Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN ET LE TRIOMPHE DE L’ÉGLISE |
CHAPITRE QUATRIEMELE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS(303-304)I
Les nouveaux édits.
Pendant qu’Arnobe se convertit à Sicca,
son compatriote Lactance embrasse la foi à Nicomédie, où Dioclétien lui avait
confié une chaire de rhétorique: tous deux, gagnés au Christ en le voyant souffrir
dans ses membres, continuaient ainsi la lignée des rhéteurs chrétiens qui,
depuis Minucius Félix et Tertullien, étaient sortis
de l’Afrique. Mais si la persécution avait cet effet sur de nobles cœurs, elle
en produisait un tout autre sur les âmes basses, toujours prêtes à se tourner
contre les vaincus.
«À l’époque, dît Lactance, où fut renversée l’église de
Nicomédie» c’est-à-dire vers le temps où, dans cette ville, coula le sang des
martyrs à la suite de l’incendie du palais, un philosophe «vomit trois livres
contre la religion et le nom chrétien». Lactance a tracé d’une plume vengeresse
le portrait de ce pamphlétaire, qui choisissait pour accabler les fidèles
l’heure où ils ne pouvaient se défendre. C’était, parait-il, un parfait
hypocrite, ami des richesses et du plaisir, occupé avant tout de faire sa cour
aux empereurs. Il exaltait la sagesse et la piété de ceux-ci, et les louait de
défendre la religion en réprimant une superstition impie et puérile. Avec une
feinte douceur il suppliait les chrétiens de revenir au culte des dieux et de
quitter une foi qui les exposait à de cruels tourments. Il essayait même, à
l’exemple de Porphyre, avec lequel on l’a confondu à tort, de réfuter par le
raisonnement la doctrine chrétienne; mais, connaissant celle-ci plus mal encore
que ses devanciers, il échouait misérablement. Son livre ne lui gagna même pas,
dit-on, l’estime des païens, honteux de voir ainsi frapper des gens à terre, et
la faveur des empereurs se détourna d’un auxiliaire compromettant.
Plus habile fut Hiéroclès. Cet
adversaire du christianisme venait d’être appelé du gouvernement de Palmyre à
la préfecture de Bithynie, où son prédécesseur Flaccinus,
«qui n’était pas un petit homicide» selon le mot de Lactance, avait, dans la persécution
locale de Nicomédie, servi avec zèle les fureurs de Galère et les terreurs de
Dioclétien. Hiéroclès parait avoir choisi le moment
de sa nomination à cette nouvelle préfecture pour publier l’écrit composé
pendant son séjour dans la capitale du désert. «C’était un ouvrage en deux
livres, qu’il intitula non pas Contre les chrétiens, afin de n’avoir pas
l'air de les poursuivre dans un esprit d’hostilité, mais Aux chrétiens,
afin de faire croire qu’il voulait leur donner des conseils humains et
bienveillants. Il s’efforce d’y établir la fausseté de la sainte Écriture,
comme si elle était toute remplie de contradictions. Il expose les chapitres
qui paraissent en désaccord entre eux; il les énumère en si grand nombre et
avec une telle connaissance du sujet, qu’il semblerait parfois avoir professé
la religion qu’il attaque.»
Un des traits où se montre l’orgueil du fonctionnaire
romain, c’est le dédain avec lequel il parle des apôtres, gens qui gagnaient
leur vie par le produit de leur pêche et le travail de leurs mains. «On dirait
qu’il souffre que ce ne soit pas un Aristarque ou un Aristophane qui ait narré
les faits évangéliques». Sur la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Hiéroclès a recueilli ou inventé des contes absurdes: «il
affirme que le Christ lui-même, ayant été exilé par les Juifs, se livra au
brigandage à la tête d’une troupe de neuf cents hommes». Le caractère le plus
original de son livre est un retour à la perfide tactique qui semble avoir été
imaginée au commencement du troisième siècle dans les salons de l’impératrice
Julia Domna. Philostrate y composa alors une sorte
d’Évangile païen, où, sous les traits d’Apollonius de Tyane,
paraissait une contrefaçon du Christ. Hiéroclès s’en
empare, comme si le roman de Philostrate avait une valeur historique comparable
à celle de l’Évangile: il oppose les prétendus miracles d’Apollonius aux
miracles du Sauveur, et, de ce qu’Apollonius n’est qu’un homme, il conclut que
Jésus-Christ n’est pas Dieu.
Par cette conclusion, la tactique de Philostrate était en
quelque sorte retournée; car le rhéteur du troisième siècle avait voulu faire
de son héros un dieu, et y avait en partie réussi, puisque des temples s’élevaient
en son honneur : au milieu du quatrième siècle le sophiste Eunape,
plus fidèle à la prétention de Philostrate, dira que celui-ci n’aurait pas dû
intituler son livre : «Vie d'Apollonius, mais Vie d'un dieu parmi les hommes».
Peu importait sans doute à Hiéroclès : ce qu’il
cherchait, c’était à faire du roman païen une machine de guerre contre
l’Évangile, à rabaisser le Christ plutôt qu’à exalter Apollonius. A toutes les
époques, les adversaires du christianisme se sont moins piqués de suite dans
les idées que d’habileté dans l’attaque, et les variations leur ont peu coûté
pourvu que l’objet de leur haine fût atteint. Hiéroclès put se glorifier de ce triste succès: son livre, paraissant à l’heure où la
dispersion des assemblées chrétiennes, la destruction d’innombrables
exemplaires de l’Écriture sainte, rendaient presque impossible de lui répondre,
troubla beaucoup de fidèles, déjà ébranlés par la persécution, et fournit des
arguments à leurs adversaires. Après la paix de l’Église, Eusèbe se croira
obligé de le réfuter comme celui de Porphyre: le gouverneur de Bithynie et le
fondateur du néoplatonisme, celui-ci en Sicile, celui-là en Asie, avaient, en
effet, travaillé à la même œuvre, tous deux essayant de détruire l’Évangile et
cherchant à rétablir le paganisme sur de nouvelles bases par la conciliation du
monothéisme philosophique avec le polythéisme traditionnel.
Si le pamphlet d’Hiéroclès fut
publié en 303, comme je le suppose, il ne resta probablement pas sans influence
sur le parti que prit Dioclétien dans le courant de cette année, en lui faisant
croire à la faiblesse de la religion chrétienne et à la facilité de la
détruire. Des inquiétudes politiques, adroitement exploitées, poussèrent plus
sûrement encore vers des rigueurs nouvelles un souverain aussi facilement effrayé.
Eusèbe nous apprend que, peu après les événements qui
avaient ensanglanté Nicomédie au commencement de l’année, il y eut des troubles
en Cappadoce et en Syrie, où des usurpateurs essayèrent de prendre le pouvoir,
et que ces troubles furent le prétexte d'une recrudescence de persécution.
L'émeute syrienne est connue par un récit de Libanius. que la plupart des
historiens s'accordent à y rapporter. Cinq cents soldats creusaient la rade de
Séleucie, qui servait de port à Antioche. Ils se lassèrent de ce dur travail,
de même que, vingt ans plus tôt, les légionnaires de Probus s'étaient lassés de
creuser le canal de Sirmium. Comme eux, ils se révoltèrent; mais, n'ayant pas
d'empereur à tuer, ils menacèrent la vie d’Eugène, leur commandant. Celui-ci, à
l'imitation du préfet d'Alexandrie sous Gallien (car toutes ces séditions se
répètent), ne vit d'autre moyen d'échapper A leurs coups, sinon de prendre la
pourpre. Couvert d'un lambeau de drap écarlate arraché à quelque idole, il fut
conduit dans le palais impérial d'Antioche et proclamé Auguste. Mais le peuple
de la ville ne se souciait pas de courir les périls d'une révolution: enhardi
par le petit nombre des insurgés, il se porta en foule vers le palais, s’en
empara, massacra Eugène et ses partisans. A minuit, la révolte était vaincue.
Cependant les nouvelles d’Antioche firent trembler Dioclétien. Il avait eu peur: il se montra féroce. Tous les magistrats d’Antioche et de Séleucie furent mis
à mort. Au nombre de ces infortunés étaient deux des ancêtres du sophiste
Libanius, qui sera au milieu du quatrième siècle le plus éloquent défenseur du
paganisme: ce fait suffit à prouver que l’insurrection si cruellement punie
avait été toute soldatesque, et que les chrétiens n’y eurent point de part.
Les événements de Cappadoce sont moins connus : peut-être
Eusèbe dépasse-t-il l’expression exacte de sa pensée quand il étend à cette
province l’allusion à des usurpateurs, vraie pour la Syrie. Les documents
païens ne nous apprennent rien. Des documents chrétiens semblent dire qu’en
Cappadoce et en Arménie, les esprits avaient été agités par les premiers bruits
de la persécution. On représenta à l’empereur que cette agitation était
dangereuse. Il peut l’avoir cru de bonne foi. La Grande Arménie, pays
indépendant dont le roi, Tiridate, devait sa couronne à Dioclétien, était à ce
moment travaillée par la puissante parole de saint Grégoire l’illuminateur.
Déjà se préparait la conversion en masse de la nation arménienne, qui arriva
plusieurs années avant que la persécution eût cessé dans l’Empire. Les chrétiens
de Cappadoce suivaient d’un œil ému ces merveilleux succès de la grâce divine :
entre eux et la nouvelle Église arménienne, où l’étincelle religieuse, déposée
peut-être dès le temps des apôtres, mais presque éteinte, se ranimait avec un
tel éclat, les rapports de voisinage, d’idées, de mœurs, de commerce, étaient
continuels : un nouveau lien s’ajoutait maintenant à beaucoup d’autres, car
Leontius, évêque de Césarée, en Cappadoce, venait de donner à Grégoire la
consécration épiscopale. Dioclétien craignit-il que la belliqueuse Arménie, le
roi lui-même, qu'allait entraîner vers la vraie foi l'élan de son peuple, ne
prissent parti pour les chrétiens persécutés? Ce sentiment du pusillanime
empereur ne nous surprendrait pas, car, neuf ans plus tard, la guerre éclatera
pour un semblable motif entre l’Arménie et l’Empire romain. Si l’on en croit
des Actes de basse époque, mais où peuvent avoir été recueillies des
traditions vraies, Dioclétien, dés 303, voulut
fortifier de ce côté ses frontières. Des conseils furent tenus, et des
officiers sûrs envoyés en Cappadoce. Une levée de soldats eut lieu dans la
province. Quelques chrétiens semblent avoir refusé alors le service militaire.
La répugnance à. combattre contre les Arméniens, ces voisins devenus des
frères, explique leur refus : il se peut aussi que le métier des armes leur fût
devenu odieux depuis que les troupes avaient procédé partout à la démolition ou
à l'incendie des églises. On raconte qu’un fidèle, appelé Hiéron, qui cultivait
ses terres en Cappadoce, repoussa par la violence les recruteurs, et se
retrancha avec ses ouvriers et ses domestiques dans la ferme. Cédant ensuite à
de meilleurs conseils, il se laissa conduire à Mélitène.
Dans la prison de cette ville trente et un chrétiens étaient déjà détenus.
Hiéron, convaincu d'avoir frappé un des agents du recrutement, eut la main
coupée: les autres prisonniers furent fouettés. Puis on offrit à tous un moyen
d'éviter le dernier supplice : se disculper de toute conspiration par un sacrifice
aux dieux. Hiéron et les autres refusèrent de trahir leur foi. Aux yeux des
païens, c'était s'avouer traîtres à l’Empire : ils furent tous décapités.
Ces faits, grossis par la crédulité ou la malveillance,
furent apparemment rapportés à Dioclétien. Dans un refus de service militaire,
aggravé par un acte de mutinerie avant d’être racheté par un courageux martyre,
il voulut voir l'indice d’une entente avec les ennemis intérieurs ou extérieurs
de l'État. Il s’était cru naguère enveloppé dans son palais par une conjuration
de ses serviteurs chrétiens : il se vit maintenant bloqué dans sa Bithynie par
une vaste insurrection qui comprendrait tout l'est de l’Asie romaine, de
l’embouchure de l’Oronte aux sources de l’Euphrate, et soulèverait la Syrie, la
Cappadoce, l'Arménie. Dans cet état d’esprit, explicable chez un homme qui,
depuis l'incendie, était resté à demi halluciné, et croyait sans cesse entendre
la foudre au-dessus de sa tête, ses conseillers lui persuadèrent aisément de
frapper un nouveau coup sur les chrétiens, victimes expiatoires de tous les
dangers de l'Empire ou de toutes les terreurs des souverains. Le second et le
troisième édits, qui, presque sans intervalle, sortirent de sa chancellerie
avant la fin de l’année sont ainsi résumés par Eusèbe :
«Peu après le commencement de la persécution, quand, dans
la région située autour de Mélitène et dans la Syrie,
il y eut des tentatives pour s'emparer de l’Empire, une loi fut d'abord
promulguée, ordonnant que tous les chefs des Églises seraient enchaînés et mis
en prison. Le spectacle qui parut alors dépasse toute parole : on vit une
multitude innombrable d'hommes jetés dans les cachots : ceux-ci, autrefois
réservés aux brigands ou aux violateurs de sépultures, étaient maintenant
remplis d'évêques, de prêtres, de diacres, de lecteurs, d’exorcistes, tellement
qu'il n'y avait plus de place pour les criminels de droit commun. Un autre édit
survint, d'après lequel tous ceux qui avaient été ainsi mis en prison seraient
renvoyés libres, s'ils consentaient à sacrifier : en cas de refus, ils seraient
soumis aux plus cruels supplices; aussi ne peut on compter les martyrs qui
souffrirent dans les diverses provinces »
II
L’application des édits avant l’amnistie des vicennales
(303).
Un des plus généreux confesseurs fut ce Donat, auquel
Lactance a dédié les traités De la colère de Dieu et De la mort des
persécuteurs. Il habitait Nicomédie, selon toute apparence engagé dans les
saints ordres. Une première fois, sous le prédécesseur d’Hiéroclès,
l’«homicide» Flaccinus, Donat avait souffert pour le
nom du Christ. Pendant la préfecture d'Hiéroclès,
c'est-à-dire au moment où s'exécutaient le second et le troisième édits, il fut
de nouveau traduit devant le représentant de la justice impériale. A plusieurs
reprises mis à la torture, il en sortit toujours victorieux. «Quel beau
spectacle aux yeux de Dieu! s’écrie son ami Lactance. A ton char tu as attelé,
non de blancs coursiers, non d’énormes éléphants, mais les triomphateurs
eux-mêmes. Car tel est le vrai triomphe, celui où l’on célèbre la défaite des
maîtres de ce monde. Tu les subjuguas par tes vertus, quand, méprisant leurs
commandements impies, tu dispersais par la solidité de ta foi et la vigueur de
ton âme tout l’appareil de leur puissance tyrannique. Contre toi n’ont rien pu
les coups, les ongles de fer, le feu, le glaive, les tourments les plus variés.
Aucune violence ne t’a ravi la foi et la piété. Vrai disciple de Dieu, vrai
soldat du Christ, tu es resté inexpugnable à tous les ennemis»
Malheureusement tous ne montrèrent pas le même héroïsme.
Il y eut de tristes chutes parmi les évêques, les prêtres et les clercs
emprisonnés. Eusèbe y fait allusion, mais refuse d’en parler avec détails : «Je
n’ai pas voulu, dit-il, rappeler les noms de ceux que la persécution ébranla et
qui y firent volontairement naufrage. Le nombre fut grand de ces faibles de
cœur, qui succombèrent au premier choc». Mais la fermeté des autres rachetait
ces défaillances. A Césarée de Palestine, où résidait Eusèbe, un grand nombre
d’évêques et de membres du clergé furent amenés de tous les points de la
province. Un de ceux-ci, moins élevé que d'autres dans la hiérarchie ecclésiastique,
attirait surtout les regards. Il se nommait Procope, et remplissait à Scythopolis l'office de lecteur et d'exorciste : il était
spécialement chargé de traduire au peuple, en langue vulgaire, les Écritures
sacrées, qu'on lisait en grec dans les églises. Avant même d'être mené en
prison, il fut conduit devant le gouverneur Flavien. Celui-ci lui commanda de
sacrifier aux dieux. « Il n'y a pas plusieurs dieux, s'écria Procope, il
n’y en a qu'un, créateur de toutes choses». Le magistrat, qui répugnait, comme
tant d'autres, à verser le sang, fut ému à la vue de cet homme dont le corps,
exténué par les jeûnes, semblait se soutenir seulement par la force de l'âme:
aussi, cherchant à lui ménager un moyen de salut, parut-il se contenter de
cette réponse, que les doctrines philosophiques du temps lui permettaient dans
une certaine mesure d'accepter. Il demanda donc au martyr d’offrir de l'encens,
non plus aux dieux, mais aux quatre empereurs. «Il n'est pas bon d’avoir tant
de maîtres : qu’il y ait un seul seigneur, un seul roi» dit Procope, citant
Homère. Dans cette parole, où le chrétien abritait sous l’autorité du plus
grand des poètes une discrète condamnation des apothéoses impériales, Flavien
crut voir un outrage â la majesté souveraine et comme un blâme du système
politique fondé par Dioclétien : il condamna sur-le-champ Procope à être
décapité. Ce martyre eut lieu en juin ou juillet, ce qui permet de fixer approximativement
au milieu de l’année les deuxième et troisième édits, en vertu desquels les
membres du clergé devaient être arrêtés et mis en demeure d’apostasier.
Pendant qu’on immolait Procope, les autres captifs
étaient conduits en prison. Là, quelques-uns cédèrent aux menaces des
persécuteurs; mais la plupart firent admirer leur courage. Ils subirent les
plus cruelles tortures sans renier la foi. Celui-ci tombait brisé sous les
fouets; celui-là était serré dans ses liens jusqu’à suffoquer, ou déchiré avec
les ongles de fer: il y en eut qui perdirent l’usage de leurs mains, dont les
nerfs étaient rompus. Honteux de leur défaite, les persécuteurs essayèrent au
moins de la dissimuler. Un des confesseurs fut amené de force devant l’autel,
on plaça malgré lui dans sa main la coupe aux libations ou le grain d’encens,
puis on le renvoya comme s’il eût sacrifié. Un autre était parvenu à ne pas
même toucher l’encens: des témoins affirmaient cependant qu’il avait offert le
sacrifice : on le laissait partir. Un des captifs, emporté de la prison
demi-mort, était jeté, comme s’il eût déjà rendu l’âme : on détachait ses
liens, et on le comptait parmi ceux qui avaient sacrifié. Il y en eut qui
criaient, protestant qu’ils n’obéiraient pas à ce qu’on exigeait d’eux, qu’ils
étaient chrétiens, qu’ils n’avaient pas sacrifié et ne sacrifieraient jamais:
les soldats, cependant, les frappaient au visage, leur fermaient la bouche, et
les renvoyaient de force, absous malgré leurs protestations. Ce que les
persécuteurs voulaient, c’était, à défaut de la victoire, en garder les
apparences.
Deux seulement, parmi les confesseurs détenus dans la
prison de Césarée, furent mis à mort. Ils s’appelaient Alphée et Zachée. Ni les
fouets, ni les ongles de fer, ni les chaînes n’avaient ébranlé leur constance:
ils avaient, sans céder, passé vingt-quatre heures dans les ceps, les pieds
écartés jusqu’au quatrième trou. Mais, devant le juge, ils prononcèrent une
parole qui, de même que la citation homérique de Procope, parut séditieuse. «Il
n’y a qu’un Dieu, s’écrièrent-ils, un seul roi et seigneur, qui est
Jésus-Christ!» Toute affirmation monarchique, même concernant seulement le
monarque céleste, effrayait les serviteurs de la tétrarchie impériale.
Convaincus d’avoir tenu un propos impie, Alphée et Zachée furent décapités, le
17 novembre.
Pendant ce temps, la terreur pesait sur les chrétiens de
Galatie. Théotecne n’était pas encore installé dans
la province que Dioclétien lui avait livrée en proie, et déjà le second et le
troisième édit s’exécutaient. Les magistrats se hâtaient, afin qu’à son arrivée
le cruel gouverneur trouvât les geôles remplies: ce soin leur faisait même
négliger la démolition des églises. «Partout, dans la province, les prêtres
étaient arrêtés, et traînés devant les autels des idoles, avec ordre d’abjurer
leur religion et de sacrifier aux dieux: ceux qui refusaient voyaient leurs
biens confisqués : on les jetait en prison avec leurs enfants. A Théotecne était réservé le droit de les condamner au
supplice: mais, en attendant, les captifs étaient enchaînés, battus, dans
l'espoir d'amollir leurs courages, et de les amener assouplis et domptés à la
décisive torture que leur infligerait le gouverneur». En même temps le
fanatisme païen, sûr de l'impunité, ne se contenait plus, et avec lui les
passions intéressées, cupidité ou vengeance, qui souvent en prenaient la
couleur. Des malfaiteurs envahissaient les maisons chrétiennes, y portant la
dévastation et le pillage. Si les victimes de ces attentats essayaient de
résister ou élevaient la voix pour se plaindre, on les taxait d'insolence ou de
sédition: le premier édit n'avait-il pas refusé aux chrétiens toute action en
justice, et ne les avait-il pas livrés sans défense aux mains de leurs ennemis?
Telle était la situation où le seul nom de Théotecne avait réduit la malheureuse Galatie: les églises encore debout, mais désertes
ou fermées; les prêtres et leurs parents en prison; les fidèles chassés de
leurs demeures et fuyant vers les montagnes.
En Occident, les édits contre les ecclésiastiques
n'eurent pas d'effet dans les États de Constance, mais furent appliqués dans
ceux de Maximien Hercule. Cependant l'Espagne seule nous a conservé un souvenir
certain de cette phase de la persécution.
L'exécution des édits y était dirigée par un magistrat
resté célèbre comme un des plus grands ennemis des chrétiens. Il s'appelait Datianus. Investi par Maximien d'un pouvoir presque sans bornes,
il n'était pas seulement le gouverneur d'une des cinq provinces qui, depuis la
réorganisation administrative, partageaient l'Espagne, car on le verra plus
tard juger avec la même autorité dans plusieurs d'entre elles, et condamner des
fidèles dans la Tarraconaise, dans la Lusitanie, dans la province de Carthagène:
on doit reconnaître en Datianus soit le vicaire du
diocèse d'Espagne, personnage considérable chargé pour toute la péninsule des
plus hautes fonctions judiciaires, administratives et financières, soit un commissaire
spécial délégué à la recherche des chrétiens. En 303 il parcourait déjà
l'Espagne, faisant incarcérer, conformément à l'édit, les évêques, les prêtres,
les membres des divers ordres du clergé. C'est peut-être alors qu'Osius, évêque
de Cordoue, qui jouera un si grand rôle après la paix de l'Église, confessa la
foi avec une intrépidité louée de tous ses contemporains.
Au cours d'une de ses tournées, Datianus vint à Saragosse (Cæsaraugusta). C'était une des
villes d'Espagne les plus anciennement chrétiennes, où, si l’on en croit
Prudence, chaque persécution avait fait des martyrs. On se rappelle que, sous
Dèce, son évêque Félix s'était joint aux Églises de Léon et de Mérida pour
dénoncer à saint Cyprien les libellatiques Basilide et Martial. Le siège
épiscopal de Saragosse était occupé, au commencement de la persécution de
Dioclétien, par Valerius, auquel succéderont d’autres prélats de même famille
et de même nom. Valerius, qui venait d’assister au concile d’Illiberis, était renommé pour sa sainteté et sa science;
mais il avait la parole difficile, et se trouvait empêché de remplir cet office
de l’enseignement public qui était dans les premiers siècles un des principaux
devoirs de la charge épiscopale; aussi, près de lui, investi de sa confiance,
vivait son archidiacre Vincent. Issu d’une famille consulaire, celui-ci avait
été confié tout jeune à l'évêque Valerius pour être instruit dans les lettres
et dans la religion: il avait grandi à l’ombre des sanctuaires, visitant les
tombes des martyrs dont s'enorgueillissait déjà Saragosse, celle en particulier
de dix-huit glorieux combattants du Christ immolés dans une des précédentes
persécutions et enterrés ensemble: puis il était devenu «lévite de la tribu
sacrée, ministre de l'autel de Dieu, l'une des sept blanches colonnes»,
c'est-à-dire un des sept diacres : élevé enfin au rang d'archidiacre, qui le
désignait d’avance pour la succession épiscopale, il suppléait Valerius dans le
ministère de la prédication. L'évêque et son diacre furent arrêtés et conduits
devant Datianus.
Le magistrat était sur le point de partir pour Valence:
il commanda d’y conduire les prisonniers chargés de chaînes. Dans cette ville,
ancienne colonie romaine, où le culte des dieux parait avoir été en grand
honneur, les deux chrétiens furent une première fois interrogés et pressés
d’abjurer. Vincent prit la parole pour lui et Valerius, et confessa éloquemment
le Christ. Datianus, se contentant de condamner à
l’exil l’évêque, qui n’avait pas parlé, fit mettre à la torture l’intrépide
diacre.
Il y avait plusieurs degrés dans la torture: le chevalet
était le premier. Pendant que Vincent y était attaché, et qu’on lui déchirait
les membres avec des ongles de fer, il répondait sans faiblir aux menaces et
aux prières du juge. «Tu te trompes, homme cruel, lui fait dire le poète
Prudence, si tu crois m’affliger en lacérant mon corps. Il y a quelqu’un au
dedans de moi que personne ne peut violer, un être libre, calme, exempt de
douleur. Ce que tu t'efforces de détruire, c'est un vase caduc, un vase de
terre, destiné à être brisé; mais tu chercheras en vain à déchirer ce qui est
dedans et foule aux pieds ta colère, l'être invaincu, invincible, planant
au-dessus des tempêtes et soumis à Dieu seul». Certes, voilà de la haute et
belle déclamation : Sénèque n'a rien d'égal à cette effusion sublime du
stoïcisme chrétien; à défaut des propres paroles du martyr, c’est son âme qui
nous est montrée. Datianus lui-même parait ébranlé: «Eh
bien, dit-il, je renonce à te contraindre au sacrifice; mais donne-nous au
moins les livres sacrés qui te servent à propager ta secte, afin que je la
détruise avec eux par le feu». Vincent ne se laissa pas plus séduire par une
feinte douceur qu’intimider par les tourments. On met dans la bouche de Datianus exaspéré de sa résistance des paroles curieuses à
noter comme détail de l’horrible procédure criminelle du temps: «Qu’il soit
maintenant soumis à la torture légitime, et qu’il passe par les plus cruels
tourments». Vincent fut alors posé sur un lit de fer rougi au feu, «suprême
degré de la torture» dit Prudence, qui, ancien magistrat ayant exercé le droit
de glaive, connaissait ces nuances juridiques. Vincent surmonta cette nouvelle
épreuve, et fut ramené en prison.
Le moment approchait, cependant, où pour le plus grand
nombre des ecclésiastiques incarcérés les portes des prisons allaient s’ouvrir.
Dioclétien avait commencé de régner le 17 septembre 284: le même jour de 303
commençait sa vingtième année d’empire. Célébrer les vicennales d’un empereur,
au lendemain de ce troisième siècle où s’étaient si rapidement succédé les
souverains éphémères, était chose trop rare pour ne pas devenir l’occasion de
grandes fêtes. Mais celles-ci n’eurent lieu que le 20 novembre, après l’arrivée
de Dioclétien dans cette Rome qu’il avait si rarement visitée. Il joignit à la
solennité des vicennales celle du triomphe décerné aux deux Augustes dès 287.
On remarque à sa louange que la dépense n’y fut point excessive, et que les
règles de la décence parurent observées: castiores ludos. Dioclétien prenait au sérieux son rôle de
censeur. L’accompagnement obligé de telles fêtes était une amnistie. L’empereur
accorda ce bienfait à ses peuples. Alors, en même temps que les criminels de
droit commun, d’innombrables chrétiens furent rendus à la liberté.
Mit-on à
leur grâce la condition déshonorante d’une apostasie? Aucun texte ne le dit:
une telle condition eût été superflue, puisque déjà tous les ecclésiastiques
emprisonnés avaient été mis en demeure de sacrifier, et que tous ceux qui
consentaient à le faire étaient, de droit, renvoyés libres. L'amnistie réduite
à ces termes n'eût rien ajouté aux clauses du troisième édit. L'intérêt de
l’État n’était-il pas de renvoyer sans condition les chrétiens qui tenaient
dans les prisons la place des malfaiteurs, au détriment de la justice régulière
et du budget? On se rappelle les artifices employés déjà par les magistrats
pour mettre les fidèles en liberté malgré leurs protestations. L'occasion de se
débarrasser de ceux qui restaient encore incarcérés dut être saisie avec joie
par les représentants de l'autorité publique. Ce qui montre que nul acte
d'apostasie ne fut demandé, c'est que l'illustre confesseur Donat, arrêté sous Hiéroclès, sortit alors de prison pour n'y rentrer qu'en
306: les louanges que lui donne et lui donnera encore Lactance excluent tout
soupçon de faiblesse.
Cependant on retint quelques ecclésiastiques, que
l'intrépidité particulière de leur langage ou des circonstances exceptionnelles
avaient désignés au ressentiment des persécuteurs. De ce nombre était le diacre
de Césarée, Romain, qui, seul de tous les chrétiens, demeura dans la prison
d’Antioche, les pieds aux ceps jusqu'au cinquième trou. On mit bientôt fin à
ses souffrances en l’étranglant, ou, pour parler un langage plus digne des
sentiments du martyr, on lui accorda la récompense désirée. En Espagne, le
diacre Vincent fut aussi gardé en prison.
Dioclétien ne demeura pas longtemps à Rome. La liberté du
peuple romain, les allures railleuses d'une plèbe privilégiée, qui se croyait
tout permis, blessaient le vieil empereur, accoutumé à l'étiquette sévère et
aux silencieuses adorations d’une cour orientale. On eût dit que le radieux
soleil d’hiver qui dorait les sept collines fatiguait des regards mieux faits
désormais pour le demi-jour du palais de Nicomédie ou de Salone, fermé au
public comme un sérail. La maladie nerveuse dont souffrait Dioclétien depuis le
commencement de l'année s’exaspérait au contact de la foule bruyante et
familière, pendant cette interminable série de jeux, de processions et de
banquets par lesquels on fêtait ses vicennales. La pensée de se rendre avec la
même pompe au Capitole, le 1er janvier, pour y prendre avec Maximien son
neuvième consulat lui devint insupportable. Treize jours avant cette date, il
partit précipitamment pour Ravenne, malade, en plein hiver, dans le froid et la
pluie. Ainsi finit tristement cette glorieuse période de vingt ans, durant
laquelle la prospérité avait souri à Dioclétien tant qu’il avait respecté la
liberté des consciences.
III
Reprise de la persécution après l’amnistie des vicennales
(304).
De Ravenne, où il avait pris les faisceaux consulaires,
Dioclétien se mit en route pour l’Orient. Au lieu de suivre le chemin direct à
travers les provinces danubiennes, redoutable durant la mauvaise saison, il
contourna lentement la côte dalmate, et s'arrêta vraisemblablement à Salone,
dans la somptueuse retraite préparée en vue de son abdication future. Il y
passa une partie de l'hiver, pour se remettre en route au printemps, et arriver
à Nicomédie vers la fin de l'été, toujours plus faible et plus malade.
Peu après le départ de Ravenne, un des rares chrétiens
demeurés captifs malgré les vicennales achevait glorieusement son martyre. Le
lieu où Vincent, retiré presque mourant du lit de fer rougi au feu, avait été
enfermé dans la prison de Valence est ainsi décrit par Prudence, qui parait
lavoir visité: «Il existe à l’étage le plus bas un endroit plus noir que les
ténèbres elles-mêmes, clos et étranglé par les pierres étroites d’une voûte
surbaissée. Là se cache une nuit éternelle, que ne dissipe jamais l’astre du
jour : là l'horrible prison a son enfer». Les prisons
d’État contenaient un cachot souterrain, analogue au Tullianum de Rome, dans
lequel on plongeait et souvent l’on exécutait les criminels. Il en est question
à toutes les époques dans les Actes des martyrs. Vincent était étendu par
terre, les pieds dans les ceps. Par un raffinement de barbarie qui n’est pas
sans exemple, le sol avait été semé de poteries brisées. Soudain, rapportent
les narrateurs du quatrième siècle, «le cachot aveugle» carceralis cæcitas, s'illumina; des parfums inconnus remplacèrent
les vapeurs fétides; le sol disparut sous les fleurs. Libre de ses liens,
Vincent, debout, écoutait la voix des anges. À la nouvelle de ce prodige, Datianus ordonna de traiter plus doucement le martyr et de
soigner ses blessures, dans l’espoir de le guérir pour tenter ensuite sa
constance par de nouveaux tourments. Le geôlier exécuta l’ordre avec joie, car
son cœur avait été touché, et il était devenu chrétien. Il s’empressa de
préparer un lit, d’y coucher Vincent, puis il ouvrit la porte du cachot. Les
fidèles de Valence s’empressèrent autour du martyr, le servant, pansant ses
plaies, les baisant pieusement, posant leurs lèvres sur le sang qui découlait,
en approchant des linges qu’ils emportaient ensuite comme de précieuses
reliques. Parmi ces marques de l’amour et de la dévotion de ses frères,
l’héroïque diacre trompa l’attente du persécuteur, et, le 22 janvier, rendit
doucement son âme à Dieu.
Datianus voulut venger sa déconvenue sur la dépouille du martyr. Comme naguère
Dioclétien à Nicomédie, il craignait que les fidèles n’entourassent de trop
grands honneurs les restes de sa victime. «Un dernier pouvoir m’appartient, —
lui fait dire Prudence, — punir le mort, livrer le cadavre aux bêtes, le donner
à manger aux chiens. J’anéantirai jusqu’à ses ossements, afin qu’il n’ait pas
de sépulture où le peuple viendrait l’honorer et graverait le titre de martyr».
Mais le dessein du persécuteur fut déjoué cette fois encore. Aucun animal ne toucha
le cadavre: on raconte même qu’un corbeau, voltigeant au-dessus, en écartait
les oiseaux et les bêtes fauves. Datianus essaya de
noyer les reliques. Le corps de Vincent fut cousu dans un sac, auquel pendait
une grosse pierre: c’était le traitement réservé aux parricides. On le jeta en
pleine mer. Mais les flots le déposèrent sur le rivage, où le sable le couvrit
rapidement. Tel fut le tombeau du martyr: après la paix de l’Église il recevra
une sépulture plus digne et reposera sous l’autel, dans une somptueuse
basilique.
«Sois attentif à nos prières, lui dit Prudence, sois
devant le trône du Père l’utile avocat de nos fautes. Par toi, par ce cachot où
ta gloire s’est accrue, par les liens, les flammes, les ongles de fer, par les
entraves de tes pieds, par ces morceaux de poteries sur lesquels a grandi ton
mérite, par ce petit lit que nous, tes fils, baisons avec un saint tremblement,
aie pitié de nos prières, afin que le Christ, apaisé, nous prête une oreille
favorable et ne nous impute point toutes nos fautes». Rarement la foi dans
l’intercession des martyrs et la dévotion à leurs reliques s’exprimèrent avec
plus d’énergie. Ces vers nous apprennent qu’à la fin du quatrième siècle on
conservait quelques débris des poteries dont l’ingénieuse cruauté du persécuteur
avait jonché le cachot du martyr, et que son lit existait encore: mais de quel
lit parle le poète? du lit de fer sur lequel, comme saint Laurent, le diacre de
Saragosse fut exposé aux flammes, ou du lit plus doux sur lequel Vincent
expira? Il est difficile de le dire.
Par cet exemple et par celui de saint Romain, on peut
juger du sort des quelques chrétiens restés en prison. Dioclétien, d'ailleurs,
avait à peu près abandonné la direction des affaires publiques. Hercule en
Occident, Galère en Orient, restaient libres de donner cours à leurs fantaisies
ou à leurs passions. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que l'amnistie proclamée au
moment des vicennales n'ait point garanti les chrétiens de nouvelles
poursuites. Son effet immédiat avait été de vider les prisons, ou de n’y
laisser qu’un petit nombre de prisonniers exceptionnels; mais elle n’avait
entraîné le rappel d'aucun des édits précédemment rendus. Sous l’impulsion de
deux princes fanatiques, devenus tout à fait maîtres par la maladie de
Dioclétien, ces édits vont être appliqués avec un redoublement de rigueur dans
les premiers mois de 304.
Si quelque gouverneur avait pu, sous un prétexte ou sous
un autre, surseoir jusqu'ici à leur exécution, il était obligé maintenant de
réparer le temps perdu, en procédant à la fois à la destruction des églises, à
la confiscation des livres, à l'emprisonnement des clercs. A cette dure
nécessité se vit acculé le préfet de Thrace, Bassus,
malgré ses relations avec les chrétiens. Le terme de son gouvernement
approchait, et il devait craindre qu’un successeur, trouvant les édits inexécutés dans la province, ne dénonçât son
inaction près de princes peu disposés à fermer les yeux sur une infraction de
ce genre. Les chrétiens le comprenaient eux-mêmes; aussi dans l'église
d’Héraclée, encore ouverte au commencement de janvier, l'évêque Philippe
rassemblait souvent ses fidèles pour les préparer à une persécution qui ne
pouvait être longtemps différée. Il les exhortait ainsi, le jour de l'Épiphanie,
quand arriva un officier de police, chargé par le gouverneur de mettre les
scellés sur la porte de l'église. «Homme crédule, s'écria l'évêque, qui
t'imagines que le Dieu tout-puissant habite entre des murailles, et que sa
vraie demeure n'est pas dans les cœurs des hommes, tu ignores la parole d’Isaïe:
«Le ciel est mon trône, et la terre l'escabeau de mes pieds: quelle maison
pourriez-vous donc me construire?» Le lendemain, le policier revint, fit
l'inventaire de tous les meubles de l'église, et les marqua de son sceau.
Cependant Philippe, assisté du prêtre Sévère et du diacre Hermès, se tenait sur
le seuil de l’église fermée et, le dos appuyé contre la porte, prêchait
doucement à son peuple la parole de Dieu. Un jour d’assemblée chrétienne, le
gouverneur le trouva ainsi occupé. S’asseyant alors, Bassus fit amener l’évêque et les fidèles. «Qui de vous, demanda-t-il, est le maître
des chrétiens et le docteur de leur Église? — Je suis celui que tu cherches»
dit Philippe. «Vous connaissez, reprit Bassus, la loi
de l’empereur, commandant aux chrétiens de ne plus se rassembler, afin que dans
le monde entier les gens de votre secte reviennent au culte des dieux, s’ils ne
préfèrent périr. Je veux que vous m’apportiez tous les vases que vous possédez,
soit d’or, soit d’argent, soit de tout autre métal, ou de quelque valeur d’art,
ainsi que les Écritures que vous lisez et enseignez : si vous hésitez à
m’obéir, je vous y contraindrai par les tourments. — S’il te plaît de nous
faire souffrir, répondit Philippe, nous sommes prêts. Déchire aussi cruellement
que tu voudras ce corps infirme; mais ne t’attribue aucune puissance sur mon
âme. Quant aux vases que tu demandes, prends-les: nous n’avons pas
d’attachement pour eux: ce n’est pas par des métaux précieux, mais par la
crainte, que nous honorons Dieu : c’est la beauté des âmes, non la parure des
églises, qui plaît au Christ. Pour les Écritures, cependant, il ne te convient
pas de les recevoir, ni à moi de les donner»
Le gouverneur manda les bourreaux: l'un d'eux, Mucapor, était connu pour sa férocité. Puis l’ordre fut
donné d’introduire le prêtre Sévère ; mais on ne le trouva pas. L’évêque
Philippe fut alors mis à la torture. Le voyant souffrir: «Cruel inquisiteur,
dit Hermès, quand même tu t’emparerais de toutes nos Écritures, et qu’il n’en
restât plus de trace sur la terre, cependant nos fils, se souvenant des
traditions paternelles, et consultant leur propre cœur, en écriraient de plus
volumineuses, qui enseigneraient avec plus de force encore la crainte due au
Christ». Puis, battu à son tour, Hermès conduisit Publius,
un des assesseurs du président, au lieu où étaient cachés les vases sacrés et
les livres. Le diacre n’était pas un homme obscur : il faisait partie du sénat
municipal, et avait même géré la première magistrature de la ville: aussi
avait-il gardé l’habitude du commandement, et s’opposa-t-il avec autorité à ce
que le cupide assesseur s’appropriât frauduleusement quelques-uns des objets
saisis. Celui-ci, furieux, frappa Hermès à la face; mais Bassus,
informé de l’incident, adressa de vifs reproches à ce brutal, et fit soigner le
diacre blessé. Puis il commanda de porter au forum les vases et les Écritures,
et d’y conduire l’évêque et ceux qui avaient été arrêtés avec lui.
Rien ne montre mieux que ce récit les différences des
esprits et des races au sein de l’unité chrétienne. Tandis qu’en Afrique livrer
les manuscrits de l’Écriture sainte ou le mobilier des basiliques était condamné
presque à l’égal d’une apostasie, ailleurs une plus large tolérance couvre ces
actes considérés sinon comme indifférents, du moins comme secondaires. Le mot
traditeur, qui sera dans l’Afrique romaine le principe d’un des schismes les
plus opiniâtres et les plus sanglants dont l’histoire ait gardé le souvenir,
n’a pas d’équivalent en grec. Cependant le premier édit de Dioclétien fit des
victimes en certaines contrées d’Orient; mais en d’autres on parait croire que
le sang chrétien n’a pas besoin de couler pour la défense d’objets matériels.
Philippe et Hermès seront bientôt d’héroïques martyrs: et toutefois le premier
ne croit pas faire mal en abandonnant aux persécuteurs des vases d’or et
d’argent, le second en les conduisant même à la bibliothèque : le point de vue
spiritualiste où ils se placent ne leur laisse pas apercevoir les motifs que
d’autres fidèles ont eus d’agir différemment. Peut-être aussi l’époque tardive
où la persécution commença dans Héraclée explique-t-elle cette conduite. Tous
les édits sont appliqués à la fois : les deux confesseurs savent qu'ils vont
être tout à l’heure sommés de sacrifier aux dieux : résolus à mourir plutôt que
d’apostasier, ils considèrent comme licite de céder sur les points accessoires,
et réservent toute leur énergie pour le combat suprême, qui seul importe à
leurs yeux.
La suite du récit montre, dans l’évêque et le diacre,
l’intrépidité d’une conscience calme et fière, que nul reproche intérieur ne
trouble. Pendant que le gouverneur, rentré au palais, donnait des ordres pour
la destruction des églises, et commandait d’arracher sans retard les tuiles qui
décoraient le toit de la principale basilique chrétienne, les soldats
arrivaient au forum, chargés des livres confisqués. Un bûcher fut dressé au
milieu de la place. Bientôt la flamme qui dévorait les manuscrits s’éleva si
haut, que les assistants furent presque effrayés. Philippe était gardé à
quelque distance, dans un marché voisin du forum. On vint lui dire que ses
livres brûlaient. Sans s'émouvoir, il adressa la parole aux païens et aux Juifs
(nombreux en Thrace et en Macédoine) qui se pressaient autour de lui, et, dans
un assez long discours, passa en revue, avec une singulière liberté d'esprit,
les incendies célèbres dans l’histoire, les comparant au feu de la colère
divine.
Pendant que Philippe parlait, Hermès aperçut un prêtre
des dieux, suivi d’acolytes qui portaient des viandes immolées et les
ustensiles d’un sacrifice. Aussitôt il dit à ceux qui l’entouraient : «Ce
festin que vous voyez, c’est l’invocation du diable; on l’apporte pour nous
souiller». Philippe ajouta seulement: «Que la volonté du Seigneur s’accomplisse!». Bassus revint à ce moment: une grande foule l’accompagnait:
dans les yeux des uns on lisait de la pitié; les autres, particulièrement les
Juifs, laissaient voir une joie cruelle à l’idée que les serviteurs de Dieu allaient
être contraints au sacrifice. Le gouverneur dit à Philippe: «Immole des
victimes à la divinité.
—Comment, répondit l’évêque, puis-je, étant chrétien,
adorer des pierres?
—Il faut offrir un sacrifice à nos maîtres .
—Nous avons appris à obéir aux princes, et à rendre aux
empereurs l’obéissance, non le culte.
—Sacrifie au moins à la Fortune de la ville, dit Bassus; et, croyant séduire par l'art un fils d'une
province si voisine de la Grèce, il ajouta: «Vois comme cette statue de la
Fortune est belle, comme son regard est gai, quel aimable accueil elle semble
faire à tous .
—Elle doit vous plaire, répondit Philippe, puisque vous
l'adorez; mais tout l'art humain ne pourra me détacher du culte dû à Dieu.
—Vois, continua Bassus, cette
statue d'Hercule : qu'elle est belle aussi dans sa grandeur farouche.
Pour toute réponse Philippe, en paroles indignées, fit le
procès des idoles et de l'idolâtrie. Bassus, admirant
malgré lui la constance de l'évêque, se tourna vers Hermès :
—Toi, au moins, sacrifie auxdieux.
—Je ne sacrifie pas, répondit Hermès, car je suis
chrétien.
— Dis-nous ta condition.
— Je suis décurion, mais celui-ci est mon maître, à qui
j’obéis en tout.
—Si l’on décidait Philippe à sacrifier, tu l’imiterais
donc?
— e ne le suivrais pas jusque-là; mais il ne se laissera
pas vaincre.
—Tu seras brûlé si tu persistes dans cette folie.
—Tu me menaces d’une flamme impuissante, et tu ignores
les flammes éternelles qui consumeront les disciples du diable.
—Sacrifie du moins à nos seigneurs les empereurs, et dis:Longue vie aux princes!
—Nous aussi, dit Hermès, nous aspirons après la vie.
—Sacrifie donc, si vous voulez vivre, en évitant les
lourdes chaînes et les cruelles tortures.
—Jamais, juge impie, tu ne nous amèneras à cela. Tes
menaces affermissent notre foi et notre courage, loin de nous inspirer de la
crainte.
Bassus,
prenant une voix terrible, commanda de conduire les deux chrétiens en prison.
Sur le chemin, Philippe subit les outrages de la foule: des mains brutales
s’amusaient à le renverser : mais le vieillard se relevait, toujours grave et
serein, et continuait sa route avec son compagnon, en chantant des psaumes.
L’hostilité du peuple se changea peu à peu en admiration. Après quelques jours
passés dans la prison, les captifs obtinrent du gouverneur, dont les dispositions
restaient bienveillantes malgré des rigueurs affectées, une faveur que la
procédure romaine, autorisait: on leur permit d'habiter une maison
particulière, sous la responsabilité d’un citoyen de la ville. Cependant, un si
grand nombre de fidèles affluèrent dans cette maison, comme jadis les chrétiens
de Rome dans celle où saint Paul était détenu, que Bassus se vit obligé de réintégrer l’évêque et le diacre en prison. Mais là, des
facilités inattendues leur permirent de continuer l’apostolat commencé. La
prison était adossée au théâtre: une porte secrète donnait accès au corridor
voûté qui l'entourait, et l'on pénétrait par-là dans la vaste enceinte réservée
aux spectacles, où Philippe et Hermès purent le jour et même la nuit recevoir
les visiteurs. Telle fut leur captivité, pendant les deux ou trois mois qui
précédèrent l'arrivée d'un nouveau gouverneur.
Presque au même moment où les portes de la prison
d'Héraclée se fermaient sur les deux confesseurs thraces, à l'autre extrémité
de l'Empire la prison de Carthage recevait une nombreuse troupe de chrétiens,
dont l'un appartenait, comme Hermès, à un sénat municipal. Un des articles du
premier édit de 303 défendait les assemblées chrétiennes : en la plupart des
villes elles avaient été interrompues. Quelquefois, cependant, des fidèles plus
zélés ou plus scrupuleux parvenaient à se réunir les jours de fête et à célébrer
ensemble les saints mystères. Mais, dans les pays où la persécution avait
commencé de bonne heure, comme l’Afrique, et où elle s’exécutait dans toute la
rigueur de la lettre, un tel acte n’était pas découvert impunément. Tandis qu’à
Héraclée Philippe et Hermès avaient été seuls arrêtés comme ecclésiastiques;
que le gouverneur n’avait pas songé à inquiéter les nombreux fidèles qui,
jusqu’à la fermeture de l’église, s’étaient rassemblés autour de la chaire
épiscopale, ou, plus tard, avaient assiégé les parvis de l’église fermée pour
entendre encore leur évêque; que nul châtiment n’était encouru par ceux qui
allaient chercher les enseignements des deux prisonniers chrétiens dans la
maison où ils eurent un abri temporaire, et que l’autorité publique semble même
avoir ignoré volontairement les réunions clandestines tenues par Philippe dans
la salle du théâtre: les magistrats des cités africaines, au contraire,
veillaient à ne laisser échapper aucun chrétien coupable d’avoir assisté à
l’office divin ou écouté la lecture des saints livres.
Des fidèles, les uns d’Abitène,
les autres de Carthage, étaient parvenus à reformer une petite congrégation
dans la première de ces deux villes, qui leur paraissait probablement moins
exposée aux investigations de l’officium proconsulaire. À sa tête n’était pas l’évêque d’Abitène,
car on l’accusait d’avoir, dès le commencement de la persécution, livré les
Écritures, et il avait probablement perdu, par ce fait, toute autorité morale
sur ces fervents chrétiens. Ils reconnaissaient pour chef le prêtre Saturnin,
et s’assemblaient tantôt dans la maison d’un nommé Félix, tantôt dans celle du
lecteur Emeritus. Un dimanche, pendant l’office, les
magistrats de la colonie et le chef de la police, qui avaient surpris le secret
de leurs réunions périodiques, entrèrent chez Félix et les arrêtèrent. Les
prisonniers furent conduits au forum: c’étaient le prêtre officiant, Saturnin,
avec quatre de ses enfants, Saturnin et Félix, qui avaient la charge de
lecteurs, Marie, vierge consacrée à Dieu, et le petit Hilarien.
Le reste du troupeau suivait : il se composait de vingt-six hommes, le décurion Dativus, trois Félix, Emeritus, Ampelius, trois Rogatianus,
Quintus, Maximianus, Thelica,
deux Rogatus, Januarius, Cassianus, Victorianus, Vincentius, Cæcilianus, Givalius, Martinus, Dantus, Victorinus, Pelusius, Faustus, Dacianus, et de dix-huit
femmes, Restituta, Prima, Eva, Pomponia, Secunda, deux Januaria,
Saturnin a, Margarita, Major, Honora ta, Regiola,
deux Matrona, Cæcilia,
Victoria, Herectina, Secunda.
Interrogés d’abord dans le forum par les magistrats de la
colonie d’Abîtène, ils confessèrent tous leur foi.
Mais, le proconsul Anulinus étant seul compétent pour
continuer le procès, les accusés durent être conduits à Carthage. Les Actes de
leur comparution devant ce haut fonctionnaire, dictés par lui-même, furent
conservés dans les archives publiques: c’est d’après eux qu’un compilateur, peu
éloigné des faits, a composé le récit du martyre de ces saints, entourant d’un
commentaire assez sobre les procès-verbaux des interrogatoires; mais un donatiste
, animé du plus violent esprit sectaire, a écrit plus tard un préambule et un
appendice entre lesquels il a encadré cette relation, et qui contiennent un
calomnieux réquisitoire contre les évêques de Carthage et les catholiques. En
écartant ces additions déclamatoires et ces inventions mensongères, on retrouve
aisément le document original, tel qu'il dut être présenté, en 411, dans les
conférences entre catholiques et donatistes. La date officielle de l'interrogatoire
est rapportée par saint Augustin, dans le résumé qu’il donne de cette
conférence: «La veille des ides de février, étant consuls Dioclétien pour la
neuvième fois et Maximien pour la huitième» c’est-à-dire le 12 février 304.
Les employés de l’officium présentèrent, selon l’usage, les accusés au proconsul, en lui disant que ces
chrétiens étaient transmis par les magistrats d’Abitène comme inculpés d’avoir tenu une assemblée et célébré le sacrifice
eucharistique, ou dominicum, contrairement à
la défense des Augustes et des Césars. Dativus fut
interrogé le premier. Après les questions accoutumées sur son nom, sa
condition, le proconsul lui demanda s’il avait pris part à une assemblée, puis,
sur sa réponse affirmative, quel était le chef ou l’organisateur de cette assemblée.
En même temps on l’appliqua au chevalet, et les bourreaux déchirèrent avec les
ongles de fer son corps fortement tendu.
Alors un des accusés, Thelica,
voulant détourner sur lui-même la colère du juge, s’avança au milieu de
l’audience en s’écriant: «Nous sommes chrétiens, et nous nous sommes assemblés».
Les coups, le chevalet, les ongles de fer furent le châtiment de ces paroles.
Au milieu des tourments, Thelica priait tout haut: «Grâces
â Dieu! Par ton nom, Christ, Fils de Dieu, délivre ton serviteur!». Le proconsul
lui posa la question à laquelle Dativus n'avait pas
répondu: «Quel est le chef de votre congrégation?». Thelica,
au moment où le bourreau lui faisait sentir plus cruellement la torture, cria
d’une voix claire: «C’est le prêtre Saturnin, et nous tous», et comme le
proconsul demandait lequel des accusés était Saturnin, le martyr le désigna.
Puis, la torture continuant, il ne cessa de parler et de prier: «Malheureux,
vous agissez injustement; vous combattez contre Dieu. Dieu très haut, ne leur
impute pas ce péché. Vous péchez, malheureux, vous combattez contre Dieu.
Gardez les commandements du Dieu très-haut. Vous agissez injustement,
malheureux; vous déchirez des innocents. Nous n’avons point commis d’homicide,
nous n’avons point fait de fraude. Mon Dieu, aie pitié; je te rends grâces,
Seigneur : pour l’amour de ton nom, donne-moi la force de souffrir. Délivre tes
serviteurs de la captivité du monde. Je te rends grâces, je ne puis suffire à
te rendre grâces». Et, comme le sang coulait de ses flancs déchirés, il
entendit le proconsul lui dire: «Tu vas commencer à sentir les souffrances qui
vous sont réservées». Il reprit alors: «C’est pour la gloire. Je rends grâces
au Dieu des royaumes. Il apparaît, le royaume éternel, le royaume incorruptible.
Seigneur Jésus-Christ, nous sommes chrétiens, nous te servons; tu es notre
espérance, tu es l’espérance des chrétiens. Dieu très saint, Dieu très haut,
Dieu tout-puissant! nous louons ton saint nom, Seigneur tout-puissant». Le juge
tenta encore une fois de le convaincre: «Il te fallait observer l’ordre des
Empereurs et des Césars». Mais Thelica, dont l’âme
restait victorieuse des défaillances du corps, répondit: «Je m’occupe seulement
de la loi de Dieu, qui m’a été enseignée. C’est elle que j’observe, pour elle
je vais mourir, j’expire en elle, il n’y en a pas d’autre.— Cessez, dit le
proconsul aux bourreaux; et il commanda de conduire Thelica en prison.
Du chevalet où il était suspendu, Dativus avait assisté aux tortures de ce courageux compagnon. Les bourreaux se
tournèrent de nouveau contre lui. Plusieurs fois il répéta: «Je suis chrétien»
et déclara avoir pris part à l’assemblée. L’avocat Fortunatianus,
frère de Victoire, l’une des accusées, intervint alors, et, interpellant le
martyr: «C’est lui, dit-il, qui, pendant que j’étudiais ici, et que mon père
était absent, a séduit notre sœur Victoire, et de cette splendide cité de
Carthage l’a conduite, en même temps que Secunda et Restituta, dans la colonie d’Abitène:
il n’est jamais entré dans notre maison que pour égarer par ses mauvais
conseils les esprits des jeunes filles». La courageuse Victoire s’indigna de
voir accuser faussement le sénateur; prenant la parole «avec la liberté d’une
chrétienne» elle s’écria: «Je suis partie sans les conseils de personne, et ce n’est
pas avec lui que je suis allé à Abitène. Je puis
prouver cela par des témoins. Tout ce que j’ai fait l’a été de moi-même et par
ma volonté. Il est bien vrai que j’ai assisté à l’assemblée et participé au dominicum avec les frères, car je suis chrétienne».
L’avocat continuait d’incriminer Dativus, qui, du
chevalet, répondait à chacun de ses reproches. Pendant ce temps, les bourreaux
lui déchiraient les membres. Dativus, «se souvenant
de son rang dans la cité» donna l’exemple du courage, répétant seulement : «O
Christ Seigneur, que je ne sois pas confondu! ». « Cessez» dit le
proconsul. Cependant un nouvel accusateur se présenta; c’était un autre avocat, Pompeianus, qui essaya de noircir par des soupçons
injurieux la vertu du martyr. Celui-ci lui répondit avec un mépris indigné: «Que
fais-tu, diable? Jusqu’où pousses-tu tes entreprises contre les martyrs du
Christ?». La torture interrompue fut recommencée. On interrogea de nouveau Dativus sur sa participation à l’assemblée, et encore une
fois il répondit qu’il y avait pris part, qu’il avait pieusement célébré le dominicum avec les frères, et que la réunion n’avait
pas été organisée par un seul; puis, déchiré plus cruellement encore avec les
ongles de fer, il s’écria : «Je te prie, ô Christ, que je ne sois pas confondu.
Qu’ai-je fait? Saturnin est notre prêtre» Saturnin fut alors appelé. «Tu as
contrevenu aux préceptes des Empereurs et des Césars en réunissant tous ces
gens-là,» lui dit le proconsul. «Nous avons célébré en paix le dominicum» répondit Saturnin. «Pourquoi? Parce que
le dominicum ne peut être interrompu». Anulinus le fît alors dresser sur un chevalet en face de
Dat vus, que ne cessaient de torturer les bourreaux, et qui s'écriait : «Secours-moi,
je te prie, ô Christ, aie pitié. Sauve mon âme, garde mon esprit, que je ne
sois pas confondu. Je te prie, ô Christ, donne-moi la force de souffrir». Le
proconsul l'interrompit: «Toi, membre du conseil de cette splendide cité, tu
avais le devoir de ramener les autres à de meilleurs sentiments, au lieu de
transgresser l’ordre des Empereurs et des Césars. — « Je suis chrétien,»
répondit Dativus. « Cessez» dit Anulinus,
qui le fit conduire en prison.
Saturnin, sur un chevalet déjà mouillé par le sang des
martyrs, fut ensuite interrogé. Le proconsul lui demanda s'il était l'auteur de
la réunion. «Oui, ré- pondit-il, j'y étais présent. C’est moi qui en suis l'auteur, s'écria le
lecteur Emeritus, car on s'assemblait dans ma maison».
Le proconsul continua de s'adresser à Saturnin: Pourquoi violes-tu le précepte des Empereurs?
— « Le dominicum ne peut être interrompu : c’est
la loi ». —« Cependant tu n'aurais pas dû mépriser la défense, mais
obéir à l'ordre impérial». La torture commença : bientôt furent à nu les
entrailles et les os du martyr, qui, tout déchiré, ne cessait de prononcer de
courtes et ferventes oraisons: «Je te prie, Christ, exauce-moi. Je te rends
grâces, ô Dieu, ordonne que je sois décapité. Je te prie, Christ, aie pitié,
Fils de Dieu, viens à mon secours». Le proconsul reprit: «Pourquoi violais-tu
le précepte? — « La loi l’ordonne, la loi le commande» répondit encore
Saturnin. «Cessez» dit Anulinus, et il l’envoya
rejoindre les deux premiers martyrs dans la prison.
Emeritus fut
interrogé à son tour.
—Des assemblées ont-elles eu lieu dans ta maison?»
demanda le proconsul.
—Dans ma maison, répondit le lecteur, nous avons célébré
le dominicum.»
—Pourquoi permettais-tu à ceux-ci d’entrer?
— Parce qu’ils sont mes frères, et que je ne pouvais le
leur défendre.
—Mais tu aurais dû les repousser.
—Je ne le pouvais pas, car nous ne pouvons vivre sans dominicum.
Le magistrat commanda d’étendre Emeritus sur le chevalet, et un nouveau bourreau (car les autres étaient sans doute
fatigués) commença de le frapper.
—Je t’en prie, Christ, viens à mon secours, disait le
martyr. Vous agissez contre les commandements de Dieu, malheureux!
Le proconsul reprit l’interrogatoire:
—Tu n’aurais pas dû les recevoir.
—Il m’était impossible de ne pas recevoir mes frères.
—Mais l’ordre des Empereurs devait prévaloir.
—Dieu est plus grand que les Empereurs. 0 Christ, je
t’invoque: reçois mes louanges, Christ, mon Seigneur, donne-moi la force de
souffrir.
—Tu as donc, continua le proconsul, des Écritures dans ta
maison?
— e les possède, mais dans mon cœur.
—Les as-tu dans ta maison ou non?
—Je les ai dans mon cœur.
Le bourreau continuait de frapper, et le martyr d’appeler
Dieu à son secours:
—Christ, je t’en supplie; à toi mes louanges:
délivre-moi, ô Christ, je souffre pour ton nom. Je souffre pour peu de temps,
je souffre volontiers : Christ Seigneur, que je ne sois pas confondu!
— Cessez, dit le proconsul,
et il se mit à dicter le procès-verbal des premiers interrogatoires. Puis il
ajouta: «Conformément À vos aveux, vous recevrez tous le châtiment que vous
avez mérité»
Les interrogatoires se poursuivirent ensuite. Félix fut
appelé. «J’espère, dit Anulinus, s’adressant à lui et
à tous les autres, j’espère que vous prendrez le parti de l’obéissance, afin de
conserver la vie.» Les confesseurs répondirent d'une seule voix: «Nous sommes
chrétiens; nous ne pouvons que garder la sainte loi du Seigneur jusqu'à
l'effusion du sang». Se tournant alors vers Félix: «Je ne te demande pas si tu
es chrétien, continua le magistrat, mais si tu as pris part à une assemblée ou
si tu possèdes les Écritures». Les édits ne punissaient pas encore la profession
du christianisme, mais seulement les actes extérieurs qui la manifestaient,
comme l’assistance aux assemblées ou la possession des livres saints. Félix fut
fouetté si cruellement, qu'il expira en pleine audience. Un autre Félix fut
interrogé, et envoyé en prison après avoir été flagellé. Puis vint le tour du
lecteur Ampelius. Il répondit en souriant aux
questions du proconsul: «Je me suis réuni avec les frères, j’ai célébré le dominicum, je possède les Écritures, mais dans mon
cœur. O Christ, je te loue; ô Christ, exauce-moi.» On le frappa sur la tête,
puis on l’emmena en prison. Rogatianus, après avoir
confessé sa foi, fut joint aux autres captifs sans avoir été frappé. Quintus,
Maximien, puis un troisième Félix, subirent la flagellation: ce dernier, qui
était un jeune homme, disait pendant la torture: «J'ai célébré dévotement le dominicum, j’ai pris part à l'assemblée avec les
frères, parce que je suis chrétien». Tous trois furent aussi conduits en prison.
Saturnin, fils du prêtre de ce nom, comparut ensuite
devant le tribunal.
—Étais-tu présent?, démanda le
proconsul.
—Je suis chrétien.
—Je ne te demande pas cela, mais seulement si tu as
participé au dominicum.
—J'ai pris part au dominicum,
parce que le Christ est mon Sauveur.
Anulinus fit
attacher l'accusé sur le chevalet même où avait été son père:
—Que choisis-tu, Saturnin? tu vois où tu es : possèdes-tu
des Écritures?
—Je suis chrétien.
— Je te demande si tu as assisté aux réunions et si tu
possèdes des Écritures.
—Je suis chrétien. Le nom du Christ est le seul par qui
nous puissions être sauvés.
—Puisque tu persistes dans ton obstination, tu vas être
torturé. Encore une fois, dis si tu as des Écritures. Et, se tournant vers l’officium : «Qu’on le torture». Les ongles de fer,
encore rougis du sang paternel, furent promenés sur les membres du jeune homme,
qui, tout ensanglanté lui-même, criait: «J’ai les divines Écritures, mais dans
mon cœur. Je t’en prie, ô Christ, donne-moi la force de souffrir, en toi est
mon espérance.
— Pourquoi, demanda Anulinus,
désobéis-tu au précepte?
—Parce que je suis chrétien.
— Cessez, dit le proconsul, qui envoya le jeune martyr
rejoindre son père en prison.
Le jour baissait : Anulinus avait hâte d’en finir. S’adressant â tous les chrétiens qui n’avaient pas
encore été interrogés : «Vous voyez ce qu’ont souffert ceux qui se sont
obstinés, et ce qu’il leur faudra souffrir encore, s’ils persistent dans leur
foi. Si quelqu’un de vous espère l’indulgence et veut avoir la vie sauve, il
lui faut se soumettre». Mais tous les martyrs répondirent ensemble: «Nous
sommes chrétiens». Anulinus commanda de les mener en
prison.
Deux, cependant, demeuraient. Victoire, réclamée par son
frère, avait été séparée des autres. C'était une jeune fille, belle et de bonne
naissance: elle avait résolu de rester vierge, et, pour garder son vœu, s'était
échappée par une fenêtre de la maison paternelle, peu de temps avant la
célébration d'un mariage que ses parents prétendaient lui imposer. Le proconsul
voulut l'interroger à part. Mais à ses questions elle répondit: «Je suis
chrétienne» et comme son frère s'efforçait de la persuader, elle ajouta: «Telle
est ma volonté; je n'en ai jamais changé».
Anulinus ne
désirait point user de rigueur : il se contenta de lui dire :
—Veux-tu t'en aller avec ton frère Fortunatianus?
—Non, répondit-elle, car je suis chrétienne, et ceux-là
seulement sont mes frères qui gardent les commandements de Dieu.
Anulinus la
pria encore:
—Réfléchis, tu vois que ton frère veut te sauver.
—J'ai ma volonté, et n’en ai jamais changé. Moi aussi,
j'ai pris part à l'assemblée et célébré le dominicum avec les frères, parce que je suis chrétienne.
Le proconsul l'envoya retrouver les autres dans la prison
.
Restait le dernier fils de Saturnin, Hilarien,
un petit enfant. Le magistrat cherchait à l'épargner.
—As-tu suivi ton père et tes frères? demanda-t-il. Mais,
au lieu de répondre qu'il les avait suivis malgré lui et sans savoir où, Hilarîen dit avec fermeté:
—Je suis chrétien, et de mon plein gré, volontairement,
j'ai pris part à l'assemblée avec mon père et mes frères.
Le proconsul essaya de lui faire peur:
—Je vais te couper les cheveux, le nez, les oreilles, et
te renvoyer ainsi.
—Fais ce que tu voudras, je suis chrétien, répondit
l’intrépide enfant.
—Qu'on le mène en prison, dit le proconsul. Hilarien cria d'une voix joyeuse :
—Grâces à Dieu !
Les détails donnés par le compilateur donatiste sur le
séjour des martyrs dans la prison sont trop suspects pour que nous en puissions
retenir quelque chose. Un seul fait parait vraisemblable: Anulinus les y oublia volontairement, et, l'un après l'autre, ils moururent de faim.
D’autres chrétiens furent encore poursuivis et emprisonnés
pour s’être assemblés contrairement aux édits. Malheureusement, sur le second
fait tout renseignement précis manque : nous savons seulement par saint
Augustin qu’après les Actes de Saturnin, Dativus et
leurs compagnons on lut dans la conférence de 411 d’autres Actes, apportés par
les catholiques, et disant «que pendant la persécution une maison privée avait
servi à une congrégation de fidèles; que ceux-ci furent mis en prison; que des
martyrs furent baptisés dans la prison même où ils étaient renfermés pour la
foi du Christ, et qui devînt l’asile des sacrements du Seigneur». Par ce bref
résumé, ou plutôt par cette rapide allusion jetée négligemment dans un ouvrage
de controverse, on peut se faire une idée des épisodes semblables qui ont dû se
passer sans que l’histoire en ait gardé le souvenir.
CHAPITRE CINQUIEME
LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
|