Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
HISTOIRE DE LÉON X ET DE SON SIÈCLE
CHAPITRE IV.JEAN DE MÉDICIS A ROME. — MORT DE LAURENT. 1492.
Le
cardinal avait un devoir à remplir, c’était de porter aux pieds d’innocent VIII
l’expression de sa reconnaissance et de celle de son père: le pape, qui aimait
les Médicis, avait dit à Pierre Alamanni, ambassadeur
de la république : « Reposez-vous sur moi du soin de la fortune de messire
Jean, que je regarde comme mon fils ». Innocent favorisait les lettres, et si,
dans le cours de son pontificat, il ne put les honorer comme il l’aurait voulu,
c’est qu’il en fut empêché par des soucis domestiques qui abrégèrent son
existence.
Jean de
Médicis quitta Florence et partit pour Rome; en s’éloignant de son père, il ne
put réprimer ses larmes. Laurent, de son côté, se séparait avec chagrin de son
fils; l’avenir l’effrayait, il redoutait l’humeur des Florentins, l’ingratitude
de la noblesse, la faiblesse de Pierre, et pardessus tout l’éloquence de
Jérôme Savonarole. Le prieur de Saint-Marc avait en chaire l’audace d’un tribun:
il attaquait la forme du gouvernement, les institutions nouvelles, les mœurs
des Médicis; il prêchait une religion de pauvreté, de macération, de silence;
le peuple l’écoutait et applaudissait aux colères de l’orateur. Les esprits
pratiques estimaient que cette parole de moine, secondée par les mauvais
instincts de la populace, jetterait tôt ou tard la société dans le désordre et
mettrait le pouvoir en péril. Ils avaient fait part de leurs craintes à
Laurent, qui s’était contenté d’en rire. Le philosophe avait laissé prêcher le
frère, soit qu’il se méprit sur la puissance du dominicain, soit qu’il se fiât
trop aveuglément à sa bonne étoile, ou, comme le pensent la plupart des historiens,
que les mesures énergiques convinssent peu à cette nature, amoureuse de
plaisirs et de repos.
Jean était
accompagné dans son voyage à Rome par Philippe Valori,
André Camino et Delfino le camaldule, que son père
avait voulu lui donner pour compagnons de route, hommes de bonnes mœurs et de
savoir; quelques nobles citoyens s’étaient joints au cortège. Il coucha le soir
à l’abbaye de Passignano; le lendemain il visita
Sienne. La ville le reçut avec toutes sortes d’honneurs: « Si je voulais
raconter ici, dit l’auteur de la relation latine de l’itinéraire, les hommages
dont notre cardinal a été l’objet, un jour ne suffirait pas ». Par ordre
du sénat, les boutiques et tavernes avaient été fermées; personne au logis; les
ouvriers, les magistrats étaient répandus dans la ville et hors des murs: on
eût dit de l’entrée d’un pape. Sienne voulut faire les frais du voyage jusqu’à
San-Quirico. Jean coucha le lendemain à
Acquapendente et traversa Viterbe, où François Cibo,
son beau-frère, l’attendait pour l’accompagner jusqu’à Rome, où il arriva le 22 avril. Un peuple nombreux l’attendait, malgré la pluie battante qui tombait
depuis plusieurs heures. Il descendit dans le couvent de Sainte-Marie, après
avoir fait une courte prière à la chapelle du monastère. Le lendemain il reçut
la visite des cardinaux, qui le conduisirent au palais du souverain pontife. Le
pape l’embrassa affectueusement, et lui adressa quelques paroles pleines de
grâce. La pluie n’avait pas cessé: le cardinal et sa suite retournèrent au
palais Médicis au milieu d’un véritable déluge: le carrosse alors n’était
employé que dans les cérémonies papales, et le parapluie était presque un
meuble de luxe. Au consistoire, les cardinaux remarquèrent la tenue modeste, la
parole brève, l’air digne du fils de Laurent; dans la rue, ce qui frappa le
plus, ce fut sa figure.
A cette
époque où la forme allait être réhabilitée en Italie, on comprend que Jean de
Médicis dût attirer les regards. Il ressemblait alors à quelques-unes de ces
belles statues dans la fleur de l’âge que Pomponio Leto trouvait fréquemment dans Rome souterraine.
Les
peintres, les sculpteurs, les artistes en général, qui le regardaient passer,
ne pouvaient se lasser de contempler cette taille souple, cette harmonie dans
les traits, cette jambe droite et nerveuse, cette main de neige, cette figure greco-romaine, cet œil bleu de ciel, cette tête forte
reposant sur deux épaules évasées, cette lèvre légèrement enflée, et toutes ces
belles proportions dont le type semblait être perdu. Ils rêvaient je ne sais
quelle divinité traversant les mers pour s’abattre à Rome. Il faut pardonner, à
ces hommes de chair, cet enthousiasme pour la forme. L’adolescent avait fait une étude sérieuse de la langue italienne,
qu’il parlait avec un charme particulier: sa phrase était légèrement cadencée,
son accent tout à fait siennois; on eût dit de la musique.
A peine a-t-il été présenté à Sa Sainteté, que, tout plein de son
bonheur, il se hâte d’en faire le récit à son père. C’est le premier acte de la vie privée du
jeune homme; il faut le recueillir soigneusement, pour y surprendre, à côté
d’un joie qui n’a rien de fastueux, l’élan de l’amour filial.
« Bonne santé, mon père... J’ai fait mon entrée à Rome vendredi matin, accompagné,
depuis Sainte-Marie jusqu’au palais pontifical, et depuis le palais jusqu’au
Campo di Fiore, de tous les cardinaux et de toute la cour et d'une grande
pluie. Notre saint-père m’a reçu très-gracieusement; je ne lui ai adressé que
peu de mots. Le pape m’attendait le lendemain en audience particulière. Sa Sainteté
m’a parlé on ne peut plus tendrement. Je ne puis rien vous dire de plus, sinon
que je m’efforcerai de me rendre digne de vous. De me proloqui ulterius nefas. Je me
re commande a vous: Non altro. Jean, votre
fils»
Parmi les
cardinaux qui formaient son cortège, quelques-uns étaient sans signification
personnelle; d’autres, au contraire, étaient comme des symboles vivants des
instincts de l’époque. François Piccolomini, neveu de Pie II, représente les
lettrés; Roderic Borgia, le peuple; Julien de la Rovère, l’Église. Piccolomini ne se mêle guère aux
mouvements des affaires temporelles, il ne recherche que la conversation des
savants. Pape, si Dieu lui donne de longs jours, il marchera sur les traces d’Æneas Sylvius, et comme lui il avancera le règne des
lumières. Borgia, nouveau Louis XI, n’est dominé que par la pensée d’affranchir
le peuple de l’oppression des grands: s'il arrive à la tiare, on peut être sûr
qu’il sera sans pitié pour tous ces feudataires qui tiennent Rome en captivité;
homme d’Etat qui à de grandes qualités unit des
passions dont il a puisé le germe en Espagne; âme énergique qui ne reculera,
pour briser ses tyranniques vassaux, ni devant la ruse ni devant le sang;
parent dévoué jusqu’au fanatisme aux intérêts de sa famille, son auxiliaire
contre l’aristocratie romaine.
Julien de
la Rovère sait les besoins politiques et
intellectuels de son époque; il aime les lettres, mais d’un amour intéressé, et
il s’en servira, quand Dieu l’aura fait roi, comme d’un instrument de gloire ou
de puissance nationales. A la vue de ce prélat, qui monte un cheval comme un
reitre, qui porte la cotte de mailles comme Sickingen, qui manie l’épée en
véritable condotiere, il est aisé de deviner que
Julien saura protéger les droits temporels de l’Église, et que si jamais
puissance ultramontaine traverse les Alpes pour envahir l’Italie, il défendra
son pays en soldat. Si vous le visitez, vous ne trouverez chez lui aucune de
ces figures, toutes marquées d’un type commun de famille, comme celles qui se
pressent dans l’antichambre de Borgia; la Rovère n’a
pas de parents: servez l’Église, vous serez son fils bien-aimé.
Il est
facile de juger le caractère de ces trois hommes par leur entourage personnel:
le cardinal du titre de Saint-Pierre ès liens a pour favori un pauvre moine;
l’archevêque de Valence a pour courtisan César Borgia; François Piccolomini a
pour ami Pomponio Leto.
Jean s’attacha de prédilection à Julien de la Rovère.
A Romrne et à Florence, à l’heure où nous parlons, on
poursuivait également la rédemption de la pensée humaine, mais par des voies
diverses. Florence la cherchait dans Platon, Rome dans la pierre; l’une et
l’autre, par des chemins différents, tendaient au même terme: l’antiquité. A
Florence, la route où s’était jeté Ficin était peut-être plus lumineuse, mais
plus longue assurément; l’imagination était sa seule compagne à travers ce
mystérieux passé où il poussait ses auditeurs: elle seule avec ses rêves dorés
devait adoucir les fatigues du voyage, ranimer les forces épuisées, enchanter
les heures de nuit et de jour. Rien qui réveillât dans l’âme des élèves de
Ficin le sentiment national, qui surexcitât la pensée, qui peuplât l’espace d'êtres connus. Ficin, leur guide, chantait pour eux des
hymnes qui parlaient à l’oreille comme un doux concert, mais dont les sons
étaient fugitifs comme ceux de la musique; tandis que Pomponio Leto, avec les grandes ombres dont il trouvait les
noms écrits sur la pierre, faisait assister l’âme à un drame vivant, où, à
chaque inscription, elle pouvait lire le récit de quelque exploit militaire, de
quelque grande pensée matérielle, d’un antique triomphe de la civilisation sur
la barbarie, et quelquefois d’une belle création intellectuelle. Ficin n’avait
pour auditeurs que des esprits distingués. Le peuple refusait de s’associer à
ses admirations, faute de le comprendre; tandis qu’il pouvait se mêler en corps
et en âme à ces évocations archéologiques où tous les matins le conviait Pomponio Leto. Une frise, une corniche,
un fragment de statue étaient autant de livres ouverts où le savant faisait
lire à ses disciples les gestes du passé. Comme Ficin, il avait aussi sa petite
lampe qu’il allumait longtemps avant le lever du soleil pour aller à la
recherche d’une vieille inscription. A cette époque, notre antiquaire n’avait
pas besoin de fouiller bien avant dans la terre; un coup de pioche au Campo-Vaccino, et l’inscription apparaissait: il la sciait,
l'enveloppait dans les plis de son manteau troué et se hâtait de regagner le
Quirinal, où l’attendaient ses élèves. Pomponio plaçait la pierre sur une petite table, et alors commençait une scène de
nécromancie. L’ombre dont la pierre avait conservé le souvenir, évoquée par la
voix du professeur, ressuscitait, et Pomponio, en
poète bien plus qu’en archéologue, racontait la vie du revenant. Si dans son
existence terrestre l’ombre avait revêtu le manteau du philosophe, il faisait
l’histoire de la secte à laquelle elle avait appartenu; si elle avait manié la
lyre, il récitait quelques-uns des vers qu’elle avait laissés; si elle s’était
assise dans la chaire du magistrat, il donnait une idée de l’œuvre de juriste à
laquelle elle avait travaillé; si elle avait tenu l’épée, il faisait le récit
des batailles où elle s’était trouvée : son cours embrassait à la fois
l’histoire, la philosophie, l’archéologie et la morale.
Quelquefois
on le trouvait au fond de l’un de ces grands cimetières, où la pioche n’avait
point encore pénétré, dans l'attitude d’un homme en extase, le cœur suffoqué
par les sanglots, la poitrine haletante, l’œil mouillé de larmes. Au bruit des
pas de l’étranger, Pomponio se levait; on eût dit un
spectre, à la vue de cette tête blanchie avant l’âge, de ces joues amaigries
par l’étude, de ce corps dont un habit rapiécé couvrait à peine la nudité. La
science a des reproches à faire à Pomponio: quand,
dans ses courses à travers les ruines, il n’avait rien trouvé, qu’il rentrait
au logis le manteau vide, alors sa tête se montait, et pour ne pas être obligé
de confesser qu’il avait perdu sa journée, il inventait une inscription et
improvisait le testament de Lœtus Cuspiilius et l’épitaphe du poète Claudien, que Rabelais faisait réimprimer à Lyon, chez
Gryphe, en 1582, et dont Barnabé Brisson, en ses Formules, et Antoine Augustin,
en ses Dialogues, n’ont pas eu de peine à démontrer la fausseté.
Barthélemi Platina, tout-puissant à la cour pontificale, avait fait obtenir a son ami Pomponio une petite maison sur la déclivité de ce mont
qu’on appelle Quirinal. Cette habitation, toute rurale, ressemblait un peu à
celle que Politien a chantée, reposant dans une corbeille de verdure, et
abritée du soleil par des bosquets de lauriers, et du bruit de Rome par
d’épaisses murailles. On ne croirait pas, si le fait n’était attesté par tous les historiens, qu’un jour cet asile de la
science fut envahi par une populace armée qui se mit à briser, dans sa fureur aveugle, tout ce qui en faisait
l’ornement, c’est-à-dire les débris antiques que Pomponio y rassemblait depuis tant d’années. On n’épargna ni la verdure qui reposait
l’œil du maître, ni le bois de lauriers à l’ombre desquels il s’asseyait le
soir. Le printemps, en revenant, fit reverdir le parterre, et quelques gouttes
d’eau rendirent la vie aux lauriers, mais les marbres furent plus difficiles à
retrouver. Il eût été impossible à Pomponio de les
remplacer à prix d’argent, lui qui, au témoignage de son ami Platina, était si
pauvre, « que s’il eût perdu deux œufs, il n'aurait pas eu de quoi s’en
procurer deux autres » Ceci se passait en 1484, dans une révolution dont
Rome fut le théâtre: heureusement le professeur avait autant d’amis qu’il
comptait d’élèves; ses disciples se répandirent dans la campagne, et bientôt
eurent retrouvé de nouvelles pierres, de nouvelles statues, de nouvelles
inscriptions, et le professeur reprit ses leçons sur la Rome souterraine, un
moment interrompues. Marc-Antoine Sabellico, Conrad
Peutinger et André Fulvio continuèrent les travaux de leur maître.
Le vieux Pomponio, avec sa barbe mal peignée et ses vêtements
troués, craignait de se montrer aux visiteurs qui venaient frapper à chaque
heure du jour à sa demeure du Quiriual; il était si
heureux dans son musée lapidaire! — Dites que je n’y suis pas, faisait-il
répondre à l’un de ces importuns; me prend-on pour un ours ou pour un lion?
L’ours
avait trop d’obligations a Laurent de Médicis pour
éconduire le cardinal; Jean était d’ailleurs l’élève de Politien, avec lequel
l’archéologue entretenait un commerce épistolaire, et il savait aussi que
l’adolescent aimait les lettres latines. Or Pomponio,
le maître de William Lilly, tout en s’occupant de ressusciter la pierre,
s’était attaché à reproduire quelques classiques latins : Silius Italiens, qu’il avait publié à Rome en 1471; Terentius Varro, à Venise en 1474; Quintus Curtius,
etc.: comment lui refuser sa porte? Jean vit donc et fréquenta Pomponio.
Ce fut ce
savant qui le premier, à Rome, eut l’idée de fonder un cercle littéraire, sous
le nom d’Académie, où se réunissaient chaque semaine tous ceux qui s’occupaient
d’arts, de science ou de philosophie; il avait pris pour modèle l’institution
platonicienne formée à Florence sous les auspices des Médicis. A Rome, ceux qui
s’associèrent à l’œuvre de Pomponio étaient des âmes
folles de paganisme, qui renoncèrent à porter le nom qu’elles avaient reçu le
jour de leur baptême pour prendre celui de quelque personnage antique:
Philippe Ruonaccorsi s’appela Callimaque; Marc le
Romain, Asclépiade; Marino le Vénitien, Glaucus ou Glocco;
comme si le nom, dit l’Arioste , faisait le poête :
E che quel meglio t’ abbia a far poeta
Che’l studio e
l’csercizio di molt’ anni.
A tout
prendre, c’était un innocent caprice dont la papauté ne dut guère s’effrayer;
mais il paraît que les Muses n’étaient pas seules fêtées dans cet institut
littéraire, et qu’on y évoquait parfois des souvenirs qui
ne pouvaient plaire au saint-siège: on y rêvait la
restauration de la république romaine, et peut-être des superstitions païennes.
Paul II fit arrêter quelques-uns des académiciens, entre autres Platina et Pomponio Leto. On reproche au
pontife d’avoir usé contre les coupables de rigueurs trop sévères; on veut que
dans sa haine contre les lumières il ait inventé des crimes afin d’exiler
quelques fanatiques dont il avait peur. Paul a trouvé dans Platina, l’un des
membres de cette association, un ardent accusateur, dont le protestantisme n’a
fait que reproduire les plaintes, sans oublier surtout celle que l’historien a
formulée contre l’intelligence du pape; mais un écrivain moderne a fait
ressortir tout ce que ce reproche d’ignorance avait de mensonger. Il n’est
guère plus possible de croire, quand on lit les preuves amassées dans la
dissertation de Mgr Quirini, à l’imbécillité d’un
pape qui lit les historiens antiques, qui de sa bourse aide les jeunes gens de
famille dans leurs études, qui paye généreusement les professeurs, et qui
conçoit surtout l’idée d’un collège d'abréviateurs
au nombre de soixante-dix, dont l’occupation principale sera de reviser et de corriger les actes publics publiés en latin.
Quoi qu’il en soit, les débris de cette académie, dispersés en diverses
contrées, se retrouvèrent a Rome à l’exaltation de Sixte IV. Buonaccorsi, après un long exil, reparut au Quirinal,
portant toujours le nom de Callimaque, qu'il faisait suivre cette fois de
l'épithète d’experiens, par allusion aux fortunes
diverses qu’il avait éprouvées dans ses longs voyages. A la cour de Pologne, il
avait trouvé dans Casimir un généreux protecteur; au moment où nous parlons,
il était ambassadeur de ce prince auprès d’innocent VIII à Rome. Il retrouva
son ami Pomponio, usé par l’âge, mais toujours fidèle à ses pierres, qu’il aimait comme a vingt
ans. La mort avait moissonné quelques-uns de leurs anciens collègues, mais les
vides s’étaient bien vite remplis; on recommençait à cultiver les lettres.
Paul Cortese, le nouvel hôte de Pomponio,
achevait, a vingt-trois ans, son dialogue célèbre de Hominibus doctis, et rassemblait les matériaux de ses
quatre livres de sentences, recueil d’homélies dans le genre des Postilles du docteur Luther. Un des grands reproches que le réformateur a faits à nos moines, c’est d’être restés embarrassés jusqu’à
l’époque de la réforme dans les langes de Scot. Cortese cependant, dans ses Discorsi volgari, a répudié la méthode aristotélicienne; il ne
procède pas par syllogismes, mais expose simplement le sujet, qu'il développe à
l’aide de l’autorité et de la raison. Ainsi donc, c’est l’Italie qui
devait la première échapper à la barbarie de l’école. A quoi donc se réduisent
les plaintes éloquentes de Luther?
D parait
que Paul Cortese, dans son zèle pour les lettres,
voulut que Rome eût une double tribune d’où rayonnerait au loin la lumière. Il
essaya de fonder un autre cercle académique, mais qui n’eut pas de succès;
toutefois rien ne prouve qu'il déserta la maison de Pomponio Leto. A cette époque, la poésie italienne commençait à
fleurir à Rome: elle avait pour représentant Séraphin Aquilano,
que protégeait le cardinal Ascagne Sforce. Aquilano avait fait une étude particulière de Dante et de
Pétrarque. Un des premiers, il imagina de s’accompagner sur le luth en improvisant;
musicien habile, il cachait sous les sons de son luth les défauts de sa
versification. Ses succès firent éclore une multitude de poètes qui, bien moins
inspirés encore que Séraphin, la lyre en main, chantaient de pittoyables vers: rapsodes nomades qui employaient, pour
séduire le peuple, la langue vulgaire, réveillant ainsi le culte de la muse nationale.
Poète,
musicien, archéologue, philosophe, Jean de Médicis devait se plaire à Rome. Il
fut longtemps un des habitués des réunions de Pomponio.
A Rome, il continua le genre de vie modeste qu’il menait à Florence : il se
levait de bonne heure, cherchait quelque église écartée pour faire sa prière du
matin, et rentrait h son palais, où ne tardaient pas à venir quelques amis
dévoués. Il n'avait oublié ni son père, ni ses frères, ni les lettrés, ni ses
professeurs, avec lesquels il entretenait une correspondance suivie. Florence
tenait toujours une large place dans ses affections. Il était heureux quand, accompagné
de Pomponio, il avait découvert quelque beau marbre
dont il pouvait faire présent à sa ville natale. Sa table était frugale comme
celle de son père: pendant le repas, il se faisait lire quelque histoire des
temps passés; après le dîner, il aimait à se promener dans la vieille Rome; point
de recherche dans ses vêtements, qui étaient demeurés d’une propreté exquise.
Ses serviteurs l’aimaient, car il était bon, doux et affable; les pauvres ne
l’imploraient jamais en vain; Innocent VIII l’entretenait souvent. Jean
obéissait aux conseils de son père.
Peu de
temps avant sa mort, Laurent avait tracé pour son fils un plan de conduite qui
semble l’œuvre de quelque sage retiré du monde.
« Mon
premier désir est que vous n’oubliiez jamais à qui vous devez les faveurs dont
vous avez été comblé: ce n’est ni votre prudence ni votre mérite qui vous ont
fait cardinal, mais Dieu seul dans son admirable bonté. Le meilleur moyen de
vous acquitter envers Dieu est de mener une conduite exemplaire... Il serait
honteux pour vous, et pour moi bien douloureux, qu'à l’âge où l’on songe à
former sa raison et sa conduite, vous démentissiez les espérances que vous
aviez données. Tâchez donc d’alléger le fardeau que vous portez, en persévérant
dans ces études qui conviennent si bien à votre état de vie. L’an passé,
j’éprouvai une bien douce consolation en vous voyant souvent approcher du
tribunal de la pénitence et de la sainte table : persévérez, c’est le moyen de
rester dans les bonnes grâces du ciel. Vous voilà donc à Rome il vous sera bien difficile de suivre les
conseils de votre père; outre les mauvais exemples, vous allez trouver des
courtisans de corruption. Vous ne pouvez-vous dissimuler que les faveurs que
vous avez obtenues à votre âge ont excité l’envie: ceux qui n’ont pu vous
arrêter dans la voie des honneurs n’oublieront rien pour vous perdre dans
l’estime publique, en vous faisant choir dans cette fosse où ils sont eux-mêmes
tombés; votre âge ne les servira que trop. Vous devez d’autant plus chercher à
éviter cet écueil, que la vertu est assez rare dans le sacré collège :
pourtant il y a parmi les cardinaux des hommes de doctrine et de sainte conduite;
voilà ceux que vous devez prendre pour modèles... Fuyez, comme on fuit
Charybde et Scylla, l’hypocrisie; point de folle ostentation ni dans votre conduite
ni vos discours.... Vous le savez, rien n’est si difficile que de savoir
converser avec des hommes de caractères divers: à cet égard, que vous
recommander? Avec les cardinaux et les autres personnes de conditio, vous serez
décent et réservé. Que votre conscience interrogée soit toujours en état de
vous rendre ce témoignage: que jamais vous n’avez eu l’intention d’offenser
personne. A Rome, du reste, mon avis est que vous devez plus souvent ouvrir l’oreille
que la bouche.
« Vous
êtes le cardinal le plus jeune du sacré collège, et peut-être de tous les
cardinaux créés jusqu’à ce jour; vous devez donc vous montrer le plus empressé,
le plus modeste, et ne jamais vous faire attendre à la chapelle du consistoire
ou dans les députations. Vous saurez bientôt ceux dont la vie est le plus ou le
moins exemplaire. Fuyez ceux dont la conduite est décriée, dans l’intérêt des
mœurs d’abord, et par respect pour l’opinion. Dans votre train de maison,
cherchez la décence plutôt que l’éclat ou la richesse... Point de bijoux ni de
soie; cela ne convient pas à des gens de votre sorte; mais des livres et des
antiques, un domestique décent et peu nombreux. Recevez plutôt que d’être reçu;
qu’on ne voie à votre table que des mets simples et communs. Faites de
l’exercice: dans votre état, l’infirmité arrive bien vite quand on ne sait pas
la prévenir... Une habitude que je vous recommande surtout, c’est de vous lever
de bonne heure: cela fait du bien d’abord à la santé; puis cela est nécessaire
dans votre profession, où vous êtes obligé d’assister à l'office, de vous
livrer à l’étude, de donner audience, etc. Autre conseil: le soir, en vous
couchant, pensez au travail du lendemain; c’est le meilleur moyen de n’être pas
pris au dépourvu ».
Quelques
jours après avoir écrit celte lettre, que Fabroni appelle avec raison le chant du cygne, Laurent rendit le dernier soupir.
Un moment,
il avait cru que Dieu lui permettrait de quitter les affaires, et, loin de
Florence, de vivre quelques années encore, dans l’une de ses villas, au milieu
de tout ce qu’il chérissait le plus sur cette terre, ses enfants, ses amis et
ses livres. Mais son heure était arrivée: à quarante-quatre ans il se mettait
au lit pour quitter a jamais ce monde dont il était la gloire. Une fièvre, dont
Politien a décrit le funèbre caractère, ne lui laissa plus de repos. Les
médecins accoururent: d’abord, Leoni de Spolète, qui essaya vainement les
remèdes ordinaires; puis Lazare le Tessinois, dont la renommée était grande, et
qui, dans un mélange de substances minérales et végétales, crut avoir trouvé
une héroïque formule; mais sa science devait être impuissante. Dès qu’il sentit
les approches de la mort, Laurent voulut se réconcilier avec Dieu. Il fit
appeler son confesseur, le vieux Bosso, qui ne le quitta plus. Le lendemain,
autour d’une petite table recouverte d’une nappe blanche, et sur laquelle
s’élevait, entre des chandeliers d’argent, l’image du Christ, ses serviteurs à
genoux attendaient l’heure où le prêtre apporterait au malade le corps de
Jésus-Christ. Quand il parut, tenant dans ses mains la sainte hostie, Laurent
se leva sur son séant, et, les mains jointes, murmura ces mots de tendre piété
: « Non, je ne souffrirai jamais que celui qui me créa, qui me racheta de
son sang, vienne à moi; c’est à moi d’aller à lui : levez-moi, je vous en prie,
que j’aille à mon Sauveur ». Le prêtre et les assistants prièrent longtemps,
après quoi Laurent reçut le viatique. Pendant cette suprême cérémonie, les
lèvres du moribond ne cessaient de s’ouvrir pour prier: « Mon Dieu,
disait-il, ayez pitié de moi, pauvre pécheur; que le sang que vous avez offert à
votre père sur l’autel du sacrifice, pour la rédemption des hommes, me compte
dans l’éternité ». Quand il eut rempli ses devoirs de chrétien, il voulut
entretenir son fils en particulier: les assistants s’éloignèrent. Laurent resta
seul avec Pierre, auquel il fit ses dernières recommandations. L’enfant
écoutait en silence; il promit d’obéir aux ordres du mourant. Laurent étendit
ses mains défaillantes sur la tête de son héritier et le bénit.
Un moment
après, on annonça Politien, qui, à la vue de ce corps passé en quelques heures à
l’état de cadavre, ne put réprimer un mouvement d’effroi, et tourna la tête
pour pleurer. « C’est toi, Angiolo, dit le
moribond à son ami en tâchant de sourire; approche donc ». Et il agitait
convulsivement la main pour l’attirer à lui: Politien la prit et la baisa dévotement,
puis la posa sur le lit, et passa dans l’antichambre afin de donner un libre
cours à ses sanglots. Il revint bientôt.
Laurent,
d’un œil inquiet, cherchait dans l'appartement une figure dont l’absence lui
faisait mal. Où donc est Pic? murmura-t-il avec un profond soupir; est-ce qu’il
n’est pas là? — Il a craint de vous importuner, répondit Politien. — Oh! qu’il
vienne, reprit l’agonisant, je veux le voir ». Pic, averti, vint bien vite et
se précipita sur la main de son ami, pendant que Politien, courbé sur le lit, lui
étreignait les genoux. Laurent interrompit cette scène muette, en s’adressant à
Pic: « Mon ami, lui dit-il d’une voix défaillante, j’ai voulu vous voir pour
la dernière fois; je mourrai content maintenant. » Et changeant aussitôt de
conversation: « J’aurais bien voulu que Dieu m’eût laissé vivre jusqu’au
jour où j’aurais pu compléter votre bibliothèque...» En ce moment, parut
Savonarole.
—Me voici,
dit le dominicain, je viens pour vous exhorter à demeurer ferme dans la foi
catholique.
—
C’est bien
ma résolution, dit Laurent.
—
Promettez-moi de mener une vie toute chrétienne si Dieu
vous rend la santé.
—
Oh! je vous le promets.
—
Et de supporter la mort avec courage, s'il veut que vous
mourriez.
—Que sa
volonté soft faite !
Comme le
moine s’éloignait, Laurent le rappela.
—Mon
frère, lui dit-il, je vous pardonne, donnez-moi votre bénédiction.
Savonarole
le bénit. C’est Politien qui nous a donné tous ces détails. Son récit diffère
de celui où quelques historiens nous représentent le moine de Saint-Marc
s’éloignant sans vouloir absoudre le malade qui refuse de rendre la liberté à Florence.
Si cette scène, comme on l’a dit, s’est passée sans autres témoins que le
prêtre et le pénitent, que penser de Savonarole qui divulgue les secrets de la
confession? Heureusement pour la mémoire de frère Jérôme, la narration de
Jean-François Pic, neveu du glorieux Pic, n’est qu'une fable.
La
dernière heure approchait: Laurent perdit l’usage de la parole; ses lèvres
s’ouvraient pour prier, mais aucun son n’arrivait à l’oreille des assistants.
Sur un signe qu’il fit de l’œil, on approcha de sa bouche un crucifix qu’il
embrassa tendrement, puis il pencha la tête et rendit le dernier soupir.
Jamais,
dit Machiavel, à Florence, ni même en Italie, n’était mort un homme aussi sage
et qui fût plus digne de regrets. Ce trépas, qui devait être la source de tant
de calamités, fut marqué dans le ciel par des signes merveilleux.
Machiavel
fait allusion à ces prodiges physiques dont parlent les contemporains: la chute
du tonnerre sur le temple de Santa-Reparata, les feux
nocturnes qui illuminèrent la villa Careggi, la
lutte d’ombres d’une grandeur extraordinaire, les voix qu’on entendit dans
l’espace, les éclairs à travers une atmosphère lucide, et le suicide du
médecin, Pierre Leoni, qui se jeta dans un puits.
Le corps
fut transporté de Gareggi à Florence, et enseveli
dans l'église de Saint-Laurent. Jamais trépas n’avait fait couler autant de
larmes: le peuple faisait à haute voix l’oraison funèbre du prince; les poètes
récitaient les vers les plus connus de son Ambra; les philosophes
disaient sa joie quand Jérôme Roscio lui donna la
première effigie de Platon; les sculpteurs parlaient de ces beaux jardins
auprès de Saint-Marc, où il avait rassemblé des marbres antiques, studio où
Michel-Ange allait chaque matin s'inspirer; les peintres célébraient son amitié
pour Ghirlandajo et les élèves de ce maître, François Granacci et Torrigiano; les humanistes rappelaient le souvenir
de cette table modeste où, à l'heure des repas, venaient s’asseoir tous ceux
qui avaient un nom dans les lettres et dans les arts, et où ses fils, arrivés
les derniers, n’avaient d’autre place que celle qu'ils pouvaient y trouver; les
savants vantaient ses soins à rassembler des manuscrits antiques pour en doter
la bibliothèque qu'il voulait fonder avant de mourir; les mères citaient les
scènes intérieures de famille où il s’amusait à jouer au bouchon avec ses fils,
ou à promener sur son dos ses jeunes filles, amusements que la gravité de Machiavel
a eu tort de blâmer; l'un retraçait le talent du prince à conter, sa
conversation grave et sévère, et, quand le sujet l'exigeait, toute pleine de
sel, mais de ce sel dont était imprégné le sol d'où Vénus était sortie ; un
autre citait les soupers du prince chez Ugolin Verino;
les chanoines du Dôme rappelaient sa piété, sa foi vive et tendre, les tombeaux
qu'il avait fait élever aux hommes qui avaient rendu des services à l'Éta ; les courtisans vantaient son affabilité; ses
serviteurs, sa bonté. Au milieu de ce doux concert s'élevaient à peine quelques
voix sévères pour blàmer son goût pour le spectacle,
son penchant aux plaisirs, le paganisme qu’il avait introduit dans Fart, ces
fêtes de carnaval où il ne se contentait pas d’assister, mais qu'il avait
chantées dans des vers que la morale ne pouvait toujours approuver: louanges et
blâmes que l’histoire doit recueillir sous peine de manquer à sa mission, mais
dont elle a droit d’apprécier la valeur. Les louanges décernées en ce moment au
mort qui, la tête découverte, traverse les rues de Florence, étaient l’élan
spontané d'affections populaires; le blâme était une protestation dictée moins
par le sentiment religieux, trop souvent offensé par le prince, que par l’esprit
de parti. Il y avait à Florence des âmes qui méditaient la chute des Médicis,
en expiation des maux qu'elles prétendaient que cette famille avait faits à
leur patrie; ces âmes, exaltées par la prédication de Savonarole, et, pour la
plupart, entretenues aux dépens du Magnifique, calomniaient les morts, en
attendant qu’elles pussent chasser les vivants. Du moins, pas une de ces
natures ingrates n’appartenait au parti des lettrés.
La poésie
fut admirable à cette heure; elle se ressouvint que Laurent lui avait donné en
abondance de l'ombre, des bois, du soleil, des livres; elle le paya en beaux
vers: c'était son or, à elle ! Le plus généreusement récompensé par le prince,
Politien, fut aussi celui qui chanta le plus haut les vertus ducales; car,
pendant qu'on menait le corps à sa dernière demeure, il disait: « Qui pourra
prêter à mes yeux une source intarissable de larmes, afin que je pleure la
nuit, que je pleure le jour ! Ainsi se lamente le ramier séparé de sa
colombe, et le cygne qui va mourir, et le rossignol. »
Lorsque le
peuple, excité par Savonarole, chassera ses maîtres, il ne respectera, dans son
aveugle colère, ni la colombe, ni le rossignol, ni le cygne du poète: on
enlèvera à Politien jusqu'à ses livres.
|