Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN ET LE TRIOMPHE DE L’ÉGLISE |
CHAPITRE SIXIÈMELE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT(304)ILes martyrs de Rome.
Maximien Hercule, qui était venu à Rome avec Dioclétien
pour la célébration des vicennales, y demeura probablement après le départ
précipité de son collègue, et y célébra son huitième consulat. En tout cas, il
était soit dans la capitale de l’Empire, soit au moins en Italie, au
commencement de 304, et l’on peut croire qu’il y prit une part personnelle à la
persécution.
L'exécution de l'édit commença aussitôt à Rome. De
cruelles ruses mettaient les chrétiens dans l’alternative d’apostasier ou de se
trahir. Ces inventions perfides sont fréquentes dans la dernière persécution.
Déjà l’on a vu, à Nicomédie, des autels placés dans tous les prétoires, et les
plaideurs invités à sacrifier avant d’exposer leur cause. En Galatie, les
denrées alimentaires n’étaient mises en vente qu’après avoir été consacrées aux
idoles. A Rome, des statues, devant lesquelles on devra offrir de l’encens
avant d’acheter ou de vendre, furent posées de même dans tous les marchés: il y
eut des gardes postés près des innombrables fontaines publiques, avec défense
d’y laisser puiser ceux qui refuseraient de rendre hommage aux dieux.
Dans cette crise violente périrent plusieurs des martyrs
que nomme la Passion de saint Sébastien. Peut-être Marc et Marcellien, inhumés
entre la voie Appienne et la voie Ardéatine,
dans un cimetière contigu à celui de Calliste, avaient-ils reçu la mort dans
une phase antérieure de la persécution; mais le supplice du zétaire Castulus est bien de ce temps. On raconte que, arrêté
sur la voie Labicane, «les bourreaux le précipitèrent
à l’instant dans une fosse, et firent tomber sur lui une masse de sable». Le
saint se rendait peut-être à une réunion chrétienne qui se tenait dans quelque
arénaire à cause de la confiscation des cimetières et des églises, quand il fut
ainsi surpris et enterré vivant par les persécuteurs. Autour de son tombeau se
creusa peu à peu une catacombe, dans la pouzzolane humide des infiltrations de
l’aqueduc Claudia: la dévotion aux reliques du martyr explique seule le choix
d’un terrain aussi défavorable. Plus près de Rome, sur la même voie, fut
décapité Tiburtius: son tombeau est dans un autre
cimetière de la voie Labicane, contemporain de
Dioclétien, et primitivement appelé, d’une dénomination locale, ad duos lauros.
Ce cimetière, où reposèrent entre autres martyrs Gorgonius, Genuinus, un groupe de
trente soldats, reçut bientôt le nom des saints Pierre et Marcellin, en
souvenir de deux des plus célèbres victimes de la persécution. Le premier était
prêtre, le second exorciste. Décapités dans la forêt Blanche, sur la voie Cornelia,
ils furent transportés dans la catacombe de la voie Labicane par une sainte femme nommée Lucille, parente de Tiburtius.
Le pape Damase a composé pour leur tombeau une inscription en vers, dans
laquelle il rapporte, d'après la confession du bourreau lui-même, les circonstances
de leur martyre. «Marcellin, Pierre, écoutez le récit de votre triomphe. Quand
j’étais enfant, le bourreau m’a raconté, à moi Damase, que le persécuteur
furieux avait ordonné de vous trancher la tête au milieu des broussailles, afin
que personne ne pût retrouver votre sépulture. Joyeux, vous avez préparé
celle-ci de vos propres mains. Après que vous eûtes pendant quelque temps
reposé dans une blanche tombe, vous fîtes savoir ensuite à Lucille qu'il vous
plairait d'avoir vos très saints corps enterrés ici».
Quelques jours avant les saints Marcellin et Pierre,
avaient péri trois membres d'une famille convertie par eux, Artemius,
qui fut, dit-on, leur geôlier, l'épouse et la fille de celui-ci, Candide et
Pauline. Arrêtés comme ils sortaient d'une crypte de la voie Aurélia, où
Marcellin avait célébré la messe, Artemius fut frappé
du glaive, Candide et Pauline précipitées par le luminaire et accablées sous
les pierres. Cette exécution, aussi barbare dans son genre que celle de Castulus, convient à un moment où l’entrée des cimetières
était défendue, et où ceux qui s'y aventuraient couraient risque de la vie.
Mais la manière dont moururent les deux martyres, jetées de dehors dans les
profondeurs de la catacombe par le puits qui y faisait pénétrer l’air et le
jour, montre que, dans les temps qui précédèrent la persécution, les chrétiens
avaient possédé en paix leurs cimetières, et n'avaient pas craint d'y faire des
travaux extérieurs et apparents.
Candide et Pauline étaient de condition médiocre; mais la
persécution n'épargnait pas les plus illustres Romaines. Saint Ambroise a
célébré le martyre de sa parente Sotère, descendant
comme lui de la gens Aurélia. «C’était une belle et noble vierge: à
l’illustration des aïeux, aux consulats et aux préfectures gérés par les
ancêtres, elle préféra la foi : quand on la somma de sacrifier, elle répondit
par un refus. Le persécuteur ordonna de souffleter la jeune fille, espérant
qu’elle céderait, sinon à la douleur, au moins à la honte. Mais elle, à ces
paroles, découvrit son front, et parut voilée de son seul martyre : elle alla
au-devant de l’outrage, présenta ses joues, pressée de sanctifier par la
souffrance des attraits qui eussent pu causer sa ruine. Elle se réjouissait de
perdre une beauté périssable, afin de mettre sa pudeur à l’abri du péril. On
put meurtrir son visage: la beauté intérieure demeura intacte». Quelle lumière
jettent ces paroles sur les dangers que la jeunesse et la beauté faisaient
courir aux femmes chrétiennes, en ces jours où ni l’innocence ni la noblesse ne
pouvaient plus les protéger contre de honteux caprices! Elles en étaient
réduites à bénir la main brutale qui, s'abattant sur leur visage, le défigurait
jusqu'à lui faire perdre toute forme humaine. «Ainsi, continue saint Ambroise,
à travers les injurieux traitements réservés aux esclaves, elle atteignit le
faite de sa passion, si courageuse et si douce que le bourreau se fatigua de
frapper ses joues avant que la martyre fût fatiguée de souffrir ses outrages.
On ne la vit ni baisser la tête, ni détourner le front; elle ne poussa pas un
gémissement, ne versa pas une larme. Enfin, après avoir épuisé tous les
tourments, elle reçut du glaive le coup désiré». On enterra Sotère dans la région cémétériale qui porte son nom,
contiguë au cimetière de Calliste, et creusée en toute liberté pendant les
premières années du règne de Dioclétien. Cette area parait avoir échappé
à la confiscation, probablement parce qu’elle était restée de droit privé,
n’ayant pas encore été donnée à l’Église quand la persécution éclata, bien que
de longue main préparée pour l’usage de la communauté chrétienne.
En Occident comme en Orient, le caractère dominant de la
dernière persécution est l'extrême brutalité. Aux supplices légaux on substitue
des expédients barbares, qui tiennent du massacre plutôt que d'exécutions
régulières. La noyade, réservée par le droit pénal aux parricides, devient d'un
usage fréquent: elle est considérée comme le mode le plus expéditif de se
débarrasser des condamnés, sans bruit, sans exciter chez les spectateurs ces
mouvements de pitié qui commencent à paraître plus souvent que ne voudraient
les bourreaux. A Nicomédie, sous les yeux de Dioclétien, les noyades ont eu
lieu dès 303 : nous les avons vu continuer en province. A Rome, en 304, on fait
usage aussi de ce sauvage et hypocrite supplice, que renouvellera chez nous la
Terreur.
C'est ainsi que du «pont de pierre, pons lapideus, au-dessous de File du Tibre, Simplicius
et Faustinus furent jetés dans le fleuve. Le courant
les entraîna; sainte Viatrix, sœur des martyrs,
assistée des prêtres Crispus et Jean, fut, le 29
juillet, repêcher leurs cadavres au lieu dit Sextum Philippi. L’emplacement appelé de ce
nom était un très vaste latifond, qui paraît s’être
étendu sur la rive droite du Tibre, entre le sixième et le dixième mille, et
avoir appartenu à l’administration des jeux du cirque, dépendant de la
préfecture urbaine. Son extrémité la plus rapprochée de Rome touchait presque
au bois sacré des Arvales. Les eaux étaient basses et le courant peu rapide à
cette époque de l’été : Viatrix et ses compagnons
retrouvèrent aisément les restes des martyrs vers l’endroit où le fleuve, un
peu avant d’arriver au Sextum Philippi,
fait un demi-cercle autour de la colline couverte par le bois sacré. On ne
pouvait songer à porter les corps dans quelqu’un des grands cimetières, tous
confisqués à ce moment, et d’ailleurs trop éloignés; mais, prenant le chemin
antique qui de la voie Campanienne ou de la voie de Porto gravissait la colline
le long du bois (les fouilles récentes en ont révélé la trace), le courageux
groupe arriva au champ de la chrétienne Generosa,
voisin du domaine arvalique. Ces lieux, autrefois si
animés, étaient maintenant déserts et infestés de brigands. Depuis le milieu du
troisième siècle, le collège des Arvales avait cessé de se réunir et d’offrir à
la Dea Dîa les sacrifices
commandés par le rituel: les somptueux édifices qui avaient abrité ses fêtes,
le Cæsareum, la salle tétrastyle, les exèdres, se
dressaient abandonnés au milieu des grands arbres. Profitant de cette solitude,
les chrétiens pouvaient enterrer leurs morts dans les sablonnières qui
s'étendaient sous la colline, et où l’on avait probablement accès par le champ
de Generosa. C’est ce que firent Viatrix et ses compagnons : ils déposèrent les corps des martyrs dans une chambre de Tarénaire: une sorte de sarcophage adossé à la muraille et
formé de débris de marbres maçonnés à la hâte remplaça les tombes que l’on
avait coutume de creuser dans les parois des cimetières souterrains.
A son tour Viatrix, étranglée
par les païens quelques mois après la mort de ses frères, fut enterrée dans le
même arénaire par les soins de la matrone Lucine. Un autre martyr eut sa
sépulture dans ce cimetière improvisé, Rufus ou Rufinianus,
qui avait appartenu à la milice palatine et rempli la charge de vicaire d’un
des préfets: la peinture de basse époque qui lui fut plus tard consacrée lui en
donne l'uniforme, une chlamyde fixée à l’épaule par une riche agrafe. C’est
probablement le Rufus dont parlent les Actes de saint Chrysogone, qui, ayant,
en vertu de sa charge, la garde de ce prisonnier chrétien, fut converti par lui
avec toute sa famille et donna sa vie pour sa nouvelle foi.
D’autres martyrs immolés à Rome en ces jours sanglants
eurent leur tombeau plus loin encore de la Ville éternelle. Vingt-trois
chrétiens se tenaient cachés au vicus Canarius, dans la maison de la matrone Théodora, sous
la conduite du prêtre Abundius et du diacre Abundantius. C'étaient probablement des habitants d’un
bourg du Latium, qui, effrayés de la persécution, avaient fui à Rome dans
l'espoir d'y échapper plus facilement aux recherches. Cet espoir fut déçu : les
fugitifs furent arrêtés le 5 août et menés sur l'ancienne voie Salaria, où on
les décapita. Leurs corps, disent les Actes, reçurent la sépulture sur la même
voie, dans un cimetière voisin de la «montée du Concombre», au lieu-dit «les
sept Colombes». Abundius et Abundantius n'avaient pas été jugés en même temps que leurs paroissiens; les persécuteurs,
voulant sans doute instruire plus solennellement leur procès, les firent
comparaître au forum de Nerva, où était le secretarium du préfet de Rome et où ce magistrat rendait souvent la justice. Après de
cruelles tortures, le prêtre et le diacre furent conduits au dixième mille de
la voie Salaria, près du bourg de Rubræ , et
décapités le 28 août. Le choix d'un lieu si éloigné de Rome semble indiquer que
les persécuteurs voulurent les exécuter dans la contrée même où s’était naguère
exercé leur ministère apostolique. Les corps, mis en un cercueil de plomb,
furent enterrés dans un domaine que possédait, seize milles plus loin, leur
hôtesse de Rome, la chrétienne Théodora, et qui devint le noyau d’un grand
cimetière.
Le 22 septembre eut lieu l'inhumation d'une chrétienne
dont on connaît seulement le nom et la sépulture. La liste des Dépositions des
martyrs contient cette mention: «Le 10 des calendes d'octobre, (mémoire) de Basilla, sur l’ancienne voie Salaria, Dioclétien étant
consul pour la neuvième fois et Maximien pour la huitième». On sait la valeur
de cette liste, qui énumère les plus solennelles fêtes de martyrs célébrées à
Rome et dans les principaux sièges suburbicaires (Ostie, Porto et Albano) avant
le milieu du quatrième siècle. C'est la tradition toute vivante, au sortir de
la dernière persécution. Par une exception presque unique dans le catalogue des Dépositions, la date consulaire de la sépulture, et probablement du
martyre, est marquée ici. Le cimetière de la voie Salaria auquel s’attache le
souvenir de Basilla est bien connu: c’est celui où
reposèrent Hermès, Protus et Hyacinthe, et dont nous
avons plusieurs fois parlé au cours de ces études: de touchantes preuves s’y
rencontrent de la dévotion des fidèles pour la sainte, à laquelle ils
recommandent « l’innocence » de leurs enfants.
En calculant d’après les chiffres d’un autre document du
même temps, le catalogue des papes compris dans la collection phîlocalienne, on fixe au 24 octobre 304 la mort du pape
saint Marcellin. Mais si cette date (quant au jour et au mois) n’est pas
assurée, plus obscure encore est l’histoire des derniers moments du pontife. Il
est impossible que le chef de l’Église de Rome ait passé inaperçu pendant la
persécution. Tous les écrits qui ont conservé son souvenir le mettent en
rapport avec celle-ci. Le catalogue philocalien dit
qu’il mourut «pendant le neuvième consulat de Dioclétien et le huitième de Maximîen, à l'époque où la persécution sévissait». D’après
Eusèbe, «il fut enveloppé par elle». Théodoret, plus explicite, ajoute qu’il
«s’y distingua». La tradition de son martyre nous est parvenue par des récits
suspects, qui le montrent cédant d’abord aux ordres des persécuteurs, puis se
relevant pour attester son repentir et mourir en confessant le Christ. J’ai
déjà dit comment l’imputation des donatistes, qui l’accusaient d’avoir livré
les saintes Écritures, est invraisemblable; mais d’autres documents, dont la
trace se retrouve dans sa notice au Liber Pontificalis,
prétendent qu’il consentit à offrir de l’encens aux dieux, à «thurifier,» selon le langage du temps. Quand on sait à
quelles sources troublées puisa quelquefois le rédacteur des biographies
pontificales, on n’attache qu’une médiocre importance à ce renseignement. Il
montre cependant qu’au cinquième siècle plusieurs croyaient à une faiblesse
passagère du pape. Ce préjugé défavorable est peut-être plus ancien encore, car
le nom de Marcellin manque au catalogue romain de la Déposition des évêques, ce qui semble un blême indirect de sa conduite. Il ne se lit pas non plus dans
celui de la Déposition des martyrs; mais on sait qu’un petit nombre de
saints y figurent, ceux-là seulement qui étaient l’occasion de fêtes
solennelles. Omission plus significative, Marcellin n’est pas nommé au
Martyrologe hiéronymien, où sont cités tant de
martyrs de Rome. Un fait, cependant, pourrait, indépendamment de récits plus ou
moins sûrs, déposer en faveur de son martyre, et faire croire que saint
Marcellin mourut sous les coups des bourreaux ou dans les souffrances de la
prison, c’est la vénération dont fut entouré son tombeau. Celui-ci avait été
choisi par lui-même dans la catacombe de Priscille, nécropole restée de droit
privé, où avaient été faits de grands travaux afin de suppléer aux cimetières
commuas confisqués parole premier édit. Marcellin y reposa dans une crypte bien
éclairée, près du martyr Crescentio, et les pèlerins
du septième siècle, suivant les pas de leurs devanciers, y venaient encore
prier devant ses reliques.
Après la mort de Marcellin, la persécution continua de
désoler l’Église de Rome, destinée à demeurer pendant quatre ans sans pasteur.
Aux derniers mois de 304 et aux premiers de 305 doivent probablement être
rapportés les martyres de Cyriaque, Saturninus, Sisinnius, Apronianus, Smaragdus, Largus, Crescentianus, Papias, Maurus, et plusieurs
autres. Malheureusement les récits dont ils sont l’objet sont mêlés
d’anachronismes et de fables: on leur peut demander cependant quelques
circonstances générales, d’une suffisante vraisemblance, et surtout des
indications topographiques, signe de ces vigoureuses traditions locales qui, à
Rome, ont souvent survécu ou suppléé aux documents écrits.
Maximien Hercule avait, dit-on, condamné des fidèles à
travailler A la construction des thermes immenses que Dioclétien faisait bâtir
sur le Viminal, présent dédaigneux du vieil Auguste à la populace frondeuse de
Rome. Par l’intermédiaire du diacre Cyriaque et de Sisinnius, Smaragdus et Largus, le
chrétien Thrason leur envoyait des secours et des
vivres. Arrêtés dans l’exercice de leur charitable mission, le diacre et ses
auxiliaires furent eux-mêmes obligés à porter du sable pour les maçons des
thermes. Tout en travaillant, ils trouvaient moyen d’assister encore leurs
compagnons d’infortune. Parmi ceux qu’ils aidaient ainsi était un vieillard
nommé Saturninus, d’origine carthaginoise. On les jeta avec lui en prison, où Sisinnius, se faisant apôtre, put gagner à la foi le
geôlier Apronianus.
Le procès de Sisinnius et
Saturninus eut lieu, à part de celui des autres, devant le préfet de Rome
siégeant «à Tellus», c’est-à-dire au forum de Nerva. Un document étranger aux
Actes que nous résumons, et d’origine meilleure, raconte que, mis à la torture, Sisinnius montra une telle fermeté, qu’il contraigni Gratien (soit le bourreau, soit un assesseur du
préfet) à reconnaître la divinité de Jésus-Christ. Ces conversions subites sont
racontées si souvent pour le temps qui nous occupe, qu’on ne peut toutes les
mettre en doute : il faut vraisemblablement reconnaître en d’aussi soudaines
victoires de la grâce un indice et un résultat du travail intérieur chaque jour
plus puissant qui alors se faisait dans les âmes. Condamnés par le préfet â
être décapités sur la voie Nomentane, Sisinnius et Saturninus furent ensevelis le 28 novembre par
le prêtre Jean et le chrétien Thrason dans le domaine
que ce dernier possédait sur la voie Salaria.
Pendant la comparution de ces martyrs devant le préfet,
deux soldats, Papias et Maurus (ou Mauroleo) s’étaient spontanément déclarés
chrétiens. Ils furent, dit-on, jugés au cirque de Flaminius, puis assommés à
coups de plumbatæ. Le prêtre Jean, qu’un grand nombre
de Passions nous montrent voué à l’ensevelissement des martyrs, et que nous
avons déjà rencontré plusieurs fois accomplissant cet acte de miséricorde,
enleva de nuit leurs corps : il les transporta, le 29 janvier, «au nymphée de
saint Pierre, là où l’apôtre baptisait», c’est-à-dire au cimetière Ostrien, sur la voie Nomentane.
Trois jours après, le greffier Apronianus était
décapité sur la voie Salaria.
Au milieu de ces sanglantes scènes, le procès de
Cyriaque, de ses compagnons et de vingt et un fidèles était instruit par un
vicaire du préfet, en ce lieu de Tellus qui vit passer tant de martyrs. Lors d'une
première audience, Crescentianus mourut pendant la
torture. Son cadavre fut jeté « au pied de la montée de l’Ours, sur la place,
devant le temple de Pallas». Le prêtre Jean put lui donner la sépulture, le 24
novembre, au cimetière de Priscille. Le procès semble avoir été interrompu pour
ne reprendre qu’au commencement de 305. Après une seconde audience, sur
laquelle le vicaire fit, dit-on, un rapport à Maximien Hercule, celui-ci
commanda de décapiter Cyriaque et les autres accusés. L’exécution eut lieu le
16 mars, sur la voie Salaria, dans une dépendance des immenses jardins de
Salluste, où résidaient pendant l’été les empereurs, et où plus
C’est encore sur la voie d’Ostie, dans un jardin peu
éloigné de la sépulture de saint Paul, que fut enterrée une autre victime de la
persécution, le chrétien Timothée, originaire, dit-on, d’Antioche, dont
l’anniversaire est marqué au 22 août par le férial philocalien.
L'opinion commune attribue à l'hiver de 304-305 (21
janvier) la mort de sainte Agnès.
Agnès est une des plus gracieuses et des plus populaires
figures du martyrologe chrétien. Mais c'est une de celles sur lesquelles on
possède le moins de documents certains. Cependant, même en négligeant tout à
fait ses Actes, qui sont postérieurs au quatrième siècle, et en combinant
seulement les renseignements puisés dans la tradition orale par saint Ambroise,
par saint Damase et par Prudence, on arrive à se faire, croyons-nous, une idée
assez nette de son histoire.
En voici la partie certaine, rapportée d’une manière à
peu près concordante par ces trois narrateurs.
Agnès était toute jeune, presque une enfant, quand elle
fut arrêtée. Elle avait douze ans, ce qui faisait déjà, à Rome, l’âge nubile:
comme les jeunes filles romaines, elle vivait encore sous la garde de sa
nourrice, qui ne quittait point avant le mariage l'enfant élevée par ses soins.
Dans un élan de jeune enthousiasme, elle trompa « tout à coup » la surveillance
de celle-ci, et vint « spontanément » se dénoncer au juge comme chrétienne. Le
dépit d’un prétendant évincé contribua-t-il à son arrestation? On peut
l’induire du récit de saint Ambroise. «Quelles douceurs employa le persécuteur
pour la séduire! que de vœux pour obtenir qu’elle se donnât en mariage! Mais
elle : «Espérer me fléchir serait faire injure à mon divin époux. Celui qui le prêmier m’a choisie recevra ma foi. Bourreau, pourquoi
tardes-tu? Périsse ce corps qui peut, malgré moi, être aimé par des yeux
charnels!» Le juge irrité changea de ton. «A quelles menaces il eut recours
pour la faire trembler!» Il parla de la condamner au bûcher. «Mais elle foula
aux pieds spontanément les menaces et la rage du tyran, lorsqu’il voulut livrer
aux flammes son noble corps, et surpassa avec de faibles forces une immense
terreur». En vain essava-t-on de la torture: «elle se
tenait debout, intrépide dans son fier courage, et offrait volontairement ses
membres aux durs tourments, ne refusant pas de mourir».
L’épisode qui suit est raconté par le seul Prudence, bien
qu’on puisse peut-être y trouver une allusion dans deux vers de Damase .
Si l’on en croit le poète, Agnès fut menacée d’un
supplice plus horrible. «Il est facile, dit le juge, de vaincre la douleur, et
de mépriser la vie comme une chose de peu de prix. Mais la pudeur au moins est
chère à une vierge. J’exposerai celle-ci dans un lupanar public, si elle ne se
réfugie près de l’autel, et ne demande protection à Minerve, cette vierge
qu’elle, vierge aussi, persiste à mépriser. Toute la jeunesse va accourir, et
réclamer la nouvelle esclave de ses caprices». Agnès ne se troubla point : «Le
Christ, dit-elle, n’est pas tellement oublieux des siens, qu’il perde notre
précieuse pudeur et nous laisse sans secours : il est avec celles qui sont
pures, et ne souffre pas que le trésor de leur sainte intégrité soit profané.
Tu plongeras dans mon sein un fer impie, si tu le veux; mais tu ne souilleras
pas mes membres par le péché». Exécutant cependant sa menace, le magistrat fit
conduire Agnès dans un des mauvais lieux qu'abritaient les portiques ou les
corridors extérieurs des cirques, des stades, des théâtres de Rome. Saint
Damase rapporte que « ses cheveux répandus autour d'elle couvrirent comme un
manteau les membres nus de la vierge». Prudence raconte le fait suivant: «Un
seul osa arrêter ses regards sur la jeune fille, et ne craignit pas de porter
un œil impur sur son corps sacré. Voici qu'un oiseau de feu fond sur lui comme
la foudre et lui crève les yeux; aveuglé par l'éclatante lumière, il tombe
palpitant dans la poussière, et ses compagnons l'enlèvent demi-mort». Le poète
ajoute : «Il y en a qui disent qu’Agnès voulut bien prier le Christ de rendre
la lumière à celui qui gisait terrassé: alors le souffle de la vie revint au
jeune homme, et ses yeux reprirent leur vigueur première».
Le merveilleux qui éclate dans cette narration n’était
pas pour étonner les païens. Eux-mêmes avaient eu quelquefois le pressentiment
de ces miraculeuses délivrances accordées par le ciel à la faiblesse et à la
pureté. Sénèque a résumé une controverse d’école sur le cas imaginaire d’une jeune
fille enlevée par des pirates, vendue à un entrepreneur de débauche publique,
exposée dans un mauvais lieu, et sauvant sa vertu par le meurtre d’un
gladiateur qui essayait de lui faire violence. Jusque-là, «tous ceux qui
s’étaient approchés d’elle comme d’une prostituée s’étaient retirés avec le
respect qu’inspire une prêtresse». Un seul avait persisté dans son mauvais
dessein; alors s’était montré le pouvoir des immortels. «J’ai vu, faisait on
dire à la jeune fille, j’ai vu planer au-dessus de ma tête une colossale
figure; mes faibles membres ont senti tout à coup une force surhumaine: qui que
vous soyez, ô dieux qui avez voulu tirer par un miracle l’innocence de ce lieu
infâme, vous n’aurez point secouru une ingrate: je voue à votre service la virginité
que vous avez sauvée». Ce touchant rêve de l’imagination païenne se
réalisait-il maintenant sous les yeux des persécuteurs?
Ce que l’on peut affirmer, c’est que chez les anciens
l’attendrissement et la surprise duraient peu. Les rhéteurs qui prirent part à
la controverse résumée par Sénèque persistent à déclarer infâme la jeune fille
dont ils ont raconté la miraculeuse délivrance. De même les juges du quatrième
siècle ne font pas grâce à la vierge sortie intacte des plus dures épreuves,
soit menace de la torture, soit menace de l’infamie.
Agnès fut condamnée à la décapitation. «Elle se tint
debout, puis elle pria, et inclina la tête. Vous auriez pu voir trembler le
cruel magistrat, comme s’il eût été condamné lui-même, trembler aussi la main
du bourreau, son visage pâlir, tandis que la vierge demeurait intrépide». Enfin
le bourreau frappe: «un seul coup suffit à détacher la tête, et la mort vint
avant la douleur».
Ainsi finit cette jeune fille, dont on sait au moins deux
choses certaines: elle vécut pure et mourut martyre. Elle avait sans doute ravi
ses contemporains par l’élan de son sacrifice, une généreuse protestation en
faveur du Christ et de l’Église, une parole pleine d’énergie et de grâce, un
cri, un geste, découvrant une âme exquise. L’admiration populaire s’est
attachée à son nom, et lui a créé une poétique légende, dans laquelle
l’histoire peut démêler aujourd’hui encore quelques traits vraisemblables.
D’ailleurs, que l’on réduise tant que l’on voudra dans les traditions dont elle
est l’objet la part de l’histoire, Agnès est une de ces personnes saintes dont
l’importance et la grandeur se révèlent surtout à l’auréole dont elles
paraissent entourées. N’en est-il pas ainsi de Marie elle-même, que «toutes les
générations proclament bienheureuse,» et sur laquelle l’Évangile est si sobre
de détails? Les chrétiens du quatrième siècle aimaient à rapprocher de la
sainte Vierge la ligure virginale de la jeune Romaine. Dans un brillant
tableau, Prudence la montre montant au ciel, entourée d’anges : on croirait
voir une Assomption de Murillo. Il va jusqu’à représenter Agnès « écrasant la tête
du serpent, qui se roule, vaincu, sous le talon d’une vierge». L’enthousiasme
excessif du poète transporte à la jeune martyre le rôle même prédit depuis le
commencement du monde à Marie. Agnès est quelquefois dessinée sur les verres
chrétiens à côté de la sainte Vierge. Le patriotisme des Romains semble avoir
voulu faire de ce rapprochement un nouveau titre de gloire pour la jeune fille
« qui porte le double diadème de la virginité et du martyre ».
Je ne veux me servir de ses Actes que pour leur demander
un renseignement topographique, dont l'exactitude est attestée par les
monuments. Les parents d'Agnès, disent-ils, enlevèrent son corps avec une
sainte joie et le déposèrent dans un petit domaine qu'ils possédaient à peu de
distance de la ville, sur la voie Nomentane. Des
cimetières chrétiens existaient déjà sur cette voie : le cimetière Ostrien, appelé aussi le grand cimetière à cause des
souvenirs que saint Pierre y avait laissés; une petite nécropole, voisine, mais
distincte, remontant peut-être au quatrième siècle. A ce second hypogée
touchait le prædiolum des parents d’Agnès : un
cimetière s’y forma peu à peu autour du sépulcre de la martyre, et sur ce
sépulcre s’éleva, à l’époque constantinienne (3), la gracieuse basilique
demi-souterraine qui, bien que remaniée plus tard , semble encore toute
parfumée de son souvenir. Les Actes racontent que Les funérailles d’Agnès
furent l’occasion d’une émeute de païens, et que sa sœur de lait, Émérentienne, y périt. Les parents d’Agnès, ajoutent-ils,
veillèrent à la sépulture de l’amie de leur fille, et la déposèrent «à la
limite du petit champ de celle-ci». Ce qui est certain, c’est que la tombe d'Émérentienne était vénérée dans le cimetière Ostrien, situé à quelques minutes de celui qui se
développera à la suite de la sépulture de sainte Agnès, et beaucoup plus ancien
que ce dernier. La chambre funéraire d’Émérentienne y
a été retrouvée de nos jours: on possède aussi une inscription du quatrième ou
du cinquième siècle qui la cite parmi les martyrs dont l’anniversaire était
célébré dans le cœmeterium majus.
Agnès fut peut-être une des dernières martyres de Rome.
Le moment où la persécution, destinée à durer pendant plusieurs années encore
en Orient, commença de s'amortir à Rome coïncide avec le printemps de 305.
Avant de raconter les événements politiques qui amèneront cette trêve, prélude
de la paix définitive, il me reste à montrer hors de Rome, en Italie, en
Espagne, en Afrique, la répétition des tragiques épisodes auxquels on vient
d'assister dans la capitale de l’Occident.
II
Les martyrs de l’Italie et de la Sicile.
L’Italie entière, du Pô à la Sicile, eut des martyrs.
On en rencontre sans surprise dans le Latium, l’Étrurie,
l’Ombrie, où rayonna de bonne heure le foyer de christianisme allumé à Rome par
la main des apôtres. Ces contrées, depuis longtemps interrogées et fouillées de
toutes parts, ont encore vu sortir de terre, en ce siècle, des noms inconnus de
glorieux témoins du Christ. A Piperno (Privernum), dans le Latium, le marbre brisé qui porte
l’épitaphe de deux époux chrétiens du quatrième siècle, Lucretius Asinianus et Quintiana, ne
rappelle pas seulement leur piété, leur amour des pauvres, leur hospitalité,
mais raconte qu’ils eurent pour enfants trois saints, c’est-à-dire, dans le
langage du temps, trois martyrs. Le nom de l’un a péri, sauf la dernière
syllabe: les deux au très s’appelaient Jules et Montanianus.
Étaient-ce des habitants de la vieille cité latine? étaient-ce, comme certains
indices semblent le faire croire, des Romains de grande famille, que l’on peut
supposer s'être, à l'exemple de beaucoup d'autres, réfugiés pendant la
persécution dans leurs terres du Latium, où ils furent saisis et martyrisés?
Nous n'essaierons pas de reconstituer par conjecture un épisode ignoré, dont
quelques lignes retrouvées sur un débris d’épitaphe révèlent seules l'existence
: nous en conclurons seulement que les calendriers particuliers des cités du
Latium ne furent pas intégralement insérés dans l’antique martyrologe romain
conservé par la compilation hiéronymienne, et que des
noms de martyrs, même honorés d’un culte public ou mentionnés par les
monuments, ne paraissent pas dans les fastes ecclésiastiques. L’expérience nous
montrera plus d'une fois encore des exemples de ces lacunes, que les
découvertes archéologiques viennent combler.
L'Étrurie, où le christianisme avait, au troisième
siècle, des adhérents dans l'aristocratie, vit des martyrs durant la dernière
persécution. A Surrena, près de Viterbe, furent
exécutés, le 3 novembre, le prêtre Valentin et le diacre Hilaire. Un manuscrit
de leurs Actes nomme un autre prêtre, Eutychius, qui
exerçait dans la contrée le ministère apostolique, et auquel est attribuée la
conversion des bourreaux et du juge lui-même. On ne dit pas qu'il ait à son
tour été mis à mort. Si ce personnage est réel, et n'a pas été introduit dans
un récit de basse époque par une confusion avec saint Eutychius de Ferento, martyrisé trente-cinq ans plus tôt sous
Claude le Gothique, on sera tenté de le reconnaître Eutychius confesseur dont le nom se lit sur une dalle tumulaire de Corneto,
l'antique Tarquinies. Mais, que cette identification
soit ou non admise, un fait subsiste : l’existence, à Tarquinies,
d'un Eutychius, qu'une épitaphe portant les
caractères de l’époque de (Constantin dit avoir confessé la foi et être mort
dans la paix du Christ.
On cite pour l’Ombrie de nombreux martyrs : à Amélia,
saint Secundus; près de la même ville, sainte Firmina; à Spello, saint Félix, évêque; à Lodi, saint Cassien, évêque, saint Vénustien, sa femme et son fils; à Spolète, saint Sabin,
évêque d’Assise, saint Grégoire, prêtre, saint Carpophore, prêtre, saint Abundius, diacre; à Assise, saint Marcel, saint Exsuperantius, diacres. Malheureusement les Passions de ces
martyrs sont de trop basse époque et trop peu sûres pour qu’on puisse leur
demander plus de détails, et, comme il n’y eut pas de cimetières souterrains en
Ombrie, on ne peut suppléer par les monuments ou les inscriptions aux lacunes
de l’histoire.
Les traditions relatives aux martyrs de l’Italie méridionale
sont assez confuses; cependant on doit retenir les noms de saint Érasme,
martyrisé en Campanie; du célèbre saint Janvier, troisième évêque de Bénévent,
décapité dans la même province, à Pouzzoles, avec ses compagnons Sosie, Festus, Didier, Proculus, Eutychius, Acucius; de saint Vit, enfant de douze ans, dit-on,
immolé pour le Christ avec saint Modeste et saint Crescence dans la Lucanie. La confession de saint Euplus ou Euplius, diacre de Catane en Sicile, est célèbre, et ses
Actes, dont on possède plusieurs versions un peu différentes, mais paraissant
provenir d’un même original, méritent de faire foi dans l’ensemble.
Le 12 août 304., Euplus fut
arrêté pendant qu'il lisait l’Évangile aux fidèles. On le conduisit à Calvisianus, correcteur de Sicile. Celui-ci était dans son
cabinet, séparé de la salle d'audience par un voile. Entrant dans la salle, Euplus cria d'une voix forte: «Je suis chrétien, je désire
mourir pour le nom du Christ». Calvisianus ordonna
d'introduire dans le cabinet l'homme qui criait ainsi. Euplus portait encore le livre des Évangiles, dont il donnait lecture au moment de son
arrestation. Un sénateur, Maxime, qui se trouvait dans l'appartement du
correcteur, dit en le voyant ainsi chargé :«Il ne t'est pas permis de porter de
tels livres contre l'ordre des empereurs». Calvisianus commença l'interrogatoire:
—D'où te viennent ces Écritures? les as-tu apportées de ta
maison?
—Je n'ai pas de maison, mon Seigneur Jésus-Christ le
sait, répondit Euplus, qui probablement vivait caché
loin de sa demeure habituelle, comme beaucoup de chrétiens pendant la persécution.
Calvisianus continua :
—Est-ce toi qui as porté ici ces livres?
—C'est moi qui les ai portés ; car je les avais quand on
m'arrêta.
—Lis-les.
Euplus ouvrit le volume et lut, entre autres passages, ces deux sentences de
l'Évangile qu'il avait sans doute l'habitude de commenter aux fidèles pour les
préparer aux épreuves de l'heure présente: «Bienheureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux» et: «Celui qui
veut venir après moi, qu'il prenne sa croix et qu’il me suive»
—Qu’est-ce que cela?, dit le correcteur.
—C'est la loi de mon Seigneur, qui m’a été confiée.
—Par qui?
—Par Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant.
Calvisianus,
l'interrompant, dit que, puisque ses sentiments étaient suffisamment connus, il
serait maintenant interrogé en public, avec l'appareil de la torture.
On passa dans la salle d'audience, où le correcteur lui
demanda :
—Persistes-tu dans ta première confession?.
D'une main qui restait libre Euplus fit le signe de la croix, en disant:
—Ce que j’ai déclaré une première fois, je le répète; je
suis chrétien, et je lis les divines Écritures.
—Pourquoi les as-tu gardées en ta possession, et ne les
as-tu pas livrées quand les empereurs les ont interdites?
—Parce que je suis chrétien, et qu’il ne m’était pas
permis de les livrer. Mieux vaut mourir. Elles contiennent la vie éternelle,
que perd celui qui les livre. Pour ne pas la perdre, j’abandonne ma vie.
—Qu’Euplus, qui a contrevenu à
l’édit impérial en ne livrant pas les Écritures, et qui persiste à les lire au
peuple, soit appliqué à la torture.
Pendant qu’on le
tourmentait, le martyr faisait tout haut ces courtes et ardentes prières, que
nous avons tant de fois entendues sortir de la bouche d’héroïques patients : «Je
te rends grâces, Christ. Garde moi, puisque c’est pour toi que je souffre». Le
correcteur l’exhortait cependant: «Euplus, renonce à
ta folie. Adore les dieux, et tu seras délivré.
—J’adore le Christ, je déteste les démons. Fais ce que tu
voudras, je suis chrétien. J’ai depuis longtemps désiré ce qui m’arrive. Fais
ce que tu voudras. Ajoute d’autres tourments. Je suis chrétien.
Quand les bourreaux eurent reçu l’ordre de s’arrêter, Calvisianus reprit:
—Malheureux, adore les dieux; rends hommage à Mars, à
Apollon et à Esculape.
—J’adore le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la Trinité
sainte, hors laquelle il n’y a pas de Dieu. Périssent des dieux qui n’ont pas
fait le ciel, la terre et tout ce qu’ils contiennent! Je suis chrétien.
—Sacrifie, si tu veux être délivré.
—Je m’offre moi-même en
sacrifice au Christ Dieu. Je ne puis faire plus. Tes efforts sont vains: je
suis chrétien.
Calvisianus commanda de le torturer plus cruellement. «Christ, je te rends grâces,
s’écriait le martyr. Christ, secours-moi. O Christ, je souffre tout cela pour
toi». Il prononça souvent ces invocations; puis la force lui manqua au milieu
de ses souffrances, on vit ses lèvres pèles s’agiter, priant encore; mais la
voix ne sortait plus de sa poitrine épuisée.
Calvisianus rentra dans son cabinet pour rédiger la sentence; paraissant de nouveau hors du
voile, il lut sur ses tablettes: «J’ordonne que le chrétien Euplus,
qui méprise les édits des princes, blasphème les dieux et refuse de se
repentir, soit décapité. Emmenez-le». On suspendit à
son cou l’exemplaire des Évangiles avec lequel il avait été surpris, et l’on
marcha vers le lieu du supplice; le héraut précédait en criant: «Le chrétien Euplus, ennemi des dieux et des empereurs!». Euplus ne cessait de répéter: «Grâces au Christ Dieu!».
Parvenu là où il devait mourir, il s’agenouilla et pria longuement; puis,
disant une dernière fois: Grâces à Dieu!,
il tendit le cou au glaive du bourreau. Les chrétiens parvinrent à enlever son
corps et l’ensevelirent pieusement, embaumé dans les parfums».
On voudrait rencontrer le même naturel et la même
vraisemblance dans les Actes de la célèbre martyre de Syracuse, sainte Lucie.
Malheureusement, il est impossible d’y méconnaître un récit romanesque, où
l’imagination du narrateur joue le plus grand rôle. L’existence historique de
la sainte n’est pas douteuse: la vénération dont elle fut de bonne heure
l’objet dans toute l’Église en est la preuve. Son histoire, en ce qu’elle a de
probable, tient cependant en quelques lignes : Lucie, qui avait voué à Dieu sa
virginité, et s’était dépouillée volontairement de ses biens, comparut devant
le correcteur, qui la menaça de l’enfermer, comme tant d’autres vierges
chrétiennes, dans un lieu de débauche, et la fit enfin mourir par le glaive, le
13 décembre.
Remontant vers le nord de l’Italie, on trouve des martyrs
dans le Picenum, saint Emygdius, évêque, à Ascoli,
saint Peregrinus, diacre, à Ancône; dans l’Émilie,
saint Domninus, près de Parme, saint Proculus, saint
Vital et saint Agricola, à Bologne. Vital était l’esclave d’Agricola. Tous deux
confessèrent le Christ et furent condamnés à mort. Les persécuteurs hésitaient
à faire périr Agricola, dont la douceur avait gagné l’amitié des païens. Aussi
essayèrent-ils de l’épouvanter par le supplice de son esclave. On soumit Vital
aux plus cruelles tortures. Celui-ci, dont le corps n’était plus qu’une plaie,
s’écria d’une voix mourante: «Seigneur Jésus-Christ, mon Seigneur et mon Dieu,
ordonne que mon âme soit enfin accueillie dans ton paradis, car je désire
recevoir la couronne que ton saint ange m’a montrée». Puis il expira. Agricola,
persistant dans sa foi, fut crucifié. Les corps des deux martyrs furent, parait-il,
enterrés dans le cimetière des Juifs: c'est là que les trouvèrent, en 393,
saint Ambroise et l'évêque de Florence Eusebius; près
du corps d’Agricola étaient déposés la croix, les clous et «les marques triomphales
de son sang», c'est-à-dire soit les linges ou la terre qui en avaient été
imbibés, soit l'éponge ou le vase où on l’avait recueilli .
L'atrocité du supplice, l’irrégularité d’une exécution
capitale confiée à des mains autres que celles du bourreau, les haines dont
elle témoigne, me font attribuer à la dernière persécution le martyre de saint
Cassien d’Imola. Le fanatisme de Maximien Hercule, qui résidait habituellement
à Milan, quelquefois à Ravenne, à Aquilée, à Vérone, encourageait dans toutes
les provinces du nord de l’Italie celui du peuple et des magistrats, et
amnistiait d'avance les illégalités dont les chrétiens seraient l'objet. Voici
ce que l'on sait de saint Cassien. Le poète Prudence, allant à Rome, traversait
la ville d’Imola, appelée alors Forum Cornelii, du
nom de Sylla, son fondateur. Dans la basilique il aperçut, au-dessus du tombeau
du martyr, une peinture représentant un homme couvert de plaies, les membres
déchirés, entouré d'enfants qui piquaient son corps avec des styles à écrire. «Ce
que vous voyez, lui dit le gardien du temple, n’est pas une tradition vaine, un
conte de bonne femme; l’artiste a pris dans les livres le sujet de son tableau,
qui montre quelle était la foi de l’ancien temps». Expliquant au poète la
peinture qu’ils avaient sous les yeux, Vædituus lui
raconta que Cassien était un maître d’école exact, sévère, peu aimé de ses
élèves à cause de la stricte discipline qu’il leur imposait. Il fut traduit en
justice, parce qu’il refusait de sacrifier aux dieux. Ayant appris la
profession de ce chrétien, le juge le condamna à un supplice d'un genre
nouveau. En souvenir peut-être du châtiment inventé par Camille pour le
précepteur qui avait voulu lui livrer les enfants de Faléries, il abandonna
Cassien à ses écoliers, nu, les mains liées, les autorisant à le tourmenter
jusqu'à la mort. Chacun épuisa sur lui sa rancune et sa méchanceté, les uns
brisant leurs tablettes sur le front du vieux maître, les autres lui enfonçant
des styles dans les entrailles ou lui en sillonnant la peau. Après un long
supplice, rendu plus atroce par les railleries de ses jeunes bourreaux, Cassien
finit par mourir, ayant perdu tout son sang.
Les villes de la Vénétie et de la Transpadane eurent
aussi leurs martyrs, dont quelques-uns paraissent avoir appartenu à la cour ou
à l’armée de Maximien Hercule, ou avoir été jugés directement par lui: saint
Victor, soldat maure, à Milan; saint Nabor et saint Félix,
également soldats, dont le procès s'instruit dans cette ville et dont
l'exécution se fait à Lodi; saint Fidèle, saint Exanthius,
saint Carpophore et plusieurs autres, immolés à Côme; sainte Justine à Padoue;
saint Firmus et saint Rusticus, arrêtés à Bergame, interrogés à Milan,
décapités hors des murs de Vérone. Mais les Actes de ces divers martyrs sont de
basse époque; les noms, quelques indications de lieu, peuvent seuls être
acceptés avec confiance. La Passion de Firmus et de Rusticus raconte qu'après
leur supplice le magistrat qui les avait condamnés fit apporter les notes
rédigées par les chrétiens et commanda de les brûler, en même temps qu'il
ordonnait de laisser sans sépulture les corps des martyrs. Abolir de toutes les
manières la mémoire de ceux qui étaient morts pour le Christ, faire que nul
écrit et nul tombeau ne parlât d’eux à la postérité, fut, pendant cette
persécution, la pensée des païens. Elle put être en partie déjouée, car presque
partout les reliques des martyrs reçurent les honneurs qu’on leur avait enviés,
et les confesseurs, «compagnons des martyrs», ne furent pas oubliés par la
piété des fidèles. Mais le récit de beaucoup de trépas glorieux ne fut pas
écrit, ou se perdit faute de pouvoir être recueilli dans les archives
dispersées des Églises: quand on voulut le rédiger plus tard, les sources
étaient confuses, les traditions brouillées. C’est ainsi que les Actes des
saints Firmus et Rusticus ressemblent en beaucoup de points à ceux de saint
Victor; que dans un grand nombre de Passions du nord de l’Italie parait un même
juge, Anulinus, dont le nom est peut-être emprunté
au proconsul d’Afrique célèbre à la même époque par ses rigueurs envers les
chrétiens.
La même confusion se rencontre dans les Passions des
martyrs de Sardaigne. Celle de saint Ephysius, immolé
pour le Christ à Cagliari, semble copiée sur les Actes de saint Procope. Celle
de saint Saturnin, dans la même ville, rappelle les Actes de son homonyme de
Toulouse. Cependant, à défaut de pièces authentiques, la Sardaigne a gardé le
souvenir de plusieurs victimes de la dernière persécution. Outre les noms que
nous venons de citer, elle honore Simplicius à
Terra Nova, Cisellus et Camerinus à Cagliari, le soldat Gavinus, le prêtre Protus et le diacre Janvier, à Torre. La Corse vit aussi
couler le sang chrétien. Les Actes de sainte Devota disent
que cette pieuse vierge y souffrit par l’ordre du gouverneur Barbarus. Au même magistrat est attribuée la mort de la
plupart des martyrs de Sardaigne. La Passion de saint Saturnin dit expressément
que Barbarus gouvernait les deux lies. Ce détail me
semble un de ces traits historiques comme il s’en rencontre dans les pièces
hagiographiques même les plus défectueuses. Il provient apparemment soit d’un
document original, soit d’une tradition plus ancienne que l’époque où la Passion
fut rédigée; car, dans le courant du quatrième siècle, la Corse et la Sardaigne
étaient des provinces séparées, pourvues chacune d’un gouverneur différent;
tandis qu’au temps de la division administrative opérée par Dioclétien en 297
elles ne formaient peut-être encore qu’un seul gouvernement.
La persécution s'étendit dans la seule province que
Maximien Hercule possédât au nord des Alpes. La Rhétie faisait partie de ses
États et du diocèse d'Italie. Lâ nous apparaît pour la première fois la
touchante figure de la pénitente, digne, par son héroïsme et son repentir, de
se placer à côté de tant de vierges immolées pour le Christ.
Dans Augusta Vindelicorum (Ausgsbourg) vivait Afra,
courtisane reconvertie. Quand on exécuta l’édit ordonnant de contraindre tous
les chrétiens au sacrifice, elle fut arrêtée, et conduite au juge Gaius,
c'est-à-dire probablement au président de la province.
—Sacrifie aux dieux, lui dit-il, car il t’est plus
avantageux de vivre que de périr dans les tourments.
—Les péchés que j'ai commis pendant que j'ignorais Dieu
me suffisent, répondit Afra; ce que tu commandes, je
ne le ferai jamais.
—Monte au Capitole, et sacrifie.
—Le Christ est mon Capitole, sans cesse présent devant
mes yeux: je lui confesse chaque jour mes fautes. Et puisque je suis indigne de
lui offrir un sacrifice, je désire me sacrifier moi-même pour son nom, afin que
le corps par lequel j'ai péché soit purifié dans les supplices.
—J'apprends que tu es une courtisane, dit le juge;
sacrifie donc, car tu ne peux appartenir au Dieu des chrétiens.
Cette naïve parole éclaire d'un jour singulier les pensées
des païens : elle montre l’idée qu'ils se faisaient de leurs propres dieux,
dont on pouvait approcher avec un cœur impur et un corps souillé; mais elle
révèle en même temps le sentiment instinctif qu'ils avaient des exigences
morales de la religion chrétienne. Pendant le curieux dialogue entre Afra et Gaius, cet inconscient aveu sortira de chaque
parole de celui-ci, auquel la pénitente, dans un langage à la fois humble et
fier, essaiera en vain de faire comprendre les merveilles de la grâce divine et
la vertu purifiante du repentir.
—Mon Seigneur Jésus-Christ, répondit-elle, a dit qu'il
était descendu du ciel pour les pécheurs. Les Évangiles racontent qu'une
courtisane arrosa ses pieds de larmes et fut pardonnée, et qu’il n’a pas
accablé de ses mépris les courtisanes et les publicains, auxquels il a permis
de manger avec lui.
Le juge ne comprit pas :
—Sacrifie, afin d’être chérie de tes amants comme
autrefois, et de recevoir d’eux beaucoup d’argent.
—Je ne recevrai plus jamais cet argent exécrable : celui
que je possédais, je l’ai rejeté comme une ordure, car il provenait de mon
inconduite. Mes frères les pauvres refusaient de l’accepter : j’ai dû les supplier
de daigner le recevoir et de prier pour mes péchés. Puisque j’ai rejeté tout ce
que j’avais, comment chercherais-je à gagner de nouveau ce que j’ai rejeté loin
de moi comme de l’ordure?
—Le Christ ne te considère pas comme digne de lui. Tu
n’as pas de raison de l’appeler ton Dieu, car il ne te reconnaît pas pour
sienne. Une courtisane ne peut porter le nom de chrétienne.
—Je ne mérite pas, en effet, d’être appelée d’un tel nom;
mais la miséricorde de Dieu, qui juge selon sa propre bonté, et non d’après nos
mérites, a daigné m’y admettre.
—D’où sais-tu que Dieu t’a admise à ce nom?
—Je sais que Dieu ne m’a pas rejetée, puisqu’il m’a
permis de prendre part à la confession de son saint nom, par laquelle j’ai foi
que tous mes péchés me seront remis.
—Fables que tout cela! Sacrifie aux dieux, c’est par eux
seuls que tu seras sauvée.
—Mon salut est le Christ, qui, pendu à la croix, promit
le paradis au larron pénitent.
— Sacrifie, pour que je ne te fasse pas donner les
étrivières à la vue des amants qui vécurent honteusement avec toi.
—Mes péchés seuls peuvent me donner de la confusion.
—Enfin sacrifie aux dieux : discuter plus longtemps avec
toi n’est pas digne de moi : si tu refuses, tu mourras.
—Je n’ai pas d’autre désir que de mériter, par cette
confession, le repos éternel.
—Sacrifie, sinon je te ferai mettre à la torture, puis
brûler vive.
—Que le corps par lequel j’ai péché souffre tous les
tourments; mais je ne souillerai pas mon âme en sacrifiant aux démons.
Le juge prononça la sentence :
—Nous ordonnons qu’Afra,
courtisane publique, qui s’est proclamée chrétienne, et a refusé de prendre
part aux sacrifices, soit brûlée vive.
On la mena dans une lie du Lech, et, la dépouillant, on
l’attacha à un poteau. Afra, les yeux levés au ciel,
priait en ces termes :
—Seigneur Jésus-Christ, Dieu tout-puissant, qui n’es pas
venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence, et qui as daigné
promettre que, du jour où le pécheur se sera converti de ses iniquités, tu ne
te souviendras plus de celles-ci : reçois à cette heure mon supplice comme une
expiation, et, parce feu temporel préparé pour mon corps, délivre-moi du feu
éternel, qui brûle l’âme et le corps ensemble.
Les bourreaux l’entourèrent de sarments, auxquels ils
mirent le feu: du milieu des flammes la voix de la martyre se faisait encore
entendre :
—Je te rends grâces, Seigneur Jésus, qui as daigné me
recevoir comme victime pour ton nom, toi qui t’es offert sur la croix en
victime pour le monde entier, juste pour les injustes, bon pour les méchants,
béni pour les maudits, pur et sans péché pour tous les pécheurs. Je t’offre mon
sacrifice, o Dieu qui, avec le Père et le Saint-Esprit, vis et règnes aux
siècles des siècles. Amen».
III
Les martyrs de l’Afrique et de l’Espagne.
L'Afrique, où la première phase de la persécution avait
fait couler tant de sang, paraître tant d’héroïsme et de défaillances, fut plus
agitée encore par l’exécution de l’édit concernant tous les chrétiens. Aux «jours
de la tradition» succédaient les «jours de la thurification»: le gouverneur de Numidie et le
proconsul d’Afrique rivalisèrent d’efforts pour contraindre les fidèles à
l’apostasie.
La Numidie était alors administrée par «le président
Florus», un des plus ardents ennemis que l’Église ait eus. Son souvenir durait
encore soixante ans plus tard, quand écrivait saint Optât. Parlant de lui et
des autres agents de la persécution, «tout le monde sait, dit l’évêque de Milève, quelles étaient leur ruse et leur cruauté. Ils faisaient
vraiment la guerre aux chrétiens. Une impure fumée s’élevait sans cesse des
autels: ceux qui ne pouvaient se rendre aux sacrifices étaient partout forcés à
brûler au moins de l’encens». «Sous Florus, on contraignait les chrétiens à
venir dans les temples; sous Florus on leur ordonnait de renier le Christ». Ceux
mêmes qui avaient faibli une première fois n’étaient pas exempts de cette
seconde épreuve. «Vous savez, dit plus tard un prélat numide, qui avait été
traditeur, vous savez combien m’a cherché Florus afin de me contraindre à «thurifier»; mais Dieu m’a sauvé de ses mains». Cependant
aucun document écrit n’a conservé les noms des chrétiens qui souffrirent en
Numidie pendant la terrible année 304. Heureusement, ici encore, l’archéologie
supplée à ce silence et lève un coin du voile qui couvre, sur tous les points
de l’Empire romain, tant de martyrs ignorés.
De l’ancien cimetière chrétien de Mastar,
en Numidie, à moitié route entre Milève et Cirta,
provient l’inscription suivante, qui parait avoir été mise sur une tombe, peu
d’années après la persécution: «Le trois des ides de juin a été déposé ici le
sang des saints martyrs qui ont souffert sous le président Florus, dans la cité
de Milève, aux jours de la thurification;
parmi lesquels Innocent..., dans la paix». Un autre nom suit Innocent,
peut-être Thecla; mais la lecture en est incertaine.
Cette inscription montre, par un exemple ajouté à beaucoup d'autres, la
vénération des fidèles pour le sang répandu par leurs frères pendant le
supplice. Mais pourquoi n'avoir déposé dans le cimetière de Mastar que le sang et non les corps des chrétiens martyrisés à Milève par Florus pour refus de «thurifier»? La réponse
parait facile quand on se rappelle le soin avec lequel, dans la dernière persécution,
les bourreaux veillaient à ce que les martyrs demeurassent sans sépulture.
Probablement les cadavres, trop bien gardés, ne purent être ensevelis, et l'on
dut se contenter du sang recueilli dans des linges, des éponges ou des vases.
Plus loin, dans la même province, sur la voie de Cirta à Kalama, furent rencontrés deux cippes surmontés du
monogramme constantinien et portant une inscription en caractères cursifs. Sur
l’un, on lit: «Noms des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus: anniversaire le
neuf des ides de novembre»; sur l’autre: «Noms des martyrs Nivalis, Matrôna, Salvus. Fortunatus
a fait ce qu’il avait promis». Ces incriptions paraissent sépulcrales, et semblent avoir été gravées aussitôt que la paix eut
donné le loisir et la liberté d’honorer les tombes des victimes de la dernière
persécution, Fortunatus est vraisemblablement un contemporain des trois
martyrs, qui leur avait promis d’avoir soin de leur sépulture et a tenu sa promesse.
Quand les temps devinrent propices, il écrivit d’une main inhabile leurs noms
et la date de leur anniversaire sur des cippes désignant le lieu où ils
reposaient. Inscrire les épitaphes sur des cippes était d’un usage très
fréquent dans les cimetières à ciel ouvert de l’Afrique.
Une autre inscription conserve la mémoire de martyrs
inconnus de la Mauritanie Sitifienne. Elle provient
d’un monument votif, cella ou basilique élevée en leur honneur par Colonicus et sa femme dans le cimetière chrétien de Sétif:
les ruines de l’oratoire et les vestiges du cimetière se voient encore. « Colonicus et son épouse chérie remplissent avec joie le vœu
fait aux saints martyrs. Ici repose Justus, ici repose avec lui Decurius, qui l’un et l’autre par une courageuse confession
surmontèrent les armes ennemies et, victorieux, méritèrent en récompense les
couronnes que donne le Christ».
Enfin, en Numidie, sur le bord de la mer, à Philippeville,
l’antique Rusicade, ont été découverts les restes
d’un grand édifice chrétien «dont l’inscription, dit M. de Rossi, parle d’une
martyre appelée Digna, à laquelle fut consacrée une basilique construite par un
évêque du lieu, nommé Navigius; divers indices
portent à croire que cette martyre fut immolée dans la persécution de
Dioclétien, mais l’histoire et les martyrologes n’en parlent pas. Sous une
dalle ornée de mosaïques était placé un sarcophage contenant les ossements
d’une jeune fille et quatre grands clous. Serait-ce la vénérable dépouille de
la martyre Digna? Les clous trouvés dans le sarcophage n’appartiennent pas à un
cercueil de bois, dont il n’y avait nul vestige, peut-être étaient-ils déposés
dans la tombe comme instruments et preuves du martyre».
Bien d’autres inscriptions parmi les quatre-vingts textes
épigraphiques relatifs à des martyrs, qui ont été retrouvés dans toutes les
parties de l’Afrique romaine, s’appliquent probablement à des victimes de la
dernière persécution, comme beaucoup de mentions de martyrs africains, parmi
lesquels de nombreux groupes de martyrs, qui se lisent dans le Martyrologe hiéronymien et dans le calendrier de Carthage, concernent
sans doute des chrétiens tombés pendant cette grande crise, dont les souvenirs
n’avaient pas eu le temps de s’effacer. Malheureusement, nous ne trouvons
encore ici que des noms, avec des indications locales, et les documents écrits,
bien que plus nombreux et meilleurs que pour d'autres provinces, sont encore
assez rares. On peut cependant suivre par eux l'application de l’édit de 304
dans les diverses régions de l'Afrique romaine.
Saint Augustin nous fait connaître le martyre de deux de
ses prédécesseurs sur le siège d’Hippone, Leonlius,
fondateur d'une des basiliques de la ville, et le successeur de celui-ci, Fidentius, immolé à la tête d'un groupe de vingt fidèles,
parmi lesquels on cite deux femmes, Valeriana et Victoria,
qui tous, malgré les sommations du juge et les supplications de leurs proches,
refusèrent de sacrifier .
Deux pièces récemment découvertes montrent la persécution
sévissant non moins cruellement en Mauritanie.
L'une de ces pièces a pour héros un martyr jusque-là
inconnu, le vétéran Typasius. Voici, en peu de mots,
le résumé de la narration. Lorsque Maximien Hercule vint en Afrique, en 297,
pour combattre les Quinquegentans révoltés, un
chrétien, Typasius, vivait dans la Mauritanie Sitifienne. Il avait accompli ses années de service
militaire, et était maintenant enrôlé dans une compagnie (vexillatio)
de vétérans, sorte de réserve obligée de seconder l'armée active en temps de
guerre. Il se rendit avec ses camarades à l'appel de Maximien. Mais quand
celui-ci, à la veille du combat, fit une distribution aux soldats, Typasius refusa d’y prendre part, et se déclara soldat du
Christ. Cependant, comme il prédit en même temps la victoire, et que la
prédiction se réalisa, Maximien lui accorda le congé honorable, l’honesta missio.
Quelques années plus tard commença la persécution
générale édits commandant la destruction
des églises, l’incendie des livres, et enjoignant à tous de «thurifier». Un ordre impérial rappela en même temps tous
les vétérans sous les drapeaux. Cette mesure, rapportée par le passionnaire,
n’est pas sans exemple dans l’histoire romaine: même après avoir reçu leur
congé définitif, les vétérans pouvaient, en certaines circonstances, être
rappelés au service, revocati; mais cet appel
n’a probablement, ici, aucune relation avec les édits de persécution. C’est
lui, cependant, qui fut l’occasion du martyre de Typasius.
Celui-ci, qui s’était retiré dans la Mauritanie Césarienne, et y menait la vie
d’ermite, refusa de reprendre les armes. Parmi ceux qui le dénoncèrent, les
Actes nomment un praepositus saltus,
c’est-à-dire un de ces régisseurs des domaines impériaux, comme l’Afrique en
comptait en grand nombre. Typasius fut traité de
déserteur, bien qu’il invoquât le congé régulier de Maximien. L’accusation
n’était pas tout à fait injuste, puisque le congé n’exemptait pas des appels
extraordinaires auxquels les anciens soldats restaient toujours exposés. Mais Typasius, tout entier maintenant au service de Dieu,
persista dans son refus. Un miracle qu’il fit pour guérir l’écuyer du gouverneur
lui attira l’indulgence de celui-ci. Mais bientôt les soldats réclamèrent
tumultueusement, disant que Typasius était le seul
qui n’eût pas offert de l’encens aux dieux. La question était posée maintenant
sur un autre terrain: après un second interrogatoire, le gouverneur dut
prononcer la sentence capitale.
«J’ai patiemment supporté, dit-il, la longue résistance
du vétéran Typasius, dans l’espoir qu’il reprendrait
du service et sacrifierait aux dieux de Rome. Et comme il refusait avec
obstination, alors, mettant de côté la sévérité du juge, je l’ai exhorté à ne
pas se perdre lui-même. Mais puisqu’il persévère dans sa coupable superstition,
et refuse avec mépris d’obéir aux commandements de nos Augustes, j'ordonne
qu’il soit décapité, afin que par sa mort tous apprennent à se soumettre aux
lois des empereurs».
Typasius,
levant les yeux au ciel, rendit grâces à Dieu : puis, emmené par les soldats, il
fut décapité, près de la ville de Tigava, le 11
janvier.
Les Actes ajoutent un trait, qui semble annoncer les
temps chevaleresques. Sur la tombe du vieux soldat, les fidèles déposèrent son
bouclier: leur foi en arrachait souvent de petits morceaux, que Ion gardait
comme reliques, ou que l’on portait aux malades, dans l’espoir de leur
guérison.
Le martyr dont il est question dans le second texte
appartient aussi à la Mauritanie Césarienne. Fabius était porte-drapeau dans la
cohorte des officiales du gouverneur. Après la
publication de l’édit de Dioclétien, commandant à tous les chrétiens de
sacrifier, il refusa de remplir sa charge. Ce refus eut lieu lors de
l’assemblée des délégués de la province: indication précieuse pour l’histoire
des institutions romaines de l’Afrique, car c’est la seule mention que l’on ait
encore rencontrée du concilium officiel de la
Mauritanie Césarienne. Traduit devant le gouverneur, Fabius confessa
intrépidement sa foi. Le gouverneur le fit décapiter; puis, suivant l'exemple
de beaucoup de magistrats dans la dernière persécution, il refusa la sépulture
au condamné; mais, comme les bêtes fauves et les oiseaux de proie épargnaient
ses restes, il fit mettre dans deux sacs et jeter à la mer la tête et le corps
de Fabius. Il espérait ainsi dérober aux chrétiens les reliques d’un martyr.
Mais le mauvais dessein du persécuteur fut déjoué : les flots déposèrent la
tête et le corps de Fabius assez loin de Césarée, sur le rivage de Cartenne.
La province proconsulaire eut aussi des martyrs. Anulinus, que nous avons vu, au commencement de l’année,
juger en vertu des premiers édits Saturnin, Dativus et leurs compagnons, préside maintenant à l’application du quatrième édit.
C’est encore une pièce récemment découverte qui nous fait
connaître un des épisodes les plus intéressants de cette phase de la
persécution. Il se passe à Thuburbo. Des chrétiens
d'un domaine, peut-être impérial, situé près de la ville, et désigné sous le
nom de possessio Cephalitana,
avaient été convoqués devant le proconsul.
—Êtes-vous chrétiens? leur demanda-t-il.
Nous le sommes, fut la réponse.
—Les pieux et augustes empereurs, déclara le proconsul,
ont daigné me donner l'ordre d'assembler tous les chrétiens et de les mettre en
demeure de sacrifier; ceux qui auront refusé et désobéi seront punis par divers
supplices.
Toute la population du domaine, même les prêtres, les
diacres et les clercs qui y résidaient, cédèrent aux menaces, et sacrifièrent.
Deux jeunes filles, de vie pieuse et retirée, n'avaient
pas paru. Une paysanne éleva la voix, et les dénonça. L'une, Maxîma, avait quatorze ans; on ne nous dit pas l’âge de
l'autre, Donatilla. Toutes deux répondirent avec
fermeté, et même avec une sainte arrogance, aux questions et aux menaces du
juge. Comme on les conduisait à la ville, une autre jeune fille, Secunda, qui à douze ans (on sait
quelle était la précocité des mariages romains) avait déjà refusé plusieurs
partis, attirés par la richesse de ses parents, les vit du haut de sa maison.
Elle descendit en courant, et leur cria: «Ne m'abandonnez pas, mes sœurs!» Les
deux autres essayèrent de la renvoyer : «Tu es la fille unique de ton père :
pense à son âge. A qui le confieras-tu? Pense aussi à la fragilité de ta chair.
Songe à la sentence qui nous attend»
Mais elle, intrépide, mettait sa confiance dans «l’Époux
qui console et réconforte les plus petits.» Les captives se laissèrent fléchir:
«Eh bien! allons, enfant!» s’écria Donatilla; «voici
que le jour de la passion approche, et que l’ange qui bénit vient au-devant de
nous.»
Le soleil était couché, quand la petite troupe se mit en
marche. Le lendemain, à Thuburbo, le proconsul les
fit comparaître, et leur demanda encore une fois de sacrifier. Sur leur refus,
il remit au jour suivant le nouvel interrogatoire. Celui-ci eut lieu, comme il
arrivait quelquefois , dès le point du jour. A toutes les menaces, Maxima et Donatilla répondirent avec hauteur. On ne cite point de
réponse de Secunda. Enfin Anulinus,
«lassé» selon son expression, de ses inutiles efforts, se décida à prononcer la
sentence: «Nous ordonnons que Maxima, Donatilla et Secunda soient mises à la torture. Nous commandons de les
faire combattre avec les bétes dans l’amphithéâtre».
Un ours, lancé contre elles, se coucha à leurs pieds. Anulinus commua alors la peine en celle de la décapitation. Les vierges dirent, selon
l’usage africain: «Grâces à Dieu !» et furent exécutées.
Ainsi périrent «les trois saintes, Maxima, Donatilla et Secunda la bonne
enfant» comme parle une inscription d'Afrique. Elles ne furent pas seules à confesser
le Christ : à Theveste Anulinus jugea, peu de temps après elles, une autre femme, qui montra le même courage.
Crispine,
riche et noble matrone de Tagare, élevée jusque-là
dans tous les raffinements du luxe romain, fut introduite, les mains liées,
devant le tribunal.
—Connais-tu la teneur du précepte sacré? lui demanda le
proconsul.
—J'ignore ce précepte, répondit Crispine.
—Il t’ordonne, reprit Anulinus,
de sacrifier à nos dieux pour le salut des princes, conformément à la loi
donnée par les pieux Augustes Dioclétien et Maximien, et Constance très noble
César .
—Je n’ai jamais sacrifié et je ne sacrifierai qu’à un
seul Dieu et à son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour nous.
—Abandonne cette superstition et courbe la tête devant
nos dieux.
—Je vénère tous les jours mon Dieu et n’en connais pas
d’autres.
—Tu es bien dure et bien dédaigneuse; mais tu commenceras
malgré toi à connaître la force de nos lois.
—Quoiqu’il m’arrive, je le souffrirai volontiers pour ma
foi.
— Es-tu si vaine que tu te refuses à quitter ta
superstition pour vénérer nos saintes divinités?
—Je vénère tous les jours, mais mon Dieu, et je n’en
connais pas d’autre.
—Je te contraindrai à obéir au précepte sacré.
—J’observe le précepte de mon Seigneur Jésus-Christ.
—On te tranchera la tête si tu n’obéis pas aux ordres de
nos seigneurs les empereurs, auxquels tu dois te soumettre comme fait toute
l’Afrique, tu le sais toi-même.
— Malheur à eux s'ils veulent me faire sacrifier aux
démons! mais je sacrifie au Seigneur qui a créé le ciel et la terre, la mer et tout
ce qu’ils renferment.
—En vain tu méconnais les dieux ; nous te forcerons à les
adorer, afin de te sauver et de te rendre vraiment pieuse.
—Il n’y a pas de piété dans les hommages extorqués par la
violence.
— Puisses-tu donc obéir de bon gré, et, soumise, venir
dans nos temples offrir de l’encens aux dieux des Romains!
— Je ne l’ai point fait depuis ma naissance et ne le
ferai pas tant que je vivrai.
—Fais-le cependant, si tu veux échapper à la sévérité des
lois.
—Je ne crains point tes menaces, elles ne me sont rien ;
mais si je méprise le Dieu qui est dans le ciel, je serai sacrilège, et il me
perdra au jour du jugement futur.
—Tu ne seras pas sacrilège si tu obéis aux ordres sacrés.
—Que veux-tu? que je sois sacrilège devant Dieu pour ne pas
l’être aux yeux de tes empereurs? Non! Il y a un grand et tout-puissant Dieu,
qui a fait la mer et les herbes verdoyantes, et le sable aride; mais les
hommes, ses créatures, que peuvent-ils pour moi?
—Observe la religion romaine, comme font nos invincibles
Césars, et nous- mêmes.
—Je ne connais que Dieu: les vôtres sont des dieux de
pierre, œuvres de la main des hommes.
—Tu blasphèmes, et tu ne suis pas la route qui te mènerait
au salut.
Anulinus commanda de lui raser la chevelure, espérant l'intimider
par ce traitement ignominieux. Mais Crispine reprit
de la même voix tranquille et ferme :
—Que tes dieux parlent, et je croirai. Si je ne cherchais
pas mon salut, je ne serais pas devant ton tribunal.
—Désires-tu vivre longtemps, ou veux-tu mourir dans les
supplices comme tes complices Maxima, Donatilla et Secunda?
—Si je voulais mourir, c’est-à-dire perdre mon âme et la
vouer au feu éternel, je céderais à tes démons.
—Je te couperai la tête si tu refuses avec mépris
d’adorer nos dieux.
—Je rendrai grâces à Dieu si j’obtiens un tel sort. Mais
je me perdrai vraiment si je thurifie aux idoles.
—Tu persistes dans ce sentiment insensé?
—Mon Dieu, qui est et a toujours été, m’a fait venir à la
vie, il m’a donné le salut par l’eau du saint baptême, il est en moi pour
empêcher mon âme de se souiller comme tu le veux par un sacrilège.
—Pourquoi, dit Anulinus,
supporterions-nous plus longtemps l’impie Crispine? Qu’on
relise les Actes sur le registre.
Après lecture de l’interrogatoire le proconsul prononça
la sentence:
—Crispine, qui persiste dans
son indigne superstition et qui a refusé de sacrifier à nos dieux selon les
lois des Augustes, sera décapitée.
—Je rends grâces au Christ, s’écria la martyre, je bénis
le Seigneur qui a daigné me délivrer ainsi de tes mains.
Elle marcha joyeusement au supplice, le 5 décembre.
Ces épisodes, échappés à l’oubli où tant d’autres ont
disparu, ne sauraient donner l’idée de ce que fut en Afrique une persécution
qui, selon le mot d’un écrivain du quatrième siècle, fit les uns confesseurs,
les autres martyrs, plusieurs renégats, et n’épargna que ceux qui avaient pu se
cacher. Mais ils découvrent une fois de plus l’acharnement de magistrats qui
épuisaient toutes les ressources de la dialectique, toutes les rigueurs de la
torture, pour contraindre de pauvres femmes au sacrifice. Les rares documents
par lesquels a été conservé le souvenir de la persécution en Espagne montrent
aussi des femmes aux prises avec les juges et les bourreaux; en même temps que
les noms de ces héroïnes ceux de plusieurs martyrs et confesseurs sont
heureusement venus jusqu’à nous.
Presque tous sont rappelés dans l’hymne quatrième du Péri Stephanôn, où cependant Prudence oublie sainte
Léocadie, morte sous Datianus dans la prison de
Tolède, saints Servand et Germain, martyrisés à Cadix,
saints Oronce et Victor à Girone. Il faut lire cette
hymne pour comprendre le sentiment à la fois religieux et patriotique avec
lequel étaient honorés, au quatrième siècle, les héros espagnols de la dernière
persécution. Le poète, qui fut rarement mieux inspiré, peint, au jour du
jugement, quand le Christ viendra sur les nuées enflammées peser dans une juste
balance les actions des hommes, chacune des villes de son pays se mettant en
marche pour présenter, dans une corbeille, les reliques de ses martyrs. Cette
procession des villes, qui s’avancent dans des attitudes variées, l’une
pressant son trésor contre son sein, l’autre apportant son offrande sous la
forme de couronnes éclatantes de pierreries, celle-ci décorant son front
d’olivier jaunissant, symbole de paix, celle-là jetant, d’un geste confiant,
sur l’autel les cendres d’une jeune martyre, est une des plus grandioses
conceptions de la poésie chrétienne. On croirait voir ces longues théories de
saints, portant dans leurs mains ou dans un pli de vêtement quelque objet
précieux, livre, couronne, simulacre d’édifice, qui, dans les frises des
basiliques, dessinent sur un champ d’or leurs lignes élégantes, et semblent
s’avancer d’un même pas vers le trône du Christ rayonnant au fond de l’abside.
Saragosse, qui sera déjà presque entièrement convertie à
la fin du quatrième siècle, marche au premier rang, fière de la gloire acquise
dans les précédentes persécutions, plus fière encore de ses récentes victoires.
Parmi ses nouveaux martyrs, elle montre, après Vincent, une foule de chrétiens
anonymes, enveloppés vraisemblablement dans quelqu’une de ces tueries en masse
qui furent caractéristiques de la dernière persécution. Elle ne se glorifie pas
moins de plusieurs confesseurs: Caius et Crementius,
qui eurent le mérite du martyre sans en éprouver les dernières souffrances; et
«en goûtèrent légèrement la saveur»; la vierge Encratis,
qui lutta d'une âme intrépide, violenta virgo, et
affronta d'horribles supplices. Après avoir eu les membres déchirés, les seins
coupés, être demeurée longtemps malade à la suite de ces mutilations, Encratis ne fut point achevée par le glaive du persécuteur:
probablement se vit-elle, avec Caius et Crementius,
sauvée par la révolution politique de l'année suivante, comme tant de captifs
de la Terreur durent la vie au 9 thermidor. Caius et Crementius n'étaient point sans doute des habitants de Saragosse, car après leur délivrance
ils ne restèrent pas dans cette ville, où cependant ils avaient souffert:
Prudence dit expressément que la vierge Encratis fut
le seul témoin du Christ qui, ayant survécu au martyre, ait continué d’y résider.
Au temps du poète on montrait encore une partie de son foie, arrachée par le
bourreau avec des ongles de fer.
Une autre ville de la Tarraconaise, «la petite Girone», s'avance à son tour, offrant les reliques de saint
Félix, que les divers martyrologes disent victime de Datianus.
Prudence montre encore, au nord, une cité dont l'importance n'a cessé de
grandir à partir du second siècle, Barcino (Barcelone), se glorifiant du martyre de saint Cucufas;
au centre, Complutus (Alcala), avec les sacrées
dépouilles de Just et de Pastor, immolés par ordre de Datianus;
au sud, en Bétique, la riche Cordoue présentant Acisclus, Zoellus et «trois autres couronnes», c’est-à-dire
trois martyrs : Faust, Janvier et Martial, connus sous le nom des «très domini»; enfin, en Lusitanie, Mérida portant les cendres de
sainte Eulalie.
Si l’Espagne eut dans saint Vincent son Laurent, elle eut
dans sainte Eulalie son Agnès. Les Actes de cette jeune sainte ont peu
d’autorité : ce que nous possédons sur elle de meilleur est l’hymne troisième
du Péri Stephanôn. Prudence vivait dans le pays et
dans le siècle même où mourut Eulalie: les traditions qu’il recueillit doivent
être exactes, au moins dans les grandes lignes.
Elle naquit et fut martyrisée dans la puissante et
populeuse métropole de la Lusitanie, Mérida. De famille noble, Eulalie avait
comme Agnès douze ans au moment où sévissait le plus cruellement la persécution.
Toute enfant, elle avait laissé voir ce qu’elle serait un jour. Elle n’aimait
ni le jeu ni la parure; son visage austère, sa démarche modeste, la sagesse
précoce empreinte sur toute sa personne inspiraient déjà le respect. La vue des
supplices soufferts par les chrétiens transporta d'indignation cette jeune âme:
une sainte colère la saisit, et elle n’eut bientôt qu’une pensée, rendre
elle-même témoignage de sa foi, combattre à son tour les combats du Seigneur.
Cette ardeur prématurée fit trembler ses parents : ils l’emmenèrent à la campagne,
afin d’écarter d’elle l’héroïque tentation. Mais l’enfant parvint à tromper
leur surveillance, ouvrit pendant la nuit la porte de la maison, franchit la
haie qui bordait le jardin, et seule, à travers les broussailles, parmi les
ténèbres, s’achemina vers la ville les
anges, dit le poète, lui faisaient cortège. «Un matin, on la vit paraître
fièrement devant le tribunal, au milieu des faisceaux. Elle se déclara
chrétienne : Prudence met maladroitement dans sa bouche un discours long et
déclamatoire, qui gâte la simplicité de son action. Le juge essaya vainement de
la persuader, lui parlant de sa jeunesse, de sa noble maison, du brillant
avenir auquel elle renonçait, du présent terrible dont elle affrontait les menaces
«Que faut-il faire pour leur échapper? Prendre du bout, des doigts un peu de
sel, quelques grains d'encens.» La martyre ne répondit rien : crachant au visage
du magistrat stupéfait, elle renversa l'idole et foula aux pieds l'encens. Cet
acte était de ceux qu’en principe l’Église réprouvait: il faut cependant
remarquer que le concile d’illiberis refuse le titre
de martyrs à ceux-là seulement qui ont été mis à mort pour avoir provoqué les
païens en brisant des idoles, non à ceux qui ont brisé l'idole devant laquelle
on voulait les contraindre à sacrifier. N’y a-t-il pas dans ce récit quelque
exagération poétique? «Je ne sais, écrit Tillemont, si l’autorité de Prudence
suffira pour faire croire crécy à tout le monde: et néanmoins l’esprit de Dieu
inspire quelquefois à ses saints des mouvements qui sont au-dessus des règles
communes, parce qu’il est le maitre absolu de toutes choses». J’ajoute que ce
qui eût pu être zèle téméraire, excès blâmable chez un adulte, devenait
facilement digne de louanges chez une enfant, emportée par un élan de
générosité supérieur à son âge, et incapable de maîtriser les mouvements
tumultueux de son âme.
Dieu montra bientôt que l’acte d'Eulalie était méritoire
à ses yeux. L’intrépide enfant, déchirée par les ongles de fer, que maniaient
deux bourreaux, comptait elle-même les blessures et chantait au milieu des
supplices. On approcha d’elle des lampes ou des torches ardentes, dont la
flamme fut promenée sur tout son corps, voltigeant sur son visage, courant sur
la chevelure longue et parfumée qui l’avait enveloppée d’un voile pudique:
elle, dans sa hâte de mourir, aspirait avidement la flamme. Bientôt, dit le
poète, une colombe parut sortir de sa bouche et voler vers le ciel : c’était
son âme, blanche et douce comme le lait, rapide, innocente. En même temps, le
cou de la martyre s’inclina, le feu s’éteignit: elle était morte. Le bourreau,
le licteur, témoins de ce prodige, s’enfuirent épouvantés. Le corps d’Eulalie
resta seul. Une neige épaisse tomba, couvrit tout le forum: elle enveloppa d’un
blanc linceul les membres de la vierge. Les hommes ne pouvaient l’ensevelir :
Dieu, dit le poète, se chargeait de rendre à la martyre les suprêmes honneurs.
Sur le tombeau d’Eulalie s'élevait, au temps de Prudence,
une riche basilique, décorée de marbres, d’or, de mosaïques. «Cueillez, s'écrie
le poète, les violettes empourprées, moissonnez les rouges crocus: nos doux
hivers ne sont pas sans fleurs, la glace chez nous fond vite, et permet aux
champs d’en fournir encore des corbeilles. Jeunes filles, jeunes garçons,
offrez ces dons, entourés de feuillages: moi, au milieu du chœur, je suspendrai
des guirlandes de dactyles, parures fanées, mais qui cependant auront un air de
fête. Ainsi convient-il d'honorer les ossements sacrés et l'autel posé sur eux.
Elle, couchée sous les pieds de Dieu, voit les hommages, et, rendue propice par
nos chants, protège son peuple».
Je ne sais si jamais plus touchante héroïne fut célébrée
en des vers plus charmants.
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LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN ET LE TRIOMPHE DE L’ÉGLISE |