HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
LIBRAIRIE FRANÇAISE |
FRENCH DOOR |
BRUNEHAUT
547-613
PAR
LUCIEN DOUBLE
En attendant de Dieu vraie indulgence.
Epitaphe de
Brunehaut à Autun
TABLE DES MATIÈRES
566—568. Mariage de Brunehaut et de Sigebert. Les fêtes
des noces. Prédominance de l’influence romaine à la cour d’Austrasie. Meurtre
de Galeswinthe. Commencements de la haine et de la
lutte de Brunehaut et de Frédégonde
568—575. Invasion des Huns. Mauvaise foi de Chilpéric.
Ses incessantes attaques contre Sigebert. Défaite de Chilpéric. Sigebert et
Brunehaut à Paris. Départ de Sigebert pour Tournay. Saint Germain de Paris
575—576. Annonce de la mort de Sigebert. Brunehaut,
captive de Chilpéric. Mérovée. Le roman de Brunehaut
575—584. Le règne de Childebert. Révolte de la Champagne
en faveur de Brunehaut. Retour et fuite de Mérovée. Le duc Lupus. Dévouement de
Brunehaut. Chilpéric, tuteur de Childebert. Révolte et réaction en faveur de
Brunehaut. Childebert commence à régner par lui-même, avec les conseils de sa mère.
Mort de Chilpéric
584—587. Suite du règne de Childebert. Gontran protège
Frédégonde et s’empare du royaume de Paris. Révolte de Gondebaud. Tentative
d’assassinat de Frédégonde. Le duc Rauching. Complot
contre Childebert et Brunehaut. Traité d’Andelot
587—596. Châtiment d’Ursion et de Bertfried.
Complot contre Brunehaut découvert par la reine Faileube.
Nouvelles tentatives d’assassinat de Frédégonde. Déposition d’Ægidius. Expéditions de Childebert contre les Lombards.
Mésaventure de Frédégonde à Tournay. Mort de Gontran. Childebert, roi
d’Austrasie et de Bourgogne. Bataille de Droissy.
Mort de Childebert. Bataille de Latofao. Partage des
Etats de Childebert entre ses deux fils. Les lois de Brunehaut : son
administration, ses travaux d’utilité publique. La légende de Bavay
596—6o5. Brunehaut en Austrasie. Elle est chassée par
Théodebert. Le mendiant de la plaine d’Arcis-sur Aube. Brunehaut à la cour de
Thierry. Guerre contre Clotaire. Bataille de Dormelles-sur-l’Orvanne. Défaite
de Clotaire. Exil de saint Didier. Nouvelle guerre contre Clotaire. Défection
de Théodebert et paix de Compiègne
606—607. Protadius, maire du palais. Rupture avec
Théodebert. Le camp de Kiersy-sur-Oise. Meurtre de Protadius.
Claudius, maire du palais. Vengeance tirée des assassins de Protadius. Trêve
avec Clotaire. Mariage de Thierry. Retour de saint Didier. Sa mort.
610. L’intérieur de Brunehaut: une villa royale sous les
Mérovingiens. Saint Colomban : son exil
611—612. Le guet-apens de Seltz et la bataille de Tolbiac
612—613, Triomphe de Thierry. Prétentions de Clotaire.
Mort de Thierry. Brunehaut régente. Les trahisons des leudes austrasiens.
Défense de Sens par l’évêque Lupus. Le premier tocsin. Captivité et supplice de
Brunehaut
CLOVIS
LES guerres des peuples
barbares, comme nous l’avons dit, sont moins déraisonnables que les nôtres,
parce qu’elles ne sont pas tout-à-fait sans objet; mais par cela même qu’elles
ont un objet, elles sont plus atroces, plus continuelles, plus acharnées; les rois
ne sont alors que des généraux d’armée, ou plutôt, que des soldats, chefs de
soldats, et plus exposes qu’eux à tous les hasards. Dans les batailles, hors
des batailles , leur vie est sans cesse menacée; et c’est peut-être là le
caractère le plus frappant qui distingue les guerres des peuples barbares.
Clovis monte sur le trône; il a un rival dans Siagrius,
fils de ce comte Gilles qui avait été le rival de Childéric, père de Clovis;
ainsi il y avait entre les deux chefs une rivalité déjà héréditaire, à laquelle
se joignit une rivalité nationale; car Siagrius,
ainsi que le comte Gilles, était gouverneur dans la Gaule pour les Romains, que
les Français chassaient alors de la Gaule. Clovis défait Syagrius près de
Soissons; le vaincu va chercher un asile auprès d’Alaric, roi des Visigoths;
Clovis menace Alaric, se fait livrer Siagrius,
se sert de Siagrius lui-même pour engager
ses sujets à remettre toutes ses places comme le prix de sa liberté, lui fait
ensuite trancher la tête, et, par ce mélange de fraude et de violence, met fin
dans la Gaule à la domination déjà bien ébranlée des Romains, qui durait depuis
Jules César.
On sait l’histoire du vase de Soissons, et la vengeance que prit Clovis de
l’insolence du gendarme qui avait donné un coup de hache sur ce vase; Clovis,
dans une autre occasion, l’ayant trouvé en faute sur des choses qui
concernaient le service militaire, lui fendit la tête d’un coup de hache, en
lui disant: «C’est ainsi que tu frappas le vase de Soissons.» Ce fait,
susceptible de diverses interprétations, a donné lieu à différentes opinions
sur l’étendue et les bornes de l’autorité royale dans ces premiers temps : pour
nous, nous ne considérons que ce qui concerne les mœurs; un roi qui tue un de
ses soldats, de sa main, sans jugement préalable, ne révolta personne alors, et
inspira, dit Grégoire de Tours , plus de respect que d’horreur.
Dans cette bataille de Tolbiac contre les Allemands, où Clovis, près
d’être vaincu , invoqua le Dieu de sa femme, et promit de le reconnaitre s’il
était vainqueur, le roi des Allemands resta sur la place, et Clovis victorieux
se fit chrétien. «Ce vœu mercenaire, dit l’abbé Le Gendre, semblait plutôt un
marché qu’une prière qui méritât d’être exaucée.» Tout vœu est-il autre chose
dans l’intention de celui qui le fait?
Les mœurs des autres peuples qui partageaient encore alors la Gaule avec
les Francs, étaient à-peu-près les mêmes.
Ces peuples étaient les Bourguignons, qui, outre les provinces auxquelles
le nom de Bourgogne est resté, possédaient le Lyonnais et les provinces
voisines de l’Italie; les Visigoths, qui joignaient à l’Espagne le Languedoc et
d’autres provinces méridionales de France; les Bretons, qui, chassés de la
Bretagne, c’est-à-dire de l’Angleterre par les Anglo-Saxons, s’étaient établis
dans cette province maritime de France, qui, de leur nom, s’est nommée Bretagne, comme
l’ancienne Bretagne s’est nommée Angleterre, du nom des
Anglo-Saxons.
Gondioche, roi des
Bourguignons, avait laissé quatre fils: Gondebaud, Gondégisile, Chilpéric,
Gondemar; ils avoient partagé le royaume de Bourgogne, comme les fils et les
petits-fils de Clovis partagèrent depuis le royaume de France. Les deux aînés
firent une ligue pour dépouiller les deux autres; Gondebaud assiégea dans
Vienne Chilpéric et Gondemar, brûla ce dernier dans une tour où il se défendit,
fit massacrer Chilpéric et ses deux fils, qui étaient tombés entre ses mains,
et jeter sa femme dans la rivière, une pierre au cou.
Chilpéric laissait deux filles; Gondebaud leur laissa la vie, et on peut
s’en étonner. On peut cependant aussi concevoir cette espèce de politique; une
femme âgée n’était bonne à rien; des fils étaient dangereux; des filles
n’étaient point à craindre, elles n’héritaient pas, et elles pouvaient servir à
former des alliances utiles: en effet, une de ces filles épousa Clovis, ce fut
la célèbre reine Clotilde; l’autre se fit religieuse.
Gondebaud et Gondégisile, comme on peut le penser, se brouillèrent pour le
partage des États qu’ils avoient enlevés à leurs frères. Gondégisile propose à
Clovis un traité secret pour dépouiller Gondebaud et partager ses États; Clovis
y consent, et, par une petite finesse de barbare, concertée avec Gondégisile,
au lieu d’attaquer les terres de Gondebaud, c’est sur celles de Gondégisile
qu’il se jette. Celui-ci appelle son frère à son secours; Gondebaud y vient;
mais dans une bataille qui se livre près de Dijon, sur les bords de la rivière
d’Ouche, Gondégisile passe du côté de Clovis; Gondebaud, se voyant trahi,
s’enfuit dans Avignon; Clovis l’y poursuit, l’y assiège; on négocie; Gondebaud
s’engage à payer malgré tribut à Clovis, ne le paye point, lie une intrigue,
choisit son temps, surprend Gondégisile dans Vienne, le fait tuer dans une
église, le respect des asiles, et réunit toute la monarchie des Bourguignons.
Clovis était occupé ailleurs. Alaric, roi des Visigoths, jeune,
vaillant, ambitieux comme lui, possédant une grande partie de la Gaule, devoir
naturellement être son rival et son ennemi. On savait dès-lors assez de
politique pour être faux et hypocrite; Alaric était arien; Clovis tira un grand
parti de cette circonstance pour mettre le clergé dans ses intérêts; il ne
parlait que de défendre la divinité du Verbe et la consubstantialité du Père et
du Fils; il transforma cette querelle d’ambition en une guerre de religion.
Après diverses hostilités, les deux rivaux se rencontrèrent dans la plaine
de Vouillé, près de Poitiers. Comme cette expédition est la plus importante de
celles de Clovis, elle est aussi chez les historiens la plus chargée de
circonstances ou merveilleuses ou au moins singulières. Une biche indiqua aux
Français un gué pour passer la Vienne; cet endroit s’appelle encore le
pas de la biche. On vit une aurore boréale qui paraissait partir du
clocher de Saint-Hilaire de Poitiers; ce fut un signe céleste qui annonçait aux
Français la victoire. Elle fut encore prédite plus clairement. La superstition,
toujours compagne de la barbarie, avait trouvé un moyen de forcer Dieu de
converser avec les hommes, et de leur dévoiler l’avenir. On ouvrit au hasard
l’écriture sainte, et le premier passage qu’on y trou voit, ou le verset qu’on
entendit chanter en entrant dans l’église, était la réponse qu’on demandait. On
se rappelle qu’Alexandre, voulant forcer la prêtresse de Delphes à lui rendre
malgré elle un oracle, et l’ayant prise rudement par la main pour la faire
entrer dans son temple, elle s’écria : «Mon fils, rien ne peut vous résister!»,
et qu’Alexandre, s’en tenant à ce mot, ne voulut point d’autre oracle. Clovis,
également heureux, tomba sur ces deux versets du psaume dix-septième :
«Vous m’avez revêtu de force pour la guerre, vous avez supplanté ceux qui
s’étaient élevés contre moi.
«Vous avez mis mes ennemis en fuite, et vous avez exterminé ceux qui me
haïssaient»
Il ne fut plus possible de douter de la victoire; n’en pas douter est
souvent un moyen sûr de l’obtenir. Les Français a voient juré de ne se point
faire la barbe qu’ils n’eussent vaincu leurs ennemis; ces sortes de vœux aident
encore à vaincre. Les Visigoths furent défaits; Clovis renversa de cheval
Alaric, et le tua de sa main; tout ce qui est entre la Loire et les Pyrénées
fut soumis; chaque bataille alors entraînait un régicide et une conquête.
Théodoric, roi des Ostrogoths, c’est-à-dire des Goths d’Italie, vengea son
gendre Alaric, en remportant sur Clovis, auprès d’Arles, une grande victoire,
qui ne coûta la vie à aucun roi, mais qui priva Clovis d’une grande partie de
ses conquêtes, qui réunit le royaume des Visigoths à celui des Ostrogoths, et
qui conserva pour la suite le premier au jeune Amalaric, fils d’Alaric et
petit-fils de Théodoric.
Le reste de la vie de Clovis, le plus grand roi, et pour ainsi dire le
Charlemagne de la première race, n’est plus qu’un tissu de crimes, et ces
crimes sont autant de régicides. Il ait tuer Sigebert, roi de Cologne, par Clodoric, fils de Sigebert même, et, après avoir
chargé Clodoric de ce parricide, il soulève
contre lui ses propres domestiques, qui le massacrent à son tour.
Il force Cararic, roi des Morins, et son fils, d’entrer dans les
ordres et de lui abandonner leurs États ; et sur quelques menaces échappées au
fils de réclamer un jour ses droits, il envoie les égorger l’un et l’autre.
Il fendit lui-même la tête à coups de hache à Ragnacaire, roi de Cambra y,
et à Riguier, son frère, qui lui furent livrés
par leurs propres sujets, séduits par ses artifices; il joignit à l’égard de
ces malheureux l’insulte à la cruauté : «Comment, dit-il à Ragnacaire, un roi
se laisse-t-il ainsi garrotter? Et toi, dit-il à Riguier,
comment ne l’as-tu pas empêché?». Mais il donna une grande leçon aux traîtres
qui lui avoient livré ces deux princes; il était convenu de leur donner pour
récompense des bracelets et des baudriers d’or; ceux-ci s’aperçurent que l’or
était faux, et s’en plaignirent; Clovis les renvoya, en leur disant qu’ils
méritaient de mourir dans les supplices pour avoir trahi leur maître. Tout le
monde avait le droit de leur tenir ce discours , excepté Clovis.
Enfin il fit assassiner Renomer, roi du
Mans, et son frère, dans leur propre ville; if envahit les États de tous ces
princes.
On ne sait pas bien quelle était l’origine et l’étendue de tous ces petits
royaumes qui subsistaient alors dans la Gaule. Tout ce qu’on sait c’est que
tous ces princes sont qualifiés rois dans l’histoire; qu’ils étaient tous
parents de Clovis, et que quelques-uns l’avoient bien servi, entre autres Cararic,
roi des Morins, et Ragnacaire, roi de Cambray, qui n’avoient pas peu contribué
à le faire triompher de Siagrius; ils en
reçurent cette récompense. Voilà bien l’esprit de guerre dans toute sa
férocité.
Clovis craignait, dit Grégoire de Tours, que les Francs ne choisissent un
autre chef: de là tant de violences et de crimes.
Si, d’un autre côté, aux prodiges qui accompagnent la bataille de Vouillé
nous joignons la sainte Ampoule, apportée du ciel par une colombe, l’écu semé
de fleurs de lis, et l’étendard de l’oriflamme, déposés par un ange entre les
mains de de Joyenval l’ermite, le don de
guérir des écrouelles, accordé à Clovis ( comme il le fut depuis en Angleterre
à Édouard-le-Confesseur ), et ce même don, éprouvé avec succès par Clovis
sur Lanicet son favori; nous trouverons
dans tout ce règne le mélange de violence et de superstition qui caractérise la
barbarie, et nous ne verrons peut-être à louer dans Clovis que le bonheur qu’il
eut d’être en France le premier roi chrétien, et dans la chrétienté le seul
prince orthodoxe : avantage qui attira ou retint dans son obéissance les
Gaulois auxquels la domination des Goths et des Bourguignons, princes ariens,
était odieuse;
Au reste, Clovis n’était dévot que parce que tout le monde l’était alors ;
il faisait de grands présents à l’église de Saint-Martin de Tours, et croyait
devoir à la protection de ce saint une partie de ses victoires; il disait de
lui, qu’il servit assez bien ses amis, mais quil était
un peu cher, mot qui semblerait avoir été dit dans un de ces siècles
qu’on appelle éclairés, et qui ne sont peut-être que frivoles, où l’on croit
n’être pas superstitieux, parce qu’en riant de tout on rit quelquefois de la
superstition.
Un écrivain, non moins distingué par ses titres littéraires que par son
rang et ses dignités, a développé, dans un mémoire plein de vues et de
sagacité, la politique de Clovis, qu’il compare à celle de Ferdinand le
Catholique et de Charles-Quint; il compare aussi une entrevue de Clovis et
d’Alaric à Amboise avec la fameuse conférence de Nice, entre Charles Quint et
François I, et surtout la conversion de Clovis avec l’abjuration de Henri IV;
il justifie toutes ces comparaisons, parla ressemblance des objets, des vues, des
motifs, des causes et des effets; il compare encore la rédaction de nos lois
saliques sous Clovis avec la promulgation des lois romaines sous Justinien, et
il trouve le code salique plus simple et plus uniforme. En parcourant toutes
les expéditions militaires de Clovis, il fait voir comment elles se rapportent
à un but unique, qui est de réunir la Gaule entière sous la domination de
Clovis, comme le but de Ferdinand le Catholique fut de régner seul en Espagne,
et celui de Charles Quint de rendre sa puissance, sinon unique, au moins
absolument prépondérante dans l’Europe; il relève les fautes que fit Clovis en
politique, et les démarches inconséquentes qui l’éloignèrent quelquefois de son
objet; mais en détestant les violences et les perfidies de Clovis à l’égard de
tous ces petits rois du nord de la Gaule, ses parents, il montre comment ces
crimes rentrent dans le plan d’ambition et de conquête que Clovis s’était fait;
il observe que Clovis, perdant l’espérance de s’agrandir du côté du midi, où
Théodoric lui opposait une puissance au moins égale et une habileté peut-être
supérieure, il devoir naturellement tourner ses vues vers les objets sur
lesquels son ambition pouvait s’exercer.
Au reste, la politique de Clovis était purement machiavélliste,
et n’avait que la conquête pour objet : nous nous dispensons donc de la louer,
et nous réservons notre estime pour la finesse avec laquelle M. le D. de N. a
su démêler tous les ressorts , pénétrer tous les mystères, et dévoiler toutes
les fautes de cette politique.
LES QUATRE FILS DE CLOVIS
Le royaume de Clovis fut
divisé entre ses quatre fils : Thierry, roi de Metz, Clodomir d’Orléans,
Childebert de Paris, Clotaire de Soissons. Cette division était encore un effet
de la barbarie des Francs et de l’ignorance des vrais intérêts. On voyait seulement
que les femmes ne dévoient pas hériter, parce qu’elles ne font point la guerre,
et qu’une nation toute guerrière ne pouvait être conduite que par un guerrier;
mais on ne concevoit pas que la monarchie
ne souffre point de partage, que l’héritier du trône doit être unique, qu’il
doit être certain, et que ce doit être l’aîné de la branche aînée, avec
représentation à l’infini, tant en ligne collatérale qu’en ligne directe :
voilà ce qui n’a été bien compris que par succession de temps; et la seconde
race n’a sur ce point aucun avantage sur la première.
Une autre particularité qui tenait encore aux mœurs du temps, c’est que
Thierry, quoique né d’une concubine, hérita aussi-bien que les fils de
Clotilde. Cet usage ne provenait pas cependant, comme on pourrait le croire, de
cette ignorance ou de ce mépris des lois sacrées du mariage, dont nous verrons
dans la suite trop d’exemples. Une concubine alors n’était pas
ce qu’on entend aujourd’hui par ce mot : c’était une femme légitime, dont le
mariage, quoiqu’il eût été moins solennel, à cause du défaut de dot ou à cause
d’une disproportion marquée de rang et de fortune, n’en était pas moins
indissoluble. Si cette femme ne jouissait pas dans la maison de la même
considération qu’une épouse de condition égale, elle tenait en quelque sorte le
milieu entre une femme et une maîtresse, et ses enfants étaient légitimes. Des
conciles ont paru approuver cette espèce d’union: les lois romaines l’avoient
consacrée; mais il y avait sur ce points entre les Romains et les Francs, cette
différence essentielle, que chez les Romains les enfants nés d’une telle union
, quoiqu’ils fussent regardés comme légitimes, ne pouvaient succéder.
L’incertitude et les abus qui naissaient du défaut de solennité dans ces
mariages les ont fait réprouver dans la suite.
On retrouve sous les fils de Clovis les mêmes horreurs que sous leur père,
le même massacre de rois, et un plus grand encore, soit parmi les Francs, soit
chez les peuples voisins. Un prince ou capitaine danois, nommé Cochiliac, qui se prétendait issu de Clodion, exerçait des
pirateries avec ce qu’on appelait alors une flotte, et força les Francs d’avoir
aussi quelques vaisseaux; il fit une descente sur les terres de Thierry, qui
envoya contre lui Théodebert son fils. Celui-ci surprit le Danois au moment où
il allait se rembarquer avec le butin qu’il avait fait: il l’attaqua, le défit, et le tua de sa propre main, selon l’usage.
Hermenfroy, Balderic et Berthier, rois de Thuringe, étaient divisés comme
l’avaient été les rois de Bourgogne : Hermenfroy, après avoir fait périr
Berthier, fît, avec Thierry, pour dépouiller Balderic, son autre frère, le même
traité de partage, c’est-à-dire de brigandage, que Gondégisile avait fait avec
Clovis: Balderic fut tué dans une bataille, et Hermenfroy manqua de parole à
Thierry, toujours suivant l’usage. Thierry emporte par force plus qu’on ne lui
avait promis par le traité, il soumet toute la Thuringe. Hermenfroy, réduit à
demander grâce, vient le trouver à Tolbiac sur sa parole, Un jour, pendant
qu’il se promenait avec Thierry sur les remparts de la ville, un homme de la
suite de Thierry pousse Hermenfroy, le lait tomber dans le fossé, où on le
laisse mourir faute de secours, et la Thuringe reste à Thierry.
Berthier avait laissé un fils, nommé Amalafroy,
et une fille, nommée Radegonde; Clotaire, roi de Soissons, épouse Radegonde, et
fait assassiner Amalafroy. C’était son usage de
faire périr les enfants ou les frères des femmes qu’il épousait: nous le
verrons égorger les fils de Clodomir son frère, en épousant sa veuve et leur
mère.
Les Français et les Thuringiens étaient ennemis mortels, depuis qu’un roi
de Thuringe, dans une incursion qu’il avait faite en France, avait exercé une
de ces cruautés auxquelles les peuples, même barbares, ne sont point accoutumés.
Environ deux cents jeunes filles et à-peu-près un pareil nombre de jeunes
hommes étant tombés entre ses mains, il avait fait égorger les filles et pendre
les hommes. Les Français n’oublièrent jamais cette horreur, et s’en vengèrent
par d’autres horreurs.
Gondebaud, roi de Bourgogne, avait laissé deux fils, Sigismond et Gondemar.
Sigismond avait eu d’une première femme, nommée Ostrogothe, fille de Théodoric,
roi des Ostrogoths en Italie, un fils, nommé Sigeric.
Il épousa dans la suite une servante, qui, suivant l’usage des marâtres dans
les siècles barbares, irrita tellement Sigismond contre Sigeric, par ses intrigues et ses calomnies , qu’il le fit
étrangler dans son lit; il alla ensuite le pleurer quelque temps dans un
couvent [a], et crut avoir satisfait à la religion et à la nature par quelques
largesses qu’il fit aux moines, et qui l’ont fait mettre au nombre des saints.
Les trois fils de Clotilde, sous le prétexte vrai ou faux que Sigismond
retenait injustement le bien de leur mère, attaquent Sigismond; il tombe avec
sa femme et ses enfants entre les mains de Clodomir, roi d’Orléans, qui les
fait égorger et jeter dans un puits : le royaume de Bourgogne fut pour lors
conquis par les Francs.
Il fut reconquis le moment d’après par Gondemar, frère de Sigismond; les
Francs, conduits par Clodomir, ne tardèrent pas à lui présenter la bataille ;
ce fut à Veseronce auprès de Vienne.
Clodomir, vainqueur, poursuivant les fuyards avec l’ardeur imprudente de ces
temps-là, fut tué. Les Bourguignons lui coupèrent la tête, et la mirent au bout
d’une lance pour insulter les Français. Des auteurs prétendent qu’il fut trahi
et livré aux ennemis par Thierry son frère, et alors son allié. Quoi qu’il en
soit, ses soldats victorieux vengèrent sa mort par une de ces horribles dévastations
, qui paraissent toujours aux barbares le plus doux fruit de la victoire. Les
rois francs, frères de Clodomir, complétèrent sa vengeance, et satisfirent son
ambition, en soumettant entièrement les États de Gondemar, qui, ayant été fait
prisonnier dans une bataille, fut mis dans une tour, où il mourut de désespoir.
Ainsi finit le premier royaume de Bourgogne; il avait duré environ cent vingt
ans.
Clotilde, fille de la célébré reine de ce nom, et sœur des rois francs,
avait épousé Amalaric, roi des Visigoths, petit-fils du grand roi d’Italie
Théodoric, et fils de cet Alaric tué par Clovis à la bataille de Vouillé. Arien
zélé, il la persécutait parce qu’elle était catholique; il la tenait en prison,
où elle éprouvait des traitements si rigoureux, qu’enfin sa patience étant
lassée, elle envoya aux rois ses frères un mouchoir teint de son sang, monument
de ses outrages. Childebert fut le seul qui s’arma pour les intérêts de sa
sœur; il gagna sur Amalaric une grande bataille près de Narbonne. Amalaric fut
tué dans sa fuite; Clotilde, que son frère ramenait libre et vengée, mourut en
route .
Cette victoire n’entraîna pas la conquête du royaume des
Visigoths; mais la capitale de ce royaume fut reculée de Narbonne à Tolède, les
rois visigoths sentant la nécessité de s’éloigner des rois francs.
Childebert s’était porté avec d’autant plus d’ardeur à la vengeance de sa
sœur, qu’il s’agissait des intérêts de la foi. Son zèle sur cet article parait
être le caractère qui le distingue parmi ses frères; il le poussait à un tel
point, qu’ayant entendu dire que le pape Pelage était suspect d’hérésie, il lui
envoya demander sa profession de foi. Le pape, dans une réponse très modérée,
prie Childebert et les évêques de France de ne pas croire légèrement aux bruits
injurieux qu’on peut répandre contre lui, et qu’il attribue aux Nestoriens; il
renvoie sur les hérésies du temps ( qui concernaient la divinité du Verbe, et
qui étaient comme autant de branches de l’arianisme) aux lettres du pape Léon,
et à la décision du concile de Chalcédoine; il anathématise ceux qui pensent
autrement sur la foi.
Les rois francs n’étaient ni plus unis, ni moins cruels entre eux, qu’avec
leurs voisins. La mort de Clodomir parut à Childebert et à Clotaire une
occasion favorable pour envahir ses États. Clodomir avait laissé trois fils:
Théodebert, Gontaire et Clodoald, qui
étaient élevés avec beaucoup de tendresse par la reine Clotilde, leur aïeule.
Childebert et Clotaire la prient de les leur envoyer, pour qu’ils les mettent
en possession des États de leur père. Clotilde, consacrée dans la retraite à la
vertu et à la piété, ne put soupçonner ses fils d’un crime, et leur livra leurs
victimes. On ne sait s’ils voulurent insulter à sa crédulité, ou s’ils crurent
lui montrer un reste d’égard, en lui donnant pour ses petits-fils le choix des
ciseaux ou du poignard. Dans son indignation et dans sa douleur, elle s’écria,
sans savoir ce qu’elle disait, qu’elle aimait mieux les voir morts que tondus
et enfermés dans un cloître. Ce mot fut leur arrêt; Clotaire prend un poignard,
et renverse l’aîné mort à ses pieds. Le second embrasse les genoux de
Childebert, qu’il crut moins impitoyable, et lui demande la vie. Childebert se
sentit ému, et voulut engager Clotaire à épargner cet enfant. Clotaire,
transporté de fureur à cette proposition, menace son frère de le tuer lui-même,
lui arrache l’enfant, et le poignarde à ses yeux. Le troisième eut le bonheur
d’échapper; il se consacra aux autels, et vécut seul en paix parmi tous ces
monstres guerriers. On l’invoque sous le nom de saint Cloud, qu’il a donné à ce
bourg, situé sur la Seine, à deux lieues de Paris, qui lui avait servi d’asile.
Clotaire se dédommagea de cette victime perdue en massacrant de sa main les
domestiques des princes.
Thierry demande au même Clotaire un entretien secret, pour traiter de quelques affaires : Clotaire en entrant dans le lieu indiqué, aperçut des soldats dont les pieds passaient pardessous une tapisserie, derrière laquelle ils avoient prétendu se cacher; il retint son escorte, tout se passa tranquillement, et il ne fut parlé ni de l’escorte ni des soldats cachés. Tels étaient les stratagèmes du temps. Un seigneur franc, nommé Munderic, qui se
disait du sang royal, et qu’on croit avoir été un fils naturel de Clovis,
prétendait avoir droit à la couronne aussi-bien que Thierry : Thierry le fit
assassiner. Munderic mourut en roi, du
moins en roi du sixième siècle. Investi dans le château de Vitry, on n’avait pu
l’en tirer qu’en lui promettant la vie. Quand il se fut rendu, on donna le
signal pour le massacrer. Munderic s’en
aperçut; il s’élança sur le capitaine qui le trahissait ainsi, le tua, et, avec
une poignée de monde qui le suivait, vendit chèrement sa vie.
Ce Thierry, si injuste envers Munderic,
passa pour justicier et pour populaire, parce qu’il fît trancher la tête
à Sigivalde, un de ses parents, pour quelques
exactions faites sur le peuple dans son gouvernement d'Auvergne. A la mort de
Thierry, Childebert et Clotaire s’unirent pour envahir sa succession, comme ils
avoient envahi celle de Clodomir: mais Théodebert, fils de Thierry, était en
état et dans l'intention de se défendre; il les prévint, et sut les diviser au
point que Childebert s’unit peu de temps après avec lui contre Clotaire; car
ces sortes de parties de jeu se liaient ainsi en sens contraire suivant les
conjonctures; et voilà ce que nous nous piquons d’imiter encore aujourd’hui. La
plupart de nos guerres sont ainsi contradictoires les unes aux autres, de
manière que l’une détruit l’ouvrage de l’autre, et qu’en supposant deux guerres
consécutives non avenues, on se retrouverait au même point, au sang et à
l’argent près. Un orage, qu’on voulut regarder comme un miracle accordé par le
ciel aux prières de sainte Clotilde, fit faire la paix, et quoique un historien
philosophe ait tourné en ridicule, dans une autre occasion, cette influence du
tonnerre et de la pluie sur la paix et sur la guerre, faute, peut-être, d’avoir
assez pensé dans cet endroit à la profonde superstition des peuples barbares et
guerriers, il est certain que souvent il ne leur faut pas de meilleurs motifs
pour se déterminer.
Childebert et Clotaire, toujours ennemis des Visigoths, les avoient
poursuivis jusqu’au-delà des Pyrénées; ils avoient ravagé l’Aragon et assiégé
Saragosse; il ne fallut, pour désarmer les Français, que porter en procession,
autour des murs, la tunique de saint Vincent; ils firent la paix, sans exiger
autre chose que cette tunique, qui fut donnée à Childebert; il s’empressa de
faire bâtir, pour la recevoir, l’église de Saint-Vincent, aujourd’hui Saint-Germain-des-Près à Paris.
Théodebert, après s’être agrandi du côté de la Germanie, alla s’engager
dans de fâcheuses guerres en Italie, où il était appelé à la fois et par
l’empereur Justinien, et par les Ostrogoths, ennemis de l’Empire. Il écouta
toutes leurs propositions, dans l’espérance de les perdre les uns par les
autres, et de former de leurs débris un grand établissement. Il fit avec ces
deux puissances des traités frauduleux, dont elles ne furent pas longtemps les
dupes, et qui tournèrent enfin à sa honte. C’était pour le seconder dans cette
expédition que ses oncles avoient entrepris celle d’Espagne; ils se
promettaient bien de trahir à la fois et les Goths, et les Grecs, et leur
propre neveu. Telle est la bonne foi des temps barbares, et si c’est encore
celle de nos temps policés, c’est que nos temps policés sont encore infiniment
barbares.
Théodebert, guerrier violent, mourut, non à la guerre, mais à la chasse,
exercice qui a été funeste à plus d’un prince. M. de Buffon fait de la chasse
un éloge capable d’en inspirer le goût aux princes qui pourraient ne le pas
avoir; un autre auteur moderne cite Platon, qui appelle la chasse un exercice
divin, et l’école des vertus militaires. M. Hume, au contraire, observe qu’elle
était le seul amusement, et à-peu-près la principale occupation des princes
guerriers, dans un temps où les charmes de la société étaient peu connus, et où
les beaux-arts offraient peu d’objets dignes d’attention. On sait ce que
disait de la chasse le duc de Sully, cet inflexible ennemi de toutes les
passions de son maître.
Un taureau sauvage, que Théodebert attendit un épieu à la main, et que ses
veneurs poussaient de son côté, rompit une forte branche d’arbre qui vint
frapper rudement Théodebert à la tête; le prince mourut des suites de ce coup.
Les chroniqueurs l’ont beaucoup vanté, parce qu’il a beaucoup fait la
guerre, et avec une sorte d’éclat. On lui a même donné le surnom de prince
utile, titre glorieux, qui invite d’abord à chercher quel est le bien
qu’il a fait aux hommes. On trouve alors qu’il a été nommé ainsi pour la
victoire qu’il avait remportée sur Cochiliac. Il
était utile sans doute de chasser des États de son père des pirates qui les
infestaient; mais ce titre de prince utile présentait une idée
plus étendue et plus favorable à l’humanité. Théodebert ne fut point utile à
ses peuples; car il les accabla d’impôts, pour subvenir aux frais de ses
guerres continuelles: les peuples s’en vengèrent sur Parthénius, ministre
de ses exactions, qu’ils assommèrent à coups de pierres , après l’avoir
rassasié d’outrages. «C’était, dit Mézeray, un homme horriblement gourmand ,
comme le sont presque tous les gens de cette sorte, qui prenait de l’aloès pour
digérer les viandes dont il se gorgeait, et qui lâchait son ventre encore plus
vilainement qu’il ne le remplissait». Ce trait prouve avec quelle
facilité les mœurs corrompues s’allient avec les mœurs barbares.
On cite de Théodebert un mot remarquable. Il avait prêté aux habitants de
Verdun, à la prière de leur évêque, une somme dont ils avoient besoin:
lorsqu’au bout d’un certain temps l’évêque rapporta cette somme; Théodebert
refusa de la reprendre. «Nous sommes trop heureux, dit-il à l'évêque, vous de
m’avoir procuré l’occasion de faire du bien, et moi de ne l’avoir pas laissé
échapper», Le mot est beau; quant à l’action, pour juger si elle mérite d’être
louée, il faudrait en savoir mieux les circonstances. Si ce don fut pris sur
les épargnes de Théodebert, on peut le louer; s’il ne fit que prendre sur son
peuple pour donner à une partie de ce même peuple, comme en usent tant de
princes à l’égard de leurs courtisans, cette action est loin de mériter aucune
louange.
Théodebert s’était montré esclave de ses passions; il avait répudié Wisigarde, sa femme, fille de Wachon,
roi des Lombards, pour épouser Deuterie, dame de
Cabrières, qui avait son mari. On raconte cette femme, qu’étant devenue
jalouse de sa fille du premier lit, pour qui Théodebert paraissait prendre du
goût, elle fit atteler au char de cette fille, au lieu de bœufs, deux taureaux
indomptés, qui la précipitèrent de dessus le pont de Verdun dans la
Meuse. Deuterie en fut punie par
l’indignation publique, qui força Théodebert de la répudier à son tour, et de
reprendre Wisigard: mais Théodebalde, né de Deuterie,
et par conséquent bâtard adultérin, succéda sans difficulté à Théodebert; et
ses grands-oncles, qui avoient essayé de dépouiller Théodebert, ne tentèrent
pas la même chose à l’égard de Théodebalde.
Celui-ci mourut, sans avoir rien fait que d’envoyer ou de laisser aller deux
armées françaises périr en Italie. Ses deux grands-oncles dévoient lui succéder
également; mais Clotaire ayant cinq fils, et Childebert n’ayant que des filles,
Clotaire envahit toute cette succession; bientôt il recueillit encore celle de
Childebert lui-même, et réunit toute la monarchie française.
Fortunat donne à Childebert un éloge que ce prince n’a mérité que par
comparaison, celui d’avoir haï la guerre, d’avoir aimé la paix, les lettres et
la justice. C’est le premier de nos rois qui ait su le latin. Clovis son père,
et Childéric son aïeul, parlaient la langue des Sicambres.
Chramne, fils de Clotaire, avait pris les armes contre lui, à l’instigation
de Childebert, qui cherchait à se venger de l’injustice avec laquelle Clotaire
l’avait frustré de sa part dans la succession de Théodebalde,
son petit-neveu. Chramne, privé de l’appui de Childebert, se retira auprès
de Conober, roi ou prince de Bretagne. Clotaire
l’alla chercher dans cette province, lui livra bataille: les Bretons furent
défaits, Conober tué, Chramne pris.
Clotaire fît enfermer le malheureux Chramne, avec sa femme et ses enfants,
dans une chaumière, y fit mettre le feu, et les y brûla tous impitoyablement.
On a observé que Chramne était, de tous ses enfants, celui qu’il
avait le plus aimé. Il se comparait à David, et Chramne à Absalon :
mais David ne brûla point Absalon dans une grange, et pleura sa mort, qu’il
avait voulu prévenir.
Cette horrible action de Clotaire fut la dernière de sa vie. A peine
avait-il réuni cet empire qui lui avait coûté tant de crimes, que la mort vint
le lui arracher. On dit qu’il eut des remords; mais on avait alors un moyen
facile de s’en délivrer, et il usa de ce moyen, c’était de faire de grands dons
aux églises.
Clotaire, en mourant, trouvait le roi du ciel bien puissant de
disposer ainsi de la vie des plus grands rois. Cet homme se faisait
une assez haute idée d’un roi de Soissons ou de Paris.
On a dit que Clotaire était mort au bout d’une année, au même jour et à la
même heure où il avait brûlé Chramne et ses enfants. Nos vieux
auteurs recherchent trop ces rapports singuliers qui sont rarement vrais.
Jamais prince n’abusa autant que Clotaire du mariage, et n’en profana tant
la sainteté. A la mort de Clodomir son frère, il épousa Gondioche sa veuve. Mère dénaturée, belle-sœur
incestueuse, elle livra ses fils au fer de leur bourreau, et l’épousa sur leur
cendre. Clotaire, à la mort de Théodebalde, son
petit-neveu, épousa de même sa veuve Waldrade, fille de Wachon, roi des Lombards. Cet
homme se croyait obligé d’épouser toutes les veuves de sa famille. Il eut
jusqu’à trois femmes à la fois, dont deux étaient sœurs; c’étaient Ingonde et Aregonde.
Voici comment la chose se passa, la manière ajoute encore à la peinture des
mœurs. Ingonde était, de toutes ses femmes,
celle qu’il avait le plus aimée; elle faisait venir en France Aregonde sa sœur, et elle pressoir Clotaire de la
marier avec quelque seigneur de sa cour. Clotaire lui dit : «Il faudra voir
votre sœur». Il la vit, la trouva belle, l’épousa sur-le-champ, et dit à Ingonde : «J’ai vu votre sœur, elle est très bien; et
comme je ne connais point dans ma cour de plus grand seigneur que moi, c’est de
moi que j’ai fait choix pour son mari»
Des quatre fils qu’il laissa, trois étaient de la première de ces deux
sœurs, et le quatrième de la seconde : il ne parait pas que l’inceste qui avait
présidé à leur naissance leur ait seulement été objecté.
Quant à la polygamie simple, les rois alors se la permettaient souvent; on
ne sait pas jusqu’à quel point leurs sujets, à leur exemple, osaient violer
toutes les bienséances dans leurs mariages. Un canon du second concile
d’Orléans, qui défend d’épouser sa belle-mère ou la femme de son père, peut
faire conjecturer que le désordre avait été poussé fort loin.
Clotaire avait eu en tout six femmes, soit à la fois, soit successivement.
Ces mariages, dit M. de Montesquieu, «étaient moins un témoignage
d’incontinence, qu’un attribut de dignité»
LES QUATRE FILS DE CLOTAIRE.
Le royaume de Clovis, partagé
d’abord entre ses fils, déchiré par l’effet inévitable de ce partage même,
réuni ensuite sous Clotaire I, fut partagé pour la seconde fois entre les
quatre fils de ce prince. Chérebert fut roi
de Paris; Gontran, d’Orléans et de Bourgogne;
Sigebert d’Austrasie; Chilpéric, de Soissons. Ce second partage ramena les
mêmes troubles que le premier avait causés; l’ambition de ces princes ne
pouvait se contenir dans les limites qui leur avoient été assignées. Chilpéric
surtout, le plus inquiet des quatre, cherchait sans cesse les occasions de
s’agrandir aux dépens de ses frères; il leur fit souvent la guerre, surtout à
Sigebert: mais leur ambition ne devint insatiable, ni leur haine implacable,
que quand deux femmes violentes les animèrent l’un contre l’autre.
Chérebert et Gontran n’avoient
fait que s’avilir par leurs mariages avec des servantes, ou des filles de
cardeurs de laine ou de bergers : Sigebert et Chilpéric, par leurs mariages,
firent leur malheur et celui de leurs peuples. Sigebert épousa Brunehaut
ou Brunichilde, fille d’Athanagilde,
roi des Visigoths, qui possédaient alors l’Espagne: c’était un mariage assorti,
et qui semblait devoir être heureux; mais le germe de méchanceté que Brunehaut
cachait sous un extérieur séduisant ne tarda pas à se développer. Gogon, maire du palais d’Austrasie, qui l’avait été
chercher en Espagne, fut sa première victime: la place qu’il occupait, et plus
encore son mérite, lui donnaient beaucoup de part au gouvernement : ce fut par
là qu’il déplut à Brunehaut, qui voulait gouverner seule. Elle ne cessa
d’irriter Sigebert contre lui, jusqu’à ce qu’elle en eût arraché l’ordre de
faire mourir ce ministre.
Quant à Chilpéric, il avait, d’une femme nommée Audouère (dont
les historiens ne marquent point la condition), trois fils, Théodebert, Mérouée, et Clovis. Audouère eut
encore une fille; Chilpéric était absent lorsqu’elle naquit; Frédégonde, une
des femmes d’Audouère, lui persuada de tenir
elle-même sa fille sur les fonts, et elle se servit ensuite de ce prétexte pour
la faire répudier, en alléguant l’alliance spirituelle qu’Audouère avoit contractée avec Chilpéric; car, selon les idées
du temps, on ne pouvait épouser l’homme ou la femme dont on avait tenu les
enfants sur les fonts de baptême. Ce prince, qui se laissait dès lors séduire
par les artifices et les charmes de Frédégonde, prit tous les scrupules qu’elle
voulut lui donner; il quitta Audouère, et
l’enferma dans un monastère au Mans: il ne se livra pourtant pas encore
entièrement à sa passion pour Frédégonde; il voulut suivre l’exemple de
Sigebert, et fit demander Galasonte ou Galsuinde,
sœur aînée de Brunehaut. On ne la lui accorda pas sans peine; on prit, pour
assurer le bonheur de cette princesse, des précautions qui hâtèrent sa perte:
on voulut que Chilpéric jurât sur les reliques des saints, en présence des
ambassadeurs d’Espagne, de n’avoir point d’autre femme que Galasonte tant qu’elle vivrait.
Cependant Frédégonde enchaînait de plus en plus Chilpéric par des refus
perfides : «Je ne puis être à vous, lui disait-elle, tant que Galasonte vive : un serment inviolable vous unit à
elle seule, tant qu’elle respire». Chilpéric entendit trop bien ce que ces
refus et ces scrupules voulaient dire : on trouva Galasonte étranglée
dans son lit, et Frédégonde monta sur le trône.
CHAPITRE PREMIER
566 - 568
Mariage de Brunehaut et de Sigebert. Les fêtes des noces.
Prédominance de l’influence romaine à la cour d’Austrasie. Meurtre de Galeswinthe. Commencements de la haine et de la lutte de
Brunehaut et de Frédégonde
Vers le milieu de l’année 566, le palais des rois
wisigoths à Tolède était en fête à l’occasion d’une ambassade de Francs venus
du lointain royaume d’Austrasie pour demander au roi Athanagilde la main de sa fille cadette, nommée simplement Brune, mais que les
Francs appelèrent, pour lui faire honneur, Brunechild, la brune héroïne. Aux yeux d’un peuple civilisé comme l’étaient devenus
les Wisigoths, habitués par un long contact avec les Romains à toutes les
délicatesses, à tout le luxe raffiné de l’empire en décadence, c’étaient
cependant d’étranges ambassadeurs que ces guerriers francs, ces antrustions du
roi Sigebert ; dans les salles de marbre du palais de Tolède, au milieu des courtisans
d’Athanagilde vêtus de pourpre et de soie, affectant
de porter avec l’élégance d’un patricien du siècle d’Auguste la toge et la
tunique classiques, les Francs semblaient de vrais barbares avec leurs
justaucorps de peau mal tannée, leur court manteau vert de drap grossier, garni
de fourrure de loup, et leur large ceinturon de cuir qui supportait couteau,
scamasaxe et jusqu’à un peigne; leurs jambes étaient nues, entourées de
bandelettes; pour chaussures ils avaient des peaux fraîchement écorchées, couvertes
de leur poil, encore tachées de sang caillé. Sur leurs cheveux teints d'un
rouge ardent, coupés ras par derrière et relevés en grosses nattes sur le haut
du front, ils portaient un lourd casque de fer, de forme conique, rouillé par
les pluies du voyage et les neiges des Pyrénées, et sur lequel ils clouaient en
guise de cimier des ailes d’aigle, de hibou ou encore de gigantesques
chauves-souris.
Brune, que, pour nous conformer à la tradition populaire,
nous nommerons désormais Brunehaut, avait été élevée, comme une princesse de
Rome ou de Byzance, dans l’élégance et dans le luxe ; néanmoins le farouche
aspect des Francs ne l’effraya pas un instant. Volontiers, elle accepta de
régner sur ces guerriers encore barbares; elle comprit que du moins c’étaient
des hommes, qu’ils étaient une force; elle espéra la diriger et elle pensa
qu’avec les Francs on pouvait faire de grandes choses.
Le roi son père, Athanagilde,
connaissait depuis longtemps le danger qu’il y avait à mécontenter les
guerriers du Nord; les Wisigoths n’avaient pas oublié la perte de leurs plus
belles provinces de Gaule, enlevées à leurs pères par Clovis, aïeul de
Sigebert, et une alliance avec ce Sigebert, roi d’Austrasie, le plus vaillant
des princes francs, paraissait à toute la nation une garantie de sécurité pour
ce qu’elle possédait encore en Aquitaine et en Septimanie.
De leur côté, les ambassadeurs austrasiens, à la tête
desquels se trouvait un des plus grands seigneurs de la cour de Sigebert, le
maire du palais Gogon, avaient été charmés par la
grâce et la beauté de Brunehaut, cette vierge de dix-neuf ans, si différente
des femmes grossières et ignorantes auxquelles ils étaient habitués. «La jeune
fille, disaient-ils, a de la noblesse dans toutes ses actions, elle est belle à
voir, et ses manières respirent la politesse et la grâce.»
Les riches trésors que la fille d’Athanagilde emportait en dot, sa générosité pour les guerriers de son escorte, ne firent
pas non plus tort à sa bonne renommée. En outre, pour les Francs, Brunehaut
était comme eux d’un sang barbare; elle descendait des Wisigoths, ces aînés de
la grande invasion; pour les Gallo-Romains c’était au contraire une princesse
civilisée, qui allait adoucir le rude esprit des Francs : ainsi, chacun
comptait sur elle, la regardait comme sienne, et la fille des rois wisigoths,
au-devant de laquelle avait été son mari, arriva, après avoir traversé toute la
Gaule, dans ses nouveaux Etats d’Austrasie, au milieu de l’allégresse
universelle.
Ce fut dans la ville de Metz, ancienne colonie romaine,
où se trouvaient encore, malgré le passage des Huns d'Attila, beaucoup de
débris d’une ancienne splendeur, entre autres un cirque et une naumachie, que
furent célébrées les noces de Sigebert et de Brunehaut. Elles eurent un
caractère particulier de grandeur et surtout de délicatesse civilisée qui
frappa d’étonnement les frères du roi d’Austrasie, habitués à épouser par la
simple cérémonie germaine du denier, et quelquefois même sans cérémonie aucune,
leurs reines, généralement au nombre de trois ou quatre et prises presque
toujours dans les basses classes franques ou gallo-romaines.
Sigebert en effet, épousant une princesse, une femme dont
le rang était égal au sien, désirait pour lui complaire, la sachant attachée à
la civilisation romaine, que les fêtes de ses noces fussent autant que possible
dignes de celles que les rois de Tolède donnaient à leur cour élégante et
polie.
Or il y avait justement alors, parcourant le monde pour y
chercher fortune, un étrange personnage, à la fois héritier des poètes
faméliques de l’empire et précurseur des trouvères errants du moyen âge;
c’était le poète Venantius Fortunatus, qui devint
plus tard évêque de Poitiers.
Voyageant en ce moment en Gaule, allant d’un monastère à
la villa d’un riche Gallo-Romain, partout enfin où ses vers classiques
pouvaient suffire à payer l’hospitalité, Fortunatus accueillit avec
empressement l’invitation qui lui fut faite de venir à Metz pour rehausser par
l’éclat de son génie poétique les luxueuses cérémonies que préparait le roi
Sigebert.
Bien accueilli par le roi, largement hébergé, et même
richement payé, Fortunatus se mit à composer, pour célébrer l’heureuse union de
son bienfaiteur, un épithalame dans le goût de Tibulle ou de Properce, qui fut
récité par lui-même au milieu du festin solennel qui termina le jour des noces.
C’eût été pour un vrai poète un admirable spectacle, une
vraie bonne fortune que ce banquet du roi Sigebert. Dans une salle immense
tendue d’un mélange d’étoffes tissées d’or et soie et de fourrures rares sur
lesquelles étaient attachés de larges boucliers blancs, des trophées d’armes
étranges, d’angons, de francisques et de scamasaxes, se dressaient de longues
tables chargées de vases et de plats de toute espèce; on y pouvait admirer des merveilles
d’orfèvrerie, de grands bassins d’or et d’argent incrustés à la fois de pierres
gravées, de camées rares et de pierreries brutes, butin des rois francs, débris
des trésors romains ou burgondes ; et, tout à côté, d’énormes et grossiers
plats de bois, taillés à coups de hache, supportaient des sangliers et des
cerfs entiers ; ici, c’étaient de fines coupes en verre de couleur, la plupart
décorées d’émeraudes ou de rubis, fragiles épaves échappées par miracle aux
rudes étreintes des mains barbares; là, au contraire, de grandes cornes
d’auroch, grossièrement montées en argent, antique héritage des aïeux de la
Germanie. Devant chaque convive, des rondelles plates de pain sans levain
servaient d’assiettes, assiettes qu’on mangeait au dessert, alors qu’elles
s’étaient imprégnées de sauces et de jus. Comme mets à l’usage des nobles
francs ou germains, on servait de grosses pièces de viande rôtie, fortement
épicées, qu’ils déchiraient à l’aide des couteaux qui ne quittaient jamais leur
ceinture de cuir ; aux évêques, aux nobles gallo-romains, aux sénateurs
d’Auvergne, la province alors la plus civilisée, on présentait, dans des
écuelles d’argent ou de vermeil, des consommés de volaille, des ramures de
jeune cerf frites et coupées par minces tranches, des oiseaux délicats
accommodés au safran, au benjoin, au cumin, et ces poissons de la Moselle,
indignes héritiers des mulets d’Apicius ou du turbot de Domitien, mais qu’avait
cependant célébrés le poète Ausone de Bordeaux. Quant aux boissons , on versait
indistinctement dans toutes les coupes les vins préparés à la mode romaine, l’hypocras,
la bière et même le jus sanglant exprimé de viandes à moitié cuites.
Les convives étaient la fidèle image de la confusion de
races qui régnait alors dans la Gaule. Près du roi et de la reine, aux places
d’honneur, se trouvaient les évêques et les ducs païens des Thuringiens et des
Bavarois, vassaux souvent turbulents du royaume d’Austrasie ; tout le long des
tables étaient mêlés les uns aux autres les antrustions et les clercs, les
guerriers francs, les nobles gallo-romains, les Wisigoths de l’escorte de la
reine, les sénateurs des anciennes villes municipales. Il ne fallait rien moins
que la présence du roi pour empêcher que des querelles ne s’élevassent entre
les hommes de guerre disant hautement que celui qui savait lire ne pouvait être
qu’un lâche, et les héritiers des grandes familles sénatoriales regrettant le
temps disparu où la barbarie des armes germaines le cédait à la majesté de la
toge romaine.
Cependant, le repas ne fut troublé, chose rare, ni par
des rixes, ni par des querelles, et, lorsque le poète Fortunatus réclama le
silence pour chanter les louanges des deux époux, tous l’écoutèrent
religieusement. Il est vrai qu’une grande partie des leudes francs et que la totalité
des chefs de Bavière et de Thuringe n’y comprenaient pas grand’chose,
et que les Gallo-Romains, sevrés depuis longtemps de toute espèce de poésie, se
contentaient, pour admirer, de retrouver au passage la chute classique de
l’hexamètre.
Nous supposons que nos lecteurs n’auraient pas (et grand
Dieu! qu’ils auraient raison), la patience des invités du roi Sigebert ; aussi
leur ferons-nous grâce de cet épithalame, bien inférieur à ce que pourrait
composer en quelques heures un médiocre élève de rhétorique. Disons seulement
que Fortunatus trouva le moyen d’employer cent vingt vers à ne rien dire; ce
petit poème n’est qu’un assemblage de lieux communs, mal rattachés les uns aux
autres, ce qu’on y apprend de plus clair, c’est que Brunehaut avait des dents
de perles, un teint de lis et de rose, des yeux brillants comme le diamant, ce
qui peut servir pour toutes les jeunes mariées, qu’elle était une Vénus
nouvelle et son époux un second Achille ; le malheureux Sigebert aurait aussi
bien pu être assimilé au dieu Mars, afin de ne pas déroger à la comparaison
divine concédée à sa femme; mais Fortunatus avait besoin d’une brève et
de deux longues, et voilà pourtant à quoi tient la réputation d’un
homme, quand c’est un poète qui écrit l'histoire.
Les débuts du mariage de Sigebert et de Brunehaut furent
véritablement heureux; les deux époux semblent avoir eu l’un pour l’autre une
sincère affection; Brunehaut admirait en son mari le courage indomptable,
l’énergie virile, apanage des races barbares; il avait de plus conservé cette
honnêteté native, cette candeur dont, cinq siècles avant, Tacite faisait
honneur aux Germains, mais que tous les autres Mérovingiens, sans exception, de
Clovis jusqu’aux frères alors vivants de Sigebert, avaient complètement perdue
par suite du contact corrupteur de la civilisation en décadence dont les
mauvais côtés seuls les avaient séduits. Quant à Sigebert, il trouvait en
revanche dans Brunehaut une femme douée non-seulement de tous les charmes
extérieurs, mais encore instruite, intelligente, de bon conseil et de grand
secours pour les arguties de la politique, réservées d’ordinaire par les rois
francs à quelque Gallo-Romain, à quelque homme de la race vaincue dont ils se
méfiaient toujours un peu. Grâce à l’influence de la reine, la cour d’Austrasie,
jusqu’alors la plus sauvage, la moins civilisée des cours mérovingiennes,
changea complètement d’aspect, au lieu des chefs des tribus germaines de
l’autre côté du Rhin, on y vit affluer les nobles gaulois et romains de toutes
les parties de l’ancienne Gaule.
Bientôt la cour de Sigebert affiche la prétention de
ressusciter celle des Théodose et des Justinien. Par les conseils de la reine,
une ambassade ira bientôt conclure à Constantinople, entre l’empereur Maurice
et le roi illustre (titre reconnu aux Mérovingiens par les empereurs
depuis le consulat de Clovis), un traité d’alliance, même, chose plus rare à
cette époque, un traité de commerce. L’Austrasie entre véritablement dans le
concert des peuples civilisés réduits alors à l’empire d’Orient et aux Etats
des rois goths. Brunehaut, qui a renoncé à l’hérésie d’Arius pour embrasser le
catholicisme, est dès lors bien vue des évêques, cette grande puissance des
temps barbares. Autour de la nouvelle reine se pressent des hommes de race
romaine, Firminus, comte de Clermont, qu’elle
chargera de ses missions à la cour de Constantinople, Flavianus,
qui porte le titre emprunté à la hiérarchie byzantine de grand domestique, Florentianus, futur maire du palais, puis un Wisigoth, le
cubiculaire Charigisel, venu d’Espagne avec la reine
et qui sera tué quelques années plus tard, à Tournay, aux côtés de Sigebert;
enfin, comme pour faire honneur à la science qui élève les plus humbles au
niveau des plus grands, au milieu de tous ces seigneurs, dans le cercle intime qui
entourait la souveraine, vient prendre place un-simple esclave, Andarchius, racheté par ordre de Sigebert à un sénateur de
Marseille. Cet Andarchius s’était rendu célèbre dans
toute la Gaule pour sa profonde connaissance de Virgile et surtout pour sa science
du droit romain.
Le droit romain ! A côté du droit barbare, c’était la
perfection ; et le rêve de Brunehaut était de l’acclimater sous le ciel brumeux
de l’Austrasie. Substituer à l’anarchie l’ordre impérial, à la guerre intestine
la paix civile, faire fleurir le commerce, les arts pacifiques, bâtir des
palais, mais aussi des hôpitaux et des églises, construire de nouvelles routes
et réparer les anciennes, en un mot rendre la vie à ce grand corps meurtri,
inanimé, de la Gaule romaine, faire de ces provinces morcelées, déchirées, un
tout bien homogène, un grand empire, une France enfin, c’était le rêve de
l’épouse de Sigebert ; peu s’en fallut qu’elle ne réussît et que l’histoire de
la vraie France, au lieu de dater de Charlemagne ou d’Hugues Capet, de datât de
Brunehaut.
Sigebert eut le mérite de comprendre la valeur morale de
son épouse, il lui abandonna la direction entière de la politique intérieure
comme de la politique extérieure. Ses Etats d’ailleurs, quelques mois après son
mariage, s’étaient considérablement accrus par suite du décès de son frère
Caribert; la moitié de Marseille partagée avec Gontran, et plusieurs cités
romaines, entre autres celles de Tours, de Poitiers, d’Alby et de Bayonne,
avaient été réunies à ce que le roi d’Austrasie possédait déjà outre-Loire. Quant
à lui, laissant Brunehaut organiser ses Etats, il ne se réserva que le soin de
la guerre et la direction des armées.
La guerre, du reste, à cette époque, ne restait jamais
longtemps sans éclater. Nous allons bientôt la voir mettre aux prises les trois
royaumes francs qui se partageaient alors la Gaule.
Tout le monde a lu dans Augustin Thierry (Récits des
temps mérovingiens, chap. 1), le poétique récit de la mort de Galeswinthe. On sait que, sœur aînée de Brunehaut, Galeswinthe était devenue la femme de Chilpéric, roi de
Neustrie, appelé souvent aussi roi de Soissons, frère de Sigebert et son aîné
de quelques années. Chilpéric, en épousant Galeswinthe,
avait renoncé, pendant quelque temps, à ses mœurs renouvelées de celles du roi
Salomon, l’auteur de la Sagesse. Mais, bientôt, le royal couple de Neustrie
avait cessé d’être uni; une des anciennes maîtresses du roi, habile, impérieuse
et cruelle, avait repris sur lui tout son empire; cette fois, Frédégonde, la
fille franque aux cheveux rouges, avait voulu être reine, et Galeswinthe, assassinée, avait été dormir l’éternel sommeil
à la pâle lueur des lampes sacrées, sous les voûtes d’une basilique.
A peine la nouvelle de ce meurtre parvenait-elle à la
cour d’Austrasie, que l’époux de Brunehaut appelait aux armes tous ses
guerriers; Gontran lui-même, le roi de Bourgogne, quoique ami du repos et de la
paix, partagea l’indignation de Sigebert ; il fit, comme lui, proclamer son ban
de guerre dans tous ses États ; et Chilpéric, mal soutenu par ses leudes,
qu’avait peut-être indignés ce lâche attentat, mais qu’avait sûrement effrayés
l’alliance des deux rois, Chilpéric se vit bientôt, malgré tous ses efforts,
réduit aux dernières extrémités.
Heureusement pour lui que Gontran, en sa qualité
d’aspirant à la canonisation, s’avisa de l’impiété qu’il y avait à se faire la
guerre entre frères, il s’interposa comme médiateur entre Sigebert et
Chilpéric. Sigebert lui-même, malgré toutes les obsessions, toutes les prières
de Brunehaut pour qu’il continuât la lutte, conservait au fond du cœur un reste
d’affection fraternelle pour le misérable Chilpéric , il céda aux instances de
Gontran , au nom de Brunehaut, il accepta le prix du sang, le wergheld, et l’élite des Francs des trois royaumes,
présidée par le roi de Bourgogne, accorda à la reine d’Austrasie les cinq
villes de Bordeaux, Limoges, Cahors, Béarn (très-probablement Maslac, près Orthez), et Bigorre (Tarbes), que l’infortunée Galeswinthe avait reçues comme douaire, de son meurtrier.
Brunehaut, devant la ferme résolution de son mari, qui ne
voulait pas lutter contre son frère, se vit forcée d’accepter cette
compensation, suffisante aux yeux des Francs pour payer le sang de sa sœur.
Mais, pour elle, elle voua à Chilpéric et surtout à Frédégonde une de ces
haines terribles qui éclatent et tonnent dans la sombre histoire des vieux âges
comme un volcan dans la nuit.
CHAPITRE II
568 — 575
Invasion des Huns, 568. Mauvaise foi de Chilpéric. Ses
incessantes attaques contre Sigebert, 573. Défaite de Chilpéric. Sigebert et
Brunehaut à Paris, 575. Départ de Sigebert pour Tournay. Saint Germain de
Paris.
Il y avait peut-être aussi une autre raison que l’amour
fraternel pour pousser Sigebert à épargner ce frère dénaturé, qui avait déjà
tenté peu auparavant de lui enlever son trône, en profitant d’une guerre
dangereuse que le roi d’Austrasie avait eu à soutenir contre les Huns, et cela
dans l’intérêt de toute la Gaule.
Pour la seconde fois, les Huns Avares, invinciblement
attirés par les richesses de la Gaule, s’avançaient contre l’Austrasie. Devant
eux tout fuyait, la terreur populaire grossissait encore le danger; les cheveux
des Huns, tressés en longues nattes flottantes, devenaient, dans les récits du
vulgaire, autant de serpents irrités, sifflant comme ceux de la tête de Méduse;
les cavaliers errants, que l’envahisseur envoyait battre le pays en éclaireurs,
aperçus de loin aux lueurs douteuses du crépuscule, étaient devenus dans
l’imagination gallo franque, grâce à leur accoutrement bizarre, autant de
fantômes et de spectres, muette et effrayante armée qui servait d’avant-garde à
ces hordes qu’on disait nées des démons et des sorcières.
Cette fois, Sigebert, malgré tout son courage personnel,
ne fut pas victorieux; ses troupes, épouvantées, en proie à une superstitieuse
terreur , ne voulaient pas combattre, et il en fut réduit à traiter avec le
chef des Huns Avares ; du reste, il semble que le roi avait pris auprès de
Brunehaut quelque habitude de la politique et de la diplomatie; le guerrier
franc sut se montrer aussi négociateur habile; dissimulant l’effroi des siens,
il séduisit par ses manières civilisées, par des présents habilement
distribués, le kan des Avares et son entourage ; bref, d’un ennemi il sut se
faire un allié, qui jura solennellement de ne jamais plus porter les armes
contre lui.
C’est après cette paix que se place une courte irruption
des troupes de Sigebert dans la Provence, part du roi Gontran . Les historiens accusent
le roi d’Austrasie d’avoir fait cette guerre sans raison; il avait au contraire
deux raisons : la première, c’était qu’il se croyait à bon droit lésé par
Gontran, qui, lors du partage de la succession de Caribert, avait gardé pour
lui seul tous les trésors de ce prince; la seconde, c’était un juste
mécontentement de ce que Gontran ne fût pas venu à son aide dans sa lutte
contre les Avares, lutte qu’il soutenait pour la défense commune de tous les
royaumes francs. Puis, Brunehaut le poussait à cette revendication de toute la Provence;
il s’y trouvait en effet une ville importante, partagée entre les deux frères,
par suite fort mal gouvernée, que la reine d’Austrasie désirait acquérir en
totalité; toujours préoccupée de rendre la vie au commerce, à l’industrie, ces
richesses des peuples civilisés, elle comprenait tout ce que Marseille,
l’antique métropole du négoce occidental, aurait pu déverser de richesses et,
par suite, de bien-être, de civilisation, dans la Gaule franque, sans les
ineptes exactions des officiers du roi Gontran, bêtement avides comme tous les
fonctionnaires fiscaux, et toujours en querelle avec les Romains intelligents
et moins rapaces que l’Austrasie leur envoyait comme collègues.
Du reste, cette guerre n’eut pas de suite, les deux
frères, n’ayant pas de véritable haine l’un contre l’autre, entrèrent bientôt
en arrangement.
Le calme renaît donc dans les Etats francs, mais ce n’est
que pour quelques mois. Voici maintenant Chilpéric qui, regrettant toujours les
villes cédées à Brunehaut, veut se dédommager en enlevant à Sigebert les deux
importantes cités de Tours et de Poitiers; il envoie pour les conquérir son
fils Clovis; mais Sigebert, et Gontran comme défenseur de la foi jurée, font
marcher leurs troupes contre le jeune prince neustrien. Clovis, vaincu par le
patrice Mummolus, qui commandait les deux armées réunies de Bourgogne et
d’Austrasie, s’enfuit avec quelques fidèles jusqu’à Bordeaux que possède depuis
peu de temps Brunehaut, comme prix du sang de Galeswinthe;
il y entre par surprise, s’en empare, mais en est bientôt chassé par le
margrave Sigulf (du parti de Sigebert), qui appelle à
son aide les guerriers des tribus basques, toujours avides de bataille et
surtout de butin, et les Gallo-Romains des Landes, qui avaient conservé dans
leurs farouches solitudes l’énergie belliqueuse de leurs ancêtres.
Complètement battu, poursuivi une journée entière par les
Basques, qui couraient sur ses traces en sonnant de leurs trompes de chasse,
Clovis parvint cependant à regagner le royaume de son père.
En vain Gontran s’interpose : par ses soins une assemblée
d’évêques se réunit à Paris et veut réconcilier Sigebert et Chilpéric; au
printemps suivant, Chilpéric recommence la guerre et charge un autre de ses
fils, Théodebert, de conquérir ces deux riches villes de Tours et de Poitiers,
qui lui tenaient tant à cœur; le duc austrasien, Gondebaud, qui tâche de les
défendre, est forcé de battre en retraite. Théodebert ravage la Touraine, pille
même les couvents, égorge jusqu’aux clercs. Cette fois, c’en est trop; Brunehaut,
Sigebert le reconnaît enfin, avait bien raison lorsqu’elle le conjurait d’être
sans pitié pour Chilpéric. Il faut en finir, et le roi d’Austrasie se décide à
un grand et redoutable parti; il appelle à lui, sous ses catholiques bannières,
ornées des images des saints, toute la Germanie païenne.
Et alors, la Gaule entière tremble d’épouvante; en effet,
la Germanie n’a que trop bien répondu à l’appel de Sigebert. Déjà les Souabes,
les Bavarois, les Alamans, les Thuringes, tous les
hommes aux longues moustaches blondes sont entrés en Austrasie; le Rhin est
franchi, les païens sont dans la Gaule. Sigebert leur a promis les trésors du
roi de Soissons, aussi leur nombre augmente de jour en jour; c’est une
véritable inondation de barbares ; sur tous les grands chemins qui de la
Germanie mènent à la Gaule, on ne voit plus que des hordes sauvages, se hâtant
de gagner les campagnes où mûrit la vigne, les villes où l’or se récolte à
coups d’épée, comme dans les grandes forêts le bois à coups de hache.
Les évêques de Gaule prient Dieu de détourner les
effroyables calamités qui les menacent; Gontran lui-même s’émeut; il se ligue
avec Chilpéric pour s’opposer à l’entrée des Germains de Sigebert sur le
territoire de Neustrie; les évêques lui ont dit que l’invasion barbare est pour
les royaumes comme la tache d’huile pour les étoffes : elle s’étend et gagne
sans cesse. Mais Sigebert ne craint rien; il est décidé à aller jusqu’au bout,
ses bandes sont réunies, il va envahir la Neustrie. Il arrive au bord de la
Seine, près de l’endroit où elle reçoit la Marne, et, pour éviter de la
traverser devant les troupes de Chilpéric, massées sur l’autre rive, il fait un
détour de quelques lieues, gagne le territoire de Gontran dans la plaine de
Melun, et le somme de le laisser passer, en ces termes brefs et menaçants :
«Si, pour ton malheur, tu ne me laisses pas traverser le fleuve, je me jetterai
sur toi avec toute mon armée.» Gontran s’épouvante, fait reculer le corps
d’observation qu’il avait sous les murs de Melun, et laisse Sigebert maître de
faire tout ce qu’il voudra. Le roi d’Austrasie entre donc en Neustrie; mais
Chilpéric fuit devant lui; des bords de la Seine il recule jusqu’aux bords du
Loir, à Alluye. Vainement Sigebert le provoque, lui
écrit : « Si tu n’es pas un lâche, arrête-toi enfin et accepte le combat. »
Chilpéric répond par d’humbles prières; il s’avoue
coupable, demande grâce. Gontran, encore une fois, supplie son frère
d’Austrasie de se montrer clément, lui montre le danger que font courir à toute
la Gaule ces Germains qui ne respectent même pas toujours les propres domaines
de Sigebert. Et celui-ci, cédant à ses instances, épargne encore une fois son
frère.
Mais Chilpéric était incorrigible; à peine quelques mois
se sont-ils écoulés qu’il entraîne le faible Gontran à s’unir avec lui contre
Sigebert; tandis que son fils Théodebert attaque les villes austrasiennes de la
Loire, Chilpéric lui-même envahit et met à feu et à sang le territoire de
Reims, domaine de Sigebert. C’est par trop de trahison et d’ingratitude; désormais
rien n’arrêtera plus Sigebert, ni les hommes ni Dieu même, et il jure à
Brunehaut que Galeswinthe sera vengée; il rappelle
ses Germains, et ce ne sont plus seulement les trésors du roi de Soissons qu’il
leur promet, c’est la Neustrie tout entière. Les villes, les terres, les
hommes, tout est à eux, ils n’ont qu’à venir le prendre. Gontran, épouvanté,
rompt son alliance avec Chilpéric et sollicite une paix qu’il obtient
facilement; Sigebert n’en veut qu’à Chilpéric. En quelques jours celui-ci est
battu, son fils Théodebert est, dans une rencontre, tué près d’Angoulême, ses
leudes l’abandonnent; voulant sauver leurs terres promises aux Germains, ils
proposent à Sigebert de le reconnaître pour leur roi; toute la Neustrie est
prête à se soumettre à sa domination ; et, tandis que Chilpéric , qui a vu tous
les siens le fuir comme un maudit, va chercher un refuge dans les murs de la
forte place de Tournay, où accourent bientôt le bloquer les Austrasiens et
leurs auxiliaires germains, Sigebert, après avoir parcouru et soumis la
Neustrie jusqu’à Rouen, entre triomphalement dans Paris, l’ancienne capitale de
Clovis, qui va devenir la sienne, et où Brunehaut est venue l’attendre pour lui
rappeler que rien n’est fini tant que Chilpéric vit encore.
Après quelques jours de repos passés auprès de sa femme
et de ses trois enfants, Childebert, son fils, et ses deux filles Ingonde et Clodosinde, Sigebert
s’apprêta à se rendre à Tournay pour y terminer cette guerre qui s’était si
souvent renouvelée. Sur sa route, la grande assemblée des Francs de Neustrie,
réunie à Vitry près de Douai, devait le proclamer roi, après avoir prononcé la
déchéance de Chilpéric. Tournay était étroitement bloqué, Chilpéric se sentait
perdu; un seul leude lui était resté fidèle; quelques rares soldats, des
esclaves d’une fidélité douteuse, c’était là tous ses défenseurs; Frédégonde,
sa conseillère habituelle, malade, en couches, était réduite au désespoir et ne
savait quoi tenter. Les deux meurtriers de Galeswinthe se voyaient aux abois ; la curée n’allait pas tarder.
Et voici qu’alors l’Eglise chrétienne frémit du
fratricide qui va se commettre; chaque jour on sentait s’approcher davantage de
la gorge haletante de Chilpéric le couteau du roi Sigebert. L’évêque qui
occupait le siège de Paris, Germain (qu’il ne faut pas confondre avec son
prédécesseur, Germain d’Auxerre), essaya d’arrêter cette terrible justice en
laquelle il ne voyait qu’un crime. Il écrivit d’abord à Brunehaut pour qu’elle
détournât son mari de ce meurtre que tous prévoyaient; mais c’était mal
connaître le cœur humain que de s’adresser à la sœur de Galeswinthe pour implorer le pardon du mari de Frédégonde; Brunehaut ne répondit pas
favorablement à la missive épiscopale, et l’évêque de Paris se résolut à faire
une seconde tentative, cette fois auprès de Sigebert lui-même.
C’était le jour fixé pour le départ du roi d’Austrasie;
autour du palais de la Cité se pressait l’escorte royale, les cavaliers d’élite
enfiévrés d’impatience, Gallo-Romains d’outre-Loire, vêtus de la cuirasse de
peau aux ornements de bronze, Wisigoths venus avec la reine, couverts de légers
habits de toile, armés de la large épée ibérique, puis les antrustions du roi
brandissant leur angon, gigantesque harpon de fer qui ne sortait plus des
blessures une fois faites et pêchait l’ennemi dans le tourbillon des mêlées.
Bientôt le roi parut, il avait l’air grave et sévère, on voyait qu’il partait
avec une terrible et immuable résolution. Sans parler, d’un bond il sauta sur
son étalon de guerre, et le groupe des cavaliers se mit en marche. Aux
acclamations de la foule la cité et le faubourg du Nord furent bientôt
traversés. Mais, comme Sigebert allait franchir la porte, voici que, pareil à
un de ces prophètes qui sortaient d’une caverne ou d’un tombeau pour prédire
aux rois d’Israël les calamités que Jéhovah tenait suspendues sur leur tête, un
homme pâle, amaigri par la fièvre, se jeta à la bride du cheval de Sigebert, et
s’adressant au roi : «Si tu pars, dit-il, dans l’intention de ne pas tuer ton
frère, tu reviendras victorieux; sinon, c’est toi qui mourras!». Cet homme
était Germain, l’évêque de Paris, qui, malade, s’était arraché à son lit pour
parler lui-même à Sigebert. Au milieu du grand silence qui s’était fait aux
paroles de l’évêque, le roi, muet, impassible comme la statue de la Justice,
doucement écarta Germain et continua sa route; bientôt l’escorte royale
disparut au bout du long chemin qui menait vers le Nord, ses bannières
s'effacèrent à l’horizon, la foule, inquiète des prédictions de Germain,
silencieusement rentra dans Paris, et l’évêque, attristé, retourna prier dans
sa sombre basilique.
Cependant, dans le palais des empereurs, entourée de ses
fidèles et de ses flatteurs, Brunehaut, heureuse et rayonnante, se voyait enfin
près de toucher à son but; elle n’avait plus que quelques jours à attendre pour
voir revenir son mari avec ces deux joyaux si ardemment convoités, la couronne
de Neustrie brillant sur son casque royal et, ballottant au collier de son
cheval de guerre, la tête sanglante de Chilpéric.
CHAPITRE III
575 — 576
Annonce de la mort de Sigebert. Brunehaut, captive de
Chilpéric. Mérovée. Le roman de Brunehaut.
Autour de Brunehaut affluaient depuis quelques jours les
notables de Neustrie, avides de lui faire leur cour; évêques, magistrats des villes,
et ceux des chefs de guerre qui n’avaient pas été appelés à l’armée de
Sigebert, se pressaient au palais de la Cité, pour faire assaut de fidélité et
de dévouement.
Néanmoins, une vague inquiétude obsédait depuis quelque
temps l’esprit de la reine; les paroles menaçantes de Germain revenaient sans
cesse à sa pensée; elle sentait planer au-dessus de sa tête la menace d’une
catastrophe.
La catastrophe éclata bientôt; un matin, la reine se
réveille dans un palais désert; étonnée, elle veut sortir: les portes se
ferment devant elle; elle demande ses fidèles: ils arrivent à sa voix, et c’est
pour lui répondre qu’ils ne sont plus les gardes de la reine, mais les geôliers
de la veuve.
En effet, la nouvelle de la mort de Sigebert venait
d’arriver à Paris; on avait appris que le roi d’Austrasie, au moment même où
les Francs l’élevaient sur le pavois, avait été poignardé par deux jeunes gens
qu’avait su fanatiser Frédégonde; une révolte avait suivi le meurtre; les
leudes austrasiens, mécontents de l’entourage presque entièrement gallo-romain
et wisigoth de Sigebert, avaient massacré ses principaux officiers; les
Neustriens, qui se trouvaient en grand nombre dans l’armée, étaient retournés
au parti de leur ancien prince, Chilpéric; et Chilpéric lui-même, subitement
revenu, grâce à la formidable énergie de Frédégonde, l’arbitre et le maître
tout-puissant de la Gaule, s’avançait à marches forcées sur Paris, déclarant
que les Parisiens répondaient sur leurs têtes de Brunehaut et de son fils
Childebert, l’héritier du royaume d’Austrasie. De là, la terreur de l'entourage
de la reine et l’abandon où on l’avait laissée.
On comprendra facilement quelles durent être les inquiétudes de Brunehaut pour la vie de son jeune fils;
Childebert disparu, l’Austrasie appartenait à Chilpéric, et le digne fils du
roi Clotaire Ier, le fils de l’assassin des enfants de Clodomir, et qui plus
est l’époux de Frédégonde, n’était pas homme à reculer devant l’assassinat
d’une victime de cinq ans, surtout quand le prix du meurtre devait être un
royaume.
Heureusement, Brunehaut avait conservé un fidèle, le duc
Gondebaud; par les soins de celui-ci, pendant une nuit sombre, l’enfant,
enfermé dans un panier, fut descendu d’une fenêtre du palais; recueilli
aussitôt par un homme dévoué au duc, il fut immédiatement emmené à bride
abattue dans la direction du Nord-Est; sur la route des relais, une escorte,
étaient préparés, et le jeune prince parvint heureusement à Metz.
Metz, qui se voyait à la veille de perdre son titre et
ses avantages de capitale, acclame l’orphelin; la plupart des grands chefs et
des leudes austrasiens, heureux de la longue minorité qu’ils prévoient, élèvent
Childebert sur le pavois consacré, et le fils de Brunehaut se trouve avoir
ainsi sauvé son trône et sa vie, en dépit de Chilpéric.
A ces nouvelles, Chilpéric, furieux, presse sa marche; si
Childebert lui a échappé, il ne veut pas du moins perdre Brunehaut, sa
précieuse captive. Bientôt, il arrive sous les murs de Paris; mais, là, il
s’arrête, il n’ose entrer dans la ville. En effet, lors du partage des biens du
dernier roi de Paris, Caribert, il avait été décidé que la ville resterait
indivise entre les trois frères survivants: Gontran, roi de Bourgogne ou
d’Orléans; Chilpéric, roi de Neustrie ou de Soissons, et Sigebert, roi
d’Austrasie ou de Metz, et que nul des trois rois n’y entrerait sous aucun
prétexte, sans la permission de ses deux autres frères. Saint Hilaire, saint
Martin et saint Polyeucte avaient été spécialement chargés de punir celui qui
oserait enfreindre cette convention; Sigebert, dans le feu de la conquête et de
la vengeance, ne l’avait pas respectée, et Sigebert était mort. Était-ce un
hasard, était-ce un effet de la vengeance des Saints offensés? cela donnait
beaucoup à réfléchir à Chilpéric.
Enfin le monarque embarrassé eut une idée lumineuse ; il
se fit apporter de nombreuses reliques, tout ce qu’on en put trouver aux
environs, convoqua tout le clergé d’alentour, et, précédé des châsses d’une centaine de Bienheureux et de Martyrs, dûment canonisés, il entra sous leur protection dans
Paris, persuadé et convaincu que les Saints, dont il avait d’ailleurs
généreusement payé le concours, le protégeraient contre la colère de leurs
collègues irrités.
En effet, tout se passa fort bien, et l’évêque Germain,
qui sans doute était depuis longtemps le partisan du pieux Chilpéric, lui fit
même, comme témoignage de sa satisfaction, la gracieuseté d’opérer un miracle
le jour de son entrée, en rendant à un paralytique l’usage de ses membres. Le
roi, ayant donc repris pleine confiance devant cette manifestation évidente de
la bonne volonté du Ciel à son égard, se rendit tout d’abord au vieux palais de
la Cité. Là Brunehaut l’attendait, tenant serrées contre elle ses deux filles
tremblantes.
Ce fut un moment solennel que celui où se trouvèrent en
présence l’assassin et la sœur de Galeswinthe, le
meurtrier et la veuve de Sigebert. D’un côté, une jeune femme, veuve avec deux
enfants, et veuve de la veille, trahie par les siens, abandonnée de tous ceux
qui l'auraient dû défendre et lui donner leur vie, de l’autre, le roi Chilpéric
et les leudes de Neustrie, les vaincus d’hier devenus les vainqueurs
d’aujourd’hui, et furieux de leurs défaites; avec eux, des leudes d’Austrasie,
traîtres à la mémoire de leur maître, ceux-là mêmes qui n’avaient pas attendu
que le cadavre de Sigebert fut refroidi pour acclamer son meurtrier, et qui,
plus acharnés encore que les Neustriens, en voulaient d’autant plus à Brunehaut
qu’ils se sentaient plus coupables envers elle.
Mais, dans toute cette tourbe d’hommes sanguinaires, qui
n’attendaient qu’un geste du roi pour la massacrer, Brunehaut, de son admirable
instinct féminin, encore aiguisé par le danger, avait deviné un protecteur.
C’était un jeune homme de haute taille, de mélancolique
figure; tandis que tous les autres guerriers portaient leurs cheveux ou relevés
sur le front, ou coupés courts, lui, au contraire, privilège exclusif delà
famille royale, laissait flotter sur ses épaules une opulente chevelure blonde
que le fer n’avait jamais touchée. Ce jeune homme était Mérovée, fils de
Chilpéric et de cette malheureuse reine Audovère
— 41 — que les intrigues de Frédégonde avaient fait
répudier, puis exiler au monastère de Saint- Calais. La jeunesse de Mérovée
s’était passée dans l’amertume. Il sentait peser sur ses épaules, comme une
chape de plomb, la lourde haine de sa marâtre. Impitoyablement surveillé par
Frédégonde, il avait eu bien des fois à encourir les reproches et la colère,
souvent injuste, de Chilpéric. La prison pouvait l’attendre aussi bien que le
trône, déjà même sa belle-mère avait essayé de le faire périr par le fer et par
le poison.
Le mot de Virgile est éternellement vrai : «Rien
n’enseigne à compatir à l’infortune comme de l’avoir soi-même supportée.» A la
vue de cette reine infortunée, de cette veuve désolée, Mérovée fut ému; sa
pensée le reporta vers le jour fatal où, chassée du toit de Chilpéric, Audovère était partie pour l’exil, emportant avec elle le
bonheur de ses fils; et puis, Brunehaut, pâle dans ses longs vêtements couleur
de mauve, était si belle, d’une beauté si noble et si différente de celle de
toutes les reines barbares que le jeune homme avait connues, épouses de
Caribert, de Gontran et même de Chilpéric, pauvres filles sans naissance, sans
instruction, et qui n’avaient souvent pour elles que le caprice momentané du
maître !
Dès cet instant, Mérovée aima Brunehaut, d’un amour
immense et dévoué; sans se dissimuler vers quel abîme il penchait, pour elle il
renonça à tout, à son avenir, à sa vie même ; il n’eut plus qu’un désir, qu’un
but, qu’une passion, secourir et partager l’immense infortune de la reine
d’Austrasie. Ce fut sans doute grâce à ses instances que Chilpéric, qui
éprouvait parfois, surtout en l’absence de Frédégonde, une véritable affection
pour ses fils, épargna la veuve de son frère et se contenta de l’exiler au cœur
de la Neustrie, dans la cité de Rouen. Il lui laissa même une petite partie de
ses trésors, mais non ses deux filles, qui furent envoyées à Meaux.
Pendant les quelques jours que Brunehaut passa encore à
Paris avant de partir pour le lieu de son exil, Mérovée prit tous les prétextes
possibles pour parvenir jusqu’à elle, cherchant à la consoler, à adoucir la
tristesse de sa poignante situation. Brunehaut, de son côté, inconsciemment se
sentit émue de voir dans son abandon et son deuil naître ce grand et profond
amour. Dans la vie de toute femme sonne une heure, heure parfois heureuse, plus
souvent amère, l’heure du roman; c’était dans les larmes et la captivité
qu’elle avait sonné pour Brunehaut, comme plus tard elle sonnera pour la reine
enchanteresse, Marie Stuart, d’un de ses mélancoliques sourires changeant le
geôlier en amant.
A peine Brunehaut avait-elle quitté Paris pour Rouen que
Mérovée chercha les moyens d’aller la rejoindre au plus vite. Par une heureuse
coïncidence, Chilpéric préparait justement alors une expédition pour mettre la
main sur les deux villes, depuis si longtemps convoitées, de Tours et de
Poitiers; Mérovée supplia son père de lui donner un commandement dans cette
campagne; Mérovée part en toute hâte; à peine arrivé à Tours, qui avait ouvert
ses portes à l’armée neustrienne, il en sort sans prendre de repos, sous le
prétexte d’aller voir sa mère à Saint-Calais près du Mans, mais, au lieu de la
route du Mans, il prend celle de Chartres, de là gagne Evreux, et, tout
bouillant encore d’impatience, bien qu’épuisé par ce rapide voyage, il arrive
aux portes de Rouen.
Depuis quelques jours, Brunehaut se trouvait dans la
ville, habitant probablement une des nombreuses dépendances du palais
épiscopal, sous la protection et aussi sous la garde de l’évêque Prétextât,
faible et vénérable vieillard, doux à tous, indulgent pour tout. L’arrivée
subite, inattendue, du fils de Chilpéric frappa l’évêque de stupeur. Ce fut
bien autre chose encore quand Mérovée lui apprit quel était le but de son
voyage : revoir, aimer et ne plus quitter Brunehaut, la mortelle ennemie de son
père. Mais le vieil évêque depuis longtemps connaissait et chérissait Mérovée;
c’était son filleul, son fils spirituel. A tous les reproches, à toutes les
observations de Prétextât, Mérovée trouvait réponse : sans Brunehaut, il
mourrait. Emu de ce grand amour, des larmes de son filleul, l’évêque de Rouen
prêta une main trop complaisante, ou plutôt trop compatissante, à l’intrigue
qui devait lui coûter si cher. Mérovée et Brunehaut se revirent et s’aimèrent.
A cette époque, les lois ecclésiastiques, encore un peu vagues, étaient souvent
transgressées. Un jour, cédant aux prières, aux larmes des deux amants,
Prétextât, croyant le péché moins grand, voulut du moins les unir, et le
beau-fils de Frédégonde épousa devant les autels du Seigneur la veuve du roi
Sigebert. Sans apprêts le mariage eut lieu, triste dans l’église vide, sans
chants de clercs ni de vierges, triste comme un office des Morts. Et c’était en
effet à la Mort, la pâle fiancée, que venait de se vouer l’imprudent époux de
Brunehaut.
Pendant quelques jours les deux nouveaux mariés ne
songèrent pas à l’avenir; au contraire, ils cherchaient à en détourner leur penée; ils ne demandaient, ils n’espéraient rien que
quelques heures de félicité; le présent était tout pour eux, ils sentaient bien
que leur bonheur était sans avenir, qu’il serait court, court comme un de ces
mélancoliques soleils qui rompent parfois l’uniforme tristesse du ciel gris
d’hiver.
Quelques semaines se passèrent ainsi; oublieux des
autres, du monde, et chacun d’eux oublieux de lui-même, Mérovée et Brunehaut
vivaient dans l’évêché de Prétextât qui couvrait de sa protection ces tragiques
amours. Mais dans Rouen on apprend bientôt que, furieux, exaspéré, se répandant
en épouvantables menaces, Chilpéric arrive avec ses gens de guerre. L’effroi
est à l’évêché; Prétextât tremble pour ses protégés et cherche le moyen de
soustraire au sort qui les menace les deux infortunés que sa main a unis.
Sur les vieilles murailles de Rouen, datant des Romains,
il y avait, construite en bois, une petite chapelle, consacrée sous le vocable
de saint Martin, lieu d’asile vénéré comme tous les sanctuaires placés sous la
protection de l’un des deux grands patrons des Gaules. Adossé à l’édifice
sacré, et participant au privilège d’asile, se trouvait un modeste logis,
refuge ordinaire de quelques coupables ou de quelques malheureux. Ce fut là que
Prétextât conduisit Mérovée et Brunehaut, là qu’il les confia à la tutelle du
saint vénéré, qu’ardemment il pria pour eux. Puis, plus calme parce qu’il
n’avait plus à craindre que pour lui, il attendit, prêt à tenir tête à l’orage,
la venue du terrible roi de Neustrie.
Chilpéric arriva bientôt, mais l’asile était inviolable;
les exemples étaient fréquents alors de la manière redoutable dont les saints
se vengeaient de ceux qui méprisaient leurs droits. L’excommunication, si
terrible aux âmes alors heureusement superstitieuses des rois mérovingiens,
serait venue foudroyer Chilpéric, s’il avait tenté d’arracher par la force les
réfugiés de l’enceinte sacrée.
Dans ces circonstances, le roi voulut user de ruse; il
feignit de céder aux prières de l’évêque de Rouen, auquel il voua au fond du
cœur une haine de Mérovingien. Il fit parvenir à son fils et à Brunehaut des
messages conciliants, des promesses de pardon et d’affection, enfin il alla
jusqu’à leur jurer sur l’Evangile que, «si c’était la volonté de Dieu, il ne
les séparerait pas.»
Mérovée crut la parole de son père ; il quitta avec
Brunehaut l’asile inviolable de la basilique ; et, le soir même, à la table de
Prétextât, qui les bénissait les larmes aux yeux, Chilpéric, Mérovée et
Brunehaut rompaient le pain symbolique.
Deux jours après, entouré des gardes de Chilpéric, des
plus dévoués serviteurs de Frédégonde, Mérovée, prisonnier, partait pour
Soissons, commençant cette longue série d’étapes douloureuses dont la dernière
sera le suicide, et peut-être l’assassinat. Brunehaut resta captive à Rouen;
son court roman est désormais fini; une seule fois, elle reverra pour quelques
heures Mérovée, que chasseront aussitôt d’auprès d’elle les leudes de
l’Austrasie et qui ira périr à Tournay, victime de Frédégonde. Dès lors la
femme sera morte en Brunehaut ; elle ne sera plus que la reine, législatrice,
guerrière et parfois vengeresse.
En vain, ses nombreux détracteurs l’accuseront-ils, dans
leur coupable légèreté, sur la foi de quelques légendes absurdes, de débauches,
de nombreuses passions, même de séniles et honteuses amours; ces accusations
s’évanouiront devant l’impartialité de l’histoire, comme s’écarta désormais
l’amour de la couche fatale au-dessus de laquelle planaient les ombres
sanglantes de Sigebert et de Mérovée.
CHAPITRE IV
575 — 584
Le règne de Childebert, 575. Révolte de la Champagne en
faveur de Brunehaut, 576. Retour et fuite de Mérovée, 576. Le duc Lupus, 581.
Dévouement de Brunehaut. Chilpéric, tuteur de Childebert. Révolte et réaction
en faveur de Brunehaut, 583. Childebert commence à régner par lui-même, avec
les conseils de sa mère. Mort de Chilpéric, 585.
Entre les deux rivières de la Meuse et de la Marne
s’étendaient de vastes plaines habitées par une population mélangée de colonies
franques et d’anciennes tribus gallo-romaines, mais qui, depuis longtemps
vivant côte à côte, s’étaient fondues en un même peuple. La civilisation y
était plus avancée que dans le reste du nord de la Gaule, grâce peut-être au
grand nombre de Romains qui habitaient encore cette province, cette Campania, mise par les géographes de l’empire au
niveau de l’opulente Campania d’Italie, grâce
aussi sans doute à l’influence du célèbre siège épiscopal de Reims et des
nombreux établissements religieux qui s’étaient fondés autour de cet important
évêché.
Dépendante de l’Austrasie, mais formant en quelque sorte,
sous le titre de duché (ducatus) un État
séparé, la Campania ou Champagne avait toujours été
dévouée à Brunehaut. Quand ses habitants apprirent la catastrophe de Rouen, ils
voulurent essayer de sauver leur reine dont les jours leur paraissaient à bon
droit en péril. Tout près d’eux, à Soissons, résidait alors Frédégonde; ils
essayèrent de surprendre la ville, voulant faire de l’épouse de Chilpéric un
otage qui leur aurait répondu de la sûreté de Brunehaut. Malheureusement, cette
tentative échoua, et la Champagne, horriblement ravagée, paya cher son
dévouement.
Cette prise d’armes ne fut cependant pas tout à fait
inutile pour Brunehaut; les chefs principaux, qui gouvernaient alors
l’Austrasie au nom du jeune Childebert, crurent leur honneur intéressé à ne pas
laisser la mère de leur roi prisonnière de la Neustrie. Ils la réclamèrent à
Chilpéric, qui consentit à la leur rendre, n’osant la faire tuer par crainte de
Gontran et de l’Austrasie, et heureux de l’éloigner encore davantage de
Mérovée.
Mais, revenue au palais de Metz, Brunehaut, bien qu’elle
portât le titre de reine, se vit sans aucun pouvoir; les vrais maîtres du
royaume, c’étaient le maire du palais, gouverneur de Childebert, l’évêque de
Reims, Ægidius, malgré son origine romaine tout
dévoué au parti de l’aristocratie franque, puis des ducs, des comtes, des
leudes puissants, amis et complices du maire et de l’évêque. Sous cette
prédominance des chefs austrasiens on sent déjà la féodalité qui s’agite; plus
de pouvoir unique et central, mais une réunion de chefs des différents cantons,
décidant ce que bon leur semble; oppression complète des villes qui sont tenues
en mépris par les rudes chasseurs des grandes forêts des Ardennes et du Rhin,
sujétion complète, de fait sinon de droit, non-seulement des colons et des
serfs, mais même des petits propriétaires libres, des Francs qu’on forcera à se
faire les clients (plus tard les vassaux) des leudes principaux, tel est le
rêve des ducs et des comtes des contrées de l’Est en face desquels va se
trouver Brunehaut.
Ces ducs, ces comtes, c’est Rauching, qui fait enterrer vivants ceux de ses serfs qui
se marient sans sa permission, et qui, nouveau Néron, éteint les torches qui
éclairent ses banquets contre la chair nue de ses esclaves; ce sont Ursion et Bertfried, qui tenteront avec l’évêque Ægidius d’assassiner leur roi Childebert. Pendant les premières années qui suivent son
retour, Brunehaut va avoir à lutter contre eux, lutte inégale où seront en jeu
son autorité et sa vie.
Elle crut d’abord avoir contre ces ennemis un secours,
l’aide d’un bras dévoué. Traqué de tous côtés, échappé à mille dangers, portant
encore les marques d’une tonsure imposée, un jour, Mérovée, son mari, parvient
à la rejoindre; son père l’a fait moine, Frédégonde a lancé sur lui sa meute
d’assassins, il a manqué de périr par les intrigues du duc austrasien
Gontran-Boson ; mais rien n’a pu l’arrêter; murs des couvents, poignards des
assassins, trahison des faux amis, il a triomphé de tout, et le voilà dans
Metz, apportant à sa reine aimée la consolation de son amour et le secours de
son épée.
Mais les leudes sont là, Ægidius,
l’évêque soudoyé par Frédégonde, Ursion, Bertfried, Rauching et les autres; ils s’apprêtent à livrer à
Chilpéric le fils rebelle qu’il réclame. Encore une fois, Mérovée n’a plus
d’asile; à peine entré dans Metz, il lui faut repartir, reprendre cette route
errante qu’il suit depuis des mois ; par bonheur, probablement sur la prière de
Brunehaut, quelques-uns de ses fidèles de Champagne offrirent un refuge au
prince fugitif; il resta parmi eux quelques semaines, bien gardé, défiant
toutes les embûches; malheureusement, victime, comme on le sait, d’une
perfidie, il quitta ces populations vaillantes et dévouées pour se rendre dans
le pays de Tournay, où une couronne devait l’attendre, et où il ne trouva qu’une
trahison; prêt d’être livré à Frédégonde, il préféra en finir avec sa vie
d’angoisse, et se fit frapper par la main de son frère d’armes, Gaïlen, l’inséparable compagnon de sa triste fortune.
Brunehaut pleura longtemps celui dont elle avait bien involontairement
causé le malheur et la mort; cette funeste fin redoubla sa haine contre le
couple royal de Neustrie; elle parvint à tirer de sa torpeur habituelle le roi
Gontran de Bourgogne, qui ouvertement la prit sous sa protection. Elle va
pouvoir enfin venger, à la fois, Galeswinthe,
Sigebert et Mérovée; une nouvelle alliance va encore l’aider dans sa lutte avec
la Neustrie: sa fille Ingonde est devenue l’épouse du
fils du roi des Wisigoths et Gontran lui-même vient d’adopter Childebert ; les
deux royaumes d’Austrasie et de Bourgogne sont unis dans une même pensée ;
mais, de nouveau, inquiets du pouvoir que prend Brunehaut, les chefs
austrasiens s’agitent, refusent d’obéir à la reine; ils vont, poussés par Ægidius, jusqu’à se liguer avec Chilpéric; ils rejettent
pour leur jeune roi le protectorat de Gontran, et ils osent demander à
Chilpéric d’adopter le jeune Childebert, dont lui-même a tué le père. En vain,
Brunehaut en larmes se précipite-t-elle au milieu de leur assemblée, et, devant
tout le peuple, à genoux, les supplie-t-elle d’épargner à sou fils cette
suprême infamie, tous la repoussent, restent sourds à ses prières; un seul duc,
le Romain Lupus, duc de Champagne, veut prendre son parti, mais c’est
inutilement. Et quelques jours plus tard, furieux de ses reproches, les autres
leudes, à la tête de leurs bandes en armes, viennent assaillir chez lui le duc
de Champagne. Tous abandonnent l’homme dont les révoltés demandent la tête, il
reste seul. Seul? non : au milieu du tumulte, tenant de sa main de femme une
inutile épée, Brunehaut est accourue; elle se jette entre les rangs austrasiens
: «O nobles francs, dit-elle aux soldats, ne persécutez point l’innocent;» elle
va continuer à parler, déjà les soldats l’écoutent ; mais, au galop de son
cheval de guerre, arrive le comte Ursion : « Retire-toi, femme, s’écrie-t-il,
c’est bien assez que tu aies été notre maîtresse pendant la vie de ton mari;
maintenant que ton fils règne, c’est nous qui sommes les maîtres ; retire-toi,
ou nous t’écraserons sous les pieds de nos chevaux. »
Mais, sans peur, Brunehaut resta; les soldats, les
simples hommes de guerre, avaient encore un certain respect pour la veuve de
leur roi; ils semblaient hésitants; Ursion craignit quelque revirement soudain
en faveur de la reine : il laissa s’échapper Lupus. Par exemple, toutes les
richesses du duc de Champagne furent scrupuleusement pillées par Ursion et les
leudes ses amis qui, feignant de les rapporter dans le trésor royal, les
cachèrent avec soin dans leurs demeures particulières.
Dès lors, toute l’Austrasie obéit à Chilpéric, père
adoptif de Childebert; il en profite pour déclarer la guerre à Gontran; deux
ducs neustriens, Didier ou Desiderius, de Toulouse et Bladast de Bordeaux, envahissent d’abord les
provinces d’outre-Loire appartenant au roi de Bourgogne; malgré quelques échecs
de Bladast, qui avait eu l’imprudence de s’attaquer
aux Gascons des Pyrénées, les troupes de Neustrie restent maîtresses d’Agen, de
Périgueux et de presque tout le territoire que possédait Gontran dans le sud-ouest
de la Gaule. Encouragé par ce succès, Chilpéric prépare pour l’année suivante
une formidable invasion contre la Bourgogne proprement dite : trois de ses
ducs, Didier, Bladast et celui qui commandait à Tours
et à Poitiers, attaquent la Bourgogne au sud par le Berry, tandis que Chilpéric
en personne, à la tête d’une imposante armée réunie sous les murs de Paris,
vient mettre le siège devant le château de Melun, qui couvrait de ce côté les
frontières burgondes; de plus, l’armée austrasienne, entraînée et guidée par
les leudes du parti neustrien, se mettait en marche pour le rejoindre.
Gontran paraissait perdu; mais l’histoire de ces temps
est fertile en péripéties; à peine le siège de Melun était-il commencé que
Gontran, qui commandait à des troupes plus disciplinées que celles de son
frère, surprend le camp en désordre de Chilpéric et détruit la plus grande
partie de son armée; presque au même moment, le petit peuple d’Austrasie,
commençant à s’apercevoir que le joug de la reine Brunehaut est moins pesant
aux humbles et aux faibles que celui de ses ducs orgueilleux, subitement se
révolte contre eux; l’armée elle-même, qu’accompagne le jeune roi Childebert,
s’est soulevée en même temps contre ses chefs, et surtout contre l’évêque Ægidius, pour le moment devenu général ; déjà des voix les
accusent de vendre leur pays, de trahir leur roi, et brusquement , un soir, les
simples guerriers, excités par les partisans de Brunehaut, se précipitent sur
les leudes qui les commandent : de ceux-ci quelques-uns sont tués, d’autres
n’échappent à la mort que par une fuite précipitée. Ægidius,
l’objet principal de la haine populaire, ne trouve son salut qu’aux pieds du
jeune roi Childebert; réfugié, caché dans la tente royale, il entend toute la
nuit les vociférations des soldats qui demandent sa tête, et il ne parvient à
s’échapper qu’au petit jour sur un cheval sans selle, perdant dans cette fuite
ridicule, tant étaient grandes sa hâte et sa terreur, jusqu’à une partie de ses
vêtements épiscopaux.
C’en était fait une fois encore de la puissance des
grands chefs austrasiens; aux applaudissements de tout le peuple, du clerc et
du soldat, de l’habitant des villes et du colon des campagnes, Brunehaut,
écartant comme un mauvais rêve l’adoption honteuse de Chilpéric, reprenait son
double pouvoir de reine et de mère, et ce pouvoir d’une femme et d’un enfant
allait donner à la monarchie austro-franque, sinon la paix à l’extérieur, du
moins un peu de repos, un peu d’ordre à l’intérieur, et enfin une prospérité
inconnue depuis bien longtemps.
Chilpéric, sans armée, effrayé de ces revers, de la
coalition de Gontran et de Brunehaut, se réfugia avec Frédégonde dans la
citadelle de Cambray ; le dernier fils qui lui restât de Frédégonde venait de
mourir ; ceux d’Audovère n’étaient plus, il était
donc sans héritier, et d’après la loi franque ses Etats devaient revenir au
jeune Childebert, déjà successeur désigné de Gontran ; Brunehaut, qui
caressait toujours le rêve de l’unité de la domination franque, n’avait donc
plus grand intérêt à continuer une guerre qui pouvait lui aliéner à jamais
l’esprit des Neustriens, et qui ne devait que donner un peu plus tôt à son fils
un royaume qui lui reviendrait plus tard par droit de succession. D’ailleurs
le pacifique Gontran, redevenu l’allié et le conseiller de la reine d’Austrase, aspirait après le repos. En outre, Brunehaut
sentait que la réorganisation de ses Etats, bouleversés par le mauvais
gouvernement des leudes, l’occuperait trop pour qu’elle tînt beaucoup à
continuer cette guerre intestine; aussi, grâce à l’entremise de Gontran, une
réconciliation, peu sincère peut-être, ne tarda-t-elle pas à rendre à la Gaule
une tranquillité momentanée.
Brunehaut comprenait bien qu’il y avait toujours en
Austrasie un élément turbulent qui ne pouvait manquer d’y produire tôt ou tard
de nouveaux troubles ; les chefs de guerre et nombre de leudes voulaient à tout
prix, comme plus tard les hommes d’armes des grandes compagnies, combattre
et gaigner. Brunehaut eut au VIe siècle, comme
l’eut au XIVe le sage roi Charles V, l’intelligence de débarrasser son pays de
cette trop active population. Depuis longtemps elle entretenait de bons
rapports avec la cour impériale de Constantinople, vers laquelle la portaient
tous ses goûts et tous ses instincts de femme civilisée. Moyennant une somme de
cinquante mille sous d’or, qui devaient remplir le trésor royal mis à sec par Ægidius et ses amis, elle s’engagea à combattre, pour le
compte de l’empereur, les Lombards, qui menaçaient alors le peu de provinces
que l’empire d’Orient eût conservées dans la péninsule italienne. Le jeune
Childebert, alors âgé de quinze ans environ, prit, sous la tutelle de ducs
expérimentés, le commandement de l’expédition. Du reste, cette guerre fut de
courte durée; les Lombards, effrayés, se soumirent en offrant de payer tribut,
et Childebert, sans doute rappelé par Brunehaut, regagna le pays des Francs où
se préparaient de grands événements.
Le roi Chilpéric venait de marier sa fille Ringonthe à un des fils du roi des Goths, et il avait
trouvé d’une haute économie politique de lui donner en dot, malgré les
réclamations de Brunehaut, plusieurs villes et cantons d’Aquitaine qui
appartenaient au royaume de Childebert. Bien loin d’écouter les justes
remontrances de la régente d’Austrasie, Chilpéric fit assassiner un de ses
ambassadeurs, et ce fut sans doute à la suite de cet attentat que Brunehaut
ordonna à son fils de regagner en toute hâte son royaume, que menaçait de
nouveau l’éternelle mauvaise foi du mari de Frédégonde.
Childebert revint donc en Austrasie, et il alla s’établir
sur sa frontière, à Meaux, pour surveiller de près le roi Chilpéric, fixé alors
à Paris, et pour pouvoir, si toutes les négociations devaient échouer, envahir,
au premier signal de guerre, les provinces neustriennes.
Cependant, Chilpéric, comme tous ceux de sa race, grand
amateur de vénerie, était venu passer quelques jours à sa villa de Chelles, à
trois lieues au nord de Paris. Un matin, avant de monter à cheval pour se
rendre à la chasse, il entra doucement dans la chambre de la reine, qui,
n’étant déjà plus toute jeune, avait l’habitude de s’occuper minutieusement de
sa toilette et de sa coiffure; Frédégonde tournait le dos à la porte; le roi,
avec une aimable familiarité, qui lui était sans doute peu ordinaire, frappa
légèrement sa femme d'une badine qu’il tenait à la main. «Finis donc, Landry,
s’exclama la reine avec un mouvement d’impatience.» (Or, Landry était un jeune
comte du palais, d’agréable figure, habile à tous les exercices du corps.) A
cette réponse inattendue, le roi resta un instant stupéfait ; Frédégonde, qui
s’était enfin retournée, s’aperçut un peu tard de sa méprise, elle voulut se
disculper, tourner l’affaire en plaisanterie, mais le roi, sans dire mot, le
sourcil froncé, sortit de la chambre de la reine. Il se jeta sur son cheval,
et, galopant furieusement, disparut dans la forêt. La journée se passa; la nuit
venait que le roi n’était pas encore de retour ; son approche est enfin
signalée; la tête de Frédégonde n’était pas en ce moment bien assurée sur ses
épaules ; la figure crispée de Chilpéric ne présageait rien de bon. Le terrible
moment approche; voici le roi dans la cour, devant la porte de son palais; il
s’apprête à descendre de cheval; fatigué de sa longue chasse, il appuie, pour
quitter la selle, ses deux mains sur l’épaule d’un de ses serviteurs ; au même
moment, un inconnu s’approche, frappe en un clin d’œil Chilpéric de deux coups
de couteau, l’un sous l’aisselle, l’autre en plein ventre. Le roi vomit le
sang, tombe sans voix, sans souffle, et expire subitement. Frédégonde avait
sauvé sa tête.
CHAPITRE V
584 - 587
Suite du règne de Childebert. Gontran protège Frédégonde
et s’empare du royaume de Paris. Révolte de Gondebaud, 584. Tentative
d’assassinat de Frédégonde. Le duc Rauching. Complot
contre Childebert et Brunehaut. Traité d’Andelot, 587.
A peine Chilpéric avait-il rendu le dernier soupir qu’un
profond désordre régna dans la villa de Chelles. Frédégonde, peu sûre de
l’affection générale, était partie précipitamment pour Paris, où elle s’était
mise sous la protection de l’évêque Ragnemode et à
l’abri des murs consacrés de la basilique de Saint-Vincent (aujourd’hui
Saint-Germain des Prés). Au contraire, les trésoriers du roi défunt, suivant
l’invariable habitude des agents financiers de cette époque, s’étaient
empressés de porter à Meaux, aux pieds de Brunehaut, les richesses en or
monnayé, en lingots, en objets précieux, de la couronne de Neustrie, entre
autres, un grand plat d’or dont parle avec amour, à différentes reprises, le
vénérable Grégoire de Tours, fort amateur, paraît-il, de vaisselle plate et
d’objets d’or. Childebert, qui se croyait l’héritier de son oncle décédé sans
fils, se hâte de prendre la route de Paris, avide de mettre à la fois la main
sur la ville et sur Frédégonde, tombée par sa faute dans la triste position où
s’était vue, quelques années auparavant, la mère du jeune roi d’Austrasie. Déjà
d’ailleurs, sans trouble, sans révolte, la Neustrie s’apprête à reconnaître
comme rois Childebert et Gontran, car ce sont les derniers Chevelus.
Mais, nouvelle péripétie, Frédégonde produit tout à coup
un enfant de quatre mois; c’est un fils qu’on a cru mort en naissant, celui
dont elle est accouchée à Cambray; par crainte du fer et du poison, on l’a,
dit-elle, élevé secrètement dans une villa perdue au fond des bois ; mais c’est
bien le fils de Chilpéric, et elle réclame, pour lui comme pour elle, la
protection de Gontran. « Que mon seigneur, lui fait- elle dire, vienne en
grande hâte, qu’il prenne possession du royaume de son frère ; je suis la mère
d’un petit enfant que je désire lui confier ; quant à moi, humble veuve, je
m’en remets à sa charité. »
Gontran, ému de cet appel touchant, alléché par l’espoir
de cette importante et profitable tutelle, et, par-dessus tout, comme on le vit
plus tard, désireux de réunir à ses propres États la ville de Paris , se rendit
immédiatement, avec un corps d’armée, auprès de l’éplorée Frédégonde. A peine
était-il entré dans les murs de l’ancienne capitale de Caribert, que Childebert
arriva de son côté devant Paris, mais sans pouvoir y pénétrer, la ville étant
déjà occupée par les troupes de son oncle.
Il fallut bien se résoudre à entrer en négociations;
Frédégonde, simple veuve, et Brunehaut, régente, sont forcées de s’en remettre
à l’arbitrage de Gontran, l’aîné de la famille et, aux yeux des Francs, le chef
de la race mérovingienne. Le détail de cette affaire diplomatique rappelle
vaguement la fable de La Fontaine, l’Huître et les Plaideurs. Chilpéric
laisse deux royaumes, celui de Neustrie ou de Soissons et presque tout celui de
Paris, enlevé en partie à Sigebert (cohéritier de Caribert comme Chilpéric et
Gontran) ; cette partie-là du moins devrait, comme héritage paternel, revenir à
Childebert; mais le bon Gontran rappelle les traités passés jadis entre les
trois frères : il y est dit que celui qui, sans le consentement de ses frères,
entrera dans Paris perdra par cela même sa part. Or, Sigebert est évidemment
entré dans Paris sans le consentement de Chilpéric à qui il faisait la guerre
et dont il voulait la tête; il a donc perdu sa part, et cette part, Gontran se
l’adjuge.
Chilpéric, de son côté, est entré dans Paris sans le
consentement de Gontran et sans celui de Childebert qui représente son père
Sigebert : adjugée à Gontran la part de Chilpéric. Puis, mis par cette affaire
en goût d’agrandissement, le royal arbitre prétend même qu’adoptant les deux
enfants de ses frères, Childebert et le jeune fils de Chilpéric, il est
réellement leur père et que, par suite de l’autorité paternelle, tous leurs
États doivent lui appartenir, sa vie durant, en pleine et entière propriété.
Frédégonde, sans appui, craignant avec raison pour ses
jours, accepta tout ce que voulut Gontran, qui se mit incontinent à administrer
la Neustrie, nommant des comtes et des évêques, percevant surtout des impôts.
Mais Brunehaut tint hardiment tête au roi de Bourgogne et défendit les droits
de son fils, elle consentit seulement à abandonner à Gontran la part qu’elle
pouvait réclamer du royaume de Paris. «En revanche, lui disait-elle, rends-moi
du moins l’homicide Frédégonde; du moins qu’on juge celle qui a tué la tante,
le père, l’oncle et les cousins de mon fils le roi Childebert.»
Mais Gontran peu à peu s’était laissé prendre aux larmes,
aux douces manières de Frédégonde, dont la facilité en affaires politiques
l’avait d’ailleurs charmé. «Nous réglerons cela plus tard,» répondit-il, et
pour le moment il n’en fut plus question.
Le jeune fils de Frédégonde fût reconnu roi sous le nom
de Clotaire II, et Gontran garda tout le royaume de Paris, essayant de s’y
faire des partisans, surtout dans le clergé, en le comblant de présents, et en
redonnant force exécutoire aux anciens testaments faits en faveur des églises
(testaments que cassait souvent Chilpéric, qui en ce cas se substituait
volontiers aux Saints légataires). Au bout de quelque temps, grâce à
l’influence du clergé, le roi Gontran était adoré à Paris, il avait été
solennellement reconnu comme tuteur de Clotaire par l’assemblée des leudes,
alors peu enthousiastes de la rapace Frédégonde, et, un jour qu’il adressa au
peuple réuni dans une église les touchantes paroles suivantes : « Je vous en
supplie, vous tous qui êtes ici, tant hommes que femmes, gardez-moi une
fidélité à toute épreuve ; ne me tuez pas comme vous avez tué mes frères ;
laissez-moi au moins trois ans que je puisse élever mes pauvres neveux Clotaire
et Childebert, à qui je sers de père; craignez qu’après ma mort, Dieu veuille
vous l’épargner! vous ne périssiez avec ces deux malheureux orphelins, alors
qu’il ne resterait de notre race aucun homme fort pour vous défendre,» tous les
assistants se mirent à fondre en larmes et à prier pour la conservation des
jours de leur bon roi.
Malgré cet enthousiasme populaire, Gontran, d’après
Grégoire de Tours, jugeait cependant plus prudent de n’aller jamais nulle part
sans être accompagné d’une quantité respectable de gardes du corps.
Affermi dans l’ancien royaume de Paris, le roi Gontran,
malgré toutes les réclamations de Brunehaut, avait commencé à s’emparer des villes
d'Aquitaine appartenant à Childebert : Tours et Poitiers étaient déjà en son
pouvoir, lorsque ses rêves d’ambition furent soudainement mis à néant.
L’Aquitaine venait de se révolter, et c’était au génie
politique de Brunehaut, craignant pour Childebert les forces, devenues trop
redoutables, de Gontran, maître à la fois de la Bourgogne et delà Neustrie,
qu’était due cette nouvelle péripétie.
Depuis trois ou quatre ans vivait, caché dans les îles
d’Hyères, un fils de ce roi Clotaire Ier, père de Sigebert, de Gontran, de
Chilpéric et de Caribert; né d’une des nombreuses concubines du roi, il avait
d’abord été considéré par Clotaire comme son fils et élevé en conséquence ;
puis, la conduite de la mère ayant donné lieu à quelques soupçons, Clotaire
déclara que l’enfant n’était pas son fils, mais celui d’un cardeur de laine;
après de nombreuses aventures, traité tantôt en prince, tantôt en aventurier,
ce pseudo fils de Clotaire, nommé Gondebaud (ou Gondowald),
s’était réfugié auprès du célèbre Narsès, commandant alors en Italie les
troupes de l’empire d’Orient, qui lui avait donné les moyens de passer à
Constantinople, où on l’avait accueilli comme un véritable membre de la race
royale des Francs. Les empereurs Tibère II et Maurice s’étaient intéressés à
lui, l’avaient comblé de richesses, et, en 58o, Gondebaud avait cru possible,
après s’être entendu avec le turbulent duc austrasien, Gontran-Boson, d’aller
réclamer en Gaule une partie de l’héritage paternel. A peine était-il arrivé
que la ville de Marseille, habitée de temps immémorial par une population
turbulente comme les Grecs ses aïeux, et qui supportait assez malaisément
l’écrasant joug fiscal des Mérovingiens, s’était déclarée pour lui, entraînée
d’ailleurs par son évêque Théodore. Le célèbre patrice Mummolus, l’ancien
général de Gontran et le tacticien le plus renommé de son époque, avait aussi
ouvert au prétendant les portes de la riche cité d’Avignon. Mais, là s’étaient
bornés les succès de Gondebaud ; à la nouvelle de l’approche des armées
franques, ses partisans l’avaient abandonné, notamment le duc Gontran-Boson,
qui trouva moyen de se dédommager du peu de réussite de l’entreprise, en
enlevant au malheureux prince tout ce qui lui restait d’argent.
Gondebaud, sans ressources, sans amis, avait été chercher
un refuge dans les îles d’Hyères, attendant anxieusement une occasion de s’en retourner
à Constantinople, lorsque des émissaires de Brunehaut vinrent lui proposer le
trône d’Aquitaine; tout était prêt pour le soulèvement, les deux chefs militaires
les plus estimés de l’époque, le duc Didier de Toulouse, que nous avons vu
commander une des expéditions de Chilpéric contre Gontran, et l’ex-patrice de
Bourgogne, Mummolus, devaient être à la tête de l’armée des révoltés; les
soldats ne manqueraient pas, tous les peuples de l’Aquitaine, du noble à
l’artisan, abhorrant la domination des rois francs, qu’ils ne connaissaient que
par leurs exactions fiscales. Gondebaud ne demandait pas mieux que d’accepter
les offres de Brunehaut, et, quelques semaines plus tard, devant une nombreuse
assemblée de chefs et de sénateurs d’outre-Loire, le fils persécuté de
Clotaire, élevé sur le pavois, était salué du titre de roi d’Aquitaine, au
grand contentement des populations méridionales, toujours jalouses de leur
autonomie.
Le plan de Brunehaut était habile et bien conçu; grâce au
dernier partage opéré par Gontran, l’Austrasie ne possédait presque plus rien
en Aquitaine, le roi de Bourgogne s’étant adjugé, outre son propre lot dans ce
pays, tout ce qu’y possédait l’ancien royaume de Paris, et de plus, comme
tuteur du fils de Frédégonde, toute la part de la Neustrie, y compris les cinq
données avec de si grands regrets par Chilpéric cités à Brunehaut, du
consentement et sur l’avis de Gontran lui-même, pour payer le sang de Galeswinthe. Quant aux possessions austrasiennes, on sait
qu’elles aussi étaient menacées par cet avide tuteur de princes mineurs.
Gondebaud d’ailleurs déclara solennellement qu’il ne faisait pas la guerre à
Brunehaut et à Childebert; il eut grand soin de respecter les quelques villes
et les quelques cantons qui leur restaient au sud de la Loire. En peu de jours,
Toulouse, la métropole aquitaine, Bordeaux, Angoulême, Périgueux, tombèrent au
pouvoir du prétendant, qui fut bientôt maître de presque toute la vaste étendue
de pays s’étendant du Rhône à l’Océan et des Pyrénées à la Charente.
Toulouse, seule, avait voulu résister, d’après les
conseils de son évêque, qui, dans une précédente révolte, avait eu fort à
souffrir de mauvais traitements et d’écrasantes amendes; mais les habitants,
effrayés par la grande quantité de troupes qui suivaient Gondebaud, trouvèrent
bientôt plus prudent d’ouvrir leurs portes et de bien recevoir le prétendant.
L’évêque lui-même, Magnulf, consentit par prudence à
assister à un repas de cérémonie donné dans une église au nouveau roi
d’Aquitaine. Partisan de Gontran, Magnulf, au milieu
du repas, entama avec Gondebaud lui-même une discussion dangereuse. « Tu te
targues, lui dit-il, d’être fils de Clotaire Ier, mais nous ne croyons guère
que tu dises vrai, et, quand même tu aurais pour toi le succès, nous n’en
serions pas encore convaincu. » — « Je suis réellement fils du roi Clotaire Ier,
repartit Gondebaud, je veux reconquérir à présent une partie de ses Etats, et
je serai bientôt à Paris où sera le siège de mon royaume.» Choqué de cette
confiance, l’évêque répondit : « Si cela arrive comme tu le dis, c’est que
véritablement il n’y aura plus de guerriers francs.» Gondebaud, qui paraît
avoir eu à tout le moins la chrétienne vertu de la patience, feignit de ne pas
entendre la réponse insolente de l’évêque ; mais le patrice Mummolus, placé à
côté de Magnulf, s’en irrita et se mit à souffleter
vigoureusement l’évêque; puis, le duc Didier, qui était à l’autre bout de la
table, vint à son tour se mêler à la querelle; bref, Magnulf fut roué de coups de lance, de coups de poing et de coups de pied, puis lié
avec des cordes et enfin traîné hors de la ville avec défense d’y rentrer. Le
siège épiscopal n’en fut pas pour cela bien longtemps vacant, un partisan de
Gondebaud, le clerc Sagittaire, s’étant, dès qu’il avait vu l’issue de la
querelle, offert pour remplacer son évêque. Il va sans dire que les biens du
malheureux Magnulf furent consciencieusement pillés,
et, chose plus grave, il en fut de même pour les riches trésors de l’église de
Toulouse, au grand scandale de Sagittaire qui se déclarait volé.
Gondebaud, grâce à ces procédés violents, faisait tous
les jours de nouveaux progrès, et Gontran commença à trembler pour la Bourgogne
proprement dite; il voulut se rapprocher de Brunehaut, soupçonnant qu’elle
pouvait bien être pour quelque chose dans cette guerre ; des négociations
s’engagèrent donc entre lui et la reine, et une ambassade de leudes austrasiens
vint conférer avec le roi de Bourgogne sur les moyens de rétablir la paix entre
les deux Etats. Malheureusement Brunehaut, forcée de choisir ses envoyés parmi
les principaux membres de l’aristocratie, avait dépêché au roi Gontran, entre
autres ambassadeurs, l’évêque de Reims, Ægidius, à
qui elle avait pardonné, et le duc Gontran-Boson. Gontran n’aimait pasÆgidius, qu’il soupçonnait avec assez de raison de
fausseté et de traîtrise; il s’emporta après lui en injures et en menaces;
mais, quand il eut vu Gontran-Boson, celui-là même qui avait été chercher à
Constantinople ce Gondebaud qui lui ravissait la plus belle partie de ses
États, ce fut bien autre chose, sa fureur ne connut plus de bornes ; après un
échange de violentes paroles dans le goût homérique, le roi de Bourgogne refusa
formellement de restituer à son neveu les cités usurpées, les cinq villes du
domaine particulier de Brunehaut; il ne voulut pas davantage consentir à livrer
ou même à faire juger Frédégonde, déclarant qu’il ne la croyait pas coupable.
Alors un des ambassadeurs, rude leude d’Austrasie, peu habitué à la politesse
des cours et exaspéré de ce double refus, apostropha le roi avec toute la
franchise dont se targuaient les nobles francs : «Nous te disons adieu, roi,
puisque tu refuses de rendre le bien de ton neveu; prends garde, nous
connaissons la hache qui a tranché la tête de tes deux frères, ta tête aussi
sera tranchée.» Et sur ce, les ambassadeurs sortirent de la salle royale et
remontèrent à cheval pour regagner l’Austrasie; mais, au moment où ils passaient
sous les fenêtres du roi, on leur jeta par son ordre tout ce qu’on put trouver
dans les cours et dans les écuries du palais, de fumier, d’herbe, de paille et
de foin pourris, d’ordures de toute espèce. Et ce fut dans ce triste appareil
que se retira l’ambassade, littéralement couverte d’immondices, au dire de
Grégoire de Tours.
Cependant, la parole menaçante de l’envoyé, qui avait
rappelé le souvenir funèbre de la mort tragique des deux rois, avait fait une
certaine impression sur Gontran ; puis, tout le peuple haïssait Frédégonde, qui
déjà du reste regrettait le pouvoir et recommençait ses intrigues. Bref, le roi
crut plus prudent de l’éloigner de sa résidence, et il l’envoya habiter cette
même ville de Rouen où avait été autrefois exilée Brunehaut. Et, tandis que la
destinée de Frédégonde s’assombrit visiblement, l’étoile de Brunehaut brille au
contraire d’un éclat plus vif; naguère, les leudes refusaient de venger sa
fille Ingonde, persécutée par son beau-père, le roi
des Wisigoths, et maintenant ils tremblent devant elle : elle a pu faire punir
un des plus puissants ducs d’Austrasie, Magnovald,
qui avait froidement assassiné sa femme pour épouser sa belle-sœur; et les amis
du mort n’ont pas osé murmurer. Le gouverneur, le leude Wandelin,
qu’on avait imposé à Childebert, n’a plus aucun pouvoir, tellement que,
lorsqu’il mourra quelque temps après, nul ne songera à prendre sa place, et que
la reine sera assez puissante pour pouvoir déclarer que ce sera désormais elle
seule qui gouvernera avec son fils. Or, Childebert est jeune, de plus il
reconnaît volontiers toute la supériorité de sa mère, et Brunehaut est reine,
maîtresse absolue, tandis que Frédégonde n’est plus qu’une exilée, forcée, pour
comble de honte, de supporter la présence et la suprématie de son ennemi
Prétextât, l’ancien protecteur de Mérovée et de Brunehaut, rappelé en triomphe
de l’exil où l’avait relégué Chilpéric.
Alors, la fougueuse reine de Neustrie semble prise d’un
délire sanglant; elle envoie un assassin pris parmi une troupe de jeunes clercs
qu’elle maintenait auprès d’elle par tous les moyens, ivresse, séductions de
tout genre, dans un perpétuel état d’exaltation et de dévouement sauvage; cet
homme part pour l’Austrasie : il doit frapper Childebert et Brunehaut, mais il
s’y prend maladroitement, il est découvert; Brunehaut lui fait grâce et,
dédaigneusement, le renvoie à sa maîtresse. Cette clémence d’ailleurs profita
peu au pauvre diable, car Frédégonde, exaspérée de son insuccès et furieuse de
sa maladresse, lui fit couper à son retour les pieds et les mains.
Du reste, il faut rendre à Frédégonde cette justice
qu’elle ne se découragea pas : quelques semaines après cette première
tentative, Gontran intercepta une lettre du roi des Wisigoths, Leuvigild, avec qui il était en hostilité à cause des
mauvais traitements endurés par Ingonde. Cette
missive, qui intéressa fort le roi de Bourgogne , était adressée à Frédégonde
et conçue en ces termes : «Fais périr au plus tôt nos ennemis Childebert et sa
mère ; fais la paix, pour le moment, avec le roi Gontran, même au prix de
grandes dépenses. Si l’argent venait à te manquer, nous t’en enverrions en
secret; l’important est d’exécuter ce que nous te demandons. Quand nous serons
débarrassés de nos ennemis, il faudra récompenser l’évêque de Tarbes, Amélius, et la noble dame Faileube,
qui donnent à nos émissaires le moyen de parvenir jusqu’à toi.»
Cette lettre donna fort à réfléchir à Gontran; il
craignit qu’après Brunehaut et Childebert, l’idée ne vînt à Frédégonde de
s’occuper de lui-même. Il résolut en conséquence de se rapprocher de Brunehaut
et de rompre définitivement avec sa rivale. Comme gage de sa réconciliation, il
avertit la reine et le jeune roi d’Austrasie du complot tramé contre eux.
Frédégonde n’en renonça pas davantage à ses idées de meurtre;
elle fit fabriquer deux scamasaxes spéciaux avec de profondes entailles
destinées à recevoir du poison. Puis, elle remit les deux instruments de mort à
deux jeunes clercs de son entourage, en leur adressant pour encouragement le
petit discours suivant : «Prenez ces armes et allez auprès de Childebert;
présentez-vous à lui comme pour demander l’aumône; jetez-vous à genoux pour
l’implorer, et, là, frappez-le au flanc. Que Brunehaut, dont toute l’arrogance
repose sur la vie de son fils, soit entraînée dans sa ruine, et tombe enfin
entre mes mains. Si Childebert est trop bien gardé pour qu’on puisse
l’approcher, frappez alors Brunehaut elle-même. Si vous perdez la vie, je
comblerai vos parents de richesses et j’en ferai les premiers de mon royaume. »
Malgré ces brillantes promesses en faveur de leur
famille, les clercs hésitaient un peu; ils pensaient, avec un égoïsme bien
naturel, qu’ils paieraient presque sûrement de leur tête la haute fortune de
leurs ascendants. Mais Frédégonde s’y prit si bien, les grisa de telle manière
qu’ils partirent enfin, emportant avec eux un flacon donné par la reine et qui
contenait une liqueur secrète, tellement énergique qu’elle devait leur ôter
toute terreur.
Quelques jours plus tard, les deux clercs, arrêtés à la
cour de Childebert, étaient mis à mort comme assassins, avant d’avoir pu
frapper le roi; l’histoire ne dit pas si Frédégonde tint ses promesses
vis-à-vis de leurs familles; pour notre part, nous en doutons fort.
Reconnaissant des avis et des ouvertures bienveillantes
du roi Gontran, Childebert, accompagné de Brunehaut, alla le trouver à sa
résidence de Chalon-sur-Saône. Le vieux roi l’accueillit à merveille, et,
devant tous ses guerriers assemblés, il lui remit sa lance royale, sceptre
belliqueux que portaient les Mérovingiens, déclarant qu’il le faisait son
héritier, qu’il l’adoptait solennellement pour son fils (sans prétendre cette
fois à aucun droit de tutelle). En même temps, il prenait l’engagement de lui restituer
tout ce qui pouvait lui avoir été enlevé.
Cette réconciliation fut la perte de Gondebaud, qui, fier
de ses succès, commençait d’ailleurs à menacer les possessions de Childebert et
annonçait l’intention de réunir sous sa domination exclusive les trois royaumes
mérovingiens. Quelques semaines après, écrasé par les forces réunies de
Bourgogne et d’Austrasie, commandées par le comte de l’écurie, le connétable de
Bourgogne et le patrice, successeur de Mummolus, il se voyait refoulé jusqu’aux
Pyrénées ; réfugié dans la cité des Convênes (Saint-Bertrand de Comminges), le roi d'Aquitaine fut livré par ses officiers;
Mummolus, son ancien partisan, espérant obtenir miséricorde, le remit par
trahison entre les mains du duc Gontran-Boson (venu avec le contingent austrasien),
qui, désireux tout à la fois de regagner les bonnes grâces du roi Gontran, et
d’éviter toute réclamation de Gondebaud au sujet des trésors qu’il lui avait
volés, brisa d'un énorme coup de pierre la tête du malheureux prétendant.
Cependant le rétablissement de la concorde entre
Brunehaut et Gontran avait exaspéré Frédégonde ; elle cherche à exciter contre
eux les grands de Bourgogne et d’Austrasie, elle fait prendre, à force d’or et
de promesses, les armes aux chefs sauvages des Bretons, aux Wisigoths
d’Espagne; ses anciennes haines se réveillent plus ardentes; le malheureux
Prétextât, remonté sur le siège de Rouen, est sa première victime : le jour de
Pâques 588, il tombe assassiné au pied même des autels. Par l’entremise de son
dévoué client, l’évêque de Reims, Ægidius, elle
prépare de nouveau le meurtre de Brunehaut et de Childebert; le chef de ce
nouveau complot était le duc Rauching, qui se
prétendait, comme Gondebaud, fils de Clotaire Ier; aidé des deux comtes Ursion
et Bertfried, il devait faire périr Brunehaut et
Childebert; Childebert, bien qu’il eut à peine dix-sept ans, avait déjà deux
fils, l’un, Théodebert, né d’une concubine, l’autre, Thierry, né de sa femme,
la reine Faileube, qu’il venait d’épouser l’année
précédente. Ces deux jeunes princes ne devaient pas être des maîtres bien
gênants, l’un ayant environ un an, et l’autre étant âgé seulement de quelques
semaines; il fut donc décidé entre les conjurés que l’Austrasie serait divisée
en deux royaumes séparés ; le premier, attribué à Théodebert et formé de la
Champagne et des comtés environnants, devait être gouverné par le duc Rauching; l’Austrasie du Nord formerait le second royaume
que, sous le nom de Thierry, dirigeraient Bertfried et Ursion. Un autre complot, se rattachant à celui-ci, devait amener également
la mort de Gontran. Un jour, en effet, le roi de Bourgogne, se rendant en toute
sécurité dans son oratoire pour y faire ses prières habituelles, fut fort
désagréablement surpris d’y trouver un assassin l’épée levée, qu’avait envoyé
là son ex-protégée Frédégonde.
Décidément Brunehaut valait mieux.
L’assassin est arrêté, mis à la torture, questionné,
d’après les procédés de l’époque, avec un soin scrupuleux. Cette forme
d’instruction avait toujours le plus grand succès : l’émissaire de Frédégonde
avoue tout ce qu’on lui demande, entre dans tous les détails : le roi
Childebert et Brunehaut vont être frappés, comme Gontran a manqué de l’être; et
c’est le duc Rauching lui-même, lui qui se vante
d’avoir une main qui ne tremble pas, qui s’est chargé de porter le coup fatal.
En toute hâte, encore ému du danger auquel il vient d’échapper, Gontran écrit à
la cour d’Austrasie, et bientôt un rapide courrier apprend à Brunehaut le
danger qui la menace.
Quelque temps après le courrier, Rauching,
qui ne connaissait pas encore ce qui s’était passé à la cour de Gontran, arrive
au palais de Childebert; à peine ce roi en est-il informé qu’il envoie en toute
hâte, par la poste des services publics, des hommes de confiance chargés de
saisir dans les diverses propriétés du traître ses tablettes et son or. Puis,
calme, tranquille, mais l’œil sur lui, il le fait entrer dans sa chambre à
coucher. Là les deux interlocuteurs parlent de choses et d’autres; Rauching cherche une occasion favorable pour frapper le
roi, mais l’occasion ne se présente pas, peu importe, pense le duc, rien ne
presse encore.
Mais l’entretien tire à sa fin, Rauching prend congé du roi, pour sortir de la chambre, dont l’accès est rendu plus
difficile par quelques degrés, il soulève la lourde portière qui en ferme
l’entrée ; au même moment, tandis que ses mains sont occupées à soutenir
l’épaisse tapisserie, les deux gardiens de la porte le saisissent brusquement
par les jambes; il tombe en travers sur les marches, une partie du corps dans la
chambre, l’autre en dehors; et, à peine son corps a-t-il touché le plancher
qu’il a la tête hachée à coups d’épée, « tellement que les débris de sa tête
semblaient être de même nature que sa cervelle.»
Cette mort déconcerta les conjurés; Ursion et Bertfried, qui avaient déjà réuni une armée de révoltés, la
laissèrent se disperser. Et là, nous voyons ce qu’on ne voit presque jamais
dans l’histoire de ces tristes époques, un éclair de bonté, une lueur de
compassion ; et c’est encore à Brunehaut que le mérite en appartient. Bertfried, qui avait juré la mort de la reine et de son
fils, était assurément bien coupable, et cependant elle lui pardonne, elle veut
le sauver; elle a tenu son jeune enfant sur les fonts baptismaux et elle
n’oublie pas ce lien, cependant bien frêle, qui les a unis autrefois. «Viens te
réfugier auprès de moi, lui écrit-elle, sépare ta cause de celle des autres
conjurés et je te sauverai la vie.» Mais Bertfried refuse, il ne croit pas la partie entièrement perdue pour lui, et nous le retrouverons
plus tard essayant encore de lutter et toujours protégé par la reine.
Gontran, Childebert et Brunehaut comprenaient bien à quel
danger ils venaient d’échapper; cette communauté de périls les rapprocha davantage.
Gontran voulut irrévocablement déshériter Clotaire, rompre avec Frédégonde; les
deux rois de Bourgogne et d’Austrasie convinrent d’une entrevue solennelle où
ils devaient se rendre avec leurs familles et leurs conseillers, afin d’ôter de
leurs rapports tout germe de discorde pour l’avenir.
Ce fut le 28 novembre 587, dans la villa d’Andelot près
Chaumont, que se rencontrèrent les deux rois : la famille royale de Bourgogne
était presque éteinte : il ne restait au roi Gontran qu’une fille, Clotilde,
qu’il aimait tendrement et dont l’avenir le préoccupait à bon droit;
Childebert, au contraire, amenait avec lui sa mère Brunehaut, sa femme, la
reine Faileube, sa sœur Clodosinde,
ses deux fils Théodebert et Thierry; on aurait bien cru que l’avenir était là.
Grégoire de Tours nous a conservé le texte du traité
signé à Andelot par Brunehaut, Childebert et Gontran; nous le donnons ici comme
un type curieux des documents diplomatiques au sixième siècle de l’ère
chrétienne :
« Au nom du Christ, les très-excellents seigneurs rois
Gontran et Childebert et la très glorieuse dame la reine Brunehaut se sont,
dans un même sentiment d’amitié, donné rendez-vous à Andelot, afin de résoudre,
après mûre délibération, toutes les difficultés qui les séparaient; par
l’entremise des évêques et des grands, avec l’aide de Dieu, pour l’amour de la
charité, il a été arrêté, décidé et convenu que, tant que le Dieu tout-puissant
les laisserait jouir de la vie du siècle, ils se garderaient une foi et une
amitié pure et sincère. Et en même temps, comme le seigneur Gontran, conformément
au traité qu’il a fait avec le roi Sigebert, de vénérable mémoire, prétend être
en droit de retenir en totalité la partie qui était revenue à son frère du
royaume de Caribert, et que les ayant-cause du seigneur Childebert ont déclaré
en son nom vouloir rentrer en possession de tout ce qu’avait eu son père, il
demeure décidé, suivant une transaction et une détermination immuables, que la
part du royaume de Caribert, qu’un traité avait concédée à Sigebert, savoir le
tiers de la cité de Paris avec son territoire et ses habitants, ainsi que les
places fortes de Châteaudun, de Vendôme et tout ce que ledit Sigebert avait
possédé dans les pays d’Etampes et de Chartres, territoire et habitants,
restera à perpétuité au pouvoir du roi Gontran, en plus de tout ce que ledit
Gontran a eu du royaume de Caribert, du vivant du roi Sigebert. Par
compensation, le seigneur roi Childebert garde en son pouvoir, à compter de ce
jour, la ville de Meaux, les deux tiers de celle de Senlis, et en totalité
celles de Tours, Poitiers, Avranches, Aire, Conserans,
Bayonne, Alby avec leurs territoires; et il est convenu que celui des deux rois
qui survivra à l’autre héritera du royaume de celui qui perdra la lumière du
jour, sans laisser de fils, et qu’il jouira de cet héritage à perpétuité, et,
Dieu aidant, pour les siens comme pour lui-même. Il est convenu d’une façon
toute spéciale, comme une condition que tous doivent scrupuleusement observer,
que tout ce que le roi Gontran a donné ou, avec la permission de Dieu, pourra
donner encore à sa fille Clotilde, en biens de tout genre, choses, hommes,
villes, terres ou rentes, restera en sa possession; et, si la princesse
Clotilde veut disposer à sa volonté de quelque bien venant du fisc royal ou de
ses effets et de ses fonds, ou bien qu’elle veuille en faire don, qu’ils lui
soient conservés à perpétuité, avec l’aide de Dieu, ne lui soient dérobés en
aucun temps par qui que ce soit, et qu’elle les garde en tout honneur, sécurité
et dignité, sous la protection et sous la défense du roi Childebert, ainsi que
tout ce qu’elle pourra posséder lors de la mort de son père. Le seigneur roi Gontran
promet également que, si par un effet de la fragilité des choses humaines, ce
que la miséricorde divine veuille bien empêcher, et ce qu’il ne souhaite pas,
il advenait que le roi Childebert quittât la lumière de ce monde, lui Gontran
encore vivant, il prendrait, comme un bon père, sous sa protection et sous sa
tutelle, ses deux fils les rois Théodebert et Thierry, ainsi que les autres que
Dieu pourrait accorder à Childebert; de telle sorte qu’ils pussent jouir
paisiblement de l’héritage paternel. Il protégerait de même la mère du seigneur
Childebert, la dame reine Brunehaut, sa fille Clodosinde,
sœur du roi Childebert, aussi longtemps qu’elles seraient dans les pays des
Francs; il en serait de même pour la reine Faileube :
il serait attaché à elles, comme à une sœur et à des filles chéries, et les
maintiendrait en honneur et dignité, avec tous leurs biens, villes, terres,
rentes ou autres propriétés, et tant ce qu’elles possèdent présentement que ce
qu’elles pourront, le Christ aidant, acquérir encore, afin qu’elles conservent
ces biens en pleine sécurité. Quant aux cités de Bordeaux, Limoges,
Cahors, Béarn et Bigorre, que Galeswinthe, sœur de la
dame Brunehaut, a acquises en venant en France, comme don du lendemain (présent
fait par l’époux le lendemain du jour des noces, sorte de douaire) et que,
d’après un jugement rendu par le très-glorieux roi Gontran, assisté de
l’assemblée des Francs, du vivant des rois Sigebert et Chilpéric il a été
convenu que posséderait la reine Brunehaut, il est arrêté à partir
d’aujourd’hui que la dite Brunehaut acquerra la propriété et la jouissance de
la ville de Cahors et de ses dépendances. Les autres cités, énumérées ci-dessus,
seront laissées au roi Gontran à titre viager, et retourneront après lui à la
dame Brunehaut et à ses héritiers qui les posséderont en pleine propriété. Avec
l’aide de Dieu, durant la vie du seigneur Gontran, elles ne pourront, à aucune
époque ni sous aucun prétexte, être réclamées ni par la dame Brunehaut, ni par
son fils, le roi Childebert, ni par les héritiers de ce roi. Il est également
arrêté que le seigneur Childebert aura l’entière propriété de la ville de
Senlis, et que le tiers qui doit en revenir au roi Gontran sera compensé à son égard
par le tiers appartenant au seigneur Childebert dans le pays de Resson»
Le reste du traité, de peu d’importance, a pour objet
d’empêcher les leudes dépendant de chaque souverain de transmettre à leur idée
leur personne et leur dévouement d’un roi à un autre et de garantir les
possessions accordées aux églises. On eut soin ensuite d’appeler la vengeance
céleste sur celles des parties qui oseraient enfreindre un pacte aussi
solennel. Et toutes les difficultés parurent aplanies à la satisfaction
générale.
Le traité une fois signé, les deux rois procédèrent à un
acte de justice, le châtiment du duc Gontran-Boson, qui, dans le cours de sa
longue carrière, avait trouvé le moyen de trahir successivement tous ceux qui
s’étaient fiés à lui, d’abord Chilpéric, puis le malheureux Mérovée, puis
Childebert, puis Gontran, puis Gondebaud, et qui malgré cela avait eu
l’effronterie de venir assister à la conférence. Gontran-Boson, à la nouvelle
que l’assemblée des Francs, présidée par les deux rois alliés, venait de le
déclarer digne de mort, s’était réfugié dans une des dépendances de la villa
d’Andelot, occupée par l’évêque de Trêves, Magnéric;
là, après avoir soigneusement fermé les portes extérieures : «Je sais, dit-il à
l’évêque, très-saint prélat, que tu es en grand honneur auprès de nos rois,
j’ai donc recours à roi pour me sauver la vie. Ceux qui doivent me frapper sont
à ta porte : sache bien que, si je n’échappe pas grâce à toi, avant d’être tué,
je t’aurai tué. O saint évêque, obtiens mon pardon, ou nous allons mourir tous
les deux.» Et, pour donner plus de poids à ses paroles, Gontran-Boson appuyait
la pointe de son épée sur la poitrine de l’évêque. Celui-ci, effrayé des
manières de cet étrange suppliant, se débattait en criant : «Laisse-moi sortir,
je t’en prie, afin que j’aille intercéder pour toi auprès des seigneurs rois. »
— «Non, non, répondait Gontran-Boson, je veux que tu restes avec moi; envoie
plutôt un de tes clercs, qui rendra compte de ce que j’ai dit et qui parlera en
ton nom.»
Mais, pendant cette discussion, les deux rois
s’impatientaient : « Si l’évêque ne sort pas, s’écriait Childebert, croyant que
le pauvre Magnéric y mettait de la mauvaise volonté,
si l’évêque ne sort pas, il périra avec son protégé Gontran-Boson. » — « Mettez
le feu à la maison, disait le roi Gontran, l’évêque brûlera aussi s’il
s’obstine à ne pas sortir. »
Sortir ! l’évêque infortuné ne demandait que cela;
malheureusement, Gontran-Boson s’y opposait énergiquement A la fin cependant, Magnéric, grâce à ses clercs, put s’échapper de la maison
qui était déjà en flammes et Gontran-Boson resta seul.
Le condamné supporta les flammes pendant quelques
instants; bientôt, n’y pouvant plus tenir, il s’élança au dehors; à peine
touchait-il le seuil qu’il fut percé de coups de lance. Mérovée était vengé au
moins d’un de ses persécuteurs.
Mais, si Brunehaut savait punir ses ennemis ou plutôt les
ennemis des siens, elle n’oubliait pas ses amis. On se souvient de ce duc Lupus
qui s’était compromis pour elle au point de perdre ses biens et d’en être
réduit à s’exiler à la cour de Bourgogne; Lupus était là, dans la suite de
Gontran; on lui rendit ses terres, ses honneurs, et tous les dédommagements
possibles lui furent accordés.
Tout étant donc arrangé pour le mieux, le vice puni et la
vertu récompensée, comme dans les romans, Gontran et Brunehaut se firent de mutuels
présents et se convièrent réciproquement, eux et leur entourage, à de
splendides festins. Après quoi, dit Grégoire de Tours, ces illustres personnes,
s’étant embrassées, s’en retournèrent chacune dans leur pays.
CHAPITRE VI
587 -596
Châtiment d’Ursion et de Bertfried.
Complot contre Brunehaut découvert par la reine Faileube.
Nouvelles tentatives d’assassinat de Frédégonde. Déposition d’Ægidius, 590. Expéditions de Childebert contre les
Lombards. Mésaventure de Frédégonde à Tournay, 591. Mort de Gontran.
Childebert, roi d’Austrasie et de Bourgogne. Bataille de Droissy,
593. Mort de Childebert, 595. Bataille de Latofao,
5g6. Partage des Etats de Childebert entre ses deux fils.
La présence de Brunehaut et de Childebert était en effet
fort nécessaire dans leur pays : les deux révoltés, Ursion et Bertfried, s’étaient retirés dans une église du canton de
Vabre (aux environs de Carignan, dans les Ardennes), que sa situation sur une
côte escarpée rendait de facile défense, et paraissaient décidés à s’y
maintenir. Une expédition fut envoyée contre eux, et le commandement en fut
donné à un beau-fils du duc Lupus, le comte Godegésile,
sur la recommandation de Brunehaut qui, voulant toujours sauver Bertfried, tenait à ce que la direction de l’entreprise fût
confiée à un homme dévoué comme l’étaient pour elle tous les membres de la
famille de Lupus. Le refuge d’Ursion et de Bertfried fut incendié par les troupes austrasiennes; après une défense énergique, Ursion
fut massacré. Godegésile, suivant les intentions de
Brunehaut, se mit à crier dès qu’il le vit tomber : «Le principal ennemi du roi
et de la reine est mort ; cela suffit : laissons la vie à Bertfried.»
Grâce à cette intervention de Godegésile, Bertfried put monter à cheval et s’échapper.
Mais Childebert était devenu homme: le vieil instinct
sanguinaire de sa race se réveillait maintenant en lui ; la clémence,
c’est une vertu de civilisé; pardonner, c’était bon pour Brunehaut, pour la
fille des rois goths, mais non pour le descendant de Clovis et des rois
sauvages du Nord; furieux d’apprendre la fuite de Bertfried : «Si Bertfried échappe, s’écrie-t-il, je tuerai Godegésile.» Godegésile eut peur
pour sa vie, il se remit à la poursuite du fugitif, bien décidé à tout faire
pour sauver sa propre tête.
L’évêque Agéric était dans son
palais de Verdun, priant dans son oratoire, lorsqu’un homme poudreux, sanglant,
monté sur un cheval épuisé, s’arrête devant la demeure épiscopale, pénètre dans
l’oratoire, se jette aux genoux du prélat, le conjure de le sauver; ce
suppliant, c’est Bertfried qui vient demander asile;
toute l’armée de Childebert est à sa poursuite; elle arrive, elle entoure la
maison; Godegésile à grands cris réclame le fugitif
et menace l’évêque de la fureur du roi. Agéric ne
sait plus que devenir; il craint la colère de Childebert, mais il ne voudrait
pas non plus livrer Bertfried; la maison de l’évêque
est lieu d’asile, il parlemente; impatientés, quelques soldats montent sur le
toit, en arrachent les tuiles, enlèvent toute la couverture, et de là, à coups
de flèche, tuent Bertfried qui essaie de s’abriter
derrière l’évêque. Il paraît qu’Agéric fut fort
choqué de ce manque de respect et ne pardonna jamais cette aventure à
Childebert, malgré les nombreux présents que lui fit le roi pour apaiser sa
colère.
En tout cas, Bertfried mort, la
rébellion était bien éteinte; les Austrasiens commençaient à comprendre qu’ils
avaient un maître, et, à la suite de ces exécutions, plusieurs leudes s’en
allèrent à l’étranger, ne se sentant pas la conscience tranquille; des ducs
furent changés, un Romain, Florentianus, tout dévoué
à l’influence de Brunehaut, fut nommé maire du palais, et l’aristocratie
frémissante se résigna enfin à courber la tête sous ce joug égalitaire qui
rappelait celui des Césars.
Malgré quelques légers différends dont la véritable cause
était le caractère ombrageux, pour ne pas dire peureux, du roi Gontran, la paix
semblait bien définitivement établie entre l’Austrasie et la Bourgogne.
Grégoire de Tours, dont Brunehaut avait su reconnaître l’incontestable
supériorité, et qui avait été mandé par elle à la cour de Metz, s’entremit
utilement à cette occasion entre l’oncle et le neveu. Vers la même époque une
ambassade du roi wisigoth Reccared était venue solliciter de Brunehaut la main
de sa fille Clodosinde, main qui fut accordée malgré
le triste sort d’Ingonde.
Il était bien rare que Frédégonde laissât longtemps ses
ennemis en repos: un nouveau complot vint prouver à Brunehaut que sa rivale ne
la perdait pas de vue. L’épouse de Childebert, la reine Faileube,
étant malade d’une fausse couche, entendit, pendant qu’on la croyait endormie,
parler à voix basse autour d’elle d’une conspiration qui la menaçait;
l’instigatrice était une certaine Septimie, chargée
d’élever les enfants de Childebert. Faileube aimait
fort Brunehaut qui l’avait fait épouser à son fils de préférence à une jeune
fille de noble race franque, Theudelinde, que le
parti des leudes protégeait. Elle s’empressa de raconter à sa belle-mère et à
son mari ce qu’elle avait entendu; Septimie fut
arrêtée, mise à la torture. Elle avoua qu’il s’agissait en effet d’écarter du
roi sa mère et sa femme, et, si l’on n’en pouvait venir à bout, de le faire
périr par des maléfices (aliàs poison)
; alors les conjurés régneraient sous le nom des fils du roi. C’est toujours la
même idée que nous verrons se renouveler : on n’ose encore renverser
complètement la royauté; mais la féodalité, qui perce déjà sous l’écorce de
l’aristocratie franque, veut multiplier ces faciles minorités, pendant
lesquelles les grands gouvernent à leur guise.
Septimie avait de nombreux complices : Droctulf, son amant,
gouverneur des enfants royaux; Sunnégésile,
connétable du roi; Gallomagne, référendaire; Septimie fut marquée au fer rouge et condamnée à tourner la
meule dans une villa du fisc; Droctulf, les cheveux rasés
et les oreilles coupées, alla cultiver les vignes d’un domaine royal.
Remarquons ici en passant l’application de la pénalité romaine.
Sunnégésile et Gallomagne, qui, réfugiés dans une église, en étaient
sortis avec promesse d’avoir la vie sauve, ne furent condamnés qu’à l’exil,
après avoir été privés des biens qu’ils tenaient de la libéralité royale.
Encore leur exil fut-il bientôt commué en une amende,
sur la demande du roi Gontran qu'ils prièrent d’intercéder pour eux. Nous
verrons plus tard que cette clémence fut bien mal récompensée, du moins en ce
qui concerne Sunnégésile.
Quelque temps après, pendant que le roi Childebert était
avec sa mère et sa femme sur le territoire de Strasbourg, les principaux
guerriers des pays de Soissons et de Meaux vinrent lui dire : «Donne-nous un de
tes fils auquel nous obéirons, afin qu’encouragés par la présence d’un prince
de ta race, nous puissions mieux résister à tes ennemis et mieux défendre tes
villes.» Childebert eut le tort de se rendre à cette sollicitation, présage
d’un de ces partages d'Etat qui furent si funestes pour la puissance
mérovingienne, et l’on s’étonne de ne pas voir Brunehaut s'y opposer de tout
son pouvoir; mais il faut réfléchir que Soissons était l’ancienne capitale de Chilpéric,
qu’elle était depuis peu annexée à l’Austrasie; ses leudes regrettaient leur
autonomie, et peut-être se seraient-ils rejetés dans les bras de Clotaire, le
fils de leur ancien roi, si Childebert s’était refusé à leur demande :
démembrement pour démembrement, mieux valait avoir à Soissons son fils que son
ennemi.
Théodebert, fils aîné de Childebert, alla donc régner à
Soissons, mais toujours sous la tutelle de son père. Les Soissonnais furent enchantés
de voir une nouvelle cour s’installer au milieu d’eux, et ils firent tout pour
préparer au jeune prince une brillante réception. Une seule chose manqua à
l’entrée du nouveau roi, la bénédiction de l’évêque; au grand désespoir des
habitants, leur évêque n’était pas présentable; depuis quatre ans, nous dit son
collègue Grégoire de Tours, il avait perdu le sens à force de boire.
L’installation du fils de Childebert effraya un peu Gontran,
qui craignait pour son royaume de Paris, fort voisin de Soissons. Il en
témoigna son mécontentement par quelques mesures prises contre les Austrasiens,
et en s’exhalant en vaines récriminations contre Brunehaut qu’il accusait,
entre autres choses, un peu tard il est vrai, d’avoir voulu épouser ce
Gondebaud, dont la révolte l’avait tant inquiété. Il fallut, pour lui rendre le
repos, que Brunehaut lui jurât solennellement qu’elle n’avait jamais voulu
prendre Gondebaud pour mari, pas plus qu’elle ne songeait à nuire, en quoi que
ce fût, au père adoptif de son fils Childebert.
Mais il y eut quelqu’un d’exaspéré de voir Théodebert sur
le trône de Soissons, ce fut l’ex-reine de ce royaume; Frédégonde en fut malade
de rage, et, de nouveau, elle voulut essayer de ces poignards empoisonnés qui
lui avaient déjà tant de fois réussi.
Brunehaut et Childebert étaient à la villa de Marlheim en Alsace, où l’on élevait Thierry, le second fils
du roi, qu’il avait eu de la reine Faileube.
Childebert allait entrer dans la chapelle dépendant de la villa, lorsque
quelques-uns des gens de sa suite aperçurent un inconnu qui semblait chercher à
s’y cacher. On entoure cet inconnu, on l’arrête; interrogé, il avoue bientôt
qu’il a été chargé par Frédégonde de tuer le roi : «Nous sommes douze hommes,
ajoute-t-il, envoyés par elle; six sont ici; les six autres sont à Soissons, où
ils guettent Théodebert.» Quant à lui, ajoutait prudemment le prisonnier, il
avait été, au dernier moment, saisi de remords, et n’avait pu se résoudre à
frapper le roi. Il dénonça d’ailleurs tous ses complices, qui, cette fois,
furent sévèrement punis; aux uns on coupa le nez et les mains; les autres
périrent dans les supplices, sauf deux ou trois qui, plus heureux, en furent
quittes pour la prison.
Mais l’interrogatoire de cette bande de sicaires avait
fait découvrir bien des choses que, depuis longtemps, soupçonnait Brunehaut;
plus d’un grand personnage austrasien avait été compromis. Ce Sunnégésile entre autres, à qui l’on avait fait grâce
quelque temps auparavant, était du dernier complot, ainsi qu’Ægidius, l’évêque de Reims; on reconnut même qu’Ægidius avait trempé dans la conspiration de Rauching, d’Ursion et de Bertfried,
et, comme eux, avait juré la mort de Childebert et de Brunehaut.
Ægidius fut
arrêté dans sa ville épiscopale, amené à Metz, où le roi s’était rendu et mis sous
bonne garde. Un synode d’évêques fut convoqué pour le juger; mais il était
contraire aux privilèges ecclésiastiques d’arrêter un évêque et de le retenir
en prison sans l’assentiment de ses confrères. Ægidius,
sur les réclamations du clergé, fut remis en liberté et reconduit à Reims. Il
était probablement bien surveillé, car, quelque temps après, il comparut devant
un nouveau synode réuni à Metz; et voici en quels termes un témoin oculaire
raconte ce procès qui fut, en raison de l’importance de l’accusé, un des
événements de l’époque. L’évêque est amené devant les juges, ses collègues. Le
roi avait chargé le duc Ennodius de l’accusation. Ennodius commença par
demander à Ægidius : «Evêque, comment a pu te venir
la pensée d’être infidèle au roi qui t’avait accordé dans une de ses villes les
honneurs de l’épiscopat, et de te dévouer à ce Chilpéric, le perpétuel ennemi
du roi, notre maître, l’assassin de son père, le persécuteur de sa mère et le
ravisseur de ses Etats? Et c’était dans les villes mêmes volées par Chilpéric à
ton roi que tu acceptais des domaines enlevés au fisc royal.» — Ægidius répondit : «J’ai été l’ami du roi Chilpéric, je ne
puis le nier; mais cette amitié n’a été pour Childebert la cause d’aucun
dommage; les biens dont tu parles m’avaient été accordés bien avant que
Chilpéric ne fût maître de ces pays, par des chartes du roi Childebert
lui-même.» A cette affirmation d’Ægidius, Childebert
se récrie ; on fait venir Othon, référendaire du roi à l’époque de ces
prétendues donations et dont la signature figurait au bas des chartes ; Othon
déclare que cette signature n’est pas la sienne, qu’elle est évidemment contrefaite.
Et, après examen, les évêques eux-mêmes sont forcés de reconnaître que leur
collègue est un faussaire.
Mais ce ne fut pas tout: on produisit de nombreuses
lettres écrites par l’évêque à Chilpéric; elles renfermaient bon nombre
d’injures contre Brunehaut; il y était dit, entre autres, dans le style pieux
des paraboles, qu’il fallait couper la racine pour faire sécher la tige: la
racine, c’était Brunehaut, la tige, c'était Childebert.
Enfin, chose encore plus grave, on présenta à l’évêque le
projet d’un faux traité, imaginé par lui, où Childebert convenait avec
Chilpéric de partager le royaume de Gontran; c’était ce même traité qui,
présenté secrètement par Ægidius au roi de Bourgogne,
avait occasionné la rupture de 583 entre lui et Chilpéric et amené, par suite,
la mort d’une multitude d’hommes et le ravage de bien des villes. Rien de tout
cela ne put être nié par l’évêque, car le même traité s’était retrouvé dans une
cassette du roi Chilpéric, cassette tombée dans les mains de Childebert lorsqu’on
lui avait apporté les trésors de son oncle, après l’assassinat de la villa de
Chelles. De plus, pendant le cours du procès, arriva un nouveau témoin à
charge, Epiphane, abbé de Saint-Remy, qui venait déclarer qu’Ægidius s’était vendu à Chilpéric et à Frédégonde pour deux
mille sous d’or et beaucoup de joyaux; il indiquait dans quelles circonstances
l’évêque avait reçu l’argent; il dévoilait toutes ses entrevues secrètes avec
le roi et la reine de Neustrie. Epouvanté, confondu, l’évêque finit par tout
avouer. «Alors, les évêques, ayant entendu ces choses et soupirant devoir un
prêtre du Seigneur coupable de si grands crimes, implorèrent pour lui un délai
de trois jours, pendant lequel, se recueillant en lui-même, il chercherait les
moyens de se disculper. »
Mais l’évêque de Reims était atterré, se sentait perdu,
et, au bout de trois jours, il se borna à s’avouer coupable, reconnaissant
lui-même qu’il avait mérité la mort. Les évêques du synode en eurent pitié, ils
obtinrent qu’on lui laissât la vie : après avoir été dégradé, Ægidius fut simplement exilé à Strasbourg, et Brunehaut le
fit remplacer sur le siège épiscopal de Reims par un fils du duc Lupus, par Romulf, déjà depuis quelque temps dans les ordres.
Après ces importants procès, qui avaient prouvé à tous
que les grands et les évêques eux-mêmes n’étaient pas au-dessus des lois,
l’Austrasie paraissait tranquille, et Brunehaut crut pouvoir renouveler ses
tentatives contre les Lombards d’Italie. L’empereur d’Orient se plaignait, avec
quelque apparence de raison, il faut le reconnaître, que Childebert n’eût pas
mérité les cinquante mille sous d’or qu’il lui avait accordés à condition de
soumettre les Lombards au sceptre impérial. On se rappelle qu’en effet
Childebert, loin de remettre les Lombards sous l’autorité impériale, s’était
contenté de leur faire payer tribut à lui-même. Le tribut du reste n’avait été
payé qu’une fois. Quelques expéditions peu importantes avaient bien été
envoyées contre ces débiteurs récalcitrants, mais, mal dirigées par des ducs
austrasiens, elles n’avaient produit que peu de résultats. Il est à remarquer
d’ailleurs que les leudes d’Austrasie se laissent battre volontiers quand leur
roi ne les commande pas.
A ce moment de nouveaux rapports s’établissaient entre
les cours de Metz et de Constantinople; Athanagilde,
fils d’Ingonde, petit-fils de Brunehaut, était tombé
au pouvoir de l’empereur d’Orient, et Brunehaut écrivait ou faisait écrire par
Childebert lettres sur lettres à l’empereur, au patriarche, à tous les grands
de la cour, pour qu’on lui rendît son petit-fils, qui jouait, ce semble, à
Constantinople le triste rôle d’otage.
Il y eut probablement quelque traité que nous avons
perdu, subordonnant la remise d’Athanagilde aux
services militaires que rendrait Childebert en Italie, car nous le voyons
envoyer une dernière expédition contre le roi des Lombards, Authar,
dont la fille venait d’être fiancée au duc des Bavarois, vassal souvent
insoumis des rois francs. Cette expédition, conduite par vingt ducs
austrasiens, fut, après quelques succès, réduite à repasser les Alpes, décimée
par les épidémies, suite des excès faciles à commettre dans les riches plaines
lombardes; néanmoins les Lombards offrirent d’eux-mêmes de reconnaître la
suzeraineté du fils de Brunehaut et d’acquitter un nouveau tribut de 12,000
sous d’or, car ils étaient fort effrayés des victoires que remportait en
Bavière l’armée commandée par Childebert en personne. En effet, le duc des
Bavarois, allié des Lombards, avait été constamment battu et finalement détrôné
au profit d’un autre chef dévoué aux intérêts du roi franc.
De nouveau, voici donc la paix pour l’Austrasie. Les
adversaires étrangers sont soumis, Frédégonde elle-même est occupée pour le
moment à une autre besogne que ses tentatives d’assassinat ; elle cherche à rétablir
parmi les gens de Tournay, ses partisans dévoués, l’ordre profondément troublé
dans les circonstances suivantes : «Il survint une grande discorde entre les
Francs de Tournay, parce que le fils d’un d’entre eux injuriait souvent le fils
d’un autre, qui était devenu son beau-frère, en lui reprochant de négliger sa
sœur pour des femmes de mauvaise vie. Rien ne corrigeant le mauvais mari, les
deux jeunes gens en vinrent à ce point que le frère de la femme se jeta sur son
beau-frère et le tua avec l’aide de quelques amis; alors les amis du mort
tuèrent à son tour le meurtrier; puis, tous s’entretuèrent, si bien que des
deux troupes il ne resta qu’un seul homme, parce qu’il n’y avait plus
d’adversaire pour le frapper. »
Cette petite rencontre n’avait fait qu’exciter les Francs
de Tournay; tout le pays se divisa en deux partis , et cette querelle de
famille devint une véritable guerre civile. Frédégonde, impatientée de voir
tant de gens se faire tuer pour une autre cause que pour son service, voulut
calmer cette effervescence; mais, ne pouvant arriver à ses fins par la
persuasion, elle eut recours à un de ces arguments tranchants qu’elle aimait à
employer. Elle invita à un riche banquet les principaux meneurs qui avaient
succédé aux deux jeunes gens; le banquet fut copieux; le vin, l’hydromel, la
bière furent versés à flots, et, la nuit venue, les conviés, plongés dans toute
la béatitude de l’ivresse, reçurent chacun, pour terminer la fête, un
formidable coup de hache qui fit voler leurs têtes au milieu de la salle. Mais
cette exécution eut un résultat auquel Frédégonde ne s’attendait assurément pas
: les deux partis se réunirent contre elle, l’assiégèrent dans son palais et
envoyèrent immédiatement des messagers à Brunehaut pour la supplier de venir
prendre sa rivale. Ce n’était pas chose facile que de venir à bout de
Frédégonde: secourue à temps par quelques partisans, elle put cette fois encore
échapper au danger.
Brunehaut, du reste, eut bientôt une compensation;
Gontran, très-pieux roi, mais très-versatile allié, mourut fort religieusement
à Châlons-sur-Saône, et fut enseveli en grande pompe dans l’église du monastère
de Saint- Marcel, où il ne tarda pas, malgré ses crimes, à acquérir la
réputation et bientôt après le titre authentique de saint à miracles. D’après
le traité d’Andelot, ses Etats revinrent à Childebert, qui partit immédiatement
avec sa mère pour en prendre possession.
A peine Brunehaut et son fils se sont-ils éloignés, que
Frédégonde, qui, depuis quelques années, travaillait silencieusement, en
prévision de la mort de Gontran, tuteur du jeune Clotaire, à reconquérir le
pouvoir, se proclame régente et donne la charge importante de maire du palais à
ce comte Landry, son complice et son amant. Landry, qui désormais va gouverner
avec Frédégonde le royaume de Neustrie, se jette sur Soissons, l’ancien
patrimoine de Chilpéric. Théodebert, qu’on y avait envoyé pour faire son
apprentissage de roi, put du moins apprendre à merveille ce que c’était qu’une
complète déroute. Trahi par beaucoup de ses guerriers, anciens leudes
neustriens qu’avait su facilement gagner Landry, il n’échappa qu’à grand’peine.
La guerre était mal engagée pour l’Austrasie :
immédiatement Childebert fit marcher contre Frédégonde une armée recrutée à la
hâte et composée principalement d’auxiliaires d’outre-Rhin. Or, ces auxiliaires
étaient de véritables barbares, ayant conservé toutes les mauvaises habitudes
des Germains, entre autres, celle de se fort mal garder et de se griser en
campagne régulièrement tous les soirs. Par malheur, le jeune roi d’Austrasie,
occupé en Bourgogne, avait assez à faire pour y affermir sa récente domination.
Gondebaud, duc d’Austrasie, ce duc dévoué qui avait sauvé Childebert enfant des
mains de Chilpéric, fut mis à la tête de l’armée; mais il dut partager le
commandement avec le patrice de Bourgogne, Wintrion,
qui commençait à trouver trop lourde la puissance d’un roi maître des deux
grands royaumes francs. Au début de la campagne, tout alla bien; les forces
austrasiennes entrèrent sans difficulté, pillant et ravageant à leur aise, sur
le territoire neustrien. Les Neustriens, qui tout d’abord avaient reculé,
s’étaient concentrés dans les environs de la villa de Braine, où Frédégonde
s’était rendue de son côté, «y faisant beaucoup de présents aux hommes de
guerre,» et cherchant dans les ressources de son esprit un moyen de vaincre
sûrement l’armée de sa rivale.
Les Austrasiens s’étaient arrêtés à Droissy,
entre Soissons et Château-Thierry ; leur campement était établi dans une grande
plaine, coupée de petits bois. On connaissait la présence de Frédégonde à
Braine, c’est-à dire à quelques lieues, et toute l’armée s’attendait à une
prochaine bataille ; cependant, chefs et soldats n’avaient pris d’autre
précaution extraordinaire que de boire de la bière jusqu’à complète ivresse; à
peine avait-on posé quelques sentinelles qui, ayant pris part à l’orgie
générale, n’avaient plus qu’une vague notion des choses réelles.
La nuit était venue, sombre et tranquille; nul autre
bruit que celui des sonnettes de quelques chevaux paissant, comme d’habitude,
aux alentours du camp. L’heure s’avançait, les feux s’éteignaient, lorsqu’à la
lueur indécise des étoiles, une des sentinelles crut apercevoir un étrange
phénomène; silencieusement, les petits bouquets de bois qui garnissaient la
plaine semblaient se rapprocher et entourer le camp; étonnée, la sentinelle
éveille quelques camarades, les interroge :
«Ne voient-ils pas comme elle une forêt qui marche?»
Mais on rit de son inquiétude : «Tu as trop bu, lui
répond-on, tu déraisonnes; n’entend-on pas, comme d’habitude, les clochettes de
nos chevaux qui paissent paisiblement dans la plaine ?»
La sentinelle se
rend à ces observations, et tout retombe dans le silence.
Cependant, d’un mouvement insensible la forêt semblait toujours
s’avancer vers le camp austrasien. Le jour allait paraître : fatigués de leur
nuit de veille, engourdis par la rosée du matin, les gardes s’assoupissaient,
lorsque, tout à coup, au premier rayon d’aurore, la forêt s’abat, le sol se
jonche de rameaux, de branches vertes, et la cavalerie neustrienne apparaît aux
portes du camp, saluant de ses cris de triomphe la réussite de son stratagème;
à la tête de ses soldats est Frédégonde elle-même, tenant dans ses bras son
jeune fils Clotaire; en quelques instants le camp est envahi ; surpris dans
leur sommeil, les Austrasiens ne font que peu de résistance ; la plupart de
leurs chevaux ont disparu : ces clochettes, dont le bruit les rassurait,
étaient au cou des chevaux des Neustriens; en vain, quelques guerriers d’élite
se rassemblent autour de leurs deux chefs ; Gondebaud résiste, mais Wintrion, très-probablement gagné par Frédégonde, se hâte
de prendre la fuite et décourage ceux qui veulent lutter encore. Enfin,
Gondebaud lui-même, après avoir vu tomber à ses côtés les plus braves de ses
compagnons, se voit réduit aussi à battre en retraite, et Frédégonde est
victorieuse. D’après Paul Diacre, trente mille morts restèrent sur le terrain.
L’année suivante, Brunehaut et Childebert s’apprêtaient à
venger leur défaite; mais Frédégonde s’en était méfiée ; elle soulève les
Bretons, vassaux toujours insoumis du royaume de Childebert, et, en même temps,
un des peuples les plus sauvages du Nord, celui des Warnes,
envahit les provinces septentrionales d’Austrasie. Childebert est forcé de
retarder encore sa vengeance; il envoie contre les Bretons les comtes des
villes de la Loire à la tête des milices gallo-romaines de ces cités ; lui-même
marche contre les Warnes, plus redoutables que les
Bretons; exaspéré de leur attaque, qui l’empêche d’en finir avec Frédégonde, il
les bat épouvantablement; son triomphe est si complet, sa vengeance si absolue,
qu’à partir de ce moment le nom des Warnes disparaît
à jamais de l’histoire.
Il revient plus redoutable que jamais; c’est l’époque où
le pape saint Grégoire, lui écrivant à lui et à sa mère, disait dans ses
lettres que le fils élevé par Brunehaut était autant au-dessus des autres rois
que les rois eux-mêmes sont au-dessus de leurs sujets. Une précieuse relique
était jointe aux missives du pape ; c’étaient des clefs de saint Pierre, faites
avec du fer des chaînes du prince des apôtres, et qui devaient préserver
sûrement celui à qui saint Grégoire les envoyait, de maladie, d’assassinat, de
poison, bref, de tous les maux possibles.
Frédégonde en dut trembler; mais, en tout cas, elle se
rassura bientôt; à peine de retour à Metz, prêt à marcher contre la Neustrie,
Childebert se sent fatigué, languissant; il n’a pas vingt-six ans et il
s’affaisse comme un vieillard; en quelques jours, par une cause inconnue, la
vie se retire de lui : le poison a fait son office.
Et voici de nouveau Brunehaut qui se retrouve sans appui,
aïeule de deux jeunes enfants, dont les leudes veulent lui enlever la tutelle;
la voilà retombée dans une aussi triste situation qu’au lendemain de la mort de
Sigebert ; la voilà seule; n’importe, l’heureuse Frédégonde, la protégée du
sort, trouvera encore devant elle debout toujours , prête au malheur comme à la
lutte, sa vieille ennemie Brunehaut.
Au moment même où mourait Childebert, Frédégonde
envahissait par l’ouest les domaines du roi défunt, tandis qu’au nord, vers la
Thuringe, apparaissait l’avant-garde formidable d’une nouvelle invasion de ces
peuplades de Huns- Avares, sans cesse errantes, roulant, comme les vagues, des
frontières franques aux limites de l’empire d’Orient. Brunehaut, prise entre
ces deux attaques, traite avec les Avares, les renvoie au prix de quelque
argent ; le vrai danger n’était pas là, mais bien du côté de Frédégonde, qui,
sans déclaration de guerre (à la manière des barbares, avoue lui-même
Frédégaire), avait envahi l’ancien royaume de Paris. Les deux jeunes fils de
Childebert, pendant que Brunehaut s’occupait des Avares, étaient bien accourus
au-devant de l’armée neustrienne que commandait Clotaire en personne,
accompagné du maire du palais, Landry, peut-être bien son véritable père. Mais
Landry, habile homme de guerre, n’eut pas grand’peine à triompher à Latofao de l’armé eaustro-burgonde,
commandée par deux enfants, et composée en grande partie de leudes ennemis de
Brunehaut.
Cette défaite simplifia fort le partage, que, malgré les
avis et les prières de la vieille reine, le grand conseil des leudes voulut
faire des Etats de Childebert; Frédégonde et Clotaire restèrent en possession
du royaume de Paris, enlevé par leurs armes; Théodebert, l’aîné des deux fils
de Childebert, eut l’Austrasie et les provinces germaines; Thierry, le cadet,
mais né de la reine Féileube, eut les royaumes de
Bourgogne et d’Orléans, l’héritage du roi Gontran, auquel on ajouta l’Alsace et
le Brisgaw; Brunehaut devait avoir la régence d’un
des deux royaumes, ou plutôt la surveillance de l’éducation de l’un des deux
rois. Si la reine n’avait écouté que ses préférences personnelles, elle aurait
accompagné Thierry dans la Bourgogne, province civilisée, aux villes restées
presque romaines; Thierry , d’ailleurs, était son préféré, le fils légitime,
tandis qu’elle doutait fort que Théodebert, dont la mère était femme d’un
jardinier d’une villa royale, fût bien réellement le fils de Childebert.
Néanmoins, elle se résout à retourner dans cette fatale Austrasie, où elle a
passé de si dures années, mais où sa présence est plus nécessaire qu’en
Bourgogne : ce n’est pas dans les vieilles cités municipales de Châlon, de Langres, d’Autun ou d’Orléans, qu’est le danger
qui menace la civilisation : c’est sur les bords du Rhin, dans la forêt des
Ardennes, dans les gorges du Taunus, dans les marais de la Saxe. C’est là qu’il
faudra lutter, combattre sans trêve, agir à toute heure, c’est là qu’ira
Brunehaut.
CHAPITRE VII
Les lois de Brunehaut : son administration. Ses travaux
d’utilité publique. La légende de Bavay.
Vers la fin du règne de Childebert, Brunehaut était, nous
l’avons dit, devenue maîtresse absolue de l’administration intérieure. Elle en
profita pour appliquer largement toutes ses idées civilisatrices. Les lois
barbares furent abolies; un véritable code, inspiré par l’esprit profondément
juridique des vieux légistes romains, remplaça la cohue étrange des décrets
royaux et des coutumes populaires. Ces lois franques semblaient en vérité plus
convenables pour une plèbe d’usuriers, une tribu de prêteurs sur gages que pour
la race fière chez qui le même mot servait à désigner l’homme libre et le
guerrier. Tous les délits, tous les crimes même s’y rachètent à prix d’argent :
l’assassinat est une fantaisie de luxe qui revient à quelques sous d’or, un peu
plus ou un peu moins, suivant la qualité de la victime. Brunehaut n’avait pas
oublié que le sang de sa sœur avait été estimé au prix de cinq villes, et elle
avait en horreur cette mercantile législation.
Il est vraiment curieux de voir à quel point la reine
d’Austrasie avait, dans cette époque de barbarie, de justes idées sur la
législation. Nous retrouvons dans ses lois les perfectionnements les plus
modernes. D’abord le jury : « Si, dit-elle, sept hommes de bonne foi et
agissant sans haine ont affirmé sous serment la culpabilité d’un voleur ou d’un
brigand, que le coupable qui a violé la loi meure en réparation de l’outrage fait
à la loi. » Quant au juge qui relâche un coupable, ce qui arrivait souvent
alors, il est également puni de mort. C’est la pure loi romaine, la loi Cornélia (Institutes, titre XVIII) qu’ose appliquer là
Brunehaut, tandis que toutes les coutumes barbares des Burgondes, des Francs
Ripuaires, des Bavarois, admettaient le rachat de la vie par l’argent.
Puis l’égalité devant la loi : «Si quelqu’un, quel qu’il
soit, a tué un autre homme sans raison légitime, qu’il soit tué lui aussi, et
qu’à aucun prix il ne puisse racheter sa vie.»
Le rapt, l’enlèvement de la femme ou de la jeune fille,
commis le plus souvent par les chefs puissants au préjudice des classes
moyennes ou inférieures, est puni aussi sévèrement que le meurtre : pour
Brunehaut l’honneur vaut la vie : sa loi est empruntée même pour la rédaction
au Digeste (Cod., 1. IX, tit. XIII) : « Que le
ravisseur soit puni de mort... » Mais elle accentue sa pensée avec plus
d’énergie que le froid jurisconsulte de Rome : «Qu’aucun de nos grands,
coupable d’un rapt, n’espère nous fléchir; qu’en cas de fuite, il soit
poursuivi partout comme un ennemi de Dieu; que le juge du lieu où il se trouve
rassemble des hommes et le tue. » L’épouse, complice de son propre enlèvement,
est également condamnée à la peine capitale.
Enfin, nous trouvons dans les lois du sixième siècle, au
milieu de la barbarie franque, solennellement attesté le droit de
représentation, droit dont les titulaires sont ordinairement des enfants, et
qui, par suite, est presque toujours méprisé par les législateurs barbares, où,
malgré quelque vaine apparence de justice, la force prime toujours le droit. «
Que les petits-enfants, ordonne Brunehaut, partagent la succession de l’aïeul
avec leurs oncles et leurs tantes. »
Dans ce Code de Brunehaut l’organisation de ce que nous
appelons la police n’est pas non plus négligé; la reine ne paraît pas avoir eu
grande confiance dans les jugements de Dieu, tels qu’ils se pratiquaient alors
; elle avait d’ailleurs vu tant de fois autour d’elle triompher les injustes et
succomber les innocents qu’elle est bien excusable de s’en être méfiée quelque
peu. L’épreuve gastronomique, alors en usage, du pain et du fromage lui
paraissait un moyen moins assuré de découvrir les coupables qu’une police
sagement établie. Cette police, à peine connue même des Romains de l’empire,
qui n’existait même pas de nom, Brunehaut la crée de toutes pièces. Son système
est très-simple, mais très-pratique : la nation tout entière est en quelque
sorte enrôlée dans cette organisation : le territoire de toutes les possessions
de Childebert est partagé en centaines de feux, chaque centaine est sous la
surveillance d’un magistrat nommé centenier. et, pour intéresser tout le monde
à la surveillance des individus suspects, au maintien du bon ordre, chacune de
ces centaines est responsable des vols et des crimes qui se commettent sur son
territoire. Remplacer la police par les citoyens eux-mêmes, c’est aujourd’hui
un des rêves des politiques de l’avenir, on voit que l’idée n’est pas neuve et
que l’honneur de sa première application en France revient à la reine
Brunehaut. Et il faut dire du reste qu’en ce temps-là on s’en trouva si bien
que Clotaire, peu suspect d’admiration pour les œuvres de Brunehaut, s’empressa
d’adopter cette institution politique de sa plus mortelle ennemie.
Mais, dans ses lois, Brunehaut eut, malheureusement pour
elle, le grand courage de toucher aux privilèges du clergé, ce fut une des
causes de sa perte, la plus grande partie des évêques s’étant unis contre elle
avec l’aristocratie guerrière; et, cependant, la suppression du droit d’asile,
qui fut la cause de la colère de l’épiscopat, était devenue chose nécessaire. «
Que le coupable, décrète la reine, soit rendu par l’évêque.» Et en effet, dans
toute l’ancienne Gaule, chaque église s’était transformée en lieu d’asile, plus
ou moins respecté suivant le crédit qu’on attribuait dans la cour céleste au
saint dont elle portait le nom. Les grandes basiliques de Saint-Martin de
Tours, de Saint-Hilaire de Poitiers, de Saint-Vincent de Paris (actuellement
Saint-Germain des Prés), de Saint-Victor de Marseille, etc., offraient aux
malfaiteurs de toute espèce, non-seulement un refuge assuré, mais encore une
agréable résidence. Tout le clergé veillait scrupuleusement à faire respecter
le droit d’asile, par sentiment d’humanité d’abord, ensuite parce que ces lieux
de refuge était pour lui une source de puissante influence et aussi de grands
revenus. C’étaient en effet les clercs qui se chargeaient, moyennant finances,
de fournir aux réfugiés, à ces reclus pour la plupart très-peu vertueux, toutes
les choses nécessaires à la vie, et parfois même consentaient à leur procurer
les divertissements les moins canoniques.
Il est juste d’ajouter que, sous l’inepte et barbare
domination des rois chevelus, les lieux d’asile avaient pu rendre souvent de
réels services en sauvant les faibles, en protégeant les innocents. Mieux que
personne, Brunehaut le savait; elle avait conservé le souvenir de cette modeste
chapelle de Saint-Martin qui l’avait sauvée, elle et Mérovée, de la foudroyante
colère du roi Chilpéric; en reconnaissance, elle faisait même, en ce temps-là,
bâtir à Autun, en l’honneur de ce même saint Martin, une abbaye dotée par elle
de cent mille manses et d’un revenu qui s’éleva plus tard à quatorze millions.
Mais Brunehaut, ou plutôt la loi, régnant, la loi romaine, juste, impartiale,
immuable, on ne poursuivra plus que des coupables et les églises-asiles ne
seraient que des obstacles à la justice. Et elle promulgue hardiment son décret
: «Que le coupable soit rendu par l’évêque.» Irritation du clergé, menaces
d’excommunication, rien ne l’arrête. D’ailleurs le pape saint Grégoire la
soutient : aux reproches de ses évêques elle répond en leur montrant une lettre
de l’évêque de Rome qui déplore leurs débauches, flétrit leurs scandales et la
charge de surveiller et de punir au besoin les mœurs dépravées du clergé des
Gaules. Interdits de ce rude coup, les mécontents gardent désormais le silence,
se contentant de travailler dans l’ombre à la chute de la reine. D’ailleurs
quelques-uns de leurs collègues, de meilleur sens et de meilleure conduite,
Syagrius d’Autun, Lupus de Sens, Aridius de Lyon, ont
pris le parti de Brunehaut, et puis la masse du peuple, les colons
gallo-romains, les bourgeois des villes, même les simples hommes libres de la
nation franque, tous sont pour elle, prêts au besoin à la défendre par les
armes.
Mais les lois, la réforme de la législation ne sont pas
le seul souci de Brunehaut : elle s’occupe, comme un Sully ou un Colbert,
d’économie sociale. Le commerce, depuis les invasions barbares, n’existait pour
ainsi dire plus dans les Gaules; la plupart des routes étaient impraticables,
les ports du Midi, Marseille, Fréjus, avaient été longtemps aux mains des
Wisigoths, qui, souvent en guerre avec les rois mérovingiens, arrêtaient alors
scrupuleusement les marchandises destinées aux Etats francs, et parfois aussi
les marchands eux-mêmes. Le commerce de ces villes, n’ayant plus le vaste
débouché des Gaules, avait d’abord décliné, puis s’était presque réduit à
néant. Les descendants de Clovis avaient bien ensuite conquis la Provence, mais
leur mauvaise administration fiscale avait achevé de ruiner les ports
méridionaux. Seule, Marseille, avec sa population au sang prodigieusement
actif, faisait encore quelque trafic; de temps en temps, un navire y abordait,
chargé de toiles de lin et de papyrus d’Égypte, ou d’épiceries et d’aromates de
Grèce et d’Asie Mineure; quelques marchands de Constantinople y avaient même
conservé des dépôts d’étoffes précieuses, notamment de soies brochées d’or
qu’on ne tissait guère que dans les ateliers du Bosphore et dont les reines, les
grandes dames franques et même les riches comtes des cours mérovingiennes
étaient prodigieusement avides, au point de garder souvent des pièces de ces
étoffes précieusement serrées dans leurs chambres de trésor à côté de leur or
et de leur argent. Mais ce peu de commerce n’enrichissait pas les pays francs :
si l’importation existait à l’état rudimentaire, l’exportation en revanche
n’existait pas du tout. Sous Brunehaut, en quelques années tout est changé; les
marchands étrangers trouvent sur toute l’étendue de ses domaines des
protections et des encouragements; grâce aux routes nouvelles qu’elle a fait
établir, aux anciennes chaussées romaines qu’elle a réparées, les marchandises
circulent facilement; on commence à s’apercevoir que la Gaule est toujours, comme
aux vieux temps des Phéniciens, riche en métaux de toute espèce; ses mines sont
encore ouvertes, or, argent, plomb, étain, fer, y abondent; en outre, ses
vignes, avec un peu de culture, produisent plus abondamment que jamais; et
bientôt l’exploitation des mines est reprise avec ardeur, le colon romain,
protégé, n’étant plus écrasé par d’absurdes impôts comme ceux de Chilpéric, se
remet à cultiver la vigne. Le vin, le plomb, le cuivre, de l’or et de l’argent,
des peaux de bêtes, de la cire en quantité, telles sont les matières que peut
exporter le royaume de Childebert ; mais pour cela, il faut sur la Méditerranée
une place de commerce, un port sûr et connu ; c’est pourquoi Brunehaut, pendant
tout le règne de Gontran qui a fait de Marseille son domaine exclusif, tandis
qu’il ne devait en avoir que la moitié, cherche à rentrer en possession de sa
part de cette ville. Enfin, Gontran meurt et Marseille revient en entier à
Childebert. Il y a alors comme une renaissance du commerce; ainsi qu’aux beaux
temps de l’empire romain, Tunis, Alexandrie, Constantinople, les ports
d’Espagne, entrent en relation suivie avec Marseille; et, de cette ville
jusqu’aux frontières du Nord, la reine élève sur ses routes, dans toutes les
villes, pour recevoir les voyageurs, des hôtels, des maisons de secours.
C’était alors chose indispensable, l’auberge du moyen âge n’existait pas plus
que l’hôtel moderne; et les populations, rendues méfiantes par tant de guerres,
d’invasions, de rapts, de pillages, avaient complètement perdu la patriarcale
habitude de l’hospitalité, jadis cependant si en honneur chez les Gaulois.
Marseille n’était pas la seule ville qui vît refleurir le
commerce et l’industrie : sur les frontière du Sud-Ouest, Cahors, rendue par
Gontran, et restée le domaine particulier de la reine, avait été par elle
embellie, fortifiée; les solides murailles de l’antique cité des Cadurques
protégeaient de vastes entrepôts où s’emmagasinaient toutes les marchandises
échangées entre les Francs et les Wisigoths d’Espagne et de Septimanie. Plus
tard, après la réunion de la Bourgogne à l’Austrasie, Lyon, Autun deviennent,
grâce aux soins de Brunehaut, des centres commerciaux importants, ainsi que la
vieille colonie romaine d’Agrippine (Cologne) et l’importante cité de Bavay, la
capitale des provinces du Nord-Ouest, d’où partaient, rayonnant dans toutes les
directions, sept des célèbres chaussées de Brunehaut.
Malheureusement, pour créer ou pour refaire des routes,
pour construire des hospices, il faut de l’argent, et cet argent, Brunehaut,
imbue des idées de justice du Code romain, ne voulait pas le demander
uniquement à ceux précisément qui en avaient le moins. Tandis que Frédégonde se
fait aimer des leudes en les comblant d’or arraché au peuple, en les dispensant
de l’impôt, et que son système financier se borne, soit à enlever le plus
possible à ceux qui ne peuvent résister, soit à pressurer les juifs, cette
matière alors éminemment imposable, Brunehaut, au contraire, partage
équitablement à toute la nation le poids de ses impôts. Chose inouïe, les ducs,
les comtes, les patrices, impiété suprême, les hommes d’Église, paieront tout
comme le vilain des campagnes, tout comme le manant des cités. De là les
haines, les révoltes; à grand’peine, accorde-t-elle
l’exemption d’impôt à quelques clercs, à ceux- là seulement qui sont voués au
service des autels et qui s’appuient sur une promesse de son époux Sigebert.
Les leudes, ducs et comtes austrasiens, patrices et farons de Bourgogne, les margraves des pays germains ont beau réclamer, ils paieront;
quelques-uns se révoltent, ils sont mis à mort et leur fortune fait retour au
fisc royal, d’après le Code Théodosien. De là ces accusations d’avarice,
portées par les moines historiens du moyen âge, fort mauvais économistes et qui
étaient d’ailleurs peu habitués à voir l’argent, une fois entré dans les
coffres du roi, en ressortir aussitôt pour l’utilité générale.
Mais le pauvre peuple, contemporain de Brunehaut, ne s’y
trompait pas; nous la voyons toujours soutenue par les classes inférieures dans
ses luttes avec les grands du royaume. C’est que le peuple avait bien compris
que la reine était son alliée et que les intérêts de la royauté, contraires
souvent à ceux de l’aristocratie, étaient les mêmes que ceux du peuple. Le
souvenir de la forte unité romaine, de la puissante autorité des Césars, de la
sécurité dont on jouissait sous eux, était universellement regretté par tous
ceux qui n’avaient pas la force de se défendre eux-mêmes contre le désordre et
l’anarchie barbares. Puis l’or que l’impôt rapportait à la reine, elle ne le
gardait pas dans ses coffres de fer comme Chilpéric, elle ne le dépensait pas
en constructions inutiles ou égoïstes, en palais, en fêtes; tous ses travaux
étaient d’une utilité générale, d’une absolue nécessité.
Et, si le nom de Brunehaut subsiste encore aujourd’hui
dans la mémoire du peuple de quelques provinces, notamment dans la Belgique,
dans le nord et l’est de la France, dans quelques localités du centre et du
midi, c’est surtout à ces grands ouvrages, dignes des Romains, qu’elle en est
redevable. On a oublié la reine législatrice et guerrière, on s’est souvenu en
revanche de la faiseuse de routes; les légendes mêmes s’en sont mêlées et l’on
parle encore, en Flandre, en Lorraine, principalement, du démon du roi
Brunehaut.
Tous ces grands travaux, raconte-t-on, ont été faits par
un puissant enchanteur, le roi Brunehaut, qui avait à ses ordres un démon pour
qui le temps ni la distance n’existaient pas : en une nuit, par exemple, les
sept chaussées de Bavay, sortant d’une colonne mystérieuse, placée au centre de
la ville, s’étaient déroulées, comme un tapis qu’on déplie, par-dessus les
marais, les vallons, au travers des bois qui tombaient d’eux-mêmes, et cela
jusqu’aux extrémités des Etats du roi magicien.
Cette légende locale, qui a transformé la reine en homme
et en fantastique nécromancien, est facile à expliquer.
D’abord, si c’est dans le nord surtout, en Flandre, en Lorraine que s’est conservé le
souvenir de la reine, c’est que ce fut là qu’eurent le plus à se déployer ses
instincts réparateurs, sa passion civilisatrice. Le midi de la Gaule, moins
foulé par les invasions, avait conservé quelques restes du régime régulier des
provinces romaines. La plupart des routes y existaient encore, les
agglomérations urbaines, puissantes par le nombre, défendues par leurs évêques,
y résistaient parfois aux pillages légaux des comtes barbares. De Marseille et
d’Aix à Lyon, de Lyon à Autun, il y avait un certain mouvement de voyageurs qui
rendait les chemins à peu près sûrs, mais dans le nord de la Gaule, derrière la
rive du Rhin, où avait été le champ de bataille des barbares, il en était tout
autrement : Germains, Vandales, Burgondes, Francs de toutes tribus, Ripuaires, Saliens,
Huns d’Attila, tous y avaient laissé quelque ruine, quelque désastre, comme
trace de leur passage; les grandes dalles des routes romaines, broyées par les
lourds chariots aux attelages de bœufs, aux larges roues pleines, n’avaient
jamais été remplacées; les habitants du voisinage, dans les rares jours de
paix, comme à une carrière ouverte, y allaient chercher la pierre qu’ils y trouvaient
sans peine pour réparer leurs demeures ruinées; puis les massacres, les
enlèvements d’hommes, la misère avaient épouvantablement diminué la population;
sauf autour des villes ou de quelques habitations de nobles francs, la culture
n’existait plus; au lieu de bestiaux, les colons n’osaient guère élever que
l’humble abeille, trop chétive proie pour tenter le soldat qui erre ou le
bandit qui vague.
Donc , plus de grands troupeaux dans les plaines, à peine
quelques hommes : les plus braves sont partis, se sont attachés à quelque chef
de guerre, sont devenus soldats en attendant de devenir brigands ; seuls sont
restés les vieux, les trop jeunes, les chétifs, la plèbe des misérables. En quelques
années, le pays n’est plus qu’une sorte de désert, qu’une solitude désolée. La
vie semble s’en être retirée; il y règne, comme aujourd’hui dans la campagne de
Rome, ce grand silence où s’endorment les peuples qui meurent et les
civilisations qui s’éteignent.
Et voici qu’un jour, dans ces plaines du nord au ciel
bas, aux lointains grisâtres, désertes et sans bruit, traversées seulement
parfois d’un vol d’oiseaux de proie, d’un rapide galop de cavaliers en guerre,
subitement le rare habitant des champs, le colon isolé dans sa manse voit se
dresser, coupant la ligne uniforme de l’horizon, de gigantesques chaussées de
pierre. Un peuple d’ouvriers y travaille, et presse la besogne; à peine
sont-elles terminées qu’elles sont incessamment parcourues par des troupes de
voyageurs, des évêques, des ducs en grand cortège allant à la cour de Metz, de
Worms ou de Cologne; de longues files de chameaux, escortées par des marchands,
s’y profilent fantastiquement dans la poussière; successivement défilent des
pèlerins en route pour les sanctuaires vénérés, des bourgeois des villes qui,
par petits groupes, serrés les uns contre les autres, le large poignard sous le
manteau, tentent, chose hardie, d’aller commercer avec les cités voisines; par
moment, un grand bruit, un fracas inconnu: tous s’écartent et font place; c’est
un chariot de la poste publique, de l’evectio publica, portant à quelque villa royale un comte ou un domestique du
palais.
Stupéfait, le rustique colon tout d’abord admira ce
mouvement et bientôt profita de cette activité; la Gaule sembla renaître,
culture, commerce y refleurirent. Malheureusement, après la mort de la reine,
cette animation, cette prospérité cessèrent brusquement : il n’en resta bientôt
plus qu’un souvenir, qu’aux veillées de Flandre ou des Ardennes, les vieux
redirent aux jeunes; insensiblement, le souvenir devint confus; ces grandes
choses, pensait-on, que narraient les anciens, ne devaient pas être, en pays de
loi salique, l’œuvre d’une faible femme, mais bien d’un homme, d’un roi et non d’une
reine ; et l’on ne parla plus bientôt que du roi Brunehaut. Enfin vint le vrai
moyen âge, la nuit féodale, où les rois étaient peu de chose, où les robes de
pourpre des héritiers de Charlemagne se déchiraient aux éperons des seigneurs;
pensif devant les grands chemins déserts, aux pierres disjointes, plus grands
encore dans l’abandon, le paysan, qui menait sa charrue, se dit en lui-même
qu’un roi, ce pauvre jouet de ses fiers seigneurs, n’avait jamais pu seul venir
à bout de ces gigantesques travaux, agir ainsi pour le bien du peuple d’alors.
Cette prospérité si brillante et si courte, qu’on se
rappelait encore avec admiration, et qui avait laissé de si visibles traces,
c’était quelque chose de surhumain, ce devait être une œuvre de magie. Et,
petit à petit, dans les soirées d’hiver, après la journée passée à labourer, le
long des chaussées en ruines, le dur sol féodal, on se mit à parler du démon
qu’avait à ses ordres le puissant roi Brunehaut, de ce démon qui, en un clin
d’œil, sur un mot du roi magicien, bâtissait des hospices, construisait des
ponts, créait des routes; plus d’un bon chrétien dut avouer en son for
intérieur qu’il regrettait le temps où travaillait pour les pauvres le démon de
Brunehaut.
Il y a une trentaine d’années, aux environs de Bavay,
quelques vieux paysans, vénérables restes d’un siècle écoulé et d’un temps qui
n’est plus, lorsqu’ils virent passer, traçant son sillon de feu, sifflant,
écumant, bouillonnant, la première locomotive : «C’est le démon revenu,
s’écrièrent-ils, le démon du roi Brunehaut.» Oui, c’était bien lui-même, ce
démon qui a agité tous les grands cœurs, qu’ils s’appelassent Socrate,
Brunehaut, Stéphenson; c’était le bon démon, le génie
du progrès qui, dans son élan de tempête, dans son vol d’ouragan, parfois
heurte les temples grecs, ébranle les gothiques cathédrales, renverse les
palais, mais du battement de sa grande aile, du moins, sur la mer houleuse des
âges, ange ou démon qu’importe, gonfle et pousse en avant la voile de
l’humanité.
CHAPITRE VIII
596 — 6o5
Brunehaut en Austrasie. Elle est chassée par Théodebert,
599. Le mendiant de la plaine d’Arcis-sur-Aube. Brunehaut à la cour de Thierry.
Guerre contre Clotaire. Bataille de Dormelles-sur-l’Orvanne, 600. Défaite de
Clotaire. Exil de saint Didier. Nouvelle guerre contre Clotaire. Défection de
Théodebert et paix de Compiègne, 6o5.
Brunehaut avait agi prudemment en suivant Théodebert à
Metz; le jeune roi, physiquement précoce, comme tous les Mérovingiens, ne
l’était nullement du côté de l’intelligence. C’était un esprit faible, facile à
dominer, écoutant aussi bien les perfides avis des leudes, ses ennemis, que les
conseils de son aïeule. Cependant, Brunehaut ne se découragea pas; sa situation
d’ailleurs semblait, en un point du moins, bien améliorée: elle n’avait plus à
redouter les terribles ambassades de cette reine de Neustrie, dont le célèbre Vieux
de la montagne ne fut qu’un misérable plagiaire. En 597, Frédégonde était
morte, heureuse, honorée, emportant dans la tombe l’épithète d'optima (parfaite) que lui avait décernée, dans un jour de trop grande licence poétique
, l’évêque de Poitiers, ce saint Fortunat, l’ex-flatteur de Sigebert et de sa
femme. En revanche, le supérieur hiérarchique de Fortunat, le pape saint
Grégoire, comblait de louanges la reine Brunehaut qui l’aidait en ce moment à
convertir l’Angleterre et accueillait à merveille les missionnaires qui
s’arrêtaient à la cour de Metz et y recevaient des secours de toute sorte avant
d’aller affronter la rude barbarie bretonne; il entretenait avec la tutrice de
Théodebert une correspondance qui est venue jusqu’à nous, et qui doit
évidemment suffire aux yeux de tous les catholiques pour faire de la reine
d’Austrasie une véritable sainte.
Craignant pour la pauvre intelligence de Théodebert la
redoutable influence féminine d’une maîtresse dévouée aux intérêts de
l’aristocratie austrasienne, Brunehaut chercha à lui donner de bonne heure une
compagne qui, tenant tout d’elle, lui serait entièrement dévouée et l’aiderait
à diriger le roi. Elle crut avoir trouvé la femme qu’elle désirait dans la
personne d’une simple esclave, Blichilde, dont elle
fit une reine d’Austrasie. Mais la reconnaissance est une vertu bien rare; à
peine reine, Blichilde devint jalouse de Brunehaut,
voulut régner sous le nom de son mari âgé de treize ans, et, pour ce faire,
recourut à l’appui des éternels ennemis de sa bienfaitrice, les leudes.
Néanmoins, pendant quelque temps, Brunehaut lutta, continua à diriger d’une
main ferme, malgré les menaces d’une opposition grandissante, les destinées de
l’Austrasie.
En 599, nous la voyons faire mettre à mort un des chefs
de la coalition aristocratique, le duc Wintrion,
celui-là même qui s’était laissé battre à Droissy et
qui pressurait si horriblement le malheureux pays soumis à son pouvoir qu’il
avait, quelques années auparavant, manqué d’être tué par les populations réduites
au dernier désespoir. Mais cet acte de vigueur et de justice était trop hardi;
si Brunehaut se mettait à punir les ducs et les comtes cruels ou prévaricateurs, qui serait en sûreté à la cour de Théodebert ? et une
révolution de palais éclate; les leudes demandent, exigent le renvoi de la
reine, Blichilde les appuie, et Théodebert, le
premier vrai roi fainéant, sans remords, dépouille son aïeule de ses richesses,
la prive de ses serviteurs, et la fait jeter hors de sa cour, comme une
mendiante importune.
Chassée du palais de son petit-fils, Brunehaut errait sur
les routes; devant elle toutes les portes se fermaient, car chacun craignait,
en lui donnant asile ou secours, d’attirer sur lui la colère des leudes. Vers
ce pays dévoué de la Champagne, vers ces fidèles qui jadis avaient protégé
Mérovée, qui, dans les mauvais jours, bravement avaient lutté pour elle, elle
dirigeait sa marche fatiguée. Soutenue par son indomptable énergie, longtemps
elle avança sur ces routes créées par elle, usant ses pieds meurtris aux
cailloux noirs de ses chaussées; enfin, un soir, elle arriva dans sa fidèle
Champagne; à l’horizon elle distinguait les murailles et les palissades de la
ville d’Arcis-sur-Aube ; mais la route était longue encore, les forces allaient
lui manquer; en ce moment, près d’elle un homme passait en guenilles, besace à
son dos courbé, misérable comme un mendiant du moyen âge; Brunehaut, à bout de
forces, l’appelle et se nomme. A ce nom glorieux et aimé, l’homme s’arrête,
court à la reine, la soutient, la mène chez lui, et Brunehaut s’appuie sur le
bras du mendiant, touchante et symbolique alliance de la misère et de la
royauté. Si les palais, si les villas des grands se sont fermés devant
Brunehaut, du moins le pauvre de tout cœur lui ouvre sa chétive demeure; à son
tour, le peuple donne son aide à cette royauté qui a lutté pour lui.
Le lendemain, Brunehaut reprit sa route; grâce au secours
du mendiant, elle put atteindre la cour du jeune roi Thierry, indigné, à la vue
du triste état de son aïeule , contre son frère Théodebert. Brunehaut fut
traitée en reine; et, à peine arrivée, un de ses premiers actes fut de
récompenser magnifiquement celui qui l’avait secourue. Sûre de son cœur, de sa
charité, elle crut ne pas pouvoir mieux faire que de lui donner une de ces
places où la vie ne doit être qu’une charité, qu’un dévouement perpétuels, et
le gueux de la route d’Arcis devint l’évêque Didier d’Auxerre.
Thierry était, nous l’avons dit, le petit-fils chéri de
Brunehaut, le seul qu’elle regardât vraiment comme de son sang.
Malheureusement, Thierry, avec d’incontestables qualités, l’honneur,
l’énergie, le courage, n’avait pas échappé à la fatale influence qui minait les
fils de Mérovée. Ces hommes blancs du Nord, ces guerriers des pays de glace,
fondaient en quelque sorte à l’ardente chaleur des excès, aux chauds rayons
d’une civilisation trop raffinée pour leurs âmes simples. La vigueur primitive
de leur virilité aux climats doux s’amollissait, l’honnêteté antique de leur
vie pauvre au contact des tentations illimitées du pouvoir et de l’opulence
rapidement s’évanouissait, et de cette grande neige des invasions barbares qui,
deux siècles avant, recouvrait tout le sol de l’Europe, il n’allait rester que
la boue noire des dégels.
Thierry, comme tous les Francs, était surtout adonné au
vin et aux femmes; du moins, n’avait-il pas le troisième défaut, qui
d’ordinaire, chez ses compatriotes dégénérés, marchait avec les deux premiers,
une avare rapacité. Tous ces derniers Mérovingiens sont d’une inquiétante
précocité : on dirait qu’ils sentent que leur vie doit être courte; l’avenir
est pour eux douteux, les voluptés sont là ; pour eux la coupe est toujours
pleine, la femme toujours parée; et, à peine sortis de l’enfance, affolés par
les premiers aiguillons de la sensualité, ils plongent à corps perdu dans les
flots alanguissants du plaisir sans peine et de l’amour trop facile. A treize
ans, à douze ans même, ils sont déjà pères; à vingt-cinq ans ils sont vieux, à
trente ans ils sont morts, si le fer ou le poison les a laissés vivre
jusque-là. La plupart ont perdu l’énergie primitive qui fit royale leur race,
grand leur peuple, haut leur renom; on n’en voit plus mourir sur les champs de
bataille aux sons fiers du bardit, au grondement des mêlées furieuses ; déjà,
dans Tournay, Chilpéric vaincu ne sait que pleurer et gémir; Gontran, par peur
de l’enfer, tremble devant un clerc, et, en attendant les vrais rois fainéants,
nous allons voir le frère de Thierry, Théodebert, accepter la prison, la honte
de la tonsure, sans penser au refuge contre l’infamie que savaient trouver les
vieux héros de sa race, sans songer à cette noble épée, grâce à laquelle nul
malgré lui n’est esclave.
Childebert, élevé en partie par Brunehaut, semble avoir
échappé à la dégénérescence morale de sa race; il aimait la guerre plus que le
plaisir, mais Thierry, dont les premières années s’étaient écoulées loin de la
protectrice surveillance de son aïeule, élevé par des leudes corrompus, par des
clercs plus corrompus encore, n’avait pas échappé au fléau. Quand Brunehaut
vint le retrouver, il n’avait pas treize ans, et il était déjà père d’un fils;
trois autres allaient bientôt suivre, dont on ne connaît même pas les mères. Et
un des reproches que les historiens font à Brunehaut, c’est d’avoir corrompu
son petit-fils! hélas, il y avait longtemps que la triste besogne était faite;
au contraire, Brunehaut lutta, essaya de le marier avec une princesse
espagnole, de sang wisigoth comme elle; mais Thierry s’en détourna bientôt et
reprit le cours, un instant interrompu, de sa vie de plaisirs et d’ivresse.
Du moins eut-il encore assez de bon sens pour ne donner à
ces épouses, que l’usage lui permettait d’ailleurs (la loi civile admettant le
concubinat), que souvent tolérait l'Eglise, aucune influence sur la direction
des affaires. En cela, comme son père Childebert, il se confiait en son aïeule,
et tandis qu’il parcourait les forêts de Bourgogne et d’Alsace, dépensant sa
vigueur naissante en pleine explosion juvénile, à poursuivre le cerf ou le
taureau sauvage, à passer de villas en villas, toujours en quête d’une chasse
nouvelle ou d’un amour nouveau, Brunehaut ressaisissait d’une main ferme les
rênes trop lâches du pouvoir.
A peine est-elle établie à la cour de Thierry que c’est
elle qui dirige tout; elle renoue alliance avec l’empereur d’Orient, signe avec
lui un traité défensif contre les Avares qui l'inquiétaient; et, tranquille de
ce côté, elle songe au fils de Frédégonde. Tant que régnerait, tant que vivrait
cet héritier de l’astuce et de la cruauté maternelles, tout était à craindre
pour le sang de Brunehaut; elle fit donc taire ses rancunes particulières, le
souvenir de ses offenses, et elle offrit aux leudes d’Austrasie d’attaquer de
concert l’ennemi commun des petits- fils de Sigebert. L’espoir du pillage,
l’amour des combats firent bien accueillir cette proposition, et l’on se
prépara, dans les États de Théodebert, comme dans ceux de Thierry, à venger les
défaites de Droissy et de Latofao.
Les deux armées austrasienne et burgonde se réunirent et
marchèrent contre l’ennemi. La rencontre eut lieu près de Dormelles, sur les
bords de la rivière d’Orvanne. Les Neustriens étaient commandés par leur roi
Clotaire et son maire du palais, Landry. La bataille fut longue, acharnée ;
mais Clotaire, effrayé de ce carnage qui ne finissait pas, voyant le moment où,
après ses fidèles, ce serait son tour à lui de tomber sous le fer, prit
brusquement la fuite; dès lors ce ne fut plus qu’une déroute, qu’une boucherie;
les Austro-Burgondes, animés par Thierry qui chargeait à leur tête, en avant
des plus braves, combattaient avec rage, en dignes fils de leurs aïeux. Le
cours de l’Orvanne fut arrêté par des amoncellements de cadavres; bientôt ses
eaux s’élevèrent au-dessus du niveau de ses rives ; Fonde rougie, mêlée de
sang, lentement déborda sur la plaine, qu’un lac écarlate recouvrit bientôt,
comme si la Mort, la grande exterminatrice, jetait sur les cadavres un pan de
son manteau à la pourpre sanglante.
Clotaire s’enfuit jusqu’au fond de la Neustrie,
abandonnant sans résistance aux deux rois alliés, non-seulement tout ce
malheureux royaume de Paris, si souvent disputé depuis la mort de son roi
Caribert, mais encore une bonne partie de la Neustrie. Thierry, partageant la
passion et la haine de Brunehaut, voulait poursuivre la lutte; marchant
toujours en avant, il aurait bientôt acculé son ennemi à la mer. Mais, comme
toujours, les leudes d’Austrasie voulurent la paix; il ne fallait pas que leur
propre souverain fût trop puissant; Théodebert, du reste, aspirait lui-même au
repos de son palais de Metz; et il paraissait prudent à l’aristocratie des deux
royaumes d’empêcher la destruction de la Neustrie, ce refuge toujours ouvert
aux conspirateurs et aux mécontents. Du moins la paix, que Brunehaut fut forcée
d’accepter, fut-elle glorieuse et utile : Clotaire se
reconnaissait vaincu, à la merci des petits-fils de Sigebert; il cédait à
Thierry tout le royaume de Paris, à Théodebert son royaume patrimonial de
Soissons; bref, tous ses Etats, sauf le vieux pays salien, les environs de
Tournay et douze cantons entre la Seine, l’Oise et la Manche.
L’année suivante, les deux frères, encore unis,
marchèrent contre les Gascons qui avaient favorisé par une invasion en
Novempopulanie la résistance de Clotaire. Soumis après une courte campagne qui
mena Thierry jusque sous les murs de Pampelune, ils durent payer tribut aux
rois francs et reconnaître pour leur chef un duc vassal des monarchies
mérovingiennes.
La domination de Brunehaut est alors fermement établie en
Bourgogne; un des plus grands seigneurs du pays, le patrice Ægila,
méprise imprudemment ses ordres, se met en état de révolte: il est arrêté,
jugé, exécuté, sans qu’un seul des leudes ose prendre sa défense; on peut
espérer que l’ordre est définitivement établi. Mais Brunehaut ne devait jamais
connaître le repos; après les leudes, voici les saints qui s’en prennent à
elle, malgré la générosité du roi Thierry, bienfaiteur des églises, de l’aveu
même de Frédégaire.
Il y avait alors sur le siège épiscopal de Vienne en
Dauphiné un ex-professeur de belles-lettres, qu’on a canonisé, sans trop savoir
pourquoi. Didier ou Désidérius, c’était le nom de ce
personnage, était en effet d’une orthodoxie douteuse; plus souvent à la cour
des rois que dans son diocèse, il avait la réputation d’un orateur élégant
plutôt que celle d’un austère prélat; son métropolitain, Aridius ou Yrieix, évêque de Lyon, le tenait en médiocre estime et le pape saint
Grégoire l’accusait lui-même formellement de pencher vers les doctrines du
paganisme. De plus, Didier aimait fort à s’occuper de politique, d’intrigues de
palais; il blâmait volontiers les mesures que prenait la reine, et ne se
faisait pas même faute de calomnier, sous le rapport des mœurs, celle qu’il
aurait dû respecter, n’eût-ce été que par déférence
pour le pape avec lequel il se mettait ainsi ouvertement en contradiction. A la
fin, sur la demande de saint Grégoire, un synode fut convoqué à
Chalon-sur-Saône et l’assemblée des évêques de Bourgogne, après avoir dégradé
saint Didier, le condamna à l’exil, en lui assignant comme lieu de résidence
l’île Barbe, aux environs de Lyon.
Brunehaut avait trouvé à la cour de Thierry quelques
hommes d’élite qui étaient promptement devenus ses plus dévoués partisans, et
qui travaillaient avec elle à établir dans ces pays livrés à la violence et à
l’arbitraire une organisation régulière. C’était d’abord Aridius,
l’évêque de Lyon, puis Lupus, évêque de Sens, et enfin un Gallo-Romain,
Protadius, homme de grande famille et d’une haute intelligence, qui, malgré son
origine, était considéré de tous les nobles francs. Protadius fut bientôt nommé
patrice et chargé en cette qualité de gouverner le pays ultra-jurain et la ville de Salins. Brunehaut aurait voulu mieux
faire pour lui: c’était l’homme qui lui paraissait le plus apte à remplir les
délicates et importantes fonctions de maire du palais. Le maire était pour le
moment un leude franc, Bertoald, brave guerrier, mais
médiocre administrateur.
Frédégaire raconte que, pour faire périr ce Bertoald, afin de disposer de sa place, Brunehaut l’envoya
réclamer les droits du fisc, faire rentrer les impôts arriérés dans les pays
nouvellement cédés par Clotaire sur les bords de la Seine jusqu’à l’Océan.
Cette opinion de Frédégaire nous a tout l’air d’une
calomnie; Brunehaut pouvait fort bien enlever sa charge à Bertoald,
s’il était incapable, le faire juger, s’il était coupable, sans recourir à ce
moyen fort peu sûr de le faire disparaître. Bertoald,
en effet, pouvait emmener avec lui des troupes en quantité suffisante, se tenir
sur ses gardes : au lieu de cela, Frédégaire nous le montre ne voulant prendre
qu’une escorte de trois cents hommes, se livrant avec passion au plaisir de la
chasse, s’arrêtant dans les villas royales, si bien que Clotaire envoya contre
lui son fils Mérovée et ce Landry, l’âme damnée de Frédégonde et de son
successeur; peu s’en fallut que Bertoald ne fût tué
par surprise, mais bien par sa faute, dans la villa d’Arèle près Caudebec; et la meilleure preuve que Brunehaut ne devait pas désirer sa
mort, c’est la haine que semble avoir portée Clotaire à Bertoald,
s’exposant ainsi, pour tuer un seul homme, à une nouvelle guerre et à une
destruction probable. D’ailleurs, comment expliquer que Brunehaut, dès qu’elle
apprend le danger que court Bertoald, réfugié dans
Orléans et assiégé par Landry, envoie immédiatement à son secours Thierry,
excite Théodebert à reprendre également les armes, en lui montrant que Clotaire
a violé la paix récemment conclue après la bataille de Dormelles?
Quoi qu’il en soit, Thierry, tandis que Théodebert
envahissait par le nord les Etats de Clotaire, s’avançait pour dégager Bertoald; il parcourait à marches forcées les vallées de
l’Yonne et de la Loire. A son approche, Landry recula et ne s’arrêta que près
d’Etampes, dans une forte position défensive; son front de bataille était
couvert par de vastes marais, formés par les deux petites rivières de la Juinne et de la Louet; une
étroite chaussée était le seul accès qui pût permettre aux Burgondes d’aborder
l’ennemi. Cette difficulté n’arrêta cependant pas les troupes de Thierry; son
avant-garde, commandée par Bertoald, lui-même,
furieux contre Landry, se jeta tête baissée sur la chaussée, en un clin d’œil
la traversa malgré tous les obstacles, et mit en déroute l’armée neustrienne. Bertoald succomba dans la bataille, ainsi que le fils de
Clotaire, pauvre enfant de moins de dix ans, emmené par Landry dans la mêlée
pour donner du cœur à ses soldats.
Thierry continue sa marche : il va maintenant tomber sur
les derrières de Clotaire, que Théodebert a dû, suivant le plan commun de la
campagne, attaquer dans la vallée de l’Oise. Pour le coup, Clotaire est bien
perdu, et le roi presse sa marche, quand un courrier arrive lui annoncer que
Théodebert vient de signer à Compiègne avec Clotaire un traité de paix et
d’amitié! Thierry s’indigna, entra en fureur: Brunehaut, plus calme, n’exhala
pas sa colère en vaines menaces; mais, dès ce moment, son inébranlable volonté
condamna Théodebert; elle avait pu oublier l’outrageante façon dont il l’avait
chassée, mais elle ne pouvait pardonner la paix signée par le fils de
Childebert, par le petit-fils de Sigebert avec le fils de Frédégonde. Désormais
nous allons la voir négliger en apparence la lutte avec le roi de Neustrie, ne
penser qu’à renverser Théodebert, ce faux fils et ce faux frère, dans les
veines duquel coule, elle en est sûre maintenant, du sang d’esclave et non du
sang de roi.
CHAPITRE IX
606 — 607
Protadius, maire du palais. Rupture avec Théodebert. Le
camp de Kiersy-sur-Oise. Meurtre de Protadius, 606.
Claudius, maire du palais. Vengeance tirée des assassins de Protadius. Trêve
avec Clotaire. Mariage de Thierry. Retour de saint Didier. Sa mort.
Bertoald étant mort, il fallut songer à le remplacer; son successeur était désigné d’avance:
ce fut le patrice Protadius. C’était du reste l’homme le plus digne de ce poste
important, à en juger d’après ce que dit de lui un de ses contemporains les
plus hostiles: «Protadius était extrêmement fin et habile; il ne travaillait
qu'à abaisser les grands et qu’à remplir les coffres du roi (c’est-à-dire, à
faire observer les lois et à faire rentrer les impôts); aussi se fit-il autant
d’ennemis qu’il y avait de leudes francs en Bourgogne »
Malheureusement pour Brunehaut, Protadius, exposé à tant
de haines, ne devait pas la servir longtemps. Thierry, qui n’avait pas oublié
la lâche conduite de Théodebert, et d’accord en cela avec Brunehaut, se décida
à aller revendiquer par les armes la moitié de l’héritage paternel détenue par
ce Théodebert, qui osait se dire son frère, tandis que la rumeur publique n’en
faisait que le fils d’un serf royal.
Les Burgondes furent donc de nouveau appelés aux armes;
Thierry, accompagné de Protadius, se mit à leur tête et l’on partit pour
envahir l’Austrasie. Théodebert, de son côté, marcha au-devant de Thierry. Les
deux armées furent bientôt à peu de distance l’une de l’autre dans les environs
de Noyon. Thierry s’était arrêté à Kiersy-sur-Oise,
et, voulant accorder quelque repos à ses troupes avant d’engager le combat, il
donna l’ordre d’y camper.
Les camps mérovingiens ne ressemblaient nullement à ceux
des Romains, ces chefs-d’œuvre de castramétation, si réguliers, si bien
distribués. Les Francs campaient au hasard, seulement autant que possible près
d’un bois; ils ne se servaient pas de tentes , leurs chevaux lâchés hors du
camp paissaient à l’aventure.
Le campement de Thierry occupait un assez vaste espace de
forme irrégulière; il n’avait d’autre enceinte que des arbres abattus avec
toutes leurs branches et mêlés aux lourds chariots de bagages qui suivaient
l’armée; derrière ce primitif rempart s’étendaient une multitude de petites
huttes, faites de branchages et de roseaux, où les soldats s’abritaient avec
leurs armes et leurs provisions, consistant notamment en grandes jarres de
poterie pleines de vin et de bière qu’ils portaient, en marche, suspendues à
leur angon recourbé; les chefs eux-mêmes n’avaient que des cabanes de ramée, un
banc, formé d’une planche clouée sur deux bouts de bois, était le seul meuble
qui décorât le modeste intérieur où ils passaient cependant quelquefois des
semaines entières; pas de sentinelles du reste, pas d’appel, pas de cette
musique militaire qui charmait les Romains et qui égaie les camps modernes -,
nul exercice guerrier; chacun vivait comme il voulait; il n’y avait un peu de
discipline qu’autour de la tente unique réservée au roi, grand pavillon carré
en toile couleur de pourpre, à l’imitation de ceux des Césars et des généraux
Romains; là veillaient les gardes palatins, habillés à peu près à la romaine,
portant la cuirasse ornée à la ceinture de nombreux lambrequins de cuir, et
distingués par un casque bizarre, large cloche de fer à quatre pans, tombant
sur les yeux et surmontée d’une longue aigrette rouge.
Or, tandis que le roi parcourait le camp qu’on venait
d’établir, surveillant, en général attentif, l’installation peu compliquée de
ses hommes, voici qu’une bande de leudes l’entoure et le presse bruyamment de
faire la paix; le roi refuse avec indignation, et, tout en discutant avec lui,
quelques chefs l’entraînent jusqu’à l’extrémité du camp, lui reprochant sa
confiance en Protadius et accusant le maire du palais d’avoir été l’instigateur
d’une guerre inutile et dangereuse.
Pendant ce temps, Protadius, qui ne se doutait nullement
de ce qui se passait, était paisiblement assis dans le pavillon royal, fort
occupé à faire une partie de dés avec Pierre, le médecin du roi Thierry. En un
instant, une troupe furieuse, dirigée par le patrice Wolf, entoure la tente en
vociférant, en menaçant de mort le maire Protadius. Malgré l’éloignement, ces
cris parviennent jusqu’à Thierry ; il tremble pour Protadius, il veut aller à
son aide, les leudes l’en empêchent, alors, il s’adresse à un de ses comtes, lui commande de courir en toute hâte à sa tente et
de défendre à qui que ce soit de l’armée d’oser toucher au maire du palais. Uncilène part aussitôt: il arrive devant le pavillon royal
que protègent encore les gardes de Thierry : Voici l’ordre du roi, leur
crie-t-il; qu’on tue à l’instant Protadius!» Et les gardes, ne se défiant pas
de la parole d’un de leur chef, d’un comte du palais, livrent à la fureur des
assassins l’infortuné Protadius.
On comprend qu’avec de pareils soldats Thierry n’ait rien
osé entreprendre; triste, il revint à Autun sans oser même punir les meurtriers
que la masse de l’armée avait pris sous sa protection. Mais, à Autun, on
retrouva Brunehaut, et là tout changea. Des milices gallo-romaines, des troupes
tirées des villes municipales d’Aquitaine, dévouées à la reine, y sont appelées
pour tenir les Francs rebelles en respect.
Les leudes ont tué Protadius, ne voulant pas, disent-ils,
obéir à un Romain, et c’est un autre Romain, Claudius, homme juste, instruit,
mais ferme, qui est immédiatement nommé à la place de Protadius. L’armée ne
veut pas qu’on châtie les lâches meurtriers du maire du palais : Brunehaut ne
prend pas de prétexte comme Clovis lors de l’affaire célèbre du vase de
Soissons; le patrice Wolf et Uncilène sont
ouvertement arrêtés dans le palais même du roi, devant leurs amis. Wolf est mis
à mort et Uncilène a les pieds coupés. Et c’est
encore un Romain qui hérite de la charge du patrice. D’autres complices
subalternes sont également punis.
L’ordre est rétabli; Clotaire, qui craint la puissance
plus sûrement établie du roi de Bourgogne, cherche à se rapprocher de lui, demande
à être le parrain d’un de ses fils; les leudes, effrayés, paient régulièrement
l’impôt, et Brunehaut s’occupe plus attentivement que jamais de ses grands
travaux d’utilité publique. Elle restaure sa ville favorite Autun, qui, malgré
les ravages d’Attila, conservait encore le palais impérial habité par
Constantin et ces fameuses écoles Mæoniennes, où se
rendait la jeunesse de toute la Gaule.
Bien loin de favoriser, comme l’ont dit tous les
historiens à la suite les uns des autres, les mœurs par trop libres de Thierry,
elle cherche à le marier, à lui trouver une épouse de sang royal; c’est son
principal confident, Aridius, évêque de Lyon, qu’elle
envoie avec le comte Roccon et le connétable Æporin, pour demander au roi des Wisigoths d’Espagne la
main de la princesse Ermenberge. Malheureusement, si
Brunehaut avait de l’empire sur Thierry pour tout ce qui touchait à la
politique, elle n'avait que peu d’influence sur lui pour tout ce qui concernait
la vie privée. L’union du roi et de la princesse espagnole ne fut pas heureuse
: dédaignée de son époux, la nouvelle reine repartit au bout d’un an pour
Tolède, et cette rupture manqua de faire éclater une guerre désastreuse. En
effet, le père d’Ermenberge, le roi Witterich, ou Betteric, s’allia
avec Clotaire, Théodebert, et le roi des Lombards Agilulf, pour venger l’injure
de sa fille. Heureusement pour Thierry, Witterich mourut bientôt et la coalition se dissipa presque aussitôt.
Nous voici maintenant arrivés à un des événements qui
sont le plus reprochés à Brunehaut, la mort de saint Didier. On se rappelle que
cet impétueux évêque avait été déposé par un synode et relégué à l’île Barbe.
Au bout de quelques années d’exil, Brunehaut le crut suffisamment puni et lui
fit grâce complète. Aussitôt l’évêque de Vienne revient à la cour; mais, bien
loin d’avoir calmé sa fougue, l’exil n’avait fait que l’exaspérer; à peine de
retour, il se met à accabler de reproches Thierry, au sujet du renvoi de sa
femme. Thierry n’aimait pas qu’on s’occupât de ses affaires d’intérieur; mais
il n’était pas sanguinaire; il se contenta pour toute punition de renvoyer
l'évêque de Vienne dans son diocèse. En route, au passage d’une petite rivière,
la Chalarone, dans le pays de Dombes, Didier fut
assommé et dépouillé par quelques brigands. Ce fut par l’ordre du roi, d’après
le conseil d’Aridius et de Brunehaut, disent les
historiens hostiles à la reine, le moine Jonas et Frédégaire. Mais rien ne
prouve cette accusation; malgré tous les soins de Brunehaut, les voyageurs
étaient souvent victimes, comme Didier, de la violence des brigands; et nous
avons peine à croire que l’évêque de Lyon, Aridius,
qui paraît avoir été un très-recommandable prélat, ait oublié la charité
chrétienne au point de faire assassiner un de ses collègues. D’ailleurs, la
conduite que Thierry et Brunehaut tinrent quelque temps après vis-à-vis de
Colomban, prouve bien qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre aucune envie
d’ajouter de nouveaux noms à la liste suffisamment longue des martyrs
chrétiens.
Nous verrons en effet, dans le chapitre suivant, la reine
Brunehaut et le roi Thierry, grièvement insultés en public par le moine
Colomban, mépriser ses injures, et ne pas se départir du calme qu’il convient
aux esprits sensés de montrer vis-à-vis des extatiques, des fanatisés et des
fous de toute espèce.
CHAPITRE X
610
L’intérieur de Brunehaut : une villa royale sous les Mér vingiens. Saint Colomban :
son exil.
En attendant que Colomban vienne à son tour troubler
l’existence de Brunehaut, peut-être serait-il à propos de faire connaître au
lecteur un intérieur royal de cette époque lointaine.
Il ne faut pas croire d’abord que toutes les villas des
rois francs fussent, comme l’a dit Augustin Thierry, une sorte de grande ferme
en bois, entourée de cahutes, de chaumières d’esclaves, et rappelant les
villages de la Germanie.
Cette description se trouve, il est vrai, presque
textuellement dans l’histoire de Sismondi, qui l'a copiée lui-même dans les
œuvres du père Lery. Que les Mérovingiens eussent
quelques résidences à peu près semblables dans les sauvages cantons du Nord,
aux bords embrumés de l’Escaut, ou au fond des grandes forêts austrasiennes,
c’est possible; mais en Neustrie, en Bourgogne, même dans le sud de l’Austrasie,
presque partout enfin, la villa des rois francs était fort différente du petit
tableau de fantaisie, adopté généralement aujourd’hui comme type des demeures
royales dans la France du sixième siècle.
Voici au contraire une description exacte de la villa de Bourcheresse, la demeure favorite de Brunehaut et de
Thierry. La villa ou le palais, comme on disait indifféremment, s’élevait dans
un vallon verdoyant, à peu de distance de l’antique cité romaine d’Augustodunum (Autun). Pour y arriver, on traversait
d’abord un vrai parc à la française, où l’on voyait des allées droites, des
arbres taillés, des grottes en rocailles, des tonnelles de vigne symétriquement
disposées. Des statues ornaient les parterres qui dessinaient, en traits de
fleurs, des oiseaux ou des figures géométriques; au centre du jardin se
trouvait une vaste terrasse, entourée de balustrades de marbre, couverte de
grands pots en terre cuite peints et dorés, où s’epanouissaient des fleurs rares et des orangers. Sur cette terrasse était bâtie la maison
royale, de marbre ou de pierre de taille bien polie, basse, sans étages,
s’étendant en longueur, l'une de ses façades au midi, l’autre regardant le
nord; le toit était plat, en terrasse, surmonté seulement d’un léger belvédère.
On pénétrait d’abord dans un véritable atrium à la mode romaine et qui
n’en différait que par le nom; c’était le proaulium (dont nous avons fait préau). C’était sur le proaulium que s’ouvraient les grands appartements royaux : le salutatorium,
où l’on recevait les visiteurs, puis le consistorium,
véritable salle du trône, où, sous un dais de pourpre, reposait le siège en
bronze doré du roi; les murs étaient décorés de quelques fresques; le sol était
revêtu de riches mosaïques et de plaques de verre de couleur incrustées dans du
bitume. Dans cette salle se tenaient les grandes assemblées des principaux
leudes, les conciles d’évêques; c’était là aussi qu’on recevait les
ambassadeurs des rois étrangers; de grandes horloges d’eau, des clepsydres,
indiquant les heures, les jours, les saisons, ornaient cette vaste pièce, un
peu pauvre en mobilier; les Francs méprisaient l’usage romain des lits et des
sièges moelleux; quelques bancs de bois assez simples, des escabeaux à trois
pieds et sans dossier, tel était l’ameublement un peu dur des rois
mérovingiens. On affichait dans le consistorium toutes les décisions, tous les décrets royaux qui prenaient dès lors force de
loi.
Le consistorium était
donc la pièce importante, le centre en quelque sorte de la vie politique chez
les rois mérovingiens; à côté, une autre salle jouait également un grand rôle,
et fort estimé, dans l’existence des commensaux du palais : c’était le trichorum (salle à manger), soutenu par deux rangs
de colonnes, et où dînaient, à trois tables séparées, le roi et sa famille, les
officiers qualifiés de commensaux ou de comtes du roi, et enfin tous les hôtes,
moines, guerriers, voyageurs, qu’accueillait généreusement la fastueuse
hospitalité mérovingienne. La villa renfermait en outre une multitude de
chambres, peu grandes il est vrai, chacune n’ayant environ que trois mètres
carrés, toutes sans cheminées, mais exposées les unes au midi pour l’hiver, les
autres au nord pour l’été; puis des chauffoirs, des bains, dont tout le monde
faisait grand usage à cause de l’absence totale de linge et de l’habitude de
porter longtemps, des mois et des années, les mêmes vêtements sur la peau nue.
L’édifice entier était chauffé, pendant les froids, par de grands tuyaux
passant sous les planchers et venant d’un immense foyer établi dans les
soubassements ; pendant l’été, ces mêmes tuyaux apportaient au contraire l’air
frais de vastes souterrains.
Autour du corps de logis principal s’étendaient des
portiques, des oratoires, des salles de jeux; plus loin des écuries pour les
chevaux et les chameaux, alors d’un usage général.
Du reste, la villa était bien construite: on avait
toujours soin de laisser, entre le plafond des différentes pièces et le toit en
terrasse, un espace vide qui garantissait tour à tour de l’excès du froid et de
l’excès du chaud. Par exemple, les portes intérieures des appartements étaient
inconnues; elles étaient remplacées par de lourdes tapisseries, des portières
tissées de laine et de soie, auprès de chacune desquelles veillait un jeune
esclave. On peut voir, par ce que nous venons de dire, que la villa mérovingienne
n’était pas si barbare qu’on se l’imagine, et que, sauf l’inconvénient de cette
trop grande quantité de portiers intérieurs, elle soutiendrait avantageusement
la comparaison avec nos modernes demeures.
Les arts d’agrément y étaient même en honneur; les repas
avaient lieu au son de la cithare et du tambour, cet instrument qui produit une
harmonie très-délicieuse, au dire d’Isidore de Séville, probablement peu blasé
en fait d’impressions mélodiques. Une distraction fort recherchée consistait à
se faire chanter par les clercs des évêques présents à la cour, l’ordinaire de
la messe ou les vêpres, qu’on n’écoutait en ce cas qu’au point de vue musical.
Un seul détail rappelait la barbarie germaine : cloués aux portes extérieures
de la villa, des trophées de chasse ensanglantés, têtes de cerf ou d’uroch, peaux de loup, ailes d’aigle ou de vautour,
restaient là jusqu’à ce qu’ils tombassent en poussière, au grand détriment de
l’odorat des commensaux royaux.
C’était donc dans cette habitation presque romaine, et
par conséquent conforme à ses goûts, que Brunehaut résidait habituellement. Un
jour d’été de l’année 610, le roi Thierry étant à la chasse, la vieille reine
se tenait dans le salutatorium, assise sur son
fauteuil de bronze doré, devant une table d’argent massif; elle était vêtue
d’une robe mêlée de laine et de soie, teinte de pourpre, sur laquelle retombait
une chlamyde de même couleur, retenue sur sa poitrine par une agrafe d’or; un
diadème de pierreries, montées en forme de trèfles et de fleurs de lis,
brillait sur son front encore, malgré l’âge, poli comme l’ivoire; de larges bandelettes
de soie écarlate s’enroulaient autour de ses cheveux blancs, nattés en longues
tresses; à ses côtés se pressait tout le personnel de sa cour; d’abord, assises
auprès d’elle et de sa petite-fille, Theudelane, la
sœur du roi Thierry, les grandes dames de Burgondie, les épouses des patrices
et des ducs, les évêchesses, nombreuses alors,
chastement vêtues d’une robe montante et serrée, couleur de mauve tendre, en
laine parsemée de fils d’or; puis, les jeunes filles attachées à la personne de
la reine, coiffées uniformément de gracieux rubans violets comme l’améthyste,
les femmes des comtes du roi, les bras ornés de bracelets d’or, la robe moulant
leurs formes, et garnie soit de fourrures de taupe ou de loir, soit de franges
en écorce odoriférante de cèdre, soit encore de délicates broderies en petites
plumes d’oiseaux rares, enchâssées dans des cordons de soie
Autour de cette cour féminine allaient et venaient par la
vaste salle les patrices burgondes, parés, comme des consuls romains, de la
tunique à palmettes d’or et à bandes de pourpre, les ducs francs en habits de
guerre, avec leurs lourds ceinturons décorés de bossettes en métal; mêlés à
eux, des nobles d’outre-Loire, couverts ceux-là, à la mode d’Aquitaine, d’un
petit manteau rond, d’une tunique à larges manches bouffantes, ayant aux pieds
de fines bottines à haut talon armées d’un long éperon de fer; enfin des
Wisigoths, venus pour voir la reine, leur compatriote, pour chercher fortune
auprès d’elle, ayant encore leur tenue de voyage et de combat, des habits de
toile, d’énormes bottes en cuir de cheval, et, battant à leur côté, la large
épée, déjà célèbre, sortie des ateliers de Tolède.
Ces convives royaux, comme on les nommait alors,
s’occupaient diversement : les uns causaient entre eux de leurs guerres ou de
leurs voyages, les autres écoutaient des joueurs de cithare espagnols, les
musiciens favoris de la reine; un assez grand nombre prenaient différents
rafraîchissements, disposés sur des tables tout autour de la pièce; dans la
vaste salle la joie semblait régner; on est toujours gai dans les cours. A
chaque instant arrivaient de nouveaux hôtes, tous empressés d’aller saluer Brunehaut
à la mode franque, mode qui consistait à s’arracher délicatement un cheveu et à
l’offrir à la personne qu’on voulait honorer; la lourde portière qui fermait le salutatorium se levait et retombait sans
cesse. Une fois encore la voici qui se lève : c’est un moine qui entre d'un pas
lent; sa robe de bure est effrangée par l’usage, déteinte par le soleil et la
pluie; sa figure est pâle, sans expression; morne, il s’avance les yeux extatiquement
levés au ciel; on dirait, au milieu de cette cour joyeuse, la figure de la
Pénitence, détachée par miracle de quelque fresque des catacombes; il traverse
la salle, sans parler, sans voir; devant lui, comme devant une apparition
divine, les bouches se taisent, les têtes se courbent et les genoux
s’inclinent.
La reine elle-même, la fière Brunehaut, se lève et courbe
le front; elle fait appeler les enfants du roi Thierry; elle les amène
au-devant de l’homme vêtu de bure : «Saint moine Colomban, lui dit-elle, voici
les fils du roi: que ta bénédiction leur porte bonheur. »
Le moine se tait un instant, et, dans le grand silence de
l’assemblée, lentement, les yeux mi fermés : «Je ne les bénirai pas, répond-il,
et sachez que jamais ne régneront ces enfants, car ce sont les fils de la
débauche.»
A cette insulte si gratuite, si inattendue, Brunehaut
frémit, les nobles francs s’indignent; mais, cependant, nul n’ose, comme il le
devrait, punir l’insolent, et le moine sort paisiblement du palais en murmurant
à voix basse quelque prière mystérieuse.
Lorsque Thierry apprit de sa grand’mère l’outrageante
conduite de saint Colomban, il voulut en tirer vengeance, mais la religion, ou
plutôt la superstition, l’empêcha de se montrer trop sévère; il se contenta
d’interdire à tous ses sujets d’avoir aucun rapport avec le moine irlandais et
ses compagnons, défendant en outre de leur fournir quelque provision que ce
fût.
Bientôt la disette se mit dans les trois monastères
fondés par Colomban, et le mystique personnage, s’apercevant que la foi qui
transporte les montagnes, ne suffit malheureusement pas pour faire vivre les
hommes sans manger, retourna à la cour de Bourgogne pour demander à Thierry de
lever cette sorte d’interdit alimentaire.
Quand le saint revint, le roi était justement à dîner,
gaiement entouré de ses convives ordinaires; il ne crut pouvoir mieux faire que
d’envoyer à Colomban, ce qui était tenu à grand honneur, quelques plats de la
table royale. Mais, à la vue des coupes de cidre et de vin de Cahors, des mets
délicats qu’on lui présentait respectueusement, le caractère irascible du saint
se réveilla subitement. « Qu’est ceci» dit-il ? C’est, lui fut-il répondu, un envoi du roi Thierry» — «Le Très-Haut, reprit Colomban avec
l’urbanité et la modestie qui semblent l’avoir caractérisé, le Très-Haut
réprouve les présents des impies; il ne faut point que nous autres enfants de
Dieu nous touchions des lèvres aux mets impurs de ceux qui nous mettent à
l’écart.» A ces mots, dit Frédégaire, d’eux-mêmes les vases se brisèrent et
tombèrent en morceaux. Peut-être, si nous ne craignions pas d’être taxé
d’incrédulité, ferions-nous remarquer que quelque mouvement trop brusque du
saint homme put fort bien être la cause de ce miraculeux bris de vaisselle.
A la suite de cette nouvelle aventure, Colomban ne vint
plus voir Thierry ni Brunehaut; mais, en revanche, il les accabla de lettres
injurieuses, de menaces d’excommunication, si bien que Thierry, impatienté et
qui, à chaque nouvelle injure, se contentait de dire : «Ce moine voudrait que
je fisse de lui un martyr, mais je ne suis pas assez fou pour cela» finit par
le faire embarquer sur la Loire pour le ramener à Nantes, et de là en Irlande,
son pays natal. Mais, le mauvais temps ne permettant pas de faire sans danger
le voyage d’outre-mer, Brunehaut et Thierry laissèrent Colomban libre d’aller
où il voudrait, pourvu que ce ne fût pas dans leurs Etats. Colomban se réfugia
chez le fils de Frédégonde, Clotaire, par qui il fut d’autant mieux accueilli
qu’il s’empressa de lui prédire la ruine de Brunehaut et de ses petits-fils,
dont lui, Clotaire, devait être prochainement le vainqueur et l’héritier.
CHAPITRE XI
611 — 612
Le guet-apens de Seltz et la bataille de Tolbiac.
L’aristocratie austrasienne, qui dominait entièrement le
faible Théodebert, véritable précurseur des rois fainéants, n’avait pas cessé,
on l’a vu, de lutter plus ou moins ouvertement contre Brunehaut et Thierry. La
guerre avait déjà été sur le point d’éclater par suite de l’isolence de la jeune reine d’Austrasie, Blichilde, qui, après
avoir convenu avec Brunehaut d’une entrevue de réconciliation, s’était, poussée
par les leudes, refusée à s’y rendre en des termes rien moins que respectueux
pour l’aïeule de son mari. Dans leur haine mutuelle, Théodebert et Thierry
essayaient chacun depuis quelque temps d’attirer à leur parti le roi de
Neustrie; mais Clotaire était resté neutre, d’après l’avis de saint Colomban,
devenu pour le moment une sorte de ministre consultant.
Enfin, en 610, sans déclaration de guerre, Théodebert
envahit l’Alsace, séparée de l’Austrasie lors du partage de l’an 596. Se
rendant aux conseils de Brunehaut, qui sentait que la force du droit était du
côté de la Bourgogne, Thierry, avant de recourir aux armes, demande à son frère
de réunir une assemblée des principaux de la nation franque qui décidera de
leur querelle. Théodebert y consent; le lieu de la réunion est fixé à Seltz;
Thierry s’y rend, ainsi qu’il avait été convenu, avec une escorte de dix mille
hommes, et se voit subitement entouré de plus de cent mille guerriers, de
toutes les forces de l’Austrasie. Tombé dans ce piège, il est contraint de
céder à son frère l’Alsace, le pays de Thurgovie, une partie de la Champagne
(Troyes et ses environs); ce n’est pas tout; excités par Théodebert, les
Alemans viennent ravager la Suisse burgonde. Thierry en a du reste facilement
raison.
Mais alors, comme un défi à la morale publique, à ces
lois de Brunehaut qui punissaient de mort celui, quel qu’il fût, qui tuait sans
raison, le roi Théodebert égorge tranquillement sa femme pour plaire à une de
ses maîtresses. Ce meurtre indigna tout ce qu’il y avait encore d’honnêtes gens
dans la nation franque; Brunehaut elle-même, bien que Blichilde fût son ennemie, se souvint de la pauvre Galeswinthe et voulut venger cette nouvelle victime. C’était d’ailleurs bien le moment
d’exterminer ce Théodebert, qui, reniant les souvenirs de son père et de son
aïeul, était plus coupable encore aux yeux de la reine que Clotaire lui-même.
Par les soins de Brunehaut, de ses agents gallo-romains, un traité est conclu
entre Thierry et Clotaire; ce dernier restera neutre, laissera Thierry anéantir
ce Théodebert, ce fils de l’esclave, cet intrus dans la race royale des
Mérovingiens; en revanche, Thierry donnera à Clotaire sa part des dépouilles,
il lui restituera le duché de Dentelin, tout le pays
entre la Seine, l’Oise et l’Océan, enlevé par l’Austrasie à la Neustrie.
Clotaire accepta avec empressement et devint l’allié de
Thierry; affaibli comme il l’était, ses armées, que d’ailleurs on ne lui
demandait point, n’auraient pas été d’un grand secours dans la lutte qui se
préparait; il n’en rendit pas moins service à la cause de Thierry.
Colomban, qui était tout dévoué au fils de Frédégonde,
part pour la cour d’Austrasie où, déjà, dans un précédent voyage, Théodebert,
en haine de Brunehaut, l’avait admirablement accueilli. Mais Théodebert est
devenu l’ennemi de Clotaire, et c’est pour amener la chute du malheureux roi
d’Austrasie que Colomban va se rendre cette fois au palais de Metz; encore, si
c’était l’horreur du meurtre de Blichilde qui faisait
oublier au religieux irlandais les bienfaits dont Théodebert l’avait accablé :
don d’un canton entier des bords du Rhin pour nourrir ses moines, cadeaux en or
et en argent destinés aux autels; mais non, c’est la politique seule qui fait
agir Colomban; d’ailleurs un meurtre était moins grave en ce temps-là
qu’aujourd’hui aux yeux du clergé ; et tous les évêques de France avaient
parfaitement absous Chilpéric de l’assassinat de Galeswinthe.
Colomban n’exhortera donc pas avec onction le coupable au repentir; ce qu’il
veut, ce n’est pas son salut, c'est son trône. Et, en effet, à peine arrivé au
palais, introduit devant Théodebert, brusquement, sans préambule : «Fais-toi
prêtre, lui dit-il, autrement tu risques fort pour ta vie éternelle et même
pour ta vie terrestre. »
On était un peu habitué aux étrangetés de Colomban; cette
proposition fit rire le roi et ses courtisans. «On n’a pas encore vu, lui
répondirent-ils, de roi qui se soit ainsi fait prêtre ou moine de sa propre
volonté.» — « Si Théodebert ne se fait pas prêtre volontairement, répliqua
Colomban d’un ton prophétique, dans peu il le sera malgré lui. » Sur ce, le
saint s’en alla, laissant le roi et le peuple d’Austrasie fort inquiets de
cette prédiction de funeste augure. Clotaire et Colomban connaissaient bien les
hommes : décourager l’adversaire, c’est le meilleur moyen de le vaincre;
prédire au nom de Dieu une catastrophe, en ces temps superstitieux, c’était
l'amener presque à coup sûr.
Au printemps, Thierry réunit dans les environs de Langres
les contingents tirés de toutes ses provinces, mais où dominait l’élément
gallo-romain, les Aquitains, dévoués généralement à la cause de Brunehaut,
ayant envoyé toutes les milices de leurs importantes cités. Thierry, grâce à
ces troupes imbues encore de l’esprit de discipline romain et bien commandées
par le duc Chadoinde qui sera plus tard le
généralissime de Dagobert, aura sur Théodebert un véritable avantage, celui de
la civilisation sur la barbarie.
Une première rencontre a lieu sous les murs de Toul; les
Aquitains et les Burgondes écrasent l’armée de Théodebert qui, épouvanté, prend
la fuite, franchit les Vosges et se réfugie dans Cologne, espérant s’y refaire
une seconde armée, grâce aux nombreux renforts qu’il attendait des points les
plus reculés de ses domaines et des contrées barbares qui touchaient à ses
frontières.
Cologne, cette ancienne colonie impériale placée par
Claude sous le patronage d’Agrippine, était restée un centre de civilisation;
il s’y trouvait encore, malgré les fréquents passages des invasions germaines,
un petit foyer d’esprit romain. Brunehaut y avait séjourné à diverses reprises,
au temps de ses régences en Austrasie, et les habitants de la ville, paisibles
descendants des vieux colons romains, étaient restés attachés de cœur à cette
reine qui les avait protégés contre les pillages et les mauvais traitements
des leudes. On comprend quelle dut être leur
épouvante en voyant défiler dans leurs rues étroites, garnies de magasins et
d’entrepôts, le sinistre cortège d’hommes de guerre qu’avait appelés à son aide
des plus sauvages cantons de la Germanie l’entourage farouche du roi Théodebert.
D’abord, arrivèrent les leudes des frontières éloignées,
les chefs austrasiens, les ancêtres des féodaux, menant à la bataille, du haut
de leurs grands chevaux belges, leurs troupes de fidèles, comme des meutes de
chiens à la curée. Puis, vinrent successivement les Saxons des bouches du
Weser, coiffés de hures de sanglier, de têtes de loup grimaçantes, marchant
sous la bannière d'Irmensul, où brillait leur
emblème, la rose sauvage des forêts ; les tribus des bords de la Baltique, les
guerriers aux cheveux rouges, aux yeux verts ; les Thuringes à la chevelure relevée en aigrette, aux longues moustaches blondes pendantes;
les Souabes des monts Sudètes, nus à l’antique mode germaine, armés seulement
de boucliers de bois et de gigantesques massues. Après eux, ce fut le tour des
hommes du Nord de race danoise, conduits par leurs rois de mer et d’aventures,
entre choquant leur courte hache et chantant les bardits des ancêtres. Enfin,
comme pour fermer la marche de la barbarie, défilèrent dans Cologne, s’avançant
aux sons rhythmés de leurs blancs tambours de guerre,
accroupis sur leurs maigres coursiers à l’échine osseuse, aux jambes grêles
tachées encore de la boue du Danube les escadrons des Huns-Avares dont la face
étrange, atrocement tailladée par le fer, épouvantait les Gallo-Romains. Toute
cette armée campa sous les murs de la ville, attendant, en essayant de
s’organiser, l’arrivée des troupes de Brunehaut.
Bientôt les coureurs de Théodebert signalèrent l'approche
de l’ennemi. Favorablement accueilli par les populations de l’Austrasie méridionale,
encouragé même par les évêques, notamment par celui de Mayence, Léonise, qui lui conseillait peu chrétiennement
d’exterminer sans pitié son frère et toute sa race, Thierry était parvenu sans
obstacle à quelques lieues de Cologne. Les Austrasiens et leurs sauvages alliés
voulurent marcher au-devant des envahisseurs, et ce fut dans les plaines déjà
célèbres de Tolbiac que se heurtèrent les deux armées franques, dont l’une,
celle de Thierry, représentait véritablement la France future, tandis que
s’incarnait dans l’autre, dans celle de Théodebert, le vieil esprit germanique.
Boucliers contre boucliers, les épées contre les
poitrines, brusquement, d’un premier élan les deux troupes s’entrechoquèrent;
en un instant, les haches entrèrent dans les têtes, les poignards dans les
gorges; serrés, comme emboîtés les uns dans les autres, les boucliers devinrent
inutiles; d’une fureur sans égale, les combattants s’entretuaient grisés de
carnage; les cris mêmes de guerre avaient cessé; nulle tactique, que de frapper
le plus possible. La mêlée était si épaisse que des rangs entiers de morts,
poussés par les vivants qui les suivaient, s’avançaient rigides et pâles,
n’ayant pas la place de tomber, s’enferrant chaque pas davantage sur les lances
et sur les épées; en plus d’un endroit, il y eut même, de chaque côté, des rencontres
de bataillons entiers de cadavres (authentique) qui ne pouvaient même pas
s’affaisser sur le sol, étreints dans les remous de cette tempête humaine. Par
moments, comme un éclat de foudre, brillait au-dessus des glaives levés et des
haches tournoyantes une forme d’homme toute rouge, bondissant sur un cheval
ensanglanté, sans s’inquiéter de retomber sur les piques levées ou sur les
pointes d’épée; c’était quelque noble franc, en qui se réveillaient les vieux
instincts de ses pères, et qui, habillé d’écarlate suivant la mode des plus
braves, pour que le sang ne parût pas, frappait sans cesse, sans repos, en
proie à l’extatique fureur qu’inspiraient jadis à leurs fidèles les pâles
fiancées promises par Odin aux guerriers qui savaient mourir.
Des deux côtés, du reste, la rage était égale; lourds
Burgondes, rudes Austrasiens, sauvages hommes du Nord, miliciens d’Aquitaine, agiles
fantassins de Gascogne, tous s’acharnaient à la moisson sanglante; une journée
entière, du lever au coucher du soleil, les épées et les francisques, les
massues et les lances, les angons et les scamasaxes tranchèrent les têtes,
broyèrent les crânes, déchiquetèrent les membres, fracassèrent les os; enfin,
après de longues heures de lutte, la Gaule de Brunehaut l’emporta; les hordes
barbares plièrent et reculèrent en désordre. Définitivement vaincus, Théodebert
et ses cavaliers, après avoir vu tomber Gondulf, le
maire du palais d’Austrasie, s'enfuyaient vers Cologne; à leur poursuite s’élancaient haletants les vainqueurs, et la plaine de
Tolbiac restait vide de combattants.
Cependant, le jour allait finir: les cris des blessés,
les plaintes des mourants lentement s’éteignaient; la nuit, nuit d’été calme et
reposante, doucement descendait du ciel; inutiles, les plaintes s’étaient tues;
sur ce grand champ moissonné de la fureur humaine régnait le vaste silence de
la mort et des ténèbres; au loin seulement, dans la noire forêt des Ardennes,
sentant le sang, mais craignant l’homme, les loups hurlaient
d’impatience.
CHAPITRE XII
612 — 613
Triomphe de Thierry. Prétentions de Clotaire. Mort de
Thierry, 613. Brunehaut régente. Les trahisons des leudes austrasiens. Défense
de Sens par l’évêque Lupus. Le premier tocsin. Captivité et supplice de Brunehaut,
613.
D’un formidable élan l’armée de Thierry s’élança à la
poursuite des vaincus. Cologne ouvrit ses portes; Théodebert, pourchassé au delà du Rhin par Berthaire,
camérier du palais, fut arrêté avec toute sa famille; son fils, Mérovée, fut
tué, et le roi détrôné rentra prisonnier dans Cologne. Thierry lui laissa la
vie, mais il le fit immédiatement dépouiller de ses vêtements royaux qu’il
donna à Berthaire, ainsi que le cheval richement
harnaché qu’avait monté le roi d’Austrasie.
Thierry et Théodebert quittèrent bientôt Cologne;
celui-ci pour s’en aller dans un monastère de Châlon recevoir, en échange du diadème emperlé des rois, l’humble tonsure monacale;
celui-là, au contraire, pour rentrer triomphant dans Metz, où l’attendait
pleine de joie pour le présent, pleine d’espérance pour l’avenir, son aïeule
Brunehaut, qui avait auprès d’elle ses quatre arrière-petits-fils, Sigebert, Corbus, Mérovée et Childebert.
Clotaire, dès qu’il avait appris la nouvelle du triomphe
de Thierry, s’était emparé de tout le duché de Dentelin,
auquel il avait joint par extension quelques autres pays dont la cession ne lui
avait nullement été promise dans le traité. Brunehaut, qui ne demandait du
reste probablement qu'un prétexte pour lancer contre le roi de Neustrie les
forces victorieuses de Thierry, engage son petit-fils à saisir l’occasion;
Thierry, cependant, avant de marcher contre Clotaire, le somme de sortir des
territoires envahis. Le roi de Neustrie ne tient pas compte de ces
réclamations; ce n’en est que plus heureux pour Thierry; il a pour lui le bon
droit, ce qui est quelque chose, la force, ce qui est beaucoup, et il va réunir
aisément à sa couronne les lambeaux de provinces que possède encore Clotaire;
Brunehaut va donc enfin voir son petit-fils, l’héritier de Sigebert, régner,
maître absolu du double droit de la naissance et de l’épée, sur ce beau royaume
de France qu’avait rêvé Clovis, et qui n’existera que bien rarement dans
l’histoire, sous Charlemagne et sous Napoléon.
Mais la Mort semble la complice, la fidèle alliée du sang
de Frédégonde; Thierry a déjà rassemblé de nouveau à Metz ses armées triomphantes;
le seul souffle de ses chevaux suffirait à renverser le frêle et tremblant
édifice de la royauté neustrienne, et voilà que tout s’arrête: Thierry est
tombé subitement malade; du camp on l’a rapporté dans son palais, mourant déjà
et du même mal que son père Childebert. «C’est Dieu, soupire saint Colomban,
qui est venu venger par la maladie les souffrances de Colomban, son serviteur
chéri; c’est Dieu qui a exaucé les vœux ardents de Clotaire.» Le roi de
Neustrie n’avait-il pas plutôt invoqué les mânes de sa mère? En quelques jours,
Thierry meurt d’une dysenterie, dit Clotaire, du poison, dit Brunehaut.
Et alors, les rôles sont changés; tout maintenant
favorise Clotaire; un grand nombre des anciens leudes de Théodebert, par haine
de Brunehaut, passent au parti du roi de Neustrie; et Arnoul, Pépin, les deux
ancêtres des Carolingiens, les ducs Alethée, Sigoald, Roccon, Endelon, c’est-à-dire les chefs de l’aristocratie
austro-burgonde, l’encouragent à attaquer Brunehaut, et, impatients de trahir,
le préviennent de se hâter. Clotaire entre donc, facilement victorieux, dans
les Etats de Thierry, appelant autour de lui tous les partisans de Théodebert,
tous les ennemis de Brunehaut ; il avance jusqu’à Andernach près Coblentz; la reine recule de Metz à Worms, emmenant avec
elle ses arrière-petits-fils; mais, dans l’immense douleur que lui a causé la
mort de Thierry, elle ne perd pas courage; il lui reste des amis, des fidèles;
elle le croit du moins; une fois encore la vieille reine saura faire tête à la
tempête; elle envoie un des leudes, sur qui elle croit pouvoir le plus compter, Herpon, qu’elle a nommé connétable de Bourgogne,
demander à Clotaire ce qu’il vient faire dans les États des enfants de Thierry
et le sommer d’en sortir.
Clotaire refuse; il demande différentes choses,
restitutions de provinces, tutelles des orphelins royaux, puis que Brunehaut se
présente devant les leudes assemblés et se soumette à leur jugement,
c’est-à-dire qu’elle se livre elle-même à ses mortels ennemis. Brunehaut savait
déjà du reste qu’entre Clotaire et elle, tous deux seuls en présence, ce devait
être une guerre à mort.
Pour que le pouvoir ait plus d’unité, elle rompt
audacieusement avec la fatale coutume qui partage les Etats des rois francs
entre tous leurs héritiers; un seul de ses arrière-petits-fils régnera; ce sera
l’aîné, Sigebert, dont le nom aimé mais fatal devait rappeler à la vieille
reine son lointain passé, mais ses malheurs comme ses joies. Sigebert est élevé
sur le pavois au milieu d’une assemblée réunie dans les plaines de Worms; et, à
peine proclamé, le monarque de douze ans part pour la Thuringe ; il va faire
armer les peuples feudataires, afin de combler les vides qu’ont faits dans les
rangs de ses troupes les nombreuses désertions des leudes d’Austrasie;
Warnachaire, successeur de Claudius, le maire actuel du palais de Bourgogne, un
de ceux qui font parade de leur dévouement pour Brunehaut, le duc Alboin et
d’autres grands, doivent guider l’inexpérience de l’enfant.
Ils revinrent bientôt, amenant d’assez nombreux
contingents qui se fondirent dans l’armée que la reine, pendant la courte
absence de son petit-fils, avait de son côté rassemblée en Bourgogne.
La vieille reine crut alors pouvoir résister par les
armes à Clotaire, qui s’avançait avec une extrême lenteur, comme s’il eût
attendu, tous les jours, l’annonce d’un de ces événements imprévus qui avaient
déjà plus d’une fois changé à son profit le cours probable des choses.
Sigebert, accompagné de ses trois jeunes frères, se mit à
la tête de l’armée destinée à arrêter l’invasion neustrienne, tandis que son
aïeule restait à Autun, occupée à faire prendre les armes aux peuples de
l’Helvétie, qui dépendaient, comme sujets ou comme tributaires, de la couronne
de Bourgogne. Mais Sigebert, nous l’avons vu, n’était encore qu’un enfant;
l’armée obéissait en réalité à un conseil militaire, présidé par le maire du
palais, Warnachaire, et composé d’Arnoul, de Pépin et des principaux farons, tant évêques que laïques, tous gagnés à
Clotaire et secrets ennemis de Brunehaut. Warnachaire, Arnoul, Pépin avaient
d’avance fait leurs conditions; le prix de leur félonie devait être, pour
Warnachaire, la mairie à vie, pour Arnoul, l’évêché de Metz, pour Pépin, la
pleine propriété des terres qu’il administrait en qualité de domestique du
palais d’Austrasie. Il ne s’agissait plus que de trouver l’occasion de trahir :
ces occasions-là se rencontrent aisément.
D’abord, dès le début de la campagne, une partie du
contingent austrasien déserte et passe à Clotaire; l’armée de Sigebert commence
à se troubler; ceux qui ne sont pas du complot s’inquiètent, perdent courage.
Malgré sa jeunesse, le fils de Thierry avait la valeur de ses aïeux; il veut,
en dépit de ces désertions, marcher à l’ennemi; perfidement Warnachaire l’y
encourage. Bientôt on est en vue de l’armée de Clotaire, dans les plaines que
traverse l’Aisne (près de Châlons-sur-Marne). Sigebert donne le signal du
combat; à la tête de sa cavalerie il va s’élancer sur l’ennemi ; mais, au lieu
de le suivre, les leudes qui l’entourent restent immobiles, les soldats
reculent; on lui impose la retraite; le conseil de guerre force le jeune roi à
revenir sur ses pas, à reculer jusqu’à la Saône; et, durant le trajet, on
éloigne de lui le peu d’hommes qui lui sont restés fidèles.
Et, pendant ce temps, tous les gouverneurs des villes
burgondes ouvrent leurs portes à Clotaire et à ses lieutenants. Une seule
résista, ce fut la cité de Sens, qui obéissait à l’évêque Lupus, un des rares
prélats dignes de comprendre Brunehaut et par suite de lui être fidèles. Devant
l’armée de Clotaire, il fait fermer les portes, appelle aux remparts les habitants
de la ville; Clotaire va donner l’assaut: un bruit étrange l’étonne et
l’arrête; c’est, pour la première fois dans l’histoire, le tocsin qui sonne aux
clochers de Sens. Jusqu’ici les cloches n’avaient servi qu’à annoncer les solennités
religieuses, qu’à appeler aux offices: pour la première fois, c’est aux armes qu’elles
appellent et c’est le péril qu’elles annoncent.
Effrayé, Clotaire battit en retraite, comme si les
cloches sacrées lui parlaient au nom de Dieu et lui défendaient d’avancer.
Mais cet échec fut le seul; arrivée au centre même de la
Bourgogne, l’armée de Sigebert, que suit de près celle de Clotaire, s’est
arrêtée; Clotaire la rejoint; les troupes des deux côtés fraternisent et
proclament avec enthousiasme le fils de Frédégonde seul roi de tous les pays francs.
Les conjurés se précipitent sur la tente où reposent, ignorants du péril, les
enfants de Thierry, fatigués d’une longue marche; ils se jettent sur eux pour
les livrer à Clotaire.
Dans le tumulte, un seul échappe, Childebert: il saute
sur un cheval qui se trouvait là par hasard et, droit devant lui, s’enfuit à
l’aventure. Nul ne sut alors ce qu’il était devenu, on le crut mort dans sa
fuite, de misère ou de faim; mais une vieille tradition, consolante légende à
laquelle nous voulons croire pour notre part, prétend que de ce proscrit
descend une des plus nobles familles qui aient porté la couronne impériale, la
famille des Habsbourg. Du moins, le sang de Brunehaut ne serait pas éteint à
jamais et battrait encore de nos jours dans des cœurs dignes de la reine
d’Austrasie.
Les trois autres enfants, Sigebert, Corbus et Mérovée, furent livrés à Clotaire qui fit froidement égorger les deux
premiers; le troisième seul fut épargné; tout jeune , il était peu à craindre;
c’était d’ailleurs le filleul de Clotaire, qui, superstitieux comme tous les
cruels, craignait d’attirer sur lui la vengeance divine, en immolant celui que l’Église
nommait son fils spirituel. Cette fois, c’en était fait de la race de Sigebert,
du trône de ses fils, et les ossements de Frédégonde en devaient tressaillir de
joie dans leur caveau funèbre de Saint-Vincent de Paris.
On comprend quelle dut être, en
revanche, l’horrible, l’épouvantable douleur de Brunehaut, quand lui parvinrent
ces fatales nouvelles. Quel asile pouvait-il lui rester? D'ailleurs, en
avait-elle encore besoin, ne valait-il pas mieux pour elle mourir
immédiatement, maintenant que du tronc desséché de sa race tous les rejetons
étaient coupés?
Cependant, poussée par un dernier espoir de vengeance,
elle voulut encore essayer de lutter, et, malgré l’âge, malgré ses
quatre-vingts ans, soutenue par les restes de son énergie d’autrefois, elle se
jeta dans l’Helvétie où elle espérait trouver des vengeurs pour les siens.
Depuis quelques années, sa petite-fille, Théodelinde,
vivait retirée dans le château d’Orbe, que Thierry lui avait donné pour
apanage, avec les pays des environs, le canton de Vaud et l’Uchtland;
là Brunehaut espéra, grâce à l’influence de sa petite-fille, pouvoir refaire
une armée.
Dominant une gorge escarpée du Jura, le château d’Orbe
était une vieille forteresse romaine, d’aspect morne et sévère, flanquée de
tours épaisses, entourée de hautes murailles en ciment; on eût pu au besoin y
soutenir un long siège. Brunehaut y arriva bientôt; Théodelinde la reçut et voulait bien l’aider, venger, elle aussi, les pauvres enfants
assassinés. Mais, avant qu’aucune mesure ne fût prise, précédé comme d’un
messager de mort, de la terrifiante nouvelle, arriva le connétable Herpon, un des leudes les plus acharnés contre Brunehaut, à
qui cependant il devait, comme nous l’avons dit plus haut, sa charge et sa
fortune; nul n’ose prendre la défense des deux femmes proscrites par Clotaire;
nul bras d’homme dans la contrée n’ose se lever pour les défendre; et le château
n’avait pour garnison que quelques femmes et quelques clercs.
Pas de résistance possible; Herpon,
ce serviteur infidèle, s’empare de Brunehaut, et, triomphant, calculant déjà de
quels grands bénéfices on paiera sa capture, il entraîne la reine vers le camp
de Clotaire, établi à Rionne, sur les bords de la Vigeanne. Il y parvint bientôt; à la nouvelle de son
approche, Clotaire avait convoqué tous les leudes et tous les évêques de son
parti, Warnachaire à leur tête, qui d’une voix unanime avaient demandé la mort
de Brunehaut, et une mort qu’elle sentît venir.
On amena donc la reine, à peine arrivée, encore brisée de
la route, souillée de la poussière du chemin, devant cette assemblée de juges
étranges, où se mêlaient aux armes de fer les crosses d’or, aux manteaux de
guerre en peaux de bêtes les longs vêtements blancs et les étoles de soie des
évêques. Là, elle put reconnaître tous ceux en qui elle s’était confiée et qui
l’avaient trahie; elle put voir, nouvelle douleur pour une âme rigide et juste,
l’injustice triomphante, la trahison récompensée.
Mais Brunehaut ne pouvait plus souffrir: sa race était
éteinte, sœur, épouse, mère, aïeule et bisaïeule, elle avait vu mourir de mort
tragique tous ceux qu’elle avait aimés; il n’y avait plus en son-âme place pour
de nouvelles douleurs; toutes elle les avait épuisées; elle semblait déjà jouir
du grand repos de ceux qui ne sont plus. L’âme cuirassée du triple airain du
désespoir, comme enveloppée du linceul inerte, elle resta insensible,
indifférente à tout, morte déjà de la mondes siens. Et, quand on l’entraîna en
présence de ces leudes en furie de ces Pépin, de ces Arnoul, de ces Warnachaire,
qui hurlaient de joie en voyant prise enfin la reine-lionne qui si longtemps
les avait fait trembler, devant ce déchaînement de rage et de sauvagerie,
devant ces grincements de joie sanglante, froide elle demeura, sans mot dire,
sa figure de marbre ne changea pas, et l’on eût dit que cette bande d’assassins
en délire n’insultait qu’un cadavre. Même quand Clotaire, ce disciple bien-aimé
de saint Colomban, s’approcha l’écume et l’injure à la bouche, semblable à sa
mère, et qu’il s’écria comme infamie suprême : « C’est toi qui as tué Sigebert
et Mérovée, Chilpéric, mon père, Théodebert et son fils, mon fils à moi,
Mérovée, enfin Thierry et ses trois enfants (ces arrière-petits-fils de la
reine dont il venait d’égorger deux lui-même),» la vieille reine ne s’indigna
même pas.
Exaspérés, Clotaire, roi très-pieux, Arnoul, le futur
évêque, Pépin, cet ancêtre de Charlemagne, ne savent plus que faire; il faut
cependant qu’elle souffre, qu’elle pleure, il faut entendre ses lamentations,
boire ses plaintes, savourer sa douleur. A la torture Brunehaut! Et pendant
trois longs jours, autour du camp on la promène sur la monture infamante, le
chameau, destiné, comme l’âne de nos jours, aux plus vils usages, à porter les
goujats de l’armée, la bande des leudes la suit, en la frappant comme une
esclave, des verges et du bâton qui déshonorent. Et, pendant ces trois jours,
pas un mot, pas une plainte ne sortit des lèvres de la reine. Clotaire, ses
leudes et ses évêques étaient encore les vaincus. Enfin, le quatrième jour,
fatigués eux-mêmes de cette lutte inégale contre une vieille femme, ils se
décident à en finir.
On amène un étalon fougueux, à ses flancs on suspend des
éperons acérés. A la queue du cheval indompté on attache la reine par un pied,
par une main et par ses cheveux blanchis, puis le cheval est lâché; frémissant,
il s’élance droit devant lui; par les halliers, les vallons, par les plaines et
les collines, il va soufflant, écumant, cherchant à repousser de ses ruades le
poids inconnu qu’il traîne après lui, et, à chaque ronce, à chaque épine, à
chaque pierre, Brunehaut laisse de son sang, de sa chair et de sa vie; derrière
galopent les leudes, excitant la course meurtrière de l’étalon effaré, criant,
sonnant de leurs trompes de chasse, chantant à tue-tête, d’une formidable joie.
Le corps de Brunehaut n’est déjà plus qu’une masse informe, mais le cheval va
toujours, comme le fantastique coursier des ballades allemandes; il laisse loin
derrière lui les montures épuisées des bourreaux; enfin, au déclin du jour,
dans un vallon désert, à quelques lieues du camp de Clotaire, il s’abat à bout
de forces.
Et alors, quelques pauvres gens, quelques timides clercs
qui de bien loin, tout tremblants, avaient suivi cette épouvantable tragédie,
craintivement s’approchèrent, apportant à la reine l’humble et touchante aumône
de leurs prières et de leurs regrets. Ils s’apprêtaient à l’ensevelir; mais les
leudes francs voulaient qu’il ne subsistât rien de leur ennemie ; ils arrivent
à l’endroit où le cheval est tombé, à coups de fouet ils écartent le menu
peuple; par leurs ordres, un bûcher s’élève, et il ne reste bientôt du corps de
Brunehaut que quelques cendres mêlées à celles d’un brasier; le vent de nuit
les dispersera dans quelques heures comme la poussière du grand chemin. Mais,
la nuit venue, semblables à des fantômes glissant dans l’obscurité, les pauvres
et les clercs revinrent timidement, sans bruit; ne pouvant distinguer dans cet
amas de cendres ce qui restait de la reine, ils prirent pêlemêle les débris du
bûcher et de la victime, et, pieusement, ils les emportèrent vers Autun,
psalmodiant à voix basse les offices des trépassés. Sous le grand autel de la
cathédrale d’Autun qu’avait fondée Brunehaut, ils soulevèrent une pierre,
creusèrent une fosse, et là déposèrent les cendres, les os à demi brûlés, les
fragments d’étoffes ou de parures ramassés sur le bûcher; puis la pierre fut
reposée, et l’autel élevé par la reine aux jours de sa puissance couvrit de sa
protection les restes de la suppliciée.
Et pendant bien longtemps, pendant les longues années du
règne de Clotaire, tandis que saint Arnoul, saint Colomban, le second saint
Didier (Didier d’Alby), saint Goéric, saint Faron,
saint Romaric , tous commensaux royaux, priaient pour leur maître et
bienfaiteur, pour ce roi pieux et doux, généreux envers l’Eglise, quelques
pauvres gallo-romains pillés, frappés par les leudes, quelques tristes clercs,
tourmentés par leurs évêques, quelques misérables voyageurs, quelques mendiants
sans gîte et sans pain, qui tous se ressouvenaient des lois protectrices et des
asiles tutélaires d’autrefois, venaient s’agenouiller devant l’autel de
Saint-Martin d’Autun, de cœur disant pour Brunehaut ces prières du pauvre et du
malheureux, qui valent mieux, il faut l’espérer, que celles d’un saint Arnoul
ou d’un saint Colomban!
CHAPITRE XIII
l’opinion de l’histoire
Une brune viendra d’Espagne pour régner aux pays des
Gaules; elle verra périr bien des rois et mourra sous les pieds des chevaux.
Prédiction de la Sibylle.
Après avoir raconté toute la longue vie de Brunehaut, si
pleine de malheurs, de catastrophes, de péripéties de toute sorte, il nous a
paru convenable d’exposer en quelques lignes ce que les principaux historiens,
tant anciens que modernes, ont pensé de cette grande reine qui a eu l’honneur,
comme on peut le voir par l’épigraphe ci-dessus, de préoccuper jusqu’à la
fabuleuse Sibylle.
Nous avons, et il n’y a pas grand mérite à cela, la
prétention d’avoir donné un récit plus exact que ceux de nos devanciers; dans
notre volume, il n’y a pas un fait, pas un détail, qui ne soit tiré d’un auteur
contemporain de Brunehaut, ou du moins d’un écrivain du même siècle, qui
pouvait encore recueillir des souvenirs réels et sincères. Nous nous sommes, en
revanche, énormément méfié de ces écrivains du moyen âge qui ont induit en
erreur la plus grande partie des auteurs d’histoires de France. Ce sont des
guides dangereux ; autant ils sont précieux pour les faits dont ils ont été
témoins, autant ils sont peu croyables quand ils parlent de temps un peu
éloignés, et surtout des origines de l’histoire. Ils se laissent entraîner à
tout croire, ils admettent tout sans contrôle ; on voit bien qu’ils sont trop
avides de miracles, trop curieux de prodiges, trop amoureux de légendes; mais
ils sont, avec cela, d’une si charmante naïveté qu’un peu plus on y voudrait
croire comme eux. Le plus frappant exemple du peu de confiance qu’on doit avoir
dans ces récits du temps passé, c’est la célèbre Chronique de Saint-Denis.
Commencé, on le sait, par les ordres de Suger, ce curieux
recueil, fort bien fait ensuite au jour le jour par des témoins oculaires, présente,
sous le fallacieux prétexte de nous raconter les origines de la France, une
série de fables et d’inepties, à croire vraiment à une gageure contre le bon
sens du lecteur.
Au moins, les auteurs contemporains de Brunehaut sont
plus sérieux; Grégoire de T ours, le pape saint Grégoire Ier, tels vont être
les témoins appelés par nous pour déposer en faveur de la reine.
A tout seigneur tout honneur, écoutons d’abord le pape: «Brunehaut,
dit-il, est une reine pieuse, une régente habile, une femme, une mère vraiment
chrétienne; nulle n’est plus charitable qu’elle; on ne sait pas le nombre de
ses bienfaits. C’est à elle, après Dieu, qu’on doit la conversion de
l’Angleterre; c’est grâce à elle que le royaume des Francs est autant au dessus des autres nations que les rois sont au dessus de leurs sujets. »
Grégoire de Tours va nous dire ensuite que Brunehaut
était un modèle de vertu; et il louera à différentes reprises sa sagesse, ses
mérites et sa charité.
Or, il n’y a que trois contemporains qui aient parlé de
Brunehaut: on voit que l’avis des deux premiers lui est favorable; le troisième
contemporain, saint Fortunat, évêque de Poitiers, va renchérir encore: «la
reine est plus qu’une mortelle, c’est une déesse, etc.... » Mais, comme
Fortunat louait tout le monde, même Frédégonde et Chilpéric, pourvu qu’on lui
fit quelque cadeau, nous faisons peu de cas de son opinion, et nous ne nous
appesantirons pas sur ses éloges, de peu de poids à côté de ceux des deux
saints Grégoire.
Maintenant, brusquement, l’opinion va changer. Brunehaut
vient de mourir; et c’est le fils de sa rivale, Clotaire, qui établit sa
dynastie sur le trône désormais unique de la nation franque.
Frédégaire écrit; et, nécessairement, pour plaire au roi
régnant, il attaquera la mémoire de Brunehaut; c’est lui qui invente la fable
de l’amour de Brunehaut pour Protadius, l’histoire des tablettes trouvées par
Warnachaire. Puis, vient l’hagiographe Jonas, triste moine italien, esprit
fanatique et grossier, disciple précisément de ce Colomban, l’ennemi le plus
acharné de la reine; avec lui, commencent les fables les plus absurdes, ces
récits, honteux pour la vraie piété, où l’on voit Dieu s’occuper
miraculeusement de casser la vaisselle de Brunehaut et de Thierry
Aimoin,
l’auteur anonyme des Gesta Fran- corum, et l’évêque Adon, qui vivait un siècle et demi
plus tard, vont encore plus loin tous les trois; c’est à cet Adon, notamment,
qu’on doit l’absurde conte suivant : âgée de plus de soixante ans, Brunehaut
eut un beau jour l’idée de s’unir légitimement à plusieurs maris; à ce propos,
elle fit venir à sa cour saint Didier, pour lui demander son avis; saint
Didier, précurseur de Molière, déclara que la polyandrie était un cas pendable;
de là, la haine de Brunehaut, et, finalement, la mort tragique du saint. Aimoin, par exemple, écrivant trois cents ans après
Brunehaut, est bien forcé d’admirer les travaux dont elle couvrit la Gaule, ce
qui prouve, par parenthèse, que les hommes du dixième siècle, presque
contemporains et mieux informés sans doute que les savants du dix-neuvième,
n’attribuaient pas, comme ceux-ci, à la domination romaine ce qui était
réellement l'œuvre de la reine d’Austrasie.
Les Chroniques de Saint-Denis sont rédigées d’après les
documents ci-dessus: c’est tout dire.
Parmi les historiens modernes, et par modernes nous entendons ceux des derniers
siècles, nous n’en trouvons aucun qui prenne franchement la défense de la reine
calomniée, sauf le jésuite espagnol Mariana; et encore, le bon père ne
parle-t-il qu’incidemment de Brunehaut dans une Historia Gothorum. Adrien de Valois attaque furieusement la pauvre reine; il serait, dit-il, tenté
de traiter de fou et de visionnaire le malheureux Mariana. Brunehaut «erat in concubitus hominum projecta» d’après cet Adrien de Valois; mais il n’en peut
donner aucune preuve; Brunehaut, croyons- nous, avait trop à faire pour songer
à aimer; elle avait à se venger, et la vengeance est un sentiment plus fort
encore que l’amour. Notre sévère auteur va jusqu’à louer les leudes d’avoir
conspiré contre elle: «Son arrogance contre les grands les a deux fois forcés
de conspirer.» Elle était arrogante parce que justement on conspirait contre
elle et ses enfants. Toujours d’après Valois, Brunehaut ne peut pas plus être
défendue par les louanges du pape Grégoire que par ce qu’il appelle le silence
de Grégoire de Tours. Valois est bien forcé d’avouer là que Grégoire de Tours,
contemporain impartial, ne dit rien contre Brunehaut. Quant au pape,
ajoute-t-il, il ne pouvait pas parler contre la reine, étant forcé de la
flatter. Adrien de Valois se montre là bien peu respectueux pour le Saint-Père
: il voudrait donc en faire un hypcrite. Velly, Cordemoy, le président Pasquier, du Tillet, voient dans les actes de la reine un mélange de
bien et de mal ; dom Calmet exprime une opinion que
nous verrons tout à l’heure reproduite par Henri Martin. Montesquieu se contente
de reconnaître à la reine d’Austrasie de grands talents et une haute intelligence.
Bossuet avait trop de génie pour croire aveuglément à toutes les calomnies
débitées par les précédents historiens, mais devant une opinion presque
unanime, il hésite : «Sa vertu, dit-il, tant louée par le pape Grégoire, a
peine encore à se défendre.» Voltaire, avec son intelligence vive et nette,
avait une profonde horreur de toute cette époque embrouillée, obscure et mal
connue de son temps. Pour lui, Brunehaut, Frédégonde, leurs époux et leurs fils
ne sont que des Welches, des barbares comme les sauvages du Canada, il ne veut
pas s’en occuper, n’examine rien et s’en tire, dans son Essai sur les mœurs, par une plaisanterie sur le chameau de Brunehaut, criminelle et malheureuse,
ajoute-t-il en un autre endroit.
Anquetil, rempli d’erreurs pour cette période, et suivant
aveuglément, comme il l’avoue lui-même, l’opinion de Mézeray, veut «se hâter de
faire disparaître cette mégère (Brunehaut) de la terre.» Et, cependant,
quelques lignes plus haut, il n’est pas aussi affirmatif contre cette mégère; «il
doute qu’elle fut aussi coupable qu’elle a été accusée de l’être. »
Sismondi commence par être fort injuste à l’égard de
Brunehaut: «Elle avait contracté dès sa jeunesse une habitude de galanterie.»
Où donc, s’il vous plaît? Était-ce auprès des cadavres de Sigebert et de
Mérovée, sous la menace perpétuelle des poignards et du poison de Frédégonde?
Mais, ensuite, vaincu par l’évidence, Sismondi se montre plus impartial : «On
l’accusa de beaucoup de crimes qu’elle n’avait pas commis, on parla de son
libertinage à une époque où l’âge avait probablement glacé un sang longtemps
brûlant. Elle ne connut ni la pitié ni l’amour. Elle consacra à l’architecture
les trésors qu’elle amassait par les concussions qui ont souillé sa mémoire. »
Il y a bien là quelque chose à répondre : Brunehaut connaissait la pitié,
témoin la grâce accordée à un assassin, son rôle dans l’affaire de Bertfried. Quant à ses concussions, c’était simplement la
ferme volonté de faire payer l’impôt aux plus riches, pour l’employer, non à
une architecture quelconque, mais à des travaux d’une utilité générale et incontestable.
Voyons maintenant l’opinion d’Henri Martin : «Avec ses
belles années (de Brunehaut) disparut ce qu'il y avait eu de généreux en elle;
toute notion du juste et de l’injuste s’éteignit dans son âme.» Eh! non, ce qui
disparaît, c’est saint Grégoire de Tours, ce qui s’éteint, c’est une histoire
impartiale, remplacée subitement par celle de Frédégaire, faussaire historique
au service du fils de Frédégonde. Grégoire de Tours, en effet, n’a écrit que la
première moitié de la vie de la reine: c’est une œuvre loyale, bien faite pour
l’époque; Frédégaire, au contraire, a raconté les derniers temps de Brunehaut;
et c’est là qu’abondent les calomnies qui ont fait condamner un peu légèrement
par l’histoire la veuve malheureuse de Sigebert, la mère et l’aïeule des rois
ennemis de Clotaire.
Michelet n’est pas favorable à Brunehaut, et nous regrettons
vivement de nous trouver, sur un seul point, en désaccord avec ce maître
vénéré. Mais, dans sa belle Histoire de France, l’illustre auteur a un
peu sacrifié l’époque mérovingienne; il avait hâte d’arriver à des temps plus
modernes, qui convenaient mieux à son génie. Il prendrait presque parti pour
Frédégonde: «Par sa lutte contre Brunehaut, elle sauva peut-être l’occident de
la Gaule d’une nouvelle invasion barbare.» Nous croyons le contraire : si
Brunehaut avait triomphé, la civilisation romaine se serait relevée de ses
ruines et l’Occident n’aurait peut-être pas eu à subir la longue barbarie du
moyen âge.
Le comte de Saint-Priest retrouve dans la grande reine «l’empreinte
effacée du profil de Sémiramis.» Cela peut fort bien prêter à deux sens, car
l’histoire, ou plutôt la fable, nous montre la souveraine d’Assyrie régnant glorieusement,
il est vrai, mais ne se faisant aucun scrupule d’assassiner ceux qui la gênent.
Avant de terminer, rappelons l’opinion de Boccace, qui,
dans son traité De Claris mulieribus,
se laisse toucher par le récit que Brunehaut est censée lui faire de ses
longues infortunes. Mais il semble craindre le témoignage, naturellement
intéressé, de la reine d’Austrasie. Il la croit calomniée; mais, s’il se
trompe, qu’on s’en prenne, dit-il, importunitati tristissimè exorantis aux
trop vives instances de la lamentable suppliante.
Quant aux cours d’histoire, aux biographies, aux
dictionnaires, ils sont tous plus ou moins hostiles à Brunehaut.
Notre tâche est achevée; nous n’avons pas voulu réfuter
une à une toutes les calomnies; nous avons simplement raconté les choses telles
qu’elles furent. Le lecteur a les pièces en main, c’est à lui de juger. Qu’on
nous permette seulement de dire que nous ne trouvons pas dans l'histoire une
figure plus grande que celle de notre héroïne. On ne peut en réalité lui reprocher
qu’une chose, la passion de la vengeance; mais, devant les crimes de Frédégonde,
devant les trahisons des leudes, devant ce débordement de lâchetés et
d’infamies, la passion de la vengeance n’est que la soif de la justice. Pour
couronner cette carrière, il fallait, le Destin l’a compris, quelque chose de
surhumain, l’auréole ou, mieux, le coup de foudre. Et quel tableau y a-t-il
plus saisissant dans les annales humaines que les derniers moments de notre
Brunehaut, mourant symbole de la royauté qu’entraîne farouche, écumant, vers
les plaines de l’avenir, le féodal destrier ?
CLOTAIRE II, ROI DE NEUSTRIE; CHILDEBERT ET ENSUITE SES DEUX FILS THÉODEBERT ET THIEURY, ROIS d'AUSTRASIE ET DE BOURCOGNE.CLOTAIRE II, ROI DE NEUSTRIE , SOUS LA RÉGENCE DE FRÉDÉGONDE, THEODEBERT, ROI D'AUSTRASIE; TIERRY, ROI DE BOURGOGNE, SOUS LA REGENCE DE BRUNEHAUT (595) .CLOTAIRE II, ROI DE FRANCE. CLOTAIRE II, ROI DE NEUSTRIE ET DE BOURGOGNE; DAGOBERT SON FILS, ROI d'AUSTRASIE. (623.)
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