.
Ils furent assignés avec les autres captifs dès que le
légat eut reçu la réponse de Marc-Aurèle. Elle était dure et cruelle. Le
nouveau rescrit rappelait et confirmait les règles posées par Trajan et Hadrien
: condamner à la peine capitale ceux qui s’avoueront chrétiens, absoudre ceux
qui renieront. Ignorant ce qui s’était passé dans l’intérieur de la prison, le
légat s’imaginait que, pour les renégats, le procès allait être une affaire de
pure forme : ils renouvelleraient leur négation, et, sur l’ordre de l’empereur,
seraient renvoyés libres. On voulut donner une grande solennité à l’audience.
On en fit comme l’inauguration de la grande fête du mois d’août, et c’est en
présence d’une immense foule, appartenant à toutes les provinces gauloises, que
les prisonniers furent conduits au pied du tribunal.
L’interrogatoire fut sommaire : quiconque s’avouait
chrétien était condamné aux bêtes, ou, s’il était citoyen romain, à la
décapitation : dans ce cas, au lieu de le réserver pour l’amphithéâtre, on le
conduisait hors de la ville, dans le terrain d’alluvion situé au confluent des
fleuves (vers Ainay), pour y subir son supplice. Quand le tour des renégats
fut venu, ils répondirent intrépidement, et, à l’exception d’un petit nombre de
lâches, se déclarèrent chrétiens comme les autres. La foule païenne, le légat
et ses assesseurs furent saisis d’étonnement. Ils reportèrent leur fureur sur
ceux dont l’influence pouvait avoir causé ce revirement inattendu. Parmi les
fidèles les plus en vue était un médecin venu de Phrygie, et depuis plusieurs
années établi à Lyon. Il se nommait Alexandre. C’était une nature généreuse,
une libre parole, qui avait toujours prêché tout haut et sans peur la doctrine
du Christ. Debout près du tribunal, il venait d’assister avec une anxiété
profonde à l’émouvante confession des apostats repentants, laissant paraître
sur son visage les sentiments qui agitaient son cœur, et trahissant par ses
gestes, par des signes d’encouragement, la part qu’il prenait au combat. Le
peuple l’avait remarqué : C’est lui qui a fait tout le mal ! s’écria la foule
frémissante. Le légat lui posa les questions d’usage, sans obtenir d’autre
réponse que celle-ci : Je suis chrétien ! Il fut alors condamné aux bêtes, en
même temps qu’Attale, bien que ce dernier, on s’en souvient, possédât le droit
de cité romaine; le légat n’avait pas osé le refuser aux prières du peuple,
qui le réclamait pour les combats d’animaux.
Conduits à l’amphithéâtre, Alexandre et Attale y
passèrent par toute la série de tourments qu’exigeait, pour être satisfaite, la
curiosité féroce de la foule. Alexandre ne poussa pas un cri, ne prononça pas
une parole : il s’entretenait tout bas avec Dieu. Attale, lui, éleva la voix ;
quand il eut été assis dans une chaise rougie au feu, et que de tous côtés
s’exhala l’horrible fumet de ses chairs rôties : Voilà bien, s’écria-t-il en
latin, ce qu’on peut appeler manger des hommes! Nous, nous ne mangeons pas
d’hommes, et nous ne faisons rien de mal! Et comme on lui demandait quel nom
avait Dieu : Dieu, répondit le martyr, n’a pas un nom comme nous autres
mortels. La lettre ne raconte point les assauts qu’Attale et Alexandre eurent
vraisemblablement à subir de la part des bêtes: elle dit seulement
qu’après avoir épuisé sur eux les tourments, on les acheva avec le glaive.
Le dernier jour de la fête fut réservé à un spectacle
plus émouvant encore, celui du supplice d’une fille et d’un enfant. Chaque jour Ponticus, jeune chrétien de quinze ans, et l’esclave
Blandine, avaient été conduits à l’amphithéâtre, pour être témoins de la mort
de leurs frères. Chaque jour on les avait amenés devant les statues des dieux,
en leur disant de jurer par ces impies simulacres; l’enfant et l’esclave
avaient constamment refusé. Aussi leur fit-on, quand leur tour fut venu,
parcourir, eux aussi, toute la série des supplices, qu’on interrompait, de
temps en .temps, pour leur dire: Jurez, et qu’on reprenait dès qu’ils avaient
répondu : Non. Ponticus, soutenu par les exhortations
de Blandine, mourut intrépidement. La bienheureuse Blandine demeura la
dernière, comme une noble mère qui vient d’animer ses fils au combat, et les a
envoyés devant elle, vainqueurs, au Roi: suivant, à son tour, le chemin
sanglant qu’ils ont tracé, elle se prépare à les rejoindre, joyeuse,
transportée à la pensée de mourir, et semblant une invitée qui se rend au
festin nuptial, non une condamnée aux bêtes. Enfin, après avoir souffert les fouets,
les bêtes, le gril ardent, elle fut enfermée dans un filet et l’on amena un
taureau. Celui-ci la lança plusieurs fois en l’air avec ses cornes, sans
qu’elle parut le sentir, tout entière à son espoir, à la jouissance anticipée
des biens qu’elle attendait, à sa conversation avec le Christ. Enfin, comme une
victime, elle fut égorgée. Jamais, disaient en sortant les spectateurs, une
femme, chez nous, n’a souffert de si nombreux et si cruels tourments.
La fureur des païens s’acharna sur les cadavres des
martyrs. On leur refusa la sépulture. Les restes de ceux qui étaient morts en
prison avaient été jetés aux chiens ; on y joignit ce que les bêtes et le feu
avaient épargné, et les têtes, les troncs, de ceux qui avaient été décapités.
Après que ces débris furent restés exposés pendant six jours, sous la garde de
soldats qui en écartaient les fidèles, on les brûla, et on jeta les cendres
dans le Rhône. Les païens croyaient ainsi vaincre la volonté du Très-Haut, et
priver les martyrs de la résurrection ; tout espoir de renaissance serait,
disaient-ils, enlevé à ces hommes qui s’en encouragent, et qui introduisent
dans l’Empire une religion étrangère, méprisant les tortures et courant
joyeusement à la mort. Voyons s’ils pourront ressusciter, si Dieu leur prêtera
secours et les arrachera de nos mains. Tel était le préjugé populaire,
vainement combattu par les représentants les plus sérieux de la pensée antique
: on croyait que les corps privés de sépulture, dévorés par le feu ou les
bêtes, ne pouvaient ressusciter, et que l’âme était détruite avec eux. Les
païens s’imaginaient que les disciples du Christ partageaient une telle
croyance ; ils se figuraient même que c’était la crainte de ne pas ressusciter
qui leur avait fait abandonner, pour leurs morts, l’usage de l’incinération; Minucius Félix dut réfuter cette grossière erreur. Elle
avait bien peu de raison d’être: la crainte de ne lias ressusciter n’arrêta
jamais un martyr condamné au bûcher, à la dent des bêtes, ou prévenu que ses
restes deviendraient la proie des chiens et des oiseaux. Fidèles à leurs
croyances spiritualistes, et confiants en la puissance du Dieu qui tira les
corps du néant, les chrétiens répétaient plutôt avec saint Ignace: J’exciterai
les bêtes féroces afin que leurs entrailles me servent de tombeau, et que rien
de mon corps rie subsiste. Quand j’aurai disparu tout entier, c’est alors que
je serai vraiment le disciple du Christ. Aussi la barbare précaution des
païens de Lyon demeura-t-elle sans effet ; elle affligea les fidèles, empêchés
de rendre aux restes glorieux de leurs martyrs l’honneur accoutumé; elle ne
découragea aucun d’eux, quand l’heure du combat sonna de nouveau.
Je viens de résumer l’écrit rédigé au nom des chrétiens
de Lyon et de Vienne, et dans lequel on a cru reconnaître la main et le génie
de saint Irénée. Quiconque l’étudiera dans le texte original, si simple, si
solennel et si vivant, ne pourra maîtriser son émotion. C’est un des morceaux
les plus extraordinaires que possède aucune littérature. Jamais on n’a tracé un
plus frappant tableau du degré d’enthousiasme et de dévouement où peut arriver
la nature humaine. C’est l’idéal du martyre, avec aussi peu d’orgueil que
possible de la part du martyr. Les martyrs de Lyon, dit l’écrivain dont je
viens de rapporter le jugement, sont profondément catholiques par leur
modération et leur absence de tout orgueil. Enthousiasme et modestie,
humilité et fierté, élan sublime et sagesse parfaite, sollicitude pour
l’Église, compassion pour les pécheurs, foi tellement puissante qu’elle fait
taire la souffrance physique et permet au chrétien de s’absorber durant le
supplice dans la contemplation déjà sensible des biens à venir, fides sperandarum substantia rerum : — tel est
l’état d’esprit et de cœur que révèle à chaque ligne la relation de 177. Aucun
document ne laisse plonger aussi avant le regard dans l’âme des premiers
fidèles : il semble que cette âme héroïque soit ici ouverte devant nous, et que
nous puissions en voir le fond comme à travers le pur cristal d’une eau
limpide.
Une seule lacune se fait regretter dans le texte tel que
nous l’a transmis Eusèbe : nous y lisons les noms de quelques-uns des martyrs ;
mais la plupart demeurent anonymes. Elle est heureusement comblée par d’autres
documents. Grégoire de Tours, au chapitre 49 du traité de la Gloire des
martyrs, le martyrologe hiéronymien et celui d’Adon,
au 2 juin, reproduisent la liste des martyrs de Lyon, évidemment empruntée au
catalogue qui, dit Eusèbe, terminait la lettre de 177, rangeant par
catégories spéciales ceux qui avaient été décapités, exposés aux bêtes, ou
étaient morts en prison, et donnant le nombre des confesseurs qui avaient
survécu. On compte dix-huit chrétiens morts pendant la captivité, six livrés
aux bêtes, vingt-quatre immolés à la suite de divers supplices. Bien que la
lecture de plusieurs noms ne soit pas certaine, et que la liste nous soit
parvenue altérée par des lacunes et des variantes, cependant il est facile de
constater que la moitié environ des martyrs portent des noms grecs, la moitié des
noms latins : il est probable que telle était la proportion numérique des
fidèles d’origine orientale ou hellénique et de nationalité gallo-romaine
appartenant aux Églises de Lyon et de Vienne à la fin du règne de
Marc-Aurèle.
Les esprits avaient été trop agités par les calomnies
répandues au sujet des chrétiens, et le peuple avait trop de plaisir à voir
couler leur sang, pour que la persécution cessât, dans la Lyonnaise,
immédiatement après les scènes tragiques d’août 177. Depuis lors jusqu’à la fin
de Marc-Aurèle la vallée de la Saône paraît avoir été témoin de nombreux
martyres.
Malheureusement nous ne possédons, pour tous ceux que
l’on peut avec quelque vraisemblance reporter à cette époque, aucun document
contemporain et vraiment authentique. Tous leurs Actes, même les plus sérieux,
appartiennent au quatrième, cinquième ou sixième siècle. Cela ne veut pas dire
qu’ils soient, dans le fond, dénués d’autorité : ils peuvent représenter les
traditions des Églises, recueillies également par Grégoire de Tours et, plus
tard, par Adon. Mais on n’ose leur emprunter beaucoup de détails, surtout quand
on vient d’analyser une pièce complètement historique comme la lettre des
chrétiens de Lyon et de Vienne. Résumons, en quelques mots, ce qui nous paraît
le plus probable dans les récits relatifs aux martyrs gaulois dont la mort est
communément placée à la fin du deuxième siècle.
Les Actes des saints Épipode et
Alexandre, très simples, très beaux, mais écrits après la paix de
l’Église, rattachent leur combat et leur triomphe à la grande tragédie de
177. Alexandre était Grec, Épipode citoyen de Lyon.
Les païens y croyaient le christianisme anéanti, quand la trahison d’un esclave
fit arrêter ces deux jeunes gens, liés d’une étroite amitié. On les jeta en prison,
avant même de les avoir interrogés ; car le titre de chrétien était par soi
seul un crime. Après trois jours de détention préventive, Épipode comparut devant le légat. Blessé de ses réponses,
celui-ci ordonne de le frapper à coups de poing, puis de l’étendre sur le
chevalet, et de lui déchirer les côtes avec des ongles de fer. Mais bientôt,
voyant grandir la colère du peuple, qui voulait lapider l’accusé, il craint une
émeute qui nuirait à l’autorité du juge et au respect dû à la justice; il se
hâte de condamner Épipode à la décapitation, et le
fait exécuter sur-le-champ. Deux jours. après, Alexandre est interrogé à son
tour. Il confesse sa foi avec autant de courage que son ami, et, après avoir
été longuement fouetté, meurt sur une croix.
D’autres Actes racontent le martyre de saint Marcel et de
saint Valérien, qui, avant réussi à s’échapper pendant que la persécution
sévissait à Lyon, furent arrêtés et mis à mort, l’un à Chalon, l’autre à
Tournus, ville située entre Chalon et Mâcon. On ne saurait avec certitude
rattacher à la persécution de Marc-Aurèle d’autres saints de ces contrées,
sauf peut-être le célèbre martyr d’Autun, saint Symphorien. Ses Actes ne
sont point sans valeur. Cependant ils ne sauraient passer pour originaux.
Un contemporain n’eût pas mis dans la bouche du magistrat un prétendu édit de
Marc-Aurèle, qui n’a jamais été promulgué, ou dans la bouche du martyr une
dissertation en règle contre les dieux du paganisme, qui semble un écho de
l’apologétique du quatrième siècle et, en particulier, de certains vers de
Prudence. Mais ce que disent les Actes de la dévotion des habitants d’Autun
pour Cybèle, dont une fête fut l’occasion du martyre de Symphorien, parait
historique : la déesse phrygienne était honorée sous Marc-Aurèle dans tout le
monde romain: elle était très populaire, en particulier, dans la Gaule
Lyonnaise au milieu du second siècle; et, jusqu’au cinquième, elle eut des
adorateurs à Autun. Le rôle joué par eux dans l’affaire de Symphorien est
donc vraisemblable. Rien non plus n’empêche de voir une antique tradition dans
le touchant épisode de la mère exhortant du haut des remparts son fils qui
marchait au supplice, et lui disant ces paroles simples, naturelles, grandes,
vraiment en situation
Mon fils Symphorien, aie dans ta pensée le Dieu
vivant. Prends courage, mon fils. Nous ne pouvons craindre la mort : elle
conduit certainement à la vie. Attache ton cœur en haut, mon fils, regarde
celui qui règne au ciel. On ne t’enlève pas la vie ; on la transforme en une
meilleure. Aujourd’hui, mon fils, tu échanges des jours périssables pour la vie
éternelle.
L’Église d’Autun, où cette scène eut lieu, est d’origine
orientale, comme celles de Lyon et de Vienne; elle se rattache probablement à
l’une ou l’autre comme une fille à sa mère. On a pu reporter à la fin du second
siècle la partie dogmatique et symbolique de la célèbre inscription grecque de Pectorius, trouvée au polyandre d’Autun, y reconnaître un
écho des enseignements de saint Irénée, et en rapprocher le langage de
celui de l’épitaphe de l’évêque phrygien Abercius,
rédigée vers le même temps. Personne ne s’étonnera que la tempête qui
bouleversa en 177 les Églises gréco-asiatiques des bords du Rhône, et semble
avoir, dans les années suivantes, remonté le cours de la Saône, évangélisé,
selon la tradition, par des disciples de saint Polycarpe, ait eu, vers la même
époque ou peu après, son contrecoup dans la capitale des Éduens, qui reçut la
foi de la même source. On acceptera non moins facilement la pensée que
Marseille, où débarquaient les missionnaires, et qui formait le trait d’union
entre l’Orient et l’Occident, ait ressenti le contrecoup de la persécution de
Marc-Aurèle. Une inscription, qui parait être de ce temps, montre que des
chrétiens y moururent pour la foi qu’ils venaient de recevoir ou qu’ils
apportaient. Ces martyrs, dont un marbre nous fait lire les noms incomplets,
souffrirent la violence du feu, vim ignis passi sunt,
c’est-à-dire un des supplices que nous venons de voir infligés à leurs frères
de Lyon.
II. — Le martyre de sainte Cécile.
Pendant que le sang gaulois, grec, asiatique, coulait à
flots dans la Gaule Narbonnaise et Lyonnaise, le sang romain arrosait la ville
éternelle. Après les beaux travaux de M. de Rossi, et malgré les critiques dont
ils ont été l’objet, il nous paraît impossible d’attribuer le martyre de
sainte Cécile et de son groupe à une date autre que l’une des années comprises
entre l’élévation de Commode à la dignité d’Auguste et la mort de Marc-Aurèle,
c’est-à-dire entre juin 177 et mars 180.
Cette date est suggérée par une indication précieuse du
martyrologe d’Adon. Le compilateur du neuvième siècle termine un résumé des
Actes de sainte Cécile par ces mots : La bienheureuse vierge souffrit sous le
règne de Marc-Aurèle et de Commode. Cette phrase doit avoir été copiée sur un
document ancien. Elle ne saurait être de l’invention d’Adon, car elle contredit
d’autres passages de son récit. Ainsi, il croit que l’évêque Urbain, qui joue
un grand rôle dans l’histoire de sainte Cécile, est le pape de ce nom,
contemporain d’Alexandre Sévère. Pour être logique, il eût dû reporter au règne
de cet empereur le martyre de la sainte. Adon ne le fait pas, mais reproduit au
contraire une formule chronologique incompatible avec cette date. Cette formule
provient évidemment d’un document qu’Adon eut sous les yeux, et ce document est
indépendant des Actes rédigés vers le cinquième siècle, qui lui ont fourni
l’identification de l’évêque Urbain avec le pape, c’est-à-dire une donnée
chronologique toute différente.
Dans la forme où ils nous sont parvenus, les Actes de
sainte Cécile ont l’aspect d’une narration pieuse, écrite dans un but
d’édification par un auteur très postérieur à la paix de l’Église et peu
pourvu d’esprit critique. Cependant, comme un grand nombre de Passions de cette
nature, ils laissent voir, de place en place, la trame antique. Pour la
retrouver, il suffit d’enlever quelques fils des légères broderies qui la
cachent. En effaçant les conversations, les longs discours, les circonstances
légendaires, évidemment imaginés par le passionnaire, en corrigeant des
incohérences de chronologie et des identifications erronées, en rapprochant du
fond historique resté visible après ces éliminations les découvertes faites à
diverses époques, et particulièrement de notre temps, on arrive à reconstituer
d’une manière satisfaisante l’histoire de sainte Cécile et de ses compagnons,
et cette histoire s’ajuste très exactement dans le cadre des dernières années
du deuxième siècle.
En voici le très rapide résumé. Cécile, jeune fille non
seulement de naissance libre, mais de haute noblesse et de famille sénatoriale
(Ingenua, nohilis, clarissima), comme beaucoup de chrétiennes de cette
époque, avait épousé un patricien nommé Valérien. Elle lui persuada de
garder dans le mariage une absolue continence, le rendit chrétien, et
l’envoya recevoir le baptême des mains d’un évêque nommé Urbain, caché ou
résidant aux environs de Rome. Cécile et Valérien convertirent ensuite le frère
de ce dernier, Tiburce, qu’Urbain baptisa également.
En ce moment une persécution violente sévissait contre les chrétiens de Rome.
Comme à Lyon, la sépulture était refusée aux martyrs. Tiburce et Valérien s’efforcèrent d’éluder cet ordre impie, et de procurer des tombeaux
aux victimes. Dénoncés, ils comparurent devant le préfet, Almachius ou Amachius, et,
sur leur refus de sacrifier, furent condamnés à la décapitation.
L’exécution eut lieu au pagus Triopius,
situé à quatre milles de Rome, et célèbre par une villa d’Hérode Atticus.
Chemin faisant, les deux frères convertirent le greffier Maximus et plusieurs
appariteurs. S’étant déclaré chrétien, Maximus fut à son tour mis à mort à
coups de balles de plomb. Le 14 avril, Cécile enterra les trois martyrs sur
la voie Appienne, au cimetière de Prétextat.
Quelque temps après, on l’arrêta elle-même. Avant de comparaître devant le
tribunal, la jeune femme eut le temps de céder la maison qu’elle habitait dans
le Transtévère à un sénateur nommé Gordianus, qui la reçut à titre de fidéicommis, pour en
remettre la propriété à l’Église de Rome. L’interrogatoire de Cécile,
débarrassé des scories qu’y introduisirent les copistes, a l’apparence d’une
pièce authentique, d’un document de greffe. Le préfet lui rappela le texte des
rescrits impériaux alors en vigueur : Ignores-tu que nos seigneurs les
invincibles princes ont ordonné de punir ceux qui ne renieraient pas la
religion chrétienne, et de renvoyer absous ceux qui la renieraient? Ce sont
les propres termes du rescrit adressé en 177 au légat de la Lyonnaise.
Voici, ajouta-t-il, les accusateurs qui déposent que tu es chrétienne. Nie-le,
et les conséquences de l’accusation retomberont sur eux. Allusion très claire
au rescrit d’Hadrien à Minicius Fundanus,
qui n’avait pas cessé de faire loi. Cécile ne se laissa pas ébranler : elle
confessa généreusement sa foi, mettant assez durement à l’épreuve, par ses
railleries contre les dieux, la philosophie du préfet. Il la condamna à mort.
Plais, par égard pour son rang, par pitié pour sa jeunesse, ou peut-être pour
éviter de causer dans Rome une émotion trop vive, il ordonna qu’elle serait
exécutée dans sa maison. Les historiens de l’Empire nous ont laissé de nombreux
exemples de ces exécutions capitales à domicile: il suffit d’ouvrir Tacite,
Suétone, ou quelqu’un des écrivains postérieurs, pour trouver fréquemment la
mention de condamnés à qui l’on commande de s’ouvrir les veines, de se laisser
mourir de faim, de boire du poison. Le supplice assigné à Cécile était
différent : le préfet ordonna qu’on l’enfermerait dans la salle des bains
chauds de sa maison, et qu’on allumerait un feu violent dans l’hypocauste,
afin que la vapeur brûlante se répandant, sans que l’air fût renouvelé, par les
conduits qui enveloppaient l’appartement, vomie par les bouches de chaleur qui
s’ouvraient de toutes parts, la suffoquât peu à peu. Ainsi mourut Octavie,
femme de Néron; ainsi devait périr, sous Constantin, l’impératrice Fausta.
Cécile survécut à ce supplice : après un jour et une nuit passés dans un air de
feu, elle respirait librement. On envoya alors un licteur chargé de lui donner
le coup mortel. Trois fois il la frappa de l’épée ; puis il se retira, la
laissant baignée dans son sang. Elle vécut encore pendant trois jours, entourée
des chrétiens, et assistée par Urbain. On lui fit des funérailles solennelles;
ses restes furent déposés le 16 septembre dans un domaine funéraire de la voie Appien.
Quand on examine ces faits sans parti pris, il est
difficile de n’être pas frappé de leur parfaite harmonie avec la date indiquée
par Adon. Le trône occupé par deux empereurs, la sépulture refusée aux
martyrs, la citation textuelle de rescrits d’Hadrien et de Marc-Aurèle, ces
traits réunis conviennent à la fin du règne de ce dernier souverain, et se
rencontreraient malaisément ensemble à une plus récente époque. Dans le cours
du siècle suivant, la mention des deux rescrits par un magistrat eût été un
contresens ; la situation légale des chrétiens avait changé, les édits qu’on
leur appliquait différaient de la jurisprudence suivie par les empereurs de
l’époque antonine. Une seule objection sérieuse peut être opposée à la date que
nous adoptons : le rôle joué par Urbain, que les Actes désignent comme étant le
pape de ce nom, contemporain d’Alexandre Sévère. A première vue, cela surprend
: Alexandre Sévère n’est pas un persécuteur. On est amené à soupçonner quelque
confusion. Celle-ci devient évidente, quand on s’aperçoit qu’il y eut deux
Urbain vénérés dans les catacombes, le pape dont le nom était inscrit au catalogue
des pontifes enterrés dans la crypte papale du cimetière de Calliste, et dont
la pierre tumulaire y a été très probablement retrouvée, et un évêque enterré
dans le cimetière de Prétextat, près de Valérien, de Tiburce et de Maxime. Celui-ci est, selon toute apparence, l’évêque ami de Cécile
et des siens, vraisemblablement martyrisé par l’ordre d’Almachius peu de temps après eux, bien distinct du pape son homonyme, que
l’hagiographe du cinquième siècle confondit avec lui, induisant dans la suite
en erreur l’auteur du Livre Pontifical.
Cette confusion en amena une seconde : l’auteur des
Actes, racontant le soin que prit Urbain des funérailles de Cécile, dit qu’il
la déposa inter collegas suos episcopos, c’est-à-dire dans la crypte papale du cimetière
de Calliste. M. de Rossi a démontré, par la découverte de nombreuses
inscriptions et par l’étude de la topographie, que la crypte où furent
enterrés, au troisième siècle, les pontifes romains fut, au contraire, creusée
dans une area funéraire appartenant à l’illustre famille des Cæcilii, et par eux plus tard donnée à l’Église. Selon
toute apparence, il faut prendre à rebours les paroles de l’auteur des Actes
Cécile fut enterrée dans le domaine sépulcral de sa
famille, sur la voie Appienne, et c’est ensuite que
la crypte où elle reposait, devenue propriété ecclésiastique, fut consacrée à
la sépulture des papes : le caveau de ceux-ci et celui de Cécile sont séparés
seulement par une mince cloison.
Elle n’y repose plus aujourd’hui. En 822, le pape Pascal
Ier, qui retirait alors des catacombes délabrées les reliques des saints,
ouvrit son tombeau. Il trouva le corps de la martyre intact, couché dans le
cercueil en bois de cyprès où, disent les Actes, on l’avait déposé : Cécile
était revêtue d’une robe tissue d’or, et les linges qui avaient servi à
étancher le sang de ses blessures étaient roulés à ses pieds : ces détails sont
encore conformes au témoignage des Actes. Pascal leva de ses propres mains la
précieuse dépouille, sans altérer la pose de la vierge expirante, qu’une
première fois déjà, raconte le narrateur du cinquième siècle, Urbain avait
respectée. Il la transporta dans l’église bâtie sur l’emplacement de sa maison,
au Transtévère, et la plaça avec le cercueil dans un
sarcophage de marbre blanc, sous l’autel. En 1599, ce sarcophage fut
ouvert. Des témoins sincères et savants, comme Baronius et Bosio, ont
décrit l’étrange et touchant spectacle qui fut, pendant plusieurs jours,
donné à Rome émue. Cécile apparut dans son cercueil de cyprès, couchée sur le
côté, les genoux légèrement ployés, les bras ayant glissé le long du corps, la
face tournée contre terre : telle, dit Bosio, qu’elle fut quand, après une
agonie de trois jours, elle rendit l’âme. Sur la robe d’or on voyait des taches
de sang : des linges sanglants étaient pliés près des pieds. Cécile morte, si
semblable encore, après quatorze siècles, à Cécile mourante, fut copiée par
plusieurs artistes : trois dessins ou peintures du temps reproduisent son
image, et la statue contemporaine de Maderno a jeté sur ce souvenir le
prestige d’une grâce idéale. Le récit des Actes, contestable pour tout ce
qui relève de l’imagination ou de la science historique du narrateur, mais
exact dans les circonstances matérielles, qu’avaient transmises à l’écrivain du
cinquième siècle une tradition précise ou des documents écrits, ne pouvait
recevoir une plus éclatante confirmation.
Ce n’était point la seule, cependant, que devait leur
apporter la découverte de 1599. A côté du sarcophage renfermant les restes de
sainte Cécile, on en retrouva un second, également placé sous l’autel. Il
contenait trois corps, étendus l’un près de l’autre. A l’un, la tête manquait ;
celle du second était détachée du tronc ; le crâne du troisième restait encore
adhérent au squelette, et garni d’une chevelure brune, mais celle-ci était
collée de sang, et le crâne lui-même fracturé en plusieurs endroits. Chacun
reconnut dans les deux premiers corps, qui paraissaient de même stature et de
même âge, ceux du mari et du beau-frère de Cécile, Valérien et Tiburce, tous deux décapités ; le troisième, beaucoup plus
grand, devait être celui du greffier Maxime, dont la tête, disent les Actes,
avait été brisée à coups de plumbatæ. Bien qu’il
reste quelques doutes sur l’époque d’une première translation des corps des
trois saints, et que l’on n’aperçoive pas clairement, à travers la rédaction
confuse des documents du neuvième siècle, si Pascal les transporta de la
sépulture où, deux siècles auparavant, ils reposaient encore au cimetière de
Prétextat ou s’il trouva leurs corps transférés depuis cette époque dans
celui de Calliste, il est certain qu’en 822 il les déposa dans l’église du Transtévère en même temps que sainte Cécile, et il
n’est pas douteux que le second sarcophage découvert sous l’autel ait contenu
les reliques de Valérien, de Tiburce et de
Maxime. L’inspection de leurs ossements a fait reconnaître les supplices
soufferts par eux, et permis de constater de visu les particularités
minutieusement rapportées par les Actes. Rarement un document de cette nature a
subi une épreuve plus concluante, et en est sorti mieux justifié.
III. — Commode. Les martyrs scillitains. L’influence de
Marcia. Conclusion.
La mort de sainte Cécile et de ses compagnons, arrivée à
Rome à la suite de nombreuses exécutions de chrétiens plus obscurs, et suivie
probablement du martyre de l’évêque Urbain, est le dernier acte sanglant mis
par les documents anciens à la charge de Marc-Aurèle. Si nous jetons un regard
en arrière, sur l’ensemble de son règne, nous voyons que, pendant les dix-neuf
années que l’empereur stoïcien a passées sur le trône, le sang chrétien a coulé
partout, et que des fidèles de toutes les conditions, d’humble extraction,
d’état servile, de profession bourgeoise, de haute naissance, et même de rang
sénatorial, ont prouvé par leur mort la sincérité de leur foi. Nous n’irons pas
jusqu’à dire, avec une opinion naguère répandue en Allemagne, que Marc-Aurèle
promulgua contre les chrétiens des édits spéciaux et déchaîna contre eux une
persécution générale: mais cette opinion est moins loin encore de la
vérité que celle qui, en France, passée pour plusieurs à l’état de dogme,
s’efforce, avec un mélange d’attendrissement et d’indignation quelquefois
comique, de laver le bon empereur de tout soupçon de sang versé. Malgré des
vertus touchantes et de grandes qualités, Marc-Aurèle était faible : il ne sut
pas réagir contre quelques-unes des plus mauvaises passions de son temps, la
superstition, la jalousie, la peur, et, dominé par elles, il ne laissa pas
seulement répandre le sang chrétien, il le versa en personne.
C’est lui, en effet, qui a ouvert, au commencement de son
règne, la tragédie du martyre par la sentence de mort prononcée à Rome contre
sainte Félicité. Quand le dernier acte de cette tragédie se joua, à Rome
encore, par le martyre de sainte Cécile, il n’y était probablement plus : les
dernières années de sa vie, du 5 août 178 au 17 mars 180, se passèrent à
combattre sur le Danube, avec Vienne pour quartier général. Marc-Aurèle
n’était pas un Trajan, toujours prêt à porter en avant les frontières de
l’Empire : chef d’une société dont la décadence commençait, à peine voilée par
de brillants dehors, le philosophe résigné, désabusé, guerrier sans vocation et
sans goût, par pur devoir, était bien l’homme que les destins réservaient pour
inaugurer la politique défensive, que l’Empire va maintenant continuer, en
reculant toujours, pendant deux siècles. Déjà les peuples limitrophes pèsent
sur les barrières qui défendent le monde romain : derrière eux, les poussant,
la grande nation des Goths commence à s’ébranler, et prélude à ce formidable
mouvement du Nord au Sud qui la portera si vite des rives désolées de la
Baltique vers les mers tièdes et bleues qui baignent les côtes de l’Italie, de
la Gaule et de l’Espagne. Si les derniers regards de Marc-Aurèle — de ce
méditatif transformé pendant une partie de son règne en homme d’action, et
mourant noblement à la peine— avaient pu percer l’avenir, il eût prononcé
avec plus d’amertume encore la parole qu’il dit au tribun venu pour la dernière
fois dans sa tente lui demander le mot d’ordre : Va au soleil levant, moi je me
couche. Ce n’était pas lui seulement, c’était la période glorieuse de l’Empire
romain qui se couchait avec lui dans la tombe. La barbarie, un peu plus tôt, un
peu plus tard, était destinée à couvrir le monde de son ombre victorieuse, si
Dieu ne tenait en réserve un soleil levant dont l’empereur philosophe avait
toujours méconnu la clarté. Mais, pas plus à ses derniers jours que pendant les
années heureuses de sa vie, Marc-Aurèle n’eut le sentiment de ce que pouvait
être la lumière chrétienne. Le crépuscule philosophique au sein duquel avait
vécu son âme lui envoya-t-il même jusqu’à la fin ses faibles rayons? On
n’oserait l’assurer, car le dernier geste de Marc-Aurèle paraît plus désespéré
que stoïque : après un court entretien avec Commode, il se voila tout à coup la tête, et se tourna dans son lit pour ne plus voir personne et
mourir seul.
Venait-il de découvrir ce que renfermait de bas,
d’égoïste, d’incurablement médiocre, l’âme de son indigne fils? à l’heure où
tous les regrets sont superflus, regrettait-il d’avoir écouté le mouvement
d’opinion — auquel les apologistes chrétiens eux-mêmes s’étaient associés — qui
le portait à donner à la perpétuité de l’Empire la garantie de l’hérédité par
le sang, au lieu de cette hérédité adoptive qui avait si bien réussi à Nerva, à
Trajan, à Hadrien, à Antonin ? On ne le saura jamais ; mais des prévisions
sinistres durent traverser l’agonie solitaire du pauvre empereur. A en croire
Fronton, Commode enfant était le vivant portrait de Marc-Aurèle et de
Faustine; Commode devenu homme fut, au moral, l’antithèse absolue de
Marc-Aurèle. Ce fils du seul empereur qui, avant Constantin, ait voulu tempérer
les affreuses tueries de l’amphithéâtre, ne fut pas un souverain, mais un gladiateur,
qui devait combattre sept cent trente-cinq fois, et après chaque combat se
faire royalement payer. Nul souci de la patrie, nul respect du sénat, nul
esprit de gouvernement, nulle politique, si ce n’est celle de tous les tyrans,
qui consiste à confisquer et à proscrire, par haine, par peur et par avarice.
Cependant, de ce despote niais et sanguinaire les chrétiens eurent moins à
souffrir que de ses honnêtes et intelligents prédécesseurs. Incapable d’une
idée suivie, il fut à la merci des événements. Dans ses rapports avec l’Église,
on le vit entraîné tour à tour par deux courants contraires. Tantôt il semble
que le génie paternel l’emporte, que l’impulsion hostile donnée par Marc-Aurèle
se continue : le sang des martyrs coule. Tantôt une influence plus douce, celle
des serviteurs chrétiens qui, en assez grand nombre, habitent le palais, et,
surtout, la toute puissante prière d’une femme aimée, fait pencher vers la
clémence lamé mobile et les volontés incertaines de l’imbécile empereur.
Cette influence n’avait pas encore pu s’exercer quand, en
Afrique, la persécution éclata. Jusqu’à la fin de Marc-Aurèle ou au
commencement de Commode, l’Église d’Afrique, dont les origines sont aussi
obscures que celles de l’Église des Gaules, mais dont la fécondité pour le
martyre devait être aussi glorieuse, paraît avoir à peu près échappé à la haine
des ennemis du nom chrétien. Si dans cette province des fidèles isolés avaient
été condamnés auparavant, par application des rescrits de Trajan et d’Hadrien,
l’histoire n’en a pas gardé le souvenir. Le premier persécuteur dont elle ait
retenu le nom est Vigellius Saturninus, proconsul
d’Afrique en 180: primus hic gladium in nos egit, dit
Tertullien, qui rapporte, comme une punition du ciel, la cécité dont ce gouverneur
fut ensuite frappé. Par son ordre, des martyrs originaires de Madaure, et portant les noms puniques de Namphamo, Miggin, Lucita, Sanaé, avaient, le 4
juillet, payé de leur vie leur fidélité à Jésus-Christ. Malheureusement on
connaît d’eux seulement leurs noms et la date de leur supplice. Mais on possède
pour un autre groupe de fidèles, les célèbres martyrs scillitains, immolés
treize jours plus tard, des Actes comptés à bon droit parmi les monuments les
plus anciens et les plus purs de l’antiquité chrétienne.
Le seize des calendes d’août, Præsens (pour la seconde fois) et Condianus étant consuls,
plusieurs chrétiens de la colonie romaine de Scillium
furent amenés à Carthage, et comparurent devant le proconsul Saturninus. Le dialogue
suivant s’engagea entre le juge et les accusés.
SATURNINUS. — Vous pouvez obtenir grâce de l’empereur, si
vous revenez à la sagesse, et si vous sacrifiez aux dieux tout puissants.
SPERATUS. — Nous n’avons rien fait ni dit de mal, mais
nous rendons grâces du mal qu’on nous fait, et nous respectons, nous adorons et
nous craignons notre Seigneur, à qui tous les jours nous offrons un sacrifice
de louanges.
SATURNINUS. — Nous aussi, nous sommes religieux, et notre
religion est simple. Nous jurons par la félicité de notre seigneur
l’empereur, et nous prions pour son salut. Vous devez faire de même.
SPERATUS. — Si tu veux bien me prêter une oreille
tranquille, je t’expliquerai le mystère de la vraie simplicité.
SATURNINUS. — Je n’écouterai pas les injures que tu as le
dessein d’adresser à notre religion. Jurez plutôt par le Génie de
l’empereur.
SPERATUS. — Je ne connais pas la royauté du siècle
prisent, mais je loue et adore mon Dieu, que nul homme n’a vu, que des yeux
mortels ne peuvent voir, mais dont la vraie lumière se manifeste au cœur
croyant. Je n’ai point commis de vol ; si je fais quelque trafic, je paie
l’impôt, parce que je connais notre Seigneur, le roi des rois et le maître de
tous les peuples.
SATURNINUS. — Abandonne cette vaine croyance.
SPERATUS. — Il n’y a de croyance dangereuse que celle qui
permet l’homicide et le faux témoignage.
SATURNINUS, s’adressant aux autres accusés. — Cessez
d’être ou de paraître complices de cette folie.
CITTINUS. — Nous n’avons et nous ne craignons qu’un
Seigneur, celui qui est dans le ciel. C’est lui que nous cherchons à honorer de
tout notre cœur et de toute notre âme.
DONATA. — Nous donnons à César l’honneur dû à César, mais
nous craignons Dieu seul.
SATURNINUS. — Et toi, que dis-tu, Vestia ?
VESTIA. — Je suis chrétienne, et ne veux pas être
autre chose.
SATURNINUS. — Que dis-tu, Secunda ?
SECUNDA. — Je le suis, et veux le rester.
SATURNINUS, s’adressant à Speratus.
— Tu demeures également chrétien ?
SPERATUS, et tous les accusés : — Je suis chrétien.
SATURNINUS. — Peut-être avez-vous besoin d’un délai pour
délibérer ?
SPERATUS. — Dans une affaire aussi évidente, tout est
examiné et délibéré.
SATURNINUS. — Quels sont ces livres que vous conservez dans vos armoires? SPERATUS. — Nos livres sacrés, et en plus les épîtres de
Paul, apôtre, homme juste.
SATURNINUS. — Acceptez un délai de trente jours pour
réfléchir.
SPERATUS. — Je suis chrétien, j’adorerai toujours le
Seigneur mon Dieu, qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils
renferment.
Tous répétèrent la même parole.
Alors Saturninus prit ses tablettes, et lut cette
sentence :
Attendu que Speratus, Nartallus, Cittinus, Donata, Vestia, Secunda, ont déclaré vivre à la façon des chrétiens, et,
sur l’offre qui leur était faite d’un délai pour revenir à la manière de vivre
des Romains, ont persisté dans leur obstination, nous les condamnons à périr
par le glaive.
Speratus dit
: Nous ne pouvons suffire à rendre grâces à Dieu.
Nartallus dit
: Nous avons mérité aujourd’hui d’être des martyrs dans le ciel. Nous rendons
grâces à Dieu.
Le proconsul ordonna ensuite au héraut de proclamer les
noms des condamnés. Aux six que nous venons de voir en scène, six autres (qui
avaient peut-être fait défaut, c’est-à-dire refusé de répondre) furent ajoutés
: Veturius, Félix, Aquilinus, Lætantius, Januaria et Generosa.
Tous remercièrent, d’une même voix, le Dieu trois fois
saint, et tombèrent sous le glaive.
Quelques années après ces scènes, vers 184 ou 185, d’autres non moins émouvantes avaient lieu dans la province d’Asie. Le proconsul Arrius Antoninus, celui qui devait être mis à mort, la neuvième année du règne de Commode, comme aspirant à l’empire, persécutait les chrétiens. Ceux-ci, indignés de sa cruauté, se soulevèrent contre lui, de la seule manière dont ces hommes pacifiques et pieux pouvaient se soulever : dans une ville où il avait établi son tribunal, ils se présentèrent en masse devant lui, s’offrant à ses coups. Il en fit arrêter quelques-uns, mais, effrayé du nombre de ceux qu’il eût fallu poursuivre, il renonça à sévir contre les autres, en s’écriant : Malheureux, si vous voulez mourir, n’avez-vous pas assez de cordes et de précipices ? A Rome même le sang chrétien coula sous l’œil indifférent
de Commode. Le christianisme avait fait de grands progrès dans l’aristocratie
romaine. Les Cæcilii, les Valerii,
n’étaient probablement pas les seules races patriciennes qui eussent donné de
leurs membres à l’Église. Eusèbe raconte le martyre d’un personnage
considérable, arrivé à ce moment.
Après avoir dit qu’à Rome, sous Commode, beaucoup des
plus en vue, soit par la naissance, soit par les richesses, embrassaient chaque
jour la doctrine du salut avec toute leur famille et toute leur maison, il
ajoute que le démon fit traduire en justice Apollonius, renommé parmi les
fidèles pour sa science et sa philosophie, après avoir suscité comme accusateur
d’un tel homme un de ses serviteurs propres à une aussi vilaine action.
Mais ce misérable encourut le châtiment qu’il méritait, un édit impérial
condamnant à mort ceux qui portaient de telles accusations. Il eut donc les
jambes rompues, sur la sentence du préfet du prétoire Perennis.
Mais le martyr aimé de Dieu fut sollicité avec instances par le préfet, puis
invité à prendre la parole devant le sénat. Il présenta une apologie très
éloquente, par laquelle il rendit hommage à notre foi. Mais le jugement du
sénat le condamna à la peine capitale, car une ancienne loi défendait de
renvoyer absous ceux qui auraient été traduits en justice et n’auraient point
renoncé à leur croyance. L’interrogatoire de Perennis,
les réponses faites aux questions de celui-ci par Apollonius, l’apologie qu’il
prononça devant le sénat, quiconque en veut prendre connaissance les trouvera
dans le recueil que j’ai fait des Actes des anciens martyrs.
Ce curieux récit, fait par Eusèbe d’après les pièces
authentiques qu’il avait sous les yeux, laisse quelques points obscurs. Qui
était cet Apollonius, et pourquoi le préfet du prétoire Perennis,
tout-puissant cependant à cette époque du règne de Commode, jugea-t-il
convenable de le traduire devant une juridiction aussi extraordinaire que celle
du sénat ? Quel est cet étrange conflit de législation, qui fit condamner
l’accusateur, mais obligea en même temps à condamner l’accusé qui persistait à
se déclarer chrétien ?
La première question trouvera sa réponse naturelle, si
l’on admet que le philosophe chrétien Apollonius était membre du sénat, et ne
pouvait être jugé que par ses pairs. La seconde est plus difficile, On a
voulu voir, dans la condamnation prononcée contre l’accusateur, une application
de l’édit d’Antonin au conseil d’Asie, déclarant que ceux qui accuseraient les
chrétiens seraient punis. Mais comme cet édit apocryphe ajoute que les
chrétiens accusés seront renvoyés absous, même s’ils refusent d’abjurer, il est
clair que cette prétendue jurisprudence ne peut être visée ici , puisque
l’historien ajoute que le sénat fut contraint, de prononcer aussi la peine
capitale contre Apollonius, qui persistait dans sa foi. La réponse la plus
vraisemblable paraît donc cure que l’accusateur était de ceux à qui, non en
vertu de l’édit d’Antonin, mais par suite du droit commun, il était interdit de
déférer l’accusé à la justice. On est ainsi conduit à penser que cet accusateur
était l’un des esclaves d’Apollonius : les lois, en effet, défendaient, sous
peine de mort, aux esclaves de dénoncer leur maître.
Soit par un raisonnement analogue, soit après avoir
réellement emprunté aux Actes recueillis par Eusèbe des renseignements que
celui-ci, dans le résumé, que nous avons traduit, a omis de nous donner, saint
Jérôme comble, dans le sens qui vient d’être indiqué, les lacunes de ce récit.
Apollonius, sénateur romain sous le règne de Commode, dit-il, fut dénoncé comme
chrétien par Severus, son esclave. Il obtint du sénat l’autorisation
d’expliquer sa croyance, et lui lut une remarquable apologie. Mais il fut
cependant condamné à avoir la tête tranchée, en vertu de l’ancienne loi qui
défendait que les chrétiens traduits devant le juge fussent absous, s’ils ne
renonçaient à leur religion.
C’est toujours sous le régime du rescrit de Trajan que
nous place ici l’histoire. Nous l’avons vu appliqué sous Marc-Aurèle, et tout à
l’heure, à Scillium, sous Commode. Plus clairement
encore va-t-il nous apparaître ici, par la lecture du procès.
Celui-ci avait été publié par Eusèbe. Il fut probablement
consulté par saint Jérôme, dans le recueil d’Eusèbe. Mais, depuis la perte de
ce recueil, on ne le connaissait plus. Une traduction arménienne a été
retrouvée de nos jours : bien qu’elle ne soit pas complète et que le texte
grec original ait disparu, il est probable qu’on a maintenant sous les
yeux les parties essentielles de la procédure suivie par le préfet du prétoire
contre un chrétien qu’une illustration extraordinaire ou un rang supérieur
rendait exceptionnellement justiciable du sénat, ou du moins ne permettait pas
de poursuivre sans l’autorisation de cette assemblée.
Nous ne possédons pas le début des Actes, qui nous eût
probablement renseignés sur la qualité d’Apollonius. Ils s’ouvrent par
l’ordre que donne Perennis d’introduire Apollonius
devant le sénat. Le préfet interroge l’accusé, en présence de la haute
assemblée. Apollonius, lui dit-il, pourquoi résistes-tu aux invincibles lois,
et contreviens-tu aux décrets des empereurs, en refusant de sacrifier aux dieux
? — Parce que je crains Dieu, qui a fait le ciel et la terre, et je ne sacrifie
pas à de vaines idoles. — Tu devrais te repentir de ces pensées, à cause des
édits des empereurs, et jurer par la fortune de l’empereur Commode. Apollonius
répondit par un assez long exposé de ses croyances, qu’il conclut ainsi : Je
veux bien jurer par le vrai Dieu que, nous aussi, nous aimons l’empereur et que
nous prions pour lui. — Approche donc, dit le préfet, sacrifie à Apollon,
aux autres dieux, et à l’image de l’empereur. — Quant à changer d’idées,
répartit Apollonius, ou à prêter serment, j’ai répondu. En ce qui concerne les
sacrifices, moi et tous les chrétiens nous offrons un sacrifice non sanglant à
Dieu, maître du ciel et de la terre, et nous offrons ce sacrifice non point à
l’image, mais en faveur des personnes douées d’intelligence et de raison, que
Dieu a choisies pour gouverner les hommes. C’est pourquoi, conformément au
commandement de Dieu, nous adressons nos prières à Celui qui habite dans le
ciel, et qui est le seul Dieu, afin que les hommes puissent être sur cette
terre gouvernés avec justice, tenant pour assuré que
votre empereur, lui aussi, a été institué non par aucun autre, mais par celui
qui est le seul Roi, Dieu, qui tient toutes choses dans sa main. — Sûrement,
répartit le préfet, ce n’est point pour philosopher que tu as été amené ici. Je
te donnerai un délai d’un jour, afin que tu puisses considérer tes intérêts, et
te demander si tu veux vivre.
Tel est le premier acte du procès. C’est une sorte
d’instruction préliminaire, devant le sénat. Il est probable que celui-ci,
après qu’Apollonius eut été reconduit en prison, se transforma en chambre des
mises en accusation, et termina cette phase préparatoire de la procédure par
une ordonnance rendue en dehors de l’accusé, décidant qu’il serait traité comme
les autres chrétiens, c’est-à-dire mis en demeure d’abjurer ou de mourir. A
cette ordonnance, à ce décret du sénat, fera plusieurs fois allusion Perennis, dans la suite du procès.
Trois jours s’étant écoulés, Apollonius comparut de
nouveau. Qu’as-tu résolu ? demanda le préfet. — De rester ferme dans ma
religion, comme je te l’ai déjà dit. — A cause du décret du sénat, je te
conseille de te repentir et de sacrifier aux dieux à qui toute la terre rend
hommage et sacrifie, car il vaut mieux pour toi vivre parmi nous que de périr
d’une misérable mort. Peut-être ne connais-tu pas le décret du sénat. — Je connais
le commandement de Dieu tout-puissant, et je demeure ferme dans ma religion,
répondit Apollonius, qui, dans un assez long discours, mit en parallèle le
culte rendu au vrai Dieu et les pratiques absurdes ou ridicules de l’idolâtrie.
Après l’avoir laissé parler ainsi pendant quelque temps, Perennis l’interrompit : Tu as assez philosophé, et nous sommes pleins d’admiration ;
mais ne sais-tu pas, Apollonius, que le sénat a décidé que personne ne doit
porter le nom de chrétien ? — Sans doute, reprit l’accusé ; mais un décret
humain, venant du sénat, ne saurait prévaloir contre le commandement de Dieu.
Et, prenant de nouveau la parole, il expliqua pourquoi les chrétiens ne
craignent pas la mort. Tu veux donc mourir ? dit le préfet. — Non, mais je ne
suis pas assez attaché à la vie pour craindre la mort. Rien n’est plus
désirable que la vie éternelle, source d’immortalité pour l’âme qui a bien
vécu. — Je ne comprends plus, reprit le préfet. Un philosophe qui était présent
se mêla un instant à l’entretien. Mais Perennis, qui
semble avoir cherché toutes les occasions de permettre à Apollonius de se
justifier, l’invita à s’expliquer encore.
Apollonius compléta alors son discours apologétique. Il
avait parlé d’abord de l’idolâtrie ; il dit maintenant ce qu’était le Christ.
J’espérais que la nuit te porterait conseil, répartit enfin le préfet
découragé. Et comme Apollonius persistait à confesser sa foi, Perennis reprit : Je désirerais te laisser aller, mais je
ne le puis, à cause du décret du sénat. C’est sans haine que je prononce ta
sentence. Et il le condamna à être décapité. Dieu soit béni pour cette sentence
! s’écria le martyre, que les bourreaux entraînèrent, et exécutèrent sur le
champ.
Apollonius n’est peut-être pas le seul grand
personnage qui, sous Commode, ait versé son sang pour le Christ ; saint Jules,
dont le martyre est attribué à ce règne, porte également, dans quelques
martyrologes, le titre de sénateur. Mais les détails donnés sur sa mort
par les Actes des saints Eusèbe, Pontien, Vincent et Pérégrin conviennent
peu à un homme occupant cette situation sociale : on y lit que le courageux
sénateur fut battu de verges jusqu’à ce qu’il expirât ; cela contraste
singulièrement avec la manière dont fut traité Apollonius, jugé et condamné,
mais en observant tous les égards dus à son rang.
Les martyrs furent encore nombreux sous Commode;
cependant, grâce à l’indifférence personnelle du prince, grèse surtout à des
influences domestiques, la situation de l’Église était bien meilleure alors
qu’elle n’avait été sous Marc-Aurèle. Le même Eusèbe qui raconte le procès du
sénateur Apollonius a pu dire que, sous le règne de Commode, les affaires de la
religion demeurèrent dans un état tranquille, et par la grâce de Dieu l’Église
put jouir de la paix par toute la terre. La présence de nombreux chrétiens
à la cour impériale ne fut certainement pas étrangère à cet heureux
résultat. Nous en connaissons plusieurs : Carpophore, le riche affranchi
impérial qui fut le maître de Calliste; l’affranchi Proxenès,
qui devint le chambellan de Commode, et remplit près de lui des fonctions
multiples; le vieil eunuque Hyacinthe, prêtre de l’Église de Rome,
le père nourricier et l’ami de Marcia; Marcia elle-même, qui probablement
n’avait pas reçu le baptême, mais qui aimait Dieu, s’intéressait à l’Église,
et, dominant par la tendresse, par l’intelligence, par l’énergie l’âme faible
et grossière de l’empereur, fut vraiment son bon génie, le seul rayon d’idéal,
le seul sourire de bonté qui éclaire ce vilain règne.
Marcia entra dans le palais de Commode en 183. Fille d’un
riche affranchi de Marc-Aurèle, elle avait été aimée du neveu de cet
empereur, Ummidius Quadratus. Après la condamnation
de Quadratus, elle devint promptement la favorite de Commode, et s’éleva
jusqu’au rang d’une véritable épouse, dont elle reçut tous les honneurs, à
l’exception du titre d’impératrice. On raconte, écrit le contemporain Dion
Cassius, que Marcia eut une vive sympathie pour les chrétiens, et se servit de
sa toute puissance sur Commode pour leur faire
beaucoup de bien (LXXII, 4). Elle ne parvint pas à faire rapporter les lois qui
proscrivaient le christianisme ; nous voyons en 188 ou 189, dans le moment le
plus brillant de la faveur de Marcia, l’esclave Calliste condamné aux mines par
le préfet de Rome Fuscianus, parce que les Juifs,
dont il avait troublé le culte, le dénonçaient comme chrétien. Niais si le
christianisme ne cessa pas d’être illégal, peu à peu ses fidèles furent moins
maltraités. Désireux de flatter Commode en épargnant les amis de Marcia, les
gouverneurs mettaient maintenant autant de soin à éviter les occasions de sévir
contre les chrétiens qu’on en avait mis en d’autres temps à les faire naître.
Un proconsul d’Afrique, Cincius Severus, siégeant
dans la colonie romaine de Thysdrus, faisait
confidentiellement savoir que, moyennant certaines réponses inoffensives, mais
dont il se contenterait, les chrétiens accusés devant lui seraient absous. Vespronius Candidus, légat de Numidie, refusa de
juger un chrétien déféré tumultueusement au tribunal par ses concitoyens
ameutés. Heureuse de la bonne volonté qu’elle rencontrait de toutes parts,
enhardie par l’empressement des plus grands personnages à deviner ses désirs,
1liarcia osa davantage. Pour la première fois, à Rome, des condamnés chrétiens
furent l’objet d’une grâce officielle. Un jour Marcia, voulant faire une bonne
œuvre, appela près d’elle le pape Victor (185-197) et lui demanda les noms
des martyrs qui travaillaient aux mines de Sardaigne. Elle obtint ensuite
de Commode des lettres de grâce, et les confia à son vieil ami le prêtre
Hyacinthe, en lui donnant sans doute de pleins pouvoirs, car Hyacinthe délivra
non seulement les confesseurs portés sur la liste officielle, mais encore
Calliste, le futur pape, dont le nom avait été omis.
Le deuxième siècle est bien fini : cet épisode annonce
les relations nouvelles qui vont se nouer entre l’autorité impériale et les
chrétiens. Un évêque de Rome mandé au Palatin, et en sortant avec la grâce des
martyrs ; un prêtre chrétien chargé d’aller porter au procurateur de
Sardaigne des lettres du prince : ce n’est point encore une reconnaissance
officielle du christianisme, mais c’est au moins un premier pas vers
l’établissement d’un modus vivendi devant permettre à l’Église et à l’État de
coexister sinon en droit, au moins en fait. Nous verrons cet ordre de choses,
inauguré grâce à la finesse bienveillante d’une femme et à l’insouciance d’un
empereur, se consolider pendant tout le cours du troisième siècle. Le sang
chrétien coulera encore ; mais ce sera, désormais, à la suite de formelles
déclarations de guerre, qui pourront se terminer par des traités de paix. Le
glaive sera souvent tiré du fourreau, mais il y rentrera quelquefois : on ne le
verra plus suspendu sans relâche sur la tête de l’Église.
L’histoire des persécutions nous apparaîtra donc, au
troisième siècle, sous un aspect différent de celui que nous venons d’étudier.
Au moment où s’arrête cette première partie de nos recherches, la religion du
Christ est sortie victorieuse de deux cents ans de luttes presque incessantes.
Les édits de Néron et de Domitien, les rescrits de Trajan, d’Hadrien, de
Marc-Aurèle, ont fait des milliers de martyrs. Le sang chrétien a été versé
partout : il n’est pas un coin de l’Empire romain qui n’en soit arrosé. Les
martyrologes gardent le nom d’une multitude de témoins du Christ : le nombre
des victimes anonymes, quorum nomina Deus scit, selon
l’éloquente expression d’une inscription chrétienne, dépasse certainement celui
des victimes connues: l’archéologue déchiffre de temps en temps, sur
quelque marbre sortant de terre, des noms de martyrs que nul parchemin n’a
conservés. Loin d’arrêter l’essor du christianisme, tant de supplices
l’ont redoublé. Sanquis martyrum, semen christianorum.
L’Église est enracinée partout. Hier encore, la science, s’emparant d’un mot
mal compris d’Origène, déclarait que, pendant les deux premiers siècles, les
chrétiens avaient formé une poignée : d’hommes à peine perceptible dans
l’immense étendue de l’Empire romain. Aujourd’hui, elle avoue qu’ils
étaient répandus en tout lieu, qu’on en trouvait dans tous les rangs de la
société, et que Tertullien avait raison de dire aux païens : Nous sommes
d’hier, et nous remplissons vos cités, vos maisons, vos places fortes, vos
municipes, les conseils, les camps, les tribus, les décuries, le palais, le
sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples. Si nous nous séparions
de vous, vous seriez effrayés de votre solitude, d’un silence qui paraîtrait la
stupeur d’un monde mort. En tête d’un chapitre intitulé : Statistique et
extension géographique du christianisme, M. Renan écrit : En cent cinquante
ans, la prophétie de Jésus s’était accomplie. Le grain de sénevé était devenu
un arbre qui commençait à couvrir le monde. En Asie, en Phrygie, dans la
Cappadoce, le Pont, la Propontide, les chrétiens forment peut-être la majorité
de la population. Avant la fin du deuxième siècle, Édesse, avec Abgar IX,
devient un royaume chrétien. La chrétienté d’Alexandrie est assez importante
dès le temps d’Hadrien pour attirer le regard curieux de l’impérial voyageur ;
elle va bientôt devenir un des plus actifs foyers d’idées de la société antique.
Rome gouverne l’Église universelle, et envoie aux extrémités du monde ses
lettres et ses aumônes. L’Italie compte soixante évêques. La foi, dit
Tertullien, a pénétré en Bretagne. Saint Irénée fait appel contre les
nouveautés gnostiques à la tradition des Églises d’Espagne et de Germanie. Le
sang des martyrs s’est mêlé, en Gaule, aux flots de la Saône et du Rhône. La
chrétienté d’Afrique, émergeant tout à coup à la lumière, nous apparaît
constituée, florissante ; Tertullien va pouvoir, dans quelques années, estimer
les fidèles de Carthage au dixième de la population totale de cette grande
ville.
Pendant que le peuple chrétien se multiplie ainsi de
toutes parts, la pensée chrétienne s’impose; par la voix de ses docteurs, de
ses apologistes, elle force la discussion, oblige les penseurs de Rome à sortir
de leur dédain calculé, les Fronton, les Celse, et bien d’autres, à prendre la
parole ou la plume pour lui répondre. Tel est le résultat de deux siècles d’enseignement et de martyre. Le
christianisme, que l’Empire avait cru pouvoir à la fois écraser et ignorer, est
maintenant son égal par le nombre comme par la puissance intellectuelle. Qu’un
siècle encore s’écoule, et l’Empire, vaincu, sera obligé de se jeter dans les
bras du christianisme, pendant que les derniers représentants de la pensée
antique iront demander à l’Évangile le secret de rajeunir des langues vieillies
et des littératures épuisées.
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