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HISTOIRE DES CAROLINGIENSHUGUES CAPET ET CHARLES DE LORRAINE987-991
De l'élection de Hugues Capet à la mort d'Adalbéron, archevêque de Reims.(1 juin 987-23 janvier 989)
L'assemblée,
réunie au moment de la mort de Louis V pour juger Adalbéron, demeura à Compiègne
et refusa de se transporter à Reims. Elle agit sagement et évita ainsi les
désertions et les troubles de toutes sortes qui se seraient produits en
chemin. Louis V mort, Charles de Lorraine absent, la justification de
l’archevêque de Reims n’était plus qu’une formalité. Hugues Capet, avec qui il
était secrètement d'accord, prit tout naturellement la présidence de
l’assemblée en sa qualité de «duc des Francs». Il somma les accusateurs, s’il
s’en présentait, d'exposer leurs griefs contre Adalbéron, les menaçant
d’ailleurs du plus grand châtiment, s’ils avançaient des faussetés. Cela
n’était pas très encourageant; et personne ne répondit à cette invitation
dérisoire. Adalbéron se trouva de la sorte facilement absous. Le duc reprit
alors la parole, vanta les mérites et les vertus de l’archevêque et lui fit
prendre place au milieu de l’assemblée. Adalbéron la dirigea immédiatement
comme il voulut. La question capitale, celle qui préoccupait tous les esprits,
c'était l’élection du roi. L'archevêque était bien décidé d’avance en faveur de
Hugues; mais le proposer de suite eût été maladroit et d’ailleurs inutile, la
réunion étant trop peu nombreuse. Adalbéron fit valoir habilement cette
dernière raison et décida l'assemblée à se dissoudre pour se réunir plus
nombreuse quelques jours plus tard, à Senlis, sur le territoire du duc de
France. Mais avant de laisser les grands se séparer, même pour un court espace
de temps, l’habile et prudent personnage eut soin de faire jurer à chacun de
ne rien entreprendre au sujet de l'élection d’un roi avant que l’assemblée
n’eut été réunie de nouveau; et ce serment, les grands, Adalbéron tout le
premier, le prêtèrent à celui qu'il appelait le «grand duc»,
à Hugues Capet lui-même.
C'était
là déjà un fait de mauvais augure pour l'héritier légitime, le duc Charles.
Sans doute les grands et les évêques n'avaient pas juré à Compiègne d'élire
Hugues. Dans les idées du temps le duc de France était en quelque sorte le
régent du royaume et il n’est pas étonnant qu’il ait reçu ce serment. Mais on
distingue aisément par-là que les desseins de Hugues sur la couronne étaient
déjà arrêtés. Au fond ce serment est dirigé contre Charles de Lorraine, Hugues
et Adalbéron veulent que les grands et les évêques arrivent à Senlis sans idées
arrêtées, incertains, flottants d’un parti à l’autre; par conséquent tout à
fait propres à se laisser séduire par d’éloquentes paroles ou des promesses
avantageuses. De plus, le terme fixé pour la nouvelle assemblée est
suffisamment proche pour que les partisans de Charles n’aient pas le temps de
se concerter, et que lui-même ne puisse s’y rendre.
Toute
cette affaire paraît avoir été supérieurement combinée par Adalbéron et son ami
Gerbert. Quant à Hugues Capet, son rôle fut plus effacé. Sa prudence habituelle
l’aurait peut-être même empêché de tenter ce coup audacieux. Adalbéron et
Gerbert le prirent par la main et l’installèrent sur le trône de France. La
cour impériale lui fut d'abord tout à fait favorable. Elle avait beaucoup
souffert dans les dernières années des tentatives des Carolingiens sur la
Lorraine. Charles avait secondé les desseins de son frère Lothaire; il était
donc très suspect. Etant déjà duc de la Basse-Lorraine, ayant manifesté des
velléités sur la Haute-Lorraine, s'il était élu roi de France, il deviendrait
extrêmement dangereux. Hugues Capet avait au contraire à maintes reprises
témoigné de ses sentiments amicaux pour le parti impérial. Nous ne doutons pas
que son élection n’ait été vue de très bon œil par l’empire. Ce fut peut-être
même à l’instigation des impératrices Adélaïde et Théophano qu’Adalbéron et
Gerbert mirent leurs talents au service de Hugues Capet. Nous savons, en effet,
qu’ils ne faisaient rien sans demander des instructions en Allemagne.
Malheureusement la correspondance de Gerbert est muette sur ce point.
Charles
vit du premier coup d’œil que l’arbitre véritable de la situation était
Adalbéron. Il se doutait bien de ses dispositions hostiles et se hâta d’aller
le trouver à Reims pour tâcher de se le rendre favorable. Il se plaignit
d’abord vivement d’être repoussé du trône où sa naissance et son courage
l’appelaient, puis il sollicita, assez humblement même, la protection et
l’appui de l'archevêque en essayant de l’attendrir sur son sort. Peine perdue! Adalbéron avait déjà pris son parti et les supplications de Charles n’y
pouvaient rien changer. Pour toute réponse, il lui reprocha de faire sa société
d’hommes parjures et sacrilèges et de refuser de s’en séparer. Charles répliqua
assez justement qu’il préférait chercher à s’acquérir de nouveaux partisans
plutôt que d’abandonner ceux qu’il avait. L’archevêque le congédia alors en lui
disant ne pouvoir rien faire sans la décision des grands. Cela était vrai; il
l’avait juré à Compiègne quelques jours auparavant. De cette façon il trouvait
moyen de satisfaire sa haine en gardant son serment; ce qui est évidemment très
agréable pour les esprits du genre de l’archevêque de Reims. Charles comprit
que tout espoir était perdu pour le moment, peut-être même qu'il était
dangereux pour lui de rester en France, et il s'en retourna tristement dans ses
possessions de Basse-Lorraine.
Dans
les derniers jours du mois de mai, les grands et les évêques qui avaient prêté
serment à Hugues se réunirent à Senlis, comme il avait été convenu. Cette
assemblée était d'avance favorable au duc de France. On peut même dire qu’elle
ne comprenait guère que ses partisans. L'archevêque de Reims, comme huit jours
auparavant, la dirigea à son gré. Après s’être concerté avec le duc, il
prononça le discours suivant que nous reproduisons textuellement, vu sa grande
importance : «Louis de divine mémoire ayant été enlevé au monde sans laisser
d’enfants, il a fallu s’occuper « sérieusement de chercher qui pourrait le
remplacer sur le trône pour que la chose publique ne restât pas en péril, abandonnée
et sans chef. Voilà pourquoi dernièrement nous avons cru utile de différer
cette affaire, afin que chacun de. vous pût venir ici soumettre à l’assemblée
l’avis que Dieu lui aurait inspiré, et que de tous ces sentiments divers on pût
induire quelle est la volonté générale. Nous voici réunis ; sachons éviter par
notre prudence, par notre bonne foi, que la haine n’étouffe la raison, que
l’affection n'altère la vérité. Nous n’ignorons pas que Charles a ses partisans,
lesquels soutiennent qu'il doit arriver au trône que lui transmettent ses
parents. Mais si l’on examine cette question, le trône ne s’acquiert point par
droit héréditaire et l’on ne doit mettre à la tête du royaume que celui qui se
distingue non seulement par la noblesse corporelle, mais encore par les
qualités de l'esprit, celui que l'honneur recommande, qu'appuie la magnanimité.
Nous lisons dans les annales qu’à des empereurs de race illustre que leur
lâcheté précipita du pouvoir, il en succéda d’autres tantôt semblables, tantôt
différents. Mais quelle dignité pouvons-nous conférer à Charles, que ne guide
point l’honneur, que l’engourdissement énerve, enfin qui a perdu la tête au
point de n'avoir plus honte de servir un roi étranger, et de se mésallier à une
femme prise dans l’ordre des vassaux? Comment le puissant duc souffrirait-il
qu’une femme sortie d’une famille de ses vassaux devint reine et dominât sur
lui? Comment marcherait-il après celle dont les pairs et même les supérieurs
baissent le genou devant lui et posent les mains sous ses pieds? Examinez
soigneusement la chose et considérez que Charles a été rejeté plus par sa faute
que par celle des autres. Décidez-vous plutôt pour le bonheur que pour le
malheur de la république. Si vous tenez à sa prospérité, couronnez Hugues,
l'illustre duc. Que l’attachement pour Charles ne séduise personne, que la
haine pour le duc ne détourne personne de l’utilité commune; car si vous avez
des blâmes pour le bon, comment louerez-vous le méchant; si vous louez le
méchant, comment mépriserez-vous le bon? Quels sont ceux que menace la Divinité
elle-même par ces paroles: ‘Malheur à vous qui dites que le mal est bien, et
que le bien est mal; qui donnez aux ténèbres le nom de lumière et à la lumière
le nom de ténèbres. Donnez-vous donc pour chef le duc recommandable par ses
actions, par sa noblesse et par ses troupes, le duc en qui vous trouverez un
défenseur non seulement de la chose publique, mais aussi de vos intérêts
privés. Grâce à sa bienveillance vous aurez en lui un père. Qui en effet a mis
en lui son recours et n’y a point trouvé protection? Qui, enlevé aux soins des
siens, ne leur a pas été rendu par lui?»
Ce
discours mérite de retenir l’attention. Tout d’abord nous admettons son
authenticité, non pour la forme, mais pour le fond. Il nous semble impossible
que Richer l’ait inventé. Il est fort probable qu’en sa qualité de moine de
Saint-Rémy et de disciple de Gerbert, il assista avec son maître à l’assemblée
de Senlis, qu’il y écouta le discours de l’archevêque, dont il était
l’admirateur convaincu, et qu’il nous en a transmis la substance. A tout le
moins il l’a recueilli d’après les informations qui circulaient dans le clergé
rémois. Plus d'un passage trouve d’ailleurs sa confirmation dans des
chroniques qui n’ont rien emprunté à Richer.
Le
fait capital du discours de l’archevêque, c’est qu’il prétend que la naissance
est insuffisante pour succéder au trône. Que faut-il penser de cette théorie? Était-elle
conforme aux habitudes et à l’opinion du temps? Au X siècle, un
roi, pour être légitime souverain, devait réunir trois conditions; la
naissance, l’élection, le sacre. L’importance relative de ces trois conditions
n’était peut-être pas très claire, même aux yeux des contemporains. Adalbéron,
lui n’hésite pas à sacrifier la première. Est-ce un retour aux vieux usages
germaniques de l’élection? En aucune manière. L’archevêque tire cet argument de
ses connaissances plus ou moins précises de l’histoire de l’Empire Romain;
c’est un archaïsme pédantesque. En réalité, la condition fondamentale pour
régner, c’était d’appartenir à la race de Charlemagne. Adalbéron et Hugues le
reconnaissent eux-mêmes; le premier, dès le début de son discours, avoue que
si rassemblée s’est réunie pour discuter l’élection d’un roi, c’est que Louis est
mort sans enfants; Hugues, après son couronnement, déclare publiquement aux
habitants de Reims : «Si Louis de divine mémoire, fils de Lothaire, eût en
mourant laissé une lignée, il eût été convenable qu’elle lui succédât». Mais le
duc de France excusait son usurpation en faisant remarquer que Charles n’était
pas l'héritier en ligne directe de Louis V; il n’était que son oncle. Cotte
justification était subtile. Du moment qu’il admettait les droits de la naissance,
sous quel prétexte repoussait-il le duc de Basse-Lorraine? Cette exclusion
était d’autant plus inadmissible que Charles était en droit roi depuis
longtemps. En refusant de partager le trône avec son frère, Lothaire avait,
selon les idées du temps, commis un acte injuste et illégal. Louis IV ayant
laissé deux fils, tous deux auraient dû régner. Charles l’avait rappelé à
Adalbéron dans l’entretien qu’il avait eu à Reims avec lui. Mais l'archevêque
ferma obstinément l’oreille à cet argument, gênant pour les prétentions du duc
de France.
Pour
juger de la légitimité du couronnement de Hugues Capet, nous n’avons pas à
considérer les idées modernes sur la royauté, mais celles qu’on avait au Xe siècle.
Or, à cette époque, le sacre était la suite nécessaire de l’élection, et
l'élection elle-même était une formalité; la condition essentielle était la
naissance. Légalement on ne s’inquiétait pas du droit d’aînesse : tous les fils
légitimes du roi étaient rois de droit. Charles était roi par cela seul qu’il
était fils de Louis IV. Que la sagesse ou l’avarice de son frère (on appellera
cela comme on voudra) eût empêché son sacre, cela n’enlevait rien à ses droits; il n’était pas roi couronné, il restait roi désigné. Nous n’hésitons pas à
déclarer en conséquence que l’élection de Hugues Capet fut illégale selon les
idées du temps . Un grand nombre d’historiens français l'ont regardée avec
complaisance, parce qu’ils y ont vu une protestation du patriotisme national
contre Charles, qui était vassal de l'empire étant duc de Basse-Lorraine. Ce
sentiment est respectable, mais il s'égare et tombe à faux. Les personnes qui
voient un patriotisme français ou allemand au Xe siècle sont, à notre avis,
dupes d'une illusion. Ce sentiment, tel que nous le ressentons aujourd’hui, n‘a
guère commencé à poindre en France qu’à la fin du XIV siècle. Auparavant il
existe bien un patriotisme, mais provincial; le seul lien qui réunit un Flamand
et un Aquitain, c'est le serment prêté à un même seigneur, le roi. Au X siècle
il pouvait y avoir déjà un patriotisme provincial, royal même (qu'on nous passe
cette expression); mais national, nous en doutons beaucoup.
Il
faut reconnaître néanmoins qu’Adalbéron fit valoir contre Charles cet argument
qu'il s’était abaissé en devenant le vassal d’un souverain étranger. Mais c’est
ici que se manifeste pleinement l’impudence véritablement extraordinaire de
l'archevêque de Reims. Cette accusation est stupéfiante de la part d’un homme
tout dévoué à l’empire, qui ne cessait de le proclamer dans les lettres qu’il
adressait aux impératrices Adélaïde et Théophano, par la main de Gerbert, non
moins dévoué que lui-même, et qui, au moment même où il prononçait ce
discours, exécutait peut-être les instructions qu’il avait reçues d’Allemagne.
Et le «grand duc», le candidat de l’archevêque!
N’avait-il pas été à Rome auprès d’Otton II en 981? II n’avait dû qu'à la
présence d’esprit de l’évêque d’Orléans de ne pas apparaître à la foule dans
une posture humiliante. Il n’avait cessé, en ces dernières années, défavoriser
l’empire au détriment de Lothaire et de Louis V. Nous le verrons écrire à
l’impératrice Adélaïde des lettres dont le ton est assez peu digne, et où il
semble lui demander des instructions. En réalité, de Charles et de Hugues, le
vrai vassal de l’empire n’était pas celui que désignait Adalbéron.
Nous
doutons d’ailleurs de la portée de cet argument sur l’assemblée. Parmi ses
membres se trouvaient des hommes comme Eudes de Chartres et Ascelin, évêque de
Laon, qui, quelques années plus tard, ne se feront aucun scrupule d'essayer
délivrer le royaume à Otton III. Nous sommes très sceptiques sur le patriotisme
des hommes de cette époque, et nous croyons que l'assemblée était bien indifférente
à ce que Charles fût duc de Basse-Lorraine.
La
troisième accusation de l'archevêque était plus sérieuse et nous ne doutons pas
qu'elle n’ait fait impression sur les fiers et orgueilleux seigneurs, Charles
s'était mésallié; il avait épousé Adélaïde, fille d’un chevalier inconnu,
arrière-vassal du duc de France. C'était beaucoup plus grave que nous ne
pensons. Les sentiments de l'époque étaient excessivement aristocratiques. Le
roi Charles III n’avait-il pas perdu sa couronne pour avoir accordé sa faveur à
un homme de trop petite noblesse, Haganon! Il est
certain que le duc de Normandie ou le duc d’Aquitaine, par exemple, n’auraient
pas vu sans peine le trône occupé par une reine d’une origine obscure. Par son
mariage, Charles ne s’était donc acquis ni influence ni richesses; bien au
contraire. Ses ressources personnelles étaient peu considérables, ses amis peu
nombreux; enfin, il était continuellement absent de France.
Telles
furent les vraies raisons qui lui firent préférer Hugues Capet. Celui-ci était
riche et puissant et n’épargnait pas les promesses : «Vous trouverez dans le
duc un défenseur, non seulement de la
chose publique, mais de vos intérêts privés», avait déclaré Adalbéron. Hugues
avait pour lui ses vassaux directs, les comtes rie Chartres et d’Anjou, son
beau-frère, le duc Richard de Normandie, son frère Henri, duc de Bourgogne;
enfin le duc d'Aquitaine, dont il avait épousé la sœur, Adélaïde, lui était
plutôt favorable. L’autorité de ces
grands personnages, l’ascendant de l'archevêque de Reims, l’emportèrent
aisément et étouffèrent les quelques voix qui auraient pu s’élever en faveur du
roi légitime.
L’assemblée
se transporta à Noyon. Le mercredi 1 juin 987, Hugues Capet y fut proclamé roi.
Le dimanche 3 juillet, il fut sacré à Reims par Adalbéron. Au moment d’être
consacré, Hugues avait prononcé le serment suivant : «Moi, Hugues, qui dans un
instant vais devenir roi des Francs par la faveur divine, au jour de mon sacre,
en présence de Dieu et de ses Saints, je promets à chacun de vous de lui conserver
le privilège canonique, la loi, la justice qui lui sont dus, et de vous
défendre autant que je le pourrai, avec l'aide du Seigneur, comme il est juste
qu’un roi agisse en son royaume envers chaque évêque et l'église qui lui est commise.
Je promets de concéder de notre autorité au peuple qui nous est confié une
justice selon ses droits.» Nous trouvons ce serment confirmé par ce passage de
Richer : «Entouré des grands du royaume, il fit des décrets et porta des lois
selon la coutume royale, réglant avec succès et disposant de toutes choses.
Pour mériter tant de bonheur, et excité par tant d'événements prospères, il se
livra à une grande piété. »
Hugues
Capet paya les services d’Adalbéron en renonçant à la possession de la
Lorraine, en concluant une paix définitive avec l’empire, enfin en ordonnant à
ses vassaux, Eudes et Herbert, de relâcher le comte Godefroi. Ceux-ci
n’obéirent pas sans peine et y mirent des conditions fort dures. Ils exigèrent
que Godefroi leur remît les possessions de l’évêché de Verdun et même la
personne de l’évêque, son fils. Godefroi dut passer par où ils voulurent. Il
fut mis en liberté le 16 ou le 17 juin 987. Il espérait sans doute que ces
concessions ne seraient pas ratifiées par sa souveraine, l'impératrice
Théophano. Son frère, l'archevêque de Reims, emprunta la plume de Gerbert pour
la supplier de ne pas se prêter à un arrangement aussi onéreux. Il avertit en
même temps l'impératrice des projets dangereux des comtes Eudes et Herbert. Le
château-fort de Chèvremont à l’est de Liège, dont le seigneur s’était rendu
redoutable pour tous les environs, était alors assiégé par l’évêque Notker, et
Théophano comptait lui venir en aide. Les deux comtes informés de ce projet
réunissaient un corps d’élite pour filer à l’improviste sur Chèvremont et
mettre la main sur l’impératrice, entourée d’une faible escorte. Le duc de
Haute-Lorraine, Thierry, avait pris Stenay, ville qui semble avoir appartenu à
la reine Adélaïde, femme de Hugues Capet; Eudes et Herbert, sous prétexte de la
venger, feignaient de vouloir se jeter sur la ville voisine de Juvigny. Leur
but réel, nous venons de le dire, c’était défaire Théophano prisonnière si sa
garde était peu nombreuse. Eudes et Herbert trouvaient évidemment le métier de
geôlier très lucratif. La perspicacité d’Adalbéron, ou plutôt l’espionnage dont
il entourait tous les personnages importants, conjura le danger.
Hugues
Capet ne fut pas sans rencontrer d'opposition dès le début de son règne. Parmi
les ecclésiastiques, son plus illustre adversaire fut l’archevêque de Sens,
Séguin. Il n'assista ni à l’élection ni au sacre de Hugues et s'abstint de lui
prêter serment. Gerbert lui écrivit au nom du roi, dont il était le secrétaire
en raison du rôle important qu'il avait pris à son élection, pour le sommer de
venir prêter serment le 1 novembre 987 et de remplir ses devoirs de conseiller,
sous peine d’encourir la sentence du pape et des évêques comprovinciaux et la
colère royale, Albert, comte de Vermandois, se révolta ouvertement. Mais Hugues
réunit son armée et menaça de marcher contre lui. Albert, effrayé, craignant la
dévastation de ses domaines, envoya un moine de Saint-Quentin, l’historien Dudon, en ambassade auprès de Richard I, duc de Normandie,
qu’il supplia d‘intercéder pour lui auprès du roi. Richard se rendit à cette
prière, et apaisa Hugues Capet qui se contenta d’exiger des otages du comte de
Vermandois. Hugues Capet parut alors
pouvoir jouir paisiblement de la royauté. Charles, réfugié en Lorraine, ne
donnait plus signe de vie. Il semblait résigné à son sort ou incapable d’une
action dangereuse.
Le
nouveau roi se préoccupait d’assurer l’avenir de la dynastie en faisant
couronner son fils de son vivant, à l’exemple des Carolingiens et des rois de
Germanie, et d’illustrer sa couronne en volant au secours de Borel pressé par
les Sarrasins. Ce second projet lui fournit même le prétexte et le moyen de
réaliser le premier. C’est qu’en effet, chose étrange au premier abord,
Adalbéron n’était pas favorable au couronnement de Robert. Hugues, après avoir
délibéré sur ce sujet avec ses vassaux, avait envoyé des messagers pour sonder
l’archevêque qui se trouvait alors à Orléans. Les réponses de celui-ci furent
si peu encourageantes que Hugues prit le parti d’aller trouver Adalbéron en
personne à la fin d’aout. L’archevêque de Reims refusa encore, en protestant
qu'on n’avait pas le droit de créer deux rois en une seule et même année. Pour
vaincre cette résistance obstinée. Hugues lui mit alors sous les yeux une
lettre désespérée de Borel, marquis d’Espagne: il implorait du roi de France
des secours contre les Sarrasins et lui annonçait que si ses troupes ne
venaient pas à son aide avant dix mois, tout le pays passerait sous la
domination musulmane. Hugues Capet dépeignit alors sous des couleurs très
sombres l’état affreux du royaume si lui-même succombait dans la lutte. En
créant un second roi, on donnerait à l’armée un chef sur lequel elle pourrait
compter en cas de malheurs et on évitait tous ces maux.
Il
y avait du vrai dans ce discours. Adalbéron avait encore présents à la mémoire
des événements identiques qui s'étaient produits en Germanie pendant les quatre
années précédentes, à la suite de la défaite de l’empereur Otton II par les
Sarrasins et de sa mort. La crainte de voir Charles arriver au trône, si Hugues
périssait, contribua sans doute aussi à lui arracher son consentement. Les
grands furent convoqués à Orléans et, le jour de Noël, «Hugues prit la pourpe et couronna solennellement, dans la cathédrale de
Sainte-Croix, son fils Robert, aux acclamations des Français, et l’établit roi
des peuples occidentaux de la Meuse à l’Océan.»
Robert
était alors âgé de quinze ans. Son père songea aie marier à une princesse
byzantine, parente des empereurs d’Orient Basile II et Constantin VIII, alors
les plus brillants souverains de l'Europe. Gerbert rédigea en son nom la lettre
suivante au début de l'année 988 : «A Basile et Constantin, empereurs
orthodoxes, Hugues par la grâce de Dieu roi des Francs. La noblesse de votre
maison et la gloire de vos grandes actions nous engage et nous contraint à rechercher
votre amitié. Vous paraissez tels que votre alliance est le bien le plus
précieux qu'on puisse désirer au monde. Cette amitié très sainte, cette
alliance très juste, a nous ne la demandons pas pour avoir part à votre empire ou
à vos richesses; au contraire, cette condition fait de nos droits les vôtres et notre alliance, si elle
vous plaît, vous sera d’un grand secours et produira d’importants résultats.
Car nul Gaulois ni Germain n’osera, si nous le défendons, attaquer les
frontières de l'empire Romain. Pour rendre perpétuels ces avantages, comme nous
avons un fils unique, roi lui-même, et que nous ne pouvons lui trouver une
épouse à cause de notre parenté avec les rois nos voisins, nous recherchons
instamment la main d’une fille du Saint Empire. Si ces demandes plaisent à vos
oreilles sérénissimes faites-le nous savoir par des lettres impériales ou des
messagers fidèles; des envoyés, dignes de votre Majesté, achèveront en acte ce
qui aura été décidé par lettres.»
Ce
projet n’eut pas de suite. Nous ne sommes même pas certains que la lettre ait
été envoyée. Hugues trouva pour son fils une alliance plus modeste, mais plus
sûre et plus avantageuse. Arnoul II, comte de Flandre, mourut dans les
premiers jours de cette année 988. Peut-être avait-il fait opposition au
couronnement de Hugues Capet. Si cette hostilité de la Flandre se manifesta
réellement, celui-ci la fit cesser en mariant immédiatement Robert avec sa
veuve Rozale-Suzanne. Il ne dérogeait pas par ce
mariage, Suzanne étant fille de Bérenger roi d’Italie, vaincu et exilé par
Otton I en 962.
Hugues
se préoccupa alors du sort de Borel, mais avant de marcher à son secours il
voulut prendre ses précautions et s’assurer son serment de fidélité. Il lui fit
écrire par Gerbert la lettre suivante : «Au marquis Borel. — La miséricorde divine
nous ayant conféré le royaume des Francs en toute tranquillité, nous avons
décidé, avec le conseil et l’aide de nos fidèles, de venir le plus tôt possible
à votre secours. Si donc vous voulez nous conserver la fidélité que vous avez
promise tant de fois par messagers aux rois nos prédécesseurs, et pour qu’en
nous dirigeant vers vos contrées nous ne soyons pas déçus dans notre projet de
vous secourir; aussitôt que vous apprendrez l’arrivée de notre armée en Aquitaine,
hâtez-vous de venir nous retrouver avec une faible escorte pour confirmer votre
promesse de fidélité et guider notre armée. Si vous consentez et préférez nous obéir
plutôt qu’aux Ismaélites (les Musulmans), envoyez-nous avant Pâques (8 avril)
des messagers, qui nous donneront satisfaction au sujet de votre foi et
retourneront « vous annoncer notre arrivée.»
Cette
résolution de venir au secours des chrétiens d’Espagne était généreuse. Elle
étonne de la part de Hugues Capet, et témoigne en même temps de son peu
d’esprit politique. Son trône n’était pas suffisamment affermi pour qu’il pût
se permettre des expéditions aussi lointaines. Un événement imprévu vint du
reste l’arracher à ses illusions et ajourner indéfiniment son expédition en Espagne.
Charles n'était nullement résigné à laisser les Capétiens jouir tranquillement
de leur usurpation. En Basse-Lorraine il s’était formé un parti de parents,
d’amis et de vassaux. Il les apitoya sur son sort et sur celui de ses jeunes
enfants et leur fit de grandes promesses. Sûr d’être appuyé, il projeta un coup
hardi: mettre la main sur la capitale du royaume, sur Laon. La ville était trop
forte pour être prise d’assaut. Charles envoya d’abord des espions pour tâcher
de trouver quelque issue secrète. Ils n’en découvrirent aucune, mais réussirent
à gagner au parti de Charles un certain nombre d'habitants mécontents des
mesures fiscales de l’évêque Ascelin; parmi eux se trouvait le propre neveu de
Charles, Arnoul, fils naturel de Lothaire et clerc de l’église de Reims. Ils
promirent de livrer la ville au duc de Basse-Lorraine, s’il leur faisait remise
des impôts injustement perçus par l’évêque et y ajoutait de riches présents.
Les émissaires confirmèrent ce traité par serment et revinrent apporter au duc
le résultat de leur mission.
Nous
allons laisser maintenant la parole à Richer dont le récit est curieux et
pittoresque : «Charles en donna aussitôt avis à ceux de ses amis qu’il avait
entraînés par le discours rapporté ci-dessus. Ceux-ci se réunirent tous en
temps opportun et se mirent à sa disposition. Charles avec ses troupes arriva à
Laon au moment favorable où le soleil se couchait et envoya ses émissaires aux
transfuges pour savoir d’eux ce qu’il fallait faire. Ses gens étaient cachés dans
les vignes et derrière les haies, prêts à entrer dans la ville si leur fortune
le permettait ou à se défendre à main armée si le sort le voulait ainsi. Ceux
qui avaient été envoyés pour préparer les voies rencontrèrent les traîtres dans
les lieux convenus et connus d’eux et leur annoncèrent que Charles était arrivé
avec une nombreuse cavalerie. Les traîtres joyeux renvoyèrent les émissaires pour
dire à Charles d’arriver promptement. Dès que cet avis lui fut parvenu,
Charles, à la tête des siens, vint par les détours de la montagne se présenter
à la porte de la ville. Les sentinelles, ayant compris au bruit des chevaux et
au choc des armes qu’il y avait là du monde, crièrent du haut du mur : qui vive
? et en même temps lancèrent des pierres. Les traîtres répondirent: citoyens;
et les sentinelles trompées par cette réponse ouvrirent la porte en dedans et
reçurent les troupes. Il était nuit tombante. Les ennemis remplirent la ville;
ils s’emparèrent des portes où ils placèrent des gardes afin que personne ne
s’échappât. Les uns sonnaient de la trompette, d’autres poussaient des cris,
d’autres faisaient retentir leurs armes, en sorte que les citoyens effrayés,
car ils ignoraient ce qui se passait, se précipitaient de leurs maisons et
cherchaient à s’enfuir. Les uns se cachaient dans les parties les plus retirées
des églises, les autres se renfermaient partout où ils pouvaient se
dissimuler, d’autres enfin se précipitaient en sauce tant du haut des murs.
L’évêque entre autres s’échappa seul et descendit la montagne, mais ayant été
découvert dans les vignes les gens envoyés en observation, il fut conduit à
Charles et emprisonné par lui. Charles s’empara aussi de la reine Emma, à
l'instigation de laquelle il pente sait avoir été repoussé par son frère, et
la confia à des gardes. Il s’empara aussi de presque toute la noblesse de la
ville. Lorsque, le trouble apaisé, la ville eut repris sa tranquillité, Charles
commença à s’occuper de fortifier la place, de procurer des vivres à ses
troupes et de tout régler à cet égard. Il arrêta que cinq cents sentinelles armées feraient chaque nuit des patrouilles par la ville et garderaient les murs;
il fit aussi apporter du blé de tout le Vermandois et rendit ainsi la ville
capable de résistance. Il surmonta de hauts créneaux la tour qui se comte
posait de murs encore peu élevés et l’entoura de tous côtés de larges fossés.
Il construisit aussi des machines contre l'ennemi ; il fit apporter en même
temps des bois propres à la construction d'autres machines. On aiguisa des
pieux et on forma des palissades; on fit venir des forgerons pour fabriquer des
projectiles et pour regarnir de fer tout ce qui en exigeait. Il se trouvait
même là de ces hommes qui employaient les balistes avec tant d’adresse qu’ils
traversaient d’un coup assuré deux ouvertures placées diamétralement aux côtés
opposés d’une boutique, et qu’ils atteignaient avec certitude les oiseaux au
vol et les faisaient tomber transpercés du haut des airs.»
Charles
n’agit pas seulement en guerrier habile, il voulut user de politique et tacher
de s’attacher le plus influent des conseillers de Hugues après Adalbéron,
c'est-à-dire Gerbert ; il l’invita à une conférence. Gerbert accepta; ce qui ne
laisse pas d’être assez étonnant; il aimait à avoir un pied dans chaque parti.
Mais il fut empêché de se rendre auprès de Charles par l'état troublé du pays.
Les troupes du duc de Lorraine étaient répandues partout et causaient la plus
grande frayeur. Gerbert fit part à Charles de ses craintes et lui demanda des
guides s’il voulait avoir un entretien avec lui. Il lui recommandait de traiter
avec égards la reine Emma et l’évêque Ascelin et de ne pas se laisser enfermer
dans Laon.
Depuis
le commencement de l’année les rois Hugues et Robert résidaient à Compiègne.
Ils y tinrent un grand plaid auquel assistèrent l’archevêque de Reims, Ascelin,
Séguin, archevêque de Sens qui s’était rendu aux menaces de Hugues, Daibert, archevêque de Bourges, Gautier, comte d’Amiens et
ses trois fils, Gautier, Geoffroi et Raoul. Ils y confirmèrent les privilèges
de l’abbaye de Corbie, puis, le 4 juin, les immunités de Sainte-Colombe de
Sens. Ce fut alors qu’ils apprirent la prise de Laon. Ils en furent vivement
affectés. Laon était la capitale du royaume. Sa chute portait un coup sensible
à leur autorité et à leur prestige. «Toutefois ils ne précipitèrent rien, mais,
comme ils avaient coutume de le faire en tout, ils examinèrent les choses
mûrement, dissimulant la douleur qu’ils éprouvaient.» Ils commencèrent par réunir
un concile qui excommunia Charles et Arnoul, mais cette sentence ne produisant
aucun résultat, ils firent longuement leurs préparatifs, et ce fut à la tête de
six mille cavaliers, armée imposante pour l’époque, qu’ils mirent le siège
devant Laon, au milieu ou à la fin de juin 988. Les assiégeants construisirent
un énorme bélier pour battre en brèche les murailles, mais ils ne parvinrent
même pas à le hisser sur la montagne de Laon. Deux mois environ s’écoulèrent
qui furent occupés par des veilles, des alertes, des escarmouches fréquentes
avec les assiégés.
Pendant
ce temps une correspondance active s’engageait entre Théophano, Charles et
Hugues Capet. Théophano, qui regardait le duc de Basse-Lorraine comme son
vassal, lui écrivit pour lui ordonner de remettre en liberté la reine Emma et
l’évêque de Laon. De plus, elle se posait en médiatrice entre lui et Hugues
Capet; elle priait ce dernier de vouloir bien accepter des otages de Charles et
de lever le siège. Hugues Capet fit preuve d’une docilité exagérée envers une
souveraine étrangère ; il accepta tout. La résistance vint de Charles. Il renvoya
dédaigneusement les ambassadeurs de Théophano et refusa absolument de relâcher
Emma et d'accepter des otages à la place d’Ascelin. Emma désespérée écrivit à
l’impératrice pour implorer de nouveau son appui contre les mauvais traitements
de son beau-frère; Hugues de son côté lui dénonça sa conduite, et, ne pouvant à
cause du siège se rendre auprès de Théophano, il lui proposa nue entrevue à
Stenay, le 22 août, avec la reine Adélaïde, sa femme. Il promettait que tout ce
que les deux reines décideraient serait observé à perpétuité entre lui-même et
Otton III.
Tout
en refusant de traiter avec Hugues et Théophano, Charles ne renonçait pas aux
moyens diplomatiques. Il essaya de gagner à lui son plus dangereux adversaire,
L'archevêque de Reims, qui était présent au siège avec son contingent de
vassaux. Il lui écrivit des lettres respectueuses et non sans habileté où il
l’appelait son père, lui rappelait l’entretien qu’ils avaient eu à Reims
l’année précédente, et le service qu’il lui avait rendu en l’arrachant à ses
ennemis; enfin il lui demandait conseil et réclamait son amitié. Mais Adalbéron
était inflexible et incorruptible. Charles avait grand tort de s’imaginer qu’il
pourrait agir avec lui comme avec Gerbert. Loin de consentir à une entrevue
comme ce dernier, l'archevêque ne répondit même pas aux premières lettres du
duc de Lorraine. Quand il s’y décida, ce fut pour couper court à cette
correspondance. Nous reproduisons sa lettre où il nous montre son caractère
hautain et dur, en dépit de son affectation d’humilité et de modération: «Comment
me demandez-vous un conseil, à moi que vous teniez pour l’un de vos ennemis les
plus acharnés, comment donnez-vous le nom de père à celui auquel vous vouliez
ôter la vie? Certes je n’ai pas mérité un pareil sort, et j’ai toujours évité,
j’évite encore, les conseils trompeurs des hommes pervers. Je ne parle pas de
vous. Rappelez-vous, puisque vous invoquez mes souvenirs, les entretiens que
j’eus avec vous touchant votre sort, lorsque vous vîntes pour la première fois
me trouver, les conseils que je vous donnai sur les démarches à faire auprès
des grands du royaume. En effet, qui étais-je pour imposer à moi seul un roi
aux Français ? Ce sont là des affaires politiques qui ne regardent pas un
particulier. Vous me croyez l’ennemi de la race royale ; j’atteste mon Rédempteur
que je ne la hais point. Vous me demandez ce que vous avez de mieux à faire; il
est difficile de vous répondre; je l’ignore et si je le savais je n’oserais le
dire. Vous réclamez mon amitié. Plaise au ciel qu’il vienne un jour où l’on pourra
honorablement travailler à vous rendre service. Car, bien que vous ayez envahi
le sanctuaire du Seigneur, fait arrêter la reine (Emma) après lui avoir fait le
serment que nous savons , fait jeter en prison l’évêque de Laon, méprisé l’anathème
des évêques, sans parler de mon souverain contre lequel vous avez formé un
dessein au-dessus de vos forces , cependant je ne puis oublier le bienfait que
vous m’avez rendu en m’arrachant aux armes de mes ennemis. J’en dirais
davantage et vous prouverais que vos partisans surtout sont des imposteurs et
qu’ils cherchent à faire leurs affaires à vos dépens, comme vous en ferez
l’expérience, mais ce n’est pas le moment. Car déjà ceci même que je viens
d’écrire me fait peur, et la même peur est cause que je n’ai pas répondu à vos
lettres précédentes. Nous trouvons très prudente cette parole: « nusquam tuta fide; c’est pourquoi nous pourrions en quelque manière
avoir des traités, des conférences, des communications à ce sujet si mon neveu,
l’évêque de Verdun, pouvait moyennant otages parvenir jusqu’à nous. C’est à
lui qu’il serait permis de confier ces choses et sans lui nous ne pouvons et ne
devons rien faire».
Ces
derniers mots nous font connaître que les comtes Eudes et Herbert, à qui
Godefroi avait remis son fils Adalbéron comme otage le 17 juin 987, s’étaient
rangés plus ou moins ouvertement au parti de Charles de Lorraine et lui avaient
remis la personne de l’évêque de Verdun. Leur fidélité était d’ailleurs peu
sûre. L’archevêque de Reims voulant éclairer Charles sur leurs menées devait
prendre la précaution de mettre son neveu hors de leurs atteintes. Il ne négligea
pas non plus le soin de s’adresser aux comtes eux-mêmes. Il envoya à Troyes,
auprès de Herbert III, le clerc Renier, qui, après Gerbert, était son agent le
plus zélé, et il priait l’évêque de Châlons-sur-Marne, Gibuin,
voisin du comte de Troyes, d’appuyer ses desseins auprès de celui-ci et de lui
faire part du résultat de l’entrevue. Grâce à toutes ces démarches Adalbéron de
Verdun fut remis en liberté contre otage à la fin d’août. Eudes et Herbert réclamèrent
alors l’exécution des engagements de Godefroi, c’est-à-dire sans doute la
remise d’un certain nombre de villages du Verdunois. Adalbéron écrivit à son
frère pour le prier instamment, dans leur intérêt commun, d'avoir avec ces
personnages l’entrevue qu’ils exigeaient. Il devait leur donner réponse le 3
septembre et lui-même ne pouvait, sans les plus grands dangers, s’éloigner de
la ville de Reims. Il proposa à Godefroi de se rendre à la frontière, à
Bouillon; de là il serait conduit à Reims sous bonne escorte par Manassès, comte d’Omont ou de Réthel,
vassal de l’église de Reims. Nous ignorons si Godefroi se rendit à cette
invitation. L’affaire ne fut pas encore terminée. Dans les derniers jours de
988, Adalbéron envoya encore ses agents Renier et Anselme auprès de Herbert et d’Eudes;
ce dernier résidait alors à Chartres Nous ignorons la suite des négociations
avec les comtes.
Revenons
au siège de Laon. Il avait été entrepris dans de très mauvaises conditions.
Après un printemps pluvieux qui occasionna de grandes inondations, l’été de
l’année 988 fut d’une chaleur extraordinaire, au point de brûleries récoltes.
L’armée assiégeante eut beaucoup à souffrir de cette température. Gerbert, fort
éprouvé par les fatigues du siège, tomba malade de la fièvre. Les assiégés
mirent à profit la torpeur de l’armée royale pour tenter un coup hardi. Une
après-midi, vers le milieu du mois d’août, les bourgeois de Laon, appuyés d’une
troupe de cavaliers, firent une sortie. Ils surprirent les assiégeants
appesantis par le vin et le sommeil, et incendièrent le camp. Le désastre de
l’armée royale fut immense: machines, vivres, bagages, tout fut consumé parle
feu. Hugues Capet, troublé par les clameurs, les sonneries de clairon, le
crépitement de la flamme et la fumée de l’incendie, prit la fuite. Il se remit
ensuite et donna des ordres pour que tout le dommage fût réparé pour le 25
août. Mais les troupes étaient terrifiées et découragées; il fallut lever le
siège. Hugues se proposait de le reprendre deux mois plus tard, le 18 ou le 23
octobre.
Malgré
cet échec, Adalbéron et Gerbert ne perdirent pas tout espoir de délivrer la
reine Emma et l’évêque Ascelin. Gerbert fit auprès de l’impératrice Adélaïde,
qu’il appelle de nouveau «la mère des royaumes», une tentative pour qu’elle
s’interposât en faveur de sa fille, comme avait fait Théophano. Il semble
qu’Adélaïde n’ait point fait preuve alors d’une très vive affection envers sa
fille. Gerbert là supplia de témoigner pour les périls d’Emma le même intérêt
qu’elle avait montré pour les siens; il lui conseilla d’envoyer auprès de
Charles des agents habiles pour le décider à lui remettre sa fille ou du moins
à la lui confier moyennant otages. Gerbert remarquait avec finesse que la
captivité d’Emma était inutile à Charles et qu’il ne retenait obstinément la
reine que pour ne pas montrer qu’il l’avait faite prisonnière sans motif . Emma
ne fut remise en liberté qu’à la fin de décembre 988. Elle semble s’être
retirée à Dijon, possession de son mari, que lui laissèrent sans doute Hugues
Capet et le duc Henri avec qui elle eut une entrevue peu après sa mise en
liberté. Sa détresse était très grande, elle craignait toujours quelque
trahison et rappelait avec amertume le temps où elle commandait à des milliers
de guerriers. Nous ignorons complètement à partir de ce moment le sort de la
veuve de Lothaire.
Adalbéron
s’occupa plus particulièrement de l’évêque de Laon. Il écrivit à Ecbert, avec
qui il s’était alors étroitement lié d'amitié, de lui envoyer des troupes pour
la reprise du siège (18 ou 23 octobre) et d’exhorter les comtes Bardon et Gozilon à montrer plus d’intérêt à leur malheureux frère
prisonnier, Ascelin, exaspéré par sa captivité, méditait quelque projet
désespéré; peut-être un suicide ou plutôt une alliance avec Charles.
L'archevêque de Reims lui écrivit pour le détourner de ce projet et l’exhorter
à la patience. Il lui cita l’exemple de Job et celui de son parent (affinis)
Godefroi, lui conseilla de confier tout ce qui se passait autour de lui à
Anselme son envoyé, pour qu’il pût en informer son messager à Paris lors de la
fête de Saint-Denis (9 octobre); enfin il l'avertit de se méfier de Robert de Micy comme d’un traître. Adalbéron trouva peu après
l’occasion de faire évader Ascelin, sans doute par l'intermédiaire d’Anselme.
L’évêque avait été renfermé dans la tour de Laon; pendant une nuit d’octobre,
il s’échappa par la fenêtre au moyen d’une corde; un cheval l’attendait au bas
du rempart; il sauta dessus et s’enfuit jusqu’à Compiègne ou Senlis, auprès de
Hugues Capet. Le bruit courait qu’il était secrètement partisan de Charles, et
il avait hâte de se disculper; le roi lui rendit aussitôt toute sa faveur.
Le
siège de Laon fut repris le 18 ou le 23 octobre. Hugues et Robert avaient
rassemblé cette fois jusqu’à 8,000 hommes. Il fut tout aussi inutile que le
premier. Charles avait profité de ces deux mois de répit pour réparer les
murailles, agrandir et exhausser la tour. Il fit une résistance tout aussi
vigoureuse. La mauvaise saison menaçait, les jours diminuaient, les longues
veillées fatiguaient l’armée: il fallut encore s’éloigner. Hugues Capet était
en outre préoccupé par une affaire des plus importantes, qui malheureusement
nous échappe presque absolument. Nous devinons, par des allusions contenues
dans la correspondance de Gerbert, qu’il devait y avoir sur les confins de la
France, de la Bourgogne et du royaume de Lorraine, une conférence entre des
rois (?) pour l’établissement de la paix dans les «états et les églises du
Seigneur». Cette conférence, d’abord ajournée, fut remise au début de 989
jusqu’au commencement du carême (mardi 1 janvier au mercredi des
Cendres, 13 février). L’endroit (fixé à la limite des trois royaumes) et
une vague allusion d’Ascelin à Adalbéron font croire que la conférence devait
avoir lieu entre Hugues, Robert, Otton III et peut-être Conrad. Sans doute les
rois devaient y confirmer les décisions arrêtées à Stenay entre la reine
Adélaïde et l’impératrice Théophano, le 22 août 988.
Adalbéron
fut certainement mêlé à cette affaire. Le 23 décembre il reçut une lettre du
roi Hugues l’avertissant que ses envoyés arriveraient à Reims le 28 décembre,
pour s’entretenir avec son frère Godefroi et un évêque lorrain (dont le nom
est inconnu) au sujet de la «paix des princes et de celle de l’Église».
L’archevêque transmit immédiatement l’épitre royale à ce prélat inconnu et le
supplia en même temps d’être exact à l’entrevue pour que lui-même ne passât pas
pour un traître. Ce personnage manqua au rendez-vous malgré les plus pressantes
adjurations. Dans les deux ou trois derniers jours de l’année 988, l’archevêque
de Reims lui récrivit une lettre à laquelle il joignait la copie de la première
et lui demanda définitivement ce qu’il comptait faire.
Adalbéron
avait reçu presque en même temps une seconde lettre de Hugues Capet qui lui
demandait d’intervenir dans les affaires de l’abbaye de Saint-Denis. Le roi
voulait, à ce qu’on croit, la soumettre à la réforme bénédictine et se
débarrasser de l’abbé Robert; il désirait que l’archevêque de Reims le déposât.
Celui-ci montra beaucoup plus de réserve que dans les affaires de Fleury-sur-Loire;
il refusa de «mettre la faux dans la maison d’autrui», c’est-à-dire d’usurper
sur les droits de l’évêque de Paris et de son métropolitain l’archevêque de
Sens, et fit observer que l’abbaye de Saint-Denis avait une situation si
éminente qu’il fallait le consentement solennel des évêques de la province pour
déposer un de ses abbés. Il consentait seulement à prendre l’avis d’hommes
sages et religieux et à le transmettre à la mansuétude du roi si celui-ci
ajournait toute solution.
La
position de l’archevêque n’était pas seulement des plus délicate, elle était
redevenue dangereuse. Non seulement il s’occupait toujours des négociations
avec les comtes Eudes et Herbert, mais il lui fallait repousser les attaques du
chevalier Dudon, vassal de Herbert de Vermandois; il
se trouvait pour lors sans troupes et était obligé d’écrire à un personnage de
Lorraine, l’archevêque de Cologne probablement, de lui en envoyer le plus tôt
possible sous la conduite du comte Sigebert. Pour comble de malheurs, Charles,
enhardi par la seconde retraite de Hugues à l’automne précédent, sortit de Laon
et se répandit dans toute la contrée; il s’empara de Montaigu, s’avança jusqu’à
Soissons en dévastant tout sur son passage, menaça Reims, et revint se
renfermer dans Laon avec un butin considérable.
Ces
soucis et ces alarmes continuels eurent le résultat le plus funeste pour la
santé d'Adalbéron: il fut atteint d’une fièvre ardente. Il prévit tout de suite
la gravité de son état et le dénouement fatal; et, avant que le délire le
saisit, il envoya des messagers à Paris auprès de Hugues pour le prier de se
rendre auprès de lui le plus tôt possible. Il craignait que Charles ne mît à
profit sa maladie et sa mort pour mettre la main sur Reims. Son fidèle Gerbert
était alors absent, sans doute en mission auprès des comtes de Troyes et de
Chartres; il était loin de se douter de l’état de son maître et ami, et lui
écrivait pour se plaindre de ne recevoir ni lettre ni message de sa part, lui
demandait s’il devait différer son voyage pour se rendre à une conférence
royale qui se tiendrait à Chelles et si lui-même devait y prendre part.
Aussitôt
après avoir reçu le message de l’archevêque, Hugues Capet quitta Paris,
accompagné seulement des personnages qui l’entouraient alors; mais il voyagea
avec trop de lenteur et quand il entra à Reims, le 23 janvier 989, Adalbéron
venait d’expirer le jour même.
«Le roi montra de vifs regrets aux funérailles du pontife; et ce n’est pas sans
verser des larmes qu’il exprima le chagrin qu’il ressentait. Il fit ensevelir
le corps en grande pompe ; il consola avec une extrême bonté les citoyens
privés de leur seigneur. Ceux-ci, interrogés sur leurs dispositions à se
montrer fidèles au roi et à lui conserver leur ville, jurèrent fidélité et
s’engagèrent à la défense de leur place. Le roi, après se les être attachés par
serment et leur avoir accordé la liberté de se choisir le seigneur qu’ils
voudraient, prit congé d’eux et revint à Paris.»
Il
convient maintenant de porter un jugement sur cet homme extraordinaire qui, à
la fin de sa vie, fut le personnage le plus considérable de la France et
peut-être même de l’Europe occidentale. Il fut au-dessus de son temps, non
seulement par son zèle pour la réforme de son église, mais surtout par son
esprit politique, sa persévérance, son courage, son attachement inébranlable
aux Ottons. Son disciple et ami Gerbert, plus savant,
était loin de posséder la même énergie, et son caractère était infiniment plus
versatile. Adalbéron a fait un mal énorme à notre pays. C’est lui qui a empêché
la réunion de la Lorraine à la France, qui devait coûter tant de siècles. Nous
sommes tentés à chaque instant de le maudire, lui et son ami Gerbert. Il faut
savoir résister à ces sentiments et juger un homme, non pas d’après nos idées XIX siècle, mais d’après celles qui avaient
cours de son temps. Même en nous plaçant à ce point de vue, Adalbéron fut
certainement coupable de trahison, non pas envers son pays (son pays, c’était
la Lorraine) mais envers son seigneur. C’était le seul et juste
reproche que pouvaient lui faire les contemporains. En recevant l’archevêché
de Reims des mains de Lothaire, il était devenu son vassal pour les immenses
possessions de ce diocèse. Il lui devait une reconnaissance, ajoutons même une
fidélité absolues. Il n’avait pas à s’inquiéter si Lothaire avait attaqué
loyalement ou non Otton II en 978, s’il avait raison de vouloir s’emparer de la
Lorraine en 985; cela ne le regardait en aucune façon. Il devait obéir à son
seigneur, comme il le dit lui-même. Il lui fournit bien des troupes pour le
siège de Verdun, il ne pouvait faire autrement; mais il s’appliquait à détruire
secrètement tous ses plans, il pratiquait autour des rois un espionnage
incessant, et se hâtait de prévenir ses amis d’Allemagne de leurs projets. La
trahison éclate à chaque lettre de Gerbert. mais répétons-le bien, trahison
envers son seigneur et non envers son pays, trahison non pas au profit de
l’Allemagne, mais au profit de l’empire romain, dirigé par une dynastie
protectrice de l’Eglise.
C’est
qu’en effet, à la fin du X siècle, les évêques et quelques savants clercs, les
seuls qui eussent quelque pensée politique, ne voyaient pas dans la domination
des Ottons un empire allemand, mais la continuation
pure et simple de l’empire romain chrétien fondé par Constantin. Que l’empereur
fût Saxon, peu importait. La race n’avait jamais eu la moindre influence sur le
choix des empereurs. Le maître du monde romain pouvait être Espagnol, Illyrien,
Arabe même, sans que cela choquât personne, même aux plus beaux jours de
l’Empire. Le centre du pouvoir impérial avait pu et dû se déplacer selon les
circonstances. D’Italie, il avait passé un instant en Gaule, puis à Byzance.
Quand le christianisme et Charlemagne eurent romanisé la Germanie, il était
tout simple qu’il passât en cette contrée pour combattre plus facilement les
païens Slaves et Hongrois. Ce qui faisait l’erreur des partisans de l'empire
romain, ce n’était donc pas que son siège fût en Allemagne ou que son chef fut
de race saxonne, c’était de vouloir concilier l’eau et le feu, l'empire romain
avec la féodalité, dont la marche était dès lors irrésistible. Cette erreur
s'explique par l’incapacité du moyen Age, déjà à cette époque, de comprendre
l’histoire et les institutions du passé. Adalbéron, Gerbert, et leur disciple Otton
III, ne se doutaient pas du changement profond qui s'était accompli en trois ou
quatre siècles dans les conditions de la propriété et les relations des hommes
entre eux. Ils s’imaginaient que du moment qu’un personnage portait le titre
d’empereur, l’empire subsistait tel qu’il avait toujours existé. Il n'est pas
déjà si rare de voir, même des hommes éminents, s’aveugler ainsi sur leur
propre temps.
Il
faut dire aussi qu’envahie de tous côtés par la féodalité, l’Eglise se
rattachait désespérément à l'empire, en qui elle voyait sa seule chance de
salut. Ce plan réussit avec Otton III, Henri II, Conrad II. Mais la conséquence
fatale ne put manquer de se produire. Ces empereurs, à qui l'Église voulait
tout soumettre, voulurent la soumettre à leur tour. Dès le XI siècle l’Église,
par les yeux de la Papauté, vit qu’elle s’était donné un maître, et que
maintenant son salut était d’échapper à la tutelle impériale; alors naquit la
querelle des investitures qui sous diverses formes n'a cessé de tout durer pendant
le moyen âge dans tous les pays et s’est continuée jusqu’à notre époque. De nos
jours elle persiste toujours: c'est la lutte entre l’Église et l’État, héritier
des principes d'autorité de l'empire romain.
Ces
réflexions ne sont pas inutiles pour comprendre les sentiments d’Adalbéron et
nous faire une idée juste et impartiale de sa conduite. On s'explique comment, fasciné
par cet idéal d’un empire romain chrétien, dont Otton III devait être dans sa
pensée le nouveau Constantin, il ne se soit pas cru lié strictement par le
serment prêté à Lothaire. On comprendra aussi pourquoi il poursuivit avec tant
d’acharnement la ruine des derniers Carolingiens. Après avoir sauvé la papauté
de Byzance et des Lombards, après avoir enrichi l’Église de ses bienfaits et
l’avoir rendue maîtresse de sa politique, la race Carolingienne lui était
devenue inutile en perdant sa puissance, dangereuse en s’opposant à l’empire.
Le pouvoir et la force étaient passés aux Ottons et
aux Robertiens. L’Église se rangea de leur côté en vertu de la maxime «beati possidentes». Elle n’a
jamais beaucoup aimé la faiblesse. Le pouvoir, quelque impur que soit son
origine, lui inspire toujours une secrète sympathie quand elle peut espérer
l’attirer à soi et le faire servir à ses fins. Ceci nous explique pourquoi la
majorité du clergé de la Gaule fut indifférente à la ruine de la dynastie
fondée par Pépin et se rangea immédiatement du côté du plus fort, du côté des
Robertiens.
Adalbéron
se savait de plus menacé dans sa vie et son honneur par Charles de Lorraine,
car il se fiait fort peu à ses promesses et à ses
flatteries. Réunir le royaume des Francs à l’empire était malaisé pour
l’instant. Le seul moyen de sauver sa vie et ses projets, c’était d’établir sur
le trône un prince qui lui eût donné des gages solides de dévouement à
l’Église, et qui en même temps ne fût ni d’un esprit supérieur, ni d’un
caractère bien noble. Hugues Capet remplissait à merveille ces conditions.
Adalbéron se flattait de faire de lui tout ce qu’il voudrait: il le fit roi. La
nouvelle dynastie se souvint longtemps qu’elle devait sa puissance à l’Église.
Une
fois sur le trône, Hugues ne fut pas un instrument aussi docile que
l’archevêque l’espérait. Il prétendit assurer l’avenir de sa race en associant
son fils au trône quelques mois après son couronnement. Adalbéron éprouva une
forte déception. Il ne paraît pas avoir voulu établir une dynastie nouvelle;
il voyait dans l’avènement de Hugues un expédient utile, mais provisoire. Il
comptait peut-être jouer de nouveau de sa théorie de l'élection pour écarter
Robert au profit d'Otton III. Son opposition à l'association de Robert fut
manifeste. Il lui fallut néanmoins céder, comme nous l'avons vu. D’ailleurs
Robert était jeune, il avait été élevé par Gerbert, enfin il se piquait de
science et de théologie. Adalbéron pouvait espérer le diriger comme son père.
Il y avait peut-être là plus d'une illusion. Robert ne parait pas avoir eu une
grande affection pour son ancien précepteur Gerbert. Hugues, nous le verrons,
s'effraya à la longue de l’amitié exagérée des archevêques de Reims pour
l’empire; le roi connaissait bien mieux que Lothaire et Louis V les projets
secrets et les ruses de l’archevêque; il en avait profité. Monté sur le trône,
la trop grande habileté de son complice dut l’inquiéter plus d’une fois. Aussi
pensons-nous que le bon accord avec Adalbéron n’aurait probablement pas
toujours duré.
Nous
avons rendu justice aux grandes qualités d’Adalbéron. essayé d’expliquer sa
conduite et par suite de la justifier en partie. Nous ne saurions aller plus
loin. Sa position de vassal de la France, en contradiction avec ses sentiments
secrets, lui imposa une conduite tortueuse; sa duplicité écarte absolument la
sympathie. On peut pardonner à ce personnage le mal qu’il a fait à notre pays,
en tenant compte de l'époque où il a vécu, on peut même s’intéresser à sa vie,
il est impossible de l’aimer ni de l’estimer.
(23
janvier 989 — 30 mars 991)
De
la mort d’Adalbéron à la prise de Charles de Lorraine
Depuis
Hincmar, l’archevêché de Reims était devenu le plus important de la France
occidentale, non seulement au point de vue religieux, mais surtout au point de
vue politique. On conçoit les intrigues qui se produisirent pour donner un successeur
à Adalbéron. En quittant Reims, après les funérailles de l’archevêque, Hugues
Capet avait pris soin d’exiger des habitants un serment de fidélité et la
promesse de défendre la place contre les attaques de Charles. En revanche, il
leur avait abandonné le choix de leur «seigneur». On pense bien que, dans une
circonstance aussi grave, cette liberté d’élection était illusoire et qu’au roi
resterait toujours le dernier mot. Il se créa donc un double courant
d’intrigues, à Reims et à Paris, pour la nomination du nouvel archevêque.
Gerbert parut d’abord avoir toutes les chances pour lui. Il prétendait (et
c’est tout à fait probable) qu’Adalbéron avant de mourir l’avait désigné comme
son successeur avec l’approbation de tout le clergé, des évêques de la province
de Reims et de quelques chevaliers. Mais Gerbert se perdit en voulant jouer
double jeu. Avant de s’engager dans une voie qui devait le retenir à jamais en
France, il voulut s’assurer s’il ne lui était pas possible d’obtenir une
situation équivalente dans l’empire. Un grand personnage d’Allemagne ou de
Lorraine lui avait fait des propositions plus ou moins claires à ce sujet.
Gerbert voulait une offre précise; on le voit dans sa réponse à ce personnage
protester qu’il préférerait de beaucoup le service d’Otton III à celui de
Hugues Capet, c’est même pour ne pas paraître se soustraire à l’autorité du
premier qu’il n’a pas été trouver le roi de France, mais ses offres sont
brillantes et bien tentantes; Gerbert néanmoins ne fera rien sans l’avis de son
correspondant. C’était mettre celui-ci au pied du mur; nous verrons bientôt que
Gerbert n’eut pas à s’en féliciter.
D’autre
part, il avait exagéré dans sa lettre les sentiments de bienveillance de Hugues,
ou bien il s’était fait de cruelles illusions à cet égard. Il surgit en effet
un autre candidat auquel il ne s’attendait guère. Arnoul, le fils naturel de
Lothaire, qui avait livré Laon à son oncle Charles, fut tenté par l’espoir de
gagner le magnifique archevêché de Reims. Quand les hommes de cette époque
étaient possédés de quelque désir, rien ne les arrêtait pour le satisfaire.
Arnoul n’hésita pas un instant à trahir Charles. Il négocia à la fois avec les
habitants de Reims et avec Hugues Capet. Aux premiers, il promit toute son
indulgence, toute sa bienveillance, s’ils l’élisaient archevêque; au roi, il
offrit d’abandonner Charles, de lui jurer à lui-même fidélité, et de prendre en
tout son parti; il alla même jusqu’à s’engager à lui livrer la ville de Laon à
bref délai. Arnoul trouva auprès du roi lui-même deux partisans illustres pour
l’appuyer, Ascelin et Brunon, évêque de Langres. Le premier n'était sans doute
guidé que par le désir de rentrer le plus vite possible en possession de sa
ville épiscopale. Le second avait un but plus noble. Fils d’Albrade,
sœur de Lothaire, et de Renaud, comte de Roucy, il était par conséquent cousin
d'Arnoul; en poussant son parent à ce poste élevé, il espérait que ces hautes
fonctions transformeraient son caractère et l’obligeraient à mener une conduite
plus sage. Brunon avait, en outre, le plus grand respect pour Lothaire qui
l’avait nommé évêque à l’âge de vingt-quatre ans. Il lui sembla que c’était
honorer sa mémoire, s’acquitter même d’une dette de reconnaissance, en
soutenant son fils de tout son pouvoir. Il s’offrit en personne pour servir de
gage et d’otage pour Arnoul.
Gerbert
essaya de contrebalancer l’influence de Brunon par celle d’Adalbéron de Verdun,
pour qui Hugues Capet avait, parait-il, de l’affection. Gerbert, bien qu’il
affectât de détester la profession de médecin, avait ordonné des remèdes à
l’évêque de Verdun, atteint de la gravelle; en reconnaissance, celui-ci
écrivit au roi de France pour le dissuader de confier l’église de Reims «tête
du royaume des Francs», à un «traître, à un perfide, à un sot» (ces expressions
aimables désignaient Arnoul). Quoi qu’il eût invoqué le souvenir de son oncle
et l’affection que le roi avait pour lui-même, sa recommandation n’eut aucun
résultat; Hugues avait été séduit par les propositions d’Arnoul. Il y voyait
l’avantage de désunir les Carolingiens; il espérait que la trahison lui
livrerait la ville de Laon: deux échecs successifs lui ayant fait perdre
l’espoir de l’emporter de vive force; enfin, il calmait peut-être ses scrupules
à l’endroit de son usurpation en se montrant le bienfaiteur d’un fils de
Lothaire, Quant à Gerbert, il s’en défiait, le sachant, par expérience,
beaucoup trop lié à l’empire. Mais Hugues avait laissé aux habitants de Reims
le soin de se choisir leur évoque. Il ne pouvait prendre à lui seul une
décision sans manquer honteusement à sa parole. D’autre part, il fallait en
finir; un mois et plus s étaient écoulés en négociations depuis la mort
d’Adalbéron.
Le
roi se décida à retourner à Reims et à imposer sa volonté aux Rémois, tout en
ayant l’air de prendre leur avis. Il réunit donc le clergé et les principaux
habitants’ leur exposa les offres d’Arnoul sans dissimuler qu’il les trouvait
fort avantageuses, mais en feignant toujours de les laisser juges de ces
promesses. Les habitants de Reims répondirent qu’Arnoul leur avait fait
récemment les mêmes promesses de dévouement au roi, de bienveillance à leur
égard; mais il était jeune, on ignorait ses mœurs, son caractère; finalement
ils conseillaient à Hugues de prendre un supplément d’informations. Les
résultats de cette enquête n’étaient guère douteux. Le roi était visiblement
favorable à Arnoul, et celui-ci avait d’avance pour lui la majorité du clergé
et surtout des laïques. On déclara donc Arnoul digne de l’épiscopat s'il tenait
toutes ses promesses; or il promettait tout ce qu'on voulait. Introduit en
présence du roi et des «électeurs», Arnoul les satisfit par ses réponses «très
honnêtes» (modestissime respondit).
L’assemblée se transporta ensuite dans l’église du monastère de Saint-Rémy,
situé alors à un mille de Reims; c’était là qu’étaient consacrés les
archevêques. Hugues, après s’être consulté avec les siens, selon sou habitude,
prononça le discours suivant, des plus curieux au point de vue de ses idées sur
sa position vis-à-vis des Carolingiens et qui nous fait connaître son esprit
prudent. Richer, moine de Saint-Rémy et par suite «électeur», assista certainement
à l’assemblée; il nous a transmis le fond, sinon la forme des paroles du roi.
«Si
Louis de divine mémoire, fils de Lothaire, eût en mourant laissé une lignée, il
eût été convenable qu’elle lui succédât; mais comme il n’existe aucun
successeur direct de la race royale, ainsi que chacun sait, j’ai été choisi par
vous et par les autres princes et par ceux des chevaliers qui sont les plus
puissants, et je marche à votre tête. Maintenant comme celui dont il s'agit est
le seul rejeton de la race royale, vous demandez qu’il soit honoré de quelque dignité
pour que le nom de son illustre père ne disparaisse pas dans l’oubli. Si donc
il promet de conserver fidélité, s’il promet de défendre la ville, de n’avoir
aucune communication avec nos ennemis, et même de les poursuivre, je ne refuse
point de lui accorder l’épiscopat, conformément au jugement que vous avez
porté, à condition toutefois que, selon la décision des sages, il se liera à
moi par la foi du serment. Et pour exprimer entièrement ma pensée, je pense
qu’après le serment, il devra signer une déclaration portant ces paroles
d’imprécation: que toute félicité se change pour lui en outrage, toute
prospérité en ruine, toute action honnête en acte honteux, que la durée ne soit
plus qu’un instant, qu’au lieu d’honneur il ne reçoive que mépris, et, pour
tout dire enfin, que tous les maux remplacent tous les biens. Je veux de plus
que cette déclaration soit faite en double, l’une pour moi, l’autre pour lui. Elle
serait sa perte si quelque jour il violait honteusement sa foi. »
Voici
la traduction du chirographe; «Je, Arnoul, parla grâce de Dieu archevêque de
Reims, promets aux rois des Francs, Hugues et Robert, de leur conserver une foi
inaltérable, de leur prêter conseil et aide en toutes occasions selon mon
savoir et mon pouvoir, et de ne pas leur être infidèle en prêtant sciemment
conseil et aide à leurs ennemis. C’est en présence de la majesté divine, des
saints bienheureux et de toute l'église que je fais ces promesses; si je les
observe j’obtiendrai en récompense la vie éternelle, si je m’en écarte (ce qu’à
Dieu ne plaise!), que toute bénédiction se change pour moi en malédiction, que
mes jours soient abrégés, qu’un autre reçoive mon évêché, que mes amis
s’écartent de moi et deviennent à jamais mes ennemis. Je souscris ce
chirographe fait par moi comme témoignage de mon salut ou de ma malédiction, et
prie mes frères et mes fils (dans le Seigneur) de souscrire à leur tour. — Je
Arnoul archevêque ai souscrit. »
Cette
décision obtint l’approbation générale. Arnoul s’était trop engagé pour reculer
maintenant; quand il se fut avancé dans l’assemblée et qu’on lui eut demandé
s’il admettait ces conditions, il répondit affirmativement, il écrivit, récita
tout haut et souscrivit la charte-partie. Celle-ci fut alors séparée en deux,
une partie remise à Arnoul, l’autre conservée par Hugues Capet.
Ce
ne fut pas tout : Arnoul dut jurer aux rois une fidélité inviolable, malgré
tous les serments qu’il avait prêtés ou ceux qu’il pourrait prêter à l’avenir ;
s’il était fait prisonnier, il devrait s’enfuir auprès des rois aussitôt qu’il
en trouverait le moyen. Dans des entretiens et des chartes en langue vulgaire,
Arnoul déclara qu’il déliait de leur obéissance les évêques de la province de
Reims, si jamais il manquait lui-même aux conditions de la charte-partie. Enfin
il fit jurer aux bourgeois et aux chevaliers (milites ac cives) de Reims de garder fidélité aux rois, de maintenir sous leur
autorité la ville et les châteaux, si lui-même venait à être fait prisonnier
ou manquait à sa parole.
Après
avoir pris des précautions aussi minutieuses, Hugues et Robert se tenaient pour
pleinement satisfaits. Il n’en fut pas de même d’un certain nombre d’évêques.
Ils voulurent que pendant la célébration de la messe, au moment de recevoir
l’Eucharistie des mains de l’officiant, Arnoul jurât qu'il consentait à ce
qu’elle fût cause de sa damnation s'il trahissait jamais ses serments.
D’autres évêques, esprits plus modérés et plus éclairés, blâmèrent vivement ce
procédé; ils voyaient une profanation à faire servir le signe de la rédemption
à la perte d’une âme. Ils connaissaient la légèreté d’Arnoul et, se doutant
qu’il changerait bien vite d’idées, ils ne voyaient pas sans indignation forcer
ce jeune homme faible et indécis à se damner lui-mème.
L’avis contraire l’emporta néanmoins, car les rois et les seigneurs y voyaient
un gage assuré de la fidélité d’Arnoul. Celui-ci consentit à cette nouvelle
épreuve et, après avoir été relevé de l'excommunication portée contre lui par
Ascelin et les évêques comprovinciaux, il fut élu archevêque de Reims par le
clergé rémois tout entier, les évêques suffragants, acclamé par le peuple, accepté
par les rois Hugues et Robert, enfin ordonné et revêtu des vêtements épiscopaux
(fin février — début de mars 989).
On
s’imaginerait peut-être qu’un échec aussi éclatant avait découragé Gerbert et
qu’il s’était hâté de fuir une ville témoin de son humiliation. Il n’en fut
rien. Cet homme était d’une souplesse étonnante il continua auprès d’Arnoul les mêmes
fonctions d’écolàtre et de secrétaire qu’il avait remplies
auprès d’Adalbéron. Ce fut lui qui rédigea l’acte d’élection d’Arnoul au nom
des évêques de la province de Reims. Il sut même se gagner les bonnes grâces du
jeune archevêque et parvint bien vite à le dominer entièrement. Il voulait
gouverner sous son nom la province de Reims et continuer la politique de son
ami Adalbéron. Il était si habile qu’il amena le fils de Lothaire au parti
impérial. Arnoul écrivit à Ecbert, qui se trouvait alors à la cour d'Otton III,
pour le prier de lui continuer la bienveillance qu’il avait témoignée à son
prédécesseur et lui demander une entrevue quand il serait de retour du palais
du roi de Germanie. Il ajoutait, faisant allusion à Gerbert: «C’est une bonne
preuve que nous resterons toujours unis par une sainte amitié et une alliance
indissoluble que de prendre, comme je fais, pour conseillers ceux qu’auprès de
mon prédécesseur, dans le loisir comme dans les affaires, vous avez toujours
employés comme intermédiaires.»
Arnoul,
à peine installé sur le siège épiscopal, était dévoré d’une nouvelle ambition,
obtenir le pallium. Excité évidemment par Gerbert, il se résolut à aller à Rome
pour avoir une entrevue avec l’impératrice Théophano, qui y résidait depuis le
25 décembre précédent, et, grâce à sa toute-puissante protection, gagner la
faveur du pape Jean XV. Hugues Capet fut informé de ce projet et y fît
immédiatement obstacle. Effrayé de voir le nouvel archevêque se rapprocher si
vite de l’empire, il lui défendit de quitter le royaume. Arnoul écrivit alors
par l’intermédiaire de Gerbert à un grand personnage de la cour impériale, pour
le prier d’agir en ami, d’obtenir le pallium du pape et de lui faire conserver
les bonnes grâces de l’impératrice Théophano. Le fils de Lothaire était décidé
à passer outre à la défense de Hugues et il osait écrire : «Nous serons, si
Dieu le permet, à ses ordres à Pâques (31 mars) et personne alors ne pourra
nous empêcher de lui offrir, à elle et à son fils, les assurances de notre
fidélité et de notre dévouement»
Il
se rendit probablement à cette entrevue avec Théophano de retour d’Italie, car
peu de temps après il obtint le pallium, objet de ses désirs.
Gerbert
avait manqué l’archevêché de Reims. Il comptait toujours qu’une compensation
lui viendrait d’Allemagne. Mais devant des preuves trop évidentes de négligence
et d’indifférence, il éleva un peu la voix, et, pour la première fois depuis
cinq ans, hasarda quelques plaintes. Il rappelait son dévouement infatigable si
peu récompensé, demandait une faveur quelque insignifiante qu’elle fût, faisait
valoir la constance avec laquelle il avait reporté sur Théophano et son fils la
fidélité jurée au seul Otton III ; il montrait que l’abandon où on le laissait
était l’opprobre de ceux qu’il servait et faisait la joie de leurs ennemis. Il
suppliait seulement qu’on voulut bien ne pas décourager son dévouement et le
rejeter dans un autre parti.
Quand
Arnoul eut satisfait son ambition et qu’il n’eut plus rien à désirer, ses
sentiments pour sa famille reprirent peu à peu le dessus. «II s’apitoyait sur
son oncle, il pensait à lui, il l’aimait, le chérissait comme le représentant
de ses parents.» Il s’était pris d’une vive affection pour son jeune cousin
Louis, fils de Charles, et s’attristait à l’idée que cet enfant, qui aurait pu
être roi, mènerait une existence précaire et sans honneurs. Un jour qu’il se
promenait près des bords de l’Aisne, tout plein de ces pensées, il eut l'imprudence
de confier à Renier, un de ses familiers, pour lequel il n’avait pas de secret,
que Louis était l’être qu’il chérissait le plus au monde et que le moyen de se
concilier ses bonnes grâces c’était d’assurer le bonheur de cet enfant. Cette
confidence devait être deux ans après la cause de sa perte. Comme il
l’écrivait plus tard, Arnoul projetait de ressusciter, fut-ce au prix des plus
grands efforts, « l’autorité royale presque anéantie chez les Français.»
Arnoul se décida enfin au mois d’août 989 à passer du rêve à
l’action Le seul moyen d’accroître les ressources et la puissance de son oncle
qui fût en son pouvoir était bien simple : c’était de lui livrer la ville et le
diocèse de Reims. Mais d’autre part Arnoul ne voulait pas avoir l’air de violer
ouvertement les serments prêtés à Hugues moins de six mois auparavant. Il était
bien difficile d’accorder entre eux ces deux sentiments. Après s’être concerté
avec son oncle Charles, voici ce qu’il imagina : il inviterait les principaux
seigneurs de la province à venir le trouver à Reims sous prétexte d’une affaire
importante. Ceux-ci réunis, Charles arriverait de nuit devant la ville; un
homme sûr lui ouvrirait les portes, se saisirait des seigneurs ainsi que de
l’archevêque et les jetterait en prison. Ce coup de filet lui livrait non
seulement la ville, niais tout le diocèse ou comté de Reims dont il tiendrait
les seigneurs entre les mains. Ce plan d’une fourberie consommée fut suivi à la
lettre.
Arnoul
commença par se faire prêter toutes sortes de serments par Manassès,
comte de Rethel, et par Roger, peut-être comte de Château-Porcien, tous deux
vassaux de l’église de Reims. Ils consentirent à se joindre à la troupe qui
sous la conduite de Charles envahirait la ville. Enfin on pouvait compter sur
Robert, frère de la mère d’Arnoul, qui était vassal du duc Charles. Ceci fait,
il fallait trouver un homme qui pendant la nuit enlevât les clefs du chevet de
l'archevêque, mais sans que celui-ci, crainte de trahison, le lui eût ordonné
expressément. Ce fut Dudon, devenu vassal de Charles,
qui se chargea de cette mission délicate. Il jeta les yeux sur un prêtre de
Reims du nom d'Alger; après avoir vanté son habileté et sa prudence, flatté son
courage, il lui exposa ce qu'on attendait de lui, et lui déclara que tel était
l’ordre de son maître, l’archevêque. Alger stupéfait voulut être plus amplement
informé de la bouche de l’archevêque lui-même. Arnoul dut y consentir et quand
le prêtre lui eut demandé sur qui il comptait pour accomplir ses desseins, il
lui nomma entre autres personnages son oncle Charles, les comtes Roger et Manassès et son oncle maternel Robert ; puis il lui ordonna
de prêter les mains à Charles et de lui jurer fidélité. Alger obéit.
Arnoul
convoqua alors ses vassaux et ses amis; parmi eux se trouvaient Gilbert, comte
de Roucy, son frère Brunon, évêque de Langres, ainsi que Gui, comte de
Soissons, tous trois ses cousins. Tout se passa de point en point comme Arnoul
et Charles l’avaient imaginé. Le prêtre Alger enleva les clefs du chevet de
l’archevêque qui feignait de dormir; il livra pendant la nuit les portes de la
ville à Charles; les troupes, sous la conduite de Roger et de Manassès, se répandirent dans la ville où elles se
livrèrent à d'affreux excès et à un pillage effréné. La cathédrale elle-même
fut profanée et saccagée.
Charles
cherchait partout son neveu sans pouvoir le trouver. Arnoul, feignant d’être
épouvanté du tumulte causé par les envahisseurs, s'était réfugié avec les
comtes dans la tour qui servait de citadelle à la ville. Charles la bloqua; les
assiégés étaient sans vivres et sans armes, ils durent se rendre. Ils furent
conduits à Laon et mis sous bonne garde. Charles, après être demeuré quelque
temps à Reims pour mettre la main sur les biens de l'évêché, et s’être assuré
de Soissons, que la captivité du comte Gui lui livrait, retourna à Laon et
exigea des prisonniers un serment de fidélité que ceux-ci refusèrent
unanimement. Charles et Arnoul continuèrent avec persévérance leur comédie.
Ils feignaient de se haïr et s’accablaient réciproquement d’injures.
L’archevêque lança même l’anathème contre les envahisseurs des domaines de
l'église de Reims. Mais ses menaces concernaient seulement les biens
temporels, il passait sous silence les maux du clergé et du peuple, ce qui
devait exciter l’indignation bien légitime de Gautier, évêque d’Amiens. Arnoul
eut même la témérité d’ordonner aux évêques de la Gaule de lancer à leur tour
l'anathème. Cet anathème parvint à Eudes, évêque de Senlis, par l’intermédiaire
de Gui, évêque de Soissons. Hugues et Robert s’empressèrent de convoquer à
Senlis un concile comprenant les évêques de la province de Reims.
Le
bruit commençait déjà à courir que l’archevêque était le véritable auteur de la
trahison; les évêques se décidèrent à lancer l’anathème pour dissiper toute
équivoque. L'oratio invectiva prend surtout à
partie le prêtre Alger «qui a livré l’archevêque après avoir été son gardien,
son convive, son conseiller, son chapelain». Elle excommunie ce membre du
diable, traître à son évêque, au clergé et à tout le peuple rémois, ainsi que
les envahisseurs de l’évêché de Laon, c’est-à-dire Charles et ses troupes, et les
bourreaux impitoyables de l’évêque Les décisions du concile furent communiqués
à Arnoul, pour qu’il les confirmât. Il était trop tard : il n’avait pu soutenir
plus longtemps son rôle, et venait de prêter serment de fidélité à Charles et
de lui livrer des otages. Les comtes Gilbert et Gui ne tardèrent pas à l’imiter
et furent remis en liberté. Loin d’exiger des envahisseurs aucune restitution,
aucune pénitence, Arnoul osa absoudre les coupables de sa propre autorité et
sans la présence de son clergé, ce qui était illégal. Il ne se donna même pas
la peine de délivrer de captivité son propre clerc, le fils de Renier, vidame
de Reims. Il fit plus: il adjugea les fiefs d’un certain nombre de chevaliers
de l’église de Reims aux amis de son oncle, et contraignit le clergé et le
peuple de Reims à prêter serment à lui-même et à Charles.
La
trahison devenait manifeste. Hugues somma Arnoul de comparaître devant le
concile de Senlis, lui offrant de le faire délivrer s’il était prisonnier,
déclarant sa conduite inqualifiable s’il était libre. Arnoul fit la sourde
oreille. Une deuxième sommation du roi n’eut pas plus de succès, et les
semaines et les mois s’écoulèrent ainsi pleins d’incertitude, jusqu’à l’année
suivante.
Que
devenait Gerbert pendant ce temps? Fait prisonnier lors de la trahison d’Arnoul,
il avait été désigné à la fureur de Charles par ses ennemis qui rappelaient le
rôle important qu’il avait joué lors de l’avènement du Capétien. Tous ses biens
lui furent enlevés, mais il recouvra aussitôt la liberté. Il songea d'abord à
s’éloigner, puis, tout à coup volte-face complète : il nous apparaît comme un
fervent partisan de Charles et traite Hugues et Robert d'usurpateurs. Ce
brusque changement est le point le plus mystérieux de la vie de Gerbert. Tout
le monde est d'accord pour blâmer cette versatilité, mais non pour
l’expliquer. Gerbert. nous l'avons répété souvent, était ambitieux, ce qui lui
était permis, vu ses talents et sa fidélité à soutenir la cause qu’il avait
embrassée. Or jusqu’ici tout son dévouement ne lui avait rapporté que fatigues
et dangers. Hugues Capet et Théophano avaient fait preuve à son égard d’une
ingratitude qui l’avait rempli d’amertume; il se sentait vieillir et se
demandait sans doute avec anxiété quelle serait son existence s’il n’avait rien
à attendre pour prix de tant de services; il souffrait toujours des fièvres
contractées au siège de Laon du mois d’août 988, aggravées par l’automne
suivant; la maladie dut contribuera affaiblir son caractère et à développer les
préoccupations d’intérêt personnel. Charles paraissait alors avoir de sérieuses
chances en sa faveur; son activité faisait contraste avec l’inertie de Hugues
Capet. Il ne ménagea pas sans doute les promesses à Gerbert qu’il avait déjà
voulu attirer à son parti un an auparavant. Enfin Gerbert crut
peut-être mettre sa responsabilité à couvert sous celle de son archevêque.
Que
ces hypothèses soient justifiées ou non, un fait certain, c’est que Gerbert
engagea aussitôt une polémique en faveur de Charles. Ascelin, réfugié à la cour
des rois, maintenait toujours l’anathème qu’il avait porté contre le diocèse de
Laon quand il s'était enfui l’année précédente. On sait que l’effet de cette
terrible malédiction était de priver les fidèles de tous les sacrements; on ne
permettait même pas d’ensevelir les morts ou de baptiser les enfants. Ces
prescriptions outrées indignèrent Gerbert qui écrivit à Ascelin la lettre
suivante :
«A
l’évêque encore vénérable Adalbéron, — Gerbert. Es-tu donc tellement livré à
l’insouciance et au hasard que tu ne vois pas les glaives qui menacent ta tête,
les béliers et les machines qui te battent en brèche? Rappelle-toi, je te prie,
ami jadis heureux et cher, ce qui s’est passé sous le pontificat de mon père
Adalbéron. Le propre frère du divin Auguste Lothaire, héritier du trône, fut chassé
du royaume. Ses rivaux ont été créés rois intérimaires; c’est l’opinion de
beaucoup de gens. De quel droit l’héritier légitime a-t-il été déshérité, de
quel droit a-t-il été privé de la couronne? Et, parce qu'il est revenu dans la demeure
de ses pères, quelles décrétales des pontifes Romains ont défendu de baptiser
des enfants? Quels saints canons ont écarté des autels des prêtres innocents? Habraham discuta avec Dieu pour savoir si dans Sodome le
juste devait périr avec l’impie, et toi, pasteur, tu n'hésites pas à faire retomber
le châtiment à la fois sur le coupable et l’innocent. Mais à quoi bon parler de
ces choses; elles sont de peu d’importance comparées à l’accusation contre toi rédigée
par des prêtres du Seigneur, pleine de crimes, lourde de forfaits. Tes juges
sont nommés; si tu fais défaut, ton absence ne te profitera pas. Si tu
comparais, tu cesses d’être évêque. Celui qui doit occuper ta place est déjà trouvé.
Hâte-toi donc pendant le peu de temps qui te reste, et ne mets pas ton espoir
dans la Seine ou la Loire, tu n’y gagnerais rien. Connaissant les factions, les
conspirations, les décisions et leurs auteurs. J’ai voulu tout te confier en
secret à cause de notre ancienne amitié pour t’arracher à ta torpeur. Cherche
maintenant un remède plus efficace, s’il en est, car tu semblés tombé en
catalepsie».
Ces
singuliers témoignages d’amitié ne firent qu’aviver la rage d’Ascelin, comme
nous le verrons bientôt. Arnoul voulait dissimuler sa trahison aux évêques
lorrains et tout particulièrement à Ecbert dont il recherchait l’amitié.
Gerbert écrivit en son nom à l’archevêque de Trêves : «Naviguant sur une mer
agitée, nous faisons naufrage et nous gémissons. Nulle part de rivage sûr,
nulle part de port tranquille. C'est près de vous que nous cherchons le repos.
Vous avez en effet de quoi donner sans vous appauvrir, de quoi enrichir celui qui
recevra. Nous sollicitons de votre affection et de votre charité une entrevue à
Reims pour la veille des calendes d’avril (lundi 31 mars 990), si notre amitié
a acquis quelque droit ou si elle peut espérer en acquérir.»
Quand
Arnoul, après avoir livré la ville de Reims, fut sur le point de laisser
éclater ses véritables sentiments, il fit écrire par Gerbert une seconde lettre:
«Le glaive, bienheureux père, m’a percé jusqu’à l’âme; de toutes parts des armes
ennemies nous menacent. D’un côté notre foi engagée aux rois de France nous
enchaîne; de l’autre, soumis à la puissance du prince Charles qui réclame pour
lui le trône, nous sommes contraints ou de changer de maîtres ou de rester en
prison; la seule espérance qui nous reste est l’union en quelque sorte
fraternelle que la prévoyance divine a formée entre nous et qui nous engage à
porter mutuellement nos fardeaux. C’est donc vers vous que je me réfugie comme
vers un rempart solide, vers l’autel de la prudence et l’interprète des lois
divines et humaines. Les conseils que vous donnerez à vos fils seront pour eux
comme des oracles du ciel.»
Toutes
ces précautions étaient vaines; la trahison d’Arnoul avait transpiré. Ecbert
refusa de se rendre au rendez-vous et répondit à Arnoul par une lettre d’une
ironie sévère. Il y avait près d’un an qu’Arnoul refusait de comparaître au
concile de Senlis. Gui, évêque de Soissons, résolut de faire auprès d’Arnoul
une démarche définitive. Vers juin ou juillet 990, il eut avec lui une entrevue
à Chavignon près de Laon en présence de clercs et de laïques. Il le somma pour
la troisième et dernière fois de se rendre à Senlis auprès de ses confrères et
de répondre à l’appel du roi. Arnoul répondit qu’il n’osait y aller sans être
accompagné des comtes Eudes et Herbert, parce qu’il craignait qu’on lui fit
violence. Peu satisfait de ce prétexte, l’évêque de Soissons s’offrit comme
otage ainsi que son frère Gautier et son père; Arnoul pourrait de la sorte
aller et revenir en toute sûreté. Gui se déclara prêt à confirmer sur-le-champ
cette promesse par serment,
Arnoul
avoua alors que pendant sa captivité, il avait prêté serment de fidélité à
Charles et lui avait fourni des otages. Il lui était donc impossible de
s’éloigner sans sa permission. L’évêque de Soissons éclata en reproches
indignés : «Quels otages sont pour toi préférables? Est-ce ton frère Richard,
ton cousin Brunon et le fils de sa sœur, qui se sont remis au pouvoir des rois,
ou bien tes chevaliers Sehard et Rainaud qui ont recouvré leur liberté en donnant leurs enfants à leur place, et dont tu
as adjugé les fiefs (bénéficia) à tes prétendus ravisseurs, montrant au grand
jour ton activité à donner et à recevoir des otages? Quels serments sont préférables
à ton avis? Ceux que tu as prêtés spontanément à ton seigneur le roi, ou bien
ceux qu’un ennemi armé t’a arrachés par violence?». Gui lui rappela ensuite ses
serments prêtés à Hugues Capet, les conventions en langue vulgaire conclues
avec les évêques (Arnoul avait juré que s’il était un jour fait prisonnier, il
s’enfuirait aussitôt qu’il en pourrait trouver l’occasion). L’évêque de
Soissons l’invita à tenir ce serment à l’instant même. La chose était facile;
Gui était accompagné d'une troupe nombreuse de chevaliers vaillants, Arnoul
n’avait qu’une faible escorte. Celui-ci refusa naturellement, et Gui retourna à
Senlis, certain désormais de la trahison de l’archevêque. Le concile de Senlis
et le roi résolurent alors d’en appeler au souverain pontife et d’en obtenir la
condamnation et la déposition d’Arnoul. Ce fut là une fâcheuse inspiration.
Hugues devait s’en repentir pendant tout le reste de son rogne, et aussi son
fils Robert. Les messagers, porteurs des lettres des évêques et du roi,
partirent pour Rome à la fin de juillet 990. Ils étaient accompagnés de
quelques clercs de Brunon, qui, ne pouvant obtenir de Charles la remise en
liberté de leur évêque (il avait sans doute refusé de prêter serment au duc),
allaient supplier le pape de lancer la malédiction contre le ravisseur.
Voici
la traduction des principaux passages de la lettre de Hugues Capot à Jean XV
(la lettre des évêques ne fait que répéter les mêmes griefs et est moins
curieuse) : « ...Arnoul, fils de Lothaire, après avoir commis contre notre
personne et notre royaume les plus grands forfaits, avait trouvé en nous un
père. Nous l’avons gratifié de l’archevêché de Reims; il nous a prêté un
serment qui annulait tous les engagements passés et futurs. Il a transmis sur un
chirographe le texte de ce serment, l’a lu à haute voix, souscrit et fait souscrire.
Il a fait jurer aux chevaliers et aux bourgeois de nous demeurer fidèles s’il arrivait
jamais que lui-même tombât au pouvoir de l’ennemi. Or, au mépris de tous ces engagements
(nous en avons des témoignages certains), il a lui-même livré les portes de sa
cité à l’ennemi; le clergé a et le peuple qui lui étaient confiés sont devenus
sa proie et ont été réduits en captivité. Il prétend qu’il est le jouet de l’ennemi;
pourquoi a-t-il contraint bourgeois et chevaliers à se parjurer? Pourquoi
réunit-il des troupes contre nous, a pourquoi fortifie-t-il sa ville et ses
châteaux contre nous? S’il est captif pourquoi refuse-t-il d’être délivré? S’il
est victime de la violence, pourquoi refuse-t-il d’être secouru? S’il est libre,
pourquoi n’est-il pas auprès de nous? On le mande à la cour; il refuse de s’y
rendre. Il est appelé par les archevêques et les évêques comprovinciaux; il
répond qu’il ne leur doit rien. C’est donc à vous, successeur des Apôtres, qu’il
appartient de statuer sur le sort de ce nouveau Judas; sinon craignez que le
nom du Seigneur ne soit blasphémé par nous et qu’excités par un juste
ressentiment et par votre silence, nous n’entreprenions la ruine de la ville et
l’incendie de toute une province. Vous serez sans excuse devant Dieu, votre
juge, si vous laissez notre requête sans réponse et sans jugement».
Jean
XV fit d’abord un excellent accueil aux ambassadeurs. Mais, dès le lendemain,
ses bonnes dispositions étaient changées. Le départ des ambassadeurs avait été
appris de Charles et de ses partisans. Son ami et parent, le comte Herbert le
Jeune, imagina de rendre leur mission inutile. Il les fit suivre par des
envoyés à lui, qui, aussitôt arrivés à Rome, usèrent d’arguments éloquents ; ils
offrirent au pape de grands présents, entre autres un magnifique cheval blanc.
Aussi les malheureux messagers de Hugues durent rester pendant trois
jours devant les portes du palais papal sans pouvoir obtenir de Jean XV une
nouvelle audience. Quand ils connurent le motif de cette disgrâce, ils
comprirent qu’il était inutile de prolonger leur séjour à Rome et reprirent
tristement le chemin de France.
Les
clercs de Brunon ne furent pas plus heureux. Les officiers (ministri)
du pape répondirent à leurs plaintes en leur conseillant d’offrir une somme de
dix sous d’or pour la rançon de leur maître. Les clercs français accueillirent
cet avis avec dérision et répliquèrent que si leur évêque avait pu être délivré
à prix d’argent, ils n’auraient pas hésité à offrir mille talents. Le pape
impatienté s’écria : «L’affaire regarde alors celui pour qui il a été fait
prisonnier, et ne voulut plus rien entendre. A leur retour, les clercs
trouvèrent leur maître délivré. Charles l'avait remis en liberté, nous ignorons
à quel propos.
Brunon avait profité de cette faiblesse pour nouer des
relations avec Gerbert et chercher à lui faire abandonner le parti de Charles.
C'est qu'en effet Gerbert s’était assez vite repenti de sa défection.
Tourmenté par les remords» effrayé sans doute par les anathèmes du concile de
Senlis et par l’envoi de l’ambassade auprès du pape, il sentait de plus qu’il
s’était engagé dans une position défavorable à ses intérêts. Il n’était pas au
pouvoir de Charles de lui donner l’équivalent de ce qu’il pouvait espérer, soit
de l’empire, soit du roi de France. Il songea dès lors à rompre avec Charles et
Arnoul sans exciter leurs soupçons et sans tenir une conduite trop piteuse.
Déjà quelque temps après la prise de Reims, il était rempli de regrets. Il
essayait de se consoler par la lecture de Cicéron: «Heureux aux yeux des
hommes, écrivait-il à Romulfe, abbé de Sens, nous
nous jugeons nous-mêmes très malheureux. Nous recherchons les affaires du
monde, nous les trouvons, nous les exécutons, et nous sommes devenus pour ainsi
dire le chef des entreprises criminelles.» La réponse sévère d’Ecbert aux
lettres hypocrites d’Arnoul contribua à augmenter encore ses inquiétudes.
Charles,
croyant Gerbert désormais gagné à sa cause, le laissait parfaitement libre de
ses mouvements. Il put donc se rencontrer avec Brunon au château de Roucy;
celui-ci le ramena au parti capétien. Gerbert se rendit aussitôt à Senlis où demeuraient
les rois Hugues et Robert. Ils lui pardonnèrent et lui rendirent leur faveur.
Il écrivit alors à son sauveur Brunon pour l’inviter au nom des rois à venir le
rejoindre sans retard à Senlis «pour le salut de l’État...et la délivrance de
tous les gens de bien.»
En
même temps, il s’adressait à Ecbert pour lui redemander son amitié et excuser
ses fautes: «Maintenant, je suis à la cour royale, méditant les paroles de vie
avec les prêtres du Seigneur. Je n’ai pu souffrir de rester plus longtemps, par
attachement pour Charles et Arnoul l'organe du démon en plaidant pour le
mensonge contre la vérité. Je vous prie de me trouver encore digne de votre
ancienne bienveillance; j’ai selon votre gré découvert ma conscience pour que
vous connaissiez par moi ce que vous devez penser de la trahison «qui a livré
la ville de Reims.» Il écrivit encore une lettre affectueuse à Adalbéron de
Verdun : «Je sais, lui disait-il, que vous vous réjouissez de me voir échappé
aux complots d’hommes pervers et rentré dans la communion de l’Église.»
Gerbert
était redevenu le secrétaire de Hugues Capet. C’est en son nom qu’il écrivit à
un grand personnage de Lorraine ou d’Allemagne, parent du roi deux lettres fort
obscures pour nous et pleines d’allusions à des faits qui nous échappent. Tout
ce qu’on y peut distinguer, c’est qu’il existait une brouille sérieuse entre
Hugues et le seigneur de son correspondant (Otton III probablement), querelle
entretenue par des gens qui y trouvaient leur intérêt. L’état du royaume de
France était tellement troublé que Hugues ne pouvait ni envoyer des messagers
(interceptés par Charles?) ni se rendre à une entrevue avec l'autre roi. Hugues
priait son correspondant de pacifier les états et d'établir entre lui et son
seigneur (Otton III) des relations honorables d’amitié.
Rothard,
évêque de Cambrai, suffragant de l’église de Reims, n'avait pas lancé
l’interdit sur les diocèses de Reims et de Laon, soit qu'il ignorât les
décisions du concile de Senlis, soit pour tout autre motif. Les évêques
comprovinciaux les lui notifièrent alors par la plume de Gerbert.
Les
ambassadeurs revinrent de Rome au début de l’automne. En apprenant le triste
résultat de leur mission, Hugues Capet furieux et à bout de patience, résolut
d’exécuter les menaces que contenait la fin de sa lettre à Jean XV et de recourir
enfin aux armes contre son rival.
Ce
fut alors que Gerbert, qui n’avait pas encore tout à fait rompu avec Arnoul,
lui écrivit une lettre de rupture : «Après avoir longtemps et mûrement réfléchi
sur l’état de notre ville (Reims) ne voyant point d’issue à ses maux, qui ne fut
la ruine des honnêtes gens, j’ai enfin adopté un parti qui puisse à la fois
remédier aux fléaux présents et garantir mes amis pour l’avenir. Je change de
résidence, je change de souverain. Je reprends ma liberté et vous abandonne ainsi
qu’à mes envieux les bénéfices que je tiens de vous; de crainte d’être accusé
ici d’avoir violé ma parole et stigmatisé pour avoir en quelque sorte contracté
alliance avec votre oncle; car, selon ma manière de voir, on ne doit rien à
l’un quand on a engagé sa foi à l’autre. Si nous voulons votre salut, comment
pouvons-nous servir votre oncle? Si nous servons votre oncle, comment pouvons-nous
vouloir votre salut? Nous tranchons ce débat, nous nous retirons auprès
d’autres princes, de manière à ne plus devoir à vous et à lui qu’une
bienveillance à titre gratuit. Si vous l’acceptez, conservez à moi et aux miens
les maisons que j’ai élevées à grands frais, ainsi que leur mobilier. Nous vous
prions aussi de ne porter aucune atteinte aux églises qui nous sont échues par
de solennelles et légitimes donations selon la coutume du diocèse. Pour le
reste nous ne vous importunerons pas. Vous attacherez à votre service, par ces
bons procédés, un homme désormais indépendant. Mais si vous transgressez ces conditions,
il sera évident que, comme je l’entends dire, vous avez donné tous nos biens en
fief à nos envieux, au moment même où nous dirigions les plus subtiles
négociations selon vos désirs. Nous ne pourrons alors oublier les maux passés
si des indices présents en rappellent le souvenir.»
Hugues
Capet, ayant rassemblé une armée de six mille hommes, mit ses menaces à
exécution. Il se jeta sur le Laonnois, le Vermandois, le Soissonnais et le pays
Rémois, qui formaient à Charles comme une principauté, et résolut de réduire
son rival par la famine. Il ravagea, brûla, dévasta de fond en comble cette
malheureuse région, avec une telle férocité qu’il n’épargna même pas la cabane
d’une vieille paysanne tombée en enfance. Cette ardeur de destruction ne
s’apaisa que lorsqu’il apprit que Charles sortait de Laôn et marchait à sa rencontre. Grâce aux secours que lui fournit probablement son
partisan, le comte Herbert, et surtout son neveu Arnoul, qui lui amena les
chevaliers et les milices de l'archevêché de Reims, il avait pu réunir quatre
mille hommes. L’armée de Hugues était supérieure en nombre. Le roi craignant
même d’être «gêné par trop de monde et embarrassé de ses propres forces»,
divisa ses troupes en trois corps. Il devait combattre à la tête du premier, le
second formait la réserve, le dernier devait enlever le butin et sans doute
garder les bagages. Ces dispositions étaient excellentes. Hugues fit preuve
d’une tactique supérieure à celle que déployèrent ses descendants, Philippe VI
et Jean II aux batailles de Crécy et de Poitiers. Il est vrai que pour le
courage il leur était fort inférieur. En effet, au moment de donner le signal
du combat, quand Charles se tenait sur la défensive et priait Dieu de protéger
sa petite armée, Hugues s’arrêta, hésita et, après une délibération avec ses
vassaux, prit le parti... de battre en retraite. Charles n’avait pas assez de
forces pour le poursuivre; c’était déjà beaucoup d’avoir inspiré à son rival
une telle frayeur. Il revint s’enfermer dans Laon avec Arnoul.
Pour
expliquer la conduite étrange de Hugues Capet, Richer prétend qu’il avait des
remords, «qu'il se rendait compte d’avoir agi criminellement en dépouillant
Charles du trône de ses pères pour se l’approprier lui-même.» Le fait n’est pas
impossible; c’est la raison la plus honorable qu'un puisse alléguer en faveur
du Capétien. Toutefois sa pusillanimité vis-à-vis de Charles fait un triste
contraste avec son ardeur impitoyable contre les paysans sans défense du Laonnois.
Remis
de son émoi, Hugues résolut d’assiéger son rival dans Laon pour la troisième
fois. Eudes de Chartres n'avait pas pris part aux hostilités précédentes. Il se
renfermait dans une neutralité favorable à Charles. Quand il apprit le dessein
du roi, il y vit une occasion favorable de réaliser un projet qui lui tenait au
cœur. Il désirait ardemment la possession de la forteresse de Dreux qui faisait
partie du domaine royal. Il alla trouver Hugues Capet, lui représenta les
difficultés du siège, la position inaccessible de Laon, l’impossibilité d'employer
les machines de guerre, le découragement et la faiblesse numérique de son
armée. Le roi, vivement attristé de ce discours trop vrai, lui demanda son aide
et promit de reconnaître ses services. C’était bien ce qu’attendait le comte de
Chartres. Il savait que, pour triompher, Hugues avait absolument besoin de ses
troupes, et il voulait se faire payer très cher son appui. Les comtes de
Chartres jouaient vis-à-vis des premiers Capétiens le rôle que les ancêtres de
ceux-ci avaient joué vis-à-vis des Carolingiens.
Eudes
s’engagea à secourir le roi et à lui prendre la ville de Laon, moyennant la
cession de Dreux, Hugues, enflammé de vengeance contre Charles, accepta une condition
aussi dure; il n’en retira aucun profit. Eudes ne se pressa pas d’entamer le
siège de Laon; sa première préoccupation fut de se rendre à Dreux, de se faire
prêter serment de fidélité par ses nouveaux vassaux et de mettre garnison dans
la ville. Quand il fut prêt à remplir ses engagements envers le roi, il était
trop tard. Un moyen plus sûr de s‘emparer de Laon venait de s’offrir.
Ascelin
gardait un profond ressentiment des mauvais traitements que lui avait infligés
Charles trois ans auparavant. Le projet formé par celui-ci, et dont Gerbert lui
avait fait part, de lui enlever son évêché et de lui donner un remplaçant,
n'avait pu qu’exciter sa rancune. Après avoir longtemps médité des projets de
vengeance, il s'arrêta au plan suivant qui dénote chez cet homme une constance
et une profondeur de dissimulation qui étonnent, même à cette époque de mensonges
et de trahisons. Il feignit de vouloir se réconcilier avec Charles pour obtenir
ainsi l’accès de la ville de Laon. Adressée directement au duc de Lorraine,
cette proposition aurait eu peu de chances de succès. Aussi, Ascelin, avec une
fourberie et une habileté extrêmes, résolut d’y parvenir par l’intermédiaire
d’Arnoul. La jeunesse, la légèreté, la faiblesse d’esprit de l’archevêque de Reims
le disposaient très bien à être la dupe d’un habile intrigant. Il accueillit
favorablement les ouvertures d’Ascelin et accepta une entrevue. Il fut
immédiatement séduit par ses démonstrations amicales et ses propositions.
Ascelin prétendit que leur situation à tous deux présentait de grandes
analogies ; lui- même avait perdu les bonnes grâces de Charles et Arnoul celles
de Hugues Capet. Quelle perspective de bonheur et de pouvoir pour tous deux
s’ils pouvaient s’appuyer à la fois sur les deux princes! Si Arnoul obtient de
Charles qu’il lui restitue son évêché, Ascelin, de son côté, usera de son
crédit pour réconcilier l’archevêque de Reims avec le roi.
Arnoul
tomba facilement dans le piège. Un plus habile que lui se serait laissé
tromper. C’était bien un hypocrite, lui aussi, mais naïf à côté d’Ascelin, l’être
le plus profondément scélérat de son époque. Arnoul, après avoir embrassé son
nouvel ami, revint à Laon et réussit à obtenir de son oncle la grâce de
l’évêque. Celui-ci était retourné auprès de Hugues et lui avait dévoilé ses
projets; «aussi, grands furent les compliments et l’espoir de reprendre la
ville.» Hugues Capet abandonna alors ses préparatifs belliqueux et attendit que
la trahison lui livrât ce que ses talents et son courage n’auraient jamais pu
lui donner.
Charles
appela Ascelin à une entrevue et lui fit un accueil honorable. L’évêque le
flatta de l’espoir que bientôt il triompherait de son rival, et ils se
séparèrent après s’être prêté un serment d’alliance. Ascelin emmena Arnoul à la
cour du roi. Hugues n’eut pas honte de prendre part à cette comédie infâme. Il
embrassa Arnoul et refusa même d’entendre ses excuses; il feignit de croire que
Charles avait usé de violence à son égard. Tout ce qu’il demandait à l’archevêque,
c’était d’amener son oncle à reconnaître l’autorité royale et à tenir d’elle ce
qu’il avait envahi. Arnoul, étourdi par ce bon accueil, fit les plus grandes
promesses; c’était son habitude. Pour achever de lui faire perdre la tête,
Hugues lui prodigua les marques d’honneur. Au dîner, Arnoul fut placé à la
droite du roi, Ascelin à la gauche de la reine. Après avoir pris congé de
Hugues, l’archevêque retourna à Laon rapporter à son oncle ses excellentes
dispositions. «Dès lors il chercha à amener la réconciliation du roi et de
Charles et à mériter leur faveur. »
Le
duc de Lorraine n’hésita plus à laisser rentrer Ascelin dans Laon. L’évêque fut
reçu avec éclat, ses serviteurs exilés furent rappelés et jouirent de leurs
biens sans inquiétude. Cependant, par un reste de prudence, Charles exigea
qu’Ascelin lui prêtât serment de fidélité envers et contre tous ; sans hésiter,
l'évêque jura sur les reliques. Il inspira alors une confiance générale et put
surveiller les fortifications de la ville, s’enquérir des affaires de chacun
sans exciter aucun soupçon. Quand il connut les habitudes de Charles et des
siens, il se décida à exécuter la trahison.
C’était
le dimanche des Rameaux (29 mars 991), Charles, Arnoul et Ascelin dînaient dans
la tour de Laon; l'évêque était très gai. A plusieurs reprises il avait déjà
offert au duc de se lier à lui par un serment encore plus solennel, s’il lui
restait quelque doute sur sa fidélité. Charles le prit au mot. Mais à partir
d’ici, il faut traduire le récit si vivant et si intéressant de Richer :
«Charles,
qui tenait entre ses mains une coupe d’or où du pain
trempait dans le vin, la lui présenta après avoir longuement réfléchi et lui
dit: Puisque vous avez aujourd’hui, conformément aux décrets des Pères,
sanctifié les palmes et les rameaux, consacré le peuple par vos saintes bénédictions
et offert à nous-mêmes l’Eucharistie, dédaignant les calomniateurs qui
insinuent qu’il faut se méfier de vous, je vous tends, à l’approche de la
Passion de notre seigneur et sauveur Jésus-Christ, ce vase qui convient à votre
dignité avec le vin et le pain rompu. Videz cette coupe en signe de fidélité
inviolable à ma personne ; mais si vous n'avez pas l'intention de garder votre
foi, abstenez-vous, de peur de jouer l’horrible personnage de Judas.» — Ascelin
répondit : Je vais prendre la coupe et boirai volontiers.»— Charles poursuivit
vivement : «Ajoutez que vous garderez votre foi.» — Il but et ajouta : «Je
garderai ma foi; qu’autrement je périsse avec Judas.» Il proféra devant les
convives beaucoup d’autres serments de ce genre.
«
La nuit approchait, nuit de nuit et de trahison. On se disposa à aller se coucher
et à dormir jusqu’au matin. Ascelin, poursuivant le cours de sa trahison,
pendant que Charles et Arnoul dormaient, enleva de leurs chevets leurs épées et
leurs armes et les cacha. Il appela le portier, qui ignorait sa fourberie, et
l’envoya au plus vite chercher un de ses serviteurs, lui promettant de garder
la porte pendant ce temps. Quand il fut parti, Ascelin se plaça au milieu du passage,
tenant une épée sous ses vêtements. Bientôt rejoint par les siens, complices du
crime, il les introduisit tous.
«Charles
et Arnoul reposaient, accablés par le sommeil du matin. En se réveillant, ils
aperçurent leurs ennemis serrés en troupe autour d’eux; ils sautent du lit,
cherchent leurs armes, et, ne les trouvant pas, demandent ce que signifie cet
évènement matinal. Ascelin leur répondit : Vous m’avez autrefois enlevé cette
place et forcé de m’en éloigner exilé. Vous en voici chassés à votre tour ; et votre
sort sera pire que le mien, car je suis resté libre de ma personne, tandis que
vous êtes tombés au pouvoir d’autrui.» — Charles répliqua : J’admire, évêque,
comme tu te souviens du repas d’hier soir! N’es-tu pas arrêté par le respect de
la Divinité? N’est-ce rien que la foi du serment? N’est-ce rien que les imprécations
d’hier soir? En disant ces mots, il se jeta sur son ennemi. Les hommes d’armes
enveloppent le furieux, le rejettent sur son lit et l’y maintiennent. Ils font de
même pour Arnoul. Ils les renferment dans la même tour, la ferment avec des
serrures, des verrous, des barres, et y placent des gardes.
«Cependant
les cris des femmes et des enfants, les gémissements des serviteurs montaient
jusqu’au ciel et réveillaient les habitants. Les partisans de Charles
trouvèrent le salut dans la fuite, et il n’était que temps : à peine
étaient-ils sortis qu’Ascelin ordonna qu’on s’assurât de la ville afin de
saisir tous ceux qu’il regardait comme ses ennemis. On les chercha sans les
trouver. C’est ainsi qu’un fils de Charles, âgé de deux ans et portant le même
nom que son père, fut soustrait à la captivité. Ascelin envoya au plus vite des
messagers au roi, alors à Sentis, pour lui annoncer que la ville jadis perdue
venait d’être reprise, que Charles était prisonnier avec sa femme et ses
enfants, ainsi qu’Arnoul, trouvé au milieu des ennemis. Qu’il vienne sans délai
avec tous ceux qu’il pourra réunir, qu’il ne perde pas son temps à rassembler
l’armée, qu’il invite par messages les voisins en qui il a confiance à le
suivre de près; qu’il vienne vite, même peu accompagné.
«Le
roi prit avec lui tout ce qu'il put trouver et se rendit à Laon sans retard.
Après avoir fait son entrée dans la ville, où il fut reçu selon sa dignité
royale, il s’enquit et fut informé du sort de ses fidèles, de la prise de la
ville et de la captivité des ennemis. Le lendemain, il réunit les habitants et
exigea d’eux fidélité. Ceux-ci, comme des prisonniers, étaient passés sous une
autre domination. Ils promirent fidélité et se lièrent au roi par serment. Sur
de la ville, le roi retourna à Senlis avec les prisonniers. Il interrogea
ensuite les siens et leur demanda conseil sur ce qu’il devait faire. Les uns
pensaient qu’il fallait recevoir comme otages à la place de Charles, homme
illustre et de sang royal, ses fils et ses filles, exiger qu’il prêtât serment d’être
fidèle au roi, de ne jamais revendiquer le royaume de France et qu’il en
déshéritât ses fils par testament. Cela fait, Charles devait être remis en
liberté. D'autres étaient d’avis de ne pas relâcher si vite un homme illustre,
d'une race si ancienne, mais de le gardera u pouvoir du roi jusqu’a ce que ses partisans se dévoilent. On verrait si par le nombre,
le nom, le chef, ils étaient capables d’être appelés adversaires du roi des
Francs, ou bien s'ils étaient sans importance. S’ils étaient faibles et peu
nombreux, il fallait retenir Charles ; s’ils étaient forts et nombreux, il
fallait céder et le relâcher. En conséquence le roi jeta en prison Charles, sa
femme Adélaïde, son fils Louis et ses deuix filles,
l’une appelée Gerberge, l’autre Adélaïde, enfin son neveu Arnoul (30 mars 991 ).»
A
partir de ce moment, le sort des derniers Carolingiens devient très obscur.
Charles parait avoir été transféré avec sa femme, ses enfants et Arnoul dans la
prison que les Capétiens possédaient à Orléans. Sigebert de Gembloux fait
mourir Charles en 991, c’est-à-dire l’année même où il fut trahi, mais ce
chroniqueur semble avoir confondu la date de sa mort avec celle de sa
captivité. Il vivait probablement encore en janvier 992. L’art de vérifier
les dates le fait mourir cette même année, le 21 mai, mais la date d’année
ne repose sur aucun fondement solide et la date du mois est fausse ; en effet,
Ernst, qui a eu entre les mains le Nécrologe de Liège, nous apprend que sa
commémoration y est indiquée au 22 juin en ces termes : « X. kl. julii cornmemoratio ducis. » Charles était déjà mort probablement en 995.
En
1666, un antiquaire liégeois trouva dans la crypte de Saint-Servais de
Maastricht un sarcophage en plomb sur lequel était gravée l'inscription
suivante en caractères du XIe siècle :
KaROLI COM. CEN
SE
STIRPIS FILIO LOTHUICI
FRATR1S
LOTHARH
Francor REG
Anno Dni. MI.
Ce qu’un érudit du nom de Paquot restitua : Karoli
comitis generose stirpis filii Lothvici, fratris Lotharii, Francorum regum. Anno Domini 1001. Le P. Papebroch en avait conclu que Charles, ayant renoncé à ses
droits à la couronne de France, s’était retiré à Maastricht et y était mort en 1001.
Cette opinion fut généralement adoptée. Mais à la fin du XVIII siècle, le
chanoine Ernst fit observer que cette inscription pourrait simplement indiquer
que le corps de Charles aurait été transporté à Maëstricht en l’an 1001.
Nous
devons ajouter que nous ne sommes nullement certain de l’authenticité de cette
épitaphe. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il n’est pas invraisemblable
qu’Otton, fils aîné de Charles, et duc de Basse-Lorraine, ait obtenu le corps
de son père après sa mort, et l’ait enterré à Maëstricht. Cette ville était
voisine de ses domaines et nous allons voir qu’il eut des relations plus ou
moins heureuses avec une abbaye de cette région et mourut lui-même à
Maëstricht.
Otton
était le fils aîné de Charles et probablement de son premier mariage; on peut
le conjecturer par son nom même qui place sa naissance avant 985; à partir de
cette date, son père devint en effet ennemi des empereurs saxons de ce nom. Il
était resté en Lorraine pendant que son père disputait la couronne à Hugues
Capet; quand Charles mourut, il lui succéda dans son duché de Basse-Lorraine.
Il paraît avoir été un vassal dévoué d’Otton III, son cousin; il l’accompagna à
son dernier voyage en Italie et quand l’empereur fut mort au mont Soracte en janvier 1002, il fut un de ceux qui ramenèrent
son corps en Allemagne. Le nouveau roi, Henri II, ayant eu gravement à se
plaindre de Thierry II, évêque de Metz, donna en 1o02 à Otton, qui était
également son cousin, les possessions de cet évêque dans la Basse-Lorraine,
entre autres le monastère de Saint-Trond. Otton pilla et foula l’abbaye. Les
moines de Saint-Trond invoquèrent la protection de leur saint patron. Inutile
de dire qu’ils l’obtinrent. Otton, méprisant un songe menaçant envoyé par le
saint, entra dans le monastère pour recueillir le fruit de ses rapines; mais au
moment de franchir la porte pour sortir, il se sentit frappé entre les épaules
par un coup violent; une fièvre mortelle le saisît, il se traîna jusqu’à
Maastricht où il expira. Sigebert de Gembloux donne 1005 comme année de sa mort.
C’est une erreur très certainement. Otton a vécu plus longtemps ; en effet il
eut pour successeur Godefroi, (fils de Godefroi de Verdun, l’adversaire de
Lothaire). Celui-ci fut établi duc de Basse-Lorraine par l’empereur Henri II, à
la recommandation de Gérard évêque de Cambrai; or, Gérard ne fut nommé évêque
qu’en 1012. Ainsi Godefroi n’a pu obtenir le duché de Basse-Lorraine avant 1012
au plus tard; par suite, Otton a dû vivre jusqu’à cette date. Il ne laissait
pas d’enfants, ce qui explique pourquoi son duché passa dans une autre maison.
Une
légende accréditée veut que Louis et Charles soient jumeaux et nés dans la
prison d’Orléans. Ils se seraient enfuis plus tard auprès de l'empereur. Cette
tradition n’a pas plus de valeur que les bruits d’empoisonnement de Lothaire et
de Louis V. Louis et Charles ne sont pas nés en prison à Orléans et ne sont pas
jumeaux. Charles avait deux ans quand son père fut livré le 30 mars 991; Louis
était sensiblement plus âgé. En 989, ce devait être déjà un enfant d’un certain
âge.
Nous
avons vu que Charles fut sauvé de la captivité par de fidèles serviteurs. Il
est plus que probable qu’il fut confié aux soins de son frère Otton et qu’il
mourut avant lui. Louis fut envoyé en prison avec son père et sa mère à
Orléans. En 995, l’évêque de Laon conspira avec Eudes I, comte de Chartres,
pour livrer la France à Otton III. Ils avaient évidemment des desseins sur le
jeune Louis, car nous voyons les rois Hugues et Robert, effrayés, réclamer à
Ascelin, non seulement la citadelle de Laon, mais la personne du jeune prince «dont
ils lui avaient confié la garde». Que s’était-il donc passé depuis 991 pour que
Louis eût été confié à Ascelin? Nous pensons qu’après la mort de Charles,
arrivée à Orléans peu après 992, Hugues Capet relâcha sa femme et ses filles,
laissa à Orléans Arnoul (le fait est certain), et donna Louis en garde à
l’évêque de Laon dont il se croyait absolument sûr (bien à tort comme on vient
de le voir). Si Charles avait vécu encore en 995, il me semble qu'Eudes de
Chartres et Ascelin auraient intrigué en sa faveur plutôt qu’en celle d’un
enfant. Ascelin refusa d’abord de rendre Louis et la ville de Laon. Sa trahison
fut avouée dans un entretien avec les rois. Mais leur en obéit-il
davantage? Le fait est douteux. Quatre ans plus tard, en 999, Robert était
obligé d’appeler à son aide Baudoin, comte de Flandre, pour assiéger Laon; et
l'année suivante, Gerbert, devenu le pape Silvestre II, citait à Rome le
traître incorrigible. Il ne serait donc pas impossible que Louis soit resté aux
mains d’Ascelin jusqu’en l'an 100Û. Depuis lors nous ignorons absolument le
sort de Louis comme celui de son frère Charles.
Louis
a longtemps passé pour le premier des Landgraves de Thuringe. Échappé des mains
de Hugues Capet et de Robert, il aurait rejoint son parent Conrad le Salique en
1025 et aurait obtenu de lui la Thuringe en fief. Louis a le «Barbu» aurait
ensuite épousé Cécile de Sangerhausen et aurait fondé
cette maison des Landgraves de Thuringe qui s’éteignit en 1247 avec Henri Raspon, le rival de Frédéric II.
Cette
tradition n’est pas aussi invraisemblable qu’elle le paraît de prime abord.
Elle pouvait s’appuyer d’abord sur les chroniqueurs français eux-mêmes
(Adhémar, etc.), qui prétendent que les fils de Charles s’enfuirent auprès des
empereurs; et ensuite sur un diplôme authentique de Conrad le Salique (Gozlar, 27 avril 1039), par lequel l’empereur, à la demande
de sa femme Gisèle, donne à perpétuité au comte Louis, son cousin, un grand
nombre de domaines en Thuringe.
Comment
Louis pouvait-il être cousin de Conrad le Salique? Il l’était par Gisèle, femme
de l’empereur ; en effet, elle était fille d’Hermann II, duc de Souabe, et de
Gerberge. Gerberge était fille de Mathilde et de Conrad, roi de Bourgogne. On
sait que Mathilde était sœur de Lothaire et de Charles de Lorraine, père de
Louis. Cette identification de Louis I, le Barbu, landgrave de Thuringe, avec
Louis, fils de Charles de Lorraine, apparaît pour la première fois, à ma
connaissance, dans l’Historia Erphesfordensis anonymi scriptoris de Landgraviis Thuringiae qui
date du XV siècle seulement. Le système eut beaucoup de vogue depuis cette
époque. Nommons parmi ses partisans résolus : David Blondel, Baronius, le P. Pagi, etc. Il fut néanmoins combattu dès le
XVII siècle par J.J. Chifflet et Chantereau-Lefèvre; mais le premier avait un
parti pris évident; le second y voyait à tort une invention du genre de celles
du célèbre faussaire Rozières.
Cette
hypothèse, après tout vraisemblable, ne trouva pas crédit auprès de tous les
érudits allemands. En 1781, un savant du Palatinat bavarois, Georges Croll, soutint dans une dissertation lue à l’académie de
Mannheim que Louis le Barbu était fils de Conrad, frère d’Hermann II, duc de
Souabe, et par suite cousin germain de l’impératrice Gisèle. Mais sa prétendue
démonstration n’est rien moins que convaincante, et les historiens de notre
époque ont tendance à considérer le problème comme insoluble.
Bien
d’autres hypothèses ont eu cours du XVI au XVIII siècles sur l’origine de
Louis I de Thuringe. Leur examen nous entraînerait trop loin, et d’ailleurs
serait hors de notre sujet, puisque nous croyons savoir que ce personnage
n’était pas fils de Charles de Lorraine. On les trouvera exposées et savamment
discutées au tome III des Selecta juris et historiarum de
Henri-Christian Senckenberg.
Si,
désirant connaître le sort des deux filles de Charles de Lorraine, nous ouvrons
n’importe quel livre d’histoire, nous y verrons que l’une, Hermengarde, épousa
Albert I, comte de Namur, et l’autre, Gerberge, Lambert, comte de Louvain. Les
Histoires de France font remarquer en outre que la race de Charlemagne remonta
sur le trône par le mariage d’Isabelle de Hainaut, descendante d’Hermengarde,
avec Philippe-Auguste. On est, aussitôt pris de méfiance. Aucune source
contemporaine ne nous apprend qu’il y ait eu une fille de Charles nommée
Hermengarde ; et l’on est dès lors porté à croire qu’on se trouve en présence
d’une tentative généalogique ayant pour but de rattacher les Capétiens à la
race de Charlemagne. Cette espèce de supercherie est très fréquente en
histoire. On sait que les Carolingiens eux-mêmes ont voulu descendre des
Mérovingiens. Néanmoins cette idée ne serait pas juste. On trouve les comtes de
Namur rattachés aux Carolingiens ‘dans des généalogies sensiblement antérieures
à Philippe-Auguste, dans celle de saint Arnoul de Metz, rédigée à Metz en 1164,
et qui elle-même reproduit la Genealogia comitum Buloniensium composée
du temps de Godefroi de Bouillon entre 1089 et 1100. Ajoutons qu’une source à
peu près contemporaine des événements qu’elle rapporte, les Gesta episcoporum Cameracensium, nous apprend qu’en l’année 1012 Robert
le jeune, comte de Namur, prêta mainforte à Lambert, comte de Hainaut et de
Louvain, pour attaquer Baudry, évêque de Liège, à Hougard près Tirlemont, (12 octobre). Ils firent prisonnier dans la bataille le comte
Hermann, fils de Godefroi de Verdun; mais la mère du comte Robert lui rendit la
liberté à condition qu’il les réconcilierait avec l’empereur Henri II qu’ils
avaient offensé. On remarquera que la mère de Robert de Namur n’est pas nommée;
mais Lambert avait épousé une fille de Charles de Lorraine, comme nous allons
le prouver; on peut conjecturer avec une certaine vraisemblance que si Robert
de Namur et sa mère vinrent à son aide, c’est qu’il existait entre eux une
relation de parenté, c’est-à-dire que la comtesse de Namur était belle-sœur du
comte de Louvain. Ce n’est là qu’un indice; et trois raisons nous empêchent
d’admettre avec certitude qu’une fille de Charles, du nom d’Hermengarde, ait
épousé Albert, comte de Namur. La seconde fille de Charles ne s’appelait pas
Hermengarde, mais Adélaïde; le nom du premier comte de Namur est inconnu, c’est
arbitrairement que les Généalogies lui donnent le nom d'Albert; les plus
anciennes Généalogies se trompent sur le nom du second comte de Namur; elles le
nomment Albert, en réalité il s'appelait Robert. Cette erreur serait peu
admissible si ces Généalogies avaient été composées avec des sources vraiment authentiques.
La troisième continuation des Gesta abbatum Trudonensium fait
d’Hermengarde, comtesse de Namur, une fille non pas de Charles, mais de son
fils Otton. Cette assertion ne soutient pas l'examen. Si Otton avait eu une
fille, celle-ci n'aurait pu avoir en 1008 un fils en état de porter les armes.
A cette date, c’est tout au plus si elle eût été en âge d’être mariée.
Le
mariage de Gerberge avec Lambert, comte de Hainaut et de Louvain, nous semble
en revanche parfaitement historique. Il nous est d’abord attesté par la Chronographia de Sigebert de Gembloux : «Raginerus Hathuidem filiam, Hugonis postea regis, Lantbertus vero Gerbergam, filiam Karoli ducis, duxere uxores. » Sigebert a
seulement le tort de mettre ces événements en 977. Cette date est celle du
mariage de Charles et non de ses filles. Le mariage de Hathuide, fille de Hugues
Capet, avec Renier, comte de Hainaut, nous est raconté dans un diplôme de
Philippe I. Richer nous est garant que Charles avait bien une fille du nom de
Gerberge. Les Gesta abbatum Gemblacensium, composés par le même Sigebert nous
fournissent un témoignage encore plus sûr que la Chronograpkia : Lambert, époux de Gerberge, put se croire des droits au duché de
Basse-Lorraine quand Otton, frère de sa femme, mourut vers l’an 1012. Nous
avons vu que le duché fut alors donné à Godefroi II, comte de Verdun. Trompé
dans son ambition, Lambert s’allia avec sou neveu Renier (fils d'Hathuide et de
Renier IV) et livra bataille à Godefroi et à son frère Hermann. Il fut vaincu
et tué à Florines le 12 septembre 1015. Sa veuve
Gerberge et son fils Henri firent à l’abbaye de Gembloux pour le repos de son
âme, des donations qui furent confirmées par l’empereur Henri II se trouvant à
Liège le 27 janvier 1018. Sigebert, qui était moine de Gembloux, a eu ces
chartes entre les mains, il nous en a donné le résumé et a même transcrit le
diplôme de Henri II. On comprend maintenant pourquoi nous attachons tant de
prix à son témoignage. D’après la troisième continuation des Gestes des abbés
de Saint-Trond, Gerberge aurait apporté en dot à Lambert, comte de Hainaut, la
partie du Brabant qui comprend Bruxelles et Louvain’. Lambert a-t-il acquis
Louvain et Bruxelles par sa femme ou bien ces villes lui venaient-elles de son
grand-oncle Gilbert, duc de Basse-Lorraine? C’est assez difficile à dire.
Remarquons toutefois que Charles, père de Gerberge, possédait Bruxelles, et il
est bien probable que Louvain, si rapproché de Bruxelles, ne formait avec cette
ville qu’un seul comté.
Gerberge
était-elle la fille aînée de Charles? La question peut paraître des plus
insignifiantes. Elle a passionné néanmoins des érudits, français et étrangers,
aux XVII et XVIII siècles.
Chifflet, dans ses Vindiciae Hispanicae, prétendait faire descendre d'elle les rois
d'Espagne. Si elle était l’aînée, le véritable héritier du trône de France,
c’était Philippe IV. On s’imagine la fureur avec laquelle David Blondel, ennemi
juré de Chifflet. accueillit cette assertion téméraire qui inquiétait son
patriotisme. De Marne la combattit également dans son Histoire de Namur par
esprit local ; il voulait que la fille aînée de Charles fût Hermengarde, mariée
au comte de Namur (?). Les preuves invoquées par ces érudits sont toutes plus
puériles les unes que les autres. La question est insoluble et nous laisse
d’ailleurs profondément indifférents. La date de la mort de Gerberge est
inconnue. Elle fut enterrée à Sainte-Gertrude de Nivelles, dont son mari et son
fils étaient avoués. On n'est pas sûr si elle eut seulement Henri pour fils ou
si elle laissa encore Baudry (appelé aussi Lambert), et une fille, Mathilde.
Nous
n’avons pas à retracer ici la destinée de l'archevêque Arnoul. C’est un sujet
qui rentre dans l’histoire des règnes de Hugues et de Robert. Sa naissance et
ses fonctions lui interdisaient en effet toute prétention au trône de France. En
réalité, c’est le 30 mars 991 que finit l’histoire des derniers Carolingiens.
Il ne semble pas que les contemporains se soient beaucoup
inquiétés du sort des derniers descendants de Charlemagne. Quelques dates de
chartes ne doivent pas nous faire illusion. La souveraineté de Hugues Capet fut bien vite
reconnue, même dans les parties les plus éloignées du royaume Quand la
résistance de Charles eut été brisée par la trahison d’Ascelin, quand Hugues
eut établi un ordre de choses qui ne différait en rien de celui des
Carolingiens ses prédécesseurs, personne ne songea plus à ces derniers. Dès le
premier tiers du XI siècle, ils étaient devenus aussi indifférents aux hommes
de cette époque que pourraient l’être des descendants des Stuarts aux Anglais
du XIX siècle.
Est-ce
à dire que le sort des Carolingiens était réglé d’avance et qu’ils étaient
fatalement destinés à disparaître à bref délai et à céder la place à une
nouvelle dynastie ?
Nous
ne partageons en aucune façon cette conception de l’histoire. Sans doute il
serait absurde de nier qu'il y a certains grands mouvements qui se produisent
d’une façon fatale, irrésistible. Telle est la formation de la féodalité; elle
point dès la fin de l’empire romain, se forme silencieusement sous les
Mérovingiens, continue sous Charlemagne lui-même, comme un feu qui couve sous
la cendre, et se manifeste avec une force irrésistible dès le milieu du IX siècle.
Telle est la tendance à la centralisation et à la monarchie absolue qui se
produit dans tous les pays de l’Europe du XIV au XVIII siècle. Enfin qui ne
voit, pour s’en féliciter ou pour le déplorer» que depuis deux cents ans le
monde est entraîné vers la démocratie? Voilà les seuls événements» à propos
desquels on puisse se laisser entraîner à ces considérations générales que l’on
a baptisées: «Philosophie de l'histoire». Mais quand il s’agit d’une lutte
aussi incertaine» aussi insignifiante en somme pour l’histoire générale que
celle des Carolingiens et des Robertiens, on serait mal venu à condamner les
premiers au nom d’une prétendue nécessité historique et nationale.
Les
Carolingiens ne sont tombés, ni parce qu’ils étaient trop faibles, ni parce
qu’ils représentaient la race et l'esprit germaniques.
Leurs
ressources personnelles étaient bien limitées, il est vrai; mais non pas aussi
nulles qu'on veut bien le dire. Ils avaient d’ailleurs, pour suppléer à leur
insuffisance, et le prestige de la naissance et l’autorité personnelle. Il
semble même que, durant la deuxième moitié du X siècle, l'autorité royale ait
été plus respectée que pendant les cent années précédentes. L’archevêque
Adalbéron, ennemi acharné de Lothaire et très puissant par sa situation et ses
relations n’osa jamais avouer son hostilité contre le roi. Il la dissimula
soigneusement et dut même fournir à Lothaire des troupes pour assiéger dans
Verdun sa propre famille. Louis V était bien faible et incapable; il consentit
à se mettre sous la tutelle de Hugues Capet; mais il lui suffit pourtant d’exprimer
sa volonté de marcher contre Adalbéron pour que le duc des Francs obéit
aussitôt, quoi qu’il dût lui en coûter. Si le duc refusait des secours, le roi
en trouvait chez les propres vassaux de celui-ci. Charles de Lorraine
lui-même, sans argent et presque sans amis, put résister victorieusement
pendant trois ans aux efforts de son rival. On sait que si celui-ci l’emporta,
ce ne fut pas grâce à la supériorité de ses forces. D’ailleurs, nous le
répétons, Hugues Capet était beaucoup moins dangereux que son père Hugues le
Grand et son grand-père Robert.
Nous
nous sommes déjà expliqués sur le second grief allégué contre les Carolingiens.
Nous le considérons comme purement chimérique. Aucun document contemporain ne
dit rien de pareil.
Quelles
sont donc les causes qui ont amené la chute de la dynastie carolingienne?
Elles
ne sont indiquées ni dans les documents de l’époque ni dans ceux des siècles
postérieurs. Tout ce qu’ils nous font savoir, c’est que Charles passait pour
peu capable et que le trône paraissait mieux convenir au duc de France plus
puissant que lui. Et encore cette assertion, exprimée par les partisans de
Hugues, ne nous garantit pas l’opinion générale des contemporains.
Ce
qui frappe dans cette révolution de 987, c’est qu’elle n’est nécessitée par
rien et ne répond aux vœux de personne, à peine aux désirs de ceux qui en
profiteront. Jamais Hugues Capet n’a eu l’idée arrêtée de renverser les
Carolingiens déjà couronnés. Il se brouille avec Lothaire à plus d’une reprise,
se révolte ouvertement contre lui, essaie de dominer Louis V, cherche à
augmenter son pouvoir autant que possible, mais rien ne dénote chez lui le
dessein arrêté de s’emparer de la couronne. Pour qu’il parvînt au trône, il
fallut un concours extraordinaire rie circonstances : que Lothaire mourût
subitement dans toute La force de l’âge, qu’il eût pour successeur un
adolescent irascible et inexpérimenté, mort lui aussi à l’improviste, sans
postérité; que son héritier fût un soldat brave, mais brutal et borné, devenu
depuis dix ans à peu près étranger à son propre pays.Il fallut surtout qu’un
hasard fatal eût fait choisir à Lothaire, pour les installer au centre de sa
domination, les deux plus cruels ennemis de sa race, Adalbéron de Reims et
Ascelin, et que la destinée eût tiré d’un couvent du fond de l’Aquitaine le
jeune moine qui devait être Gerbert.
En
vérité, quand on y réfléchit, ce qui étonne, c’est que les Capétiens aient pu
parvenir au trône. Qu’une seule des circonstances que nous venons d’énumérer
eut fait défaut et Hugues Capet n’eût jamais été couronné. Il est visible, en
effet, que celui-ci n’a dû la royauté ni à son courage, ni à son habileté, ni
à un mouvement enthousiaste d’opinion. Son courage, nous en avons eu la preuve,
était des plus médiocres. Son habileté a été fort vantée par certains érudits.
Nous la cherchons encore; nous n’avons vu qu’un homme faible, incertain,
n’osant faire un pas sans demander conseil, et dont la prudence dégénérait en
pusillanimité. Enfin quelles idées, quels principes pouvait représenter Hugues
Capet? Absolument aucuns. Ses partisans eux-mêmes ne voyaient pas qu’il pût
régner autrement que ses prédécesseurs; ils ne se faisaient pas une conception
nouvelle de la royauté. Alors à quoi bon ce changement? Tout se réduisit à une
question de personnes et de circonstances. Adalbéron, nous l’avons dit, avait
besoin d’un protecteur qui fût en même temps au mieux avec l’Allemagne.
Charles était pauvre et éloigné, Hugues riche d’argent et aussi de promesses.
Voilà ce qui décida les seigneurs en faveur de ce dernier. Telles sont les
causes de l’élection du 1 juin 987 dans toute leur mesquine vérité.
Si
les circonstances, beaucoup plus que leur faiblesse ou la sagesse de Hugues
Capet amenèrent la ruine des derniers Carolingiens, il faut avouer que leur
politique vis-à-vis de l’Allemagne contribua beaucoup à leur malheur. Leur
hostilité contre les empereurs leur fut tout à fait funeste en les privant
d’un appui précieux contre l'insubordination des ducs de France. Qu’on
s’imagine Lothaire, Louis et Charles amis de l’Empire; ils auraient été appuyés
par l’habile diplomatie d’Adalbéron et de Gerbert, et leur position aurait été
inattaquable. Il est certain que les tentatives des derniers Carolingiens
pour ressaisir la Lorraine furent une des causes capitales de leur déchéance.
Mais qui oserait leur reprocher ces tentatives? Il sembla toujours étrange aux
descendants de Charlemagne de voir le berceau de leur race sous la domination
d’un Saxon. Malgré leur faiblesse, ils ne s’y résignèrent jamais complètement.
Ce fut à la fois leur honneur et leur malheur. Néanmoins la cause prédominante
qui amena la chute des Carolingiens fut cet élément mystérieux, tout- puissant
en histoire, que les uns nomment la Providence, et que les autres appellent
plus simplement le hasard.
Les
Carolingiens n’étaient pas bien puissants, mais ils auraient pu régner
longtemps encore. Leur chute fut une surprise à laquelle personne ne
s’attendait, pas même les Robertiens. D’ailleurs leur domination, si elle se
fût poursuivie, n’aurait fait que prolonger cet état d’antagonisme, plus ou
moins latent, qui divisait le royaume en deux partis, celui du roi et celui du
duc des Francs, et les paralysait tous deux. Aussi, quelque peu glorieux que
soit l’avènement des Capétiens, nous ne dirons pas que ce fut un malheur. Il
fallait que l’un des deux partis disparût. Le triomphe rapide et définitif de
Hugues évita par la suite bien des querelles sanglantes. C’est là le résultat
réel de l’avènement de la nouvelle dynastie, le seul qui mérite de nous intéresser.
Si on l’envisage avec intérêt, ce n’est pas par une sympathie inexplicable et
injustifiable pour une race plutôt que pour une autre (la question de race est
une triste superstition), mais parce qu’il y eut dans la suite moins de
guerres et moins de sang versé. Ce résultat aurait pu d’ailleurs, à notre avis,
s’obtenir tout aussi bien par le triomphe du Carolingien. Il fallait que l’un
des deux partis fût exterminé, mais, à vrai dire, nous ne voyons pas en quoi la
disparition des Carolingiens était préférable à celle des Robertiens.
Chapitre IX. CONSIDÉRATIONS FINALES
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