web counter

cristoraul.org " El Vencedor Ediciones"

 

HISTOIRE DES CAROLINGIENS

HUGUES CAPET ET CHARLES DE LORRAINE

987-991

 

De l'élection de Hugues Capet à la mort d'Adalbéron, archevêque de Reims.

(1 juin 987-23 janvier 989)

 

L'assemblée, réunie au moment de la mort de Louis V pour juger Adalbéron, demeura à Compiègne et refusa de se transporter à Reims. Elle agit sagement et évita ainsi les désertions et les troubles de toutes sortes qui se seraient produits en chemin. Louis V mort, Charles de Lorraine absent, la justification de l’archevêque de Reims n’était plus qu’une formalité. Hugues Capet, avec qui il était secrètement d'accord, prit tout naturellement la présidence de l’assemblée en sa qualité de «duc des Francs». Il somma les accusateurs, s’il s’en présentait, d'exposer leurs griefs contre Adalbéron, les menaçant d’ailleurs du plus grand châtiment, s’ils avançaient des faussetés. Cela n’était pas très encourageant; et personne ne répondit à cette invitation dérisoire. Adalbéron se trouva de la sorte facilement absous. Le duc reprit alors la parole, vanta les mérites et les vertus de l’archevêque et lui fit prendre place au milieu de l’assemblée. Adalbéron la dirigea immédiatement comme il voulut. La question capitale, celle qui préoccupait tous les esprits, c'était l’élection du roi. L'archevêque était bien décidé d’avance en faveur de Hugues; mais le proposer de suite eût été maladroit et d’ailleurs inutile, la réunion étant trop peu nombreuse. Adalbéron fit valoir habilement cette dernière raison et décida l'assemblée à se dissoudre pour se réunir plus nombreuse quelques jours plus tard, à Senlis, sur le territoire du duc de France. Mais avant de laisser les grands se séparer, même pour un court espace de temps, l’habile et prudent personnage eut soin de faire jurer à chacun de ne rien entreprendre au sujet de l'élection d’un roi avant que l’assemblée n’eut été réunie de nouveau; et ce serment, les grands, Adalbéron tout le premier, le prêtèrent à celui qu'il appelait le «grand duc», à Hugues Capet lui-même.

C'était là déjà un fait de mauvais augure pour l'héritier légitime, le duc Charles. Sans doute les grands et les évêques n'avaient pas juré à Compiègne d'élire Hugues. Dans les idées du temps le duc de France était en quelque sorte le régent du royaume et il n’est pas étonnant qu’il ait reçu ce serment. Mais on distingue aisément par-là que les desseins de Hugues sur la couronne étaient déjà arrêtés. Au fond ce serment est dirigé contre Charles de Lorraine, Hugues et Adalbéron veulent que les grands et les évêques arrivent à Senlis sans idées arrêtées, incertains, flottants d’un parti à l’autre; par conséquent tout à fait propres à se laisser séduire par d’éloquentes paroles ou des promesses avantageuses. De plus, le terme fixé pour la nouvelle assemblée est suffisamment proche pour que les partisans de Charles n’aient pas le temps de se concerter, et que lui-même ne puisse s’y rendre.

Toute cette affaire paraît avoir été supérieurement combinée par Adalbéron et son ami Gerbert. Quant à Hugues Capet, son rôle fut plus effacé. Sa prudence habituelle l’aurait peut-être même empêché de tenter ce coup audacieux. Adalbéron et Gerbert le prirent par la main et l’installèrent sur le trône de France. La cour impériale lui fut d'abord tout à fait favorable. Elle avait beaucoup souffert dans les dernières années des tentatives des Carolingiens sur la Lorraine. Charles avait secondé les desseins de son frère Lothaire; il était donc très suspect. Etant déjà duc de la Basse-Lorraine, ayant manifesté des velléités sur la Haute-Lorraine, s'il était élu roi de France, il deviendrait extrêmement dangereux. Hugues Capet avait au contraire à maintes reprises témoigné de ses sentiments amicaux pour le parti impérial. Nous ne doutons pas que son élection n’ait été vue de très bon œil par l’em­pire. Ce fut peut-être même à l’instigation des impératrices Adélaïde et Théophano qu’Adalbéron et Gerbert mirent leurs talents au service de Hugues Capet. Nous savons, en effet, qu’ils ne faisaient rien sans demander des instructions en Allemagne. Malheureusement la correspondance de Gerbert est muette sur ce point.

Charles vit du premier coup d’œil que l’arbitre véritable de la situation était Adalbéron. Il se doutait bien de ses dispositions hostiles et se hâta d’aller le trouver à Reims pour tâcher de se le rendre favorable. Il se plaignit d’abord vivement d’être repoussé du trône où sa naissance et son courage l’appelaient, puis il sollicita, assez humblement même, la protection et l’appui de l'archevêque en essayant de l’attendrir sur son sort. Peine perdue! Adalbéron avait déjà pris son parti et les supplications de Charles n’y pouvaient rien changer. Pour toute réponse, il lui reprocha de faire sa société d’hommes parjures et sacrilèges et de refuser de s’en séparer. Charles répliqua assez justement qu’il préférait chercher à s’acquérir de nouveaux partisans plutôt que d’abandonner ceux qu’il avait. L’archevêque le congédia alors en lui disant ne pouvoir rien faire sans la décision des grands. Cela était vrai; il l’avait juré à Compiègne quelques jours auparavant. De cette façon il trouvait moyen de satisfaire sa haine en gardant son serment; ce qui est évidemment très agréable pour les esprits du genre de l’archevêque de Reims. Charles comprit que tout espoir était perdu pour le moment, peut-être même qu'il était dangereux pour lui de rester en France, et il s'en retourna tristement dans ses possessions de Basse-Lorraine.

Dans les derniers jours du mois de mai, les grands et les évêques qui avaient prêté serment à Hugues se réunirent à Senlis, comme il avait été convenu. Cette assemblée était d'avance favorable au duc de France. On peut même dire qu’elle ne comprenait guère que ses partisans. L'archevêque de Reims, comme huit jours auparavant, la dirigea à son gré. Après s’être concerté avec le duc, il prononça le discours suivant que nous reproduisons textuellement, vu sa grande importance : «Louis de divine mémoire ayant été enlevé au monde sans laisser d’enfants, il a fallu s’occuper « sérieusement de chercher qui pourrait le remplacer sur le trône pour que la chose publique ne restât pas en péril, abandonnée et sans chef. Voilà pourquoi dernièrement nous avons cru utile de différer cette affaire, afin que chacun de. vous pût venir ici soumettre à l’assemblée l’avis que Dieu lui aurait inspiré, et que de tous ces sentiments divers on pût induire quelle est la volonté générale. Nous voici réunis ; sachons éviter par notre prudence, par notre bonne foi, que la haine n’étouffe la raison, que l’affection n'altère la vérité. Nous n’ignorons pas que Charles a ses partisans, lesquels soutiennent qu'il doit arriver au trône que lui transmettent ses parents. Mais si l’on examine cette question, le trône ne s’acquiert point par droit héréditaire et l’on ne doit mettre à la tête du royaume que celui qui se distingue non seulement par la noblesse corporelle, mais encore par les qualités de l'esprit, celui que l'honneur recommande, qu'appuie la magnanimité. Nous lisons dans les annales qu’à des empereurs de race illustre que leur lâcheté précipita du pouvoir, il en succéda d’autres tantôt semblables, tantôt différents. Mais quelle dignité pouvons-nous conférer à Charles, que ne guide point l’honneur, que l’engourdissement énerve, enfin qui a perdu la tête au point de n'avoir plus honte de servir un roi étranger, et de se mésallier à une femme prise dans l’ordre des vassaux? Comment le puissant duc souffrirait-il qu’une femme sortie d’une famille de ses vassaux devint reine et dominât sur lui? Comment marcherait-il après celle dont les pairs et même les supérieurs baissent le genou devant lui et posent les mains sous ses pieds? Examinez soigneusement la chose et considérez que Charles a été rejeté plus par sa faute que par celle des autres. Décidez-vous plutôt pour le bonheur que pour le malheur de la république. Si vous tenez à sa prospérité, couronnez Hugues, l'illustre duc. Que l’attachement pour Charles ne séduise personne, que la haine pour le duc ne détourne personne de l’utilité commune; car si vous avez des blâmes pour le bon, comment louerez-vous le méchant; si vous louez le méchant, comment mépriserez-vous le bon? Quels sont ceux que menace la Divinité elle-même par ces paroles: ‘Malheur à vous qui dites que le mal est bien, et que le bien est mal; qui donnez aux ténèbres le nom de lumière et à la lumière le nom de ténèbres. Donnez-vous donc pour chef le duc recommandable par ses actions, par sa noblesse et par ses troupes, le duc en qui vous trouverez un défenseur non seulement de la chose publique, mais aussi de vos intérêts privés. Grâce à sa bienveillance vous aurez en lui un père. Qui en effet a mis en lui son recours et n’y a point trouvé protection? Qui, enlevé aux soins des siens, ne leur a pas été rendu par lui?»

Ce discours mérite de retenir l’attention. Tout d’abord nous admettons son authenticité, non pour la forme, mais pour le fond. Il nous semble impossible que Richer l’ait inventé. Il est fort probable qu’en sa qualité de moine de Saint-Rémy et de disciple de Gerbert, il assista avec son maître à l’assemblée de Senlis, qu’il y écouta le discours de l’archevêque, dont il était l’admirateur convaincu, et qu’il nous en a transmis la substance. A tout le moins il l’a recueilli d’après les informations qui circulaient dans le clergé rémois. Plus d'un passage trouve d’ailleurs sa confirmation dans des chroniques qui n’ont rien emprunté à Richer.

Le fait capital du discours de l’archevêque, c’est qu’il prétend que la naissance est insuffisante pour succéder au trône. Que faut-il penser de cette théorie? Était-elle conforme aux habitudes et à l’opinion du temps? Au X siècle, un roi, pour être légitime souverain, devait réunir trois conditions; la naissance, l’élection, le sacre. L’importance relative de ces trois conditions n’était peut-être pas très claire, même aux yeux des contemporains. Adalbéron, lui n’hésite pas à sacrifier la première. Est-ce un retour aux vieux usages germaniques de l’élection? En aucune manière. L’archevêque tire cet argument de ses connaissances plus ou moins précises de l’histoire de l’Empire Romain; c’est un archaïsme pédantesque. En réalité, la condition fondamentale pour régner, c’était d’appartenir à la race de Charlemagne. Adalbéron et Hugues le reconnaissent eux-mêmes; le premier, dès le début de son discours, avoue que si rassemblée s’est réunie pour discuter l’élection d’un roi, c’est que Louis est mort sans enfants; Hugues, après son couronnement, déclare publiquement aux habitants de Reims : «Si Louis de divine mémoire, fils de Lothaire, eût en mourant laissé une lignée, il eût été convenable qu’elle lui succédât». Mais le duc de France excusait son usurpation en faisant remarquer que Charles n’était pas l'héritier en ligne directe de Louis V; il n’était que son oncle. Cotte justification était subtile. Du moment qu’il admettait les droits de la naissance, sous quel prétexte repoussait-il le duc de Basse-Lorraine? Cette exclusion était d’autant plus inadmissible que Charles était en droit roi depuis longtemps. En refusant de partager le trône avec son frère, Lothaire avait, selon les idées du temps, commis un acte injuste et illégal. Louis IV ayant laissé deux fils, tous deux auraient dû régner. Charles l’avait rappelé à Adalbéron dans l’entretien qu’il avait eu à Reims avec lui. Mais l'archevêque ferma obstinément l’oreille à cet argument, gênant pour les prétentions du duc de France.

Pour juger de la légitimité du couronnement de Hugues Capet, nous n’avons pas à considérer les idées modernes sur la royauté, mais celles qu’on avait au Xe siècle. Or, à cette époque, le sacre était la suite nécessaire de l’élection, et l'élection elle-même était une formalité; la condition essentielle était la naissance. Légalement on ne s’inquiétait pas du droit d’aînesse : tous les fils légitimes du roi étaient rois de droit. Charles était roi par cela seul qu’il était fils de Louis IV. Que la sagesse ou l’avarice de son frère (on appellera cela comme on voudra) eût empêché son sacre, cela n’enlevait rien à ses droits; il n’était pas roi couronné, il restait roi désigné. Nous n’hésitons pas à déclarer en conséquence que l’élection de Hugues Capet fut illégale selon les idées du temps . Un grand nombre d’historiens français l'ont regardée avec complaisance, parce qu’ils y ont vu une protestation du patriotisme national contre Charles, qui était vassal de l'empire étant duc de Basse-Lorraine. Ce sentiment est respectable, mais il s'égare et tombe à faux. Les personnes qui voient un patriotisme français ou allemand au Xe siècle sont, à notre avis, dupes d'une illusion. Ce sentiment, tel que nous le ressentons aujourd’hui, n‘a guère commencé à poindre en France qu’à la fin du XIV siècle. Auparavant il existe bien un patriotisme, mais provincial; le seul lien qui réunit un Flamand et un Aquitain, c'est le serment prêté à un même seigneur, le roi. Au X siècle il pouvait y avoir déjà un patriotisme provincial, royal même (qu'on nous passe cette expression); mais national, nous en doutons beaucoup.

Il faut reconnaître néanmoins qu’Adalbéron fit valoir contre Charles cet argument qu'il s’était abaissé en devenant le vassal d’un souverain étranger. Mais c’est ici que se manifeste pleinement l’impudence véritablement extraordinaire de l'archevêque de Reims. Cette accusation est stupéfiante de la part d’un homme tout dévoué à l’empire, qui ne cessait de le proclamer dans les lettres qu’il adressait aux impératrices Adélaïde et Théophano, par la main de Gerbert, non moins dévoué que lui-même, et qui, au moment même où il prononçait ce discours, exécutait peut-être les instructions qu’il avait reçues d’Allemagne. Et le «grand duc», le candidat de l’archevêque! N’avait-il pas été à Rome auprès d’Otton II en 981? II n’avait dû qu'à la présence d’esprit de l’évêque d’Orléans de ne pas apparaître à la foule dans une posture humiliante. Il n’avait cessé, en ces dernières années, défavoriser l’empire au détriment de Lothaire et de Louis V. Nous le verrons écrire à l’impératrice Adélaïde des lettres dont le ton est assez peu digne, et où il semble lui demander des instructions. En réalité, de Charles et de Hugues, le vrai vassal de l’empire n’était pas celui que désignait Adalbéron.

Nous doutons d’ailleurs de la portée de cet argument sur l’assemblée. Parmi ses membres se trouvaient des hommes comme Eudes de Chartres et Ascelin, évêque de Laon, qui, quelques années plus tard, ne se feront aucun scrupule d'essayer délivrer le royaume à Otton III. Nous sommes très sceptiques sur le patriotisme des hommes de cette époque, et nous croyons que l'assemblée était bien indifférente à ce que Charles fût duc de Basse-Lorraine.

La troisième accusation de l'archevêque était plus sérieuse et nous ne doutons pas qu'elle n’ait fait impression sur les fiers et orgueilleux seigneurs, Charles s'était mésallié; il avait épousé Adélaïde, fille d’un chevalier inconnu, arrière-vassal du duc de France. C'était beaucoup plus grave que nous ne pensons. Les sentiments de l'époque étaient excessivement aristocratiques. Le roi Charles III n’avait-il pas perdu sa couronne pour avoir accordé sa faveur à un homme de trop petite noblesse, Haganon! Il est certain que le duc de Normandie ou le duc d’Aquitaine, par exemple, n’auraient pas vu sans peine le trône occupé par une reine d’une origine obscure. Par son mariage, Charles ne s’était donc acquis ni influence ni richesses; bien au contraire. Ses ressources personnelles étaient peu considérables, ses amis peu nombreux; enfin, il était continuellement absent de France.

Telles furent les vraies raisons qui lui firent préférer Hugues Capet. Celui-ci était riche et puissant et n’épargnait pas les promesses : «Vous trouverez dans le duc un  défenseur, non seulement de la chose publique, mais de vos intérêts privés», avait déclaré Adalbéron. Hugues avait pour lui ses vassaux directs, les comtes rie Chartres et d’Anjou, son beau-frère, le duc Richard de Normandie, son frère Henri, duc de Bourgogne; enfin le duc d'Aquitaine, dont il avait épousé la sœur, Adélaïde, lui était plutôt favorable.  L’autorité de ces grands personnages, l’ascendant de l'archevêque de Reims, l’emportèrent aisément et étouffèrent les quelques voix qui auraient pu s’élever en faveur du roi légitime.

L’assemblée se transporta à Noyon. Le mercredi 1 juin 987, Hugues Capet y fut proclamé roi. Le dimanche 3 juillet, il fut sacré à Reims par Adalbéron. Au moment d’être consacré, Hugues avait prononcé le serment suivant : «Moi, Hugues, qui dans un instant vais devenir roi des Francs par la faveur divine, au jour de mon sacre, en présence de Dieu et de ses Saints, je promets à chacun de vous de lui conserver le privilège canonique, la loi, la justice qui lui sont dus, et de vous défendre autant que je le pourrai, avec l'aide du Seigneur, comme il est juste qu’un roi agisse en son royaume envers chaque évêque et l'église qui lui est commise. Je promets de concéder de notre autorité au peuple qui nous est confié une justice selon ses droits.» Nous trouvons ce serment confirmé par ce passage de Richer : «Entouré des grands du royaume, il fit des décrets et porta des lois selon la coutume royale, réglant avec succès et disposant de toutes choses. Pour mériter tant de bonheur, et excité par tant d'événements prospères, il se livra à une grande piété. »

Hugues Capet paya les services d’Adalbéron en renonçant à la possession de la Lorraine, en concluant une paix définitive avec l’empire, enfin en ordonnant à ses vassaux, Eudes et Herbert, de relâcher le comte Godefroi. Ceux-ci n’obéirent pas sans peine et y mirent des conditions fort dures. Ils exigèrent que Godefroi leur remît les possessions de l’évêché de Verdun et même la personne de l’évêque, son fils. Godefroi dut passer par où ils voulurent. Il fut mis en liberté le 16 ou le 17 juin 987. Il espérait sans doute que ces concessions ne seraient pas ratifiées par sa souveraine, l'impératrice Théophano. Son frère, l'archevêque de Reims, emprunta la plume de Gerbert pour la supplier de ne pas se prêter à un arrangement aussi onéreux. Il avertit en même temps l'impératrice des projets dangereux des comtes Eudes et Herbert. Le château-fort de Chèvremont à l’est de Liège, dont le seigneur s’était rendu redoutable pour tous les environs, était alors assiégé par l’évêque Notker, et Théophano comptait lui venir en aide. Les deux comtes informés de ce projet réunissaient un corps d’élite pour filer à l’improviste sur Chèvremont et mettre la main sur l’impératrice, entourée d’une faible escorte. Le duc de Haute-Lorraine, Thierry, avait pris Stenay, ville qui semble avoir appartenu à la reine Adélaïde, femme de Hugues Capet; Eudes et Herbert, sous prétexte de la venger, feignaient de vouloir se jeter sur la ville voisine de Juvigny. Leur but réel, nous venons de le dire, c’était défaire Théophano prisonnière si sa garde était peu nombreuse. Eudes et Herbert trouvaient évidemment le métier de geôlier très lucratif. La perspicacité d’Adalbéron, ou plutôt l’espionnage dont il entourait tous les personnages importants, conjura le danger.

Hugues Capet ne fut pas sans rencontrer d'opposition dès le début de son règne. Parmi les ecclésiastiques, son plus illustre adversaire fut l’archevêque de Sens, Séguin. Il n'assista ni à l’élection ni au sacre de Hugues et s'abstint de lui prêter serment. Gerbert lui écrivit au nom du roi, dont il était le secrétaire en raison du rôle important qu'il avait pris à son élection, pour le sommer de venir prêter serment le 1 novembre 987 et de remplir ses devoirs de conseiller, sous peine d’encourir la sentence du pape et des évêques comprovinciaux et la colère royale, Albert, comte de Vermandois, se révolta ouvertement. Mais Hugues réunit son armée et menaça de marcher contre lui. Albert, effrayé, craignant la dévastation de ses domaines, envoya un moine de Saint-Quentin, l’historien Dudon, en ambassade auprès de Richard I, duc de Normandie, qu’il supplia d‘intercéder pour lui auprès du roi. Richard se rendit à cette prière, et apaisa Hugues Capet qui se contenta d’exiger des otages du comte de Vermandois.  Hugues Capet parut alors pouvoir jouir paisiblement de la royauté. Charles, réfugié en Lorraine, ne donnait plus signe de vie. Il semblait résigné à son sort ou incapable d’une action dangereuse.

Le nouveau roi se préoccupait d’assurer l’avenir de la dynastie en faisant couronner son fils de son vivant, à l’exemple des Carolingiens et des rois de Germanie, et d’illustrer sa couronne en volant au secours de Borel pressé par les Sarrasins. Ce second projet lui fournit même le prétexte et le moyen de réaliser le premier. C’est qu’en effet, chose étrange au premier abord, Adalbéron n’était pas favorable au couronnement de Robert. Hugues, après avoir délibéré sur ce sujet avec ses vassaux, avait envoyé des messagers pour sonder l’archevêque qui se trouvait alors à Orléans. Les réponses de celui-ci furent si peu encourageantes que Hugues prit le parti d’aller trouver Adalbéron en personne à la fin d’aout. L’archevêque de Reims refusa encore, en protestant qu'on n’avait pas le droit de créer deux rois en une seule et même année. Pour vaincre cette résistance obstinée. Hugues lui mit alors sous les yeux une lettre désespérée de Borel, marquis d’Espagne: il implorait du roi de France des secours contre les Sarrasins et lui annonçait que si ses troupes ne venaient pas à son aide avant dix mois, tout le pays passerait sous la domination musulmane. Hugues Capet dépeignit alors sous des couleurs très sombres l’état affreux du royaume si lui-même succombait dans la lutte. En créant un second roi, on donnerait à l’armée un chef sur lequel elle pourrait compter en cas de malheurs et on évitait tous ces maux.

Il y avait du vrai dans ce discours. Adalbéron avait encore présents à la mémoire des événements identiques qui s'étaient produits en Germanie pendant les quatre années précédentes, à la suite de la défaite de l’empereur Otton II par les Sarrasins et de sa mort. La crainte de voir Charles arriver au trône, si Hugues périssait, contribua sans doute aussi à lui arracher son consentement. Les grands furent convoqués à Orléans et, le jour de Noël, «Hugues prit la pourpe et couronna solennellement, dans la cathédrale de Sainte-Croix, son fils Robert, aux acclamations des Français, et l’établit roi des peuples occidentaux de la Meuse à l’Océan.»

Robert était alors âgé de quinze ans. Son père songea aie marier à une princesse byzantine, parente des empereurs d’Orient Basile II et Constantin VIII, alors les plus brillants souverains de l'Europe. Gerbert rédigea en son nom la lettre suivante au début de l'année 988 : «A Basile et Constantin, empereurs orthodoxes, Hugues par la grâce de Dieu roi des Francs. La noblesse de votre maison et la gloire de vos grandes actions nous engage et nous contraint à rechercher votre amitié. Vous paraissez tels que votre alliance est le bien le plus précieux qu'on puisse désirer au monde. Cette amitié très sainte, cette alliance très juste, a nous ne la demandons pas pour avoir part à votre empire ou à vos richesses; au contraire, cette condition fait de nos droits les vôtres et notre alliance, si elle vous plaît, vous sera d’un grand secours et produira d’importants résultats. Car nul Gaulois ni Germain n’osera, si nous le défendons, attaquer les frontières de l'empire Romain. Pour rendre perpétuels ces avantages, comme nous avons un fils unique, roi lui-même, et que nous ne pouvons lui trouver une épouse à cause de notre parenté avec les rois nos voisins, nous recherchons instamment la main d’une fille du Saint Empire. Si ces demandes plaisent à vos oreilles sérénissimes faites-le nous savoir par des lettres impériales ou des messagers fidèles; des envoyés, dignes de votre Majesté, achèveront en acte ce qui aura été décidé par lettres.»

Ce projet n’eut pas de suite. Nous ne sommes même pas certains que la lettre ait été envoyée. Hugues trouva pour son fils une alliance plus modeste, mais plus sûre et plus avantageuse. Arnoul II, comte de Flandre, mourut dans les premiers jours de cette année 988. Peut-être avait-il fait opposition au couronnement de Hugues Capet. Si cette hostilité de la Flandre se manifesta réellement, celui-ci la fit cesser en mariant immédiatement Robert avec sa veuve Rozale-Suzanne. Il ne dérogeait pas par ce mariage, Suzanne étant fille de Bérenger roi d’Italie, vaincu et exilé par Otton I en 962.

Hugues se préoccupa alors du sort de Borel, mais avant de marcher à son secours il voulut prendre ses précautions et s’assurer son serment de fidélité. Il lui fit écrire par Gerbert la lettre suivante : «Au marquis Borel. — La miséricorde divine nous ayant conféré le royaume des Francs en toute tranquillité, nous avons décidé, avec le conseil et l’aide de nos fidèles, de venir le plus tôt possible à votre secours. Si donc vous voulez nous conserver la fidélité que vous avez promise tant de fois par messagers aux rois nos prédécesseurs, et pour qu’en nous dirigeant vers vos contrées nous ne soyons pas déçus dans notre projet de vous secourir; aussitôt que vous apprendrez l’arrivée de notre armée en Aquitaine, hâtez-vous de venir nous retrouver avec une faible escorte pour confirmer votre promesse de fidélité et guider notre armée. Si vous consentez et préférez nous obéir plutôt qu’aux Ismaélites (les Musulmans), envoyez-nous avant Pâques (8 avril) des messagers, qui nous donneront satisfaction au sujet de votre foi et retourneront « vous annoncer notre arrivée.»

Cette résolution de venir au secours des chrétiens d’Espagne était généreuse. Elle étonne de la part de Hugues Capet, et témoigne en même temps de son peu d’esprit politique. Son trône n’était pas suffisamment affermi pour qu’il pût se permettre des expéditions aussi lointaines. Un événement imprévu vint du reste l’arracher à ses illusions et ajourner indéfiniment son expédition en Espagne. Charles n'était nullement résigné à laisser les Capétiens jouir tranquillement de leur usurpation. En Basse-Lorraine il s’était formé un parti de parents, d’amis et de vassaux. Il les apitoya sur son sort et sur celui de ses jeunes enfants et leur fit de grandes promesses. Sûr d’être appuyé, il projeta un coup hardi: mettre la main sur la capitale du royaume, sur Laon. La ville était trop forte pour être prise d’assaut. Charles envoya d’abord des espions pour tâcher de trouver quelque issue secrète. Ils n’en découvrirent aucune, mais réussirent à gagner au parti de Charles un certain nombre d'habitants mécontents des mesures fiscales de l’évêque Ascelin; parmi eux se trouvait le propre neveu de Charles, Arnoul, fils naturel de Lothaire et clerc de l’église de Reims. Ils promirent de livrer la ville au duc de Basse-Lorraine, s’il leur faisait remise des impôts injustement perçus par l’évêque et y ajoutait de riches présents. Les émissaires confirmèrent ce traité par serment et revinrent apporter au duc le résultat de leur mission.

Nous allons laisser maintenant la parole à Richer dont le récit est curieux et pittoresque : «Charles en donna aussitôt avis à ceux de ses amis qu’il avait entraînés par le discours rapporté ci-dessus. Ceux-ci se réunirent tous en temps opportun et se mirent à sa disposition. Charles avec ses troupes arriva à Laon au moment favorable où le soleil se couchait et envoya ses émissaires aux transfuges pour savoir d’eux ce qu’il fallait faire. Ses gens étaient cachés dans les vignes et derrière les haies, prêts à entrer dans la ville si leur fortune le permettait ou à se défendre à main armée si le sort le voulait ainsi. Ceux qui avaient été envoyés pour préparer les voies rencontrèrent les traîtres dans les lieux convenus et connus d’eux et leur annoncèrent que Charles était arrivé avec une nombreuse cavalerie. Les traîtres joyeux renvoyèrent les émissaires pour dire à Charles d’arriver promptement. Dès que cet avis lui fut parvenu, Charles, à la tête des siens, vint par les détours de la montagne se présenter à la porte de la ville. Les sentinelles, ayant compris au bruit des chevaux et au choc des armes qu’il y avait là du monde, crièrent du haut du mur : qui vive ? et en même temps lancèrent des pierres. Les traîtres répondirent: citoyens; et les sentinelles trompées par cette réponse ouvrirent la porte en dedans et reçurent les troupes. Il était nuit tombante. Les ennemis remplirent la ville; ils s’emparèrent des portes où ils placèrent des gardes afin que personne ne s’échappât. Les uns sonnaient de la trompette, d’autres poussaient des cris, d’autres faisaient retentir leurs armes, en sorte que les citoyens effrayés, car ils ignoraient ce qui se passait, se précipitaient de leurs maisons et cherchaient à s’enfuir. Les uns se cachaient dans les parties les plus retirées des églises, les autres se renfermaient partout où ils pou­vaient se dissimuler, d’autres enfin se précipitaient en sauce tant du haut des murs. L’évêque entre autres s’échappa seul et descendit la montagne, mais ayant été découvert dans les vignes les gens envoyés en observation, il fut conduit à Charles et emprisonné par lui. Charles s’empara aussi de la reine Emma, à l'instigation de laquelle il pen­te sait avoir été repoussé par son frère, et la confia à des gardes. Il s’empara aussi de presque toute la noblesse de la ville. Lorsque, le trouble apaisé, la ville eut repris sa tranquillité, Charles commença à s’occuper de fortifier la place, de procurer des vivres à ses troupes et de tout régler à cet égard. Il arrêta que cinq cents sentinelles armées feraient chaque nuit des patrouilles par la ville et garderaient les murs; il fit aussi apporter du blé de tout le Vermandois et rendit ainsi la ville capable de résistance. Il surmonta de hauts créneaux la tour qui se comte posait de murs encore peu élevés et l’entoura de tous côtés de larges fossés. Il construisit aussi des machines contre l'ennemi ; il fit apporter en même temps des bois propres à la construction d'autres machines. On aiguisa des pieux et on forma des palissades; on fit venir des forgerons pour fabriquer des projectiles et pour regarnir de fer tout ce qui en exigeait. Il se trouvait même là de ces hommes qui employaient les balistes avec tant d’adresse qu’ils traversaient d’un coup assuré deux ouvertures placées diamétralement aux côtés opposés d’une boutique, et qu’ils atteignaient avec certitude les oiseaux au vol et les faisaient tomber transpercés du haut des airs.»

Charles n’agit pas seulement en guerrier habile, il voulut user de politique et tacher de s’attacher le plus influent des conseillers de Hugues après Adalbéron, c'est-à-dire Gerbert ; il l’invita à une conférence. Gerbert accepta; ce qui ne laisse pas d’être assez étonnant; il aimait à avoir un pied dans chaque parti. Mais il fut empêché de se rendre auprès de Charles par l'état troublé du pays. Les troupes du duc de Lorraine étaient répandues partout et causaient la plus grande frayeur. Gerbert fit part à Charles de ses craintes et lui demanda des guides s’il voulait avoir un entretien avec lui. Il lui recommandait de traiter avec égards la reine Emma et l’évêque Ascelin et de ne pas se laisser enfermer dans Laon.

Depuis le commencement de l’année les rois Hugues et Robert résidaient à Compiègne. Ils y tinrent un grand plaid auquel assistèrent l’archevêque de Reims, Ascelin, Séguin, archevêque de Sens qui s’était rendu aux menaces de Hugues, Daibert, archevêque de Bourges, Gautier, comte d’Amiens et ses trois fils, Gautier, Geoffroi et Raoul. Ils y confirmèrent les privilèges de l’abbaye de Corbie, puis, le 4 juin, les immunités de Sainte-Colombe de Sens. Ce fut alors qu’ils apprirent la prise de Laon. Ils en furent vivement affectés. Laon était la capitale du royaume. Sa chute portait un coup sensible à leur autorité et à leur prestige. «Toutefois ils ne précipitèrent rien, mais, comme ils avaient coutume de le faire en tout, ils examinèrent les choses mûrement, dissimulant la douleur qu’ils éprouvaient.» Ils commencèrent par réunir un concile qui excommunia Charles et Arnoul, mais cette sentence ne produisant aucun résultat, ils firent longuement leurs préparatifs, et ce fut à la tête de six mille cavaliers, armée imposante pour l’époque, qu’ils mirent le siège devant Laon, au milieu ou à la fin de juin 988. Les assiégeants construisirent un énorme bélier pour battre en brèche les murailles, mais ils ne parvinrent même pas à le hisser sur la montagne de Laon. Deux mois environ s’écoulèrent qui furent occupés par des veilles, des alertes, des escarmouches fréquentes avec les assiégés.

Pendant ce temps une correspondance active s’engageait entre Théophano, Charles et Hugues Capet. Théophano, qui regardait le duc de Basse-Lorraine comme son vassal, lui écrivit pour lui ordonner de remettre en liberté la reine Emma et l’évêque de Laon. De plus, elle se posait en médiatrice entre lui et Hugues Capet; elle priait ce dernier de vouloir bien accepter des otages de Charles et de lever le siège. Hugues Capet fit preuve d’une docilité exagérée envers une souveraine étrangère ; il accepta tout. La résistance vint de Charles. Il renvoya dédaigneusement les ambassadeurs de Théophano et refusa absolument de relâcher Emma et d'accepter des otages à la place d’Ascelin. Emma désespérée écrivit à l’impératrice pour implorer de nouveau son appui contre les mauvais traitements de son beau-frère; Hugues de son côté lui dénonça sa conduite, et, ne pouvant à cause du siège se rendre auprès de Théophano, il lui proposa nue en­trevue à Stenay, le 22 août, avec la reine Adélaïde, sa femme. Il promettait que tout ce que les deux reines décideraient serait observé à perpétuité entre lui-même et Otton III.

Tout en refusant de traiter avec Hugues et Théophano, Charles ne renonçait pas aux moyens diplomatiques. Il essaya de gagner à lui son plus dangereux adversaire, L'archevêque de Reims, qui était présent au siège avec son contingent de vassaux. Il lui écrivit des lettres respectueuses et non sans habileté où il l’appelait son père, lui rappelait l’entretien qu’ils avaient eu à Reims l’année précédente, et le service qu’il lui avait rendu en l’arrachant à ses ennemis; enfin il lui demandait conseil et réclamait son amitié. Mais Adalbéron était inflexible et incorruptible. Charles avait grand tort de s’imaginer qu’il pourrait agir avec lui comme avec Gerbert. Loin de consentir à une entrevue comme ce dernier, l'archevêque ne répondit même pas aux premières lettres du duc de Lorraine. Quand il s’y décida, ce fut pour couper court à cette correspondance. Nous reproduisons sa lettre où il nous montre son caractère hautain et dur, en dépit de son affecta­tion d’humilité et de modération: «Comment me demandez-vous un conseil, à moi que vous teniez pour l’un de vos ennemis les plus acharnés, comment donnez-vous le nom de père à celui auquel vous vouliez ôter la vie? Certes je n’ai pas mérité un pareil sort, et j’ai toujours évité, j’évite encore, les conseils trompeurs des hommes pervers. Je ne parle pas de vous. Rappelez-vous, puisque vous invoquez mes souvenirs, les entretiens que j’eus avec vous touchant votre sort, lorsque vous vîntes pour la première fois me trouver, les conseils que je vous donnai sur les démarches à faire auprès des grands du royaume. En effet, qui étais-je pour imposer à moi seul un roi aux Français ? Ce sont là des affaires politiques qui ne regardent pas un particulier. Vous me croyez l’ennemi de la race royale ; j’atteste mon Rédempteur que je ne la hais point. Vous me demandez ce que vous avez de mieux à faire; il est difficile de vous répondre; je l’ignore et si je le savais je n’oserais le dire. Vous réclamez mon amitié. Plaise au ciel qu’il vienne un jour où l’on pourra honorablement travailler à vous rendre service. Car, bien que vous ayez envahi le sanctuaire du Seigneur, fait arrêter la reine (Emma) après lui avoir fait le serment que nous savons , fait jeter en prison l’évêque de Laon, méprisé l’anathème des évêques, sans parler de mon souverain contre lequel vous avez formé un dessein au-dessus de vos forces , cependant je ne puis oublier le bienfait que vous m’avez rendu en m’arrachant aux armes de mes ennemis. J’en dirais davantage et vous prouverais que vos partisans surtout sont des imposteurs et qu’ils cherchent à faire leurs affaires à vos dépens, comme vous en ferez l’expérience, mais ce n’est pas le moment. Car déjà ceci même que je viens d’écrire me fait peur, et la même peur est cause que je n’ai pas répondu à vos lettres précédentes. Nous trouvons très prudente cette parole: « nusquam tuta fide; c’est pourquoi nous pourrions en quelque manière avoir des traités, des conférences, des communications à ce sujet si mon neveu, l’évêque de Ver­dun, pouvait moyennant otages parvenir jusqu’à nous. C’est à lui qu’il serait permis de confier ces choses et sans lui nous ne pouvons et ne devons rien faire».

Ces derniers mots nous font connaître que les comtes Eudes et Herbert, à qui Godefroi avait remis son fils Adalbéron comme otage le 17 juin 987, s’étaient rangés plus ou moins ouvertement au parti de Charles de Lorraine et lui avaient remis la personne de l’évêque de Verdun. Leur fidélité était d’ailleurs peu sûre. L’archevêque de Reims voulant éclairer Charles sur leurs menées devait prendre la précaution de mettre son neveu hors de leurs atteintes. Il ne négligea pas non plus le soin de s’adresser aux comtes eux-mêmes. Il envoya à Troyes, auprès de Herbert III, le clerc Renier, qui, après Gerbert, était son agent le plus zélé, et il priait l’évêque de Châlons-sur-Marne, Gibuin, voisin du comte de Troyes, d’appuyer ses desseins auprès de celui-ci et de lui faire part du résultat de l’entrevue. Grâce à toutes ces démarches Adalbéron de Verdun fut remis en liberté contre otage à la fin d’août. Eudes et Herbert réclamèrent alors l’exécution des engagements de Godefroi, c’est-à-dire sans doute la remise d’un certain nombre de villages du Verdunois. Adalbéron écrivit à son frère pour le prier instamment, dans leur intérêt commun, d'avoir avec ces personnages l’entrevue qu’ils exigeaient. Il devait leur donner réponse le 3 septembre et lui-même ne pouvait, sans les plus grands dangers, s’éloigner de la ville de Reims. Il proposa à Godefroi de se rendre à la frontière, à Bouillon; de là il serait conduit à Reims sous bonne escorte par Manassès, comte d’Omont ou de Réthel, vassal de l’église de Reims. Nous ignorons si Godefroi se rendit à cette invitation. L’affaire ne fut pas encore terminée. Dans les derniers jours de 988, Adalbéron envoya encore ses agents Renier et Anselme auprès de Herbert et d’Eudes; ce dernier résidait alors à Chartres Nous ignorons la suite des négociations avec les comtes.

Revenons au siège de Laon. Il avait été entrepris dans de très mauvaises conditions. Après un printemps pluvieux qui occasionna de grandes inondations, l’été de l’année 988 fut d’une chaleur extraordinaire, au point de brûleries récoltes. L’armée assiégeante eut beaucoup à souffrir de cette température. Gerbert, fort éprouvé par les fatigues du siège, tomba malade de la fièvre. Les assiégés mirent à profit la torpeur de l’armée royale pour tenter un coup hardi. Une après-midi, vers le milieu du mois d’août, les bourgeois de Laon, appuyés d’une troupe de cavaliers, firent une sortie. Ils surprirent les assiégeants appesantis par le vin et le sommeil, et incendièrent le camp. Le désastre de l’armée royale fut immense: machines, vivres, bagages, tout fut consumé parle feu. Hugues Capet, troublé par les clameurs, les sonneries de clairon, le crépitement de la flamme et la fumée de l’incendie, prit la fuite. Il se remit ensuite et donna des ordres pour que tout le dommage fût réparé pour le 25 août. Mais les troupes étaient terrifiées et découragées; il fallut lever le siège. Hugues se proposait de le reprendre deux mois plus tard, le 18 ou le 23 octobre.

Malgré cet échec, Adalbéron et Gerbert ne perdirent pas tout espoir de délivrer la reine Emma et l’évêque Ascelin. Gerbert fit auprès de l’impératrice Adélaïde, qu’il appelle de nouveau «la mère des royaumes», une tentative pour qu’elle s’interposât en faveur de sa fille, comme avait fait Théophano. Il semble qu’Adélaïde n’ait point fait preuve alors d’une très vive affection envers sa fille. Gerbert là supplia de témoigner pour les périls d’Emma le même intérêt qu’elle avait montré pour les siens; il lui conseilla d’envoyer auprès de Charles des agents habiles pour le décider à lui remettre sa fille ou du moins à la lui confier moyennant otages. Gerbert remarquait avec finesse que la captivité d’Emma était inutile à Charles et qu’il ne retenait obstinément la reine que pour ne pas montrer qu’il l’avait faite prisonnière sans motif . Emma ne fut remise en liberté qu’à la fin de décembre 988. Elle semble s’être retirée à Dijon, possession de son mari, que lui laissèrent sans doute Hugues Capet et le duc Henri avec qui elle eut une entrevue peu après sa mise en liberté. Sa détresse était très grande, elle craignait toujours quelque trahison et rappelait avec amertume le temps où elle commandait à des milliers de guerriers. Nous ignorons com­plètement à partir de ce moment le sort de la veuve de Lothaire.

Adalbéron s’occupa plus particulièrement de l’évêque de Laon. Il écrivit à Ecbert, avec qui il s’était alors étroitement lié d'amitié, de lui envoyer des troupes pour la reprise du siège (18 ou 23 octobre) et d’exhorter les comtes Bardon et Gozilon à montrer plus d’intérêt à leur malheureux frère prisonnier, Ascelin, exaspéré par sa captivité, méditait quelque projet désespéré; peut-être un suicide ou plutôt une alliance avec Charles. L'archevêque de Reims lui écrivit pour le détourner de ce projet et l’exhorter à la patience. Il lui cita l’exemple de Job et celui de son parent (affinis) Godefroi, lui conseilla de confier tout ce qui se passait autour de lui à Anselme son envoyé, pour qu’il pût en informer son messager à Paris lors de la fête de Saint-Denis (9 octobre); enfin il l'avertit de se méfier de Robert de Micy comme d’un traître. Adalbéron trouva peu après l’occasion de faire évader Ascelin, sans doute par l'intermédiaire d’Anselme. L’évêque avait été renfermé dans la tour de Laon; pendant une nuit d’octobre, il s’échappa par la fenêtre au moyen d’une corde; un cheval l’attendait au bas du rempart; il sauta dessus et s’enfuit jusqu’à Compiègne ou Senlis, auprès de Hugues Capet. Le bruit courait qu’il était secrètement partisan de Charles, et il avait hâte de se disculper; le roi lui rendit aussitôt toute sa faveur.

Le siège de Laon fut repris le 18 ou le 23 octobre. Hugues et Robert avaient rassemblé cette fois jusqu’à 8,000 hommes. Il fut tout aussi inutile que le premier. Charles avait profité de ces deux mois de répit pour réparer les murailles, agrandir et exhausser la tour. Il fit une résistance tout aussi vigou­reuse. La mauvaise saison menaçait, les jours diminuaient, les longues veillées fatiguaient l’armée: il fallut encore s’éloigner. Hugues Capet était en outre préoccupé par une affaire des plus importantes, qui malheureusement nous échappe presque absolument. Nous devinons, par des allusions contenues dans la correspondance de Gerbert, qu’il devait y avoir sur les confins de la France, de la Bourgogne et du royaume de Lorraine, une conférence entre des rois (?) pour l’établissement de la paix dans les «états et les églises du Seigneur». Cette conférence, d’abord ajournée, fut remise au début de 989 jusqu’au commencement du carême (mardi 1 janvier au mercredi des Cendres, 13 février). L’endroit (fixé à la limite des trois royaumes) et une vague allusion d’Ascelin à Adalbéron font croire que la conférence devait avoir lieu entre Hugues, Robert, Otton III et peut-être Conrad. Sans doute les rois devaient y confirmer les décisions arrêtées à Stenay entre la reine Adélaïde et l’impératrice Théophano, le 22 août 988.

Adalbéron fut certainement mêlé à cette affaire. Le 23 décembre il reçut une lettre du roi Hugues l’avertissant que ses envoyés arriveraient à Reims le 28 décembre, pour s’entretenir avec son frère Godefroi et un évêque lorrain (dont le nom est inconnu) au sujet de la «paix des princes et de celle de l’Église». L’archevêque transmit immédiatement l’épitre royale à ce prélat inconnu et le supplia en même temps d’être exact à l’entrevue pour que lui-même ne passât pas pour un traître. Ce personnage manqua au rendez-vous malgré les plus pressantes adjurations. Dans les deux ou trois derniers jours de l’année 988, l’archevêque de Reims lui récrivit une lettre à laquelle il joignait la copie de la première et lui demanda définitivement ce qu’il comptait faire.

Adalbéron avait reçu presque en même temps une seconde lettre de Hugues Capet qui lui demandait d’intervenir dans les affaires de l’abbaye de Saint-Denis. Le roi voulait, à ce qu’on croit, la soumettre à la réforme bénédictine et se débarrasser de l’abbé Robert; il désirait que l’archevêque de Reims le déposât. Celui-ci montra beaucoup plus de réserve que dans les affaires de Fleury-sur-Loire; il refusa de «mettre la faux dans la maison d’autrui», c’est-à-dire d’usurper sur les droits de l’évêque de Paris et de son métropolitain l’archevêque de Sens, et fit observer que l’abbaye de Saint-Denis avait une situation si éminente qu’il fallait le consentement solennel des évêques de la province pour déposer un de ses abbés. Il consentait seulement à prendre l’avis d’hommes sages et religieux et à le transmettre à la mansuétude du roi si celui-ci ajournait toute solution.

La position de l’archevêque n’était pas seulement des plus délicate, elle était redevenue dangereuse. Non seulement il s’occupait toujours des négociations avec les comtes Eudes et Herbert, mais il lui fallait repousser les attaques du chevalier Dudon, vassal de Herbert de Vermandois; il se trouvait pour lors sans troupes et était obligé d’écrire à un personnage de Lorraine, l’archevêque de Cologne probablement, de lui en envoyer le plus tôt possible sous la conduite du comte Sigebert. Pour comble de malheurs, Charles, enhardi par la seconde retraite de Hugues à l’automne précédent, sortit de Laon et se répandit dans toute la contrée; il s’empara de Montaigu, s’avança jusqu’à Soissons en dévastant tout sur son passage, menaça Reims, et revint se renfermer dans Laon avec un butin considérable.

Ces soucis et ces alarmes continuels eurent le résultat le plus funeste pour la santé d'Adalbéron: il fut atteint d’une fièvre ardente. Il prévit tout de suite la gravité de son état et le dénouement fatal; et, avant que le délire le saisit, il envoya des messagers à Paris auprès de Hugues pour le prier de se rendre auprès de lui le plus tôt possible. Il craignait que Charles ne mît à profit sa maladie et sa mort pour mettre la main sur Reims. Son fidèle Gerbert était alors absent, sans doute en mission auprès des comtes de Troyes et de Chartres; il était loin de se douter de l’état de son maître et ami, et lui écrivait pour se plaindre de ne recevoir ni lettre ni message de sa part, lui demandait s’il devait différer son voyage pour se rendre à une conférence royale qui se tiendrait à Chelles et si lui-même devait y prendre part.

Aussitôt après avoir reçu le message de l’archevêque, Hugues Capet quitta Paris, accompagné seulement des personnages qui l’entouraient alors; mais il voyagea avec trop de lenteur et quand il entra à Reims, le 23 janvier 989, Adalbéron venait d’expirer le jour même.

«Le roi montra de vifs regrets aux funérailles du pontife; et ce n’est pas sans verser des larmes qu’il exprima le chagrin qu’il ressentait. Il fit ensevelir le corps en grande pompe ; il consola avec une extrême bonté les citoyens privés de leur seigneur. Ceux-ci, interrogés sur leurs dispositions à se montrer fidèles au roi et à lui conserver leur ville, jurèrent fidélité et s’engagèrent à la défense de leur place. Le roi, après se les être attachés par serment et leur avoir accordé la liberté de se choisir le seigneur qu’ils voudraient, prit congé d’eux et revint à Paris.»

Il convient maintenant de porter un jugement sur cet homme extraordinaire qui, à la fin de sa vie, fut le personnage le plus considérable de la France et peut-être même de l’Europe occidentale. Il fut au-dessus de son temps, non seulement par son zèle pour la réforme de son église, mais surtout par son esprit politique, sa persévérance, son courage, son attache­ment inébranlable aux Ottons. Son disciple et ami Gerbert, plus savant, était loin de posséder la même énergie, et son caractère était infiniment plus versatile. Adalbéron a fait un mal énorme à notre pays. C’est lui qui a empêché la réunion de la Lorraine à la France, qui devait coûter tant de siècles. Nous sommes tentés à chaque instant de le maudire, lui et son ami Gerbert. Il faut savoir résister à ces sentiments et juger un homme, non pas d’après nos idées  XIX siècle, mais d’après celles qui avaient cours de son temps. Même en nous plaçant à ce point de vue, Adalbéron fut certainement coupable de trahison, non pas envers son pays (son pays, c’était la Lorraine) mais envers son seigneur. C’était le seul et juste reproche que pouvaient lui faire les contemporains. En recevant l’archevêché de Reims des mains de Lothaire, il était devenu son vassal pour les immenses possessions de ce diocèse. Il lui devait une reconnaissance, ajoutons même une fidélité absolues. Il n’avait pas à s’inquiéter si Lothaire avait attaqué loyalement ou non Otton II en 978, s’il avait raison de vouloir s’emparer de la Lorraine en 985; cela ne le regardait en aucune façon. Il devait obéir à son seigneur, comme il le dit lui-même. Il lui fournit bien des troupes pour le siège de Verdun, il ne pouvait faire autrement; mais il s’appliquait à détruire secrètement tous ses plans, il pratiquait autour des rois un espionnage incessant, et se hâtait de prévenir ses amis d’Allemagne de leurs projets. La trahison éclate à chaque lettre de Gerbert. mais répétons-le bien, trahison envers son seigneur et non envers son pays, trahison non pas au profit de l’Allemagne, mais au profit de l’empire romain, dirigé par une dynastie protectrice de l’Eglise.

C’est qu’en effet, à la fin du X siècle, les évêques et quelques savants clercs, les seuls qui eussent quelque pensée politique, ne voyaient pas dans la domination des Ottons un empire allemand, mais la continuation pure et simple de l’empire romain chrétien fondé par Constantin. Que l’empereur fût Saxon, peu importait. La race n’avait jamais eu la moindre influence sur le choix des empereurs. Le maître du monde romain pouvait être Espagnol, Illyrien, Arabe même, sans que cela choquât personne, même aux plus beaux jours de l’Empire. Le centre du pouvoir impérial avait pu et dû se déplacer selon les circonstances. D’Italie, il avait passé un instant en Gaule, puis à Byzance. Quand le christianisme et Charlemagne eurent romanisé la Germanie, il était tout simple qu’il passât en cette contrée pour combattre plus facilement les païens Slaves et Hongrois. Ce qui faisait l’erreur des partisans de l'empire romain, ce n’était donc pas que son siège fût en Allemagne ou que son chef fut de race saxonne, c’était de vouloir concilier l’eau et le feu, l'empire romain avec la féodalité, dont la marche était dès lors irrésistible. Cette erreur s'explique par l’incapacité du moyen Age, déjà à cette époque, de comprendre l’histoire et les institutions du passé. Adalbéron, Gerbert, et leur disciple Otton III, ne se doutaient pas du changement profond qui s'était accompli en trois ou quatre siècles dans les conditions de la propriété et les relations des hommes entre eux. Ils s’imaginaient que du moment qu’un personnage portait le titre d’empereur, l’empire subsistait tel qu’il avait toujours existé. Il n'est pas déjà si rare de voir, même des hommes éminents, s’aveugler ainsi sur leur propre temps.

Il faut dire aussi qu’envahie de tous côtés par la féodalité, l’Eglise se rattachait désespérément à l'empire, en qui elle voyait sa seule chance de salut. Ce plan réussit avec Otton III, Henri II, Conrad II. Mais la conséquence fatale ne put manquer de se produire. Ces empereurs, à qui l'Église voulait tout soumettre, voulurent la soumettre à leur tour. Dès le XI siècle l’Église, par les yeux de la Papauté, vit qu’elle s’était donné un maître, et que maintenant son salut était d’échapper à la tutelle impériale; alors naquit la querelle des investitures qui sous diverses formes n'a cessé de tout durer pendant le moyen âge dans tous les pays et s’est continuée jusqu’à notre époque. De nos jours elle persiste toujours: c'est la lutte entre l’Église et l’État, héritier des principes d'autorité de l'empire romain.

Ces réflexions ne sont pas inutiles pour comprendre les sen­timents d’Adalbéron et nous faire une idée juste et impartiale de sa conduite. On s'explique comment, fasciné par cet idéal d’un empire romain chrétien, dont Otton III devait être dans sa pensée le nouveau Constantin, il ne se soit pas cru lié strictement par le serment prêté à Lothaire. On comprendra aussi pourquoi il poursuivit avec tant d’acharnement la ruine des derniers Carolingiens. Après avoir sauvé la papauté de Byzance et des Lombards, après avoir enrichi l’Église de ses bienfaits et l’avoir rendue maîtresse de sa politique, la race Carolingienne lui était devenue inutile en perdant sa puis­sance, dangereuse en s’opposant à l’empire. Le pouvoir et la force étaient passés aux Ottons et aux Robertiens. L’Église se rangea de leur côté en vertu de la maxime «beati possidentes». Elle n’a jamais beaucoup aimé la faiblesse. Le pouvoir, quelque impur que soit son origine, lui inspire toujours une secrète sympathie quand elle peut espérer l’attirer à soi et le faire servir à ses fins. Ceci nous explique pourquoi la majorité du clergé de la Gaule fut indifférente à la ruine de la dynastie fondée par Pépin et se rangea immédiatement du côté du plus fort, du côté des Robertiens.

Adalbéron se savait de plus menacé dans sa vie et son honneur par Charles de Lorraine, car il se fiait fort peu à ses promesses et à ses flatteries. Réunir le royaume des Francs à l’empire était malaisé pour l’instant. Le seul moyen de sauver sa vie et ses projets, c’était d’établir sur le trône un prince qui lui eût donné des gages solides de dévouement à l’Église, et qui en même temps ne fût ni d’un esprit supérieur, ni d’un caractère bien noble. Hugues Capet remplissait à merveille ces conditions. Adalbéron se flattait de faire de lui tout ce qu’il voudrait: il le fit roi. La nouvelle dynastie se souvint longtemps qu’elle devait sa puissance à l’Église.

Une fois sur le trône, Hugues ne fut pas un instrument aussi docile que l’archevêque l’espérait. Il prétendit assurer l’avenir de sa race en associant son fils au trône quelques mois après son couronnement. Adalbéron éprouva une forte déception. Il ne paraît pas avoir voulu établir une dynastie nouvelle; il voyait dans l’avènement de Hugues un expédient utile, mais provisoire. Il comptait peut-être jouer de nouveau de sa théorie de l'élection pour écarter Robert au profit d'Otton III. Son opposition à l'association de Robert fut manifeste. Il lui fallut néanmoins céder, comme nous l'avons vu. D’ailleurs Robert était jeune, il avait été élevé par Gerbert, enfin il se piquait de science et de théologie. Adalbéron pouvait espérer le diriger comme son père. Il y avait peut-être là plus d'une illusion. Robert ne parait pas avoir eu une grande affection pour son ancien précepteur Gerbert. Hugues, nous le ver­rons, s'effraya à la longue de l’amitié exagérée des archevêques de Reims pour l’empire; le roi connaissait bien mieux que Lothaire et Louis V les projets secrets et les ruses de l’archevêque; il en avait profité. Monté sur le trône, la trop grande habileté de son complice dut l’inquiéter plus d’une fois. Aussi pensons-nous que le bon accord avec Adalbéron n’aurait probablement pas toujours duré.

Nous avons rendu justice aux grandes qualités d’Adalbéron. essayé d’expliquer sa conduite et par suite de la justifier en partie. Nous ne saurions aller plus loin. Sa position de vassal de la France, en contradiction avec ses sentiments secrets, lui imposa une conduite tortueuse; sa duplicité écarte absolument la sympathie. On peut pardonner à ce personnage le mal qu’il a fait à notre pays, en tenant compte de l'époque où il a vécu, on peut même s’intéresser à sa vie, il est impos­sible de l’aimer ni de l’estimer.

 

(23 janvier 989 — 30 mars 991)

De la mort d’Adalbéron à la prise de Charles de Lorraine

Depuis Hincmar, l’archevêché de Reims était devenu le plus important de la France occidentale, non seulement au point de vue religieux, mais surtout au point de vue politique. On conçoit les intrigues qui se produisirent pour donner un successeur à Adalbéron. En quittant Reims, après les funérailles de l’archevêque, Hugues Capet avait pris soin d’exiger des habitants un serment de fidélité et la promesse de défendre la place contre les attaques de Charles. En revanche, il leur avait abandonné le choix de leur «seigneur». On pense bien que, dans une circonstance aussi grave, cette liberté d’élection était illusoire et qu’au roi resterait toujours le dernier mot. Il se créa donc un double courant d’intrigues, à Reims et à Paris, pour la nomination du nouvel archevêque. Gerbert parut d’abord avoir toutes les chances pour lui. Il prétendait (et c’est tout à fait probable) qu’Adalbéron avant de mourir l’avait désigné comme son successeur avec l’approbation de tout le clergé, des évêques de la province de Reims et de quelques chevaliers. Mais Gerbert se perdit en voulant jouer double jeu. Avant de s’engager dans une voie qui devait le retenir à jamais en France, il voulut s’assurer s’il ne lui était pas possible d’obtenir une situation équivalente dans l’empire. Un grand personnage d’Allemagne ou de Lorraine lui avait fait des propositions plus ou moins claires à ce sujet. Gerbert voulait une offre précise; on le voit dans sa réponse à ce personnage protester qu’il préférerait de beaucoup le service d’Otton III à celui de Hugues Capet, c’est même pour ne pas paraître se soustraire à l’autorité du premier qu’il n’a pas été trouver le roi de France, mais ses offres sont brillantes et bien tentantes; Gerbert néanmoins ne fera rien sans l’avis de son correspondant. C’était mettre celui-ci au pied du mur; nous verrons bientôt que Gerbert n’eut pas à s’en féliciter.

D’autre part, il avait exagéré dans sa lettre les sentiments de bienveillance de Hugues, ou bien il s’était fait de cruelles illusions à cet égard. Il surgit en effet un autre candidat auquel il ne s’attendait guère. Arnoul, le fils naturel de Lothaire, qui avait livré Laon à son oncle Charles, fut tenté par l’espoir de gagner le magnifique archevêché de Reims. Quand les hommes de cette époque étaient possédés de quelque désir, rien ne les arrêtait pour le satisfaire. Arnoul n’hésita pas un instant à trahir Charles. Il négocia à la fois avec les habitants de Reims et avec Hugues Capet. Aux premiers, il promit toute son indulgence, toute sa bienveillance, s’ils l’élisaient archevêque; au roi, il offrit d’abandonner Charles, de lui jurer à lui-même fidélité, et de prendre en tout son parti; il alla même jusqu’à s’engager à lui livrer la ville de Laon à bref délai. Arnoul trouva auprès du roi lui-même deux partisans illustres pour l’appuyer, Ascelin et Brunon, évêque de Langres. Le premier n'était sans doute guidé que par le désir de rentrer le plus vite possible en possession de sa ville épiscopale. Le second avait un but plus noble. Fils d’Albrade, sœur de Lothaire, et de Renaud, comte de Roucy, il était par conséquent cousin d'Arnoul; en poussant son parent à ce poste élevé, il espérait que ces hautes fonctions transformeraient son caractère et l’obligeraient à mener une conduite plus sage. Brunon avait, en outre, le plus grand respect pour Lothaire qui l’avait nommé évêque à l’âge de vingt-quatre ans. Il lui sembla que c’était honorer sa mémoire, s’acquitter même d’une dette de reconnaissance, en soutenant son fils de tout son pouvoir. Il s’offrit en personne pour servir de gage et d’otage pour Arnoul.

Gerbert essaya de contrebalancer l’influence de Brunon par celle d’Adalbéron de Verdun, pour qui Hugues Capet avait, parait-il, de l’affection. Gerbert, bien qu’il affectât de détester la profession de médecin, avait ordonné des remèdes à l’évêque de Verdun, atteint de la gravelle; en reconnaissance, celui-ci écrivit au roi de France pour le dissuader de confier l’église de Reims «tête du royaume des Francs», à un «traître, à un perfide, à un sot» (ces expressions aimables désignaient Arnoul). Quoi qu’il eût invoqué le souvenir de son oncle et l’affection que le roi avait pour lui-même, sa recommandation n’eut aucun résultat; Hugues avait été séduit par les propositions d’Arnoul. Il y voyait l’avantage de désunir les Carolingiens; il espérait que la trahison lui livrerait la ville de Laon: deux échecs successifs lui ayant fait perdre l’espoir de l’emporter de vive force; enfin, il calmait peut-être ses scrupules à l’endroit de son usurpation en se montrant le bienfaiteur d’un fils de Lothaire, Quant à Gerbert, il s’en défiait, le sachant, par expérience, beaucoup trop lié à l’empire. Mais Hugues avait laissé aux habitants de Reims le soin de se choisir leur évoque. Il ne pouvait prendre à lui seul une décision sans manquer honteusement à sa parole. D’autre part, il fallait en finir; un mois et plus s étaient écoulés en négociations depuis la mort d’Adalbéron.

Le roi se décida à retourner à Reims et à imposer sa volonté aux Rémois, tout en ayant l’air de prendre leur avis. Il réunit donc le clergé et les principaux habitants’ leur exposa les offres d’Arnoul sans dissimuler qu’il les trouvait fort avantageuses, mais en feignant toujours de les laisser juges de ces promesses. Les habitants de Reims répondirent qu’Arnoul leur avait fait récemment les mêmes promesses de dévouement au roi, de bienveillance à leur égard; mais il était jeune, on ignorait ses mœurs, son caractère; finalement ils conseillaient à Hugues de prendre un supplément d’informations. Les résultats de cette enquête n’étaient guère douteux. Le roi était visiblement favorable à Arnoul, et celui-ci avait d’avance pour lui la majorité du clergé et surtout des laïques. On déclara donc Arnoul digne de l’épiscopat s'il tenait toutes ses promesses; or il promettait tout ce qu'on voulait. Introduit en présence du roi et des «électeurs», Arnoul les satisfit par ses réponses «très honnêtes» (modestissime respondit). L’assemblée se transporta ensuite dans l’église du monastère de Saint-Rémy, situé alors à un mille de Reims; c’était là qu’étaient consacrés les archevêques. Hugues, après s’être consulté avec les siens, selon sou habitude, prononça le discours suivant, des plus curieux au point de vue de ses idées sur sa position vis-à-vis des Carolingiens et qui nous fait connaître son esprit prudent. Richer, moine de Saint-Rémy et par suite «électeur», assista certainement à l’assemblée; il nous a transmis le fond, sinon la forme des paroles du roi.

«Si Louis de divine mémoire, fils de Lothaire, eût en mourant laissé une lignée, il eût été convenable qu’elle lui succédât; mais comme il n’existe aucun successeur direct de la race royale, ainsi que chacun sait, j’ai été choisi par vous et par les autres princes et par ceux des chevaliers qui sont les plus puissants, et je marche à votre tête. Maintenant comme celui dont il s'agit est le seul rejeton de la race royale, vous demandez qu’il soit honoré de quelque dignité pour que le nom de son illustre père ne disparaisse pas dans l’oubli. Si donc il promet de conserver fidélité, s’il promet de défendre la ville, de n’avoir aucune communication avec nos ennemis, et même de les poursuivre, je ne refuse point de lui accorder l’épiscopat, conformément au jugement que vous avez porté, à condition toutefois que, selon la décision des sages, il se liera à moi par la foi du serment. Et pour exprimer entièrement ma pensée, je pense qu’après le serment, il devra signer une déclaration portant ces paroles d’imprécation: que toute félicité se change pour lui en outrage, toute prospérité en ruine, toute action honnête en acte honteux, que la durée ne soit plus qu’un instant, qu’au lieu d’honneur il ne reçoive que mépris, et, pour tout dire enfin, que tous les maux remplacent tous les biens. Je veux de plus que cette déclaration soit faite en double, l’une pour moi, l’autre pour lui. Elle serait sa perte si quelque jour il violait honteusement sa foi. »

Voici la traduction du chirographe; «Je, Arnoul, parla grâce de Dieu archevêque de Reims, promets aux rois des Francs, Hugues et Robert, de leur conserver une foi inaltérable, de leur prêter conseil et aide en toutes occasions selon mon savoir et mon pouvoir, et de ne pas leur être infidèle en prêtant sciemment conseil et aide à leurs ennemis. C’est en présence de la majesté divine, des saints bienheureux et de toute l'église que je fais ces promesses; si je les observe j’obtiendrai en récompense la vie éternelle, si je m’en écarte (ce qu’à Dieu ne plaise!), que toute bénédiction se change pour moi en malédiction, que mes jours soient abrégés, qu’un autre reçoive mon évêché, que mes amis s’écartent de moi et deviennent à jamais mes ennemis. Je souscris ce chirographe fait par moi comme témoignage de mon salut ou de ma malédiction, et prie mes frères et mes fils (dans le Seigneur) de souscrire à leur tour. — Je Arnoul archevêque ai souscrit. »

Cette décision obtint l’approbation générale. Arnoul s’était trop engagé pour reculer maintenant; quand il se fut avancé dans l’assemblée et qu’on lui eut demandé s’il admettait ces conditions, il répondit affirmativement, il écrivit, récita tout haut et souscrivit la charte-partie. Celle-ci fut alors séparée en deux, une partie remise à Arnoul, l’autre conservée par Hugues Capet.

Ce ne fut pas tout : Arnoul dut jurer aux rois une fidélité inviolable, malgré tous les serments qu’il avait prêtés ou ceux qu’il pourrait prêter à l’avenir ; s’il était fait prisonnier, il devrait s’enfuir auprès des rois aussitôt qu’il en trouverait le moyen. Dans des entretiens et des chartes en langue vul­gaire, Arnoul déclara qu’il déliait de leur obéissance les évêques de la province de Reims, si jamais il manquait lui-même aux conditions de la charte-partie. Enfin il fit jurer aux bourgeois et aux chevaliers (milites ac cives) de Reims de garder fidélité aux rois, de maintenir sous leur autorité la ville et les châteaux, si lui-même venait à être fait prisonnier ou manquait à sa parole.

Après avoir pris des précautions aussi minutieuses, Hugues et Robert se tenaient pour pleinement satisfaits. Il n’en fut pas de même d’un certain nombre d’évêques. Ils voulurent que pendant la célébration de la messe, au moment de recevoir l’Eucharistie des mains de l’officiant, Arnoul jurât qu'il consentait à ce qu’elle fût cause de sa damnation s'il trahissait jamais ses serments. D’autres évêques, esprits plus modérés et plus éclairés, blâmèrent vivement ce procédé; ils voyaient une profanation à faire servir le signe de la rédemption à la perte d’une âme. Ils connaissaient la légèreté d’Arnoul et, se doutant qu’il changerait bien vite d’idées, ils ne voyaient pas sans indignation forcer ce jeune homme faible et indécis à se damner lui-mème. L’avis contraire l’emporta néanmoins, car les rois et les seigneurs y voyaient un gage assuré de la fidélité d’Arnoul. Celui-ci consentit à cette nouvelle épreuve et, après avoir été relevé de l'excommunication portée contre lui par Ascelin et les évêques comprovinciaux, il fut élu archevêque de Reims par le clergé rémois tout entier, les évêques suffragants, acclamé par le peuple, accepté par les rois Hugues et Robert, enfin ordonné et revêtu des vêtements épiscopaux (fin février — début de mars 989).

On s’imaginerait peut-être qu’un échec aussi éclatant avait découragé Gerbert et qu’il s’était hâté de fuir une ville témoin de son humiliation. Il n’en fut rien. Cet homme était d’une souplesse étonnante  il continua auprès d’Arnoul les mêmes fonctions d’écolàtre et de secrétaire qu’il avait remplies auprès d’Adalbéron. Ce fut lui qui rédigea l’acte d’élection d’Arnoul au nom des évêques de la province de Reims. Il sut même se gagner les bonnes grâces du jeune archevêque et parvint bien vite à le dominer entièrement. Il voulait gouverner sous son nom la province de Reims et continuer la politique de son ami Adalbéron. Il était si habile qu’il amena le fils de Lothaire au parti impérial. Arnoul écrivit à Ecbert, qui se trouvait alors à la cour d'Otton III, pour le prier de lui continuer la bienveillance qu’il avait témoignée à son prédécesseur et lui demander une entrevue quand il serait de retour du palais du roi de Germanie. Il ajoutait, faisant allusion à Gerbert: «C’est une bonne preuve que nous resterons toujours unis par une sainte amitié et une alliance indissoluble que de prendre, comme je fais, pour conseillers ceux qu’auprès de mon prédécesseur, dans le loisir comme dans les affaires, vous avez toujours employés comme intermédiaires.»

Arnoul, à peine installé sur le siège épiscopal, était dévoré d’une nouvelle ambition, obtenir le pallium. Excité évidemment par Gerbert, il se résolut à aller à Rome pour avoir une entrevue avec l’impératrice Théophano, qui y résidait depuis le 25 décembre précédent, et, grâce à sa toute-puissante protection, gagner la faveur du pape Jean XV. Hugues Capet fut informé de ce projet et y fît immédiatement obstacle. Effrayé de voir le nouvel archevêque se rapprocher si vite de l’empire, il lui défendit de quitter le royaume. Arnoul écrivit alors par l’intermédiaire de Gerbert à un grand personnage de la cour impériale, pour le prier d’agir en ami, d’obtenir le pallium du pape et de lui faire conserver les bonnes grâces de l’impératrice Théophano. Le fils de Lothaire était décidé à passer outre à la défense de Hugues et il osait écrire : «Nous serons, si Dieu le permet, à ses ordres à Pâques (31 mars) et personne alors ne pourra nous empêcher de lui offrir, à elle et à son fils, les assurances de notre fidélité et de notre dévouement»

Il se rendit probablement à cette entrevue avec Théophano de retour d’Italie, car peu de temps après il obtint le pallium, objet de ses désirs.

Gerbert avait manqué l’archevêché de Reims. Il comptait toujours qu’une compensation lui viendrait d’Allemagne. Mais devant des preuves trop évidentes de négligence et d’indifférence, il éleva un peu la voix, et, pour la première fois depuis cinq ans, hasarda quelques plaintes. Il rappelait son dévouement infatigable si peu récompensé, demandait une faveur quelque insignifiante qu’elle fût, faisait valoir la constance avec laquelle il avait reporté sur Théophano et son fils la fidélité jurée au seul Otton III ; il montrait que l’abandon où on le laissait était l’opprobre de ceux qu’il servait et faisait la joie de leurs ennemis. Il suppliait seulement qu’on voulut bien ne pas décourager son dévouement et le rejeter dans un autre parti.

Quand Arnoul eut satisfait son ambition et qu’il n’eut plus rien à désirer, ses sentiments pour sa famille reprirent peu à peu le dessus. «II s’apitoyait sur son oncle, il pensait à lui, il l’aimait, le chérissait comme le représentant de ses parents.» Il s’était pris d’une vive affection pour son jeune cousin Louis, fils de Charles, et s’attristait à l’idée que cet enfant, qui aurait pu être roi, mènerait une existence précaire et sans honneurs. Un jour qu’il se promenait près des bords de l’Aisne, tout plein de ces pensées, il eut l'imprudence de confier à Renier, un de ses familiers, pour lequel il n’avait pas de secret, que Louis était l’être qu’il chérissait le plus au monde et que le moyen de se concilier ses bonnes grâces c’était d’assurer le bonheur de cet enfant. Cette confidence devait être deux ans après la cause de sa perte. Comme il l’écrivait plus tard, Arnoul projetait de ressusciter, fut-ce au prix des plus grands efforts, « l’autorité royale presque anéantie chez les Français.» Arnoul se décida enfin au mois d’août 989 à passer du rêve à l’action Le seul moyen d’accroître les ressources et la puissance de son oncle qui fût en son pouvoir était bien simple : c’était de lui livrer la ville et le diocèse de Reims. Mais d’autre part Arnoul ne voulait pas avoir l’air de violer ouvertement les serments prêtés à Hugues moins de six mois auparavant. Il était bien difficile d’accorder entre eux ces deux sentiments. Après s’être concerté avec son oncle Charles, voici ce qu’il imagina : il inviterait les principaux seigneurs de la province à venir le trouver à Reims sous prétexte d’une affaire importante. Ceux-ci réunis, Charles arriverait de nuit devant la ville; un homme sûr lui ouvrirait les portes, se saisirait des seigneurs ainsi que de l’archevêque et les jetterait en prison. Ce coup de filet lui livrait non seulement la ville, niais tout le diocèse ou comté de Reims dont il tiendrait les seigneurs entre les mains. Ce plan d’une fourberie consommée fut suivi à la lettre.

Arnoul commença par se faire prêter toutes sortes de ser­ments par Manassès, comte de Rethel, et par Roger, peut-être comte de Château-Porcien, tous deux vassaux de l’église de Reims. Ils consentirent à se joindre à la troupe qui sous la conduite de Charles envahirait la ville. Enfin on pouvait compter sur Robert, frère de la mère d’Arnoul, qui était vassal du duc Charles. Ceci fait, il fallait trouver un homme qui pendant la nuit enlevât les clefs du chevet de l'archevêque, mais sans que celui-ci, crainte de trahison, le lui eût ordonné expressément. Ce fut Dudon, devenu vassal de Charles, qui se chargea de cette mission délicate. Il jeta les yeux sur un prêtre de Reims du nom d'Alger; après avoir vanté son habileté et sa prudence, flatté son courage, il lui exposa ce qu'on attendait de lui, et lui déclara que tel était l’ordre de son maître, l’archevêque. Alger stupéfait voulut être plus amplement informé de la bouche de l’archevêque lui-même. Arnoul dut y consentir et quand le prêtre lui eut demandé sur qui il comptait pour accomplir ses desseins, il lui nomma entre autres personnages son oncle Charles, les comtes Roger et Manassès et son oncle maternel Robert ; puis il lui ordonna de prêter les mains à Charles et de lui jurer fidélité. Alger obéit.

Arnoul convoqua alors ses vassaux et ses amis; parmi eux se trouvaient Gilbert, comte de Roucy, son frère Brunon, évêque de Langres, ainsi que Gui, comte de Soissons, tous trois ses cousins. Tout se passa de point en point comme Arnoul et Charles l’avaient imaginé. Le prêtre Alger enleva les clefs du chevet de l’archevêque qui feignait de dormir; il livra pendant la nuit les portes de la ville à Charles; les troupes, sous la conduite de Roger et de Manassès, se répandirent dans la ville où elles se livrèrent à d'affreux excès et à un pillage effréné. La cathédrale elle-même fut profanée et saccagée.

Charles cherchait partout son neveu sans pouvoir le trouver. Arnoul, feignant d’être épouvanté du tumulte causé par les envahisseurs, s'était réfugié avec les comtes dans la tour qui servait de citadelle à la ville. Charles la bloqua; les assiégés étaient sans vivres et sans armes, ils durent se rendre. Ils furent conduits à Laon et mis sous bonne garde. Charles, après être demeuré quelque temps à Reims pour mettre la main sur les biens de l'évêché, et s’être assuré de Soissons, que la captivité du comte Gui lui livrait, retourna à Laon et exigea des prisonniers un serment de fidélité que ceux-ci refusèrent unanimement. Charles et Arnoul conti­nuèrent avec persévérance leur comédie. Ils feignaient de se haïr et s’accablaient réciproquement d’injures. L’archevêque lança même l’anathème contre les envahisseurs des domaines de l'église de Reims. Mais ses menaces concernaient seulement les biens temporels, il passait sous silence les maux du clergé et du peuple, ce qui devait exciter l’indignation bien légitime de Gautier, évêque d’Amiens. Arnoul eut même la témérité d’ordonner aux évêques de la Gaule de lancer à leur tour l'anathème. Cet anathème parvint à Eudes, évêque de Senlis, par l’intermédiaire de Gui, évêque de Soissons. Hugues et Robert s’empressèrent de convoquer à Senlis un concile comprenant les évêques de la province de Reims.

Le bruit commençait déjà à courir que l’archevêque était le véritable auteur de la trahison; les évêques se décidèrent à lancer l’anathème pour dissiper toute équivoque. L'oratio invectiva prend surtout à partie le prêtre Alger «qui a livré l’archevêque après avoir été son gardien, son convive, son conseiller, son chapelain». Elle excommunie ce membre du diable, traître à son évêque, au clergé et à tout le peuple rémois, ainsi que les envahisseurs de l’évêché de Laon, c’est-à-dire Charles et ses troupes, et les bourreaux impitoyables de l’évêque Les décisions du concile furent communiqués à Arnoul, pour qu’il les confirmât. Il était trop tard : il n’avait pu soutenir plus longtemps son rôle, et venait de prêter serment de fidélité à Charles et de lui livrer des otages. Les comtes Gilbert et Gui ne tardèrent pas à l’imiter et furent remis en liberté. Loin d’exiger des envahisseurs aucune restitution, aucune pénitence, Arnoul osa absoudre les coupables de sa propre autorité et sans la présence de son clergé, ce qui était illégal. Il ne se donna même pas la peine de délivrer de captivité son propre clerc, le fils de Renier, vidame de Reims. Il fit plus: il adjugea les fiefs d’un certain nombre de chevaliers de l’église de Reims aux amis de son oncle, et contraignit le clergé et le peuple de Reims à prêter serment à lui-même et à Charles.

La trahison devenait manifeste. Hugues somma Arnoul de comparaître devant le concile de Senlis, lui offrant de le faire délivrer s’il était prisonnier, déclarant sa conduite inqualifiable s’il était libre. Arnoul fit la sourde oreille. Une deuxième sommation du roi n’eut pas plus de succès, et les semaines et les mois s’écoulèrent ainsi pleins d’incertitude, jusqu’à l’année suivante.

Que devenait Gerbert pendant ce temps? Fait prisonnier lors de la trahison d’Arnoul, il avait été désigné à la fureur de Charles par ses ennemis qui rappelaient le rôle important qu’il avait joué lors de l’avènement du Capétien. Tous ses biens lui furent enlevés, mais il recouvra aussitôt la liberté. Il songea d'abord à s’éloigner, puis, tout à coup volte-face complète : il nous apparaît comme un fervent partisan de Charles et traite Hugues et Robert d'usurpateurs. Ce brusque changement est le point le plus mystérieux de la vie de Gerbert. Tout le monde est d'accord pour blâmer cette versatilité, mais non pour l’expliquer. Gerbert. nous l'avons répété souvent, était ambitieux, ce qui lui était permis, vu ses talents et sa fidélité à soutenir la cause qu’il avait embrassée. Or jusqu’ici tout son dévouement ne lui avait rapporté que fatigues et dangers. Hugues Capet et Théophano avaient fait preuve à son égard d’une ingratitude qui l’avait rempli d’amertume; il se sentait vieillir et se demandait sans doute avec anxiété quelle serait son existence s’il n’avait rien à attendre pour prix de tant de services; il souffrait toujours des fièvres contractées au siège de Laon du mois d’août 988, aggravées par l’automne suivant; la maladie dut contribuera affaiblir son caractère et à développer les préoccupations d’intérêt personnel. Charles paraissait alors avoir de sérieuses chances en sa faveur; son activité faisait contraste avec l’inertie de Hugues Capet. Il ne ménagea pas sans doute les promesses à Gerbert qu’il avait déjà voulu attirer à son parti un an auparavant. Enfin Gerbert crut peut-être mettre sa responsabilité à couvert sous celle de son archevêque.

Que ces hypothèses soient justifiées ou non, un fait certain, c’est que Gerbert engagea aussitôt une polémique en faveur de Charles. Ascelin, réfugié à la cour des rois, maintenait toujours l’anathème qu’il avait porté contre le diocèse de Laon quand il s'était enfui l’année précédente. On sait que l’effet de cette terrible malédiction était de priver les fidèles de tous les sacrements; on ne permettait même pas d’ensevelir les morts ou de baptiser les enfants. Ces prescriptions outrées indignèrent Gerbert qui écrivit à Ascelin la lettre suivante :

«A l’évêque encore vénérable Adalbéron, — Gerbert. Es-tu donc tellement livré à l’insouciance et au hasard que tu ne vois pas les glaives qui menacent ta tête, les béliers et les machines qui te battent en brèche? Rappelle-toi, je te prie, ami jadis heureux et cher, ce qui s’est passé sous le pontificat de mon père Adalbéron. Le propre frère du divin Auguste Lothaire, héritier du trône, fut chassé du royaume. Ses rivaux ont été créés rois intérimaires; c’est l’opinion de beaucoup de gens. De quel droit l’héritier légitime a-t-il été déshérité, de quel droit a-t-il été privé de la couronne? Et, parce qu'il est revenu dans la demeure de ses pères, quelles décrétales des pontifes Romains ont défendu de baptiser des enfants? Quels saints canons ont écarté des autels des prêtres innocents? Habraham discuta avec Dieu pour savoir si dans Sodome le juste devait périr avec l’impie, et toi, pasteur, tu n'hésites pas à faire retomber le châtiment à la fois sur le coupable et l’innocent. Mais à quoi bon parler de ces choses; elles sont de peu d’importance comparées à l’accusation contre toi rédigée par des prêtres du Seigneur, pleine de crimes, lourde de forfaits. Tes juges sont nommés; si tu fais défaut, ton absence ne te profitera pas. Si tu comparais, tu cesses d’être évêque. Celui qui doit occuper ta place est déjà trouvé. Hâte-toi donc pendant le peu de temps qui te reste, et ne mets pas ton espoir dans la Seine ou la Loire, tu n’y gagnerais rien. Connaissant les factions, les conspirations, les décisions et leurs auteurs. J’ai voulu tout te confier en secret à cause de notre ancienne amitié pour t’arracher à ta torpeur. Cherche maintenant un remède plus efficace, s’il en est, car tu semblés tombé en catalepsie».

Ces singuliers témoignages d’amitié ne firent qu’aviver la rage d’Ascelin, comme nous le verrons bientôt. Arnoul voulait dissimuler sa trahison aux évêques lorrains et tout particulièrement à Ecbert dont il recherchait l’amitié. Gerbert écrivit en son nom à l’archevêque de Trêves : «Naviguant sur une mer agitée, nous faisons naufrage et nous gémissons. Nulle part de rivage sûr, nulle part de port tranquille. C'est près de vous que nous cherchons le repos. Vous avez en effet de quoi donner sans vous appauvrir, de quoi enrichir celui qui recevra. Nous sollicitons de votre affection et de votre charité une entrevue à Reims pour la veille des calendes d’avril (lundi 31 mars 990), si notre amitié a acquis quelque droit ou si elle peut espérer en acquérir.»

Quand Arnoul, après avoir livré la ville de Reims, fut sur le point de laisser éclater ses véritables sentiments, il fit écrire par Gerbert une seconde lettre: «Le glaive, bienheureux père, m’a percé jusqu’à l’âme; de toutes parts des armes ennemies nous menacent. D’un côté notre foi engagée aux rois de France nous enchaîne; de l’autre, soumis à la puissance du prince Charles qui réclame pour lui le trône, nous sommes contraints ou de changer de maîtres ou de rester en prison; la seule espérance qui nous reste est l’union en quelque sorte fraternelle que la prévoyance divine a formée entre nous et qui nous engage à porter mutuellement nos fardeaux. C’est donc vers vous que je me réfugie comme vers un rempart solide, vers l’autel de la prudence et l’interprète des lois divines et humaines. Les conseils que vous donnerez à vos fils seront pour eux comme des oracles du ciel.»

Toutes ces précautions étaient vaines; la trahison d’Arnoul avait transpiré. Ecbert refusa de se rendre au rendez-vous et répondit à Arnoul par une lettre d’une ironie sévère. Il y avait près d’un an qu’Arnoul refusait de comparaître au concile de Senlis. Gui, évêque de Soissons, résolut de faire auprès d’Arnoul une démarche définitive. Vers juin ou juillet 990, il eut avec lui une entrevue à Chavignon près de Laon en présence de clercs et de laïques. Il le somma pour la troisième et dernière fois de se rendre à Senlis auprès de ses confrères et de répondre à l’appel du roi. Arnoul répondit qu’il n’osait y aller sans être accompagné des comtes Eudes et Herbert, parce qu’il craignait qu’on lui fit violence. Peu satisfait de ce prétexte, l’évêque de Soissons s’offrit comme otage ainsi que son frère Gautier et son père; Arnoul pourrait de la sorte aller et revenir en toute sûreté. Gui se déclara prêt à confirmer sur-le-champ cette promesse par serment,

Arnoul avoua alors que pendant sa captivité, il avait prêté serment de fidélité à Charles et lui avait fourni des otages. Il lui était donc impossible de s’éloigner sans sa permission. L’évêque de Soissons éclata en reproches indignés : «Quels otages sont pour toi préférables? Est-ce ton frère Richard, ton cousin Brunon et le fils de sa sœur, qui se sont remis au pouvoir des rois, ou bien tes chevaliers Sehard et Rainaud qui ont recouvré leur liberté en donnant leurs enfants à leur place, et dont tu as adjugé les fiefs (bénéficia) à tes prétendus ravisseurs, montrant au grand jour ton activité à donner et à recevoir des otages? Quels serments sont préférables à ton avis? Ceux que tu as prêtés spontanément à ton seigneur le roi, ou bien ceux qu’un ennemi armé t’a arrachés par violence?». Gui lui rappela ensuite ses serments prêtés à Hugues Capet, les conventions en langue vulgaire conclues avec les évêques (Arnoul avait juré que s’il était un jour fait prisonnier, il s’enfuirait aussitôt qu’il en pourrait trouver l’occasion). L’évêque de Soissons l’invita à tenir ce serment à l’instant même. La chose était facile; Gui était accompagné d'une troupe nombreuse de chevaliers vaillants, Arnoul n’avait qu’une faible escorte. Celui-ci refusa naturellement, et Gui retourna à Senlis, certain désormais de la trahison de l’archevêque. Le concile de Senlis et le roi résolurent alors d’en appeler au souverain pontife et d’en obtenir la condamnation et la déposition d’Arnoul. Ce fut là une fâcheuse inspiration. Hugues devait s’en repentir pendant tout le reste de son rogne, et aussi son fils Robert. Les messagers, porteurs des lettres des évêques et du roi, partirent pour Rome à la fin de juillet 990. Ils étaient accompagnés de quelques clercs de Brunon, qui, ne pouvant obtenir de Charles la remise en liberté de leur évêque (il avait sans doute refusé de prêter serment au duc), allaient supplier le pape de lancer la malédiction contre le ravisseur.

Voici la traduction des principaux passages de la lettre de Hugues Capot à Jean XV (la lettre des évêques ne fait que répéter les mêmes griefs et est moins curieuse) : « ...Arnoul, fils de Lothaire, après avoir commis contre notre personne et notre royaume les plus grands forfaits, avait trouvé en nous un père. Nous l’avons gratifié de l’archevêché de Reims; il nous a prêté un serment qui annulait tous les engagements passés et futurs. Il a transmis sur un chirographe le texte de ce serment, l’a lu à haute voix, souscrit et fait souscrire. Il a fait jurer aux chevaliers et aux bourgeois de nous demeurer fidèles s’il arrivait jamais que lui-même tombât au pouvoir de l’ennemi. Or, au mépris de tous ces engagements (nous en avons des témoignages certains), il a lui-même livré les portes de sa cité à l’ennemi; le clergé a et le peuple qui lui étaient confiés sont devenus sa proie et ont été réduits en captivité. Il prétend qu’il est le jouet de l’ennemi; pourquoi a-t-il contraint bourgeois et chevaliers à se parjurer? Pourquoi réunit-il des troupes contre nous, a pourquoi fortifie-t-il sa ville et ses châteaux contre nous? S’il est captif pourquoi refuse-t-il d’être délivré? S’il est victime de la violence, pourquoi refuse-t-il d’être secouru? S’il est libre, pourquoi n’est-il pas auprès de nous? On le mande à la cour; il refuse de s’y rendre. Il est appelé par les archevêques et les évêques comprovinciaux; il répond qu’il ne leur doit rien. C’est donc à vous, successeur des Apôtres, qu’il appartient de statuer sur le sort de ce nouveau Judas; sinon craignez que le nom du Seigneur ne soit blasphémé par nous et qu’excités par un juste ressentiment et par votre silence, nous n’entreprenions la ruine de la ville et l’incendie de toute une province. Vous serez sans excuse devant Dieu, votre juge, si vous laissez notre requête sans réponse et sans jugement».

Jean XV fit d’abord un excellent accueil aux ambassadeurs. Mais, dès le lendemain, ses bonnes dispositions étaient changées. Le départ des ambassadeurs avait été appris de Charles et de ses partisans. Son ami et parent, le comte Herbert le Jeune, imagina de rendre leur mission inutile. Il les fit suivre par des envoyés à lui, qui, aussitôt arrivés à Rome, usèrent d’arguments éloquents ; ils offrirent au pape de grands présents, entre autres un magnifique cheval blanc. Aussi les malheureux messagers de Hugues durent rester pendant trois jours devant les portes du palais papal sans pouvoir obtenir de Jean XV une nouvelle audience. Quand ils connurent le motif de cette disgrâce, ils comprirent qu’il était inutile de prolonger leur séjour à Rome et repri­rent tristement le chemin de France.

Les clercs de Brunon ne furent pas plus heureux. Les officiers (ministri) du pape répondirent à leurs plaintes en leur conseillant d’offrir une somme de dix sous d’or pour la rançon de leur maître. Les clercs français accueillirent cet avis avec dérision et répliquèrent que si leur évêque avait pu être délivré à prix d’argent, ils n’auraient pas hésité à offrir mille talents. Le pape impatienté s’écria : «L’affaire regarde alors celui pour qui il a été fait prisonnier, et ne voulut plus rien entendre. A leur retour, les clercs trouvèrent leur maître délivré. Charles l'avait remis en liberté, nous ignorons à quel propos.

Brunon avait profité de cette faiblesse pour nouer des relations avec Gerbert et chercher à lui faire abandonner le parti de Charles. C'est qu'en effet Gerbert s’était assez vite repenti de sa défection. Tourmenté par les remords» effrayé sans doute par les anathèmes du concile de Senlis et par l’envoi de l’ambassade auprès du pape, il sentait de plus qu’il s’était engagé dans une position défavorable à ses intérêts. Il n’était pas au pouvoir de Charles de lui donner l’équivalent de ce qu’il pouvait espérer, soit de l’empire, soit du roi de France. Il songea dès lors à rompre avec Charles et Arnoul sans exciter leurs soupçons et sans tenir une conduite trop piteuse. Déjà quelque temps après la prise de Reims, il était rempli de regrets. Il essayait de se consoler par la lecture de Cicéron: «Heureux aux yeux des hommes, écrivait-il à Romulfe, abbé de Sens, nous nous jugeons nous-mêmes très malheureux. Nous recherchons les affaires du monde, nous les trouvons, nous les exécutons, et nous sommes devenus pour ainsi dire le chef des entreprises criminelles.» La réponse sévère d’Ecbert aux lettres hypocrites d’Arnoul contribua à augmenter encore ses inquiétudes.

Charles, croyant Gerbert désormais gagné à sa cause, le laissait parfaitement libre de ses mouvements. Il put donc se rencontrer avec Brunon au château de Roucy; celui-ci le ramena au parti capétien. Gerbert se rendit aussitôt à Senlis où demeuraient les rois Hugues et Robert. Ils lui pardonnèrent et lui rendirent leur faveur. Il écrivit alors à son sauveur Brunon pour l’inviter au nom des rois à venir le rejoindre sans retard à Senlis «pour le salut de l’État...et la délivrance de tous les gens de bien.»

En même temps, il s’adressait à Ecbert pour lui redemander son amitié et excuser ses fautes: «Maintenant, je suis à la cour royale, méditant les paroles de vie avec les prêtres du Seigneur. Je n’ai pu souffrir de rester plus longtemps, par attachement pour Charles et Arnoul l'organe du démon en plaidant pour le mensonge contre la vérité. Je vous prie de me trouver encore digne de votre ancienne bienveillance; j’ai selon votre gré découvert ma conscience pour que vous connaissiez par moi ce que vous devez penser de la trahison «qui a livré la ville de Reims.» Il écrivit encore une lettre affectueuse à Adalbéron de Verdun : «Je sais, lui disait-il, que vous vous réjouissez de me voir échappé aux complots d’hommes pervers et rentré dans la communion de l’Église.»

Gerbert était redevenu le secrétaire de Hugues Capet. C’est en son nom qu’il écrivit à un grand personnage de Lorraine ou d’Allemagne, parent du roi deux lettres fort obscures pour nous et pleines d’allusions à des faits qui nous échappent. Tout ce qu’on y peut distinguer, c’est qu’il existait une brouille sérieuse entre Hugues et le seigneur de son correspondant (Otton III probablement), querelle entretenue par des gens qui y trouvaient leur intérêt. L’état du royaume de France était tellement troublé que Hugues ne pouvait ni envoyer des messagers (interceptés par Charles?) ni se rendre à une entrevue avec l'autre roi. Hugues priait son correspondant de pacifier les états et d'établir entre lui et son seigneur (Otton III) des relations honorables d’amitié.

Rothard, évêque de Cambrai, suffragant de l’église de Reims, n'avait pas lancé l’interdit sur les diocèses de Reims et de Laon, soit qu'il ignorât les décisions du concile de Senlis, soit pour tout autre motif. Les évêques comprovinciaux les lui notifièrent alors par la plume de Gerbert.

Les ambassadeurs revinrent de Rome au début de l’au­tomne. En apprenant le triste résultat de leur mission, Hugues Capet furieux et à bout de patience, résolut d’exécuter les menaces que contenait la fin de sa lettre à Jean XV et de recourir enfin aux armes contre son rival.

Ce fut alors que Gerbert, qui n’avait pas encore tout à fait rompu avec Arnoul, lui écrivit une lettre de rupture : «Après avoir longtemps et mûrement réfléchi sur l’état de notre ville (Reims) ne voyant point d’issue à ses maux, qui ne fut la ruine des honnêtes gens, j’ai enfin adopté un parti qui puisse à la fois remédier aux fléaux présents et garantir mes amis pour l’avenir. Je change de résidence, je change de souverain. Je reprends ma liberté et vous abandonne ainsi qu’à mes envieux les bénéfices que je tiens de vous; de crainte d’être accusé ici d’avoir violé ma parole et stigmatisé pour avoir en quelque sorte contracté alliance avec votre oncle; car, selon ma manière de voir, on ne doit rien à l’un quand on a engagé sa foi à l’autre. Si nous voulons votre salut, comment pouvons-nous servir votre oncle? Si nous servons votre oncle, comment pouvons-nous vouloir votre salut? Nous tranchons ce débat, nous nous retirons auprès d’autres princes, de manière à ne plus devoir à vous et à lui qu’une bienveillance à titre gratuit. Si vous l’acceptez, conservez à moi et aux miens les maisons que j’ai élevées à grands frais, ainsi que leur mobilier. Nous vous prions aussi de ne porter aucune atteinte aux églises qui nous sont échues par de solennelles et légitimes donations selon la coutume du diocèse. Pour le reste nous ne vous importunerons pas. Vous attacherez à votre service, par ces bons procédés, un homme désormais indépendant. Mais si vous transgressez ces conditions, il sera évident que, comme je l’entends dire, vous avez donné tous nos biens en fief à nos envieux, au moment même où nous dirigions les plus subtiles négociations selon vos désirs. Nous ne pourrons alors oublier les maux passés si des indices présents en rappellent le souvenir.»

Hugues Capet, ayant rassemblé une armée de six mille hommes, mit ses menaces à exécution. Il se jeta sur le Laonnois, le Vermandois, le Soissonnais et le pays Rémois, qui formaient à Charles comme une principauté, et résolut de réduire son rival par la famine. Il ravagea, brûla, dévasta de fond en comble cette malheureuse région, avec une telle férocité qu’il n’épargna même pas la cabane d’une vieille paysanne tombée en enfance. Cette ardeur de destruction ne s’apaisa que lorsqu’il apprit que Charles sortait de Laôn et marchait à sa rencontre. Grâce aux secours que lui fournit probablement son partisan, le comte Herbert, et surtout son neveu Arnoul, qui lui amena les chevaliers et les milices de l'archevêché de Reims, il avait pu réunir quatre mille hommes. L’armée de Hugues était supérieure en nombre. Le roi craignant même d’être «gêné par trop de monde et embarrassé de ses propres forces», divisa ses troupes en trois corps. Il devait combattre à la tête du premier, le second formait la réserve, le dernier devait enlever le butin et sans doute garder les bagages. Ces dispositions étaient excellentes. Hugues fit preuve d’une tactique supérieure à celle que déployèrent ses descendants, Philippe VI et Jean II aux batailles de Crécy et de Poitiers. Il est vrai que pour le courage il leur était fort inférieur. En effet, au moment de donner le signal du combat, quand Charles se tenait sur la défensive et priait Dieu de protéger sa petite armée, Hugues s’arrêta, hésita et, après une délibération avec ses vassaux, prit le parti... de battre en retraite. Charles n’avait pas assez de forces pour le poursuivre; c’était déjà beaucoup d’avoir inspiré à son rival une telle frayeur. Il revint s’enfermer dans Laon avec Arnoul.

Pour expliquer la conduite étrange de Hugues Capet, Richer prétend qu’il avait des remords, «qu'il se rendait compte d’avoir agi criminellement en dépouillant Charles du trône de ses pères pour se l’approprier lui-même.» Le fait n’est pas impossible; c’est la raison la plus honorable qu'un puisse alléguer en faveur du Capétien. Toutefois sa pusillanimité vis-à-vis de Charles fait un triste contraste avec son ardeur impitoyable contre les paysans sans défense du Laonnois.

Remis de son émoi, Hugues résolut d’assiéger son rival dans Laon pour la troisième fois. Eudes de Chartres n'avait pas pris part aux hostilités précédentes. Il se renfermait dans une neutralité favorable à Charles. Quand il apprit le dessein du roi, il y vit une occasion favorable de réaliser un projet qui lui tenait au cœur. Il désirait ardemment la possession de la forteresse de Dreux qui faisait partie du domaine royal. Il alla trouver Hugues Capet, lui représenta les difficultés du siège, la position inaccessible de Laon, l’impossibilité d'employer les machines de guerre, le découragement et la faiblesse numérique de son armée. Le roi, vivement attristé de ce discours trop vrai, lui demanda son aide et promit de reconnaître ses services. C’était bien ce qu’attendait le comte de Chartres. Il savait que, pour triompher, Hugues avait absolument besoin de ses troupes, et il voulait se faire payer très cher son appui. Les comtes de Chartres jouaient vis-à-vis des premiers Capétiens le rôle que les ancêtres de ceux-ci avaient joué vis-à-vis des Carolingiens.

Eudes s’engagea à secourir le roi et à lui prendre la ville de Laon, moyennant la cession de Dreux, Hugues, enflammé de vengeance contre Charles, accepta une condition aussi dure; il n’en retira aucun profit. Eudes ne se pressa pas d’entamer le siège de Laon; sa première préoccupation fut de se rendre à Dreux, de se faire prêter serment de fidélité par ses nouveaux vassaux et de mettre garnison dans la ville. Quand il fut prêt à remplir ses engagements envers le roi, il était trop tard. Un moyen plus sûr de s‘emparer de Laon venait de s’offrir.

Ascelin gardait un profond ressentiment des mauvais traitements que lui avait infligés Charles trois ans auparavant. Le projet formé par celui-ci, et dont Gerbert lui avait fait part, de lui enlever son évêché et de lui donner un remplaçant, n'avait pu qu’exciter sa rancune. Après avoir longtemps médité des projets de vengeance, il s'arrêta au plan suivant qui dénote chez cet homme une constance et une profondeur de dissimulation qui étonnent, même à cette époque de mensonges et de trahisons. Il feignit de vouloir se réconcilier avec Charles pour obtenir ainsi l’accès de la ville de Laon. Adressée directement au duc de Lorraine, cette proposition aurait eu peu de chances de succès. Aussi, Ascelin, avec une fourberie et une habileté extrêmes, résolut d’y parvenir par l’intermédiaire d’Arnoul. La jeunesse, la légèreté, la faiblesse d’esprit de l’archevêque de Reims le disposaient très bien à être la dupe d’un habile intrigant. Il accueillit favorablement les ouvertures d’Ascelin et accepta une entrevue. Il fut immédiatement séduit par ses démonstrations amicales et ses propositions. Ascelin prétendit que leur situation à tous deux présentait de grandes analogies ; lui- même avait perdu les bonnes grâces de Charles et Arnoul celles de Hugues Capet. Quelle perspective de bonheur et de pouvoir pour tous deux s’ils pouvaient s’appuyer à la fois sur les deux princes! Si Arnoul obtient de Charles qu’il lui restitue son évêché, Ascelin, de son côté, usera de son crédit pour réconcilier l’archevêque de Reims avec le roi.

Arnoul tomba facilement dans le piège. Un plus habile que lui se serait laissé tromper. C’était bien un hypocrite, lui aussi, mais naïf à côté d’Ascelin, l’être le plus profondément scélérat de son époque. Arnoul, après avoir embrassé son nouvel ami, revint à Laon et réussit à obtenir de son oncle la grâce de l’évêque. Celui-ci était retourné auprès de Hugues et lui avait dévoilé ses projets; «aussi, grands furent les compliments et l’espoir de reprendre la ville.» Hugues Capet abandonna alors ses préparatifs belliqueux et attendit que la trahison lui livrât ce que ses talents et son courage n’auraient jamais pu lui donner.

Charles appela Ascelin à une entrevue et lui fit un accueil honorable. L’évêque le flatta de l’espoir que bientôt il triom­pherait de son rival, et ils se séparèrent après s’être prêté un serment d’alliance. Ascelin emmena Arnoul à la cour du roi. Hugues n’eut pas honte de prendre part à cette comédie infâme. Il embrassa Arnoul et refusa même d’entendre ses excuses; il feignit de croire que Charles avait usé de violence à son égard. Tout ce qu’il demandait à l’archevêque, c’était d’amener son oncle à reconnaître l’autorité royale et à tenir d’elle ce qu’il avait envahi. Arnoul, étourdi par ce bon accueil, fit les plus grandes promesses; c’était son habitude. Pour achever de lui faire perdre la tête, Hugues lui prodigua les marques d’honneur. Au dîner, Arnoul fut placé à la droite du roi, Ascelin à la gauche de la reine. Après avoir pris congé de Hugues, l’archevêque retourna à Laon rapporter à son oncle ses excellentes dispositions. «Dès lors il chercha à amener la réconciliation du roi et de Charles et à mériter leur faveur. »

Le duc de Lorraine n’hésita plus à laisser rentrer Ascelin dans Laon. L’évêque fut reçu avec éclat, ses serviteurs exilés furent rappelés et jouirent de leurs biens sans inquiétude. Cependant, par un reste de prudence, Charles exigea qu’Ascelin lui prêtât serment de fidélité envers et contre tous ; sans hésiter, l'évêque jura sur les reliques. Il inspira alors une confiance générale et put surveiller les fortifications de la ville, s’enquérir des affaires de chacun sans exciter aucun soupçon. Quand il connut les habitudes de Charles et des siens, il se décida à exécuter la trahison.

C’était le dimanche des Rameaux (29 mars 991), Charles, Arnoul et Ascelin dînaient dans la tour de Laon; l'évêque était très gai. A plusieurs reprises il avait déjà offert au duc de se lier à lui par un serment encore plus solennel, s’il lui restait quelque doute sur sa fidélité. Charles le prit au mot. Mais à partir d’ici, il faut traduire le récit si vivant et si intéressant de Richer :

«Charles, qui tenait entre ses mains une coupe d’or du pain trempait dans le vin, la lui présenta après avoir longuement réfléchi et lui dit: Puisque vous avez aujourd’hui, conformément aux décrets des Pères, sanctifié les palmes et les rameaux, consacré le peuple par vos saintes bénédictions et offert à nous-mêmes l’Eucharistie, dédaignant les calomniateurs qui insinuent qu’il faut se méfier de vous, je vous tends, à l’approche de la Passion de notre seigneur et sauveur Jésus-Christ, ce vase qui convient à votre dignité avec le vin et le pain rompu. Videz cette coupe en signe de fidélité inviolable à ma personne ; mais si vous n'avez pas l'intention de garder votre foi, abstenez-vous, de peur de jouer l’horrible personnage de Judas.» — Ascelin répondit : Je vais prendre la coupe et boirai volontiers.»— Charles poursuivit vivement : «Ajoutez que vous garderez votre foi.» — Il but et ajouta : «Je garderai ma foi; qu’autrement je périsse avec Judas.» Il proféra devant les convives beaucoup d’autres serments de ce genre.

« La nuit approchait, nuit de nuit et de trahison. On se disposa à aller se coucher et à dormir jusqu’au matin. Ascelin, poursuivant le cours de sa trahison, pendant que Charles et Arnoul dormaient, enleva de leurs chevets leurs épées et leurs armes et les cacha. Il appela le portier, qui ignorait sa fourberie, et l’envoya au plus vite chercher un de ses serviteurs, lui promettant de garder la porte pendant ce temps. Quand il fut parti, Ascelin se plaça au milieu du passage, tenant une épée sous ses vêtements. Bientôt rejoint par les siens, complices du crime, il les introduisit tous.

«Charles et Arnoul reposaient, accablés par le sommeil du matin. En se réveillant, ils aperçurent leurs ennemis serrés en troupe autour d’eux; ils sautent du lit, cherchent leurs armes, et, ne les trouvant pas, demandent ce que signifie cet évènement matinal. Ascelin leur répondit : Vous m’avez autrefois enlevé cette place et forcé de m’en éloigner exilé. Vous en voici chassés à votre tour ; et votre sort sera pire que le mien, car je suis resté libre de ma personne, tandis que vous êtes tombés au pouvoir d’autrui.» — Charles répliqua : J’admire, évêque, comme tu te souviens du repas d’hier soir! N’es-tu pas arrêté par le respect de la Divinité? N’est-ce rien que la foi du serment? N’est-ce rien que les imprécations d’hier soir? En disant ces mots, il se jeta sur son ennemi. Les hommes d’armes enveloppent le furieux, le rejettent sur son lit et l’y maintiennent. Ils font de même pour Arnoul. Ils les renferment dans la même tour, la ferment avec des serrures, des verrous, des barres, et y placent des gardes.

«Cependant les cris des femmes et des enfants, les gémissements des serviteurs montaient jusqu’au ciel et réveillaient les habitants. Les partisans de Charles trouvèrent le salut dans la fuite, et il n’était que temps : à peine étaient-ils sortis qu’Ascelin ordonna qu’on s’assurât de la ville afin de saisir tous ceux qu’il regardait comme ses ennemis. On les chercha sans les trouver. C’est ainsi qu’un fils de Charles, âgé de deux ans et portant le même nom que son père, fut soustrait à la captivité. Ascelin envoya au plus vite des messagers au roi, alors à Sentis, pour lui annoncer que la ville jadis perdue venait d’être reprise, que Charles était prisonnier avec sa femme et ses enfants, ainsi qu’Arnoul, trouvé au milieu des ennemis. Qu’il vienne sans délai avec tous ceux qu’il pourra réunir, qu’il ne perde pas son temps à rassembler l’armée, qu’il invite par messages les voisins en qui il a confiance à le suivre de près; qu’il vienne vite, même peu accompagné.

«Le roi prit avec lui tout ce qu'il put trouver et se rendit à Laon sans retard. Après avoir fait son entrée dans la ville, où il fut reçu selon sa dignité royale, il s’enquit et fut informé du sort de ses fidèles, de la prise de la ville et de la captivité des ennemis. Le lendemain, il réunit les habitants et exigea d’eux fidélité. Ceux-ci, comme des prisonniers, étaient passés sous une autre domination. Ils promirent fidélité et se lièrent au roi par serment. Sur de la ville, le roi retourna à Senlis avec les prisonniers. Il interrogea ensuite les siens et leur demanda conseil sur ce qu’il devait faire. Les uns pensaient qu’il fallait recevoir comme otages à la place de Charles, homme illustre et de sang royal, ses fils et ses filles, exiger qu’il prêtât serment d’être fidèle au roi, de ne jamais revendiquer le royaume de France et qu’il en déshéritât ses fils par testament. Cela fait, Charles devait être remis en liberté. D'autres étaient d’avis de ne pas relâcher si vite un homme illustre, d'une race si ancienne, mais de le gardera u pouvoir du roi jusqu’a ce que ses partisans se dévoilent. On verrait si par le nombre, le nom, le chef, ils étaient capables d’être appelés adversaires du roi des Francs, ou bien s'ils étaient sans importance. S’ils étaient faibles et peu nombreux, il fallait retenir Charles ; s’ils étaient forts et nombreux, il fallait céder et le relâcher. En conséquence le roi jeta en prison Charles, sa femme Adélaïde, son fils Louis et ses deuix filles, l’une appelée Gerberge, l’autre Adélaïde, enfin son neveu Arnoul (30 mars 991 ).»

A partir de ce moment, le sort des derniers Carolingiens devient très obscur. Charles parait avoir été transféré avec sa femme, ses enfants et Arnoul dans la prison que les Capé­tiens possédaient à Orléans. Sigebert de Gembloux fait mourir Charles en 991, c’est-à-dire l’année même où il fut trahi, mais ce chroniqueur semble avoir confondu la date de sa mort avec celle de sa captivité. Il vivait probablement encore en janvier 992. L’art de vérifier les dates le fait mourir cette même année, le 21 mai, mais la date d’année ne repose sur aucun fondement solide et la date du mois est fausse ; en effet, Ernst, qui a eu entre les mains le Nécrologe de Liège, nous apprend que sa commémoration y est indiquée au 22 juin en ces termes : « X. kl. julii cornmemoratio ducis. » Charles était déjà mort probablement en 995.

En 1666, un antiquaire liégeois trouva dans la crypte de Saint-Servais de Maastricht un sarcophage en plomb sur lequel était gravée l'inscription suivante en caractères du XIe siècle :

KaROLI COM. CEN

SE STIRPIS FILIO LOTHUICI

FRATR1S LOTHARH

Francor REG

Anno Dni. MI.

Ce qu’un érudit du nom de Paquot restitua : Karoli comitis generose stirpis filii Lothvici, fratris Lotharii, Francorum regum. Anno Domini 1001. Le P. Papebroch en avait conclu que Charles, ayant renoncé à ses droits à la couronne de France, s’était retiré à Maastricht et y était mort en 1001. Cette opinion fut généralement adoptée. Mais à la fin du XVIII siècle, le chanoine Ernst fit observer que cette inscription pourrait simplement indiquer que le corps de Charles aurait été transporté à Maëstricht en l’an 1001.

Nous devons ajouter que nous ne sommes nullement certain de l’authenticité de cette épitaphe. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il n’est pas invraisemblable qu’Otton, fils aîné de Charles, et duc de Basse-Lorraine, ait obtenu le corps de son père après sa mort, et l’ait enterré à Maëstricht. Cette ville était voisine de ses domaines et nous allons voir qu’il eut des relations plus ou moins heureuses avec une abbaye de cette région et mourut lui-même à Maëstricht.

Otton était le fils aîné de Charles et probablement de son premier mariage; on peut le conjecturer par son nom même qui place sa naissance avant 985; à partir de cette date, son père devint en effet ennemi des empereurs saxons de ce nom. Il était resté en Lorraine pendant que son père disputait la couronne à Hugues Capet; quand Charles mourut, il lui succéda dans son duché de Basse-Lorraine. Il paraît avoir été un vassal dévoué d’Otton III, son cousin; il l’accompagna à son dernier voyage en Italie et quand l’empereur fut mort au mont Soracte en janvier 1002, il fut un de ceux qui rame­nèrent son corps en Allemagne. Le nouveau roi, Henri II, ayant eu gravement à se plaindre de Thierry II, évêque de Metz, donna en 1o02 à Otton, qui était également son cousin, les possessions de cet évêque dans la Basse-Lorraine, entre autres le monastère de Saint-Trond. Otton pilla et foula l’abbaye. Les moines de Saint-Trond invoquèrent la protection de leur saint patron. Inutile de dire qu’ils l’obtinrent. Otton, méprisant un songe menaçant envoyé par le saint, entra dans le monastère pour recueillir le fruit de ses rapines; mais au moment de franchir la porte pour sortir, il se sentit frappé entre les épaules par un coup violent; une fièvre mortelle le saisît, il se traîna jusqu’à Maastricht où il expira. Sigebert de Gembloux donne 1005 comme année de sa mort. C’est une erreur très certainement. Otton a vécu plus long­temps ; en effet il eut pour successeur Godefroi, (fils de Godefroi de Verdun, l’adversaire de Lothaire). Celui-ci fut établi duc de Basse-Lorraine par l’empereur Henri II, à la recommandation de Gérard évêque de Cambrai; or, Gérard ne fut nommé évêque qu’en 1012. Ainsi Godefroi n’a pu obtenir le duché de Basse-Lorraine avant 1012 au plus tard; par suite, Otton a dû vivre jusqu’à cette date. Il ne laissait pas d’enfants, ce qui explique pourquoi son duché passa dans une autre maison.

Une légende accréditée veut que Louis et Charles soient jumeaux et nés dans la prison d’Orléans. Ils se seraient enfuis plus tard auprès de l'empereur. Cette tradition n’a pas plus de valeur que les bruits d’empoisonnement de Lothaire et de Louis V. Louis et Charles ne sont pas nés en prison à Orléans et ne sont pas jumeaux. Charles avait deux ans quand son père fut livré le 30 mars 991; Louis était sensiblement plus âgé. En 989, ce devait être déjà un enfant d’un certain âge.

Nous avons vu que Charles fut sauvé de la captivité par de fidèles serviteurs. Il est plus que probable qu’il fut confié aux soins de son frère Otton et qu’il mourut avant lui. Louis fut envoyé en prison avec son père et sa mère à Orléans. En 995, l’évêque de Laon conspira avec Eudes I, comte de Chartres, pour livrer la France à Otton III. Ils avaient évidemment des desseins sur le jeune Louis, car nous voyons les rois Hugues et Robert, effrayés, réclamer à Ascelin, non seulement la citadelle de Laon, mais la personne du jeune prince «dont ils lui avaient confié la garde». Que s’était-il donc passé depuis 991 pour que Louis eût été confié à Ascelin? Nous pensons qu’après la mort de Charles, arrivée à Orléans peu après 992, Hugues Capet relâcha sa femme et ses filles, laissa à Orléans Arnoul (le fait est certain), et donna Louis en garde à l’évêque de Laon dont il se croyait absolument sûr (bien à tort comme on vient de le voir). Si Charles avait vécu encore en 995, il me semble qu'Eudes de Chartres et Ascelin auraient intrigué en sa faveur plutôt qu’en celle d’un enfant. Ascelin refusa d’abord de rendre Louis et la ville de Laon. Sa trahison fut avouée dans un entretien avec les rois. Mais leur en obéit-il davantage? Le fait est douteux. Quatre ans plus tard, en 999, Robert était obligé d’appeler à son aide Baudoin, comte de Flandre, pour assiéger Laon; et l'année suivante, Gerbert, devenu le pape Silvestre II, citait à Rome le traître incorrigible. Il ne serait donc pas impossible que Louis soit resté aux mains d’Ascelin jusqu’en l'an 100Û. Depuis lors nous ignorons absolument le sort de Louis comme celui de son frère Charles.

Louis a longtemps passé pour le premier des Landgraves de Thuringe. Échappé des mains de Hugues Capet et de Robert, il aurait rejoint son parent Conrad le Salique en 1025 et aurait obtenu de lui la Thuringe en fief. Louis a le «Barbu» aurait ensuite épousé Cécile de Sangerhausen et aurait fondé cette maison des Landgraves de Thuringe qui s’éteignit en 1247 avec Henri Raspon, le rival de Frédéric II.

Cette tradition n’est pas aussi invraisemblable qu’elle le pa­raît de prime abord. Elle pouvait s’appuyer d’abord sur les chroniqueurs français eux-mêmes (Adhémar, etc.), qui pré­tendent que les fils de Charles s’enfuirent auprès des empereurs; et ensuite sur un diplôme authentique de Conrad le Salique (Gozlar, 27 avril 1039), par lequel l’empereur, à la demande de sa femme Gisèle, donne à perpétuité au comte Louis, son cousin, un grand nombre de domaines en Thuringe.

Comment Louis pouvait-il être cousin de Conrad le Salique? Il l’était par Gisèle, femme de l’empereur ; en effet, elle était fille d’Hermann II, duc de Souabe, et de Gerberge. Gerberge était fille de Mathilde et de Conrad, roi de Bourgogne. On sait que Mathilde était sœur de Lothaire et de Charles de Lorraine, père de Louis. Cette identification de Louis I, le Barbu, landgrave de Thuringe, avec Louis, fils de Charles de Lorraine, apparaît pour la première fois, à ma connaissance, dans l’Historia Erphesfordensis anonymi scriptoris de Landgraviis Thuringiae qui date du XV siècle seulement. Le système eut beaucoup de vogue depuis cette époque. Nommons parmi ses partisans résolus : David Blondel, Baronius, le P. Pagi, etc. Il fut néanmoins combattu dès le XVII siècle par J.J. Chifflet et Chantereau-Lefèvre; mais le premier avait un parti pris évident; le second y voyait à tort une invention du genre de celles du célèbre faussaire Rozières.

Cette hypothèse, après tout vraisemblable, ne trouva pas crédit auprès de tous les érudits allemands. En 1781, un savant du Palatinat bavarois, Georges Croll, soutint dans une dissertation lue à l’académie de Mannheim que Louis le Barbu était fils de Conrad, frère d’Hermann II, duc de Souabe, et par suite cousin germain de l’impératrice Gisèle. Mais sa prétendue démonstration n’est rien moins que convaincante, et les historiens de notre époque ont tendance à considérer le problème comme insoluble.

Bien d’autres hypothèses ont eu cours du XVI au XVIII siè­cles sur l’origine de Louis I de Thuringe. Leur examen nous entraînerait trop loin, et d’ailleurs serait hors de notre sujet, puisque nous croyons savoir que ce personnage n’était pas fils de Charles de Lorraine. On les trouvera exposées et savamment discutées au tome III des Selecta juris et historiarum de Henri-Christian Senckenberg.

Si, désirant connaître le sort des deux filles de Charles de Lorraine, nous ouvrons n’importe quel livre d’histoire, nous y verrons que l’une, Hermengarde, épousa Albert I, comte de Namur, et l’autre, Gerberge, Lambert, comte de Louvain. Les Histoires de France font remarquer en outre que la race de Charlemagne remonta sur le trône par le mariage d’Isa­belle de Hainaut, descendante d’Hermengarde, avec Philippe-Auguste. On est, aussitôt pris de méfiance. Aucune source contemporaine ne nous apprend qu’il y ait eu une fille de Charles nommée Hermengarde ; et l’on est dès lors porté à croire qu’on se trouve en présence d’une tentative généalogique ayant pour but de rattacher les Capétiens à la race de Charlemagne. Cette espèce de supercherie est très fréquente en histoire. On sait que les Carolingiens eux-mêmes ont voulu descendre des Mérovingiens. Néanmoins cette idée ne serait pas juste. On trouve les comtes de Namur rattachés aux Carolingiens ‘dans des généalogies sensiblement antérieures à Philippe-Auguste, dans celle de saint Arnoul de Metz, rédigée à Metz en 1164, et qui elle-même reproduit la Genealogia comitum Buloniensium composée du temps de Godefroi de Bouillon entre 1089 et 1100. Ajoutons qu’une source à peu près contemporaine des événements qu’elle rap­porte, les Gesta episcoporum Cameracensium, nous apprend qu’en l’année 1012 Robert le jeune, comte de Namur, prêta mainforte à Lambert, comte de Hainaut et de Louvain, pour attaquer Baudry, évêque de Liège, à Hougard près Tirlemont, (12 octobre). Ils firent prisonnier dans la bataille le comte Hermann, fils de Godefroi de Verdun; mais la mère du comte Robert lui rendit la liberté à condition qu’il les réconcilierait avec l’empereur Henri II qu’ils avaient offensé. On remarquera que la mère de Robert de Namur n’est pas nommée; mais Lambert avait épousé une fille de Charles de Lorraine, comme nous allons le prouver; on peut conjecturer avec une certaine vraisemblance que si Robert de Namur et sa mère vinrent à son aide, c’est qu’il existait entre eux une relation de parenté, c’est-à-dire que la comtesse de Namur était belle-sœur du comte de Louvain. Ce n’est là qu’un indice; et trois raisons nous empêchent d’admettre avec certitude qu’une fille de Charles, du nom d’Hermengarde, ait épousé Albert, comte de Namur. La seconde fille de Charles ne s’appelait pas Hermengarde, mais Adélaïde; le nom du premier comte de Namur est inconnu, c’est arbitrairement que les Généalogies lui donnent le nom d'Albert; les plus anciennes Généalogies se trompent sur le nom du second comte de Namur; elles le nomment Albert, en réalité il s'appelait Robert. Cette erreur serait peu admissible si ces Généalogies avaient été composées avec des sources vraiment authentiques. La troisième continuation des Gesta abbatum Trudonensium fait d’Hermengarde, comtesse de Namur, une fille non pas de Charles, mais de son fils Otton. Cette assertion ne soutient pas l'examen. Si Otton avait eu une fille, celle-ci n'aurait pu avoir en 1008 un fils en état de porter les armes. A cette date, c’est tout au plus si elle eût été en âge d’être mariée.

Le mariage de Gerberge avec Lambert, comte de Hainaut et de Louvain, nous semble en revanche parfaitement historique. Il nous est d’abord attesté par la Chronographia de Sigebert de Gembloux : «Raginerus Hathuidem filiam, Hugonis postea regis, Lantbertus vero Gerbergam, filiam Karoli ducis, duxere uxores. » Sigebert a seulement le tort de mettre ces événements en 977. Cette date est celle du mariage de Charles et non de ses filles. Le mariage de Hathuide, fille de Hugues Capet, avec Renier, comte de Hainaut, nous est raconté dans un diplôme de Philippe I. Richer nous est garant que Charles avait bien une fille du nom de Gerberge. Les Gesta abbatum Gemblacensium, composés par le même Sigebert nous fournissent un témoignage encore plus sûr que la Chronograpkia : Lambert, époux de Gerberge, put se croire des droits au duché de Basse-Lorraine quand Otton, frère de sa femme, mourut vers l’an 1012. Nous avons vu que le duché fut alors donné à Godefroi II, comte de Verdun. Trompé dans son ambition, Lambert s’allia avec sou neveu Renier (fils d'Hathuide et de Renier IV) et livra bataille à Godefroi et à son frère Hermann. Il fut vaincu et tué à Florines le 12 septembre 1015. Sa veuve Gerberge et son fils Henri firent à l’abbaye de Gembloux pour le repos de son âme, des donations qui furent confirmées par l’empereur Henri II se trouvant à Liège le 27 janvier 1018. Sigebert, qui était moine de Gembloux, a eu ces chartes entre les mains, il nous en a donné le résumé et a même transcrit le diplôme de Henri II. On comprend maintenant pourquoi nous attachons tant de prix à son témoignage. D’après la troisième continuation des Gestes des abbés de Saint-Trond, Gerberge aurait apporté en dot à Lambert, comte de Hainaut, la partie du Brabant qui comprend Bruxelles et Louvain’. Lambert a-t-il acquis Louvain et Bruxelles par sa femme ou bien ces villes lui venaient-elles de son grand-oncle Gilbert, duc de Basse-Lorraine? C’est assez difficile à dire. Remarquons toutefois que Charles, père de Gerberge, possédait Bruxelles, et il est bien probable que Louvain, si rapproché de Bruxelles, ne formait avec cette ville qu’un seul comté.

Gerberge était-elle la fille aînée de Charles? La question peut paraître des plus insignifiantes. Elle a passionné néanmoins des érudits, français et étrangers, aux XVII et XVIII siècles. Chifflet, dans ses Vindiciae Hispanicae, prétendait faire descendre d'elle les rois d'Espagne. Si elle était l’aînée, le véritable héritier du trône de France, c’était Philippe IV. On s’imagine la fureur avec laquelle David Blondel, ennemi juré de Chifflet. accueillit cette assertion téméraire qui inquiétait son patriotisme. De Marne la combattit également dans son Histoire de Namur par esprit local ; il voulait que la fille aînée de Charles fût Hermengarde, mariée au comte de Namur (?). Les preuves invoquées par ces érudits sont toutes plus puériles les unes que les autres. La question est insoluble et nous laisse d’ailleurs profondément indifférents. La date de la mort de Gerberge est inconnue. Elle fut enterrée à Sainte-Gertrude de Nivelles, dont son mari et son fils étaient avoués. On n'est pas sûr si elle eut seulement Henri pour fils ou si elle laissa encore Baudry (appelé aussi Lambert), et une fille, Mathilde.

Nous n’avons pas à retracer ici la destinée de l'archevêque Arnoul. C’est un sujet qui rentre dans l’histoire des règnes de Hugues et de Robert. Sa naissance et ses fonctions lui interdisaient en effet toute prétention au trône de France. En réalité, c’est le 30 mars 991 que finit l’histoire des derniers Carolingiens.

Il ne semble pas que les contemporains se soient beaucoup inquiétés du sort des derniers descendants de Charlemagne. Quelques dates de chartes ne doivent pas nous faire illusion.  La souveraineté de Hugues Capet fut bien vite reconnue, même dans les parties les plus éloignées du royaume Quand la résistance de Charles eut été brisée par la trahison d’Ascelin, quand Hugues eut établi un ordre de choses qui ne différait en rien de celui des Carolingiens ses prédécesseurs, personne ne songea plus à ces derniers. Dès le premier tiers du XI siècle, ils étaient devenus aussi indifférents aux hommes de cette époque que pourraient l’être des descendants des Stuarts aux Anglais du XIX siècle.

Est-ce à dire que le sort des Carolingiens était réglé d’avance et qu’ils étaient fatalement destinés à disparaître à bref délai et à céder la place à une nouvelle dynastie ?

Nous ne partageons en aucune façon cette conception de l’histoire. Sans doute il serait absurde de nier qu'il y a certains grands mouvements qui se produisent d’une façon fatale, irrésistible. Telle est la formation de la féodalité; elle point dès la fin de l’empire romain, se forme silencieusement sous les Mérovingiens, continue sous Charlemagne lui-même, comme un feu qui couve sous la cendre, et se manifeste avec une force irrésistible dès le milieu du IX siècle. Telle est la tendance à la centralisation et à la monarchie absolue qui se produit dans tous les pays de l’Europe du XIV au XVIII siècle. Enfin qui ne voit, pour s’en féliciter ou pour le déplorer» que depuis deux cents ans le monde est entraîné vers la démocratie? Voilà les seuls événements» à propos desquels on puisse se laisser entraîner à ces considérations générales que l’on a baptisées: «Philosophie de l'histoire». Mais quand il s’agit d’une lutte aussi incertaine» aussi insignifiante en somme pour l’histoire générale que celle des Carolingiens et des Robertiens, on serait mal venu à condamner les premiers au nom d’une prétendue nécessité historique et nationale.

Les Carolingiens ne sont tombés, ni parce qu’ils étaient trop faibles, ni parce qu’ils représentaient la race et l'esprit germaniques.

Leurs ressources personnelles étaient bien limitées, il est vrai; mais non pas aussi nulles qu'on veut bien le dire. Ils avaient d’ailleurs, pour suppléer à leur insuffisance, et le prestige de la naissance et l’autorité personnelle. Il semble même que, durant la deuxième moitié du X siècle, l'autorité royale ait été plus respectée que pendant les cent années précédentes. L’archevêque Adalbéron, ennemi acharné de Lothaire et très puissant par sa situation et ses relations n’osa jamais avouer son hostilité contre le roi. Il la dissimula soigneusement et dut même fournir à Lothaire des troupes pour assiéger dans Verdun sa propre famille. Louis V était bien faible et incapable; il consentit à se mettre sous la tutelle de Hugues Capet; mais il lui suffit pourtant d’exprimer sa volonté de marcher contre Adalbéron pour que le duc des Francs obéit aussitôt, quoi qu’il dût lui en coûter. Si le duc refusait des secours, le roi en trouvait chez les pro­pres vassaux de celui-ci. Charles de Lorraine lui-même, sans argent et presque sans amis, put résister victorieusement pendant trois ans aux efforts de son rival. On sait que si celui-ci l’emporta, ce ne fut pas grâce à la supériorité de ses forces. D’ailleurs, nous le répétons, Hugues Capet était beau­coup moins dangereux que son père Hugues le Grand et son grand-père Robert.

Nous nous sommes déjà expliqués sur le second grief allégué contre les Carolingiens. Nous le considérons comme purement chimérique. Aucun document contemporain ne dit rien de pareil.

Quelles sont donc les causes qui ont amené la chute de la dynastie carolingienne?

Elles ne sont indiquées ni dans les documents de l’époque ni dans ceux des siècles postérieurs. Tout ce qu’ils nous font savoir, c’est que Charles passait pour peu capable et que le trône paraissait mieux convenir au duc de France plus puissant que lui. Et encore cette assertion, exprimée par les partisans de Hugues, ne nous garantit pas l’opinion générale des contemporains.

Ce qui frappe dans cette révolution de 987, c’est qu’elle n’est nécessitée par rien et ne répond aux vœux de personne, à peine aux désirs de ceux qui en profiteront. Jamais Hugues Capet n’a eu l’idée arrêtée de renverser les Carolingiens déjà couronnés. Il se brouille avec Lothaire à plus d’une reprise, se révolte ouvertement contre lui, essaie de dominer Louis V, cherche à augmenter son pouvoir autant que possible, mais rien ne dénote chez lui le dessein arrêté de s’emparer de la couronne. Pour qu’il parvînt au trône, il fallut un concours extraordinaire rie circonstances : que Lothaire mourût subitement dans toute La force de l’âge, qu’il eût pour successeur un adolescent irascible et inexpérimenté, mort lui aussi à l’improviste, sans postérité; que son héritier fût un soldat brave, mais brutal et borné, devenu depuis dix ans à peu près étranger à son propre pays.Il fallut surtout qu’un hasard fatal eût fait choisir à Lothaire, pour les installer au centre de sa domination, les deux plus cruels ennemis de sa race, Adalbéron de Reims et Ascelin, et que la destinée eût tiré d’un couvent du fond de l’Aquitaine le jeune moine qui devait être Gerbert.

En vérité, quand on y réfléchit, ce qui étonne, c’est que les Capétiens aient pu parvenir au trône. Qu’une seule des circonstances que nous venons d’énumérer eut fait défaut et Hugues Capet n’eût jamais été couronné. Il est visible, en effet, que celui-ci n’a dû la royauté ni à son courage, ni à son habileté, ni à un mouvement enthousiaste d’opinion. Son courage, nous en avons eu la preuve, était des plus médiocres. Son habileté a été fort vantée par certains érudits. Nous la cherchons encore; nous n’avons vu qu’un homme faible, incertain, n’osant faire un pas sans demander conseil, et dont la pru­dence dégénérait en pusillanimité. Enfin quelles idées, quels principes pouvait représenter Hugues Capet? Absolument aucuns. Ses partisans eux-mêmes ne voyaient pas qu’il pût régner autrement que ses prédécesseurs; ils ne se faisaient pas une conception nouvelle de la royauté. Alors à quoi bon ce changement? Tout se réduisit à une question de personnes et de circonstances. Adalbéron, nous l’avons dit, avait besoin d’un protecteur qui fût en même temps au mieux avec l’Allemagne. Charles était pauvre et éloigné, Hugues riche d’ar­gent et aussi de promesses. Voilà ce qui décida les seigneurs en faveur de ce dernier. Telles sont les causes de l’élection du 1 juin 987 dans toute leur mesquine vérité.

Si les circonstances, beaucoup plus que leur faiblesse ou la sagesse de Hugues Capet amenèrent la ruine des derniers Carolingiens, il faut avouer que leur politique vis-à-vis de l’Allemagne contribua beaucoup à leur malheur. Leur hostilité contre les empereurs leur fut tout à fait funeste en les privant d’un appui précieux contre l'insubordination des ducs de France. Qu’on s’imagine Lothaire, Louis et Charles amis de l’Empire; ils auraient été appuyés par l’habile diplomatie d’Adalbéron et de Gerbert, et leur position aurait été inatta­quable. Il est certain que les tentatives des derniers Carolingiens pour ressaisir la Lorraine furent une des causes capitales de leur déchéance. Mais qui oserait leur reprocher ces tentatives? Il sembla toujours étrange aux descendants de Charlemagne de voir le berceau de leur race sous la domination d’un Saxon. Malgré leur faiblesse, ils ne s’y résignèrent jamais complètement. Ce fut à la fois leur honneur et leur malheur. Néanmoins la cause prédominante qui amena la chute des Carolingiens fut cet élément mystérieux, tout- puissant en histoire, que les uns nomment la Providence, et que les autres appellent plus simplement le hasard.

Les Carolingiens n’étaient pas bien puissants, mais ils auraient pu régner longtemps encore. Leur chute fut une surprise à laquelle personne ne s’attendait, pas même les Robertiens. D’ailleurs leur domination, si elle se fût poursuivie, n’aurait fait que prolonger cet état d’antagonisme, plus ou moins latent, qui divisait le royaume en deux partis, celui du roi et celui du duc des Francs, et les paralysait tous deux. Aussi, quelque peu glorieux que soit l’avènement des Capétiens, nous ne dirons pas que ce fut un malheur. Il fallait que l’un des deux partis disparût. Le triomphe rapide et définitif de Hugues évita par la suite bien des querelles sanglantes. C’est là le résultat réel de l’avènement de la nouvelle dynastie, le seul qui mérite de nous intéresser. Si on l’envisage avec intérêt, ce n’est pas par une sympathie inexplicable et injustifiable pour une race plutôt que pour une autre (la question de race est une triste superstition), mais parce qu’il y eut dans la suite moins de guerres et moins de sang versé. Ce résultat aurait pu d’ailleurs, à notre avis, s’obtenir tout aussi bien par le triomphe du Carolingien. Il fallait que l’un des deux partis fût exterminé, mais, à vrai dire, nous ne voyons pas en quoi la disparition des Carolingiens était préférable à celle des Robertiens.

 

Chapitre IX. CONSIDÉRATIONS FINALES